2003 CFPI 52
T-203-01
Sam Kligman (demandeur)
c.
Le ministre du Revenu national (défendeur)
T-204-01
Allan Sandler (demandeur)
c.
Le ministre du Revenu national (défendeur)
T-205-01
Snapshot Theatrical Productions (demanderesse)
c.
Le ministre du Revenu national (défendeur)
T-206-01
Modern Wood Fabricators (MWF) Inc. (demanderesse)
c.
Le ministre du Revenu national (défendeur)
T-207-01
Les Plastiques Algar Ltée (demanderesse)
c.
Le ministre du Revenu national (défendeur)
Répertorié : Kligman c. M.R.N. (1re inst.)
Section de première instance, juge Beaudry -- Montréal, 7 octobre 2002; Ottawa, 21 janvier 2003.
Impôt sur le revenu -- Pratique -- Les demandeurs s'opposaient à l'obligation de produire des renseignements qui leur avait été signifiée par l'Agence des douanes et du revenu du Canada (ADRC) en vertu de l'art. 231.2(1)a), b) la Loi de l'impôt sur le revenu -- Après l'audition de cette affaire, mais avant le jugement, la Cour suprême du Canada avait rendu les arrêts R. c. Ling et R. c. Jarvis -- Elle a jugé que l'ADRC peut exercer son pouvoir d'émettre des directives en vertu de l'art. 231.2 jusqu'au moment où l'objet prédominant d'une enquête consiste à déterminer la responsabilité pénale d'un contribuable -- La détermination de l'objet prédominant dépend du contexte -- En l'espèce, l'objet prédominant de l'enquête de l'ADRC était la poursuite des demandeurs pour fraude fiscale -- Les enquêtes menées par l'ADRC ont des effets différents sur les droits des personnes physiques et ceux des personnes morales -- Les droits conférés aux personnes physiques par l'art. 7 de la Charte seront compromis si celles-ci sont tenues de produire des renseignements destinés à faire progresser une enquête dont l'objet premier est d'établir leur responsabilité pénale -- Les directives données aux demandeurs personnes physiques ont été annulées en vertu de l'art. 24 de la Charte -- Puisque les personnes morales ne peuvent revendiquer le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne, l'art. 7 de la Charte ne leur est pas applicable -- Une directive émise en vertu de l'art. 231.2 constitue une saisie -- La saisie était-elle déraisonnable? -- Le droit des personnes morales à la vie privée est limité -- L'art. 8 de la Charte n'a pas été transgressé.
Droit constitutionnel -- Charte des droits -- Vie, liberté et sécurité -- Si on applique le critère de l'objet prédominant exposé par la Cour suprême du Canada dans les arrêts R. c. Ling et R. c. Jarvis, l'objet prédominant de l'enquête de l'ADRC était d'enquêter sur une possible fraude fiscale des demandeurs -- Les droits conférés aux particuliers par l'art. 7 de la Charte seront compromis si ceux-ci sont tenus de produire des renseignements destinés à faire progresser une enquête dont l'objet premier est d'établir leur responsabilité pénale -- Puisque les personnes morales ne peuvent revendiquer le droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne, l'art. 7 de la Charte ne leur est pas applicable.
Droit constitutionnel -- Charte des droits -- Fouilles, perquisitions ou saisies abusives -- Les demandeurs s'opposaient à l'obligation de produire des renseignements qui leur avaient été signifiée, en alléguant qu'il s'agissait d'une saisie illégale, et donc contraire à l'art. 8 de la Charte -- Une directive émise conformément à la Loi, l'art. 231.2 de la Loi, constitue une saisie -- La panoplie complète des droits prévus par la Charte entre en jeu pour protéger le contribuable lorsque l'objet prédominant de l'enquête est d'établir une responsabilité pénale -- Ce n'est pas transgresser l'art. 8 de la Charte que de contraindre les demanderesses personnes morales à se conformer aux directives émises par l'ADRC.
Droit constitutionnel -- Charte des droits -- Recours -- Les demandeurs faisaient valoir que les directives émises en vertu de l'art. 231.2 de la Loi de l'impôt sur le revenu, devaient être annulées en vertu de l'art. 24 de la Charte, parce qu'elles transgressaient les art. 7 et 8 de la Charte -- L'art. 24(2) de la Charte n'était pas applicable puisque la preuve que les directives visaient à recueillir n'avait pas encore été produite -- Les droits conférés par la Charte aux demandeurs personnes physiques seront déniés si ceux-ci sont contraints de produire les documents recherchés par l'ADRC -- Les directives données aux demandeurs personnes physiques ont été annulées en vertu de l'art. 24(1) de la Charte.
Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire à l'encontre de directives émises en 2001 par l'Agence des douanes et du revenu du Canada (ADRC), en vertu des alinéas 231.2(1)a) et 231.2(1)b) de la Loi de l'impôt sur le revenu, directives qui les enjoignaient de produire des renseignements. L'ADRC indiquait qu'elle exigeait des demandeurs certains renseignements, pour diverses périodes allant de 1992 à 1999, se rapportant à des dons qu'ils avaient faits à quatre organismes de charité. Les renseignements requis des demandeurs Kligman et Sandler consistaient en numéros de comptes sur lesquels des chèques avaient été tirés pour payer les dons, et en chèques oblitérés se rapportant à ces dons. Les pièces demandées aux trois demanderesses personnes morales consistaient en chèques oblitérés, en relevés bancaires et en reçus se rapportant aux dons faits aux organismes mentionnés dans les lettres. Les demandeurs contestaient ces directives, affirmant qu'il s'agissait là d'une saisie illégale. Après l'audition de cette affaire, mais avant la communication de ce jugement, la Cour suprême du Canada avait rendu des arrêts dans deux affaires, R. c. Jarvis et R. c. Ling, qui concernaient elles aussi des directives de divulgation données en vertu de la Loi. Deux points étaient soulevés: 1) la directive contrevient-elle aux articles 7 et 8 de la Charte? 2) dans l'affirmative, une ordonnance annulant la directive devrait-elle être rendue en application du paragraphe 24(1) de la Charte?
Jugement: la demande est accueillie en ce qui concerne les demandeurs Kligman et Sandler, et rejetée en ce qui concerne les demanderesses Modern Wood Fabricators (MWF) Inc., Les Plastiques Algar Ltée et Snapshot Theatrical Productions.
1) Les demandeurs faisaient valoir que les directives leur avaient été communiquées dans le contexte d'une enquête criminelle, qu'elles constituaient une saisie au sens de l'article 8 de la Charte et que, eu égard aux circonstances, cette saisie était abusive. Le défendeur a formulé ses arguments se rapportant à l'article 8 sous forme de deux questions: le caractère raisonnable des saisies auxquelles il était procédé par l'émission de directives dans le cadre d'une enquête pour fraude fiscale, et la question de savoir si les directives étaient foncièrement vagues ou imprécises. Dans les arrêts R. c. Jarvis et R. c. Ling, la Cour suprême du Canada a jugé que l'ADRC peut exercer son pouvoir d'émettre des directives en vertu de l'article 231.2 de la Loi de l'impôt sur le revenu jusqu'au moment auquel l'«objet prédominant» d'une enquête consiste à déterminer la responsabilité pénale d'un contribuable. L'existence d'un «objet prédominant» est une question mixte de droit et de fait qui doit être décidée selon une démarche contextuelle. Dans l'arrêt Jarvis, la Cour suprême faisait remarquer qu'aucune ligne fixe ne précise, à toutes fins et dans tous les cas, à quel moment l'objet prédominant d'une enquête devient l'établissement d'une responsabilité pénale et cesse du même coup d'être l'établissement d'un assujettissement à l'impôt sur le plan civil. La Cour suprême a donné une liste utile mais non limitative des facteurs qui permettront de dire si l'objet prédominant de l'enquête est d'établir une responsabilité pénale. C'est à ce stade que l'on pourra dire si une relation contentieuse entre le contribuable et l'État a pris naissance au point de faire intervenir l'ensemble des droits garantis par la Charte. Ce n'est que lorsque l'objet prédominant devient l'établissement d'une responsabilité pénale que le contribuable doit être informé, avant de communiquer des éléments de preuve, qu'il fait l'objet d'une enquête portant sur une possible infraction. La «panoplie complète» des droits garantis par la Charte entrera en jeu, pour la protection du contribuable, lorsque l'objet prédominant d'une enquête est l'établissement d'une responsabilité pénale.
L'ensemble de la preuve versée dans le dossier permettait de conclure que l'objet prédominant de l'enquête de l'ADRC était, dès le départ, la poursuite des demandeurs pour fraude fiscale, et l'imposition éventuelle de sanctions pénales à leur encontre. Le droit d'une personne de ne pas communiquer de renseignements susceptibles de mettre en péril son droit à la liberté doit contrebalancer le principe opposé de justice fondamentale selon lequel les preuves pertinentes doivent, dans la quête de la vérité, être portées à la connaissance du juge des faits. Il a été jugé, dans les arrêts Jarvis et Ling, que l'ADRC ne peut espérer que les contribuables lui communiquent des renseignements dont l'effet sera d'aider l'État à les priver de leur liberté. Par conséquent, les droits des demandeurs Kligman et Sandler seraient mis en péril par des directives les enjoignant de communiquer des renseignements afin de faire progresser une enquête dont l'objet principal est d'établir leur responsabilité pénale.
Il existe une importante distinction entre les effets des enquêtes de l'ADRC sur les droits des personnes physiques et leurs effets sur les droits des personnes morales, dans le contexte de telles enquêtes. Une relation contentieuse entre l'État et le contribuable se manifeste lorsque l'objet prédominant de l'enquête est l'établissement d'une responsabilité pénale, que le contribuable soit une personne physique ou une personne morale. Toutefois, les droits qui entrent en jeu dans une telle relation varieront selon la nature du contribuable. Puisqu'une personne morale ne peut prétendre à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne, l'article 7 de la Charte ne s'applique pas à elle. Il restait donc uniquement à se demander si l'article 8 de la Charte pouvait s'appliquer aux sociétés demanderesses. Il est bien établi en droit qu'une directive émise en application de l'article 231.2 de la Loi constitue une saisie, ce qui soulève la question de savoir si cette fouille ou perquisition était raisonnable, auquel cas elle sera autorisée, ou si elle était abusive, auquel cas elle sera une contravention à l'article 8 de la Charte. Le droit des personnes morales à la vie privée est notablement restreint par comparaison au droit correspondant des particuliers. Les valeurs sur lesquelles repose le droit des particuliers à la vie privée sont la reconnaissance et le respect de l'intégrité physique et psychologique des êtres humains. Ces valeurs sont tout simplement absentes dans le cas des personnes morales. Par conséquent, ni l'article 7 ni l'article 8 de la Charte ne seront transgressés si les sociétés demanderesses sont contraintes de se conformer aux directives émises par l'ADRC. Les lettres renfermant les directives n'étaient pas vagues. Lues au regard du paragraphe 231.5(1) de la Loi de l'impôt sur le revenu, elles disent clairement que ce sont les documents originaux qui étaient demandés. Puisqu'elles ne faisaient pas état de documents dans une forme autre que leur forme originale, il y avait lieu de présumer que c'étaient les originaux qui devaient être produits.
2) S'agissant des recours offerts par l'article 24 de la Charte, le défendeur a relevé avec raison que le paragraphe 24(2) n'était pas applicable à cette demande de contrôle judiciaire. Dans la mesure où la preuve que l'on tentait d'obtenir au moyen des directives n'avait pas encore été produite, il n'y avait aucun élément de preuve à écarter. Le paragraphe 24(1) permet au tribunal d'accorder «la réparation qu'il estime convenable et juste eu égard aux circonstances», pour le cas où il y aurait contravention à la Charte. Sur le plan technique, il n'y a pas eu violation de Charte puisque les éléments de preuve n'avaient pas encore été communiqués. Cependant, les droits des demandeurs Kligman et Sandler au regard de la Charte seront niés si ceux-ci sont contraints de produire les pièces recherchées par l'ADRC. Les directives signifiées personnellement à Sandler et à Kligman ont été annulées en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte. Les directives émises aux sociétés demanderesses ont été confirmées car elles n'entraînaient aucune violation de la Charte.
lois et règlements
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 7, 8, 24(1),(2).
Loi de l'impôt sur le revenu, L.R.C. (1985) (5e suppl.), ch. 1, art. 231.1(1)a), b), c), d), (2), (3) (mod. par L.C. 1994, ch. 21, art. 107), a) (mod., idem), b) (mod., idem), c) (mod., idem), d) (mod., idem), e) (mod., idem), 231.2(1) (mod. par L.C. 2000, ch. 30, art. 176), a),b), 231.3 (mod. par L.C. 1994, ch. 21, art. 108), 231.4 (mod. par L.C. 1999, ch. 17, art. 168), 231.5 (mod. par L.C. 1998, ch. 19, art. 229; 1999, ch. 17, art. 168; 2001, ch. 17, art. 182), 238(1)a), b), (2), 239(1)a), b), c), d), e), f), g), (1.1) (mod. par L.C. 1998, ch. 19, art. 235), a) (mod., idem), b) (mod., idem), c) (mod., idem), d) (mod., idem), e) (mod., idem), f) (mod., idem), g) (mod., idem), h) (mod., idem). |
Loi des enquêtes sur les coalitions, L.R.C. (1985), ch. C-34. |
Loi sur la concurrence, L.R.C. (1985), ch. C-34 (mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 19). |
jurisprudence
décisions suivies:
R. c. Jarvis (2002), 219 D.L.R. (4th) 233; 169 C.C.C. (3d) 1; 6 C.R. (6th) 23; 2002 DTC 7547; 295 N.R. 201 (C.S.C.); R. c. Ling (2002), 169 C.C.C. (3d) 46; 2002 DTC 7566 (C.S.C.); Del Zotto c. Canada, [1999] 1 R.C.S. 3; (1999), 169 D.L.R. (4th) 130; 131 C.C.C. (3d) 353; [1999] 1 C.T.C. 113; 61 C.R.R. (2d) 1; 99 DTC 5029; 252 N.R. 201; confirmant [1997] 3 C.F. 40; (1997), 147 D.L.R. (4th) 457; 116 C.C.C. (3d) 123; [1997] 3 C.T.C. 199; 46 C.R.R. (2d) 324; 97 DTC 5328; 215 N.R. 184 (C.A.).
décision appliquée:
Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927; (1989), 58 D.L.R. (4th) 577; 25 C.P.R. (3d) 417; 39 C.R.R. 193; 94 N.R. 167; 24 C.A.Q. 2.
décisions examinées:
Bisaillon c. Canada, [2000] 1 C.T.C. 179; (1999), 2000 DTC 6054 (ang.); 99 DTC 5517 (fr.); 251 N.R. 225 (C.A.F.); Bisaillon c. Canada (1999), 99 DTC 5695; 264 N.R. 21 (C.A.F.); R. c. McKinlay Transport Ltd., [1990] 1 R.C.S. 627; (1990), 68 D.L.R. (4th) 568; 55 C.C.C. (3d) 530; 76 C.R. (3d) 283; 47 C.R.R. 151; [1990] 2 C.T.C. 103; 90 DTC 6243; 106 N.R. 385; 39 O.A.C. 385; Knox Contracting Ltd. c. Canada, [1990] 2 R.C.S. 338; (1990), 106 N.B.R. (2d) 408; 73 D.L.R. (4th) 110; 58 C.C.C. (3d) 65; [1990] 2 C.T.C. 262; 90 DTC 6447; 110 N.R. 171; Hunter et autres c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145; (1984), 55 A.R. 291; 11 D.L.R. (4th) 641; [1984] 6 W.W.R. 577; 33 Alta. L.R. (2d) 193; 27 B.L.R. 297; 14 C.C.C. (3d) 97; 2 C.P.R. (3d) 1; 41 C.R. (3d) 97; 9 C.R.R. 355; 84 DTC 6467; 55 N.R. 241; Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425; (1990), 67 D.L.R. (4th) 161; 54 C.C.C. (3d) 417; 29 C.P.R. (3d) 97; 76 C.R. (3d) 129; 47 C.R.R. 1; 106 N.R. 161; 39 O.A.C. 161; R. v. Norway Insulation Inc. (1995), 23 O.R. (3d) 432; [1995] 2 C.T.C. 451; 29 C.R.R. (3d) 163; 95 DTC 5328 (Div. gén.); R. v. Saplys (1999), 132 C.C.C. (3d) 515; 60 C.R.R. (2d) 272; 90 O.T.C. 100 (Div. gén. Ont.); R. v. Gorenko, [1997] A.Q. No. 3206 (C. sup.) (QL); R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265; (1987), 38 D.L.R. (4th) 508; [1987] 3 W.W.R. 699; 13 B.C.L.R. (2d) 1; 33 C.C.C. (3d) 1; 56 C.R. (3d) 193; 28 C.R.R. 122; 74 N.R. 276; R. c. Jarvis (2000), 271 A.R. 263; 193 D.L.R. (4th) 656; [2001] 3 W.W.R. 271; 87 Alta. L.R. (3d) 52; 149 C.C.C. (3d) 498; [2002] 3 C.T.C. 226 (C.A.).
décisions citées:
R. v. Dial Drug Stores Ltd. (2001), 52 O.R. (3d) 367; 2001 DTC 5369 (C.J.); R. c. Dyment, [1988] 2 R.C.S. 417; (1988), 73 Nfld. & P.E.I.R. 13; 55 D.L.R. (4th) 503; 229 A.P.R. 13; 45 C.C.C. (3d) 244; 66 C.R. (3d) 348; 38 C.R.R. 301; 10 M.V.R. (2d) 1; 89 N.R. 249; Ministre du Revenu national c. Kruger Inc., [1984] 2 C.F. 535; (1984), 13 D.L.R. (4th) 706; 12 C.R.R. 45; [1984] CTC 506; 84 DTC 6478; 55 N.R. 255 (C.A.); British Columbia Securities Commission c. Branch, [1995] 2 R.C.S. 3; (1995), 123 D.L.R. (4th) 462; [1995] 5 W.W.R. 129; 4 B.C.L.R. (3d) 1; 60 B.C.A.C. 1; 97 C.C.C. (3d) 505; 7 C.C.L.S. 1; 38 C.R.R (4th) 133; 27 C.R.R. (2d) 189; 180 N.R. 241; 99 W.A.C. 1; R. c. Storrey, [1990] 1 R.C.S. 241; (1990), 53 C.C.C. (3d) 316; 75 C.R. (3d) 1; 47 C.R.R. 210; 105 N.R. 81; 37 O.A.C. 161; R. c. Caslake, [1998] 1 R.C.S. 51; (1998), 155 D.L.R. (4th) 19; [1999] 4 W.W.R. 303; 123 Man.R. (2d) 208; 121 C.C.C. (3d) 97; 13 C.R. (5th) 1; 48 C.R.R. (2d) 189; 221 N.R. 281; R. v. Jarvis (1998), 225 A.R. 225; [1999] 3 W.W.R. 393; 63 Alta. L.R. (3d) 236; [1998] 3 C.T.C. 252; 98 DTC 6308 (Q.B.).
DEMANDE de contrôle judiciaire à l'encontre de directives émises par l'Agence des douanes et du revenu du Canada en vertu des alinéas 231.2(1)a) et 231.2(1)b) de la Loi de l'impôt sur le revenu, directives qui enjoignaient les demandeurs de produire des renseignements. Demande accueillie en ce qui concerne les demandeurs Kligman et Sandler, et rejetée en ce qui concerne les demanderesses MWF, Algar et Snapshot.
ont comparu:
Sébastien Rheault pour les demandeurs.
Gilles D. Villeneuve pour le défendeur.
avocats inscrits au dossier:
Barsalou Lawson, Montréal, pour les demandeurs.
Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur.
Ce qui suit est la version française des motifs de l'ordonnance et ordonnance rendus par
[1]Le juge Beaudry: Par cette demande de contrôle judiciaire, les demandeurs et demanderesses contestent l'obligation de produire des renseignements qui leur est faite par l'Agence des douanes et du revenu du Canada (ADRC), un organisme opérant sous la surveillance et l'autorité du ministre du Revenu national (le défendeur). Les demandeurs et demanderesses sont Sam Kligman (Kligman), Allan Sandler (Sandler), Snapshot Theatrical Productions (Snapshot), Modern Wood Fabricators (MWF) Inc. (MWF) et Les Plastiques Algar Ltée (Algar). Collectivement, les cinq demandeurs et demanderesses seront appelés les «demandeurs».
[2]Les demandes des cinq demandeurs ont à l'origine été déposées séparément et un numéro a été assigné à chacune d'elles. Les demandeurs et le défendeur reconnaissent que les cinq demandes devraient être regroupées en une seule demande. L'ordonnance du juge Tremblay-Lamer, datée du 13 février 2001, contient leur assentiment à ce regroupement et à la condition selon laquelle les renseignements et documents décrits dans la directive de production de renseignements devaient être communiqués au défendeur dans un délai de 30 jours après qu'il serait disposé de cette demande de contrôle judiciaire.
[3]Certaines des pièces des dossiers se rapportant à cette audience sont en français; citons en particulier l'affidavit d'André Faribault (Faribault), de la Section des enquêtes spéciales (la SES) du défendeur, et la transcription de son contre-interrogatoire sur cet affidavit. Cependant, les exposés des faits et du droit préparés par les demandeurs et le défendeur respectivement sont rédigés en anglais. Par conséquent, les présents motifs ont été rédigés en anglais.
LES FAITS
[4]En octobre 1999, la SES envoyait à Algar une directive informelle l'enjoignant de produire divers documents et renseignements. Les pièces demandées concernaient des reçus de dons de charité pour les années d'imposition 1994 à 1998 inclusivement. La demande avait été envoyée par l'agent George Holz de la SES, qui travaillait sur le dossier à l'époque.
[5]En novembre 1999, l'ADRC informait Kligman que le dossier avait été suspendu, puis l'avait informé en septembre 2000 que son enquête sur le collège rabbinique de Montréal à propos de dons de charité était terminée et qu'aucune poursuite pénale ne serait réintroduite contre cette organisation. L'ADRC informa alors Algar dans une lettre datée du 18 octobre 2000 que son dossier avait été réassigné à Faribault.
[6]Les lettres qui sont l'objet de la demande de contrôle judiciaire dans la présente affaire sont les lettres envoyées le 12 janvier 2001 à chacun des cinq demandeurs (dossier des demandeurs, onglet 3 à onglet 7).
[7]Les lettres étaient intitulées «Directive de production de renseignements et de documents» (la directive ou les directives). Les lettres envoyées à Algar, à Snapshot et à MWF renfermaient des directives données en application de l'alinéa 231.2(1)b) [mod. par L.C. 2000, ch. 30, art. 176] de la Loi de l'impôt sur le revenu, L.R.C. (1985) (5e suppl.), ch. 1) (la Loi, parfois appelée LIR, puisqu'elle est ainsi désignée dans les actes de procédure des parties). Les lettres adressées à Kligman et à Sandler faisaient état des alinéas 231.2(1)a) et b) de la LIR. L'ADRC indiquait qu'elle exigeait des demandeurs certains renseignements se rapportant à des dons qu'ils avaient faits à quatre organismes de charité: le Collège rabbinique de Montréal, Yeshiva Oir Hochaim, L'Association Gimilis Chasodim Keren Chava B'Nei Levi, et Les Amis Canadiens des Institutions de la Terre Sainte.
[8]L'ADRC demandait des renseignements portant sur diverses périodes allant de 1992 à 1999 inclusivement. La période applicable différait d'un demandeur à un autre. Les renseignements requis de Kligman et de Sandler consistaient en numéros de comptes (avec indication des banques et succursales où se trouvaient les comptes en question) sur lesquels des chèques avaient été tirés pour payer les dons, et en chèques oblitérés se rapportant à ces dons.
[9]Les pièces demandées à Algar, à MWF et à Snapshot consistaient en chèques oblitérés, en relevés bancaires et en reçus se rapportant aux dons faits aux organismes mentionnés dans les lettres. Étaient également demandés le journal des décaissements, le grand livre, les écritures d'ajustement et la balance de vérification pour la période indiquée dans la lettre. Il s'agit là d'éléments de la comptabilité de l'entreprise.
[10]Chacune des lettres se terminait par la phrase suivante:
[traduction] Nous appelons votre attention sur les paragraphes 238(1) et (2) de la Loi de l'impôt sur le revenu pour le cas où il y aurait non-conformité à la présente directive.
[11]Les demandeurs contestent cette directive, affirmant qu'il s'agit là d'une saisie illégale.
[12]Après l'audition de la présente affaire, mais avant la communication du jugement, la Cour suprême du Canada a rendu des arrêts dans deux affaires qui concernaient elles aussi les directives de divulgation données en vertu de la Loi. Il s'agit de l'arrêt R c. Jarvis (2002), 219 D.L.R. (4th) 233 (C.S.C.); et de l'arrêt R. c. Ling (2002), 169 C.C.C. (3d) 46 (C.S.C.).
[13]Le 2 décembre 2002, j'ai fait droit à la requête des demandeurs visant le dépôt d'actes de procédure modifiés. Dans mon ordonnance accordant cette requête, je disais aussi que le défendeur devait, en réponse, produire au plus tard le 6 décembre 2002 ses propres actes de procédure modifiés, lesquels ont été produits.
DISPOSITIONS LÉGISLATIVES APPLICABLES
Loi de l'impôt sur le revenu
[14]Les articles 231.1 et 231.2, les paragraphes 238(1) et (2) et les paragraphes 239(1) et (1.1) [mod. par L.C. 1998, ch. 19, art. 235] de la Loi sont ainsi rédigés:
231.1. (1) Une personne autorisée peut, à tout moment raisonnable, pour l'application et l'exécution de la présente loi, à la fois:
a) inspecter, vérifier ou examiner les livres et registres d'un contribuable ainsi que tous documents du contribuable ou d'une autre personne qui se rapportent ou peuvent se rapporter soit aux renseignements qui figurent dans les livres ou registres du contribuable ou qui devraient y figurer, soit à tout montant payable par le contribuable en vertu de la présente loi;
b) examiner les biens à porter à l'inventaire d'un contribuable, ainsi que tout bien ou tout procédé du contribuable ou d'une autre personne ou toute matière concernant l'un ou l'autre dont l'examen peut aider la personne autorisée à établir l'exactitude de l'inventaire du contribuable ou à contrôler soit les renseignements qui figurent dans les livres ou registres du contribuable ou qui devraient y figurer, soit tout montant payable par le contribuable en vertu de la présente loi;
à ces fins, la personne autorisée peut:
c) sous réserve du paragraphe (2), pénétrer dans un lieu où est exploitée une entreprise, est gardé un bien, est faite une chose en rapport avec une entreprise ou sont tenus ou devraient l'être des livres ou registres;
d) requérir le propriétaire, ou la personne ayant la gestion, du bien ou de l'entreprise ainsi que toute autre personne présente sur les lieux de lui fournir toute l'aide raisonnable et de répondre à toutes les questions pertinentes à l'application et l'exécution de la présente loi et, à cette fin, requérir le propriétaire, ou la personne ayant la gestion, de l'accompagner sur les lieux.
(2) Lorsque le lieu mentionné à l'alinéa (1)c) est une maison d'habitation, une personne autorisée ne peut y pénétrer sans la permission de l'occupant, à moins d'y être autorisée par un mandat décerné en vertu du paragraphe (3).
(3) Sur requête ex parte du ministre, le juge saisi peut décerner un mandat qui autorise une personne autorisée à pénétrer dans une maison d'habitation aux conditions précisées dans le mandat, s'il est convaincu, sur dénonciation sous serment, de ce qui suit:
a) il existe des motifs raisonnables de croire que la maison d'habitation est un lieu mentionné à l'alinéa (1)c);
b) il est nécessaire d'y pénétrer pour l'application ou l'exécution de la présente loi;
c) un refus d'y pénétrer a été opposé, ou il existe des motifs raisonnables de croire qu'un tel refus sera opposé.
Dans la mesure où un refus de pénétrer dans la maison d'habitation a été opposé ou pourrait l'être et où des documents ou biens sont gardés dans la maison d'habitation ou pourraient l'être, le juge qui n'est pas convaincu qu'il est nécessaire de pénétrer dans la maison d'habitation pour l'application ou l'exécution de la présente loi peut ordonner à l'occupant de la maison d'habitation de permettre à une personne autorisée d'avoir raisonnablement accès à tous documents ou biens qui sont gardés dans la maison d'habitation ou devraient y être gardés et rendre tout autre ordonnance indiquée en l'espèce pour l'application de la présente loi.
231.2. (1) Malgré les autres dispositions de la présente loi, le ministre peut, sous réserve du paragraphe (2) et, pour l'application et l'exécution de la présente loi, y compris la perception d'un montant payable par une personne en vertu de la présente loi, par avis signifié à personne ou envoyé par courrier recommandé ou certifié, exiger d'une personne, dans le délai raisonnable que précise l'avis:
a) qu'elle fournisse tout renseignement ou tout renseignement supplémentaire, y compris une déclaration de revenu ou une déclaration supplémentaire;
b) qu'elle produise des documents.
[. . .]
238. (1) La personne qui ne produit ou ne présente pas ou ne remplit pas une déclaration de la manière et dans le délai prévus à la présente loi ou à son règlement ou qui contrevient au paragraphe 116(3), 127(3.1) ou (3.2), 147.1(7) ou 153(1) ou à l'un des articles 230 à 232 ou à une disposition réglementaire prise en vertu du paragraphe 147.1(18) ou encore qui contrevient à une ordonnance rendue en application du paragraphe (2) commet une infraction et encourt, sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire et outre toute pénalité prévue par ailleurs:
a) soit une amende de 1 000 $ à 25 000 $;
b) soit une telle amende et un emprisonnement maximal de 12 mois.
(2) Le tribunal qui déclare une personne coupable d'une infraction prévue au paragraphe (1) peut rendre toute ordonnance qu'il estime indiquée pour qu'il soit remédié au défaut visé par l'infraction.
[. . .]
239. (1) Toute personne qui, selon le cas:
a) a fait des déclarations fausses ou trompeuses, ou a participé, consenti ou acquiescé à leur énonciation dans une déclaration, un certificat, un état ou une réponse produits, présentés ou faits en vertu de la présente loi ou de son règlement;
b) a, pour éluder le paiement d'un impôt établi par la présente loi, détruit, altéré, mutilé, caché les registres ou livres de comptes d'un contribuable ou en a disposé autrement;
c) a fait des inscriptions fausses ou trompeuses, ou a consenti ou acquiescé à leur accomplissement, ou a omis, ou a consenti ou acquiescé à l'omission d'inscrire un détail important dans les registres ou livres de comptes d'un contribuable;
d) a, volontairement, de quelque manière, éludé ou tenté d'éluder l'observation de la présente loi ou le paiement d'un impôt établi en vertu de cette loi;
e) a conspiré avec une personne pour commettre une infraction visée aux alinéas a) à d), commet une infraction et, en plus de toute autre pénalité prévue par ailleurs, encourt, sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire:
f) soit une amende de 50 % à 200 % de l'impôt que cette personne a tenté d'éluder;
g) soit à la fois l'amende prévue à l'alinéa f) et un emprisonnement d'au plus 2 ans.
(1.1) Commet une infraction toute personne qui, en vertu de la présente loi, obtient ou demande un remboursement ou crédit auquel elle ou une autre personne n'a pas droit, ou un remboursement ou un crédit d'un montant supérieur à celui auquel elle ou une autre personne a droit, du fait que, selon le cas:
a) elle a fait des déclarations fausses ou trompeuses, ou a participé, consenti ou acquiescé à leur énonciation, dans une déclaration, un certificat, un état ou une réponse produit, présenté ou fait en vertu de la présente loi ou de son règlement,
b) elle a détruit, altéré, mutilé ou caché ses registres ou livres de comptes, ou ceux de l'autre personne, ou en a disposé autrement,
c) elle a fait des inscriptions fausses ou trompeuses, ou a consenti ou acquiescé à leur accomplissement, dans ses registres ou livres de comptes ou ceux de l'autre personne,
d) elle a omis, ou a consenti ou acquiescé à l'omission, d'inscrire un détail important dans ses registres ou livres de comptes ou ceux de l'autre personne,
e) elle a agi volontairement de quelque manière que ce soit,
f) elle a conspiré avec une personne pour commettre une infraction visée au présent paragraphe.
En plus de toute autre pénalité prévue par ailleurs, cette personne encourt, sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire:
g) soit une amende de 50 % à 200 % de l'excédent du montant du remboursement ou du crédit obtenu ou demandé sur le montant auquel elle ou l'autre personne, selon le cas, a droit;
h) soit à la fois l'amende prévue à l'alinéa g) et un emprisonnement d'au plus 2 ans.
[15]Les articles 7, 8 et 24 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui constituent la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], (la Charte) sont formulés ainsi:
7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale.
8. Chacun a droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives.
[. . .]
24. (1) Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s'adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.
(2) Lorsque, dans une instance visée au paragraphe (1), le tribunal a conclu que des éléments de preuve ont été obtenus dans des conditions qui portent atteinte aux droits ou libertés garantis par la présente charte, ces éléments de preuve sont écartés s'il est établi, eu égard aux circonstances, que leur utilisation est susceptible de déconsidérer l'administration de la justice.
POINTS EN LITIGE
[16]La directive contrevient-elle aux articles 7 et 8 de la Charte?
[17]Si la directive contrevient à la Charte, une ordonnance annulant la directive devrait-elle être rendue en application du paragraphe 24(1) de la Charte?
ARGUMENTS
Articles 7 et 8 -- Demandeurs
[18]La directive a été communiquée à chacun des demandeurs dans le contexte d'une enquête criminelle, et pas simplement d'une procédure administrative. Les demandeurs se sont référés à plusieurs reprises, dans leur exposé des faits (exposé modifié des faits et du droit des demandeurs, déposé le 19 août 2002), au contre- interrogatoire de Faribault sur son affidavit.
[19]Les demandeurs affirment que, d'après les réponses de Faribault, la SES est une unité qui applique des programmes d'enquêtes criminelles pour examiner, sanctionner et poursuivre les contribuables soupçonnés de pratiques frauduleuses. Dans le cas présent, la responsabilité de Faribault était d'enquêter sur les demandeurs afin de recueillir les preuves d'une infraction criminelle et de prendre des mesures pour la poursuite des demandeurs en application de l'article 239 de la Loi.
[20]Le défendeur n'a pas demandé un mandat de perquisition puisqu'il n'avait pas de motifs raisonnables et probables de croire qu'une infraction avait été commise. Il a plutôt émis la directive de procéder sans mandat à une recherche des documents des demandeurs. Les autres faits qui appuient l'argument selon lequel la directive contrevient à l'article 8 de la Charte sont les suivants: la directive n'a pas été précédée d'une autorisation judiciaire, et le défendeur n'a pas précisé, en ce qui concerne les documents mentionnés dans la directive, si c'étaient les copies ou les originaux qui étaient recherchés.
[21]La Cour suprême du Canada a jugé, dans l'arrêt R. c. McKinlay Transport Ltd., [1990] 1 R.C.S. 627, qu'une directive émise en vertu de la disposition antérieure à l'article 231.2 était une saisie. Selon la Cour, il ne s'agissait pas d'une saisie abusive susceptible de contrevenir à l'article 8; cependant, cette affaire se distingue de la présente affaire. Dans l'affaire McKinlay, précitée, la directive avait été émise dans un contexte purement administratif, alors que dans le cas présent elle a été émise en marge d'une enquête qui pouvait déboucher sur des accusations criminelles.
[22]Dans l'arrêt Bisaillon c. Canada (1999), 99 DTC 5517 (fr.) (C.A.F.), où il s'agissait d'une question interlocutoire, puis dans l'arrêt Bisaillon c. Canada (1999), 99 DTC 5695 (C.A.F.), le juge Létourneau, J.C.A. a exprimé l'avis que l'article 231.2 ne pouvait servir à recueillir des éléments de preuve dans une instance criminelle. Par conséquent, étant donné la preuve produite dans la présente affaire, l'article 231.2 ne peut servir à recueillir des preuves contre les demandeurs pour les fins auxquelles travaille Faribault.
[23]Le contre-interrogatoire de Faribault a révélé que l'objet premier des directives était de recueillir des preuves en prévision de poursuites qui devaient être engagées contre les demandeurs en vertu de l'article 239 de la Loi. Dans l'arrêt Knox Contracting Ltd. c. Canada, [1990] 2 R.C.S. 338, le juge Cory a estimé sans équivoque qu'une violation de l'article 239 est une infraction criminelle.
[24]L'arrêt Hunter et autres c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, avait énoncé le principe selon lequel les saisies effectuées sans autorisation judiciaire préalable, par exemple un mandat, étaient réputées abusives. Les directives ont été émises sans autorisation judiciaire préalable, et il appartient au défendeur de réfuter la présomption selon laquelle elles sont abusives.
[25]Les demandeurs affirment que les directives étaient abusives pour plusieurs raisons. Dans l'arrêt Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, Commission sur les pratiques restrictives du commerce), [1990] 1 R.C.S. 425, le droit à la vie privée au regard de certains documents et l'espérance raisonnable de vie privée que l'on peut avoir ont été examinés par le juge La Forest. En l'espèce, une espèrance élevée de vie privée existe, surtout si l'on considère la nature pénale de l'enquête. L'espérance élevée de vie privée que prétendent avoir les demandeurs est d'ailleurs confirmée par un précédent se rapportant aux registres bancaires, l'affaire R. v. Dial Drug Stores Ltd. (2001), 52 O.R. (3d) 367 (C.J.).
[26]Si l'autorisation préalable du tribunal n'est pas obtenue, la saisie n'est pas valide et on ne saurait la rendre valide en demandant au tribunal de valider la perquisition après coup. C'est ce qu'a dit la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Southam, précité, et dans l'arrêt R. c. Dyment, [1988] 2 R.C.S. 417, et ce fut également l'avis de la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt Ministre du Revenu national c. Kruger Inc., [1984] 2 C.F. 535.
[27]Le défendeur a utilisé l'article 231.2 pour échapper à l'obligation d'obtenir l'autorisation judiciaire préalable qu'impose l'article 8. Le défendeur savait qu'il ne pouvait obtenir une telle autorisation parce qu'il n'avait pas de motifs raisonnables et probables d'obtenir cette autorisation. Il utilise donc l'article 231.2 de la Loi pour faire indirectement ce qu'il ne peut faire directement, afin d'obtenir des preuves en vue d'une accusation fondée sur l'article 239. Dans le jugement R. v. Norway Insulation Inc. (1995), 23 O.R. (3d) 432 (Div. gén.), le tribunal a fait observer que la disposition autorisant l'émission de directives était un moyen de faciliter les vérifications pour garantir l'observation de la Loi, non un instrument servant à recueillir des preuves en vue de poursuites pénales.
[28]Le défendeur a admis, durant le contre- interrogatoire de Faribault, que les directives étaient vagues et imprécises à propos de ce qui était recherché. D'où le caractère abusif des directives et la nécessité d'un examen judiciaire préalable. Les circonstances de la présente affaire ne justifient pas l'émission des directives sans une autorisation judiciaire préalable. La situation n'est pas urgente. Par conséquent, le défendeur ne peut réfuter la présomption de saisie abusive.
[29]Les demandeurs croient comprendre que, selon le défendeur, l'arrêt Del Zotto c. Canada, [1999] 1 R.C.S. 3 (ci-après l'arrêt Del Zotto (C.S.C.)), qui confirmait l'arrêt de la Cour fédérale publié à [1997] 3 C.F. 40 (C.A.) approuve l'application des dispositions administratives de la Loi en matière d'enquêtes même lorsque l'enquête porte sur des infractions criminelles ou quasi criminelles.
[30]Cependant, d'après la décision rendue dans l'affaire R. v. Saplys (1999), 132 C.C.C. (3d) 515 (Div. gén. Ont.), l'arrêt Del Zotto (C.S.C.) ne dit pas qu'une vérification administrative peut, sans mettre en cause les droits garantis par la Charte, être effectuée pour faire progresser une enquête criminelle. Selon les demandeurs, la présente affaire se distingue de l'arrêt Del Zotto (C.S.C.). Ils font observer que, dans cet arrêt, une assignation à produire avait été délivrée à une personne autre que le contribuable dont les affaires étaient mises en question. Ici, les demandeurs ont reçu des lettres de directives qui leur étaient adressées directement. Ils ont fait état d'autres précédents appuyant cette position.
[31]Les demandeurs citent des extraits des arrêts Dyment et Thomson, précités, au soutien de leur argument selon lequel la présomption de saisie abusive n'est pas réfutée par l'absence d'une intrusion physique dans une habitation ou un établissement. Le jugement R. c. Gorenko, [1997] A.Q. no 3206 (C. sup.) (QL) (appel à la C.A.Q. rejeté), n'appuie pas non plus la position du défendeur parce que, dans cette affaire, l'article 231.1 de la Loi était utilisé dans le cadre d'une vérification administrative conduite de bonne foi. Par ailleurs, dans l'affaire Gorenko, l'information avait été recueillie auprès d'un tiers, non auprès du contribuable lui-même.
[32]Dans l'exposé modifié des faits et du droit qui a été produit le 2 décembre 2002 conformément à mon ordonnance, les demandeurs faisaient observer que la Cour suprême a jugé, dans l'arrêt Jarvis, précité, que, lorsque l'objet prédominant d'une enquête est d'élucider des agissements criminels, la panoplie complète des droits garantis par la Charte est engagée, et le recours aux directives selon ce que prévoit l'article 231.2 contrevient aux droits fondamentaux des contribuables.
[33]La Cour suprême a aussi confirmé ce point dans l'affaire Ling, précitée, qu'elle avait instruite et jugée en même temps. Les représentants de l'ADRC doivent avertir les contribuables qu'ils sont l'objet d'enquêtes pouvant conduire à des poursuites fondées sur l'article 239. Autrement, la preuve qui est recueillie après que l'enquête criminelle est réputée avoir débuté et dont on juge qu'elle a été obtenue sans cet avertissement peut être exclue.
[34]La preuve confirme que le défendeur avait entrepris de déterminer s'il y avait responsabilité pénale. Un échantillon du témoignage de Faribault produit lors de son interrogatoire préalable l'atteste. Par conséquent, les protections prévues par la Charte entrent en jeu, et le défendeur ne pouvait émettre de directives en vertu de l'article 231.1.
[35]Les demandeurs maintiennent les arguments exposés dans leurs actes de procédure préalables à l'audience, arguments selon lesquels les directives constituent une saisie au sens de l'article 8 de la Charte et ils disent que cette saisie est abusive, eu égard aux circonstances. Ils continuent d'invoquer l'arrêt McKinlay, précité, mais ajoutent que l'arrêt Jarvis, précité, confirme que les fouilles, perquisitions ou saisies prévues par la LIR ne seront pas toutes valides. La nécessité de sauvegarder les droits des contribuables demeure proportionnelle au niveau de l'intrusion dans le droit de l'individu à la vie privée.
Articles 7 et 8 -- Défendeur
[36]Le défendeur avait bel et bien des motifs raisonnables et probables d'obtenir un mandat lorsque les directives ont été émises. Il savait que deux organismes de bienfaisance enregistrés avaient été l'objet d'enquêtes pour délivrance de faux reçus fiscaux; l'un de ces organismes avait plaidé coupable; l'autre, le Collège rabbinique de Montréal, avait été blanchi. Il savait aussi que les demandeurs ne cherchaient pas à déduire des dons faits à l'organisme de bienfaisance contre lequel une condamnation fondée sur l'article 239 avait été enregistrée, à savoir «Construit toujours avec Bonté», mais qu'ils réclamaient de telles déductions pour des dons faits au Collège rabbinique de Montréal. C'est dans ce contexte que Faribault savait ou ne savait pas qu'il existait des motifs raisonnables et probables.
[37]Dans l'arrêt R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265, la Cour suprême du Canada avait jugé que les demandeurs ont la charge de convaincre la Cour, selon la probabilité la plus forte, que leurs droits fondamentaux ont été niés.
[38]Les deux arguments du ministre fondés sur l'article 8 sont: le caractère raisonnable des saisies auxquelles il est procédé par l'émission de directives dans le cadre d'une enquête pour fraude fiscale, et la question de savoir si les directives sont foncièrement vagues ou imprécises.
[39]Le défendeur examine les arrêts McKinlay et Thomson, précités, qui ont été rendus le même jour par la Cour suprême du Canada. Dans l'arrêt McKinlay, le juge Wilson faisait observer que, bien que le pouvoir de forcer la production de documents au moyen de directives constitue une saisie au sens de l'article 8, il ne s'agit pas d'une saisie abusive. La nature de notre système fiscal, qui fonctionne selon le principe de l'auto- imposition, requiert que l'administration fiscale dispose de larges pouvoirs de surveillance, qui lui permettront d'examiner les déclarations et registres d'un contribuable, qu'elle ait ou non des motifs raisonnables de croire que la Loi a été transgressée.
[40]Dans l'arrêt Thomson, le juge Wilson a exprimé un avis dissident, affirmant que, dans cette affaire, le subpoena contrevenait à la Charte parce qu'il exigeait des documents dans le contexte d'une violation des lois sur la concurrence, ce qui, d'après elle, constituait une enquête criminelle. Cependant, à son avis, le caractère raisonnable de la directive ordonnant la production de documents dans l'arrêt McKinlay était attesté par le fait que le régime d'autoimposition était exposé aux abus et par la nécessité d'autoriser la conduite d'enquêtes au regard de tels agissements.
[41]Les juges La Forest, L'Heureux-Dubé et Sopinka ont quant à eux rédigé, dans l'arrêt McKinlay, de brefs motifs concordants et, contrairement au juge Wilson, ils ont estimé qu'il n'y avait pas eu violation de à l'article 8 dans l'affaire Thomson.
[42]Dans un litige fiscal comme celui-ci, le raisonnement exposé dans les affaires susmentionnées devrait s'appliquer parce que les pouvoirs d'enquête conférés par la LIR servent un double objet: ils autorisent la conduite d'une enquête en matière de fraude fiscale, de même que la conduite d'une enquête civile portant sur un avis d'imposition. D'autre part, dans l'arrêt Thomson, la législation sur la concurrence était de nature purement pénale, et la preuve recueillie dans cette affaire visait uniquement à déterminer si une infraction à la Loi des enquêtes sur les coalitions, L.R.C. (1985), ch. C-34 (aujourd'hui la Loi sur la concurrence, L.R.C. (1985), ch. C-34 [mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 19]) avait été commise.
[43]Durant la période qui a suivi, deux courants jurisprudentiels opposés se sont développés. Certains tribunaux ont exprimé l'avis que, lorsqu'un contribuable est suspecté de fraude fiscale, l'ADRC est réputée avoir entrepris une enquête criminelle et ne peut plus examiner des livres et registres en se fondant sur l'article 231.1, ordonner la production de documents en se fondant sur l'article 231.2 ou mener une enquête en application de l'article 231.4 [mod. par L.C. 1999, ch. 17, art. 168]. L'article 8 s'applique intégralement et une autorisation préalable est requise, sans que soient modifiés les critères d'autorisation préalable énoncés dans l'arrêt Southam.
[44]Selon l'autre courant jurisprudentiel, un mandat de perquisition doit être obtenu lorsqu'il existe des motifs raisonnables et probables de croire qu'il y a eu fraude fiscale. Dès lors, les dispositions mentionnées dans le paragraphe précédent sont également sans application.
[45]Selon le défendeur, ces courants jurisprudentiels sont tous deux erronés car les tribunaux à l'origine des précédents en question n'ont pas considéré sous le bon angle les droits garantis par l'article 8. Nombre de ces affaires n'ont pas défini les attentes de l'intéressé en matière de vie privée, selon le régime administratif considéré, ou bien n'ont pas accordé un poids suffisant au caractère peu invasif du mécanisme prévu par les textes pour la quête des éléments de preuve. La décision rendue par le juge Strayer dans l'affaire Del Zotto c. Canada, [1997] 3 C.F. 40 (C.A.) (ci-après l'arrêt Del Zotto (C.A.F.)) est mise en relief pour le juste examen qu'elle fait de tels facteurs. Le défendeur expose ensuite les facteurs qui devraient être pris en compte dans la présente affaire.
[46]Le premier de ces facteurs est la nature et l'objet de la Loi. Il s'agit d'un texte de nature administrative qui régit la collecte de la plus importante source des revenus de fonctionnement du gouvernement fédéral. Un régime fiscal fondé sur l'autoimposition requiert une divulgation franche et complète, ainsi que l'attribution de larges pouvoirs permettant de vérifier la conformité au régime afin de protéger l'intégrité du système contre ceux qui seraient tentés d'en tirer injustement avantage. C'est pourquoi, un contribuable qui déclare un certain revenu ou qui revendique une déduction doit s'attendre à justifier cette déduction en produisant les documents requis. La Loi prévoit l'obligation pour les contribuables de conserver leurs registres comptables. Par conséquent, les espérances de vie privée que peut entretenir le contribuable à l'égard de ces livres et registres sont faibles. Une enquête conduite en vertu de l'article 239 sur une fraude fiscale n'augmente pas les attentes du contribuable en la matière.
[47]Comme l'a indiqué le juge Strayer dans l'arrêt Del Zotto (C.A.F.), les infractions de ce genre ne sont pas de nature pénale au regard de l'article 8 de la Charte. Il s'agit de garantir la conformité aux mécanismes d'autodéclaration prévus dans la Loi. Cette position est confirmée par des études spécialisées pour qui les peines imposées pour fraude fiscale sont un moyen d'encourager la conformité aux lois fiscales.
[48]Le deuxième facteur avancé par le défendeur est la mesure dans laquelle les directives peuvent être jugées invasives. La lettre exigeant la production d'un document est une saisie au sens de l'article 8 de la Charte, mais ce n'est pas une saisie abusive. Il s'agit, selon le juge Wilson, dans l'arrêt McKinlay, précité, du moyen le moins invasif d'assurer la conformité. Une directive ne requiert pas une présence physique dans l'habitation ou dans l'établissement d'un contribuable. Le défendeur désigne les fouilles corporelles et les inspections de locaux comme exemples de moyens qui sont plus invasifs et requièrent davantage de circonspection à la lumière des dispositions de l'article 8.
[49]Une analyse selon l'article 8 doit prendre en compte la mesure dans laquelle le moyen employé n'est pas invasif, si l'on veut que l'analyse en soit véritablement une. L'enquête sur une infraction fiscale dans le cadre de l'article 8, et l'existence ou l'absence de motifs raisonnables et probables, sont par conséquent des considérations négligeables qui ne font pas obstacle à l'exercice de pouvoirs d'enquête moins invasifs lorsqu'ils existent.
[50]Le défendeur cite comme autre facteur à considérer dans une analyse selon l'article 8 le pouvoir de surveillance des tribunaux, en faisant observer que, comme les subpoenas dans l'arrêt Del Zotto (C.A.F.), une lettre de directive peut être contestée par demande de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale (Section de première instance).
[51]S'agissant du manque de précision, le défendeur affirme que les lettres elles-mêmes n'étaient pas foncièrement imprécises ou vagues. Leur sens est clair si elles sont lues au regard de l'article 231.5 [mod. par L.C. 1998, ch. 19, art. 229; 1999, ch. 17, art. 168; 2001, ch. 17, art. 182] de la Loi, qui permet à l'ADRC de tirer des copies des documents produits. Puisque les lettres ne parlaient que d'originaux, on aurait dû comprendre que c'était des originaux qui étaient demandés, non des copies. Par conséquent, les lettres n'étaient pas vagues et elles ne contrevenaient pas sur ce point à l'article 8.
[52]Dans ses actes de procédure modifiés, le ministre a souligné que Faribault avait été prié d'examiner les déclarations de revenus des demandeurs à la suite de l'enquête d'un collègue sur la légitimité de dons faits à au moins deux organismes de bienfaisance enregistrés auxquels les demandeurs avaient fait, semble-t-il, des dons déductibles. La SES non seulement enquête sur les cas de fraude fiscale, mais également, comme la Section de la vérification, elle calcule les impôts, les intérêts et les pénalités que doivent payer les contribuables sous le régime de la LIR.
[53]Dans la préparation de leurs exposés modifiés des faits et du droit, en conformité avec l'ordonnance du 2 décembre 2002, les demandeurs avaient supprimé leurs arguments concernant le point de savoir si les directives contrevenaient à l'article 8 parce qu'elles avaient été délivrées au cours d'une enquête en matière d'évasion fiscale, et ils les avaient remplacés par des arguments fondés sur les articles 7 et 8 et sur l'objet prédominant de l'enquête.
[54]Dans ses arguments sur le critère de l«'objet prédominant», exposé dans les arrêts Jarvis et Ling, précités, le ministre a d'abord relevé que l'article 7 ne s'applique pas aux personnes morales. Celles-ci ne peuvent prétendre à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne. C'est ce qu'a jugé la Cour suprême dans l'arrêt British Columbia Securities Commission c. Branch, [1995] 2 R.C.S. 3. Les demandeurs personnes morales, c'est-à-dire les demandeurs autres que Sandler et Kligman, ne peuvent invoquer que l'article 8.
[55]Dans les arrêts Jarvis et Ling, la Cour suprême a jugé que l'ADRC peut exercer son pouvoir d'émettre des directives en vertu de l'article 231.2 de la LIR jusqu'au moment auquel l'objet prédominant d'une enquête consiste à déterminer la responsabilité pénale d'un contribuable. L'existence d'un «objet prédominant» est une question mixte de droit et de fait qui doit être décidée selon une démarche contextuelle. Une telle démarche tient compte de tous les facteurs qui intéressent la nature de l'enquête.
[56]C'est la décision de l'ADRC en tant qu'institution, plutôt que celle d'un enquêteur en particulier, qui permet de dire si l'on a véritablement résolu d'ouvrir une enquête criminelle.
[57]En l'espèce, Faribault a personnellement décidé d'entreprendre une enquête parce qu'il soupçonnait une fraude fiscale, mais cela ne prouve pas que l'ADRC a pris elle-même cette décision en tant qu'institution. Il ressort des faits qu'un «enquêteur raisonnable» ne pouvait arriver à une décision certaine. Le défendeur utilise l'expression «enquêteur raisonnable» en se référant à une jurisprudence où il était question des motifs raisonnables qu'avait un officier de police de croire qu'il pouvait procéder à une arrestation. Le défendeur a cité comme précédent à l'origine de cette analogie l'arrêt R. c. Storrey, [1990] 1 R.C.S. 241.
[58]Dans la présente affaire, le dossier était entre les mains de la SES, mais il ne lui avait pas été envoyé par la Direction générale de la vérification accompagné d'une recommandation d'examen de la responsabilité pénale. La présente espèce diffère sur ce point des arrêts Jarvis et Ling. Il se serait agi du «prolongement» d'une enquête avortée de la SES sur certains organismes de bienfaisance. Ce dossier se trouvait déjà entre les mains de la SES.
[59]Faribault n'avait aucune information pouvant constituer des motifs raisonnables de croire que les demandeurs avaient commis une fraude fiscale. Il savait seulement que les demandeurs avaient revendiqué des déductions ou crédits au titre de dons à des organismes de charité qui n'avaient pas été poursuivis pour fraude fiscale se rapportant à des dons. Ni l'ADRC ni Faribault n'avaient d'ailleurs abandonné la possibilité d'impositions de nature civile pour les demandeurs. L'interrogatoire préalable de Faribault l'atteste. Ces facteurs montrent que l'établissement d'une responsabilité pénale n'était pas l'objet prédominant des activités de la SES en ce qui concernait ces demandeurs.
[60]Dans l'arrêt Jarvis, la Cour suprême donne une liste non limitative de facteurs qui permettraient de dire si l'objet prédominant d'une enquête était la recherche d'agissements criminels. Les facteurs applicables ici, consistaient notamment à savoir si les autorités avaient des motifs raisonnables de déposer des accusations, et si leur conduite générale était compatible ou non avec la conduite d'une enquête criminelle.
[61]L'autre facteur applicable ici consiste à se demander si la preuve recherchée vise la responsabilité du contribuable en général ou uniquement sa responsabilité pénale. Les autres facteurs se rapportaient aux audits de conformité effectués par les vérificateurs et, selon le défendeur, ils n'étaient pas applicables à cette affaire.
[62]Se fondant sur ces facteurs, le ministre a répété que l'enquête avait été conduite par Faribault parce que des dossiers apparentés étaient demeurés fortuitement entre les mains de la SES, ajoutant que Faribault n'agissait pas dans l'objectif prédominant d'établir une responsabilité pénale. Les documents demandés devaient permettre d'établir l'assujettissement à l'impôt d'une manière générale, ils ne répondaient pas à une volonté précise d'établir une responsabilité pénale. Les points de droit énoncés dans les arrêts Jarvis et Ling ne font donc pas obstacle à la validité des directives.
[63]Subsidiairement, le défendeur affirme que le critère de l'objet prédominant n'est pas applicable dans un contrôle judiciaire car il n'intervient que pour écarter des éléments de preuve en vertu du paragraphe 24(2) de la Charte, dans le contexte d'un procès criminel. Le défendeur cite des extraits des arrêts Jarvis et Ling au soutien de cet argument. Selon lui, l'application du critère de l'objet prédominant serait prématurée car les documents pouvaient n'être utilisés que pour le calcul de l'assujettissement à l'impôt dans un contexte civil, sans jamais devoir servir dans des poursuites pénales.
[64]Le défendeur affirme que les lettres ne sont pas vagues au point de contrevenir à l'article 8 et par conséquent qu'elles ne devraient pas être annulées pour imprécision. Des arguments sur ce point ont été exposés par le défendeur dans ses actes de procédure antérieurs à l'audience.
Article 24--Demandeurs
[65]Puisque le défendeur a saisi ou tenté de saisir des documents en contravention de l'article 8, les directives devraient être annulées. L'annulation est une réparation que le tribunal peut prononcer en application du paragraphe 24(1), et c'est une réparation qui devrait être prononcée ici. Par ailleurs, la preuve obtenue à la suite de cette violation devrait être écartée, car son utilisation est susceptible de déconsidérer l'administration de la justice.
[66]Les demandeurs font observer qu'ils ne contestent pas la constitutionnalité de la disposition elle-même; ils se demandent si les directives sont autorisées en tant que telles par l'article 231.2, vu le contexte global et l'information recherchée.
[67]Les demandeurs font remarquer que, dans l'arrêt Collins, précité, la Cour suprême avait jugé que, pour qu'une perquisition ne soit pas abusive, elle doit être autorisée par la loi, la loi elle-même doit n'avoir rien d'abusif et la fouille ou perquisition ne doit pas être effectuée d'une manière abusive. Ils affirment que les directives ne sont pas autorisées par la loi et qu'elles ont été émises d'une manière abusive. À leur avis, les mots «autorisée par la loi» ont le sens que la Cour suprême leur a donné dans l'arrêt R. c. Caslake, [1998] 1 R.C.S. 51: il doit exister une règle écrite ou jurisprudentielle autorisant la fouille ou la perquisition, celle-ci doit être effectuée en conformité avec les exigences de fond et de forme énoncées dans cette règle, et l'étendue de la fouille ou perquisition se limite au secteur et aux objets pour lesquels la loi a conféré le pouvoir de perquisition. Ici, les directives ne répondaient pas aux exigences de fond et de forme de l'article 231.2 et dépassaient le pouvoir conféré par cette disposition.
[68]Dans les actes de procédure modifiés qu'ils ont déposés le 2 décembre 2002, les demandeurs répètent qu'il s'agit là d'un cas où les directives doivent être annulées. Pour l'heure, il n'y a pas d'éléments de preuve à écarter, puisque les demandeurs ne se sont pas encore conformés aux directives. Cela dit, il est préférable d'éviter dès le départ les contraventions à la Charte, plutôt que de statuer sur la recevabilité d'éléments de preuve après qu'ils ont été obtenus, et cela peut être au mépris de droits garantis par la Charte. Les demandeurs ont nuancé sur ce point leurs arguments en affirmant que les articles 7 et 8 ont tous deux été transgressés d'une manière qui justifie l'annulation des directives, une réparation qu'il est loisible à la Cour de prononcer.
Article 24--Défendeur
[69]Le paragraphe 24(2) ne s'applique pas à la présente affaire puisqu'aucun élément de preuve n'a encore été obtenu. Il n'y a donc aucun élément de preuve qui puisse être écarté en raison du paragraphe 24(2). Celui-ci est également inapplicable dans la mesure où nous avons ici affaire à une procédure de contrôle judiciaire, et ce paragraphe ne s'applique qu'aux procédures dans lesquelles l'utilisation d'éléments de preuve risque de déconsidérer l'administration de la justice. Le défendeur reconnaît que les directives pourraient être annulées en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte si la Cour juge qu'elles contreviennent à l'article 8 de la Charte.
[70]Selon le défendeur, le paragraphe 24(2) n'a aucune application à la présente affaire, puisque des lettres n'ont pas été produites. Puisque le paragraphe 24(2) concerne l'exclusion d'éléments de preuve et qu'il n'y a pour l'instant aucun élément de preuve à exclure, le paragraphe 24(2) n'est pas applicable. Le défendeur admet que, si le critère de l'«objet prédominant» est jugé applicable dans un contrôle judiciaire, ou si les lettres énonçant les directives sont jugées vagues au point de contrevenir à l'article 8 de la Charte, les directives pourraient alors être annulées en application du paragraphe 24(1).
ANALYSE
Articles 7 et 8
[71]La Cour suprême du Canada a récemment rendu deux arrêts dans des affaires où des contribuables contestaient les éléments de preuve recueillis contre eux par l'ADRC. Il s'agit des arrêts Jarvis et Ling, précités. Dans les deux cas, les droits garantis par la Charte ont été soigneusement étudiés et appliqués.
[72]Dans l'arrêt Jarvis, le contribuable avait reçu des lettres d'une vérificatrice qui le priait de produire des livres et registres. Des renseignements furent donc communiqués par le contribuable et son comptable. La vérificatrice et son superviseur ont alors rencontré le contribuable pour passer en revue les documents. Plusieurs mois après cette réunion, des relevés bancaires furent envoyés.
[73]Le contribuable fut accusé de fraude fiscale. La preuve obtenue durant la réunion entre le contribuable d'une part et la vérificatrice et son superviseur d'autre part, ainsi que les documents obtenus par la suite, furent écartés, et le juge de première instance [(1998), 225 A.R. 225 (B.R.)] fit droit à une requête sollicitant un verdict imposé d'acquittement. En appel [(2000), 271 A.R. 263 (C.A.)], la Cour a jugé que seuls les relevés obtenus après la réunion devaient être écartés en application du paragraphe 24(2), mais non les pièces obtenues durant la réunion. Elle a ordonné un nouveau procès. La Cour suprême du Canada a plus tard confirmé cette ordonnance.
[74]La vérificatrice et son superviseur n'avaient pas été très communicatifs sur l'éventualité du dépôt d'accusations criminelles, mais la majorité des éléments de preuve qu'ils avaient obtenus furent néanmoins jugés recevables. Dans un arrêt rédigé par les juges Iacobucci et Major, la Cour suprême du Canada a estimé que, bien que les contribuables soient tenus de coopérer avec les vérificateurs de l'ADRC aux fins des avis d'imposition, une relation contentieuse naît entre l'ADRC et le contribuable dès le moment où l'objet prédominant de l'enquête devient l'établissement d'une responsabilité pénale.
[75]Selon la Cour suprême, la protection fondamentale offerte par la Charte à l'égard de l'auto-incrimination signifie que les pouvoirs d'inspection et d'émission de directives qui sont conférés par les paragraphes 231.1(1) et 231.2(1) ne peuvent servir dans des enquêtes criminelles. Des mandats de perquisition doivent être obtenus dans ces cas en vertu de l'article 231.3 [mod. par L.C. 1994, ch. 21, art. 108].
[76]La distinction entre une enquête administrative et une enquête criminelle aux fins de l'application de la Charte requiert une analyse contextuelle. Ce qui importe, ce sont les valeurs en jeu, et non la classification d'une approche donnée. Ainsi, l'entente dans une habitation en vue d'obtenir des documents ou des renseignements ne mettra pas en jeu les mêmes droits et intérêts que s'il s'agit d'une demande écrite de communication de renseignements.
[77]La Cour suprême a fait remarquer qu'aucune ligne fixe ne précise, à toutes fins et dans tous les cas, à quel moment l'objet prédominant d'une enquête devient l'établissement d'une responsabilité pénale et cesse du même coup d'être l'établissement d'un assujettissement à l'impôt sur le plan civil, si c'était là antérieurement l'objet de l'enquête. Les juges Iacobucci et Major font observer cependant que la simple existence de motifs raisonnables ne suffira pas à franchir ce seuil. Il n'est pas nécessaire non plus cependant d'attendre le dépôt d'accusations pour que l'on puisse dire que l'objet prédominant était l'introduction de poursuites pénales.
[78]De même, la décision de la SES d'enquêter sur les affaires d'un contribuable est un facteur qui permettra de dire quel est l'objet prédominant. C'est probablement une condition préalable nécessaire à la conclusion selon laquelle l'objet prédominant est l'établissement d'une responsabilité pénale, mais, selon la Cour suprême, ce facteur n'est pas à lui seul décisif. La Cour a souligné que c'est l'ensemble des circonstances qui doit être pris en compte.
[79]La Cour suprême a donné une liste utile mais non limitative des facteurs qui permettront de dire si l'objet prédominant de l'enquête était d'établir une responsabilité pénale. C'est à ce stade que l'on pourra dire si une relation contentieuse entre le contribuable et l'État a pris naissance au point de faire intervenir l'ensemble des droits garantis par la Charte. Les sept facteurs énumérés par la Cour apparaissent au paragraphe 94 de l'arrêt:
a) Les autorités avaient-elles des motifs raisonnables de porter des accusations? Semble-t-il, au vu du dossier, que l'on aurait pu prendre la décision de procéder à une enquête criminelle? |
b) L'ensemble de la conduite des autorités donnait-elle à croire que celles-ci procédaient à une enquête criminelle? |
c) Le vérificateur avait-il transféré son dossier et ses documents aux enquêteurs? |
d) La conduite du vérificateur donnait-elle à croire qu'il agissait en fait comme un mandataire des enquêteurs? |
e) Semble-t-il que les enquêteurs aient eu l'intention d'utiliser le vérificateur comme leur mandataire pour recueillir des éléments de preuve? |
f) La preuve recherchée est-elle pertinente quant à la responsabilité générale du contribuable ou, au contraire, uniquement quant à sa responsabilité pénale, comme dans le cas de la preuve de la mens rea? |
g) Existe-t-il d'autres circonstances ou facteurs susceptibles d'amener le juge de première instance à conclure que la vérification de la conformité à la loi était en réalité devenue une enquête criminelle? [Non souligné dans l'original.] |
[80]Puis la Cour suprême a examiné les conséquences des enquêtes sous l'angle de la Charte. Elle a fait observer que l'espérance de vie privée est restreinte en ce qui a trait aux documents que l'on doit conserver et qui doivent être produits au cours d'une vérification. Il n'y a pas non plus d'immunité contre l'utilisation de la preuve dérivée. Cela signifie que les renseignements validement recueillis durant une vérification, avant que l'objet prédominant n'acquière une nature pénale, peuvent être utilisés par les enquêteurs après que ce seuil a été franchi.
[81]Ce n'est que lorsque l'objet prédominant devient l'établissement d'une responsabilité pénale que le contribuable doit être informé, avant de communiquer des éléments de preuve, qu'il fait l'objet d'une enquête portant sur une possible infraction. Cela n'empêche pas l'ADRC d'effectuer simultanément une vérification administrative et une enquête criminelle; cependant, après que l'enquête criminelle a débuté, les techniques des enquêtes criminelles, notamment la délivrance de mandats, doivent être employées, car les droits garantis par la Charte entreront en jeu.
[82]Dès que l'objet prédominant d'une enquête est l'établissement d'une responsabilité pénale, la «panoplie complète» des droits garantis par la Charte entre en jeu, pour la protection du contribuable: Jarvis, précité, au paragraphe 96. Il s'ensuit que l'on ne pourra pas recourir à l'alinéa 231.1(1)d) pour contraindre le contribuable à faire d'autres déclarations afin de faire progresser l'enquête criminelle. La deuxième conséquence, c'est qu'aucun document écrit ne pourra être inspecté ou examiné, si ce n'est à la faveur d'un mandat. En outre, aucun document ne pourra être exigé du contribuable ou d'un tiers pour faire progresser l'enquête criminelle. L'ADRC perd donc l'avantage qui découle de son pouvoir d'émettre des directives en vertu des paragraphes 231.1(1) et 231.2(1).
[83]La Cour suprême a appliqué à une affaire parallèle, l'affaire Ling, précitée, le critère qu'elle a exposé dans l'arrêt Jarvis. Dans l'affaire Ling, la Cour a confirmé une décision qui avait annulé une condamnation pour fraude fiscale et qui avait ordonné un nouveau procès. La preuve recueillie avant et pendant une rencontre entre le contribuable et un vérificateur était recevable; après cette rencontre, l'objet prédominant était d'établir la culpabilité. Par conséquent, la preuve recueillie après cette rencontre, sans que le contribuable fût adéquatement averti, était irrecevable.
[84]Comme l'a indiqué le défendeur, les points c), d), e) et g) de l'analyse ci-dessus ne s'appliquent pas dans le cas qui nous occupe car la section de la vérification de l'ADRC n'est à aucun moment intervenue dans cette affaire. Il nous reste donc les autres questions proposées par la Cour suprême. La liste n'est pas limitative, et la Cour fédérale n'est pas tenue de s'en tenir aux facteurs énumérés, mais je ferai porter l'analyse sur les facteurs en question, dans la mesure où ils sont suffisants pour me permettre de disposer de la présente demande.
[85]L'issue de la présente affaire dépend de la conduite de la SES et de ses objectifs au regard des dossiers qu'elle décide d'examiner. L'interrogatoire préalable de Faribault est ici particulièrement instructif. Faribault a décrit son cheminement professionnel à l'ADRC, anciennement appelée Revenu Canada. Puis il a lu à haute voix des extraits d'une circulaire de l'ADRC se rapportant à la fraude fiscale.
[86]Puis Faribault a été prié d'expliquer son rôle dans la présente affaire. Voici quelques propos échangés entre Faribault et l'avocat des demandeurs:
Q--Dans le présent dossier [. . .] ici, on mentionne «Où l'on soupçonne qu'il y avait eu évasion fiscale», dans le présent dossier, vous aviez des soupçons [. . .] qu'il y avait eu évasion fiscale au moment où vous avez émis les demandes péremptoires, c'est exact?
R--Des soupçons? Oui.
Q--Donc [. . .] et votre principale responsabilité comme enquêteur des enquêtes spéciales était [. . .] d'enquêter dans ce cas qui occupe les requérants ici [. . .]
R--Oui.
Q--[. . .] dans le but de recueillir des preuves de toute infraction criminelle, conformément au paragraphe 7, qui ont pu être commises, et si de telles preuves sont recueillies, de prendre les [. . .] des dispositions en vue de porter l'affaire devant les tribunaux en vertu de l'article 239 de la loi?
R--Oui. [Non souligné dans l'original.]
[87]L'avocat des demandeurs a alors réussi à obtenir de Faribault qu'il réponde par l'affirmative à la question suivante, après une interjection de l'avocat du défendeur, qui voulait s'assurer que la question avait été bien comprise:
Q--Dans le présent dossier, la politique du ministère était que le [. . .] résultat d'un acte d'évasion fiscale, là, par les requérants pouvait être un acte [. . .] une accusation au criminel en vertu du paragraphe 239 de la loi [. . .]
(Interjection de l'avocat du défendeur)--Si [. . .] vous voulez dire par ça que ça peut mener au dépôt d'accusation criminelle [. . .]
Q--C'est ça.
[. . .]
R--Oui. Bien, ça, oui.
[88]L'interrogatoire a alors porté sur les possibilités offertes à l'enquêteur. Faribault a déclaré qu'il a eu affaire à des dossiers qu'il avait conclus en procédant à de nouveaux calculs de l'assujettissement à l'impôt. Il a dit que c'était là une option à laquelle il recourait lorsque la preuve ne suffisait pas à justifier une accusation de fraude fiscale.
[89]Cependant, Faribault a déclaré que l'objet premier de l'enquête concernant les demandeurs dans la présente affaire était de recueillir des preuves de fraude fiscale:
Q--Alors, votre objectif, donc [. . .] si je comprends bien, votre objectif principal à l'égard des requérants était d'établir qu'ils aient commis une évasion fiscale, c'est ça?
A--Enquêter l'évasion fiscale, oui [. . .]
Q--Oui.
[. . .]
Q--Mais si évidemment, ça arrivait pas en bout de ligne, vous avez toujours l'opportunité de cotiser au civil?
A--Voilà.
Q--O.K. O.K. Mais vous êtes pas (sic) en train de me dire que votre objectif principal dans le dossier ici, c'était simplement d'établir des cotisations d'impôt.
A--Non [. . .]. [Non souligné dans l'original.]
[90]L'ensemble de la preuve versée dans le dossier permet de conclure que l'objet prédominant de l'enquête de l'ADRC était, dès le départ, la poursuite des demandeurs pour fraude fiscale, et l'imposition éventuelle de sanctions pénales à leur encontre. Les affirmations faites durant l'interrogatoire préalable de Faribault ne sont pas les seuls indices de cet objet prédominant; elles comptent simplement parmi les éléments de preuve les plus succincts au soutien de cette conclusion. Par conséquent, je suis d'avis que l'objet prédominant de l'enquête était la poursuite des demandeurs pour fraude fiscale.
[91]Dans l'arrêt Jarvis, la Cour suprême faisait observer que, lorsque les principes de justice fondamentale dont parle l'article 7 entrent en jeu en raison d'une conclusion selon laquelle l'objet prédominant d'une enquête est de nature pénale, l'auto-incrimination est le principe premier de justice fondamentale sur lequel sera fondée la décision. Cependant, la Cour a ajouté que ce principe ne signifie pas interdiction absolue des directives ordonnant la production de renseignements. Le droit d'une personne de ne pas communiquer de renseignements susceptibles de mettre en péril son droit à la liberté doit contrebalancer le principe opposé de justice fondamentale selon lequel les preuves pertinentes doivent, dans la quête de la vérité, être portées à la connaissance du juge des faits.
[92]Ces principes antagonistes à l'esprit, je suis enclin à suivre les conclusions tirées dans les arrêts Jarvis et Ling, selon lesquelles l'ADRC ne peut espérer que les contribuables lui communiquent des renseignements dont l'effet sera d'aider l'État à les priver de leur liberté. Par conséquent, je suis d'avis que les droits de Kligman et Sandler seraient mis en péril par des directives leur enjoignant de communiquer des renseignements afin de faire progresser une enquête dont l'objet principal est d'établir leur responsabilité pénale.
[93]Nonobstant cette conclusion, il n'est pas possible d'affirmer directement que les droits garantis par les articles 7 et 8 de la Charte, entrent immédiatement en jeu et que les directives doivent être annulées intégralement. Dans les arrêts Jarvis et Ling, la Cour suprême n'a pas été avare d'indications à propos des effets des enquêtes de l'ADRC sur les droits de personnes physiques. Cependant, ces deux affaires n'ont pas porté expressément sur les droits de personnes morales dans le contexte de telles enquêtes. Il est donc nécessaire d'examiner cette importante distinction, qui est davantage qu'une simple nuance.
[94]Une relation contentieuse entre l'État et le contribuable se manifeste lorsque l'objet prédominant de l'enquête est l'établissement d'une responsabilité pénale. Il s'agit là d'une affirmation valide, que le contribuable soit une personne physique ou une personne morale. Toutefois, les droits qui entrent en jeu dans une telle relation varieront selon la nature du contribuable. La Cour suprême a évoqué cette possibilité dans les arrêts Jarvis et Ling lorsqu'elle a affirmé que l'étendue d'un droit garanti par la Charte variera selon les circonstances. Cette variation selon les circonstances fait ressortir la nécessité d'analyser ces droits selon une approche contextuelle.
[95]Une personne morale ne peut prétendre à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne. Par conséquent, l'article 7 de la Charte ne s'applique pas aux personnes morales. La Cour suprême a jugé qu'une personne morale ne peut invoquer ce droit pour se protéger d'une enquête criminelle ou de poursuites criminelles. Cette règle a été énoncée à l'origine dans l'arrêt Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927. La règle a été réitérée dans les arrêts Thomson et British Columbia Securities Commission, précités. Il reste donc uniquement à se demander si l'article 8 peut s'appliquer ici aux sociétés demanderesses.
[96]Dans l'arrêt Jarvis, la Cour suprême expliquait que, pour savoir si une fouille, perquisition ou saisie est ou non abusive, il faut se référer au contexte dans lequel elle se déroule, ou au contexte où on entend l'exécuter. Citant l'arrêt Southam, précité, les juges Iacobucci et Major écrivaient, dans cet arrêt au paragraphe 69:
Dans l'application de l'art. 8, «il faut apprécier si, dans une situation donnée, le droit du public de ne pas être importuné par le gouvernement doit céder le pas au droit du gouvernement de s'immiscer dans la vie privée des particuliers afin de réaliser ses fins et, notamment, d'assurer l'application de la loi» ([Southam], aux pages 159-160).
[97]Il est bien établi en droit qu'une directive émise en application de l'article 231.2 constitue une saisie: arrêt McKinlay, précité. Il reste à savoir si cette fouille ou perquisition est raisonnable, auquel cas elle sera autorisée, ou si elle est abusive, auquel cas elle sera une violation de l'article 8 de la Charte.
[98]Dans l'arrêt Del Zotto (C.S.C.), précité, la Cour suprême a jugé que les directives signifiées à un contribuable dans cette affaire, directives qui exigeaient la production de documents se rapportant aux affaires financières d'un autre contribuable, ne contrevenaient pas aux articles 7 ou 8 de la Charte. Dans un bref arrêt, la Cour a dit qu'elle faisait reposer sa décision sur les motifs exposés par le juge Strayer dans l'arrêt Del Zotto (C.A.F.), précité.
[99]Dans sa décision, le juge Strayer a relevé plusieurs points dignes de mention. Il a notamment indiqué, avec précaution, que, dans une enquête fondée sur de possibles infractions à la Loi, les droits fondamentaux du contribuable ne sont pas réduits; ils sont simplement définis par référence à leur contexte [à la page 51]:
[. . .] bien que les appelants puissent évidemment invoquer la «pleine protection» offerte par des droits constitutionnels, il faut considérer, dans le contexte de l'espèce, quels sont les droits constitutionnels pertinents. [Non souligné dans l'original.]
[100]Tout en reconnaissant l'importance du droit à la vie privée, le juge Strayer a fait observer que ce droit est subordonné à des droits collectifs antagonistes.
[101]Dans la mesure où un contribuable demande qu'une somme soit déduite du revenu sur lequel il est imposable, afin de réduire son assujettissement à l'impôt, il doit être disposé à établir son droit à telle déduction. Il en découle nécessairement une intrusion dans sa vie privée, mais c'est une intrusion qui s'impose si l'on veut assurer la conformité à la loi. Une revendication excessive du droit à la vie privée pourrait conduire à des abus.
[102]Les arrêts Jarvis et Ling ont modifié dans une certaine mesure la jurisprudence qui s'était développée jusqu'à l'arrêt Del Zotto (C.A.F.), mais il est encore juste d'affirmer que le droit des personnes morales à la vie privée sera négligeable. Il l'est en comparaison de celui des personnes physiques, et il doit également être considéré à la lumière du droit de l'État de préserver l'intégrité du régime fiscal.
[103]Dans la présente affaire, les sociétés demanderesses ne sont pas des sociétés cotées en bourse, contrairement à celle dont il était question dans l'arrêt British Columbia Securities Commission, précité, mais elles tiennent néanmoins des registres qu'elles doivent conserver à des fins administratives, notamment aux fins de la LIR. Le droit à la vie privée en ce qui a trait à ces registres sera minime.
[104]Le droit des personnes morales à la vie privée est notablement restreint par comparaison au droit correspondant des particuliers. Les valeurs sur lesquelles repose le droit des particuliers à la vie privée sont la reconnaissance et le respect de l'intégrité physique et psychologique des êtres humains. Ces valeurs sont tout simplement absentes dans le cas des personnes morales. Par conséquent, je suis d'avis que ni l'article 7 ni l'article 8 de la Charte ne seront transgressés si les sociétés demanderesses sont contraintes de se conformer aux directives émises par l'ADRC.
[105]Les demandeurs ont fait valoir que les directives contrevenaient à l'article 8 parce qu'elles étaient vagues et par conséquent abusives. Cette question tient à la clarté des directives; il s'agit notamment de savoir si les documents originaux étaient exigés ou si l'ADRC recherchait plutôt des copies de ces documents.
[106]Je ne crois pas que les lettres renfermant les directives étaient vagues. Lues au regard de la LIR, elles disent clairement que ce sont les documents originaux qui sont demandés. Voici le texte du paragraphe 231.5(1) de la LIR:
231.5. (1) Lorsque, en vertu de l'un des articles 231.1 à 231.4, des documents font l'objet d'une opération de saisie, d'inspection, de vérification ou d'examen ou sont produits, la personne qui effectue cette opération ou auprès de qui est faite cette production ou tout fonctionnaire de l'Agence des douanes et du revenu du Canada peut en faire ou en faire faire des copies et, s'il s'agit de documents électroniques, les imprimer ou les faire imprimer. Les documents présentés comme documents que le ministre ou une personne autorisée atteste être des copies des documents, ou des imprimés de documents électroniques, faits conformément au présent article font preuve de la nature et du contenu des documents originaux et ont la même force probante qu'auraient ceux-ci si leur authenticité était prouvée de la façon usuelle. [Non souligné dans l'original.]
[107]La mention de la force probante du document original, et de l'obtention de copies par l'ADRC, donne à entendre que ce sont les documents originaux qui doivent être produits. Par ailleurs, les lettres ne faisaient pas état de documents dans une forme autre que leur forme originale. On présume que ce sont les originaux qui doivent être produits. Les directives ne sont donc pas imprécises au point de devoir être annulées pour cette raison.
[108]Ayant conclu que l'objet prédominant des directives est de nature pénale, et vu les indications données par la Cour suprême dans les arrêts Jarvis et Ling au regard de la constitutionnalité de la collecte d'éléments de preuve pour des enquêtes criminelles en matière fiscale, je dois examiner les recours prévus à l'article 24 de la Charte. C'est cette question que j'aborderai maintenant.
[109]Le défendeur a relevé avec raison que le paragraphe 24(2) n'est pas applicable à la présente demande de contrôle judiciaire. Dans la mesure où la preuve que l'on tentait d'obtenir au moyen des directives n'a pas encore été produite, il n'y a aucun élément de preuve à écarter. Le paragraphe 24(2) ne concerne que l'exclusion d'éléments de preuve. Il est donc plus indiqué de passer au paragraphe 24(1).
[110]Le paragraphe 24(1) me permet d'accorder «la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances», pour le cas où il y aurait contravention à la Charte. Sur le plan technique, il n'y a pas eu violation de la Charte puisque les éléments de preuve n'ont pas encore été communiqués. Cependant, je suis arrivé à la conclusion que les droits de Kligman et Sandler au regard de la Charte seront niés s'ils sont contraints de produire les pièces demandées par l'ADRC. Il est possible de leur ordonner de produire ce que les directives les ont priés de produire et de laisser au président du tribunal le soin de décider s'il convient d'écarter ou d'admettre cette preuve pour le cas où Kligman et Sandler seraient accusés de fraude fiscale. Cependant, les juges Iacobucci et Major se sont penchés sur cette hypothèse dans l'arrêt Jarvis, précité, au paragraphe 91:
Bien que l'intimée ait soutenu que les tribunaux pourraient remédier à de telles situations, nous estimons préférable de les éviter plutôt que d'y remédier.
[111]Je partage cet avis. Par conséquent, j'exerce le pouvoir discrétionnaire que me confère le paragraphe 24(1) de la Charte, et j'annule les directives signifiées personnellement à Sandler et à Kligman. Comme je n'ai constaté aucune contravention à la Charte en ce qui concerne les directives émises aux sociétés demanderesses, lesdites directives sont confirmées.
[112]À la lumière des considérations ci-dessus, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie en ce qui concerne les demandeurs Kligman et Sandler. Les directives signifiées à chacun de ces demandeurs sont annulées. Cette demande est rejetée en ce qui concerne les demanderesses MWF, Algar et Snapshot. Chacune de ces demanderesses produira les documents énumérés dans les directives, et cela dans un délai de 30 jours civils après réception de la présente ordonnance. Puisque certains des demandeurs ont eu gain de cause et les autres non, il n'y aura pas d'adjudication de dépens.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE: |
1. Cette demande de contrôle judiciaire est accueillie en ce qui concerne les demandeurs Kligman et Sandler. Les directives signifiées à chacun de ces demandeurs sont annulées.
2. Cette demande est rejetée en ce qui concerne les demanderesses MWF, Algar et Snapshot. Chacune de ces demanderesses doit produire les documents énumérés dans les directives, et ce dans un délai de 30 jours civils après réception de la présente ordonnance.
3. Puisque certains des demandeurs ont obtenu gain de cause et les autres non, il n'y aura pas d'adjudication de dépens.