A-403-01
2002 CAF 271
Charanjit Kaur Deol (appelante) (demanderesse)
c.
Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (intimé) (défendeur)
Répertorié: Deol c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (C.A.)
Cour d'appel, juges Linden, Evans et Malone, J.C.A.-- Toronto, 7 mai; Ottawa, 21 juin 2002.
Citoyenneté et Immigration -- Statut au Canada -- Résidents permanents -- Refus de délivrer des visas de résidence permanente aux membres de la famille de l'appelante pour le motif que son père était non admissible pour des raisons d'ordre médical (il souffrait d'une arthropathie chronique dégénérative des genoux à un stade avancé qui entraînerait ou risquerait d'entraîner un fardeau excessif pour les services de santé canadiens) -- La partie de l'art. 19(1)a)(ii) de la Loi sur l'immigration qui prévoit que certaines personnes appartiennent à une catégorie non admissible par suite d'une invalidité ne va pas à l'encontre de l'art. 15 de la Charte -- Lorsqu'une question de coût se pose, un fardeau est excessif lorsque les coûts risquent de dépasser de façon marquée les coûts de santé per capita moyens dépensés pour la tranche de la population canadienne qui fait partie du même groupe d'âge que le demandeur de visa (le père de l'appelante) -- En l'espèce, il était loisible à la Commission de conclure, vu l'ensemble de la preuve, qu'il était raisonnable de la part de l'agent des visas de conclure que, s'il était admis comme résident permanent, le demandeur de visa aurait probablement besoin de services de santé qui entraîneraient un fardeau excessif -- Le choix d'accepter ou non une intervention chirurgicale facultative est pertinent lorsqu'il s'agit de déterminer si l'avis d'un médecin en vertu de l'art. 19(1)a)(ii) de la Loi est raisonnable; toutefois, une personne ne peut renoncer au droit que possèdent tous les résidents permanents de se prévaloir des services de santé financés à même les fonds publics; les éléments de preuve relatifs à l'intention de ne pas subir un traitement déterminé doivent être soupesés avec tous les autres éléments de preuve pertinents pour décider si la personne en question risque d'entraîner un fardeau excessif pour les services de santé au Canada -- L'obligation d'équité due à un résident du Manitoba qui parraine un immigrant dont la destination est le Manitoba n'est pas enfreinte lorsqu'on ne fait pas connaître au parrain et au demandeur, dans la lettre avisant le demandeur que son évaluation médicale est négative, l'existence du programme de garantie du Manitoba (s'il est pertinent et s'il s'applique) -- La capacité de payer n'est pas pertinente lorsqu'il s'agit de déterminer le fardeau excessif en vertu de l'art. 19(1)a)(ii) de la Loi dans le cas d'un résident du Manitoba qui parraine un immigrant dont la destination est le Manitoba, étant donné le programme de garantie du Manitoba, dans la mesure où ce programme s'applique et est accessible dans les circonstances de l'affaire.
Droit constitutionnel -- Charte des droits -- Droits à l'égalité -- Refus de délivrer des visas de résidence permanente aux membres de la famille de l'appelante pour le motif que son père était non admissible pour des raisons d'ordre médical (il souffrait d'une arthropathie chronique dégénérative des genoux à un stade avancé qui entraînerait ou risquerait d'entraîner un fardeau excessif pour les services de santé canadiens) -- La partie de l'art. 19(1)a)(ii) de la Loi sur l'immigration qui prévoit que certaines personnes appartiennent à une catégorie non admissible par suite d'une invalidité ne va pas à l'encontre de l'art. 15 de la Charte -- L'art. 19(1)a)(ii) n'a pas un objet ou un effet discriminatoires au sens de la garantie d'égalité -- Le fait que la demanderesse soit l'enfant d'un parent qui s'est vu refuser un visa en raison d'une affection qui coûte cher à soigner ne porte atteinte ni à sa valeur individuelle ni à sa dignité humaine; sa filiation n'a pas pour effet de lui attribuer une déficience ou une autre caractéristique personelle -- À l'instar de tout autre demandeur de visa, le père de la demanderesse a été déclaré non admissible pour des raisons d'ordre médical sur la foi d'évaluations médicales individualisées et de pronostics au sujet de son état de santé et du fardeau qu'il risquait en conséquence d'entraîner pour les services de santé au Canada.
Le père, la mère, la soeur et les deux frères de l'appelante, qui vivent en Inde, se sont vus refuser des visas de résidence permanente parce que M. Ranjit Singh, qui est le demandeur de visa principal et le père de l'appelante, a été jugé non admissible pour des raisons d'ordre médical parce qu'il souffrait d'une arthropathie chronique dégénérative des genoux à un stade avancé qui, selon un médecin, entraînerait ou risquerait d'entraîner un fardeau excessif pour les services de santé canadiens. La Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) a rejeté l'appel interjeté de cette décision. Elle a conclu qu'une intervention chirurgicale dans un avenir rapproché constituait un pronostic réaliste; que l'arthroplastie totale des genoux au Canada coûterait environ 40 000 $, ce qui constituait un fardeau excessif pour les services de santé au Canada parce que ce fardeau serait supérieur à la normale; que les éléments de preuve ne démontraient pas que M. Singh refuserait de subir l'intervention maintenant ou dans un avenir prévisible; que la lettre de l'agent des visas (la lettre d'équité) renfermait suffisamment d'éléments d'information pour donner à M. Singh une possibilité suffisante de fournir des éléments de preuve au sujet de son refus de subir l'intervention chirurgicale; que son devoir d'équité n'obligeait pas l'agent des visas à informer M. Singh de l'existence du programme de garantie (les parrains peuvent fournir au ministère de la Santé provincial une lettre de crédit irrévocable pour garantir le coût des services de santé dont le parent qu'ils parrainent peut avoir besoin) offert aux résidents du Manitoba qui parrainent des membres de leur famille qui projettent de s'installer dans cette province; que la capacité de M. Singh de payer tous les soins médicaux qu'il pourrait recevoir ne constituait pas un facteur pertinent et, enfin, que le sous-alinéa 19(1)a)(ii) de la Loi sur l'immigration ne contrevenait pas à l'article 15 de la Charte.
Le juge de la Section de première instance a rejeté la demande de contrôle judiciaire de cette décision, apparemment pour le motif qu'une personne peut être jugée non admissible pour des raisons d'ordre médical lorsque les risques de «fardeau excessif» dépendent entièrement du coût des services dont l'intéressé aura probablement besoin, et non du fait que la demande relative aux services en question dépasse déjà l'offre. Il a également jugé qu'il était raisonnable de la part de la Commission de conclure que M. Singh pourrait choisir de subir une intervention chirurgicale plus tard si son état se détériorait; il a aussi conclu que l'agent des visas n'était pas tenu d'informer M. Singh de la façon dont il pouvait surmonter l'obstacle du «fardeau excessif» en attirant son attention sur un programme offert non pas par Citoyenneté et Immigration Canada ou par un autre organisme fédéral, mais bien par le ministère de la Santé de la province du Manitoba. Le juge a rejeté l'argument que l'agent des visas aurait dû tenir compte de la capacité de M. Singh ou de tout autre membre de sa famille d'assumer les frais de l'intervention chirurgicale. De plus, il n'était possible de se prévaloir du programme que pendant les 60 jours écoulés entre l'envoi de la lettre d'équité et le refus du visa, un délai qui était expiré depuis longtemps. Après avoir procédé à l'analyse prescrite par l'arrêt Law c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497, le juge de la Section de première instance a statué que le refus de délivrer un visa pour des raisons d'ordre médical n'enfreignait pas le droit à l'égalité de l'appelante et que, s'il l'enfreignait, il était protégé par l'article premier en tant que limite raisonnable. Il s'agissait en l'espèce d'un appel de cette décision.
Arrêt: l'appel est rejeté.
L'article 22 du Règlement sur l'immigration de 1978 comporte une liste non exhaustive de facteurs dont il faut tenir compte pour déterminer la non-admissibilité pour des raisons d'ordre médical, dont la question de savoir si la prestation de services de santé dont le demandeur peut avoir besoin au Canada est limitée, mais il n'est cependant pas expressément question du coût de ces services. Les frais peuvent, à eux seuls, constituer un «fardeau excessif» au sens du sous-alinéa 19(1)a)(ii). Si l'on tient compte à la fois des coûts et de la disponibilité, il était de toute évidence loisible à la Commission de conclure, vu l'ensemble de la preuve, qu'il était raisonnable de la part de l'agent des visas de conclure que, s'il était admis comme résident permanent, M. Singh aurait probablement besoin de services de santé qui entraîneraient un fardeau excessif pour le Canada.
Par «fardeau excessif pour les services sociaux ou de santé», il faut entendre un fardeau supérieur à la normale, à condition que l'écart avec la normale soit significatif. Pour déterminer ce qui constitue un écart «significatif» dans ce contexte, il faut tenir compte de toutes les circonstances de l'espèce. Pour ce qui est de la mesure acceptable du fardeau normal, lorsque la question qui se pose est celle des coûts, le fardeau normal devrait être mesuré en fonction du segment de la population canadienne qui se situe dans le même groupe d'âge que la personne qui demande l'admission au Canada. Étant donné que l'arthroplastie totale des genoux est loin d'être une intervention courante chez les gens qui sont dans la soixantaine avancée et qu'il n'est pas pleinement tenu compte des coûts entraînés pour une telle opération dans le calcul des coûts moyens per capita des services de santé utilisés par cette tranche de la population, il n'est pas nécessaire de connaître le coût moyen per capita des soins de santé pour ce groupe d'âge pour pouvoir prédire que, si M. Singh subit l'intervention chirurgicale en question, ces coûts seront de beaucoup supérieurs à la moyenne. En l'espèce, en plus du coût des services de santé qui seraient probablement nécessaires, la Commission disposait d'éléments de preuve au sujet de l'existence d'une liste d'attente au Manitoba pour les personnes devant subir une arthroplastie totale des genoux. Ce facteur était suffisant pour permettre à la Commission de conclure que l'avis des médecins suivant lequel l'admission de M. Singh au Canada risquait d'entraîner un fardeau excessif pour les services de santé reposait sur un fondement rationnel. En l'espèce, l'absence d'éléments de preuve portés à la connaissance de la Commission au sujet de ce qu'il faut entendre par «coûts de soins de la santé normaux» ne justifie pas l'intervention de la Cour.
Même si la question de savoir si M. Singh avait choisi de renoncer à l'intervention chirurgicale constituait un facteur pertinent, cela ne saurait constituer un facteur déterminant pour décider si l'admission de cette personne au Canada risquerait d'entraîner un fardeau excessif pour les services de santé. On ne peut renoncer pour l'avenir au droit de se prévaloir des services de santé financés à même les fonds publics dont on pourrait avoir besoin.
Le devoir d'équité n'obligeait pas l'agent des visas à dévoiler l'existence du programme de garantie du Manitoba ou à en divulguer les détails. L'existence de ce programme et la possibilité pour l'appelante et sa famille de s'en prévaloir n'étaient tout simplement pas des facteurs qui entraient en jeu lorsqu'il s'agissait de décider de refuser de délivrer un visa à M. Singh pour cause de non-admissibilité pour des raisons d'ordre médical.
La Commission n'a pas commis d'erreur de droit en ne tenant pas compte de la capacité de la demanderesse ou des membres de sa famille de payer le coût de l'intervention chirurgicale qui pouvait être recommandée dans le cas de M. Singh. Il n'est pas possible de faire respecter un engagement personnel de payer les services de santé qui peuvent être nécessaires après que l'intéressé a été admis au Canada en tant que résident permanent si les services peuvent être obtenus sans obligation de paiement.
L'article 15 de la Charte n'a pas été enfreint. Si on présume que l'appelante satisfait aux deux premiers volets du critère posé dans l'arrêt Law, à savoir une différence de traitement et l'existence d'un des motifs énumérés à la base de cette différence de traitement, elle ne satisfait pas au troisième volet du critère étant donné que, lorsqu'on tient compte des facteurs contextuels, le sous-alinéa 19(1)a)(ii) n'a pas un objet ou un effet discriminatoires au sens de la garantie d'égalité. Le fait que l'appelante soit l'enfant d'un parent qui s'est vu refuser un visa en raison d'une affection qui coûte cher à soigner ne porte atteinte ni à sa valeur individuelle ni à sa dignité humaine. Par conséquent, l'appelante n'a pas établi l'existence du lien nécessaire entre le motif pour lequel son père s'est vu refuser un visa et la discrimination dont elle aurait été victime au sens de la Constitution. L'appelante n'est pas victime de discrimination parce que M. Singh a été déclaré non admissible pour des raisons d'ordre médical sur la foi d'évaluations médicales individualisées et de pronostics au sujet de son état de santé et du fardeau qu'il risquait en conséquence d'entraîner pour les services de santé au Canada. Elle ne peut donc prétendre être victime de discrimination en raison du fait que la disposition législative la prive d'un avantage d'une manière qui dénote une application stéréotypée de présumées caractéristiques personnelles ou de groupe ou qui a par ailleurs pour effet de perpétuer ou de promouvoir l'opinion qu'elle est moins capable ou est moins digne d'être reconnue ou valorisée en tant qu'être humain ou que membre de la société canadienne. Un autre facteur dont il y a lieu de tenir compte est celui de la nature des droits touchés. À cet égard, personne, qu'il soit citoyen canadien ou résident permanent, n'a le droit à ce que les autres membres de sa famille viennent le rejoindre au Canada. Les résidents permanents ont plutôt le droit de parrainer les membres de leur famille, lesquels seront admis au Canada s'ils satisfont aux critères d'admission. Finalement, même si l'appelante peut être profondément déçue par suite du refus, faute d'atteinte à la dignité humaine, un tel grief ne peut fonder une allégation de discrimination et de refus d'égalité devant la loi au sens de l'article 15.
lois et règlements
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 1, 15.
Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 52. |
Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 3c), 8(1), 19(1)a)(ii). |
Règlement sur l'immigration de 1978, DORS/78-172, art. 22. |
jurisprudence
décisions appliquées:
Law c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497; (1999), 170 D.L.R. (4th) 1; 43 C.C.E.L. (2d) 49; 236 N.R. 1; Pervez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2001 CFPI 1420; [2001] A.C.F. no 1948 (1re inst.); Chiau c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2001] 2 C.F. 297; (2000), 195 D.L.R. (4th) 422; 265 N.R. 121 (C.A.); Granovsky c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [2000] 1 R.C.S. 703; (2000), 186 D.L.R. (4th) 1; 50 C.C.E.L. (2d) 177; 253 N.R. 329.
distinction faite d'avec:
Poon c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2000), 198 F.T.R. 56; 10 Imm. L.R. (3d) 75 (C.F.1re inst. ); Manto c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2001), 205 F.T.R. 165 (C.F. 1re inst.); Fei c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] 1 C.F. 274; (1997), 131 F.T.R. 81; 39 Imm. L.R. (2d) 266 (1re inst.); Shan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1998), 153 F.T.R. 238 (C.F. 1re inst.); Yogeswaran c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1997), 129 F.T.R. 151 (C.F. 1re inst.); conf. par (1999), 1 Imm. L.R. (3d) 177; 247 N.R. 221 (C.A.F.).
décisions examinées:
Ismaili c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1995), 100 F.T.R. 139; 29 Imm. L.R. (2d) 1 (C.F. 1re inst.); Benner c. Canada (Secrétaire d'État), [1997] 1 R.C.S. 358; (1997), 143 D.L.R. (4th) 577; 42 C.R.R. (2d) 1; 37 Imm. L.R. (2d) 195; 208 N.R. 81.
décisions mentionnées:
Choi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1995), 98 F.T.R. 308; 29 Imm. L.R. (2d) 85 (C.F. 1re inst.); Jim c. Canada (Solliciteur général) (1993), 69 F.T.R. 252; 22 Imm. L.R. (2d) 261 (C.F. 1re inst.); R. c. Edwards, [1996] 1 R.C.S. 128; (1996), 26 O.R. (3d) 736; 132 D.L.R. (4th) 31; 104 C.C.C. (3d) 136; 45 C.R. (4th) 307; 192 N.R. 81; 88 O.A.C. 321; Cabaldon c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1998), 140 F.T.R. 296; 42 Imm. L.R. (2d) 12 (C.F. 1re inst.).
APPEL d'une décision de la Section de première instance (Deol c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2001), 19 Imm. L.R. (3d) 26) rejetant une demande de contrôle judiciaire de la Section d'appel de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (Deol c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2000] D.S.A.I. no 214 (QL)) qui a rejeté l'appel de la décision par laquelle un agent des visas a refusé des visas de résidence permanente au père, à la mère, à la soeur et aux deux frères de l'appelante au motif que le demandeur principal, le père de l'appelante, a été jugé non admissible pour des raisons d'ordre médical étant donné que son admission au Canada entraînerait ou risquerait d'entraîner un fardeau excessif pour les services de santé canadiens. Appel rejeté.
ont comparu:
David Matas pour l'appelante.
Marie-Louise Wcislo et Sharlene Telles-Langdon pour l'intimé.
avocats inscrits au dossier:
David Matas, Winnipeg, pour l'appelante.
Le sous-procureur général du Canada, pour l'intimé.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
Le juge Evans, J.C.A.:
A. INTRODUCTION
[1]Charanjit Kaur Deol vit à Winnipeg. Elle est résidente permanente au Canada depuis 1991. En juin 1993, elle a présenté un engagement d'aide en vue de parrainer l'admission au Canada de son père, de sa mère, de sa soeur et de ses deux frères, qui vivent présentement en Inde. Les membres de sa famille se sont vus refuser des visas de résidence permanente parce que M. Ranjit Singh, qui est le demandeur de visa principal et le père de Mme Deol, a été jugé non admissible pour des raisons d'ordre médical.
[2]À l'époque, M. Singh, qui était âgé de 65 ans, souffrait notamment d'une arthropathie chronique dégénérative des genoux à un stade avancé qui limitait ses activités quotidiennes et qui restreignait ses déplacements au point où il devait marcher à l'aide d'une canne. Le médecin qui l'a examiné a conclu que l'admission de M. Singh au Canada entraînerait ou risquerait d'entraîner un fardeau excessif pour les services sociaux ou de santé canadiens.
[3]Dans une décision portant la date du 22 février 2000 [[2002] D.S.A.I. no 214 (QL)], la section d'appel de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) a rejeté l'appel interjeté par Mme Deol de la décision par laquelle M. Singh avait été jugé non admissible pour des raisons d'ordre médical. La Commission a conclu qu'il en coûterait environ 40 000 $ pour opérer M. Singh au Canada, ce qui serait plus lourd que la normale et constituerait donc un fardeau excessif. Le juge Muldoon a rejeté la demande de contrôle judiciaire de la décision de la Commission: Deol c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2001), 19 Imm. L.R. (3d) 26 (C.F. 1re inst.).
[4]Le juge de première instance a certifié les cinq questions suivantes qui devaient être tranchées en appel [au paragraphe 48]:
1. La partie du sous-alinéa 19(1)a)(ii) de la Loi sur l'immigration qui prévoit que certaines personnes appartiennent à une catégorie non admissible par suite d'une invalidité est-elle nulle et sans effet en vertu de l'article 52 de la Charte et doit-elle être retranchée de la Loi sur l'immigration? |
2. La norme du «plus lourd que la normale» est-elle une mesure acceptable du fardeau excessif en vertu du sous-alinéa 19(1)a)(ii) de la Loi sur l'immigration? Si c'est le cas, quels sont les critères acceptables pour déterminer ce qui est normal? |
3. Le choix d'accepter ou non une intervention chirurgicale facultative est-il pertinent lorsqu'il s'agit de déterminer si l'avis d'un médecin en vertu du sous-alinéa 19(1)a)(ii) de la Loi sur l'immigration est raisonnable ou non? |
4. Enfreint-on l'obligation d'équité due à un résident du Manitoba qui parraine un immigrant dont la destination est le Manitoba lorsqu'on ne fait pas connaître au parrain et au demandeur, dans la lettre avisant le demandeur que son évaluation médicale est négative et l'invitant à présenter des renseignements additionnels qui ne se trouvent pas déjà au dossier, l'existence du programme de garantie du Manitoba (s'il est pertinent et s'il s'applique)? |
5. La capacité de payer est-elle pertinente, ou non, lorsqu'il s'agit de déterminer le fardeau excessif en vertu du sous-alinéa 19(1)a)(ii) de la Loi sur l'immigration dans le cas d'un résident du Manitoba qui parraine un immigrant dont la destination est le Manitoba, étant donné le programme de garantie du Manitoba, dans la mesure où ce programme s'applique et qu'il est accessible dans les circonstances de l'affaire? |
L'avocat de Mme Deol soutient également que le juge de première instance a commis une erreur de droit en jugeant qu'une conclusion de fardeau excessif peut être fondée exclusivement sur le coût des services de santé dont le demandeur de visa aura probablement besoin par opposition à la mesure dans laquelle il existe une pénurie au Canada en ce qui concerne les services requis.
B. LA DÉCISION DE LA COMMISSION
[5]La Commission a examiné les éléments de preuve relatifs à l'état de santé de M. Singh et a conclu que, même si les médecins qui avaient produit des rapports ne s'entendaient pas sur la question de savoir si M. Singh devait ou non subir une opération chirurgicale sans délai, leurs rapports permettaient de conclure que, compte tenu de la gravité de l'état de santé de M. Singh et des symptômes correspondants, une intervention chirurgicale dans un avenir rapproché constituait un pronostic réaliste. La Commission a conclu que si l'on procédait à l'arthroplastie totale des genoux de M. Singh au Canada, il en coûterait environ 40 000 $, ce qui constituait un «fardeau excessif» pour les services de la santé au Canada parce que ce fardeau serait supérieur à «la normale».
[6]La Commission s'est également demandée si M. Singh avait décidé de renoncer à l'intervention chirurgicale, laquelle était facultative, en ce sens que, bien qu'elle pût être nécessaire pour améliorer sa qualité de vie, il ne mourrait pas s'il ne la subissait pas. La Commission a conclu que les éléments de preuve portés à sa connaissance ne démontraient pas, selon la prépondérance des probabilités, que M. Singh refuserait de subir cette intervention maintenant ou dans un avenir prévisible et qu'il se contenterait des soins non chirurgicaux moins chers qu'il pouvait recevoir pour soulager son arthropathie.
[7]La Commission a par ailleurs conclu que, dans la «lettre d'équité» qu'il avait fait parvenir à M. Singh avant de rendre sa décision au sujet de la demande de visa, l'agent des visas avait exposé en détail les réserves formulées par les médecins, et notamment l'affirmation qu'il aurait besoin des soins d'un spécialiste et d'une «chirurgie d'arthroplastie totale des genoux». La lettre renfermait donc suffisamment d'éléments d'information pour donner à M. Singh une possibilité suffisante de fournir des éléments de preuve au sujet de son refus de subir l'intervention chirurgicale. En réponse à cette lettre, M. Singh a produit d'autres rapports médicaux sans toutefois déclarer qu'il refuserait de subir l'intervention en question.
[8]La Commission a également statué que son devoir d'équité n'obligeait pas l'agent des visas à informer M. Singh de l'existence du programme de garantie offert aux résidents du Manitoba qui parrainent des membres de leur famille qui projettent de s'installer dans cette province. Ce programme prévoit que les parrains peuvent fournir au ministère de la Santé provincial une lettre de crédit irrévocable pour garantir le coût des services de santé dont le parent qu'il parraine peut avoir besoin. La Commission a considéré que la capacité de M. Singh de payer tous les soins médicaux qu'il pourrait recevoir ne constituait pas un facteur pertinent.
[9]La Commission s'est aussi brièvement demandée si les dispositions de la Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, en vertu desquelles M. Singh s'était vu refuser un visa, en l'occurrence le sous-alinéa 19(1)a)(ii), contrevenaient à l'article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, [L.R.C. (1985), appendice II no 44]] au motif qu'elles créent une discrimination fondée sur la déficience. Elle a écarté cet argument en expliquant que le refus de délivrer un visa à une personne au motif qu'elle n'est pas admissible au Canada pour des raisons d'ordre médical ne repose pas seulement sur une déficience, mais sur le fardeau excessif que l'admission de cette personne risquerait ainsi d'entraîner pour les services de santé du Canada.
C. LA DÉCISION DE LA SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE
[10]Il semble que, pour rejeter la demande de contrôle judiciaire dont il était saisi, le juge Muldoon a statué qu'une personne peut être jugée non admissible pour des raisons d'ordre médical lorsque les risques de «fardeau excessif» dépendent entièrement du coût des services dont l'intéressé aura probablement besoin, et non du fait que la demande relative aux services en question dépasse déjà l'offre. Le juge Muldoon a cité la décision Yogeswaran c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1997), 129 F.T.R. 151 (C.F. (1re inst.), à la page 155; confirmée par (1999), 1 Imm. L.R. (3d) 177 (C.A.F.), à titre d'exemple d'un cas de non-admissibilité pour des raisons d'ordre médical où le facteur principal était le coût. Il a également conclu qu'il était raisonnable de la part de la Commission de conclure que M. Singh pouvait choisir de subir une intervention chirurgicale plus tard si son état se détériorait.
[11]Quant à la présumée entorse à la justice commise par l'agent des visas parce qu'il n'a pas signalé à l'attention de M. Singh l'existence du programme de garantie du Manitoba, le juge Muldoon a fait remarquer que c'est celui qui demande le visa qui a le fardeau de démontrer qu'il remplit les conditions requises pour pouvoir être admis au Canada. L'agent des visas n'était donc pas tenu d'informer M. Singh de la façon dont il pouvait surmonter l'obstacle du «fardeau excessif» en attirant son attention sur ce programme, qui était d'ailleurs offert non pas par Citoyenneté et Immigration Canada ou par un autre organisme fédéral, mais bien par le ministère de la Santé de la province du Manitoba. Il a également souligné l'insuffisance de la preuve sur ce programme, et notamment sur la possibilité pour Mme Deol de s'en prévaloir.
[12]Invoquant le jugement Choi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1995), 98 F.T.R. 308 (C.F. 1re inst.), à la page 315, le juge Muldoon a rejeté l'argument que l'agent des visas aurait dû tenir compte de la capacité de M. Singh ou de tout autre membre de sa famille d'assumer les frais de l'intervention chirurgicale. Une fois admis au Canada, M. Singh aurait droit aux mêmes services de santé financés par l'État que tout autre résident permanent. De plus, au moment où la Commission a été saisie de l'affaire, le programme de garantie ne prévoyait de toute évidence pas de moyen efficace de s'assurer que les frais médicaux assumés par M. Singh ne proviennent pas des fonds publics, étant donné que M. Singh ne pouvait s'en prévaloir que pendant un court délai, à savoir les 60 jours écoulés entre l'envoi de la lettre d'équité et le refus du visa, un délai qui était évidemment expiré depuis longtemps.
[13]Quant à l'argument constitutionnel, le juge Muldoon a déclaré que les résidents étrangers qui ne sont pas citoyens du Canada n'ont pas la capacité d'invoquer la Charte. La question à se poser était donc celle de savoir si le refus de délivrer un visa à M. Singh au motif que son admission au Canada risquait d'entraîner un «fardeau excessif» pour les services sociaux au Canada portait atteinte au droit à l'égalité garanti à Mme Deol en vertu de l'article 15 de la Charte. Après avoir procédé à l'analyse prescrite par l'arrêt Law c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497, le juge a statué que le refus en question n'enfreignait pas l'article 15 de la Charte et que, s'il l'enfreignait, il était protégé par l'article premier en tant que limite raisonnable.
D. LE CADRE LÉGISLATIF
Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2
19. (1) Les personnes suivantes appartiennent à une catégorie non admissible:
a) celles qui souffrent d'une maladie ou d'une invalidité dont la nature, la gravité ou la durée probable sont telles qu'un médecin agréé, dont l'avis est confirmé par au moins un autre médecin agréé, conclut:
[. . .]
(ii) soit que leur admission entraînerait ou risquerait d'entraîner un fardeau excessif pour les services sociaux ou de santé;
Charte canadienne des droits et libertés
15. (1) La loi ne fait acception de personne et s'applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge ou les déficiences mentales ou physiques.
E. QUESTIONS EN LITIGE ET ANALYSE
[14]J'ai quelque peu modifié l'ordre et la formulation des questions certifiées pour tenir compte de la façon dont les arguments ont été exposés au cours du débat.
Question 1 Une conclusion de «fardeau excessif» peut-elle être fondée exclusivement sur les coûts supplémentaires prévus que l'admission de la personne qui demande la résidence permanente au Canada risquerait d'entraîner? |
[15]Il semble que, dans le jugement Yogeswaran, précité, le juge McKeown ait tenu seulement compte du coût de l'enseignement spécialisé dont le fils à charge du demandeur de visa aurait besoin pour conclure que l'admission du fils imposerait un fardeau «plus lourd que la normale» et, partant, un fardeau excessif pour les services sociaux. Bien qu'elle ait confirmé le jugement Yogeswaran, notre Cour n'a pas explicitement abordé ce point. Par conséquent, j'estime que ce jugement n'a pas pour effet de trancher la question soulevée par l'avocat dans le présent appel.
[16]Plus récemment, dans le jugement Pervez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2001 CFPI 1420; [2001] A.C.F. no 1948 (1re inst.) (QL), le juge Simpson a déclaré ce qui suit, au paragraphe 14:
Le demandeur prétend en outre que le rapport du médecin agréé n'était pas raisonnable parce qu'il ne prenait en compte que l'aspect monétaire du fardeau excessif. Cependant, étant donné les coûts élevés de la dialyse et d'une transplantation, je suis d'avis qu'il était suffisant que le rapport ne traite que de l'aspect monétaire. Je devrais ajouter que je suis certaine que la conclusion du médecin agréé quant au fardeau excessif, s'il avait traité de la disponibilité d'une transplantation et de la dialyse, aurait été la même.
[17]Dans ses motifs, le juge Simpson n'a pas cité la jurisprudence de la Section de première instance qui, selon l'avocat de Mme Deol, établit que le coût à lui seul ne permet pas de conclure à l'existence d'un fardeau excessif et que cette jurisprudence devrait être suivie en l'espèce. Avant d'examiner cette jurisprudence, je tiens à signaler que l'article 22 du Règlement sur l'immigration de 1978, DORS/78-172, propose une liste non exhaustive de facteurs dont les médecins sont censés tenir compte pour décider si la personne qui demande un visa de résidence permanente n'est pas admissible pour des raisons d'ordre médical. Parmi ces facteurs, mentionnons la question de savoir si la prestation de services de santé dont cette personne peut avoir besoin au Canada est limitée. Le Règlement ne parle cependant pas expressément du coût de ces services.
[18]La Cour a toutefois statué, dans le jugement Ismaili c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1995), 100 F.T.R. 139 (C.F. 1re inst.), que la loi ne confère pas au ministre le pouvoir de prendre des règlements portant sur la non-admissibilité pour des raisons de santé liées à l'existence d'un fardeau excessif, mais uniquement de prendre des règlements relatifs à la non-admissibilité pour des motifs de santé et de sécurité publiques. Ainsi, la loi ne définit pas l'expression «fardeau excessif». Le bien-fondé du jugement Ismaili, précité, n'est pas contesté dans le présent appel. En conséquence, il est important d'examiner attentivement les décisions sur le «fardeau excessif» qui ont été rendues avant le jugement Ismaili, précité, sur le fondement de l'article 22, y compris le jugement Jim c. Canada (Solliciteur général) (1993), 69 F.T.R. 252 (C.F. 1re inst.).
[19]Parmi les décisions rendues après le jugement Ismaili, précité, l'avocat de Mme Deol invoque notamment le jugement Poon c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2000), 198 F.T.R. 56 (C.F. 1re inst.), dans lequel, au paragraphe 21, le juge Pelletier (maintenant juge à la Cour d'appel) déclare ce qui suit:
Le coût à lui seul ne peut être un facteur déterminant. Si c'était le cas, on s'attendrait à ce que les lois et les règlements fassent mention du coût excessif plutôt que du fardeau excessif.
Cette conception des règles de droit applicables a récemment été suivie dans le jugement Manto c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2001), 205 F.T.R. 165 (C.F. 1re inst.), aux paragraphes 28 et 29.
[20]Il me semble toutefois, en y regardant de plus près, que, dans ces décisions, la Cour n'a pas décidé qu'une personne qui a besoin de services qui coûtent cher mais pour lesquels la demande est faible n'est pas pour cette raison non admissible pour des raisons d'ordre médical. Ces décisions constituent plutôt des précédents qui appuient la proposition plus limitée suivant laquelle, étant donné qu'il y a lieu de tenir compte à la fois des coûts et de la disponibilité des services pour décider s'il existe un fardeau excessif, le dossier doit démontrer que le médecin a examiné des éléments de preuve se rapportant à ces deux facteurs. Les autres décisions citées par l'avocat de Mme Deol semble aller dans le même sens: Fei c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] 1 C.F. 274 (1re inst.); Shan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1998), 153 F.T.R. 238 (C.F. 1re inst.).
[21]Il est peut-être difficile de concilier le jugement Pervez, précité, avec ces décisions, car le juge Simpson y déclare expressément qu'il est inutile que le rapport médical aille plus loin que la question des coûts. Elle s'est toutefois également dite prête à conclure, au vu des faits portés à sa connaissance, qu'un examen de la question de la disponibilité n'aurait rien changé à sa décision.
[22]À mon avis, les frais peuvent, à eux seuls, constituer un «fardeau excessif» au sens du sous-alinéa 19(1)a)(ii). Dans le jugement Poon (précité, au paragraphe 21), le juge Pelletier a convenu que, même s'ils ne sont pas mentionnés dans la Loi ou le Règlement, les coûts constituent un facteur pertinent. Le volet du critère de la non-admissibilité pour des raisons d'ordre médical qui se rapporte au «fardeau excessif» témoigne de la volonté du législateur de protéger les ressources publiques consacrées aux soins de la santé contre toute demande exceptionnellement lourde.
[23]Je tiens par ailleurs à signaler que l'expression que l'on trouve dans la Loi est «fardeau excessif» et non «demande excessive». L'expression «demande excessive» aurait bien pu être considérée comme le pendant de l'expression «offre insuffisante». Or, on peut, sans forcer le sens des mots, interpréter l'expression «fardeau excessif» comme englobant à la fois les coûts et la disponibilité des services de santé dont un demandeur de visa aura probablement besoin s'il est admis au Canada.
[24]De plus, il serait irréaliste de dissocier les coûts de la disponibilité. Si un nombre suffisant de personnes nécessitent des services de santé qui coûtent cher mais qui font l'objet d'une faible demande, il se peut qu'on doive réaffecter des ressources déjà consacrées à d'autres services pour lesquels la demande est plus élevée, créant ou allongeant ainsi la liste d'attente pour ces services. Il est également possible qu'une demande accrue pour un service déterminé empêche la redistribution de ressources en faveur de services pour lesquels il existe une pénurie.
[25]Quoi qu'il en soit, suivant la preuve soumise à la Commission en l'espèce par le Dr Walter G. Waddell, qui travaille pour les Services de santé de l'immigration à Citoyenneté et Immigration Canada, un patient nécessitant une arthroplastie totale des genoux au Manitoba pouvait avoir à attendre entre huit et vingt mois avant de subir cette opération. Un chirurgien orthopédiste, le Dr Farid Sharif, a témoigné devant la Commission qu'au Canada, les listes d'attente pour ce type d'intervention chirurgicale varient de trois à dix-huit mois. L'admission de M. Singh pourrait donc retarder l'accès d'autres personnes à ce type d'opération.
[26]Ainsi, si l'on tient compte à la fois des coûts et de la disponibilité, il était de toute évidence loisible à la Commission de conclure, vu l'ensemble de la preuve, qu'il était raisonnable de la part de l'agent des visas de conclure que, s'il était admis comme résident permanent, M. Singh aurait probablement besoin de services de santé qui entraîneraient un fardeau excessif pour le Canada. En conséquence, rien ne justifie de modifier cet aspect de la décision dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire.
Question 2 La Commission a-t-elle commis une erreur de droit en concluant que les services de santé dont le père de l'appelante aurait besoin risqueraient d'entraîner un fardeau excessif lorsqu'elle a défini le «fardeau excessif» comme un fardeau supérieur à la normale et lorsqu'elle a défini la «demande normale» en fonction du coût per capita moyen des services de la santé pour la population canadienne dans son ensemble? |
[27]L'argument de l'appelante est que, dans la mesure où le fardeau excessif que l'admission d'un demandeur de visa risque d'entraîner en raison des services de santé dont il est susceptible d'avoir besoin dépend du coût des services qu'il est susceptible d'utiliser, ces coûts représentent un fardeau excessif seulement s'ils dépassent le coût per capita moyen des services de santé pour la tranche de la population canadienne qui se situe dans le même groupe d'âge que le demandeur de visa en question. Comme les personnes âgées recourent en moyenne davantage aux services de santé que les adolescents ou que les jeunes adultes ou les gens d'âge moyen, il est illogique de définir la demande normale en fonction des coûts per capita moyens des services de santé utilisés par la population en général.
[28]D'ailleurs, l'avocat fait remarquer que le formulaire d'avis médical utilisé par les médecins semble mesurer la demande prévue de l'intéressé en fonction de sa tranche d'âge. Ainsi, on trouve dans le profil médical les explications suivantes au sujet du code D1: «Demande non susceptible d'être plus élevée que celle du résident canadien moyen faisant partie de son groupe d'âge». L'avocat fait valoir que, comme aucune preuve n'a été présentée à la Commission au sujet des coûts de la santé per capita moyens de l'ensemble des Canadiens ou de ceux qui sont dans la soixantaine avancée, il n'était pas loisible en droit à la Commission de conclure qu'une opération chirurgicale de 40 000 $ dépassait à tel point la normale pour devoir être considérée comme un fardeau excessif.
[29]En revanche, l'avocate du ministre exhorte la Cour à confirmer que, par «fardeau excessif», il faut entendre un fardeau supérieur à la normale et que le fardeau normal devrait se mesurer en fonction de l'ensemble de la population sur une période de cinq années consécutives ou de dix années, si des coûts importants risquent d'être engagés après cette période.
[30]Sur le premier point, je souscris aux premières décisions dans lesquelles la Section de première instance a jugé que, par «fardeau excessif pour les services sociaux ou de santé», il faut entendre un fardeau supérieur à la normale, à condition que l'écart avec la normale soit significatif. Pour déterminer ce qui constitue un écart «significatif» dans ce contexte, il faut tenir compte de toutes les circonstances de l'espèce.
[31]Pour ce qui est de la mesure acceptable du fardeau normal, je suis d'accord avec l'avocat de Mme Deol pour dire que, lorsque la question qui se pose est celle des coûts, le fardeau normal devrait être mesuré en fonction du segment de la population canadienne qui se situe dans le même groupe d'âge que la personne qui demande l'admission au Canada. Sinon, une personne qui jouit d'une bonne santé pourrait être déclarée non admissible pour des raisons d'ordre médical du simple fait qu'elle appartient à une tranche d'âge pour laquelle les coûts per capita moyens des services de santé dépassent de beaucoup ceux de la population dans son ensemble.
[32]Un tel résultat irait à l'encontre de l'objectif de réunification des familles--et notamment des proches parents--au Canada qui est énoncé à l'alinéa 3c) de la Loi, et sous-estimerait les avantages sociaux et économiques que comporte l'admission des membres d'une même famille qui sont parrainés. D'ailleurs, ce sont vraisemblablement des considérations de cet ordre qui expliquent pourquoi le formulaire d'avis médical oblige le médecin à déterminer si la demande de services médicaux du demandeur est susceptible d'être plus forte que celle du résident canadien moyen faisant partie de son groupe d'âge.
[33]Le seul élément de preuve que l'on trouve au dossier au sujet de la notion de «fardeau normal» se retrouve dans le contre-interrogatoire que le Dr Kerry Kennedy a subi au sujet de l'affidavit qu'il avait souscrit aux fins du présent appel. Le Dr Kennedy, qui est médecin principal à la Direction générale des services médicaux au ministère de la Citoyenneté et de l'Immigration, a déclaré que le coût moyen des soins de santé per capita pour la population du Canada dans son ensemble s'établissait à 12 000 $ sur une période de cinq ans. Aucun élément de preuve n'a été porté à l'attention de la Commission sur ce point.
[34]J'estime toutefois, pour les motifs qui suivent, que l'absence de preuve quant aux coûts de santé moyens per capita pour les résidents canadiens âgés entre 65 et 70 ans est sans incidence en l'espèce.
[35]Premièrement, compte tenu de ses autres problèmes de santé, on risquerait de devoir débourser en soins de santé pour M. Singh des coûts qui correspondent aux coûts moyens per capita des résidents canadiens de sa tranche d'âge, même s'il ne devait pas se faire opérer aux genoux. Bien qu'elle ne soit pas rare, l'arthroplastie totale des genoux est loin d'être une intervention courante chez les gens qui sont dans la soixantaine avancée, de sorte qu'il n'est pas pleinement tenu compte des coûts entraînés par une telle opération dans le calcul des coûts moyens per capita des services de santé utilisés par cette tranche de la population. Il n'est donc pas nécessaire de connaître en fait le coût moyen per capita des soins de la santé pour ce groupe d'âge pour pouvoir prédire que, si M. Singh subit l'intervention chirurgicale en question, ses coûts seront de beaucoup supérieurs à la moyenne.
[36]En second lieu, le choix du groupe de comparaison approprié ne joue un rôle que dans l'hypothèse où la non-admissibilité pour des raisons d'ordre médical dépend des coûts. Or, en l'espèce, en plus du coût des services de santé dont M. Singh aurait probablement besoin, la Commission disposait d'éléments de preuve au sujet de l'existence d'une liste d'attente au Manitoba pour les personnes devant subir une arthroplastie totale des genoux. La durée prévue d'attente était de trois à vingt mois. À mon avis, ce facteur était suffisant pour permettre à la Commission de conclure que l'avis des médecins suivant lequel l'admission de M. Singh au Canada risquait d'entraîner un fardeau excessif pour les services de santé reposait sur un fondement rationnel.
[37]Ainsi, l'absence d'éléments de preuve portés à la connaissance de la Commission au sujet de ce qu'il faut entendre par «coûts de soins de la santé normaux» ne justifie pas l'intervention de la Cour.
Question 3 Le fait que l'intéressé a refusé de subir l'intervention chirurgicale facultative indiquée dans son cas est-il pertinent lorsqu'il s'agit de déterminer si son admission au Canada risque d'entraîner un fardeau excessif pour les services de la santé au Canada? |
[38]Il semble que, pour déterminer quels services de la santé M. Singh utiliserait probablement s'il était admis au Canada, la Commission a considéré comme un facteur pertinent le fait qu'il avait choisi de renoncer à l'intervention chirurgicale. Je suis d'accord pour dire qu'il s'agit là d'un facteur pertinent. Je conviens par ailleurs aussi avec la Commission que les éléments de preuve selon lesquels un demandeur de visa peut choisir de ne pas subir une intervention chirurgicale ne saurait constituer un facteur déterminant pour décider si l'admission de cette personne au Canada risquerait d'entraîner un fardeau excessif pour les services de santé. On ne peut renoncer pour l'avenir au droit de se prévaloir des services de santé financés à même les fonds publics dont on pourrait avoir besoin.
[39]Pour déterminer quels services de santé une personne est susceptible d'utiliser après son admission au Canada, il faut apprécier l'ensemble des circonstances, en particulier la preuve médicale. La Commission a examiné la preuve administrée en l'espèce dans cette optique et elle a conclu qu'il n'y avait pas suffisamment d'éléments de preuve pour pouvoir conclure que M. Singh refuserait une intervention chirurgicale maintenant ou plus tard. Il était tout à fait raisonnable de la part de la Commission de conclure que, comme la maladie dégénérative dont il souffrait était déjà à un stade avancé et que son état continuait à se détériorer, son besoin d'intervention chirurgicale deviendrait suffisamment pressant pour qu'il se fasse probablement opérer dans les cinq années de son admission au Canada.
[40]L'avocat de Mme Deol affirme que la Commission a commis une erreur parce qu'elle s'est demandée si M. Singh était susceptible de refuser une intervention chirurgicale facultative au lieu de se demander s'il choisissait probablement de ne pas la subir. Je dois avouer que je ne vois pas en quoi le choix entre ces deux formules a une grande incidence sur la conclusion de la Commission sur la question clé, en l'occurrence la question de savoir si l'on pouvait raisonnablement s'attendre que, s'il était admis, M. Singh subirait une arthroplastie totale des genoux au Canada.
Question 4 La Commission a-t-elle commis une erreur en concluant que l'agent des visas n'avait pas manqué à son devoir d'équité en ne révélant pas l'existence d'un programme de garantie provincial aux termes duquel les répondants qui résident au Manitoba peuvent s'engager à rembourser à la province les frais médicaux engagés par un membre parrainé de la famille qui prévoit vivre au Manitoba? |
[41]L'argument de l'avocat sur cette question est que l'agent aurait dû informer M. Singh au sujet de l'existence du programme de garantie. Il affirme que, si la «lettre d'équité» avait contenu ce renseignement, Mme Deol aurait pu entreprendre des démarches auprès du ministère de la Santé du Manitoba en vue de soumettre une lettre de crédit irrévocable pour garantir les frais médicaux engagés pour soigner M. Singh. Le délai de 60 jours imparti à l'intéressé pour répondre à la lettre d'équité en produisant des éléments supplémentaires constituait la période propice pour le dépôt d'une lettre de crédit. Si Mme Deol avait été en mesure de conclure une telle entente, l'admission de M. Singh n'aurait pas risqué d'entraîner un fardeau excessif pour les services de la santé au Canada et il aurait, avec d'autres membres de sa famille, pu obtenir les visas nécessaires.
[42]À mon avis, le devoir d'équité n'obligeait pas l'agent des visas à dévoiler l'existence du programme de garantie du Manitoba ou à en divulguer les détails. En common law, l'auteur d'une décision administrative peut être tenu, pour respecter l'équité, de divulguer à la personne touchée les éléments d'information sur lesquels une décision défavorable peut être fondée pour que cette personne formule ses commentaires à cet égard. L'intéressé est ainsi en mesure de connaître les éléments de preuve auxquels il doit répondre et d'y répondre. Tel n'est évidemment pas le cas en l'espèce. L'existence du programme du Manitoba et la possibilité pour Mme Deol et sa famille de s'en prévaloir ne sont tout simplement pas des facteurs qui entrent en jeu lorsqu'il s'agit de décider de refuser de délivrer un visa à M. Singh pour cause de non-admissibilité pour des raisons d'ordre médical.
[43]Bien que l'obligation de divulgation puisse parfois exiger la communication de certains renseignements, même si ceux-ci ne font pas partie des motifs de la décision, l'équité n'obligeait pas en l'espèce l'agent des visas à aller jusqu'à fournir aux intéressés des renseignements au sujet du programme du Manitoba qui auraient pu aider M. Singh à démontrer que son admission n'entraînerait pas de fardeau excessif pour les services de la santé au Canada.
[44]Premièrement, le contenu du devoir d'équité auquel est tenu l'agent des visas se trouve à l'extrémité inférieure du registre (Chiau c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2001] 2 C.F. 297 (C.A.), au paragraphe 41). Deuxièmement, le paragraphe 8(1) de la Loi impose aux demandeurs de visa le fardeau d'établir qu'ils ont droit au visa qu'ils réclament. Troisièmement, les renseignements en question en l'espèce ne concernaient pas un programme fédéral et rien ne permet de penser que les détails du programme du Manitoba étaient publics.
[45]Quatrièmement, l'obligation de divulguer s'applique aux renseignements qui sont nettement susceptibles d'être utiles pour rendre la décision. Or, il est loin d'être certain que le programme aurait aidé l'agent des visas à prendre sa décision. D'une part, le programme ne vaut que pour les services de santé offerts au Manitoba, de sorte que si M. Singh était allé s'installer en Ontario, les frais médicaux auraient été en entier supportés par le Régime d'assurance-maladie de l'Ontario et la province n'aurait pas pu les récupérer de Mme Deol. D'autre part, les éléments de preuve portés à la connaissance de la Commission ne permettaient pas de savoir avec certitude si le programme de garantie s'appliquait non seulement aux personnes admises grâce à des permis délivrés par le ministre pour des raisons d'ordre humanitaire, mais aussi à ceux qui entrent au Canada à titre de résidents permanents. De plus, l'existence du programme est sans rapport avec les préoccupations relatives au «fardeau excessif» que pourrait entraîner une pénurie dans les services de santé requis par le demandeur de visa.
Question 5 La Commission a-t-elle commis une erreur de droit en ne tenant pas compte de la capacité de la demanderesse ou des membres de sa famille de payer le coût de l'intervention chirurgicale qui pouvait être recommandée dans le cas de M. Singh? |
[46]À mon avis, la Commission n'a pas commis d'erreur sur ce point. Ainsi qu'il a déjà été jugé dans plusieurs décisions, il n'est pas possible de faire respecter un engagement personnel de payer les services de santé qui peuvent être nécessaires après que l'intéressé a été admis au Canada en tant que résident permanent si les services peuvent être obtenus sans obligation de paiement. Le ministre n'a pas la faculté d'assujettir l'admission d'une personne au Canada à titre de résident permanent à la condition que cette personne ne demande pas de remboursement du régime d'assurance-maladie de la province ou qu'elle promette de rembourser le coût de tout service utilisé (voir, par exemple, les jugements Choi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), précité, au paragraphe 30; Cabaldon c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1998), 140 F.T.R. 296 (C.F. 1re inst.), au paragraphe 8; et Poon, précité, aux paragraphes 18 et 19).
[47]L'avocat soutient qu'à cause du programme de garantie du Manitoba, ces décisions ont une application limitée lorsque le répondant est un résident du Manitoba et que l'immigrant prévoit s'établir dans cette province. Étant donné que le dépôt d'une lettre de crédit rendrait Mme Deol légalement responsable du coût des services de santé fournis à M. Singh, l'agent des visas aurait dû tenir compte de la capacité de payer de Mme Deol.
[48]Je n'accepte pas cet argument. Premièrement, cette thèse n'a pas été défendue devant l'agent des visas et les demandeurs de visas ont la charge d'établir qu'ils remplissent les conditions requises pour obtenir le visa. Deuxièmement, même si Mme Deol satisfaisait aux exigences du programme du Manitoba, la lettre de crédit ne vaudrait pas pour les frais médicaux engagés dans une autre province. Troisièmement, dans la mesure où M. Singh est déclaré non admissible pour des raisons d'ordre médical en vertu du sous-alinéa 19(1)a)(ii) à cause de la pénurie de services de santé dont on prévoit qu'il aura besoin, l'existence du programme de garantie devient sans objet. Quatrièmement, étant donné que Mme Deol n'avait pas demandé d'être visée par le programme de garantie avant que l'agent des visas ne refuse de délivrer le visa et comme elle ne pouvait pas s'en prévaloir par la suite, l'existence de ce programme ne pouvait jouer aucun rôle tant en ce qui concerne la décision de l'agent des visas que celle de la Commission.
Question 6 La Commission a-t-elle commis une erreur de droit en statuant que l'agent des visas qui refuse de délivrer un visa au motif que la personne qui réclame ce visa souffre d'une déficience n'enfreint pas l'article 15 de la Charte? |
[49]L'avocat de Mme Deol fait valoir que le sous-alinéa 19(1)a)(ii) de la Loi sur l'immigration est inopérant dans la mesure où il rend une personne non admissible au Canada en raison d'une déficience. Il souligne que la déficience physique est l'un des motifs de discrimination expressément interdits à l'article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés et que la limite apportée par le législateur au droit d'être protégé contre toute discrimination fondée sur une déficience dans ce contexte législatif ne peut être justifiée par l'article premier de la Charte.
[50]L'avocat de l'appelante est disposé à concéder, dans le cadre du présent appel, que, comme le juge Muldoon l'a conclu, la protection de la Charte ne s'applique pas à M. Singh dans ses rapports avec le gouvernement canadien à l'étranger. Je partirai donc de ce principe. Il fait cependant valoir qu'en tant que fille d'un père qui souffre d'une déficience physique, Mme Deol est en mesure d'invoquer l'interdiction contenue à l'article 15 de la Charte relativement à la discrimination fondée sur la déficience. Mme Deol a été traitée moins favorablement qu'un répondant dont le père n'est pas atteint d'une déficience physique.
[51]L'examen de tout moyen tiré de l'article 15 doit se faire en conformité avec le cadre analytique établi dans l'arrêt Law, précité, et en tenant compte des autres précédents qui peuvent se rapporter au problème particulier à l'examen. Pour trancher le présent appel, je suis disposé à présumer que Mme Deol satisfait aux deux premiers volets du critère posé dans l'arrêt Law, à savoir une différence de traitement et l'existence d'un des motifs énumérés à la base de cette différence de traitement.
[52]Je tiens toutefois à signaler que le mot «déficience» ne constitue pas un élément essentiel de l'économie du sous-alinéa 19(1)a)(ii), étant donné que les autres mots que le législateur y emploie pour définir les motifs initiaux de non-admissibilité, à savoir «maladie ou [. . .] invalidité» sont suffisamment larges pour englober le cas de M. Singh. Ainsi, dans la mesure où l'avocat a tenté de restreindre sa contestation de la constitutionnalité de l'exclusion de M. Singh à la présence du mot «déficience» dans ce sous-alinéa, son argument n'est pas convaincant. Néanmoins, pour le présent appel, je pars du principe que les objections de l'avocat s'appliquent de façon plus générale à une exclusion fondée sur une non-admissibilité pour raisons de santé.
[53]À mon avis, l'argument de l'avocat relève manifestement du troisième volet de l'arrêt Law (précité, au paragraphe 88), étant donné que, lorsqu'on tient compte des facteurs contextuels, le sous-alinéa 19(1)a)(ii) n'a pas «un objet ou un effet discriminatoires au sens de la garantie d'égalité». Le juge Iacobucci a fourni d'autres points de repère pour cerner la notion de discrimination dans le contexte constitutionnel lorsqu'il a expliqué qu'il y a lieu de tenir compte de la question suivante dans le cadre de cette analyse;
La différence de traitement est-elle discriminatoire en ce qu'elle impose un fardeau au demandeur ou le prive d'un avantage d'une manière qui dénote une application stéréotypée de présumées caractéristiques personnelles ou de groupe ou qui a par ailleurs pour effet de perpétuer ou de promouvoir l'opinion que l'individu touché est moins capable ou est moins digne d'être reconnu ou valorisé en tant qu'être humain ou que membre de la société canadienne, qui mérite le même intérêt, le même respect et la même considération?
[54]Pour pouvoir répondre à ces questions, il importe dans un premier temps de se rappeler que Mme Deol est la personne dont on affirme que les droits à l'égalité ont été violés. Elle ne peut invoquer les droits que l'article 15 confère à son père, même en supposant que la Charte s'appliquait à ce dernier alors qu'il se trouvait à l'étranger. Une personne ne peut pas non plus se contenter d'invoquer qu'un tiers a été victime de discrimination pour démontrer que ses propres droits, garantis par l'article 15, ont été violés (R. c. Edwards, [1996] 1 R.C.S. 128, à la page 145).
[55]Néanmoins, je reconnais également que, dans certains cas, les droits garantis à un enfant par l'article 15 peuvent être violés par suite de la discrimination dont son père ou sa mère ont été victimes. Ainsi, dans l'affaire Benner c. Canada (Secrétaire d'État), [1997] 1 R.C.S. 358, la Cour devait se prononcer sur un moyen tiré de l'article 15 qui était invoqué par une personne qui n'avait pas acquis la citoyenneté canadienne parce qu'elle était née à l'étranger à l'intérieur du mariage avant le 15 février 1977 d'une mère canadienne et d'un père étranger. Si son père avait été citoyen canadien, M. Benner aurait acquis automatiquement la citoyenneté canadienne par filiation. Ainsi que le juge Iacobucci l'explique (au paragraphe 82):
Le lien entre un enfant et son père ou sa mère a un caractère particulièrement unique et intime. L'enfant ne choisit pas ses parents. Leur nationalité, leur couleur ou leur race sont des caractéristiques tout aussi personnelles et immuables pour l'enfant que si elles étaient les siennes propres.
[56]Ainsi, pour replacer cet énoncé dans le cadre analytique de l'arrêt Law, précité, une personne peut invoquer l'article 15 lorsqu'elle se voit refuser un avantage en raison d'une caractéristique personnelle de son père ou de sa mère et que ce refus a pour effet de porter atteinte à sa valeur en tant que personne. J'estime toutefois que le fait que Mme Deol soit l'enfant d'un parent qui s'est vu refuser un visa en raison d'une affection qui coûte cher à soigner ne porte atteinte ni à sa valeur individuelle ni à sa dignité humaine. Sa filiation n'a pas pour effet de lui attribuer une déficience ou une autre caractéristique personnelle. Par conséquent, Mme Deol n'a pas établi l'existence du lien nécessaire entre le motif pour lequel son père s'est vu refuser un visa et la discrimination dont elle aurait été victime au sens de la Constitution.
[57]Un autre facteur dont la Cour a tenu compte dans son analyse dans l'arrêt Benner, précité, était le fait que la loi qui nie le droit automatique à la citoyenneté canadienne accordé aux enfants de pères canadiens nés à l'étranger vise principalement l'enfant. Ainsi que le juge Iacobucci l'explique (au paragraphe 78):
Les dispositions contestées de la Loi sur la citoyenneté ne visent pas les parents des demandeurs, mais les demandeurs eux-mêmes. Elles ne déterminent pas les droits à la citoyenneté de la mère de l'appelant, mais uniquement ceux de l'appelant lui-même. La mère de l'appelant n'est concernée que parce que l'étendue des droits de celui-ci est tributaire du sexe de celui de ses parents qui est canadien.
[58]Par contraste, le sous-alinéa 19(1)a)(ii) vise principalement ceux qui demandent un visa et non ceux qui les parrainent. Les droits de parrainage que la loi reconnaît à Mme Deol n'entrent en jeu que parce que l'admission de son père au Canada dépend de la réponse à la question de savoir s'il est atteint d'une déficience qui risque d'entraîner un fardeau excessif pour les services de santé au Canada.
[59]Pour ces motifs, il me semble qu'il y a lieu de faire une distinction entre l'affaire Benner, précitée, et la présente espèce et que l'arrêt Benner n'étaye pas vraiment l'argument de Mme Deol suivant lequel les droits que lui confère l'article 15 ont été violés.
[60]La conclusion que Mme Deol n'est pas victime de discrimination en l'espèce est également appuyée par le fait que, à l'instar de tout autre demandeur de visa, M. Singh a été déclaré non admissible pour des raisons d'ordre médical sur la foi d'évaluations médicales individualisées et de pronostics au sujet de son état de santé et du fardeau qu'il risquait en conséquence d'entraîner pour les services de la santé au Canada. Le législateur n'a donc pas éliminé toutes les personnes atteintes d'une déficience en leur attribuant en bloc des caractéristiques stéréotypées, mais il a essayé d'établir des distinctions en fonction de la situation concrète de chaque demandeur de visa, y compris M. Singh (voir l'arrêt Granovsky c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [2000] 1 R.C.S. 703, aux paragraphes 33 et 37).
[61]Dans ces conditions, Mme Deol ne peut prétendre être victime de discrimination en raison du fait que le sous-alinéa 19(1)a)(ii) la prive d'un avantage «d'une manière qui dénote une application stéréotypée de présumées caractéristiques personnelles ou de groupe» (arrêt Law, précité, au paragraphe 88), ou qui a par ailleurs pour effet de perpétuer ou de promouvoir l'opinion qu'elle «est moins capable ou est moins digne d'être reconnu[e] ou valorisé[e] en tant qu'être humain ou que membre de la société canadienne» (ibid.).
[62]Un autre facteur contextuel dont il y a lieu de tenir compte dans le cadre de l'analyse proposée dans l'arrêt Law (précité, au paragraphe 74) est celui de la nature des droits touchés. À cet égard, il y a lieu de noter que personne--qu'il soit citoyen canadien ou résident permanent--n'a le droit à ce que les autres membres de sa famille viennent le rejoindre au Canada. Les résidents permanents ont plutôt le droit de parrainer les membres de leur famille, lesquels seront admis au Canada s'ils satisfont aux critères d'admission. Mme Deol a exercé ce droit et la demande de visa de son père a été refusée sur la foi d'une évaluation individuelle du fardeau qu'il risquait d'imposer aux services de santé canadiens en raison de la déficience dont il est atteint. Le sous-alinéa 19(1)a)(ii) n'enfreint pas les droits que l'article 15 garantit à Mme Deol.
[63]Finalement, je ne doute pas que Mme Deol soit profondément déçue et triste de ne pouvoir obtenir que son père et sa mère et d'autres proches parents viennent la rejoindre au Canada. Elle peut également éprouver une certaine envie ou même un sentiment d'injustice face à des amis qui ont été en mesure de parrainer l'admission de leurs parents qui ne sont pas atteints d'une déficience qui risquerait d'entraîner un fardeau pour les services de santé. Néanmoins, ainsi que la Cour suprême l'a souligné dans l'arrêt Law, précité, faute d'atteinte à la dignité humaine d'une des manières précitées, de tels griefs ne peuvent fonder une allégation de discrimination et de refus d'égalité devant la loi au sens de l'article 15.
[64]Par conséquent, compte tenu des facteurs contextuels qui ont été examinés, je conclus que le ministre peut invoquer le sous-alinéa 19(1)a)(ii) pour refuser de délivrer un visa à M. Singh. Ce refus ne fait pas de Mme Deol une victime de discrimination au sens constitutionnel du terme parce qu'il ne «porte [pas] atteinte à sa dignité humaine ou à sa liberté» (Law, précité, au paragraphe 51).
F. DISPOSITIF
[65]Pour ces motifs, je suis d'avis de rejeter l'appel et de répondre de la façon suivante aux questions certifiées:
Question 1: La partie du sous-alinéa 19(1)a)(ii) de la Loi sur l'immigration qui prévoit que certaines personnes appartiennent à une catégorie non admissible par suite d'une invalidité est-elle nulle et sans effet en vertu de l'article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 [annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] et doit-elle être retranchée de la Loi sur l'immigration? |
Réponse: Non. |
Question 2: La norme du «plus lourd que la normale» est-elle une mesure acceptable du fardeau excessif en vertu du sous-alinéa 19(1)a)(ii) de la Loi sur l'immigration? Si c'est le cas, quels sont les critères acceptables pour déterminer ce qui est normal? |
Réponse: La loi ne définit pas ce qu'il faut entendre par «fardeau excessif». Dans ces conditions, lorsqu'une question de coût se pose, un fardeau est excessif lorsque les coûts risquent de dépasser de façon marquée les coûts de santé per capita moyens dépensés pour la tranche de la population canadienne qui fait partie du même groupe d'âge que l'auteur de la demande de visa. |
Question 3: Le choix d'accepter ou non une intervention chirurgicale facultative est-il pertinent lorsqu'il s'agit de déterminer si l'avis d'un médecin en vertu du sous-alinéa 19(1)a)(ii) de la Loi sur l'immigration est raisonnable ou non? |
Réponse: Oui. Toutefois, une personne ne peut renoncer pour l'avenir au droit que possèdent tous les résidents permanents de se prévaloir des services de santé financés à même les fonds publics. Les éléments de preuve relatifs à l'intention de ne pas subir un traitement déterminé doivent être soupesés avec tous les autres éléments de preuve pertinents pour décider si la personne en question risque d'entraîner un fardeau excessif pour les services de santé au Canada. |
Question 4: Enfreint-on l'obligation d'équité due à un résident du Manitoba qui parraine un immigrant dont la destination est le Manitoba lorsqu'on ne fait pas connaître au parrain et au demandeur, dans la lettre avisant le demandeur que son évaluation médicale est négative et l'invitant à présenter des renseignements additionnels qui ne se trouvent pas déjà au dossier, l'existence du programme de garantie du Manitoba (s'il est pertinent et s'il s'applique)? |
Réponse: Non. |
Question 5: La capacité de payer est-elle pertinente, ou non, lorsqu'il s'agit de déterminer le fardeau excessif en vertu du sous-alinéa 19(1)a)(ii) de la Loi sur l'immigration dans le cas d'un résident du Manitoba qui parraine un immigrant dont la destination est le Manitoba, étant donné le programme de garantie du Manitoba, dans la mesure où ce programme s'applique et qu'il est accessible dans les circonstances de l'affaire? |
Réponse: Suivant les faits de la présente affaire, non. |
Le juge Linden, J.C.A.: Je suis du même avis.
Le juge Malone, J.C.A.: Je suis du même avis.