T-2377-00
2002 CFPI 643
Soldat Thomas John Forsyth, numéro matricule B51 641 513 (demandeur)
c.
Le procureur général du Canada et le lieutenant-colonel Alain Ménard, en sa qualité de juge militaire (défendeurs)
Répertorié: Forsyth c. Canada (Procureur général) (1re inst.)
Section de première instance, juge Gibson--Ottawa, 13 mai et 5 juin 2002.
Compétence de la Cour fédérale -- Section de première instance -- Contrôle judiciaire de la décision d'un juge militaire portant que la cour martiale permanente avait compétence pour juger l'accusé (le demandeur) après le retrait d'une accusation au criminel devant un tribunal civil fondée sur le même comportement reproché -- La Section de première instance a compétence exclusive, en vertu de l'art. 18 de la Loi sur la Cour fédérale, pour décerner un bref de prohibition dans de telles circonstances -- L'art. 28 n'est pas applicable -- Cour martiale permanente est un office fédéral -- L'art. 18.5 prévoit que, lorsqu'une loi fédérale prévoit expressément qu'il peut être interjeté appel d'une décision rendue par un office fédéral, la décision ne peut faire l'objet de prohibition -- L'art. 18.5 n'écarte pas la compétence de la Section de première instance -- Le droit d'un accusé d'interjeter appel d'une décision telle que celle faisant l'objet d'examen est implicite, par contraste avec le droit d'appel du ministre prévu à l'art. 230.1 de la Loi sur la défense nationale.
Droit administratif -- Contrôle judiciaire -- Prohibition -- Contrôle judiciaire de la décision d'un juge militaire portant que la cour martiale permanente avait compétence pour juger l'accusé (le demandeur) après le retrait d'une accusation au criminel devant un tribunal civil fondée sur le même comportement reproché -- Le demandeur demande un bref de prohibition pour empêcher la tenue du procès devant la cour martiale -- MacKay c. Rippon, [1978] 1 C.F. 233 (1re inst.) fait toujours autorité: la prohibition a un caractère facultatif lorsque l'incompétence n'est pas évidente au vu de la procédure -- L'art. 162 de la Loi sur la défense nationale requiert qu'une accusation aux termes du code de discipline militaire soit traitée avec toute la célérité possible -- L'obligation de célérité est mieux servie en permettant à la Cour martiale d'instruire l'accusation puis en portant appel pour incompétence, plutôt qu'en demandant un contrôle judiciaire -- Il ne serait pas dans l'intérêt véritable de la justice de décerner un bref de prohibition, comme cela pourrait constituer un précédent et rendrait plus complexe encore le système de justice militaire.
Forces armées -- Contrôle judiciaire de la décision d'un juge militaire portant que la Cour martiale permanente avait compétence pour juger l'accusé (le demandeur) après le retrait d'une accusation au criminel devant un tribunal civil fondée sur le même comportement reproché -- La Section de première instance a compétence en l'espèce, en vertu de l'art. 18 de la Loi sur la Cour fédérale, pour décerner un bref de prohibition visant le juge militaire, cette compétence n'étant pas écartée par l'art. 18.5; il n'est pas dans l'intérêt véritable de la justice de décerner de manière discrétionnaire un bref de prohibition, cela ne constituant pas la façon de procéder avec la plus grande célérité possible, tel que le requiert l'art. 162 de la Loi sur la défense nationale -- Le demandeur ne peut invoquer son propre défaut d'obtenir le rejet de l'accusation (pour absence de preuve) pour faire obstacle à l'exercice de la compétence concurrente du système de justice militaire -- Il n'y a pas concurrence inconvenante entre les systèmes de justice civile et militaire.
Il s'agissait d'une demande de contrôle judiciaire visant la décision interlocutoire par laquelle un juge militaire a rejeté la demande d'une décision portant que la cour martiale permanente n'avait pas compétence pour juger l'accusé. Par suite d'une querelle domestique, le demandeur avait été inculpé de voies de fait simples en application du Code criminel, mais on avait retiré l'accusation le jour de la date fixée pour le début du procès. Le demandeur savait que le seul témoin des voies de fait reprochées, son ancienne petite amie, n'était pas disponible pour témoigner. Les autorités militaires ont par la suite décidé de faire instruire l'accusation par une cour martiale permanente. Le demandeur a demandé que soit décerné un bref de prohibition interdisant au juge militaire d'instruire le procès. L'article 18 de la Loi sur la Cour fédérale confère, sous réserve de l'article 28, compétence exclusive à la Section de première instance pour décerner un bref de prohibition contre tout office fédéral. L'article 18.5 prescrit que, lorsqu'une loi fédérale prévoit expressément qu'il peut être interjeté appel d'une décision ou d'une ordonnance d'un office fédéral, celle-ci peut faire l'objet de prohibition.
Les questions en litige étaient les suivantes: 1) la Cour avait-elle compétence en l'espèce, en vertu de l'article 18 de la Loi sur la Cour fédérale, pour décerner un bref de prohibition visant un juge militaire; 2) l'article 18.5 de la Loi sur la Cour fédérale faisait-il obstacle à la demande d'un bref de prohibition; 3) la Cour devrait-elle exercer son pouvoir discrétionnaire et décerner un bref de prohibition?
Jugement: la demande doit être rejetée.
1) La Section de première instance avait compétence exclusive pour décerner un bref de prohibition. L'article 28 ne s'appliquait pas et nul ne contestait que la Cour martiale permanente était un office fédéral.
2) L'article 18.5 n'écartait pas la compétence conférée à la Cour, en vertu de l'article 18, d'accorder la mesure de redressement demandée. L'alinéa 230b) de la Loi sur la défense nationale octroie à toute personne assujettie au code de discipline militaire un droit d'appel devant la Cour d'appel de la cour martiale en ce qui concerne la légalité de tout verdict de culpabilité d'une cour martiale. La question de la compétence de la cour martiale permanente est en rapport avec celle de la légalité d'un tel verdict. L'alinéa 230.1b) autorise le ministre à en appeler devant la Cour d'appel de la cour martiale de la légalité de tout verdict de non culpabilité prononcé par une cour martiale (le pendant du droit d'appel conféré à l'accusé par l'alinéa 230b)). L'alinéa 230.1d) accorde au ministre un droit d'appel devant la Cour d'appel de la cour martiale en ce qui concerne la légalité d'une décision d'une cour martiale qui met fin aux délibérations à l'égard d'une accusation. Une telle décision constituerait le pendant de la décision sous examen qui confirme la compétence de la cour martiale permanente à l'égard de l'accusation portée contre le demandeur. Les dispositions de l'alinéa 230.1d) sont des dispositions expresses d'une loi fédérale qui prévoient un droit d'appel et qui n'ont pas leur équivalent, en faveur d'une personne telle que le demandeur, à l'article 230 ou dans toute autre disposition de la Loi sur la défense nationale ou de toute autre loi fédérale. Le droit d'une personne telle que le demandeur d'en appeler d'une décision comme celle sous examen est simplement implicite.
3) La Cour a déclaré dans MacKay c. Rippon, [1978] 1 C.F. 233 (1re inst.) que, lorsque l'incompétence est évidente sur le vu des pièces procédurales, il y a lieu à prohibition, mais lorsque le vice de compétence n'est pas aussi clair, la délivrance d'un bref de prohibition est facultative. Malgré le commentaire formulé dans Rushnell c. Canada (Procureur général) (2001), 201 F.T.R. 196 (C.F 1re inst.), selon lequel on ne peut plus se fonder sur la décision MacKay, celle-ci est toujours pertinente et juste pour ce qui est du caractère facultatif du bref de prohibition, ainsi que de la «grande prudence et bienveillance» qu'il y a lieu d'exercer avant de décerner un tel bref dans une situation comme celle en l'espèce. L'article 162 de la Loi sur la défense nationale stipule qu'une accusation aux termes du code de discipline militaire doit être traitée avec toute la célérité possible. Il aurait été conforme aux dispositions de l'article 162 que le demandeur laisse la Cour martiale permanente traiter l'accusation portée contre lui, puis en appelle d'un éventuel verdict de culpabilité au motif qu'il n'était pas valide pour incompétence. Le temps requis pour procéder de la sorte aurait été beaucoup moins important que celui qui a été consacré à la demande de contrôle judiciaire. Il ne serait pas dans l'intérêt véritable de la justice de décerner un bref de prohibition, comme cela pourrait constituer un précédent et rendrait plus complexe encore le système de justice militaire.
Le défaut du demandeur de profiter de l'occasion d'obtenir le rejet de l'accusation, ce qui aurait empêché pour toujours qu'une accusation équivalente soit portée contre lui devant le système de justice militaire, ne devrait pas faire obstacle à l'exercice de la compétence concurrente accordée à ce système. Le fait que la Couronne n'a pas divulgué que, si l'accusation devant le système de justice civile devait être retirée, il se pouvait qu'une accusation soit portée devant le système de justice militaire, n'a empêché en rien le demandeur d'opposer une défense pleine et entière à l'accusation portée contre lui devant le système de justice civile. Il n'y avait aucun motif pour conclure que la compétence concurrente du système de justice militaire, en vertu de la Loi sur la défense nationale, était écartée par la procédure engagée devant le système de justice civile. En outre, aucune preuve n'a été présentée quant au fait que le comportement de l'avocat de la Couronne ou celui des autorités du système de justice militaire dénotaient une «concurrence inconvenante» entre les systèmes de justice civile et militaire, ou ont entraîné un retard si déraisonnable que permettre l'instruction de l'accusation par le système de justice militaire est susceptible de déconsidérer l'administration de la justice.
lois et règlements
Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 2(1) «office fédéral» (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 1), 18 (mod., idem, art. 4), 18.5 (édicté, idem, art. 5) 57 (mod., idem, art. 19).
Loi sur la défense nationale, L.R.C. (1985), ch. N-5, art. 60(1)a) (mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 31, art. 60, ann. I, art. 30), 66(1) (mod. par L.C. 1998, ch. 35, art. 20), 71 (mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 31, art. 46), 130(1) (mod. par L.C. 1998, ch. 35, art. 33, 92), 139(1) (mod., idem, art. 35), 162 (mod., idem, art. 42), 173 (mod., idem), 174 (mod., idem), 175 (mod., idem), 230 (mod. par L.C. 1991, ch. 43, art. 21; 2000, ch. 10, art. 2), 230.1 (édicté par L.C. 1991, ch. 43, art. 21; 2000, ch. 10, art. 3). |
jurisprudence
décisions appliquées:
Glowczeski c. Canada (Ministre de la Défense nationale), [1989] 3 C.F. 281; (1989), 41 C.R.R. 217; 27 F.T.R. 112 (1re inst.); Rushnell c. Canada (Procureur général) (2001), 201 F.T.R. 196 (C.F. 1re inst.); MacKay c. Rippon, [1978] 1 C.F. 233; (1977), 78 D.L.R. (3d) 655; 36 C.C.C. (2d) 522 (1re inst.).
décisions examinées:
R. c. Lachance, 2002 CACM 7; [2002] C.M.A.J. no 7 (QL); David Bull Laboratories (Canada) Inc. c. Pharmacia Inc., [1995] 1 C.F. 588; (1994), 58 C.P.R. (3d) 209; 176 N.R. 48 (C.A.).
DEMANDE de contrôle judiciaire visant la décision par laquelle un juge militaire a rejeté la demande d'une décision portant que la cour martiale permanente n'avait pas compétence pour juger l'accusé. Demande rejetée.
ont comparu:
Major David P. McNaim pour le demandeur.
Brian R. Evernden, Major Ken Lindstein et Alain Préfontaine pour le Procureur général du Canada, défendeur.
Personne n'a comparu pour le défendeur le lieutenant colonel Alain Ménard.
avocats inscrits au dossier:
Cabinet du Juge-avocat général, Ottawa, pour le demandeur.
Le sous-procureur général du Canada, pour le Procureur général du Canada, défendeur.
Ce qui suit est la version française des motifs de l'ordonnance rendus par
Le juge Gibson:
INTRODUCTION
[1]Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire qui vise une décision interlocutoire rendue par le lieutenant-colonel Alain Ménard, le juge militaire présidant une cour martiale permanente convoquée pour instruire une accusation portée contre le soldat Thomas John Forsyth (le demandeur) au moyen d'un acte d'accusation daté du 28 avril 2000. L'inculpation est énoncée comme suit dans l'acte d'accusation:
[traduction]
UNE INFRACTION PUNISSABLE AUX TERMES DE L'ARTICLE 130 DE LA LOI SUR LA DÉFENSE NATIONALE, SOIT DES VOIES DE FAIT INFLIGEANT DES LÉSIONS CORPORELLES, UNE INFRACTION VISÉE À L'ARTICLE 267 DU CODE CRIMINEL.
Détails: En ce que le ou vers le 1er juillet 1999, au 7, Fowlers Court, au Centre d'instruction au combat de Gagetown, à Oromocto (Nouveau-Brunswick), ou près de ce centre, il a, en se livrant à des voies de fait sur Kerri Kephart, infligé des lésions corporelles à cette dernière1.
[2]La décision particulière faisant l'objet du présent contrôle judiciaire2 est le rejet d'une requête présentée au lieutenant-colonel Alain Ménard (le juge militaire) au début du procès afin que soit rendue une décision portant que la cour martiale permanente n'avait pas compétence pour juger l'accusé. Le juge militaire a rejeté la demande. La décision du juge militaire faisant l'objet du contrôle judiciaire a été rendue le 30 novembre 2000.
CONTEXTE
[3]Le contexte entourant l'accusation portée contre le demandeur et la question soumise au juge militaire qui a donné lieu à la décision faisant l'objet du présent contrôle judiciaire sont décrits comme suit dans les motifs de la décision de ce juge:
[traduction] Voici le résumé des faits entourant la présente demande. Le 1er juillet 1999, l'accusé vivait avec sa petite amie Kerri Kephart au 7, Fowlers Court, à Oromocto (Nouveau-Brunswick). Tard ce soir-là, la GRC a reçu un appel au sujet d'une querelle domestique à cette résidence. La GRC a fait sortir l'accusé de sa résidence et a procédé à son arrestation. L'accusé a été conduit au poste de la GRC à Oromocto et y a été incarcéré dans une cellule de détention provisoire. Il a été libéré environ neuf heures plus tard lorsque le sergent Guillena s'est présenté à son lieu de détention. L'accusé a été libéré après s'être engagé à comparaître. À la demande de la petite amie, l'engagement de l'accusé a été annulé le ou vers le 9 juillet 1999. L'accusé et Mme Kephart se sont séparés et cette dernière est retournée vivre en Alberta. Le 9 août 1999, l'accusé a été inculpé de voies de fait simples aux termes de l'article 266 du Code criminel. À cette date, il a comparu avec son avocat devant la cour. Sa cause a été reportée au 23 août 1999, date à laquelle un plaidoyer de non-culpabilité a été inscrit et la tenue du procès a été prévue pour le 24 novembre 1999. À cette date, le poursuivant de la province a demandé, après avoir consulté l'avocat de la défense, que l'accusation soit retirée. La cour a retiré l'accusation.
Le ou vers le 24 janvier 2000, on a signifié à l'accusé une copie du procès-verbal de procédure disciplinaire précisant qu'une accusation de voies de fait infligeant des lésions corporelles avait été portée contre lui. Le 17 février 2000, l'autorité de renvoi a recommandé au directeur des poursuites militaires qu'une Cour martiale permanente instruise l'accusation. Le 28 avril 2000, le directeur des poursuites militaires a porté l'accusation et, le 18 octobre 2000, l'administrateur de la cour martiale a convoqué la présente cour martiale.
Le fait que tant le système de justice civile que le système de justice militaire ont compétence concurrente pour traduire l'accusé en justice n'est pas contesté en l'espèce. La question à trancher est la suivante: le système de justice militaire a-t-il perdu sa compétence sur la présente affaire en laissant le système de justice civile poursuivre l'accusé jusqu'à ce qu'il y ait retrait de l'accusation après l'inscription d'un plaidoyer de non-culpabilité? Je répondrai par la négative3.
[4]D'autres faits sont également dignes de mention. Le jour où l'accusation contre le demandeur devant un tribunal civil a été retirée, soit le 24 novembre 1999, Mme Kephart, le seul témoin des voies de fait reprochées, n'était pas présente devant la Cour. Elle n'avait pas été assignée. Bien que la Couronne ait offert d'acquitter ses frais de déplacement entre sa demeure en Alberta et la Cour, Mme Kephart n'a pas accepté de comparaître volontairement. Le demandeur et son avocat savaient que Mme Kephart n'allait pas témoigner. Le poursuivant savait, finalement, que si l'accusation contre le demandeur devant un tribunal civil devait être retirée, les responsables de la justice militaire envisageraient de porter une accusation contre lui devant un tribunal militaire afin, en cas de condamnation, qu'une peine d'emprisonnement lui soit infligée. Le poursuivant n'a pas divulgué cette information au demandeur non plus qu'à son avocat.
MESURES DE REDRESSEMENT DEMANDÉES
[5]Les mesures de redressement demandées au nom du demandeur dans le cadre de sa demande de contrôle judiciaire sont énoncées comme suit dans son avis de demande:
[traduction]
1. Un bref de prohibition, ou une ordonnance en guise et lieu d'un bref, adressé au lieutenant-colonel Alain Ménard, juge militaire présidant une Cour martiale permanente à la Base des Forces canadiennes Gagetown, au Nouveau-Brunswick, ou à tout autre juge militaire pouvant tenir une séance de cette cour ou y siéger, et lui interdisant d'instruire le procès du demandeur fondé sur un acte d'accusation daté du 28 avril 2000 et alléguant que le ou vers le 1er juillet 1999, au 7, Fowlers Court, au Centre d'instruction au combat de Gagetown, à Oromocto (Nouveau-Brunswick), ou près de ce centre, il a, en se livrant à des voies de fait sur Kerri Kephart, infligé des lésions corporelles à cette dernière, une infraction visée à l'article 130 de la Loi sur la défense nationale et à l'article 267 du Code criminel. |
2. Toute mesure de redressement autre et additionnelle que l'honorable Cour pourra juger appropriée4. |
QUESTIONS EN LITIGE
[6]Pour paraphraser l'exposé des faits et du droit du demandeur5, les questions en litige dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire sont les suivantes:
1. La Cour a-t-elle compétence, en vertu de l'article 18 de la Loi sur la Cour fédérale6, pour décerner un bref de prohibition visant un juge militaire qui préside une cour martiale?
2. L'article 18.5 [édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5] de la Loi sur la Cour fédérale fait-il obstacle à la présente demande de bref de prohibition?
3. Faut-il décerner un bref de prohibition au motif que le système de justice militaire a perdu compétence?
4. Faut-il décerner un bref de prohibition au motif que la deuxième poursuite contre le demandeur devant le système de justice militaire constitue un abus de procédure?
DISPOSITIONS LÉGISLATIVES PERTINENTES
[7]La définition d'«office fédéral» [mod., idem, art. 1] au paragraphe 2(1) de la Loi sur la Cour fédérale ainsi que le paragraphe 18(1) et l'article 18.5 de cette Loi sont reproduits à l'annexe I des présents motifs. Il n'a pas été contesté devant moi que la cour martiale permanente telle qu'elle est constituée et dont la décision fait l'objet du présent contrôle judiciaire est un «office fédéral» au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur la Cour fédérale. Il n'a pas non plus été contesté que l'article 28 de la Loi sur la Cour fédérale, mentionné au début du paragraphe 18(1) de cette Loi, n'est pas pertinent aux fins de la présente affaire.
[8]L'alinéa 60(1)a) [mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 31, art. 60, ann. I, art. 30], le paragraphe 66(1) [mod. par L.C. 1998, ch. 35, art. 20], l'article 71 [mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 31, art. 46], l'alinéa 130(1)a) [mod. par L.C. 1998, ch. 35, art. 33, 92] et les derniers mots du paragraphe 130(1), les alinéas 139(1)c) à l) [mod. idem, art. 35] et les articles 162 [mod., idem, art. 42], 173 [mod., idem] à 175 [mod., idem], 230 [mod. par L.C. 1991, ch. 43, art. 21; 2000, ch. 10, art. 2] et 230.1 [édicté par L.C. 1991, ch. 43, art. 21; 2000, ch. 10, art. 3] de la Loi sur la défense nationale7 sont reproduits à l'annexe II des présents motifs.
ANALYSE
1) La Cour a-t-elle compétence, en vertu de l'article 18 de la Loi sur la Cour fédérale, pour décerner un bref de prohibition visant un juge militaire dans les circonstances sous étude? |
[9]La question telle qu'elle est énoncée dans le sous-titre qui précède est essentiellement une reformulation de la première question en litige présentée au nom du demandeur. Aux fins de mon analyse, je l'examinerai en même temps que la deuxième question en litige formulée au nom du demandeur, soit celle de savoir si l'article 18.5 de la Loi sur la Cour fédérale fait ou non obstacle à la mesure de redressement demandée au nom du demandeur. Si, tel que je le conclurai, la Cour a compétence et l'article 18.5 ne fait pas obstacle à l'exercice de cette compétence, j'examinerai alors la question de savoir si la Cour doit ou non exercer son pouvoir discrétionnaire et décerner un bref de prohibition en l'espèce, tel qu'il est demandé au nom du demandeur.
[10]Comme je l'ai déjà indiqué, l'article 28 de la Loi sur la Cour fédérale, mentionné au début du paragraphe 18(1) de cette Loi, ne s'applique pas en l'espèce. Je suis par conséquent convaincu que la Section de première instance a compétence initiale exclusive pour décerner un bref de prohibition dans les circonstances sous étude, si la cour martiale permanente présidée par le juge militaire dont la décision fait l'objet du présent contrôle judiciaire est un «office fédéral» au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur la Cour fédérale et si la compétence de la présente Cour n'est pas écartée par l'article 18.5 de la Loi. Par souci de commodité, l'article 18.5 est également reproduit ci-après.
18.5 Par dérogation aux articles 18 et 18.1, lorsqu'une loi fédérale prévoit expressément qu'il peut être interjeté appel, devant la Cour fédérale, la Cour suprême du Canada, la Cour d'appel de la cour martiale, la Cour canadienne de l'impôt, le gouverneur en conseil ou le Conseil du Trésor, d'une décision ou d'une ordonnance d'un office fédéral, rendue à tout stade des procédures, cette décision ou cette ordonnance ne peut, dans la mesure où elle est susceptible d'un tel appel, faire l'objet de contrôle, de restriction, de prohibition, d'évocation, d'annulation ni d'aucune autre intervention, sauf en conformité avec cette loi. [Je souligne.]
[11]Je suis convaincu qu'en vertu de l'article 230 de la Loi sur la défense nationale et particulièrement de son alinéa b), le demandeur pourrait en appeler devant la Cour d'appel de la cour martiale de la légalité d'un verdict de culpabilité prononcé contre lui par la cour martiale permanente. La légalité d'un tel verdict concerne notamment la compétence de la cour martiale permanente, la question de cette compétence étant précisément celle tranchée par le juge militaire ayant présidé dans la décision sous étude8. Mais cette conclusion oblige à se demander si l'article 230, particulièrement l'alinéa 230b), constitue une disposition prévoyant «expressément» qu'on peut interjeter appel de la décision faisant l'objet du présent contrôle judiciaire.
[12]L'article 230.1 de la Loi sur la défense nationale prévoit que le ministre peut interjeter appel lorsqu'il met en question la légalité de tout verdict de non-culpabilité d'une cour martiale permanente, soit un droit d'appel exactement inverse de celui conféré à une personne comme le demandeur en vertu de l'alinéa 230b). L'article 230.1 va plus loin et accorde au ministre un droit d'appel relativement à la légalité d'une décision d'une cour martiale qui «met fin aux délibérations ou qui refuse ou fait défaut d'exercer sa juridiction à l'égard d'une accusation». Ce serait là une décision inverse de celle sous étude, qui confirme la compétence de la cour martiale permanente relativement à l'accusation portée contre le demandeur. Je suis convaincu qu'on a affaire avec ces dispositions de l'article 230.1 à une loi fédérale prévoyant expressément un droit d'appel devant la Cour d'appel de la cour martiale, en faveur d'une personne comme le demandeur, sans qu'existent de dispositions équivalentes à l'article 230 de la Loi sur la défense nationale, dans le reste de cette Loi ou dans toute autre loi fédérale à laquelle on m'ait renvoyé.
[13]Après avoir comparé le libellé des articles 230 et 230.1 de la Loi sur la défense nationale, je conclus que le droit d'une personne comme le demandeur d'en appeler devant la Cour d'appel de la cour martiale d'une décision telle que celle sous étude, en tant qu'élément d'un verdict de culpabilité comme le prévoit l'article 230, n'est pas exprès mais simplement implicite, par contraste avec le libellé de l'article 230.1.
[14]La deuxième question soulevée par le libellé de l'article 18.5 de la Loi sur la Cour fédérale est alors celle de savoir si une cour martiale permanente comme celle concernée par la décision sous étude est un «office fédéral» au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur la Cour fédérale. Comme je l'ai déjà mentionné, on n'a pas véritablement contesté devant moi qu'une cour martiale permanente constitue un «office fédéral».
[15]Dans Glowczeski c. Canada (Ministre de la Défense nationale)9, le juge Muldoon a écrit ce qui suit, aux pages 284 et 285:
Il n'est point besoin d'analyse logique pour affirmer que la Loi sur la défense nationale [. . .] ainsi que les Ordonnances et règlements [Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes] sont véritablement des «lois du Canada» au sens de l'article 101 [de la Loi constitutionnelle de 1867], pour la «meilleure administration» desquelles cette Cour est établie. De même, il n'est point besoin d'analyse logique pour affirmer que, dans la mesure où il «exer[ce] . . . une compétence ou des pouvoirs prévus par une loi fédérale, y compris ses règlements d'application, chacun des intimés est un «office fédéral» au sens de ce terme à l'article 2 de la Loi sur la Cour fédérale. [Renvoi omis.]
[16]Dans Rushnell c. Canada (Procureur général)10, plus récemment, mon collègue le juge Rouleau en est venu à une conclusion pratiquement identique. Il a écrit ce qui suit aux paragraphes 12 à 14 de ses motifs:
Après avoir examiné la question, j'estime clair que la Section de première instance de la Cour fédérale a compétence pour connaître d'une demande de bref de prohibition présentée par un demandeur qui doit répondre d'une accusation devant une cour martiale permanente. L'article 18 de la Loi sur la Cour fédérale accorde clairement ce pouvoir à la Cour. Il est vrai que l'article 18.5 limite la portée du contrôle concernant les affaires qui peuvent déjà faire l'objet d'un appel devant la Cour d'appel de la cour martiale. Toutefois, à ce que je comprends, la Loi sur la défense nationale ne permet aucunement l'appel d'une décision provisoire. En fait, les motifs d'appel sont très limités, comme en témoigne l'article 230 de cette Loi:
[Citation de l'article 230 de la Loi sur la défense nationale omise.]
Bien qu'il soit vrai qu'un accusé peut soulever en appel la question d'une crainte raisonnable de partialité, l'article 230 n'empêche nullement la Cour d'exercer son rôle de surveillance. De fait, la conclusion contraire pourrait être mise en doute sur le plan constitutionnel, car aucun autre tribunal ne serait qualifié pour exercer un rôle de surveillance sur l'institution de la cour martiale.
Il ressort aussi clairement de l'article 231 de la Loi sur la défense nationale que le rôle de surveillance de la Cour fédérale est maintenu:
231. Le droit d'interjeter appel du verdict ou de la sentence de la cour martiale est réputé s'ajouter, et non déroger, aux droits personnels reconnus par le droit canadien.
[17]J'en viens à une conclusion semblable en l'espèce. Je suis convaincu que la compétence conférée à la Cour, en vertu de l'article 18 de la Loi sur la Cour fédérale, d'accorder la mesure de redressement demandée par le demandeur aux présentes n'est pas écartée par l'article 18.5 de cette Loi.
2) La Cour devrait-elle exercer son pouvoir discrétionnaire et décerner un bref de prohibition? |
[18]Dans MacKay c. Rippon11, le juge Cattanach a écrit ce qui suit aux pages 245 et 246:
Le bref de prohibition, comme tous les brefs de prérogative, n'est pas accordé de plein droit, mais en vertu du pouvoir discrétionnaire des tribunaux, exercé avec grande prudence et bienveillance pour que justice soit faite en l'absence d'autres recours.
Lorsque l'incompétence est évidente, sur le vu des pièces procédurales, il y a lieu à prohibition, mais lorsque le vice de compétence n'est pas aussi clair, la délivrance d'un bref de prohibition est facultative.
À mon avis, en l'espèce l'incompétence n'est pas évidente, vu les nombreuses décisions qui ont suivi l'affaire Drybones.
Il me semble donc que l'exception d'incompétence aurait dû être soulevée d'abord comme fin de non-recevoir devant la Cour martiale permanente, ce que les requérants étaient en droit de faire, mais n'ont pas fait.
Si cela avait été fait et que la Cour martiale permanente ait débouté les requérants sur l'exception d'incompétence, celle-ci aurait pu faire l'objet d'un appel devant le Tribunal d'appel des cours martiales dont l'arrêt peut lui-même faire l'objet d'un pourvoi à la Cour suprême du Canada. [Non souligné dans l'original.]
[19]Le juge Rouleau a cité le passage qui précède ainsi qu'un paragraphe additionnel dans Rushnell12. Mon collègue était d'avis qu'on ne pouvait se fonder sur la décision MacKay. Il a écrit ce qui suit au paragraphe 11 de ses motifs:
Je ne retiens pas les arguments des intimés à cet égard et je ne crois par qu'il soit encore possible de s'appuyer sur la décision précitée. La Loi sur la défense nationale et la Loi sur la Cour fédérale ont toutes deux été modifiées depuis le prononcé de la décision MacKay. De plus, comme le révèle clairement le passage suivant, l'opinion du juge Cattanach ne constituait qu'une remarque incidente:
Toutefois, comme je l'ai dit, vu la conclusion à laquelle j'arrive, il ne m'appartient pas d'examiner si je puis exercer mon pouvoir discrétionnaire pour accorder le bref de prohibition, ce que je refuse de faire en l'espèce. Je m'y refuse, car je ne veux pas que mes remarques puissent gêner mes collègues qui pourraient avoir à statuer sur ce point précis. |
[20]En toute déférence pour l'opinion du juge Rouleau, je suis d'avis que le passage précité des motifs du juge Cattanach est à la fois pertinent et juste pour ce qui est du caractère facultatif du bref de prohibition, ainsi que de la «grande prudence et bienveillance» qu'il y a lieu d'exercer avant de décerner un tel bref dans une situation comme celle en l'espèce où «l'incompétence n'est pas évidente» au vu de la décision faisant l'objet du contrôle judiciaire.
[21]L'article 162 de la Loi sur la défense nationale, reproduit à l'annexe II des présents motifs, prévoit très clairement qu'une accusation comme celle à laquelle le demandeur fait actuellement face doit être traitée avec toute la célérité que les circonstances permettent. Il était loisible au demandeur, après avoir contesté la compétence de la cour martiale permanente de traiter l'accusation portée contre lui et vu rejeter sa contestation, de laisser poursuivre l'instance puis, s'il devait être trouvé coupable, d'en appeler relativement à la légalité du verdict de culpabilité pour absence de compétence. Aucune preuve ne m'a été présentée quant à toute atteinte au droit à la liberté du demandeur dans l'attente de la décision finale d'un juge militaire, ou même de la conclusion définitive de tout appel devant la Cour d'appel de la cour martiale. Je suis convaincu qu'une telle ligne de conduite, et celle-là seule plutôt que celle qui a été adoptée, aurait été conforme à l'article 162 de la Loi sur la défense nationale.
[22]Dans David Bull Laboratories (Canada) Inc. c. Pharmacia Inc.13, un arrêt que les parties n'ont pas cité, le juge Strayer a écrit ce qui suit à la page 597 à l'égard de faits et d'un contexte fort différents de ceux en l'espèce:
Par conséquent, le moyen direct et approprié par lequel la partie intimée devrait contester un avis de requête introductive d'instance qu'elle estime sans fondement consiste à comparaître et à faire valoir ses prétentions à l'audition de la requête même. La présente cause illustre bien le gaspillage de ressources et de temps qu'entraîne l'examen additionnel d'une requête interlocutoire en radiation dans le cadre d'une procédure de contrôle judiciaire qui devrait être sommaire. La présente requête en radiation a donné lieu, inutilement, à une audience devant le juge de première instance et à plus d'une demi-journée devant la Cour d'appel, ainsi qu'au dépôt, devant cette dernière, de plusieurs centaines de pages de documents.
Bien que la présente demande de contrôle judiciaire ne concerne pas la contestation d'un avis de requête introductive d'instance, mais plutôt une contestation de la compétence d'une cour martiale permanente, le problème de gaspillage de ressources mentionné par le juge Strayer se pose de manière très semblable. Le temps consacré à la présente demande de contrôle judiciaire a été considérable. S'il devait y avoir appel de ma décision, beaucoup de temps serait encore nécessaire. Tout cela par contraste avec le temps qui aurait été requis pour qu'un juge militaire d'une cour martiale permanente traite l'accusation, avec toute la célérité possible, puis qu'un appel soit interjeté en cas de verdict de culpabilité.
[23]Je suis convaincu, compte tenu de ce qui précède et de tous les faits d'espèce, qu'il ne serait pas dans l'intérêt véritable de la justice de décerner un bref de prohibition en faveur du demandeur, comme cela pourrait constituer un précédent qui rendrait plus complexe encore le système de justice militaire. J'en viens à cette conclusion en ayant à l'esprit mes conclusions exposées ci-après quant au bien-fondé douteux de la présente demande.
[24]L'avocat du demandeur a signifié un avis de question constitutionnelle au procureur général du Canada et au procureur général de chaque province, en conformité avec l'article 57 [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 19] de la Loi sur la Cour fédérale. Une copie de l'avis, ainsi que la preuve de la signification, ont été produits à la Cour le 15 novembre 2001. Dans l'avis, la question constitutionnelle était énoncée comme suit:
[traduction] La question constitutionnelle devant être traitée dans la présente affaire concerne la compétence concurrente en matière de droit pénal entre le système de justice civile administré par les provinces en vertu du paragraphe 92(14) de la Loi constitutionnelle de 1867 et le système de justice militaire administré par les autorités militaires en vertu du paragraphe 91(7) de cette loi. La question à trancher est celle de savoir si la compétence en droit pénal du système de justice civile a ou non prépondérance sur la compétence du système de justice militaire. En d'autres termes, lorsque le système de justice civile fait valoir sa compétence de droit pénal à l'égard d'une question, la compétence de droit pénal du système de justice militaire est-elle écartée? En cas contraire, la constitution canadienne permet-elle qu'existe une situation où il puisse y avoir concurrence inconvenante entre les systèmes de justice civile et militaire, chacun faisant valoir sa compétence de droit pénal à l'égard d'une situation particulière?
[25]L'avocat du demandeur a soutenu que la seconde poursuite contre le demandeur, celle devant le système de justice militaire, équivalait à un abus de procédure comme le comportement de la Couronne, tant provinciale que fédérale, portait atteinte à son droit à une pleine communication de la preuve, à son droit de présenter une défense pleine et entière et à son droit d'être jugé dans un délai raisonnable. L'avocat a soutenu en outre qu'engager une seconde poursuite contre le demandeur contrevient au principe général selon lequel il faut éviter les déclarations de culpabilité multiples à l'égard d'un même fait.
[26]Je ne reconnais aucune valeur à ces arguments.
[27]La poursuite contre le demandeur devant le système de justice civile a été engagée jusqu'à un stade postérieur à l'inscription d'un plaidoyer de non-culpabilité et, en fait, jusqu'à la tenue du procès. À ce stade, l'avocat de la Couronne a informé le demandeur et son avocat qu'il demanderait le retrait de l'accusation, et ces derniers savaient que le principal, peut-être même le seul, témoin de la Couronne n'était pas disponible pour témoigner. Aucune preuve ne m'a été présentée selon laquelle le demandeur ou son avocat se sont objectés au retrait de l'accusation. La preuve va en fait en sens contraire, malgré qu'il aurait dû être manifeste pour l'avocat du demandeur, sinon même pour ce dernier, qu'au cas où l'accusation contre le demandeur n'aurait pas été retirée, le résultat final aurait presque inévitablement été le rejet, faute de preuve, de l'accusation.
[28]Il est de fait dommage que l'avocat de la Couronne n'ait pas divulgué au demandeur ou à son avocat que, si l'accusation devant le système de justice civile devait être retirée, il se pouvait qu'une accusation soit portée devant le système de justice militaire, comme cela s'est effectivement produit. Je suis cependant convaincu que ce défaut de divulguer n'avait rien de fatal. Ce défaut n'a empêché en rien le demandeur, par l'entremise de son avocat, d'opposer une défense pleine et entière à l'accusation portée contre lui devant le système de justice civile. En réalité, le demandeur et son avocat ont eu une occasion rêvée d'obtenir le rejet de l'accusation contre le demandeur, ce qui aurait empêché pour toujours qu'une accusation équivalente ne soit portée contre lui devant le système de justice militaire. Le défaut de profiter de cette occasion ne peut maintenant être invoqué pour faire obstacle à l'exercice de la compétence concurrente du système de justice militaire.
[29]Je conclus qu'il n'y a aucun motif, d'ordre constitutionnel ou autre, pour être en désaccord avec la conclusion du juge militaire exprimée dans la décision sous étude et selon laquelle, eu égard à toutes les circonstances de l'affaire, le système de justice militaire n'a pas perdu sa compétence pour intenter une poursuite relativement au comportement reproché du demandeur qui a donné lieu à l'accusation actuellement en instance contre lui devant ce système. En d'autres termes, je juge qu'il n'y a aucun motif pour conclure que la compétence concurrente du système de justice militaire, en vertu de la Loi sur la défense nationale, a été écartée par la procédure engagée devant le système de justice civile et qui a abouti en un retrait de l'accusation portée contre le demandeur.
[30]En outre, aucune preuve ne m'a été présentée permettant de conclure que le comportement de l'avocat de la Couronne ou celui des autorités du système de justice militaire dénotaient une «concurrence inconvenante» entre les systèmes de justice civile et militaire, chacun d'eux essayant de faire valoir sa compétence, avec un certain esprit de concurrence, à l'égard du comportement reproché du demandeur.
[31]Finalement, je juge qu'il n'y a aucun motif pour conclure que le comportement de l'avocat de la Couronne et celui des autorités du système de justice militaire ont entraîné un retard si déraisonnable que permettre l'instruction de l'accusation portée par le système de justice militaire est susceptible de déconsidérer l'administration de la justice.
CONCLUSION
[32]Compte tenu de ce qui précède, la présente demande de contrôle judiciaire et de délivrance d'un bref de prohibition sera rejetée.
DÉPENS
[33]L'avocat des défendeurs a soutenu que, si ceux-ci avaient gain de cause, les dépens devraient leur être adjugés. L'avocat du demandeur a souligné pour sa part que les attributions de dépens étaient extrêmement rares dans les affaires pénales et qu'en l'espèce, une telle attribution n'était tout simplement pas justifiée. Bien que le présent contrôle judiciaire se rapporte à une poursuite intentée contre le demandeur au sein du système de justice militaire, il n'est pas de nature pénale de ce seul fait. La règle générale pour les demandes de contrôle judiciaire comme celle qui nous occupe est la même que pour les actions devant la Cour, soit que les dépens suivent l'issue de la cause en l'absence de circonstances spéciales justifiant un résultat contraire. Je conclus que rien dans les faits d'espèce ou dans la nature des questions soulevées dans la présente demande de contrôle judiciaire ne justifie de s'écarter de la règle générale. Par suite, mon ordonnance prévoira que les défendeurs ont droit aux dépens, s'ils le demandent, calculés de la façon ordinaire.
ANNEXE I
[Loi sur la Cour fédérale]
2. (1) Les définitions qui suivent s'appliquent à la présente loi.
[. . .]
«office fédéral» Conseil, bureau, commission ou autre organisme, ou personne ou groupe de personnes, ayant, exerçant ou censé exercer une compétence ou des pouvoirs prévus par une loi fédérale ou par une ordonnance prise en vertu d'une prérogative royale, à l'exclusion d'un organisme constitué sous le régime d'une loi provinciale ou d'une personne ou d'un groupe de personnes nommées aux termes d'une loi provinciale ou de l'article 96 de la Loi constitution-nelle de 1867.
[. . .]
18. (1) Sous réserve de l'article 28, la Section de première instance a compétence exclusive, en première instance, pour:
a) décerner une injonction, un bref de certiorari, de mandamus, de prohibition ou de quo warranto, ou pour rendre un jugement déclaratoire contre tout office fédéral;
b) connaître de toute demande de réparation de la nature visée par l'alinéa a), et notamment de toute procédure engagée contre le procureur général du Canada afin d'obtenir réparation de la part d'un office fédéral.
[. . .]
18.5 Par dérogation aux articles 18 et 18.1, lorsqu'une loi fédérale prévoit expressément qu'il peut être interjeté appel, devant la Cour fédérale, la Cour suprême du Canada, la Cour d'appel de la cour martiale, la Cour canadienne de l'impôt, le gouverneur en conseil ou le Conseil du Trésor, d'une décision ou d'une ordonnance d'un office fédéral, rendue à tout stade des procédures, cette décision ou cette ordonnance ne peut, dans la mesure où elle est susceptible d'un tel appel, faire l'objet de contrôle, de restriction, de prohibition, d'évocation, d'annulation ni d'aucune autre intervention, sauf en conformité avec cette loi.
ANNEXE II
[Loi sur la défense nationale]
60. (1) Sont seuls justiciables du code de discipline militaire:
a) les officiers ou militaires du rang de la force régulière;
[. . .]
66. (1) Ne peut être jugée -- ou jugée de nouveau --, pour une infraction donnée ou toute autre infraction sensiblement comparable découlant des faits qui lui ont donné lieu, la personne qui, alors qu'elle est assujettie au code de discipline militaire à l'égard de cette infraction ou susceptible d'être accusée, poursuivie et jugée pour cette infraction sous le régime de ce code, se trouve dans l'une ou l'autre des situations suivantes:
a) elle a été acquittée de cette infraction par un tribunal civil ou militaire ou par un tribunal étranger;
b) elle a été déclarée coupable de cette infraction par un tribunal civil ou militaire ou par un tribunal étranger et a été punie conformément à la sentence.
[. . .]
71. Sous réserve de l'article 66, le code de discipline militaire n'a pas pour effet d'empêcher un tribunal civil de juger toute infraction pour laquelle il a compétence.
[. . .]
130. (1) Constitue une infraction à la présente section tout acte ou omission:
a) survenu au Canada et punissable sous le régime de la partie VII de la présente loi, du Code criminel ou de toute autre loi fédérale;
[. . .]
Quiconque en est déclaré coupable encourt la peine prévue au paragraphe (2).
[. . .]
139. (1) Les infractions d'ordre militaire sont passibles des peines suivantes, énumérées dans l'ordre décroissant de gravité:
[. . .]
c) destitution ignominieuse du service de Sa Majesté;
d) emprisonnement de moins de deux ans;
e) destitution du service de Sa Majesté;
f) détention;
g) rétrogradation;
h) perte de l'ancienneté;
i) blâme;
j) réprimande;
k) amende;
l) peines mineures.
[. . .]
162. Une accusation aux termes du code de discipline militaire est traitée avec toute la célérité que les circonstances permettent.
[. . .]
173. La cour martiale permanente a compétence en matière d'infractions d'ordre militaire imputées aux officiers et militaires du rang justiciables du code de discipline militaire.
[. . .]
174. La cour martiale permanente est constituée par un seul juge militaire.
175. La peine maximale que la cour martiale permanente peut infliger dans sa sentence est la destitution ignominieuse du service de Sa Majesté.
[. . .]
230. Toute personne assujettie au code de discipline militaire peut, sous réserve du paragraphe 232(3), exercer un droit d'appel devant la Cour d'appel de la cour martiale en ce qui concerne les décisions suivantes d'une cour martiale:
a) avec l'autorisation de la Cour d'appel ou de l'un de ses juges, la sévérité de la sentence, à moins que la sentence n'en soit une que détermine la loi;
b) la légalité de tout verdict de culpabilité;
c) la légalité de la sentence, dans son ensemble ou tel aspect particulier;
d) la légalité d'un verdict d'inaptitude à subir son procès ou de non-responsabilité pour cause de troubles mentaux;
e) la légalité d'une décision rendue aux termes de l'article 201, 202 ou 202.16;
f) la légalité de la décision prévue aux paragraphes 196.14(1) ou 196.15(1).
230.1 Le ministre ou un avocat à qui il a donné des instructions à cette fin peut, sous réserve du paragraphe 232(3), exercer un droit d'appel devant la Cour d'appel de la cour martiale en ce qui concerne les décisions suivantes d'une cour martiale:
a) avec l'autorisation de la Cour d'appel ou de l'un de ses juges, la sévérité de la sentence, à moins que la sentence n'en soit une que détermine la loi;
b) la légalité de tout verdict de non-culpabilité;
c) la légalité de la sentence, dans son ensemble ou tel aspect particulier;
d) la légalité d'une décision d'une cour martiale qui met fin aux délibérations ou qui refuse ou fait défaut d'exercer sa juridiction à l'égard d'une accusation;
e) relativement à l'accusé, la légalité d'un verdict d'inaptitude à subir son procès ou de non-responsabilité pour cause de troubles mentaux;
f) la légalité d'une décision rendue aux termes de l'article 201, 202 ou 202.16;
g) la légalité de la décision prévue aux paragraphes 196.14(1) ou 196.15(1).
1 Dossier du tribunal, [traduction] «Demande concernant la compétence», à la p. B.
2 Dossier du tribunal, aux p. 164 à 167.
3 Dossier du tribunal, aux p. 164 et 165.
4 Dossier de la demande du demandeur, onglet 1, à la p. 3.
5 Dossier de la demande du demandeur, onglet 6, aux p. 9 et 10.
6 L.R.C. (1985), ch. F-7 [art. 18 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 4)].
7 L.R.C. (1985), ch. N-5.
8 Le lendemain de l'audience relative à la présente demande de contrôle judiciaire, la Cour d'appel de la Cour martiale a prononcé ses motifs dans la décision R. c. Lachance, 2002 CACM 7; [2002] A.C.A.C. no 7 (QL), le 14 mai 2002. Au nom de la Cour, le juge Létourneau a écrit ce qui suit aux paragraphes 6 et 7 de ces motifs:
L'alinéa 230b) de la Loi accorde à un accusé un droit d'appel de «la légalité de tout verdict de culpabilité». Mais encore faut-il que l'appel soit logé à l'encontre de ce verdict. Dans le cas présent, l'avis d'appel s'attaque à «la légalité d'un ou de plusieurs verdicts», mais sans préciser lesquels [. . .] Quant à eux, les motifs d'appel contenus à l'avis d'appel ne portent que sur la décision du juge militaire rejetant la requête en arrêt des procédures. D'ailleurs, au paragraphe 6 de son mémoire l'appelant écrit: «Seule la décision du juge militaire de rejeter la requête de l'appelant fait l'objet du présent appel». Or, cette décision n'est pas un verdict au sens de l'article 230 de la Loi qui peut faire seule l'objet d'un appel.
Par contre, l'appel proprement logé à l'encontre d'un verdict de culpabilité permet aussi de faire réviser et casser une décision refusant d'ordonner l'arrêt des procédures dans la mesure où le délai d'attente du procès est déraisonnable, a porté préjudice à l'accusé au point de devoir en interdire la tenue et, en conséquence, débouche sur un verdict illégal de culpabilité parce que contraire à la Charte. [Renvoi omis.]
Je suis convaincu que la décision Lachance étaie ma conclusion sur ce point. Les motifs dans Lachance, soumis par l'avocat du défendeur à la Cour et à l'avocat du demandeur, ont été portés à l'attention de ce dernier par la Cour et il a eu l'occasion de présenter des arguments écrits à leur sujet. Ces arguments ont été reçus et pris en compte dans les présents motifs.
9 [1989] 3 C.F. 281 (1re inst.).
10 (2001), 201 F.T.R. 196 (C.F. 1re inst.).
11 [1978] 1 C.F. 233 (1re inst.).
12 Supra, note 10.
13 [1995] 1 C.F. 588 (C.A.).