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2003 CFPI 702

T-1959-02

Norcan Electrical Systems Inc., exerçant ses activités sous la dénomination de Feeding Systems Canada (demanderesse)

c.

Feeding Systems A/S, et Les propriétaires des navires «FB XIX» et «FB XX» ainsi que les autres personnes intéressées dans lesdits navires (défendeurs)

T-2091-02

Norcan Electrical Systems Inc., exerçant ses activités sous la dénomination de Feeding Systems Canada (demanderesse)

c.

Feeding Systems A/S,Feeding Systems Chile Ltda. et Les propriétaires des navires «FB XIX», «FB XX», «FB XXII» et «FB XXIII, ainsi que les autres personnes intéressées dans lesdits navires (défendeurs)

Répertorié: Norcan Electrical Systems Inc. c. FB XIX (Le) (1reinst.)

Section de première instance, protonotaire Hargrave-- Vancouver, 28 avril et 2 juin 2003.

Droit maritime -- Requêtes introduites pour que soit fixé un cautionnement dans une action et pour que soit radiée la réclamation ou que soit fixé un cautionnement dans une autre action -- Réclamations pour provisions fournies à des gabares dont on se sert dans les activités d'aquiculture -- La deuxième action concerne des navires jumeaux -- Dans la procédure des navires jumeaux l'action ne sera pas radiée car la demanderesse a des arguments raisonnables à faire valoir en vue d'un cautionnement -- Examen des règles juridiques régissant la manière de fixer un cautionnement -- La règle générale est qu'un demandeur a droit à un cautionnement selon une somme suffisante pour représenter la meilleure indemnité raisonnablement possible qu'il puisse espérer, ainsi que les intérêts et les dépens -- Le montant du cautionnement ne peut pas dépasser la valeur du navire fautif -- Le montant du cautionnement n'est réduit que dans des circonstances exceptionnelles -- Le Canada n'a pas ratifié la Convention de 1952 concernant la saisie de navires jumeaux -- L'art. 43(8) de la Loi sur la Cour fédérale prévoit une forme de saisie de navires jumeaux -- Les versions anglaises et françaises ont des sens très différents -- Examen des principes en matière d'interprétation des lois -- C'est l'interprétation qui favorise l'objet de la loi qui doit l'emporter -- Si l'on considère la Convention, la loi anglaise et l'historique de la notion de navires jumeaux, notre Loi a non seulement pour objet d'élargir les droits des réclamants à l'encontre de navires ayant les mêmes propriétaires bénéficiaires, mais aussi de permettre de grever les actifs du pouvoir économique de facto dont relève le navire -- Calcul du montant du cautionnement -- Cautionnement en tant que fonds commun -- Effet donné aux priorités existantes de la demanderesse à l'égard des navires saisis au cas où la sûreté deviendrait un fonds commun.

Interprétation des lois -- Droit maritime -- Fixation d'un cautionnement dans le cas de navires saisis par un fournisseur de provisions -- Règles en matière de navires jumeaux -- L'art. 43(8) de la Loi sur la Cour fédérale prévoit une forme de saisie de navires jumeaux -- Différences importantes entre les versions anglaises et françaises -- Inversion des mots «appartient à titre bénéficiaire» et «véritable propriétaire» -- Examen des principes applicables d'interprétation législative dans les cas où les versions d'un texte législatif ne concordent pas -- L'interprétation qui favorise l'objet de la loi doit l'emporter -- Si l'on considère la Convention, la loi anglaise et l'historique de la notion de navires jumeaux, notre Loi a non seulement pour objet d'élargir les droits des réclamants à l'encontre de navires ayant les mêmes propriétaires bénéficiaires, mais aussi de permettre de grever les actifs du pouvoir économique de facto dont relève le navire -- Selon la version française, la demanderesse aurait un argument substantiel et raisonnablement défendable contre les navires jumeaux.

Deux requêtes ont été introduites par Normentor A/S, cessionnaires des intérêts et des dettes de la défenderesse, Feeding Systems A/S, pour que 1) soit fixé un cautionnement dans l'action T-1959-02, et pour que 2) soit radiée la réclamation ou que soit fixé un cautionnement dans l'action T-2091-02. À la base des deux présentes requêtes, il y a deux réclamations pour provisions. T-1959-02, la procédure des provisions canadiennes, est assez simple, puisqu'elle concerne des provisions fournies aux navires FB XIX et FB XX au Canada par la demanderesse canadienne. Ces navires qui servent à l'entreposage de l'alimentation pour les activités d'aquiculture ont été saisis. La deuxième action concerne les navires FB XXII et FB XXIII, qui prétendument sont des navires jumeaux par rapport aux navires FB XIX et FB XX . Dans la première action la somme réclamée est de 74 929,75 $, alors que dans la procédure des navires jumeaux elle est de 212 357,35 $. La preuve de la demanderesse est que, tels quels, les navires FB XIX et FB XX ne dépasseraient pas la somme de 200 000 $ chacun. La demanderesse prétend que les navires chiliens, FB XXII et FB XXIII, et les navires canadiens saisis, sont des navires jumeaux et que ces deux derniers navires sont donc exposés à la réclamation additionnelle de 212 357,35 $ pour provisions fournies par la demanderesse aux navires chiliens.

Jugement: le cautionnement, en ce qui a trait à la procédure des provisions canadiennes, sera de 104 650 $ et de 289 800 $ dans la procédure des navires jumeaux.

Le montant du cautionnement n'est pas une indication de ce que la demanderesse obtiendra dans les faits, mais plutôt une mesure approximative de ce que la demanderesse pourrait recouvrer à titre de meilleure indemnisation raisonnablement possible. La demanderesse a des arguments raisonnables à faire valoir dans la procédure des navires jumeaux l'action ne doit donc pas être radiée.

En matière de cautionnement, la règle générale est qu'un demandeur a droit à un cautionnement selon une somme suffisante pour représenter la meilleure indemnité raisonnablement possible qu'il puisse espérer, ainsi que les intérêts et les dépens, à concurrence de la valeur du navire fautif même si le montant de la réclamation dépasse cette valeur. Bien qu'il soit pour la Cour tout à fait contre-indiqué, dans une audience en matière de cautionnement, d'entreprendre un examen serré du pour et du contre de la réclamation des demandeurs, cela ne veut pas dire que la Cour ne peut pas évaluer approximativement les probabilités d'un rejet partiel de la réclamation et donc réduire le quantum de la garantie. On ne déroge à la règle générale que dans des circonstances extraordinaires comme par exemple dans le cas de réclamations qui renferment des incertitudes majeures, ou de réclamations à l'égard desquelles la garantie demandée est exorbitante.

Les règles relatives aux navires jumeaux ont pour objet d'empêcher un propriétaire de soustraire son avoir à toute action en faisant relever chaque navire d'une société distincte dont il est l'unique actionnaire. Bien que le Canada n'ait pas ratifié la Convention internationale pour l'unification de certaines règles sur la saisie conservatoire des navires de mer de Bruxelles appelée («Convention sur la saisie des navires de mer») de 1952, le paragraphe 43(8) de la Loi sur la Cour fédérale prévoit une forme de saisie de navires jumeaux et n'établit aucune limite au nombre de navires qui peuvent être saisis. Cependant, dans l'affaire Le Ryan Leet, la Cour avait jugé que si les propriétaires enregistrés de deux navires n'étaient pas les mêmes, il ne pouvait, selon la législation canadienne, y avoir de saisie de navires jumeaux. Cette interprétation de la loi est contraire aux règles en matière de navires jumeaux appliquées dans la plupart, voire la totalité, des autres pays. Compte tenu de la version anglaise de la disposition législative, il n'y a pas d'autre interprétation possible de la part de la Cour. Alors que la traduction de la version anglaise du paragraphe 43(8) se lit comme suit: «appartient à titre de bénéficiaire à la personne», la version française se lit comme suit: «appartient au véritable propriétaire». Nous avons ici une inversion, dans la version française et la version anglaise, des mots «appartient à titre bénéficiaire» et «véritable propriétaire», ce qui donne des sens très différents aux deux versions. Il y a eu preuve par affidavit, sur lequel il n'y a pas eu contre-interrogatoire, selon laquelle la version française est ce que le ministère de la Justice voulait exprimer durant le travail de rédaction du paragraphe 43(8). L'affidavit ne peut être accepté en preuve parce qu'il a été rédigé par un associé d'une avocate qui travaillait autrefois au ministère de la Justice; pour qu'il puisse être accepté, il aurait fallu que ce soit l'avocate elle-même qui le rédige.

Le critère qui s'applique lorsque la version française et la version anglaise d'une loi ne concordent pas comprend une interprétation téléologique du texte législatif tout entier, une acceptation de la version française et de la version anglaise sur un pied d'égalité, enfin une tentative de conciliation des deux textes, après qu'on a trouvé et adopté un sens commun. Le principe du sens commun sera écarté lorsqu'une autre interprétation, fondée sur l'intention et le sens qui garantissent le mieux la réalisation d'un objectif, sera plus adéquate. L'opinion dissidente du juge L'Heureux-Dubé dans l'arrêt Canada (Procureur général) c. Mossop, rendu en 1993, selon laquelle «c'est l'interprétation qui favorise l'objet de la loi qui doit l'emporter»a depuis été entérinée par la Cour suprême du Canada.

Si l'on considère la Convention, la loi anglaise et l'historique de la notion de navires jumeaux, notre Loi a non seulement pour objet d'élargir les droits des réclamants à l'encontre de navires ayant les mêmes propriétaires bénéficiaires, elle a aussi pour objet de permettre à ceux qui ont des réclamations à l'encontre d'un navire fautif de grever les actifs du pouvoir économique de facto dont relève ce navire.

Selon la version française du paragraphe 43(8), la demanderesse aurait à tout le moins un argument substantiel et raisonnablement défendable en faisant valoir que le FB XIX et le FB XX, sont responsables en tant que navires jumeaux parce que Feeding Systems A/S a la propriété bénéficiaire des navires fautifs, le FB XXII et le FB XXIII, à raison des actions qu'elle détient dans Feeding Systems Chile, propriétaire de ces deux derniers navires. Tout cela ne veut pas dire que la demanderesse a assurément une réclamation à l'encontre des navires jumeaux, mais cela veut dire que la demanderesse est en mesure d'exiger un cautionnement en faisant valoir l'argument de la meilleure indemnisation possible.

Pour ce qui est du quantum, le cautionnement consiste à remplacer une sûreté réelle par une sûreté personnelle et il représente le navire saisi à titre de sûreté pour ce qui pourrait être obtenu. Dans la présente affaire, on donne à entendre, sans plus, qu'il y aura une demande reconventionnelle contre la demanderesse. Il n'y a pas ici de circonstances extraordinaires qui justifient que l'on ignore la réclamation de la demanderesse.

Le chiffre de 74 929,75 $ doit être accepté quant à la procédure des provisions canadiennes ainsi que des intérêts sur une période de deux ans et demi à un taux de 6 p. 100, composé semestriellement, plus des dépens de 18 000 $. Le montant total s'élève à 104 650 $.

Quant à la procédure des navires jumeaux, le cautionnement doit être fixé à 212 357,35 $, plus des intérêts de 32 800 $ et des dépens de 45 000 $, compte tenu que la procédure des navires jumeaux sera plus difficile à instruire, qu'elle pourrait bien nécessiter une importante enquête préalable et qu'elle engagera d'importants débours.

Le cautionnement en tant que fonds commun est une autre question dont on a dû tenir compte. Il existe des précédents selon lesquels un tel fonds, bien que constitué par les efforts du demandeur, risque de devenir un fonds commun auquel pourront puiser tous les réclamants in rem. En l'espèce, la sûreté correspondant plus ou moins à la valeur des gabares saisies, elle pourrait bien constituer un fonds commun si elle prend la forme d'un cautionnement. Il convient donc que la sûreté se superpose à un privilège possessoire détenu par la demanderesse. Il sera donné effet aux priorités existantes de la demanderesse en exécution des réclamations qui seront valides et autorisées sur le cautionnement qui sera déposé.

lois et règlements

Convention internationale pour l'unification de certaines règles sur la saisie conservatoire des navires de mer, 10 mai 1952, 439 R.T.N.U. 193.

Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 43(8) (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 12).

Règles de la Cour fédérale (1998), DORS/98-106, tarif B, colonne III.

Supreme Court Act, 1981 (U.K.), 1981, c. 54.

jurisprudence

décisions appliquées:

Moschanthy, The, [1971] 1 Lloyd's Rep. 37 (Adm.); Lloyd Pacifico, The, [1995] 1 Lloyd's Rep. 54 (Adm. Ct.); Flota Cubana de Pesca (Flotte de pêche cubaine) c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] 2 C.F. 303; (1997), 154 D.L.R. (4th) 577; 41 Imm. L.R. (2d) 175; 221 N.R. 356 (C.A.); Beothuk Data Systems Ltd., Division Seawatch c. Dean, [1998] 1 C.F. 433; (1997), 218 N.R. 321 (C.A.); Canada (Procureur général) c. Mossop, [1993] 1 R.C.S. 554; (1993), 100 D.L.R. (4th) 658; 13 Admin. L.R. (2d) 1; 46 C.C.E.L. 1; 17 C.H.R.R. D/349; 93 CLLC 17,006; 149 N.R.1 (opinion dissidente exprimée par le juge L'Heureux-Dubé).

décisions examinées:

Hollandsche Aannaming Maatschappij c. Ryan Leet (Le) (1997), 135 F.T.R. 67 (C.F. 1re inst.); Argosy Seafoods Ltd. c. Atlantic Bounty (Le) (1991), 45 F.T.R. 114 (C.F. 1re inst.); Abrahams c. Procureur général du Canada, [1983] 1 R.C.S. 2; (1983), 142 D.L.R. (3d) 1; 83 CLLC 14,010; 46 N.R. 185; Re Price (1973), 8 N.B.R. (2d) 620 (B.R.); Joannis Vatis, The, [1922] P. 92 (C.A.); Russland, The, [1924] P. 55 (Adm.).

décisions citées:

Hunt c. Carey Canada Inc., [1990] 2 R.C.S. 959; (1990), 74 D.L.R. (4th) 321; [1990] 6 W.W.R. 385; 49 B.C.L.R. (2d) 273; 4 C.C.L.T. (2d) 1; 43 C.P.C. (2d) 105; 117 N.R. 321; Operation Dismantle Inc. et autres c. La Reine et autres, [1985] 1 R.C.S. 441; (1985), 18 D.L.R. (4th) 481; 12 Admin. L.R. 16; 13 C.R.R. 287; 59 N.R. 1; Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of Canada et autre, [1980] 2 R.C.S. 735; (1980), 115 D.L.R. (3d) 1; 33 N.R. 304; Vulcan Equipment Co. Ltd. c. The Coats Co., Inc., [1982] 2 C.F. 77; (1981), 58 C.P.R. (2d) 47; 39 N.R. 518 (C.A.); autorisation de pourvoi refusé (1981), 63 C.P.R. (2d) 261 (C.S.C.); Brotchie c. Karey T (Le) (1994), 77 F.T.R. 71 (C.F. 1re inst.); Staffordshire, The (1872), 1 Asp. M.L.C. 365 (P.C.); Charlotte, The, [1920] P. 78 (Adm.); Gulf Venture, The, [1984] 2 Lloyd's Rep. 445 (Adm. Ct.); Atlantic Shipping (London) Ltd. c. Captain Forever (Le) (1995), 97 F.T.R. 32 (C.F. 1re inst.); Lundberg c. Manitou III (Le), [1988] A.C.F. no 1124 (1re inst.) (QL); Tribels, The, [1985] 1 Lloyd's Rep. 128 (Adm. Ct.); Roberta, The, [1938] P. 1.

doctrine

Driedger, Elmer A. Construction of Statutes, 2nd ed. Toronto: Butterworths, 1983.

Marsden, Reginald Godfrey. British Shipping Laws, Vol. 4 «The Law of Collisions at Sea». London: Stevens & Sons Ltd., 1961.

McGuffie, Kenneth C. British Shipping Laws, vol. 1 «Admiralty Practice». London: Stevens & Sons Ltd., 1964.

Sullivan, Ruth. Driedger on the Construction of Statutes, 3rd ed. Toronto: Butterworths, 1994.

Tetley, William. Maritime Liens and Claims, 2nd ed. Montréal: International Shipping Publications, 1998.

REQUÊTES introduites pour que soit fixé un cautionnement dans une action et pour que soit radiée la réclamation ou que soit fixé un cautionnement dans une autre action. Montant du cautionnement fixé avec effet donné aux priorités existantes de la demanderesse à l'égard des navires saisis au cas où la sûreté deviendrait un fonds commun.

ont comparu:

Douglas G. Schmitt pour la demanderesse.

Carey D. Veinotte pour les défendeurs.

avocats inscrits au dossier:

McEwen, Schmitt & Co., Vancouver, pour la demanderesse.

Taylor, Veinotte, Sullivan, Vancouver, pour les défendeurs.

Ce qui suit est la version française des motifs de l'ordonnance rendus par

[1]Le protonotaire Hargrave: À la base des deux présentes requêtes, introduites par Normentor A/S, cessionnaires des intérêts et des dettes de la défenderesse, Feeding Systems A/S, pour que soit fixé un cautionnement dans l'action T-1959-02, et pour que soit radiée la réclamation ou que soit fixé un cautionnement dans l'action T-2091-02, il y a deux réclamations pour provisions.

[2]La première action, T-1959-02, que j'appellerai la procédure des provisions canadiennes, est assez simple, puisqu'elle concerne des provisions, d'une valeur de 74 929,75 $, fournies aux navires défendeurs FB XIX et FB XX au Canada par la demanderesse canadienne. Les deux navires, que l'on appelle des gabares, et qui servent à l'entreposage de l'alimentation pour les activités d'aquiculture, ont été saisis à la faveur de mandats décernés par la Cour. L'affidavit de la demanderesse mentionne également que cette réclamation est fondée sur un privilège possessoire.

[3]La deuxième action est plus complexe. Elle concerne des provisions fournies par la même demanderesse canadienne aux navires FB XXII et FB XXIII, qui prétendument sont des navires jumeaux par rapport aux navires FB XIX et FB XX. J'appellerai cette action la procédure des navires jumeaux. La procédure des navires jumeaux rouvre, très justement, le précédent Hollandsche Aannaming Maatschappij c. Ryan Leet (Le) (1997), 135 F.T.R. 67 (C.F. 1re inst.), dans lequel une différence fondamentale entre la version anglaise et la version française de la disposition relative aux navires jumeaux, c'est-à-dire le paragraphe 43(8) [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 12] de la Loi sur la Cour fédérale [L.R.C. (1985), ch. F-7], n'avait pas, semble-t-il, été plaidé. Dans la procédure des navires jumeaux, la demanderesse réclame une somme de 212 357,35 $.

Les faits

[4]Pour résumer, dans la procédure des provisions canadiennes, la seule difficulté concerne un différend sur la question de savoir si Feeding Systems A/S a contre la demanderesse une créance compensatrice. La preuve en la matière est contradictoire. Je garde ici à l'esprit qu'un cautionnement est normalement fixé de manière à rendre compte de la meilleure indemnité raisonnablement possible pour la partie saisissante, ce à quoi s'ajoute une allocation pour les intérêts et les dépens, et que, sauf cas exceptionnels, je dois m'en tenir à cette règle générale.

[5]Les défendeurs n'ont pas apporté la preuve de la valeur des navires FB XIX et FB XX, bien qu'ils aient une vente en cours. La preuve de la demanderesse est que, tels quels, ces deux navires ne dépasseraient pas la somme de 200 000 $ chacun. C'est la valeur que j'utiliserai.

[6]Les navires FB XIX, XX, XXII et XXIII, construits en Estonie, et bien que d'une taille conséquente, sont semble-t-il des navires non enregistrés. Cependant, les deux parties admettent que les navires FB XIX et FB XX, c'est-à-dire les navires saisis ici au Canada, appartiennent à la société Feeding Systems A/S. Il n'y a pas eu transmission du droit de propriété après la faillite de Feeding Systems A/S, car les navires ont été cédés sous condition seulement à Normentor A/S. À tous les moments pertinents, les navires FB XXII et FB XXIII appartenaient à Feeding Systems Chile Ltd.

[7]L'affidavit produit au nom de Normentor A/S établit que, à l'époque pertinente, les actions de Feeding Systems Chile appartenaient à la défenderesse, Feeding Systems A/S. J'accepte aussi non seulement que Feeding Systems Chile était un mandataire de Feeding Systems A/S, et sous le contrôle intégral de Feeding Systems A/S, mais aussi que Feeding Systems A/S avait garanti les dettes chiliennes de Feeding Systems Chile. Ainsi, d'affirmer la demanderesse, il s'ensuit que les navires chiliens, FB XXII et FB XXIII, et les navires canadiens saisis, FB XIX et FB XX, sont des navires jumeaux. Ces deux derniers navires sont donc exposés à la réclamation additionnelle de 212 357,35 $ pour provisions fournies par la demanderesse aux navires chiliens FB XXII et FB XXIII. L'avocat de Normentor A/S, se fondant sur l'affidavit de sa cliente, fait valoir que, nonobstant les liens entre Feeding Systems A/S et Feeding Systems Chile Ltd., ces entités sont deux sociétés distinctes.

Examen

Méthode d'analyse

[8]Au moment de fixer le bail, je ne dois pas empiéter sur le champ réservé à l'instance qui devra statuer sur le fond et établir les priorités. Je déterminerai plutôt la norme qui doit être observée pour que soit reconnu le droit réel de la demanderesse et qu'ensuite, au besoin, soient établies les priorités. Si l'affaire doit se rendre jusqu'à un examen des priorités, alors il ne m'est pas demandé de rendre un jugement sur le droit de la demanderesse, mais plutôt de fixer les cautionnements qui s'imposent. Le cautionnement n'est pas une indication de ce que la demanderesse obtiendra dans les faits, mais plutôt une mesure approximative de ce que la demanderesse pourrait recouvrer à titre de meilleure indemnisation raisonnablement possible.

[9]À titre de précision, la société Normentor A/S voudrait la radiation de la procédure des navires jumeaux, soit parce qu'il n'y a pas de cause d'action valable contre les gabares, soit parce qu'il y a défaut de compétence selon le paragraphe 43(8) de la Loi sur la Cour fédérale. Il doit être clair, évident et indubitable, comme cela est expliqué dans les affaires Hunt c. Carey Canada Inc., [1990] 2 R.C.S. 959; Operation Dismantle Inc. et autres c. La Reine et autres, [1985] 1 R.C.S. 441; et Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of Canada et autre, [1980] 2 R.C.S. 735, que l'action est vouée à l'échec. Je garderai aussi à l'esprit que les points de droit qui soulèvent des questions sérieuses ne doivent pas être décidés sur requête sommaire en radiation d'un acte de procédure à moins que le point de droit soit futile au point de justifier une radiation: voir par exemple l'arrêt Vulcan Equipment Co. Ltd. c. The Coats Co., Inc., [1982] 2 C.F. 77 (C.A.), à la page 78; autorisation de pourvoi refusée (1981), 63 C.P.R. (2d) 261 (C.S.C.). Pour ce qui est de la procédure des navires jumeaux, je suis arrivé à la conclusion que la demanderesse a des arguments raisonnables à faire valoir en vue d'un cautionnement, et je ne suis donc pas disposé à radier l'action pour incompétence, pour absence de cause d'action valable ou pour une autre raison.

Règles juridiques régissant la manière de fixer un cautionnement

[10]Pour ce qui est de fixer un cautionnement, la règle générale est qu'un demandeur a droit à un cautionnement selon une somme suffisante pour représenter la meilleure indemnité raisonnablement possible qu'il puisse espérer, ainsi que les intérêts et les dépens, à concurrence de la valeur du navire fautif: voir par exemple l'affaire Brotchie c. Karey T (Le) (1994), 77 F.T.R. 71 (C.F. 1re inst.), à la page 72; et l'affaire Moschanthy, The, [1971] 1 Lloyd's Rep. 37 (Adm.), à la page 44, un jugement de M. le juge Brandon. S'agissant du plafond du cautionnement, c'est-à-dire la valeur du navire, voir l'arrêt Staffordshire, The (1872), 1 Asp. M.L.C. 365 (P.C.), à la page 372; et l'arrêt Charlotte, The, [1920] P. 78 (Adm.), à la page 80, ainsi que «Admiralty Practice», par Kenneth McGuffie, British Shipping Laws, vol. 1, Londres: Stevens and Sons Ltd., 1964, à la page 140. Ce plafond s'applique même si la réclamation, les frais et les intérêts peuvent dépasser la valeur du navire saisi.

[11]Naturellement, le montant du conditionnement est laissé à l'appréciation de la Cour, laquelle peut ordonner la mainlevée du navire sous réserve de conditions et garanties adéquates: voir par exemple l'affaire Argosy Seafoods Ltd. c. Atlantic Bounty (Le) (1991), 45 F.T.R. 114 (C.F. 1re inst.), à la page 120. Dans cette affaire, M. le juge MacKay avait admis qu'une entorse pouvait être faite à la règle générale relative au montant du cautionnement lorsque les circonstances étaient «tout à fait extraordinaires». Cette manière de voir s'accorde avec la décision rendue par le juge Brandon dans l'affaire The Moschanthy, précitée, à la page 43, où il faisait observer qu'il était pour la Cour tout à fait contre-indiqué, dans une audience en matière de cautionnement, [traduction] «d'entreprendre un examen serré du pour et du contre de la réclamation des demandeurs, tant pour la responsabilité que pour le quantum, et de tirer ensuite une conclusion défavorable aux demandeurs». Cela ne veut pas dire que la Cour ne peut pas évaluer approximativement les probabilités d'un rejet partiel de la réclamation et donc réduire le quantum de la garantie: voir Gulf Venture, The, [1984] 2 Lloyd's Rep. 445 (Adm. Ct.), à la page 449, une décision de M. le juge Sheen. Cependant, comme je le faisais observer dans l'affaire Atlantic Shipping (London) Ltd. c. Captain Forever (Le) (1995), 97 F.T.R. 32 (C.F. 1re inst.), à la page 37, l'affaire Lundberg c. Manitou III (Le), [1998] A.C.F. no 1124 (1re inst.) (QL) rendue par M. le juge Muldoon; l'affaire The Moschanthy, précitée, et l'affaire Tribels, The [1985] 1 Lloyd's Rep. 128 (Adm. Ct.) «posent qu'au stade de la procédure interlocutoire en fixation du cautionnement, la juridiction saisie ne doit pas instruire l'affaire au fond dans le but de déterminer la meilleure indemnisation raisonnablement possible du demandeur pour fixer ce cautionnement, sauf circonstances extraordinaires». Des circonstances extraordinaires englobent à coup sûr les réclamations qui renferment des incertitudes majeures, ou des réclamations à l'égard desquelles la garantie demandée est exorbitante. Mais, en règle générale, si la garantie exigée et consignée est excessive, il existe un recours distinct pour demande abusive de garantie excessive.

Quelques considérations sur les navires jumeaux

[12]Les règles relatives à la question de savoir s'il existe ou non une réclamation au titre de navires jumeaux sont plus intéressantes. Ici, le point de départ est la Convention internationale pour l'unification de certaines règles sur la saisie conservatoire des navire de mer de Bruxelles (Convention sur la saisie des navires de mer), du 10 mai 1952 [439 R.T.N.U. 193]. Elle prévoit notamment ce qui suit:

Article 3

(1) [. . .] tout demandeur peut saisir soit le navire auquel la créance se rapporte, soit tout autre navire appartenant à celui qui était, au moment où est née la créance maritime, propriétaire du navire auquel cette créance se rapporte [. . .]

(2) Des navires seront réputés avoir le même propriétaire lorsque toutes les parts de propriété appartiendront à une même personne ou aux mêmes personnes.

La Convention limite donc la saisie d'un navire, dans le cas d'une réclamation maritime, à un seul navire. Cependant, comme le fait observer William Tetley dans Maritime Liens and Claims, 2e éd. Montréal: International Shipping Publications, 1998, à la page 1031, ce navire peut être soit le navire contrevenant soit un autre navire ayant le même propriétaire, et ici il convient de se demander si le fait pour une personne de détenir les actions des sociétés à qui appartiennent les navires équivaut à dire qu'elle est la propriétaire des navires.

[13]Les règles relatives aux navires jumeaux deviennent assez claires si l'on garde à l'esprit que leur objet était d'empêcher un propriétaire de soustraire son avoir à toute action en faisant relever chaque navire d'une société distincte dont il était l'unique actionnaire. Un exemple actuel de règles relatives aux navires jumeaux est la solution anglaise exposée dans la Supreme Court Act 1981 [(R.-U.), 1981, ch. 54]. Selon l'alinéa 21(4)b) de cette Loi, ainsi que le fait observer Tetley, précité, à la page 1035, un réclamant peut saisir:

[traduction]

a)     soit le navire contrevenant (si, lorsque l'action est introduite, la personne qui serait rendue personnellement responsable de la réclamation en est le véritable propriétaire à l'égard de toutes ses actions, ou en est l'affréteur coque nue);

b)     soit un autre navire, qui, lorsque l'action est introduite, appartient véritablement, à l'égard de toutes ses actions, à la partie qui, lorsque la cause d'action a pris naissance, était rendue personnellement responsable de la réclamation et était:

(1)     soit le propriétaire du navire contrevenant,

(2)     soit le caractère du navire contrevenant,

(3)     soit la personne ayant la possession ou la maîtrise du navire contrevenant.

Ce résumé vient du jugement Lloyd Pacifico, The, [1995] 1 Lloyd's Rep. 54 (Adm. Ct.). Puis Tetley fait observer, à la page 1025, que la disposition de la loi anglaise n'est pas totalement conforme à la Convention de 1952. À la page 1039, il examine le problème des sociétés d'un seul navire dont les actions sont détenues par des actionnaires uniques, ainsi que les conditions d'une «propriété véritable».

[14]Au contraire de tout cela, le Canada n'a pas ratifié la Convention de 1952. Toutefois, le paragraphe 43(8) de la Loi sur la Cour fédérale prévoit une forme de saisie de navires jumeaux:

43. [. . .]

(8) La compétence de la Cour peut, aux termes de l'article 22, être exercée en matière réelle à l'égard de tout navire qui, au moment où l'action est intentée, appartient au véritable propriétaire du navire en cause dans l'action.

Il apparaît d'emblée ici que la législation canadienne en matière de navires jumeaux n'établit aucune limite au nombre de navires qui peuvent être saisis. La législation canadienne a été examinée dans l'affaire Le Ryan Leet, précitée. Dans cette affaire, les demandeurs avaient introduit une action contre le Terra Nova Sea et ses propriétaires, la société Kenworthy Limited, après avoir fait saisir le Ryan Leet parce qu'il était un navire jumeau du Terra Nova Sea. La société Secunda Marine Services Limited, propriétaire du Ryan Leet, a introduit divers recours, en demandant notamment l'annulation de la saisie du prétendu navire jumeau Ryan Leet.

[15]Dans l'affaire Le Ryan Leet, la Cour avait jugé que le «propriétaire» s'entendait dans chaque cas du propriétaire enregistré. Puisque les propriétaires enregistrés des deux navires n'étaient pas les mêmes, il ne pouvait, selon la législation canadienne, y avoir de saisie de navires jumeaux. Cette limite de la saisie de navires jumeaux aux navires dont les propriétaires enregistrés sont les mêmes est contraire aux règles en matière de navires jumeaux appliquées dans la plupart, voire la totalité, des autres pays. Toutefois, compte tenu de la version anglaise du paragraphe 43(8) de la Loi sur la Cour fédérale, il n'y a pas d'autre interprétation possible, même si cela peut sembler pervers, car le Canada est généralement un pays employeur de navires, non un pays propriétaire de navires.

[16]L'avocat de la demanderesse présente un argument irrésistible en comparant la version française et la version anglaise du paragraphe 43(8), un point apparemment non plaidé devant M. le juge Rothstein. J'accepte la traduction suivante de la version anglaise de la disposition:

La compétence de la Cour peut, aux termes de l'article 22, être exercée en matière réelle à l'égard de tout navire qui, au moment où l'action est intentée, appartient à titre bénéficiaire à la personne qui est le propriétaire du navire en cause dans l'action. [Non souligné dans l'original.]

Il est facile de comparer cette traduction à la version française du paragraphe 43(8):

43. [. . .]

(8) La compétence de la Cour peut, aux termes de l'article 22, être exercée en matière réelle à l'égard de tout navire qui, au moment où l'action est intentée, appartient au véritable propriétaire du navire en cause dans l'action. [Non souligné dans l'original.]

Nous avons ici une inversion, dans la version française et la version anglaise, des mots «appartient à titre bénéficiaire» et «véritable propriétaire», ce qui donne des sens très différents aux deux versions.

[17]La traduction, que j'accepte, comme je l'ai dit, est donnée par M. Victor DeMarco, un associé de longue date du cabinet Brisset Bishop, de Montréal, et un membre de l'Association canadienne de droit maritime. M. DeMarco n'a pas été contre-interrogé sur son affidavit. L'affidavit se termine sur cette note intéressante:

[traduction] Je suis informé par mon associée Danièle Dion, et je crois sincèrement, qu'elle travaillait pour le gouvernement fédéral du Canada, ministère de la Justice, en 1990, et que c'est elle qui à l'origine a rédigé le texte du paragraphe 43(8) susmentionné de la Loi sur la Cour fédérale, et que la version française est ce que l'on voulait exprimer durant le travail de rédaction.

Si intéressante que soit cette note, qui révèle peut-être un glissement de sens entre l'ébauche de la version anglaise initiale et la traduction française ultérieure de la disposition, je ne puis l'accepter comme preuve. Il faudrait pour cela l'affidavit de Mme Danièle Dion. Je dois plutôt travailler avec le texte manifestement différent et explorer sur cette base la meilleure indemnisation raisonnablement possible.

[18]Les principes applicables d'interprétation législative, dans les cas où la version française et la version anglaise d'un texte législatif ne concordent pas, sont exposés dans l'arrêt Flota Cubana de Pesca (Flotte de pêche cubaine) c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1988] 2 C.F. 303 (C.A.), à la page 320 et suivantes, dans l'arrêt Beothuk Data Systems Ltd., Division Seawatch c. Dean, [1998] 1 C.F. 433 (C.A.) et dans l'arrêt Abrahams c. Procureur général du Canada, [1983] 1 R.C.S. 2.

[19]Le critère exposé par le juge Stone dans l'arrêt Flota Cubana comprend une interprétation téléologique du texte législatif tout entier, une acceptation de la version française et de la version anglaise sur un pied d'égalité, au lieu de donner une préférence automatique à une version par rapport à l'autre, enfin une tentative de conciliation des deux textes, après qu'on a trouvé et adopté un sens commun, ce qui ne disposera pas toujours de la question, car le principe du sens commun sera écarté lorsqu'une autre interprétation, fondée sur l'intention et le sens qui garantissent le mieux la réalisation d'un objectif, sera plus adéquate: ces principes sont examinés aux pages 313 à 317 de l'arrêt Flota Cubana. Le juge Stone se réfère ensuite à l'opinion dissidente du juge L'Heureux-Dubé dans l'arrêt Canada (Procureur général) c. Mossop, [1993] 1 R.C.S. 554, à la page 618, opinion selon laquelle «c'est l'interprétation qui favorise l'objet de la loi qui doit l'emporter». Il fait remarquer que cette approche a depuis été entérinée par divers tribunaux, notamment par la Cour suprême du Canada, et qu'elle est exposée dans Driedger on the Construction of Statutes, 3e éd., Toronto: Butterworths, 1994, à la page 234, où l'éditeur fait remarquer que, pour résoudre un conflit entre la version française et la version anglaise d'un texte législatif, le tribunal examinera souvent les antécédents législatifs de la disposition concernée: arrêt Flota Cubana, aux pages 316-317. Le juge Stone poursuit cet examen de l'historique législatif à la page 321 et suivantes et, dans cette affaire, il a accepté le sens plus large exprimée dans la version anglaise de la loi.

[20]Dans l'arrêt Beothuk Data System Ltd., précité, le juge en chef Isaac examinait, à partir de la page 454, la règle du sens commun, mais a exprimé l'avis qu'elle ne devait pas être employée, à l'exclusion d'autres moyens d'analyse, pour résoudre un conflit entre la version anglaise et la version française d'un texte législatif (à la page 455). Il a ensuite fait remarquer que dans l'arrêt Beothuk, précité, il ne s'agissait pas d'un cas où une version était ambiguë et l'autre claire, mais plutôt d'un cas où une version autorisait une interprétation plus large. Il s'est ensuite demandé non pas quelle version d'un texte législatif était mieux rédigée que l'autre, mais plutôt, au regard de l'ensemble du texte, dans ses deux versions, et en se référant à la deuxième édition de Driedger Construction of Statutes, à la page 171, quelle était en réalité l'intention du législateur.

[21]Naturellement, il y a toujours des moyens expéditifs et pragmatiques de régler ce genre de questions. Ainsi, dans l'arrêt Abrahams, précité, Mme le juge Wilson, après une analyse approfondie et quelques doutes, avait proposé une solution favorable au réclamant (à la page 10). Dans l'affaire Re Price (1973), 8 N.B.R. (2d) 620 (B.R.), la version française avait été acceptée parce que la version anglaise était pour ainsi dire dépourvue de toute signification.

[22]En l'espèce, la version française et la version anglaise du paragraphe 43(8) de la Loi sur la Cour fédérale n'ont pas le même sens, si ce n'est qu'elles autorisent toutes deux une certaine forme de saisie de navires jumeaux.

[23]La version anglaise, examinée dans l'affaire Le Ryan Leet, précitée, permet la saisie d'un second navire qui appartient à la même personne que ce que j'appellerais le navire fautif. L'affaire Le Ryan Leet donne une juste idée de la version anglaise du paragraphe 43(8), mais la version anglaise du paragraphe 43(8) est contraire à la Convention de 1952 sur la saisie des navires de mer, qui élargit la saisie au moyen de la propriété à titre bénéficiaire du navire fautif, rendant ainsi admissible la réclamation contre un navire appartenant directement à une personne qui est aussi un propriétaire bénéficiaire du navire fautif. C'est aussi l'effet de la loi anglaise, qui est calquée sur la disposition de la Convention de 1952 relative aux navires jumeaux. Si l'on considère l'historique de la notion de navires jumeaux, c'était bien là l'idée. Outre qu'elle élargit les droits des réclamants à l'encontre de navires ayant les mêmes propriétaires bénéficiaires, la loi a aussi pour objet de permettre à ceux qui ont des réclamations à l'encontre d'un navire fautif de grever les actifs du pouvoir économique de facto dont relève ce navire.

[24]Le texte manifeste de la version française du paragraphe 43(8) permet au saisissant d'invoquer utilement la notion de propriété à titre bénéficiaire. Ainsi, si la version française du paragraphe 43(8) de la Loi sur la Cour fédérale devait être appliquée à la situation actuelle, la demanderesse aurait à tout le moins un argument substantiel et raisonnablement défendable en faisant valoir que le FB XIX et le FB XX, des navires appartenant à Feeding Systems A/S, sont responsables en tant que navires jumeaux parce que Feeding Systems A/S a la propriété bénéficiaire des navires fautifs, le FB XXII et le FB XXIII, à raison des actions qu'elle détient dans Feeding Systems Chile, propriétaire de ces deux derniers navires.

[25]Selon cette analyse, qui comporte un examen de l'objet et de l'intention des règles relatives aux navires jumeaux, il n'est pas nécessaire de suivre la proposition de Mme le juge Wilson, dans l'arrêt Abrahams, précité, selon laquelle un réclamant doit bénéficier de la version du texte législatif qui lui est le plus favorable.

[26]Tout cela ne veut pas dire que la demanderesse a assurément une réclamation à l'encontre des navires jumeaux saisis à la faveur des mandats délivrés par la Cour fédérale, car cela sera déterminé après instruction de l'affaire en bonne et due forme, et non lorsqu'est fixé le cautionnement. Mais cela veut plutôt dire que la demanderesse est en mesure d'exiger un cautionnement en faisant valoir l'argument de la meilleure indemnisation raisonnablement possible à l'égard des navires jumeaux FB XIX et FB XX.

Montant du cautionnement

[27]Sous réserve d'une ordonnance judiciaire, le créancier saisissant est fondé au maintien de la saisie du navire jusqu'à ce que la créance soit recouvrée ou jusqu'à ce qu'une garantie soit déposée selon l'une ou plusieurs des diverses formes habituelles. Le cautionnement, en tant que garantie visant à la mainlevée de la saisie d'un navire, consiste à remplacer une sûreté réelle par une sûreté personnelle et il représente le navire saisi à titre de sûreté pour ce qui pourrait être obtenu: voir par exemple R. D. Marsden dans «The Law of Collisions at Sea», British Shipping Laws, vol. 4 Londres: Stevens and Sons Limited, 1961, à la page 146. En ce sens, le cautionnement, ou autre sûreté, est la valeur intégrale de la meilleure indemnisation raisonnablement possible du demandeur, avec les intérêts et les dépens, sans diminution ou escompte.

[28]La notion de valeur intégrale est la règle générale, mais la Cour a le pouvoir discrétionnaire de prononcer la mainlevée de la saisie du navire à des conditions adéquates, et toute entorse à la règle générale ne doit être faite que lorsque les circonstances sont «tout à fait extraordinaires» pour qu'une saisie soit jugée valide et pour que la réclamation des demandeurs ait des chances d'être établie: voir par exemple The Moschanthy, précitée, à la page 43, et Le Atlantic Bounty, précitée, à la page 120. Dans l'affaire Le Atlantic Bounty, le juge MacKay avait fixé le cautionnement à 295 000 $, c'est-à-dire moins que ce que réclamait le demandeur, parce que l'avocat du demandeur avait reconnu qu'une partie de la réclamation ne serait sans doute pas exécutoire devant la Cour fédérale. Cependant, en dépit des efforts déployés pour faire ramener le cautionnement en deçà du chiffre de 295 000 $, le juge MacKay avait fait observer que les divers arguments qui pouvaient conduire à la mainlevée de la saisie du navire ne concernaient pas le quantum et que, «dans une telle requête, la saisie est réputée valide et l'on doit supposer, du moins à ce stade de la procédure, que les réclamations du demandeur pourront être établies» (à la page 120).

[29]Dans la présente affaire, on donne à entendre, sans plus, qu'il y aura une demande reconventionnelle contre la demanderesse, que l'auteur d'un affidavit signé sous serment au nom de Normentor A/S, par le mandataire de cette société, fixe à une somme «proche de 2 000 000 $CAN». Je ne vois pas ici de circonstances extraordinaires qui devraient me convaincre d'ignorer la réclamation de Norcan Electrical Systems Inc. C'est là un aspect qu'il vaut mieux réserver pour l'instruction de l'affaire, lorsqu'il sera possible d'examiner pleinement la preuve des réclamations.

[30]S'agissant de la procédure des provisions canadiennes, elle est introduite pour la somme de 74 929,75 $, un chiffre que j'accepte comme meilleure indemnisation raisonnablement possible. Les taux d'intérêt sont bas en ce moment. Cependant, je dois aussi considérer que, même si les parties avancent promptement vers une mise en état, les dates d'audience ne sont jamais imminentes. J'ajoute par conséquent une indemnité approximative représentant les intérêts sur une période de deux ans et demi, à un taux d'emprunt raisonnable, soit 6 p. 100, composé semestriellement, soit 11 660 $. Pour ce qui est des dépens taxables, j'accorde 18 000 $. C'est un peu moins que ce ne serait autrement le cas, parce que la procédure des provisions canadiennes et la procédure des navires jumeaux présenteront certains éléments communs. Au total, le cautionnement, ou autre sûreté adéquate, en ce qui a trait à la procédure des provisions canadiennes, sera, en chiffre rond, de 104 650 $.

[31]Adoptant la même approche pour la procédure des navires jumeaux, j'admets que la meilleure indemnisation raisonnablement possible est de 212 357,35 $. Je reconnais que la demanderesse voudrait des intérêts au taux de 1,25 p. 100 par mois, mais le dossier est insuffisant et ne permet pas de justifier ce taux. L'intérêt sera donc, là encore, de 6 p. 100, composé semestriellement pendant deux ans et demi. En chiffre rond, cela donnera 32 800 $.

[32]S'agissant des dépens, tout en reconnaissant que les actions pourraient bien être instruites ensemble, je reconnais aussi que la procédure des navires jumeaux sera plus difficile à instruire, qu'elle pourrait bien nécessiter une importante enquête préalable et qu'elle engagera d'importants débours. Je fixe donc les dépens taxables à 45 000 $. Ainsi, le cautionnement applicable à la procédure des navires jumeaux totalisera, en chiffre rond, 289 800 $.

[33]Le cautionnement total, pour la mainlevée de la saisie des deux navires, le FB XIX et le FB XX, en chiffre rond, sera de 394 450 $. Ce chiffre s'accorde avec la valeur des deux navires, fixée par M. Hines, dans son affidavit, au nom de la demanderesse, à «au plus 200 000 $CAN chacun». Puisque rien ne donne à entendre que l'un des deux navires pourrait valoir un peu plus que l'autre, le cautionnement est fixé à 197 225 $ pour chacun d'eux.

Le cautionnement en tant que fonds commun

[34]L'avocat de la demanderesse, s'appuyant, je crois, sur le fait que le cautionnement ou la sûreté pourrait représenter la valeur intégrale du navire, ce qui est le cas, craint que le cautionnement ou la sûreté ne se superpose à un privilège possessoire détenu par la demanderesse. Après réflexion, c'est là une inquiétude légitime, car, bien que le cautionnement remis à la Cour pour garantir la demanderesse tienne lieu de la sûreté représentée par le navire saisi, il existe des précédents selon lesquels un tel fonds, bien que constitué par les efforts du demandeur, risque de devenir un fonds commun auquel pourront puiser tous les réclamants in rem. Il existe plusieurs précédents en ce sens, abstraction faite des cas évidents où un armateur peut prendre des mesures pour limiter sa responsabilité globale en consignant au tribunal un fonds commun, ou la valeur intégrale du navire. Cette notion de fonds commun est effleurée dans l'affaire Roberta, The, [1938] P. 1. Dans cette affaire, un cautionnement avait été offert, pour une partie seulement de la valeur du navire, aux demandeurs qui avaient introduit une action réelle et avaient fait saisir le navire. Des réclamants ultérieurs, qui n'avaient pris aucune part à la saisie, avaient alors résolu de puiser à ce cautionnement existant pour satisfaire leurs réclamations: ils furent déboutés, au motif qu'il ne s'agissait pas d'un fonds commun. Parmi les moyens servant à établir un fonds commun, il y a, comme je l'ai dit, le cas où un armateur dépose un cautionnement soit à concurrence de la responsabilité du navire, soit à concurrence de la valeur du navire, le cautionnement représentant un paiement au tribunal, ou il y a l'engagement de déposer un cautionnement à concurrence de la valeur intégrale du navire, ou il y a l'ordonnance judiciaire enjoignant la vente du navire. J'évoquerais ici l'affaire Joannis Vatis, The, [1922] P. 92 (C.A.), dans laquelle un demandeur, qui avait la charge du procès, avait demandé à d'autres réclamants éventuels d'y participer. Certains avaient refusé. Cependant, comme le cautionnement portait sur la valeur intégrale du Joannis Vatis, le demandeur saisissant avait dû partager ce fonds avec les autres réclamants in rem, même si ces réclamants avaient au départ refusé de participer à la procédure. De même, dans l'affaire Russland, The, [1924] P. 55 (Adm.), le fonds résultant de la vente judiciaire du navire était devenu un fonds commun pour l'avantage de plusieurs sauveteurs.

[35]En l'espèce, la sûreté correspondant plus ou moins à la valeur des gabares saisies, elle pourrait bien constituer un fonds commun si elle prend la forme d'un cautionnement. Dans un tel cas, elle serait distribuée à divers réclamants en fonction du rang de chacun. L'inquiétude de l'avocat de la demanderesse est donc réelle. Dans l'affaire The Russland, le juge Hill avait considéré les priorités, comme de raison, je crois. Cependant, pour que les choses soient bien claires, il sera donné effet aux priorités existantes de la demanderesse à l'égard des navires défendeurs, en exécution des réclamations qui seront valides et autorisées, sur le cautionnement qui sera déposé.

[36]Je remercie les avocats pour leurs intéressantes observations.

[37]Il sera payable en fin de compte à la demanderesse un ensemble de dépens taxables, selon la colonne III du tableau du tarif B [Règles de la cour fédérale (1988), DORS/98-106], au-dessus du nombre médian d'unités, selon ce qu'accordera l'officier taxateur ou selon ce qu'arrêteront les parties.

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