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A-219-02

2003 CAF 53

Le commissaire de la concurrence (appelant)

c.

Supérieur Propane Inc. et ICG Propane Inc. (intimées)

Répertorié: Canada (Commissaire de la concurrence) c. Supérieur Propane Inc. (C.A.)

Cour d'appel, juge en chef Richard, juges Létourneau et Rothstein, J.C.A.--Ottawa, 26 et 27 novembre 2002 et 31 janvier 2003.

Concurrence -- Le Tribunal a-t-il suivi les directives que lui a données la C.A.F. dans le réexamen du fusionnement de deux sociétés de propane pour déterminer s'il devrait être dissous au motif qu'il empêche ou diminue la concurrence -- Le Tribunal avait conclu que le fusionnement diminuait la concurrence dans certaines régions et l'empêchait dans la région de l'Atlantique, mais que les effets défavorables seraient compensés par des gains en efficience -- La C.A.F. a accueilli l'appel au motif d'une mauvaise interprétation de l'art. 96 de la Loi sur la concurrence (la défense fondée sur les gains en efficience) et a donné des directives en vue du réexamen -- La demande de dissolution du fusionnement présentée par le commissaire a été rejetée de nouveau par le Tribunal -- Dans sa décision originale, le Tribunal a appliqué le «critère du surplus total» pour comparer les effets de la diminution de la concurrence aux gains en efficience -- Il a examiné la «perte sèche» de richesse pour l'économie -- Le transfert de richesse des consommateurs aux actionnaires n'a pas été pris en compte -- Les gains en efficience excèdent grandement la perte sèche -- La C.A.F. a jugé que le Tribunal a commis un erreur en limitant les effets négatifs du fusionnement à la perte sèche -- Il n'a pas tenu compte de l'objet de la Loi: assurer aux consommateurs des prix compétitifs et un choix dans les produits -- Dans son réexamen, le Tribunal a appliqué la méthode des coefficients pondérateurs et a tenu compte des objectifs de la Loi -- L'aspect controversé de la méthode choisie par le Tribunal concerne son traitement du transfert de richesse des consommateurs aux actionnaires de l'entité fusionnée -- Les effets socialement défavorables du fusionnement ont été traités -- Question de savoir si l'inclusion de la totalité du transfert de richesse annulerait la défense fondée sur les gains en efficience -- Le Tribunal s'est conformé aux directives de la Cour en utilisant l'analyse des effets socialement défavorables. -- Il n'a pas désobéi à la Cour en refusant de prendre en considération les effets du fusionnement dans une perspective qualitative -- Le Tribunal a fait observer à juste titre que la distinction est souvent ténue entre une stratégie offensive de concurrence et la fixation de prix abusifs -- Le Tribunal a examiné la situation des petites et moyennes entreprises, sans adopter une vision restrictive -- Le Tribunal n'a pas commis une erreur en refusant de considérer la création d'un monopole en soi comme un effet anticoncurrentiel dans son analyse selon l'art. 96(1) -- Le monopole est une situation du marché, non l'effet de cette situation -- L'approche des effets socialement défavorables n'élimine pas le fardeau incombant à l'intimée de persuader le Tribunal sur la question ultime, que les gains en efficience surpassent et neutralisent ces effets -- Opinion dissidente (en partie) quant à l'impact des monopoles.

Juges et tribunaux -- Question de savoir si les directives données par la C.A.F. ont été suivies par le Tribunal de la concurrence dans le réexamen d'une demande de dissolution d'un fusionnement -- Question de savoir si le Tribunal a commis une erreur de droit en critiquant l'arrêt antérieur de la C.A.F. dans la présente affaire, manquant ainsi au principe du stare decisis -- Le degré auquel le Tribunal a critiqué l'arrêt de la Cour est inhabituel, mais ces critiques ne constituent pas une erreur de droit comme il n'y pas eu désobéissance et comme le Tribunal n'a pas suivi les directives de la Cour qu'en paroles -- Le juge Létourneau, J.C.A. (dissident en partie): dans une procédure de réexamen, ce n'est pas le rôle d'un tribunal administratif de critiquer des décisions judiciaires qui le lient -- Cela risque de miner le système d'administration de la justice et la confiance publique à son endroit.

La question en litige dans le présent appel porte sur le point de savoir si le Tribunal de la concurrence a suivi les directives que lui a données la Cour dans l'arrêt Canada (Commissaire de la concurrence) c. Supérieur Propane Inc., [2001] 3 C.F. 185.

Avant décembre 1998, Supérieur Propane et ICG Propane s'occupaient l'une et l'autre de vente au détail et de distribution du propane. Le jour où Supérieur a fait l'acquisition d'ICG, le commissaire de la concurrence a déposé une demande en vertu de l'article 92 de la Loi sur la concurrence visant à obtenir une ordonnance enjoignant de dissoudre le fusionnement au motif qu'il empêcherait ou diminuerait sensiblement la concurrence. Le Tribunal a jugé que le fusionnement aurait vraisemblablement l'effet de diminuer la concurrence sur de nombreux marchés locaux et d'empêcher la concurrence dans la région de l'Atlantique, mais il a conclu que ces effets défavorables seraient compensés par des gains en efficience. Le commissaire a interjeté appel du refus du Tribunal de prononcer l'ordonnance enjoignant la dissolution et la Cour a accueilli l'appel au motif que le Tribunal avait mal interprété l'article 96 de la Loi. L'affaire a été renvoyée au Tribunal en vue d'un réexamen, mais le Tribunal a rejeté de nouveau la demande du commissaire.

L'article 96 de la Loi, qui contient ce qu'on appelle la «défense fondée sur les gains en efficience», prévoit que le Tribunal ne rend pas l'ordonnance enjoignant la dissolution d'un fusionnement qui aura vraisemblablement pour effet d'entraîner des gains en efficience qui surpasseront et neutraliseront les effets de l'empêchement ou de la diminution de la concurrence, dans la mesure où ces gains ne seraient vraisemblablement pas réalisés sans le fusionnement.

Dans sa décision originale, le Tribunal a appliqué ce que les économistes appellent le «critère du surplus total» pour comparer les effets de la diminution de la concurrence aux gains en efficience. Il a examiné la «perte sèche» de richesse pour l'économie qu'entraîne le fusionnement. La perte sèche résulte de la chute de la demande des produits des entités fusionnées par suite d'une hausse de prix intervenue après le fusionnement et de l'affectation des ressources qui se produit lorsque les consommateurs achètent un produit de substitution. Selon le critère du surplus total, on ne tient pas compte du transfert de richesse des consommateurs aux actionnaires de l'entité fusionnée par suite de l'augmentation des prix après le fusionnement. Sur ce fondement, le Tribunal a accepté que les gains en efficience se chiffreraient à 29,2 millions de dollars par année, par rapport à une perte sèche de 3 millions de dollars par année seulement. Toutefois, il a conclu que la réduction ou l'élimination potentielle de certains produits et services qui avaient été offerts par ICG porterait la perte sèche totale à 6 millions de dollars par année--soit un montant beaucoup moins élevé que celui des gains en efficience.

La Cour a contesté cette décision et conclu que le Tribunal avait commis une erreur de droit en limitant les effets pertinents d'un fusionnement anticoncurrentiel, pour l'application de l'article 96, à la seule perte sèche, ce qui revenait à faire de la défense fondée sur les gains en efficience, dans tous les cas, une codification du critère du surplus total. Dans son analyse de l'article 96, le Tribunal a commis un erreur en ne tenant pas compte des objectifs exposés à l'article 1.1 de la Loi, notamment de celui «d'assurer aux consommateurs des prix compétitifs et un choix dans les produits».

La Cour a donné des directives au Tribunal en vue du réexamen: 1) pour l'application de l'article 96, on ne peut, dans tous les cas, limiter les effets à la perte sèche; 2) il appartient au Tribunal de déterminer la méthode correcte pour déterminer l'étendue des effets anticoncurrentiels; 3) la méthode choisie doit être suffisamment souple pour permettre au Tribunal d'apprécier pleinement les faits; 4) la méthode des coefficients pondérateurs, proposée par un témoin expert serait acceptable; 5) le Tribunal n'a qu'à identifier et à apprécier les effets de la diminution de la concurrence, compte tenu des objectifs exposés à l'article 1.1 de la Loi, et à décider si les gains en efficience--déjà établis--surpassent ces effets; 6) le commissaire a le fardeau de prouver les effets anticoncurren-tiels, tandis que l'intimée a le fardeau de prouver les gains en efficience et d'établir que les gains en efficience surpasseront et neutraliseront vraisemblablement les effets négatifs.

Arrêt (le juge Létourneau, J.C.A., dissident en partie): l'appel doit être rejeté.

Le juge Rothstein, J.C.A. (avec l'appui du juge en chef Richard): Il appert, prima facie, que le Tribunal a suivi les directives de la Cour. Il ne s'est pas limité au critère du surplus total et a plutôt tenu compte de la méthode des coefficients pondérateurs et des objectifs de la Loi exposés à l'article 1.1.

L'aspect controversé de la méthode choisie par le Tribunal concerne son traitement du transfert de richesse des consommateurs aux actionnaires de l'entité fusionnée. Ce transfert de richesse a été établi à environ 40,5 millions de dollars par année. Le commissaire a plaidé que ce montant devait être ajouté à la perte sèche de 6 millions, de sorte que les gains en efficience seraient surpassés. Cette analyse est appelée le «critère du surplus du consommateur». Le Tribunal n'était pas disposé, cependant, à accepter que la totalité du transfert de richesse constituait un effet socialement défavorable du fusionnement. Il a adopté la position que c'était seulement la partie socialement défavorable du transfert de richesse qu'on pouvait opposer aux gains en efficience. Le Tribunal a jugé que les seuls effets socialement défavorables étaient les effets sur les ménages à faible revenu qui utilisaient le propane à des fins essentielles et n'avaient pas d'autres possibilités intéressantes. Cette partie socialement défavorable du transfert de richesse s'élevait à 2,6 millions de dollars par année. Néanmoins, selon la méthode des coefficients pondérateurs, il fallait attribuer aux intérêts de ces ménages à faible revenu un coefficient plus élevé qu'aux intérêts des actionnaires de l'entité fusionnée. Toutefois, la preuve au dossier ne permettait pas de déterminer le coefficient approprié, mais même si l'on doublait la portion défavorable du transfert de richesse, le total de la partie défavorable du transfert de richesse et de la perte sèche ne se ferait qu'un peu plus du tiers des gains en efficience, de sorte que le fusionnement ne devrait pas être annulé.

L'une des erreurs reprochées au Tribunal par le commissaire aurait été de ne pas inclure la totalité du transfert de richesse comme effet anticoncurrentiel du fusionnement. Le commissaire dit qu'il n'y avait aucune preuve présentée au Tribunal lui permettant de tirer la conclusion que l'inclusion de la totalité du transfert de richesse annulerait la défense fondée sur les gains en efficience. De son côté, l'intimée n'a pu indiquer aucun élément de preuve régulièrement présenté pour soutenir la conclusion du Tribunal relative à l'annulation. L'argument du commissaire sur ce point était bien fondé. Cependant, le Tribunal s'est appuyé sur d'autres fondements pour rejeter l'inclusion de la totalité du transfert de richesse dans son appréciation des effets anticoncurrentiels. La méthode des coefficients pondérateurs, préconisée par la Cour, rejette certainement l'inclusion de la totalité du transfert de richesse parce que cela ne ménagerait pas le pouvoir discrétionnaire nécessaire pour tenir compte de l'incidence d'un fusionnement sur les statuts socio-économiques différents des consommateurs et des actionnaires. Le Tribunal exerçait bien le pouvoir discrétionnaire que lui avait conféré la Cour par ses directives lorsqu'il a entrepris l'analyse des effets socialement défavorables.

On ne peut non plus dire que le Tribunal aurait commis une erreur en refusant de prendre en considération les effets du fusionnement dans une perspective qualitative. Le Tribunal a même reconnu qu'il doit prendre en considération tous les effets, même s'ils ne peuvent être quantifiés. Les effets ne seraient considérés sous l'angle qualitatif que s'il était impossible d'en faire une estimation quantitative. Il n'était pas déraisonnable pour le Tribunal d'insister sur la quantification, là où elle est possible, des effets négatifs de manière à minimiser le degré de jugement subjectif nécessaire dans le processus d'appréciation des effets dans le cadre du paragraphe 96(1).

S'agissant de savoir si le Tribunal a commis une erreur en adoptant une vision restrictive des effets du fusionnement sur les petites et moyennes entreprises, le Tribunal a fait observer à juste titre que la distinction est souvent ténue entre une stratégie offensive de concurrence et la fixation de prix abusifs. Le Tribunal a reconnu son obligation de considérer si les petites et moyennes entreprises sont privées d'une chance honnête de participer à l'activité économique. Le Tribunal n'a pas commis d'erreur en jugeant qu'une chance honnête de participer à l'économie dans le cadre du paragraphe 96(1) ne confère pas aux petites et moyennes entreprises qui sont des clients de l'entité fusionnée un droit à des prix compétitifs. Le Tribunal a estimé que la preuve n'établissait pas l'existence d'une action anticoncurrentielle sanctionnée par la Loi et, s'il a renvoyé expressément aux articles 50 et 79 (fixation de prix abusifs et abus de position dominante), le renvoi aux articles 50 et 79 était donné à titre d'exemple seulement comme le montre la formulation «action anticoncurrentielle sanctionnée par la Loi».

Le commissaire plaidait encore que le Tribunal avait commis un erreur en refusant de considérer la création d'un monopole en soi comme un effet anticoncurrentiel dans son analyse selon le paragraphe 96(1). La Cour n'a pu souscrire à cet argument. Le Tribunal n'était pas tenu de traiter le monopole en soi comme un effet anticoncurrentiel à opposer aux gains en efficience dans le cadre du paragraphe 96(1). Le monopole, de quelque façon qu'on le définisse, est la description d'une situation du marché, non l'effet de cette situation du marché. Dans son analyse, le Tribunal avait déjà pris en compte un certain nombre des effets du fusionnement et prendre en considération ces effets une autre fois comme découlant de la situation de monopole équivaudrait à les compter en double. Comme le commissaire n'avait pas présenté de preuve d'effets additionnels du monopole, on ne peut dire que le Tribunal a conclu à tort qu'une situation de monopole n'entraîne pas d'effets anticoncurrentiels additionnels.

Le commissaire a encore plaidé que le Tribunal a commis une erreur de droit en critiquant l'arrêt de la Cour et que, par là, il a manqué au principe du stare decisis. Le Tribunal a remis en question un certain nombre de points dans le jugement de la Cour. Cependant, il ne faut pas confondre la critique de la décision d'une juridiction supérieure et le refus de la suivre. Il arrive parfois que les tribunaux judiciaires inférieurs mettent en question la décision d'une juridiction supérieure, tout comme à l'occasion, les tribunaux judiciaires mettent en question le bien-fondé des lois adoptées par le Parlement et recommandent des modifications du droit. Le degré auquel le Tribunal a critiqué l'arrêt de la Cour en l'espèce est certes inhabituel. Toutefois, ces critiques ne constituent pas une erreur de droit à moins qu'elles ne s'accompagnent d'une désobéissance aux directives de la Cour. Il n'y pas eu désobéissance.

La seule question qui reste concernant la question du stare decisis est donc de savoir si le Tribunal, en concluant qu'un montant de 2,6 millions de dollars seulement sur les 40,5 millions de dollars de transfert de richesse devait être considéré comme un effet anticoncurrentiel, n'a suivi les directives de la Cour qu'en paroles. Le Tribunal désobéissait-il ainsi implicitement aux directives de la Cour? On ne peut juger que la conclusion du Tribunal en l'espèce est contraire à l'ensemble de la preuve, qu'il n'a pas tenu compte de certains éléments de preuve ou que les déductions qu'il a faites étaient déraisonnables. Le principe du stare decisis a été respecté.

S'agissant du fardeau de preuve, la Cour ne peut souscrire à la position du commissaire que l'approche des effets socialement défavorables élimine, pour l'essentiel, tout fardeau incombant à l'intimée de persuader le Tribunal sur la question ultime, que les gains en efficience surpassent et neutralisent ces effets. Le choix par le Tribunal de la méthode des effets socialement défavorables n'est pas incompatible avec les directives de la Cour. Il incombe à l'intimée de convaincre le Tribunal que les gains en efficience surpassent et neutralisent les effets socialement défavorables d'un fusionnement.

Le juge Létourneau, J.C.A. (dissident en partie): Une question d'intérêt national qui touche le coeur de la Loi sur la concurrence est de savoir si la défense fondée sur les gains en efficience autorise la création de monopoles par la voie de fusionnements. Selon l'article 1.1, la Loi a pour objet «de préserver et de favoriser la concurrence au Canada». La défense fondée sur les gains en efficience n'était pas censée primer sur la concurrence et l'éliminer, et ne pouvait non plus avoir cet effet, dans une loi visant à favoriser la concurrence. L'efficience économique n'était pas l'objectif premier de la Loi, comme le voulait la conclusion du Tribunal. L'article 96 ne visait pas à autoriser la création de monopoles, car cela irait à l'encontre de l'objet défini à l'article 1.1. Le droit américain va dans la même sens. La Cour suprême des États-Unis a statué, au sujet des lois antitrust américaines, que [traduction] «le Congrès traitait de la concurrence, qu'il cherchait à protéger, et du monopole, qu'il cherchait à empêcher». La création de monopoles constitue l'effet anticoncurrentiel défavorable ultime, qui va à l'encontre de l'objet même de la Loi. Au nom de l'efficience économique, la Loi permet une diminution sensible de la concurrence, mais elle n'autorise pas son élimination complète.

La prévention des monopoles, relevant auparavant du droit pénal, a été rattachée à des dispositions civiles visant à faciliter la lutte contre les fusionnements illégaux. Il n'était plus nécessaire de prouver au-delà de tout doute raisonnable qu'un fusionnement était contraire à l'intérêt public. Lors de l'étude du projet de loi dont est issue la Loi actuelle, le ministre Côté a déclaré à la Chambre des communes: «Le projet de loi propose une disposition civile rigoureuse sur les fusionnements». La question des monopoles dans le contexte d'une Loi qui favorise la concurrence n'est pas une simple question de preuve, mais bien une question de principe.

Selon la preuve, après le fusionnement, dans certaines localités (par exemple Sault Ste. Marie, Sudbury, Thunder Bay et Fort McMurray), l'entité fusionnée jouirait de monopoles ou de quasi-monopoles, détenant de 96 à 100 % du marché. La réparation devrait être conçue de manière à corriger les problèmes créés par le fusionnement, sans compromettre, si possible, le fusionnement et les gains en efficience économique qui en découlent. Il devrait être possible de résoudre les problèmes de monopole dans les régions géographiques indiquées sans remettre en question l'ensemble du fusionnement. Il faudrait laisser au Tribunal le soin de déterminer la meilleure façon de procéder dans les circonstances et de prononcer les ordonnances nécessaires. Le Tribunal possède, en vertu de l'article 92 de la Loi, de vastes pouvoirs lui permettant d'ordonner que le fusionnement soit dissous en partie ou qu'on se départisse d'actifs ou d'actions.

Dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice, il convient de noter que, s'il n'est pas nécessairement déplacé d'exprimer certaines critiques à l'égard d'une décision judiciaire, ce n'est pas là le rôle d'un tribunal administratif dans une procédure de réexamen. Il est dangereux de se lancer dans une critique des conclusions et directives de la cour de révision, car cela risque de miner le système d'administration de la justice et la confiance publique à son endroit. La Cour suprême a statué qu'«[i]l est fondamental, pour assurer la bonne administration de la justice, que l'autorité des décisions soit scrupuleusement respectée par tous les tribunaux qui sont liés par elles». Le fait d'agir comme l'a fait le Tribunal en l'espèce peut également avoir un impact négatif sur la perception que le public a du Tribunal et sur la crédibilité de ce dernier, dans la mesure où on peut y voir de l'arrogance ou un manque de maturité. Le pire, c'est qu'un tel comportement peut susciter une allégation de partialité du tribunal ou une allégation que le tribunal a manifesté lors du réexamen une fermeture d'esprit conduisant à une crainte raisonnable de partialité.

lois et règlements

Loi sur la concurrence, L.R.C. (1985), ch. C-34 (mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 19), art. 1.1 (édicté, idem), 50 (mod. par L.C. 1999, ch. 31, art. 50), 79 (édicté par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 45; L.C. 1990, ch. 37, art. 31; 1999, ch. 2, art. 37), 92 (édicté par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 45; L.C. 1999, ch. 2, art. 37), 96 (édicté par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 45).

jurisprudence

décisions examinées:

Canada (Commissaire de la concurrence) c. Supérieur Propane Inc., [2001] 3 C.F. 185; (2001), 199 D.L.R. (4th) 130; 11 C.P.R. (4th) 289; 269 N.R. 109 (C.A.); Canada (Commissaire de la concurrence) c. Supérieur Propane Inc. (2000), 7 C.P.R. (4th) 385 (Trib. conc.); Cassell & Co Ltd v Broome, [1972] 1 All ER 801 (H.L.); Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Air Canada (1993), 51 C.P.R. (3d) 131(Trib. conc.).

décisions citées:

Canada Temperance Act (The), Re, [1939] O.R. 570; [1939] 4 D.L.R. 14 (C.A.); conf. par [1946] 2 D.L.R. 1; [1946] A.C. 193; (1946), 85 C.C.C. 225; 1 C.R. 229 (P.C.); Woods v. The King, [1951] R.C.S. 504; [1951] 2 D.L.R. 465; (1951), 67 C.R.T.C. 87; Arthur c. Canada (Procureur général) (2001), 283 N.R. 346 (C.A.F.).

doctrine

Canada. Chambre des communes. Procès-verbaux et témoignages du Comité législatif sur le Projet de loi C-91, Fascicule no 1, le 23 avril 1986.

Crampton, P. S. «The Efficiency Exception for Mergers: an Assessment of Early Signals from the Competition Tribunal» (1993), 21 Can. Bus. L.J. 371.

Fisher, A. and R. Lande. «Efficiency Considerations in Merger Enforcement» (1983), 71 Cal. L. Rev. 1582.

APPEL d'une décision du Tribunal de la concurrence (Canada (Commissaire de la concurrence) c. Supérieur Propane Inc. (2002), 18 C.P.R. (4th) 417) à la suite d'une procédure de réexamen, sur la question de savoir si les directives données par la Cour dans l'arrêt Canada (Commissaire de la concurrence) c. Supérieur Propane Inc., [2001] 3 C.F. 185, ont été suivies. Appel rejeté (le juge Létourneau, J.C.A., dissident en partie).

ont comparu:

John F. Rook, c.r., Jo'Anne Strekaf, William J. Miller, Steven T. Robertson et Christopher P. Naudie pour l'appelant.

Neil Finkelstein, Brian A. Facey et Charlotte Kanya-Forstner pour les intimées.

avocats inscrits au dossier:

Le sous-procureur général du Canada et Bennett Jones LLP, Toronto pour l'appelant.

Blake, Cassels & Graydon LLP, Toronto, pour les intimées.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Rothstein, J.C.A.:

LA QUESTION EN LITIGE

[1]La question en litige dans le présent appel interjeté à l'encontre d'une décision du Tribunal de la concurrence porte sur le point de savoir si le Tribunal a suivi les directives que lui a données la Cour dans l'arrêt Canada (Commissaire de la concurrence) c. Supérieur Propane Inc., [2001] 3 C.F. 185 (C.A.).

LES FAITS

[2]Avant décembre 1998, Supérieur Propane Inc. (Supérieur) et ICG Propane Inc. (ICG) s'occupaient l'une et l'autre de vente au détail et de distribution du propane et de services afférents.

[3]Le 7 décembre 1998, Supérieur a fait l'acquisition d'ICG (le fusionnement Supérieur/ICG ou le fusionnement).

[4]Le 7 décembre 1998, le commissaire de la concurrence (le commissaire) a déposé une demande en vertu de l'article 92 [édicté par L.R.C (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 45, L.C. 1999, ch. 2, art. 37] de la Loi sur la concurrence, L.R.C. (1985), ch. C-34 [mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 19], (la Loi), visant à obtenir une ordonnance enjoignant de dissoudre le fusionnement de Supérieur et ICG au motif qu'il empêcherait ou diminuerait sensiblement la concurrence.

[5]Dans une ordonnance motivée du 30 août 2000 [Canada (Commissaire de la concurrence) c. Supérieur Propane Inc. (2000), 7 C.P.R. (4th) 385], le Tribunal de la concurrence (le Tribunal) a conclu que le fusionnement aurait vraisemblablement l'effet de diminuer sensiblement la concurrence sur de nombreux marchés locaux et à l'égard des clients qui constituent des comptes nationaux et d'empêcher sensiblement la concurrence dans les provinces de l'Atlantique. Toutefois, le Tribunal n'a pas prononcé l'ordonnance enjoignant de dissoudre le fusionnement qu'avait demandée le commissaire en vertu de l'article 92. Il a jugé, sur le fondement de l'article 96 [édicté, idem, art. 45], que le fusionnement entraînerait vraisemblablement des gains en efficience qui surpasseront et neutraliseront l'effet de l'empêchement et de la diminution de la concurrence découlant du fusionnement.

[6]Le commissaire a interjeté appel auprès de la Cour du refus du Tribunal de prononcer l'ordonnance enjoignant la dissolution.

[7]Par arrêt daté du 4 avril 2001, la Cour a accueilli l'appel du commissaire au motif que le Tribunal avait mal interprété l'article 96 de la Loi. L'affaire a été renvoyée au Tribunal en vue d'un réexamen conforme aux motifs de la Cour.

[8]Par ordonnance motivée du 4 avril 2002 [Canada (Commissaire de la concurrence) c. Supérieur Propane Inc. (2002), 18 C.P.R. (4th) 417], le Tribunal, après avoir procédé au réexamen ordonné par la Cour, a rejeté la demande du commissaire (la décision à la suite du réexamen).

[9]Le commissaire en appelle du rejet de sa demande par le Tribunal à la suite de la procédure de réexamen.

ANALYSE

[10]Pour déterminer si le Tribunal, dans sa décision à la suite du réexamen, n'a pas suivi les directives de la Cour d'appel fédérale, il faut considérer:

1. le régime législatif en cause;

2. les conclusions pertinentes du Tribunal dans sa décision originale;

3. les éléments que la Cour a jugés erronés dans la décision originale du Tribunal;

4. les conclusions de la Cour et les directives qu'elle a données au Tribunal;

5. si le Tribunal, dans sa décision à la suite du réexamen, s'est conformé aux directives données par la Cour.

1.     LE RÉGIME LÉGISLATIF EN CAUSE

[11]L'article 92 de la Loi prévoit que, dans les cas où le Tribunal conclut qu'un fusionnement empêche ou diminue sensiblement la concurrence, ou aura vraisem-blablement cet effet, il peut rendre une ordonnance enjoignant de le dissoudre. L'article 96 contient ce qu'on appelle la «défense fondée sur les gains en efficience». Le Tribunal ne rend pas l'ordonnance enjoignant la dissolution du fusionnement qui est prévue à l'article 92 dans les cas où il conclut que le fusionnement aura vraisemblablement pour effet d'entraîner des gains en efficience, que ces gains surpasseront et neutraliseront les effets de l'empêchement ou de la diminution de la concurrence qui résulteront vraisemblablement du fusionnement et que ces gains ne seraient vraisemblable-ment pas réalisés si l'ordonnance était rendue.

[12]Les articles 92 et 96 disposent:

92. (1) Dans les cas où, à la suite d'une demande du commissaire, le Tribunal conclut qu'un fusionnement réalisé ou proposé empêche ou diminue sensiblement la concurrence, ou aura vraisemblablement cet effet:

a) dans un commerce, une industrie ou une profession;

b) entre les sources d'approvisionnement auprès desquelles un commerce, une industrie ou une profession se procure un produit;

c) entre les débouchés par l'intermédiaire desquels un commerce, une industrie ou une profession écoule un produit;

d) autrement que selon ce qui est prévu aux alinéas a) à c),

le Tribunal peut, sous réserve des articles 94 à 96:

e) dans le cas d'un fusionnement réalisé, rendre une ordonnance enjoignant à toute personne, que celle-ci soit partie au fusionnement ou non:

(i) de le dissoudre, conformément à ses directives,

(ii) de se départir, selon les modalités qu'il indique, des éléments d'actif et des actions qu'il indique,

(iii) en sus ou au lieu des mesures prévues au sous-alinéa (i) ou (ii), de prendre toute autre mesure, à condition que la personne contre qui l'ordonnance est rendue et le commissaire souscrivent à cette mesure;

f) dans le cas d'un fusionnement proposé, rendre, contre toute personne, que celle-ci soit partie au fusionnement proposé ou non, une ordonnance enjoignant:

(i) à la personne contre laquelle l'ordonnance est rendue de ne pas procéder au fusionnement,

(ii) à la personne contre laquelle l'ordonnance est rendue de ne pas procéder à une partie du fusionnement,

(iii) en sus ou au lieu de l'ordonnance prévue au sous-alinéa (ii), cumulativement ou non:

(A) à la personne qui fait l'objet de l'ordonnance, de s'abstenir, si le fusionnement était éventuellement complété en tout ou en partie, de faire quoi que ce soit dont l'interdiction est, selon ce que conclut le Tribunal, nécessaire pour que le fusionnement, même partiel, n'empêche ni ne diminue sensiblement la concurrence,

(B) à la personne qui fait l'objet de l'ordonnance de prendre toute autre mesure à condition que le commissaire et cette personne y souscrivent.

(2) Pour l'application du présent article, le Tribunal ne conclut pas qu'un fusionnement, réalisé ou proposé, empêche ou diminue sensiblement la concurrence, ou qu'il aura vraisemblablement cet effet, en raison seulement de la concentration ou de la part du marché.

[. . .]

96. (1) Le Tribunal ne rend pas l'ordonnance prévue à l'article 92 dans les cas où il conclut que le fusionnement, réalisé ou proposé, qui fait l'objet de la demande a eu pour effet ou aura vraisemblablement pour effet d'entraîner des gains en efficience, que ces gains surpasseront et neutraliseront les effets de l'empêchement ou de la diminution de la concurrence qui résulteront ou résulteront vraisemblablement du fusionnement réalisé ou proposé et que ces gains ne seraient vraisemblablement pas réalisés si l'ordonnance était rendue.

(2) Dans l'étude de la question de savoir si un fusionnement, réalisé ou proposé, entraînera vraisemblablement les gains en efficience visés au paragraphe (1), le Tribunal évalue si ces gains se traduiront:

a) soit en une augmentation relativement importante de la valeur réelle des exportations;

b) soit en une substitution relativement importante de produits nationaux à des produits étrangers.

(3) Pour l'application du présent article, le Tribunal ne conclut pas, en raison seulement d'une redistribution de revenu entre plusieurs personnes, qu'un fusionnement réalisé ou proposé a entraîné ou entraînera vraisemblablement des gains en efficience.

2.     LES CONCLUSIONS PERTINENTES DU TRIBU-NAL DANS SA DÉCISION ORIGINALE

[13]Dans sa décision originale, le Tribunal a jugé que le fusionnement Supérieur/ICG empêcherait ou diminuerait sensiblement la concurrence. Le Tribunal a ensuite considéré la défense fondée sur les gains en efficience, prévue à l'article 96. Le Tribunal a appliqué ce que les économistes appellent le «critère du surplus total» pour comparer les «effets de l'empêchement ou de la diminution de la concurrence» aux gains en efficience. L'effet qui est examiné selon le critère du surplus global est la «perte sèche» de richesse pour l'économie qu'entraîne le fusionnement. La perte sèche résulte de la chute de la demande des produits des entités fusionnées par suite d'une hausse de prix intervenue après le fusionnement et de l'affectation inefficiente des ressources qui se produit lorsque, par suite de la hausse des prix, les consommateurs achètent un produit de substitution convenant moins bien. Selon le critère du surplus total, un fusionnement anticoncurrentiel est autorisé lorsque les gains en efficience excèdent et neutralisent la perte sèche pour l'économie.

[14]Le critère du surplus total ne tient pas compte de l'effet de la richesse qui sera vraisemblablement transférée des consommateurs aux actionnaires de l'entité fusionnée par suite du fusionnement anticoncurrentiel et de l'augmentation des prix en résultant. Ce «transfert de richesse» ou cet «effet de redistribution» est considéré comme neutre. Selon le critère du surplus total, il n'y a pas de raison d'ordre économique pour se prononcer en faveur d'un dollar dans les mains des consommateurs plutôt que d'un dollar dans les mains des actionnaires de l'entité fusionnée, qui sont également des consommateurs.

[15]Dans sa décision originale, le Tribunal a conclu que les gains en efficience sur une période de 10 ans étaient estimés à 29,2 millions de dollars par année. Le calcul initial de la perte sèche mesurée selon le critère du surplus total donnait une estimation qui n'était pas supérieure à 3 millions de dollars par année sur 10 ans. En outre, le Tribunal a considéré des effets qualitatifs négatifs découlant de la réduction ou de l'élimination potentielle de produits offerts par suite du fusionnement. Précisément, ICG avait établi certains services et accords de prix que n'offraient pas Supérieur et les autres fournisseurs de propane. Le Tribunal a conclu que l'élimination ou la réduction de ces services abaisserait la production réelle de l'industrie. Selon le Tribunal, l'effet combiné de la perte calculée initialement à 3 millions de dollars et des effets qualitatifs négatifs ne peut se chiffrer à plus de 6 millions de dollars par année sur une période de 10 ans. Comme le Tribunal a jugé que les gains en efficience de 29,2 millions de dollars par année surpassaient la perte sèche de 6 millions de dollars, il a conclu que les gains en efficience surpassaient et neutraliseraient les effets de la diminution ou de l'empêchement de la concurrence. Il a donc rejeté la demande présentée par le commissaire en vue d'obtenir une ordonnance enjoignant la dissolution du fusionnement.

3.     LES ÉLÉMENTS QUE LA COUR A JUGÉS ERRONÉS DANS LA DÉCISION ORIGINALE DU TRIBUNAL

[16]La Cour a statué que le Tribunal, étant donné que son adoption du critère du surplus total se voulait d'application générale pour toutes les affaires dans lesquelles la défense fondée sur les gains en efficience est invoquée et qu'il ne s'est pas limité aux faits de l'espèce, décidait une question de droit. La Cour a décidé que le Tribunal a commis une erreur de droit en limitant les effets pertinents d'un fusionnement anticoncurrentiel, pour l'application de l'article 96, à la seule perte sèche, ce qui revenait à faire de la défense fondée sur les gains en efficience, dans tous les cas, une codification du critère du surplus total. La Cour a jugé qu'il fallait considérer un éventail plus large d'effets et qu'il était erroné dans l'analyse prévue à l'article 96 de ne pas tenir compte des objectifs exposés à l'article 1.1 [édicté par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 19] de la Loi, qui est ainsi conçu:

1.1 La présente loi a pour objet de préserver et de favoriser la concurrence au Canada dans le but de stimuler l'adaptabilité et l'efficience de l'économie canadienne, d'améliorer les chances de participation canadienne aux marchés mondiaux tout en tenant simultanément compte du rôle de la concurrence étrangère au Canada, d'assurer à la petite et à la moyenne entreprise une chance honnête de participer à l'économie canadienne, de même que dans le but d'assurer aux consommateurs des prix compétitifs et un choix dans les produits.

4.     LES CONCLUSIONS DE LA COUR ET LES DIRECTIVES QU'ELLE A DONNÉES AU TRIBUNAL

[17]La Cour a renvoyé l'affaire au Tribunal en vue d'un réexamen. Dans son arrêt, la Cour a donné des directives au Tribunal en vue du réexamen. Les conclusions de la Cour et les directives qu'elle a données au Tribunal peuvent se résumer de la façon suivante:

1. Pour l'application de l'article 96, on ne peut, dans tous les cas, limiter les effets à la perte sèche, comme l'exige le critère du surplus total;

2. Il appartient au Tribunal de déterminer la méthode correcte pour déterminer l'étendue des effets anticoncurrentiels d'un fusionnement;

3. La méthode choisie dans une affaire particulière doit être suffisamment souple pour permettre au Tribunal d'apprécier pleinement les faits dont il est saisi;

4. En l'espèce, la méthode des coefficients pondérateurs, proposée par un témoin expert, le professeur Townley, serait acceptable, mais il faudra élaborer et raffiner cette méthode pour l'appliquer aux faits;

5. Pour le réexamen, le Tribunal n'a qu'à identifier et à apprécier les effets de l'empêchement ou de la diminution de la concurrence, compte tenu des objectifs exposés à l'article 1.1 de la Loi, et à décider si les gains en efficience déjà établis surpasseront et neutraliseront vraisemblablement ces effets;

6. Le commissaire a le fardeau de persuasion quant à l'ampleur des effets pertinents, tandis que l'intimée a le fardeau de prouver l'étendue des gains en efficience et d'établir que les gains en efficience surpasseront et neutraliseront vraisemblablement les effets.

[18]Les conclusions et les directives de la Cour se trouvent aux paragraphes 159 à 162, 176 et 177 de sa décision:

Une fois qu'elle a conclu, pour les motifs exposés précédemment, que le Tribunal a commis une erreur de droit en interprétant l'article 96 de manière à imposer, dans tous les cas, de ne comparer aux gains en efficience découlant d'un fusionnement anticoncurrentiel que les effets identifiés par le critère du surplus total, la Cour n'a pas à prescrire la méthode «correcte» pour déterminer l'étendue des effets anticoncurrentiels d'un fusionnement. Cette tâche est au-delà des limites de la compétence de la Cour.

Quel que soit le critère choisi (et, pour ce que j'en sais, il se peut que le même critère ne convienne pas également pour tous les fusionnements), il doit refléter, mieux que ne le fait le critère du surplus total, les différents objectifs de la Loi sur la concurrence. Il doit également être d'application suffisamment souple pour permettre au Tribunal d'apprécier pleinement la situation de fait particulière qui lui est présentée.

Il me semble que la méthode des coefficients pondérateurs proposée par le professeur Townley, et adoptée par le commissaire, satisfait à ces exigences générales. Il va de soi qu'il faudra sans doute élaborer et raffiner considérablement cette méthode pour l'appliquer aux faits d'espèces particulières.

Enfin, s'il est vraisemblable que l'adoption de la méthode des coefficients pondérateurs entraîne un élargissement des effets anticoncurrentiels à prendre en compte, et donc réduise la portée de la défense, je ne vois pas en quoi, ainsi que l'ont plaidé les intimées, cela reviendrait en pratique à retirer l'article 96 de la Loi.

[. . .]

Le Tribunal n'a qu'à identifier et à apprécier «les effets de l'empêchement ou de la diminution de la concurrence» pour les besoins de l'application de l'article 96 et à décider si les gains en efficience que le Tribunal a déjà jugés établis par les intimées surpasseront et neutraliseront vraisemblablement ces effets.

Le commissaire a le fardeau de preuve quant à l'ampleur des effets pertinents, tandis que les intimées ont le fardeau, non seulement de prouver l'étendue des gains en efficience qui ne seraient vraisemblablement pas réalisés sans le fusionnement, mais aussi de persuader le Tribunal sur le point litigieux fondamental, à savoir que les gains en efficience surpasseront et neutraliseront vraisemblablement les effets.

5.     SI LE TRIBUNAL, DANS SA DÉCISION À LA SUITE DU RÉEXAMEN, S'EST CONFORMÉ AUX DIRECTIVES DONNÉES PAR LA COUR

a) La décision du Tribunal à la suite du réexamen

[19]Je conclus que, prima facie, le Tribunal a suivi les directives de la Cour.

[20]Dans sa décision à la suite du réexamen, le Tribunal a imposé au commissaire le fardeau de prouver l'ampleur des effets anticoncurrentiels. De plus, il ne s'est pas limité au critère du surplus total pour comparer les effets anticoncurrentiels du fusionnement et les gains en efficience. Il a plutôt tenu compte de la méthode des coefficients pondérateurs du professeur Townley. En général, la méthode des coefficients pondérateurs oblige le Tribunal à comparer les effets du fusionnement sur les consommateurs et les effets du fusionnement sur les actionnaires de l'entité fusionnée. Cette démarche se fait en deux temps. D'abord, le Tribunal doit déterminer les coefficients pondérateurs à attribuer aux gains du producteur et aux pertes des consommateurs, pour les égaliser ou pour neutraliser l'effet du transfert de richesse. Ensuite, le Tribunal doit porter un jugement de valeur pour décider si les coefficients pondérateurs attribués sont raisonnables compte tenu des intérêts de la société, à savoir une disparité entre les revenus des consommateurs touchés et des actionnaires de l'entité fusionnée.

[21]Le Tribunal n'a pas adopté le modèle précis qui avait été proposé par le professeur Townley, mais il a utilisé ce modèle comme fondement de son évaluation de l'étendue des effets anticoncurrentiels. À cette fin, compte tenu des objectifs exposés à l'article 1.1 de la Loi, le Tribunal a considéré expressément les effets suivants:

a)     la perte sèche;

b)     l'action interdépendante et concertée des concurrents;

c)     la qualité de service et les programmes de clientèle;

d)     les provinces de l'Atlantique;

e)     les marchés liés;

f)     la perte de gains potentiels en efficience dynamique;

g)     le monopole;

h)     les petites et moyennes entreprises.

La considération par le Tribunal de la méthode des coefficients pondérateurs du professeur Townley et sa prise en compte des objectifs de l'article 1.1 de la Loi sont en accord à la fois avec les directives et avec la latitude que lui a données la Cour.

[22]L'aspect controversé de la méthode choisie par le Tribunal concerne son traitement du transfert de richesse des consommateurs aux actionnaires de l'entité fusionnée. Ce transfert de richesse a été établi à environ 40,5 millions de dollars par année. Dans sa plaidoirie, le commissaire a soutenu que la totalité du transfert de richesse de 40,5 millions de dollars devait être ajoutée à la perte sèche de 6 millions. De cette façon, le total de 46,5 millions de dollars surpasserait les gains en efficience de 29,2 millions de dollars et il faudrait interdire le fusionnement. Cette analyse correspond essentiellement à ce que les économistes appellent le critère du surplus du consommateur.

[23]Toutefois, cette analyse suppose que le transfert de richesse de 40,5 millions de dollars est dans sa totalité socialement défavorable. Dans le cadre de l'examen prévu au paragraphe 96(1), le Tribunal n'était pas disposé à supposer que la totalité du transfert de richesse devrait nécessairement être considérée comme un effet socialement défavorable du fusionnement. Le transfert de richesse pourrait avoir des effets socialement favorables ou neutres. Il a conclu que c'était seulement la partie socialement défavorable du transfert de richesse qu'on pouvait opposer aux gains en efficience (l'approche des effets socialement défavorables). Il a donc rejeté la position du commissaire voulant que la totalité du transfert de richesse soit incluse dans le calcul des effets anticoncurrentiels selon le paragraphe 96(1).

[24]Les seuls effets socialement défavorables que le Tribunal a pu trouver étaient les effets sur les ménages à faible revenu qui utilisaient le propane à des fins essentielles et n'avaient pas d'autres possibilités intéressantes. Le Tribunal a calculé que cette partie socialement défavorable du transfert de richesse s'élevait approximativement à 2,6 millions de dollars par année.

[25]Dans l'application de la méthode des coefficients pondérateurs du professeur Townley, le Tribunal a reconnu qu'il faudrait attribuer aux intérêts de ces ménages à faible revenu un coefficient plus élevé qu'aux intérêts des actionnaires de l'entité fusionnée. Toutefois, la preuve au dossier ne permettait pas de déterminer ce coefficient plus élevé. Néanmoins, le Tribunal a jugé que, même si l'on doublait la portion défavorable du transfert de richesse, le total des effets anticoncurrentiels n'excéderait pas 11,2 millions (partie défavorable du transfert de richesse de 5,2 millions de dollars (2 x 2,6 millions de dollars) + perte sèche de 6 millions de dollars). Le Tribunal a donc conclu que, suivant n'importe quel principe de pondération raisonnable, le fusionnement devait être autorisé, puisque les gains en efficience--de 29,2 millions de dollars par an--surpasseraient et neutraliseraient les effets de l'empêchement ou de la diminution de la concurrence attribuable au fusionnement.

[26]La Cour a laissé au Tribunal le choix de la méthode à adopter pour déterminer l'étendue des effets anticoncurrentiels du fusionnement. Le Tribunal ne s'est pas limité au critère du surplus total. Il a utilisé, comme fondement de sa méthode, la méthode des coefficients pondérateurs du professeur Townley et a tenu compte des objectifs exposés à l'article 1.1 de la Loi. Il a considéré la preuve et imposé au commissaire le fardeau de prouver les effets anticoncurrentiels. Prima facie, le Tribunal a suivi les directives que lui a données la Cour.

b) Erreurs alléguées par le commissaire

[27]Je passe maintenant aux erreurs précises qu'allègue le commissaire pour déterminer si ma conclusion tirée à première vue est repoussée.

i) Le Tribunal a-t-il commis une erreur en n'incluant pas la totalité du transfert de richesse comme effet anticoncurrentiel du fusionnement?

[28]Le Tribunal a considéré qu'une partie seulement du transfert de richesse constituait, avec la perte sèche, les effets anticoncurrentiels du fusionnement. Le Tribunal a jugé que l'inclusion de la totalité du transfert de richesse comme effet anticoncurrentiel, soit le critère du surplus du consommateur, irait à l'encontre de la conclusion de la Cour. Cela empêcherait également d'examiner les effets de bien-être du transfert comme le propose le professeur Townley et annulerait la défense fondée sur les gains en efficience.

[29]S'agissant de la conclusion du Tribunal que l'inclusion de la totalité du transfert de richesse annulerait la défense fondée sur les gains en efficience, le commissaire dit qu'il n'y avait aucune preuve présentée régulièrement au Tribunal lui permettant de tirer cette conclusion. L'une des sources en matière d'économie sur lesquelles le Tribunal s'est appuyé (A. Fisher et R. Lande, «Efficiency Considerations In Merger Enforcement» (1983), 71 Cal. L. Rev. 1582) avait été rejetée antérieurement par le Tribunal dans la procédure initiale lorsque le commissaire avait tenté de l'invoquer. De plus, le commissaire a plaidé que l'article de Fisher et Lande et l'autre source invoquée par le Tribunal (P. S. Crampton, «The Efficiency Exception for Mergers: An Assessment of Early Signals from the Competition Tribunal» (1993), 21 Can. Bus. L.J. 371) n'avaient pas été présentés en preuve et qu'aucun de ces deux articles n'avait été accepté comme faisant autorité par les témoins experts lors de l'instruction.

[30]L'intimée n'a pu indiquer aucun élément de preuve régulièrement présenté pour soutenir la conclusion du Tribunal relative à l'annulation. En l'absence de preuve pour soutenir cette conclusion, je suis d'avis que le Tribunal ne pouvait conclure que l'inclusion de la totalité du transfert de richesse annulerait la défense fondée sur les gains en efficience.

[31]Cependant, le Tribunal s'est appuyé sur d'autres fondements pour rejeter l'inclusion de la totalité du transfert de richesse dans son appréciation des effets anticoncurrentiels. L'un de ces fondements était que cette inclusion allait à l'encontre de la conclusion de la Cour. L'autre fondement était qu'elle empêcherait l'examen que la méthode des coefficients pondérateurs considérait comme nécessaire pour apprécier les effets de bien-être du fusionnement. Si la Cour n'a pas expressément rejeté le critère du surplus du consommateur, elle a préconisé l'utilisation de la méthode des coefficients pondérateurs proposée par le professeur Townley. La méthode des coefficients pondérateurs rejette l'inclusion de la totalité du transfert de richesse parce que cela ne ménagerait pas le pouvoir discrétionnaire nécessaire pour tenir compte de l'incidence d'un fusionnement sur les statuts socio-économiques différents des consommateurs et des actionnaires d'une entité fusionnée.

[32]Par conséquent, s'il n'y avait pas de preuve soutenant la conclusion relative à l'annulation tirée par le Tribunal, il y avait une preuve et une justification soutenant le rejet par le Tribunal du critère du surplus du consommateur et de l'inclusion de la totalité du transfert de richesse dans son appréciation des effets anticoncurrentiels. Donc, la conclusion relative à l'annulation était sans conséquence.

[33]Le Tribunal exerçait bien le pouvoir discrétionnaire que lui avait conféré la Cour lorsqu'il a entrepris l'analyse des effets socialement défavorables. La Cour avait permis au Tribunal de choisir la méthode à appliquer pour déterminer l'étendue des effets anticoncurrentiels en vue de l'application du paragraphe 96(1). De plus, dans sa plaidoirie, tout en cherchant à inclure la totalité du transfert de richesse en l'espèce, le commissaire a reconnu que l'inclusion de la totalité du transfert de richesse n'était pas applicable dans tous les cas; ainsi, elle ne serait pas applicable lorsqu'une augmentation de prix à la suite d'un fusionnement d'exportateurs canadiens est payée principalement par des non-résidents. Devant la Cour, le commissaire n'a pas plaidé que le Tribunal aurait commis une erreur de droit en n'incluant pas la totalité du transfert de richesse dans l'appréciation des effets anticoncurrentiels.

ii) Le Tribunal a-t-il commis une erreur en refusant de prendre en considération les effets du fusionnement dans une perspective qualitative?

[34]Selon le commissaire, le Tribunal, en refusant de prendre en considération les effets du fusionnement dans une perspective qualitative, n'a pas suivi les directives que lui avait données la Cour de considérer tous les effets. Le commissaire renvoie au paragraphe 233 des motifs de la majorité:

[traduction] Du point de vue du Tribunal, la disposition du paragraphe 96(1) selon laquelle les gains en efficience doivent «surpasser» les effets de l'empêchement ou de la diminution de la concurrence indique l'opportunité de quantifier, dans la mesure du possible, les gains en efficience et les effets à prendre en considération. Le fait qu'un effet donné ne puisse, même en principe, être quantifié ne dispense pas le Tribunal d'évaluer cet effet suivant le critère du «surpassement». Par conséquent, dans les cas où il est possible de donner une estimation quantitative, même grossière, de tels effets, par exemple en établissant des limites comme le Tribunal l'a fait à propos de certains effets qualitatifs, il est souhaitable d'en donner une dans la mesure où la preuve le permet. Par ailleurs, les effets qui sont en principe mesurables doivent être estimés; leur non-estimation ne conduira pas le Tribunal à les considérer comme qualitatifs.

[35]Selon la façon dont je comprends le paragraphe 233, le Tribunal n'y refusait pas de prendre en considération tous les effets. Au contraire, le Tribunal a reconnu qu'il doit prendre en considération tous les effets, même s'ils ne peuvent être quantifiés. Le paragraphe 233 indique que, dans les cas où les effets sont mesurables, ils doivent être estimés. Le Tribunal va jusqu'à dire que les estimations peuvent même être grossières, peut-être en établissant des limites. Mais lorsque c'est possible de le faire, il faut procéder à une estimation quantitative. Les effets ne seront considérés sous l'angle qualitatif que s'il est impossible d'en faire une estimation quantitative.

[36]Le commissaire oppose que le Tribunal se trouve ainsi à imposer une obligation de procéder à une estimation quantitative même dans les cas où la possibilité d'une telle estimation n'est que «théorique». Toutefois, l'attitude du Tribunal qui se déclare disposé à accepter les estimations grossières constitue, me semble-t-il, la réponse pratique à cette objection.

[37]Le paragraphe 233 consiste en des indications données au commissaire au sujet de la nature de la preuve nécessaire pour démontrer l'étendue des effets pertinents--le commissaire doit estimer quantitativement les effets lorsqu'ils peuvent l'être. On peut comprendre, à mon sens, pourquoi le Tribunal adopte cette position.

[38]L'inclusion du transfert de richesse dans l'analyse des effets suppose nécessairement un degré significatif de jugement subjectif. Le Tribunal semble avoir visé à minimiser le degré de jugement subjectif nécessaire dans le processus d'appréciation des effets dans le cadre du paragraphe 96(1). L'insistance du Tribunal sur l'estimation quantitative dans les cas où elle est possible vise à lui permettre de porter le jugement le plus objectif possible dans les circonstances. À mon avis, ce n'est pas déraisonnable.

iii) Le Tribunal a-t-il commis une erreur en adoptant une vision restrictive des effets du fusionnement sur les petites et moyennes entreprises?

[39]Dans son analyse des effets du fusionnement sur les petites et moyennes entreprises, le Tribunal a commencé par examiner la question de la fixation de prix abusifs par Supérieur par rapport à ses concurrents. À mon avis, le Tribunal a fait observer à juste titre que la distinction est souvent ténue entre une stratégie offensive de concurrence et la fixation de prix abusifs. De l'avis du Tribunal, il n'y avait pas une preuve suffisante de fixation de prix abusifs par Supérieur par rapport à ses concurrents. La suffisance de la preuve est une question qu'il appartient au Tribunal d'examiner et de trancher.

[40]Le Tribunal a ensuite conclu qu'il n'y avait pas de preuve que le fusionnement rendrait plus difficile pour les concurrents potentiels de pénétrer sur le marché. De l'avis du Tribunal, il n'y avait pas de preuve que Supérieur exerçait une contrainte sur ses concurrents. Il s'agissait là de questions qui avaient été traitées dans la décision originale. Aucune nouvelle preuve n'a été présentée à l'occasion du réexamen. Pour cette raison, ces conclusions n'ont pas été rediscutées dans la procédure de réexamen.

[41]S'agissant de la déclaration d'objet de la Loi, à savoir l'article 1.1, le Tribunal a formulé l'obligation que lui avait imposée la Cour comme une obligation de considérer si les petites et moyennes entreprises sont privées d'une chance honnête de participer à l'activité économique. En ce qui concerne les concurrents, le Tribunal a reconnu les possibilités de fixation des prix de manière concertée par ces concurrents, par suite du fusionnement; en d'autres termes, les concurrents pourraient, en profitant des prix fixés par l'entité fusionnée, demander des prix plus élevés que ceux qui seraient aux niveaux concurrentiels. Toutefois, cela ne constitue pas une preuve que des concurrents aient été privés d'une chance honnête de participer à l'économie canadienne.

[42]S'agissant des petites et moyennes entreprises qui sont des clients de l'entité fusionnée, le Tribunal a jugé qu'une chance honnête de participer à l'économie dans le cadre du paragraphe 96(1) ne confère pas à ces clients un droit à des prix compétitifs. Le Tribunal doit avoir raison sur ce point, parce que l'analyse prévue au paragraphe 96(1) n'intervient qu'une fois qu'il a été jugé qu'un fusionnement empêche ou diminue sensiblement la concurrence, avec la conséquence potentielle que l'entité fusionnée demandera des prix plus élevés que les prix compétitifs.

[43]Selon le Tribunal, pour conclure que les petites et moyennes entreprises sont privées d'une chance honnête de participer à l'économie, il faut qu'il soit démontré qu'une action anticoncurrentielle sanctionnée par la Loi est exercée ou le sera vraisemblablement. Or, le Tribunal était d'avis que la preuve n'établissait pas l'existence d'une action anticoncurrentielle sanctionnée par la Loi.

[44]Le commissaire soutient que le renvoi exprès, au paragraphe 305 des motifs du Tribunal, aux actions visées aux articles 50 (mod. par L.C. 1999, ch. 31, art. 50) et 79 [édicté par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 45; L.C. 1990, ch. 37, art. 31; 1999, ch. 2, art. 37] de la Loi est trop étroit. Le paragraphe 305 est ainsi formulé:

La détermination d'une telle privation est subordonnée à la démonstration du fait qu'une action anticoncurrentielle sanctionnée par la Loi (c'est-à-dire par l'article 79 ou l'article 50) est exercée ou le sera vraisemblablement. Or, la preuve produite en l'espèce ne permet pas au Tribunal de conclure que les petites et moyennes entreprises, aussi bien en tant que concurrents que comme clients, seraient privées d'une chance honnête de participer à l'activité économique.

Je conviendrais avec le commissaire que le renvoi est trop étroit si le Tribunal s'était effectivement restreint aux seuls articles 50 et 79. Toutefois, il me semble que le Tribunal parle d'une action sanctionnée par une disposition quelconque de la Loi et qu'il renvoie aux articles 50 et 79 à titre d'exemples seulement. L'article 50 comprend la fixation de prix abusifs et l'article 79 mentionne l'abus de position dominante, deux considérations qui seraient pertinentes dans le cas d'un fusionnement dont on a jugé qu'il empêchait ou diminuait sensiblement la concurrence. Mais, comme je l'ai dit, il ne s'agissait que d'exemples. S'il avait jugé que c'était là les deux seules dispositions pertinentes, le Tribunal n'aurait pas utilisé la formulation plus large «action anticoncurrentielle sanctionnée par la Loi» et aurait renvoyé à ces deux dispositions seulement.

[45]À part «une action anticoncurrentielle sanctionnée par la Loi», le commissaire n'a pas indiqué quel autre type d'activité l'entité fusionnée pourrait exercer qui priverait les petites et moyennes entreprises d'une chance honnête de participer à l'économie canadienne. À défaut d'indications de la part du commissaire sur quelque autre type d'activité qui devrait être prise en compte, je ne puis dire que le Tribunal a commis une erreur en identifiant l'activité en cause comme celle qui est sanctionnée par la Loi.

iv) Le Tribunal a-t-il commis un erreur en refusant de considérer la création d'un monopole en soi comme un effet anticoncurrentiel dans son analyse selon le paragraphe 96(1)?

[46]Le commissaire fait valoir que le Tribunal a commis une erreur en ne considérant pas la création d'un monopole en soi comme un effet anticoncurrentiel distinct dans son analyse selon le paragraphe 96(1). Je ne puis souscrire à cet argument.

[47]La Cour a conclu que, lorsque le Tribunal limite les effets anticoncurrentiels d'un fusionnement à la perte sèche, la création d'un monopole devient une considération non pertinente. La Cour a ensuite fait observer que l'élimination de tout choix des consommateurs et la suppression de toute concurrence ne seraient pas prises en compte comme effets anticoncurrentiels dans le cadre de l'analyse selon le paragraphe 96(1).

[48]La question est de savoir comment la Cour a ordonné au Tribunal de traiter la question du monopole et si le Tribunal a suivi ces instructions.

[49]Je n'interprète pas la décision de la Cour comme concluant que le Tribunal doit traiter le monopole en soi comme un effet anticoncurrentiel à opposer aux gains en efficience dans le cadre du paragraphe 96(1). Le monopole, de quelque façon qu'on le définisse (p. ex. part de marché de 95 pour cent, part de marché de 100 pour cent, barrières élevées à l'entrée), est la description d'une situation du marché, non l'effet de cette situation du marché. Si le monopole doit être pris en compte pour l'application du paragraphe 96(1), ce sont les effets du monopole qu'il faut prendre en considération, non l'existence du monopole en soi.

[50]Dans sa décision à la suite du réexamen, le Tribunal a noté que, dans son analyse de l'empêchement ou de la diminution sensible de la concurrence, il avait déjà pris en compte un certain nombre des effets du fusionnement, «c'est-à-dire la perte sèche, la fixation interdépendante de prix, la qualité du service, etc.». Prendre en considération ces effets une autre fois comme découlant de la situation de monopole équivaudrait à les compter en double. Le Tribunal a donc conclu que, pour que des effets additionnels du monopole soient pris en compte, le commissaire devait fournir la preuve d'effets qui n'avaient pas encore été pris en considération. Toutefois, le Tribunal a conclu que le commissaire n'avait pas présenté de preuve de tels effets additionnels.

[51]Il s'agit d'une question de preuve. Si la situation de monopole entraîne des effets additionnels que le Tribunal n'avait pas déjà pris en compte, il fallait une preuve de ces effets. Le commissaire n'ayant pas fourni de preuve d'effets additionnels résultant du monopole qui n'avaient pas déjà été présentés, je ne puis dire que le Tribunal a commis une erreur en concluant qu'une situation de monopole n'entraîne pas d'effets anticoncurrentiels additionnels.

v) Le Tribunal a-t-il commis une erreur en ne respectant pas le principe du stare decisis?

[52]Le commissaire plaide que le Tribunal a commis une erreur de droit en critiquant l'arrêt de la Cour et que, par là, il a manqué au principe du stare decisis. Il soutient que, par suite, le Tribunal a omis ou refusé de prendre en considération des éléments que la Cour lui avait ordonné de prendre en considération.

[53]Il ne fait aucun doute que le Tribunal a critiqué les conclusions de la Cour sur un certain nombre de points. Il a critiqué la conclusion de la Cour que le Tribunal avait la responsabilité de protéger l'intérêt public, plutôt que de se concentrer sur le point de déterminer si un fusionnement empêche ou diminue sensiblement la concurrence. Il a remis en question la position de la Cour que les effets autres que la perte sèche pour l'économie devraient être pris en compte alors que l'objectif premier des dispositions sur le fusionnement est l'efficience. Il a formulé des commentaires sur la prise en considération par la Cour du droit américain en matière de fusionnements et a fait observer que la Cour ne semblait pas tenir compte des différences entre le droit canadien et le droit américain en matière de fusionnements. Le Tribunal a exprimé des doutes au sujet de l'examen par la Cour du paragraphe 96(3), à savoir que les gains ou pertes pécuniaires pour les consommateurs pourraient être pris en considération dans l'analyse des effets selon le paragraphe 96(1). Le Tribunal était également d'avis que la prise en considération, dans le cadre du paragraphe 96(1), du monopole, déjà pris en compte dans l'analyse selon l'article 92, revenait à compter les effets en double.

[54]Le principe du stare decisis est évidemment bien connu des avocats et des juges. Les tribunaux inférieurs doivent suivre le droit tel qu'il est interprété par une juridiction supérieure du même ordre de juridiction. Ils ne peuvent refuser de le faire: Canada Temperance Act (The), Re, [1939] O.R. 570 (C.A.), à la page 581, conf. par [1946] 2 D.L.R. 1 (C.P.); Woods v. The King, [1951] R.C.S. 504, à la page 515. Ce principe s'étend à l'obligation pour les tribunaux administratifs de suivre les directives qui leur sont données par une juridiction supérieure, comme en l'espèce. Lors du réexamen, le tribunal administratif a l'obligation de suivre les directives de la cour de révision.

[55]Cependant, il ne faut pas confondre la critique de la décision d'une juridiction supérieure et le refus de la suivre. Il n'existe pas, à ma connaissance, de règle de droit empêchant un tribunal judiciaire inférieur ou un tribunal administratif d'exprimer son désaccord avec la décision d'une juridiction supérieure. Bien que ça ne soit pas très courant, il arrive parfois que les tribunaux judiciaires inférieurs mettent en question la décision d'une juridiction supérieure. À l'occasion, les tribunaux judiciaires mettent en question le bien-fondé des lois adoptées par le Parlement et recommandent des modifications du droit lorsqu'ils le jugent approprié.

[56]Le degré auquel le Tribunal a critiqué l'arrêt de la Cour en l'espèce est certes inhabituel. Manifestement, les membres du Tribunal ont des positions très arrêtées sur les questions à propos desquelles ils ont formulé des commentaires. Toutefois, ces critiques ne constituent pas une erreur de droit à moins qu'elles ne s'accompagnent d'une désobéissance aux directives de la Cour. La seule question est de savoir si le Tribunal a omis ou refusé de suivre les directives de la Cour. Pour les motifs que j'ai déjà indiqués, il ne l'a pas fait.

[57]La seule question qui reste est donc de savoir si le Tribunal, en concluant qu'un montant de 2,6 millions de dollars seulement sur les 40,5 millions de dollars de transfert de richesse devait être considéré comme un effet anticoncurrentiel à prendre en compte à l'égard du fusionnement, n'a suivi les directives de la Cour qu'en paroles? En d'autres termes, la critique de l'arrêt de la Cour par le Tribunal, jointe au montant relativement peu important du transfert de richesse accepté par le Tribunal comme effet anticoncurrentiel, donne-t-elle à penser que le Tribunal désobéissait implicitement aux directives de la Cour?

[58]Dans ses motifs, le Tribunal a décrit assez longuement l'approche qu'il suivrait. La Cour a laissé au Tribunal la possibilité d'adopter l'approche des effets socialement défavorables en ce qui concerne le transfert de richesse. Le Tribunal a fondé son analyse sur cette approche, mais a conclu qu'il n'y avait pas de preuve présentée par le commissaire au sujet des effets défavorables du fusionnement. L'examen de la preuve est la fonction du Tribunal. Je ne puis dire que la conclusion du Tribunal en l'espèce est contraire à l'ensemble de la preuve, qu'il n'a pas tenu compte de certains éléments de preuve ou que les déductions qu'il a faites étaient déraisonnables. La méthode et l'analyse qu'il a adoptées se situent à l'intérieur du pouvoir discrétionnaire que la Cour a conféré au Tribunal.

[59]Pour ces motifs, je ne puis dire que le Tribunal n'a pas respecté le principe du stare decisis. Il ne s'est pas limité à suivre en paroles les directives de la Cour et il n'a pas non plus désobéi à ses directives.

vi) Le Tribunal a-t-il commis une erreur en répartissant la charge de la preuve?

[60]La Cour a imposé au commissaire la charge de la preuve en ce qui concerne l'étendue des effets anticoncurrentiels. Il incombait à l'intimée de prouver les gains en efficience et de persuader le Tribunal que ces gains surpasseraient et neutraliseraient vraisemblable-ment les effets anticoncurrentiels.

[61]Le commissaire soutient qu'outre la perte sèche, la totalité du transfert de richesse, soit 40,5 millions de dollars, doit être incluse au départ dans les effets anticoncurrentiels du fusionnement pour l'analyse prévue au paragraphe 96(1). Il dit qu'il appartenait à l'intimée, si elle n'était pas d'accord, de prouver que cette somme devait être réduite.

[62]Je n'arrive pas à voir comment l'approche du commissaire est compatible avec les directives de la Cour. Son approche ne peut être correcte que s'il avait convaincu le Tribunal que, prima facie, la totalité du transfert de richesse devrait être considérée comme un effet défavorable du fusionnement. Or il n'en a pas convaincu le Tribunal. Il incombe au commissaire de prouver l'étendue des effets anticoncurrentiels. Selon l'approche des effets socialement défavorables adoptée par le Tribunal à l'égard du transfert de richesse, le commissaire devait persuader le Tribunal de l'étendue de ces effets. Le commissaire a convaincu le Tribunal qu'une somme de 2,6 millions de dollars seulement, représentant les effets socialement défavorables sur les ménages à faible revenu, pouvait être prise en considération.

[63]Le commissaire fait valoir que l'approche des effets socialement défavorables élimine, pour l'essentiel, tout fardeau incombant à l'intimée de persuader le Tribunal sur la question ultime, que les gains en efficience surpassent et neutralisent ces effets. Je ne souscris pas à cette position. Pour commencer, la Cour a laissé au Tribunal le choix de la méthode à employer pour déterminer l'étendue des effets anticoncurrentiels du fusionnement. L'approche des effets socialement défavorables est la méthode choisie par le Tribunal et elle n'est pas incompatible avec les directives de la Cour. Il se peut que le fardeau du commissaire selon cette approche soit plus lourd que selon une approche différente, mais rien dans la preuve n'indique qu'il est impossible de s'acquitter de ce fardeau.

[64]Quoi qu'il en soit, le fardeau de prouver que les gains en efficience surpassent et neutralisent les effets anticoncurrentiels peut être relativement simple lorsque les gains en efficience et les effets sont estimés quantitativement et qu'il existe un écart considérable entre les deux. Cependant, lorsqu'il faut prendre en compte des considérations qualitatives, il peut être plus difficile de déterminer si les gains en efficience surpassent et neutralisent les effets anticoncurrentiels. Dans un cas comme dans l'autre, il incombera à l'intimée de convaincre le Tribunal que les gains en efficience surpassent et neutralisent les effets socialement défavorables d'un fusionnement.

LA JUSTICE NATURELLE

[65]Le commissaire soutient que le Tribunal a pris en considération des études universitaires et des articles qui n'avaient pas été présentés régulièrement par l'entremise de témoins qu'on pourrait contre-interroger. Lorsqu'une erreur de justice naturelle a été commise, la réparation à accorder est de renvoyer l'affaire au Tribunal pour réexamen. Toutefois, au cours des plaidoiries, le commissaire a expressément renoncé à cette réparation si la Cour devait conclure que la seule erreur commise par le Tribunal avait trait à la justice naturelle.

[66]Comme je ne juge pas que le Tribunal a commis d'autres erreurs justifiant une intervention de la Cour, il n'est pas nécessaire de traiter de la question de la justice naturelle.

LA NORME DE CONTRÔLE

[67]Je ne crois pas non plus qu'il soit nécessaire de traiter de la norme de contrôle. Même selon la norme de la décision correcte, je n'ai pas trouvé d'erreur de la part du Tribunal.

CONCLUSION

[68]Je rejetterais l'appel avec dépens.

Le juge en chef Richard: Je souscris à ces motifs.

* * *

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[69]Le juge Létourneau, J.C.A. (dissident en partie): J'ai eu l'avantage de prendre connaissance des motifs rédigés par mon collègue, le juge Rothstein, J.C.A. En pratique, je souscris pour l'essentiel à la plupart de ses conclusions, sauf celle qui a trait à l'impact des monopoles et qui, à mon avis, touche le coeur de la Loi sur la concurrence, L.R.C. (1985), ch. C-34, modifiée (la Loi), et est d'intérêt national. Ma conception et mon interprétation de la Loi sur cette question me conduisent à une conclusion différente, qui fait que j'accueillerais l'appel en partie. Je formulerai également des observations sur deux autres conclusions, mais mes vues sur ces deux autres points n'ont pas d'incidence sur le fond de l'appel.

Les faits

[70]Je n'ai pas besoin de rappeler les faits pertinents et les conclusions du Tribunal de la concurrence (le Tribunal) qui ont été résumés par mon collègue, sauf les faits relatifs à la création de monopoles par suite du fusionnement. Dans sa première décision, rendue le 30 août 2000 [(2000), 7 C.P.R. (4th) 385] et annulée le 4 avril 2001 par la Cour [[2001] 3 C.F. 185 (C.A.)], qui a renvoyé l'affaire au Tribunal pour réexamen, le Tribunal a conclu que le fusionnement entraînerait des monopoles ou des quasi-monopoles dans les grandes régions suivantes du pays:

Tableau 4

Marchés géographiques où le fusionnement mènerait à un monopole

Avant fus.

Après fus.

Marché

SPI

ICG

SPI

%

%

%

Val d'Or

74

23

97

Sept Îles/Baie Comeau

55

45

100

Bancroft/Pembroke/Eganville

92

5

97

Dryden/Fort Frances/Kenora/ Ignace

47

52

99

Echo Bay/Sault Ste. Marie

55

44

99

Hearst/Wawa/Manitouwadge/ Marathon

43

53

96

Little Current/Sudbury

51

48

99

North Bay

81

16

97

Thunder Bay

46

54

100

Fort McMurray

32

67

99

Whitecourt

55

45

100

Burns Lake/Terrace/Smithers/ Prince Rupert

62

37

99

Fort Nelson

44

56

100

Valemont

43

57

100

Watson Lake

25

75

100

Whitehorse

33

67

100

Cette conclusion du Tribunal n'est pas contestée. Ce sont les conséquences juridiques de cette conclusion que je veux maintenant analyser dans le contexte de la défense fondée sur les gains en efficience prévue à l'article 96 de la Loi. Pour rendre les choses peut-être plus claires, je vais m'interroger sur la défense fondée sur les gains en efficience et décider si elle autorise la création de monopoles par la voie de fusionnements.

Le paragraphe 96(1) qui prévoit la défense fondée sur les gains en efficience autorise-t-il les fusionnements menant à des monopoles?

[71]Dans l'arrêt du 4 avril 2001, comme l'a rappelé mon collègue, le juge Rothstein, J.C.A., la Cour a statué que le Tribunal avait commis une erreur dans son interprétation de l'article 96 de la Loi et de la défense fondée sur les gains en efficience lorsqu'il a limité les effets anticoncurrentiels à prendre en compte à la perte sèche, dans tous les cas.

[72]Toutefois, la majorité de la Cour n'a pas attribué de poids aux effets pertinents. Je faisais partie de la formation et je suis allé plus loin que mes collègues au sujet de la création de monopoles compte tenu de l'objet de la Loi exposé à l'article 1.1:

Objet

1.1 La présente loi a pour objet de préserver et de favoriser la concurrence au Canada dans le but de stimuler l'adaptabilité et l'efficience de l'économie canadienne, d'améliorer les chances de participation canadienne aux marchés mondiaux tout en tenant simultanément compte du rôle de la concurrence étrangère au Canada, d'assurer à la petite et à la moyenne entreprise une chance honnête de participer à l'économie canadienne, de même que dans le but d'assurer aux consommateurs des prix compétitifs et un choix dans les produits. [Non souligné dans l'original.]

J'étais d'avis que l'efficience de l'économie, exprimée dans la défense fondée sur les gains en efficience, n'était pas censée primer sur la concurrence et l'éliminer, et ne pouvait non plus avoir cet effet, dans une loi visant à préserver et à favoriser la concurrence. L'efficience économique n'était pas, à mon avis, l'objectif premier de la Loi comme le voulait la conclusion du Tribunal. Aux paragraphes 13 à 16 de mes motifs, j'ai écrit:

Le Tribunal a conclu que le fusionnement aurait vraisemblablement pour effet d'empêcher sensiblement la concurrence dans les provinces de l'Atlantique et de diminuer sensiblement la concurrence dans le domaine des services de coordination offerts aux clients qui constituent des comptes nationaux: voir la décision [. . .], paragraphes 310 et 313. Il y avait également une preuve concluante que, dans de nombreuses grandes régions du pays, le fusionnement ne ferait pas que diminuer la concurrence, mais l'éliminerait et créerait des monopoles. Le tableau suivant illustre l'impact du fusionnement en ce qui concerne les monopoles ou quasi-monopoles: voir l'abrégé de l'appelant, page 001327:

Tableau 4

Marchés géographiques où le fusionnement mènerait à un monopole

Avant fus.

Après fus.

Marché

SPI

ICG

SPI

%

%

%

Val d'Or

74

23

97

Sept Îles/Baie Comeau

55

45

100

Bancroft/Pembroke/Eganville

92

5

97

Dryden/Fort Frances/Kenora/ Ignace

47

52

99

Echo Bay/Sault Ste Marie

55

44

99

Hearst/Wawa/Manitouwadge/ Marathon

43

53

96

Little Current/Sudbury

51

48

99

North Bay

81

16

97

Thunder Bay

46

54

100

Fort McMurray

32

67

99

Whitecourt

55

45

100

Burns Lake/Terrace/Smithers/ Prince Rupert

62

37

99

Fort Nelson

44

56

100

Valemont

43

57

100

Watson Lake

25

75

100

Whitehorse

33

67

100

Le Tribunal, en raison de sa conclusion que l'efficience est l'objectif premier de la Loi, n'a pas tenu compte parmi les effets du fusionnement du fait qu'il en résulterait des monopoles dans certains marchés du produit et n'a attaché aucune importance à cet effet dans son analyse selon l'article 96. La Loi préserve et favorise la concurrence. Elle présume que l'efficience économique se développera généralement et fondamentalement par la concurrence. Elle accepte également à l'article 96 que, dans certains cas, une réduction de la concurrence peut produire et produira plus d'efficience que la concurrence qui existait avant le fusionnement.

Toutefois, à mon avis, l'article 96 ne visait pas à autoriser la création de monopoles, car cela irait à l'encontre de l'objet défini à l'article 1.1. L'article ne visait pas à permettre les fusionnements entraînant des monopoles, par suite desquels, contrairement à l'article 1.1, la concurrence est éliminée, les petites et moyennes entreprises sont incapables d'entrer sur le marché ou d'y survivre et les consommateurs sont privés de prix concurrentiels.

Ainsi que la Cour suprême des États-Unis l'a rappelé à plusieurs reprises au sujet des lois antitrust américaines, [traduction] «le Congrès traitait de la concurrence, qu'il cherchait à protéger, et du monopole, qu'il cherchait à empêcher: Standard Oil v. Federal Trade Commission, 340 U.S. 231, aux pages 248 et 249 citant A. E. Staley Mfg. Co. v. Federal Trade Commission, 135 F.2d 453 (7th Cir. 1943), à la page 455». Ainsi que mon collègue l'a indiqué, on trouve une déclaration semblable sur l'intention du législateur dans le discours prononcé par le ministre (Ministre de la Consommation et des Corporations et de Postes Canada) à la Chambre des communes à l'occasion de la présentation du projet de loi, où il a réaffirmé que l'objectif ultime de la Loi était d'assurer aux consommateurs des prix compétitifs et un choix dans les produits. [Non souligné dans l'original.]

[73]Je demeure convaincu que la création de monopoles constitue l'effet anticoncurrentiel défavorable ultime, qui va à l'encontre de l'objet même de la Loi, tel qu'il est exprimé à l'article 1.1. Au nom de l'efficience économique, la Loi permet une diminution sensible de la concurrence, mais elle n'autorise pas son élimination complète. Comme je l'ai indiqué dans mes motifs antérieurs, l'intention du Parlement, et la Loi reflète cette intention à l'article 1.1, était que l'économie canadienne se développe généralement et principalement par la concurrence et le renforcement de la concurrence au Canada.

[74]Avant l'adoption du projet de loi C-91, qui est maintenant devenu la Loi, la prévention des monopoles et la préservation de la concurrence étaient assurées par la voie du droit pénal. On reprochait à cette solution sa lourdeur et son inefficacité. Elle a donc été remplacée par des dispositions civiles visant à faciliter la lutte contre les fusionnements illégaux. En réponse à des questions à la Chambre des communes sur le projet de loi proposé, M. Côté, ministre de la Consommation et des Corporations, a déclaré, à la page 1:7 des Procès-verbaux et témoignages du Comité législatif sur le Projet de loi C-91, le 23 avril 1986:

Il est largement reconnu que la principale faiblesse de l'actuelle législation en matière de concurrence réside dans l'évaluation d'activités économiques complexes dans un cadre de droit criminel. Cela signifie que par le passé, la Cour devait prouver «au-delà de tout doute raisonnable» qu'un fusionnement allait à l'encontre de l'intérêt public. En 75 ans, la Loi actuelle n'a donné lieu à aucune condamnation dans une affaire de fusionnement. Le projet de loi C-91 propose une nouvelle approche: les fusionnements seront considérés comme ressortissant au droit civil et non plus au droit criminel et un Tribunal de concurrence sera créé pour assurer que les décisions seront rendues avec équité et rapidité.

Le projet de loi propose une disposition civile rigoureuse sur les fusionnements. Il sera plus facile, entre autres, de prouver qu'un fusionnement est illégal, et les critères d'examen de ces fusionnements seront également renforcés. [Non souligné dans l'original.]

[75]Au cours des débats, quelques membres de la Chambre ont exprimé des préoccupations au sujet de la concentration de pouvoir et de richesse dans les mains de quelques personnes. Le ministre de la Consommation et des Corporations a réaffirmé, ibid., à la page 1:18, que la Loi visait à améliorer la concurrence au Canada:

M. Côté (Langelier): Monsieur le président, si je peux me permettre de le dire, le projet de loi traite de la concurrence et les amendements que nous proposons visent à améliorer la concurrence dans ce pays. Qu'est-ce que cela signifie? Cela signifie que nous créons de nouvelles possibilités d'investissement et de nouveaux emplois et que nous favorisons la relance économique qu'attendent tous les Canadiens. Nous avons déjà fait des progrès à cet égard. Je pense que notre bilan, après 18 mois, le prouve. [Non souligné dans l'original.]

[76]À la page 1:19, après des discussions sur la question de la concentration, le ministre a affirmé encore une fois l'objet de la Loi:

M. Côté (Langelier): Je ne dis pas que cela ne me préoccupe pas, Monsieur le président. Je dis que le projet de loi traite de la concurrence et non pas de la concentration. Voilà ce que je pense. Je ne vous dis pas que je ne m'inquiète pas personnellement du degré de concentration qui existe sur le marché. Ce que je vous dis, c'est que le projet de loi traite de la concurrence.

Notre mandat c'est d'adopter une loi et des mécanismes susceptibles d'améliorer la concurrence au Canada. Voilà notre mandat. [Non souligné dans l'original.]

[77]Un examen approfondi des débats à la Chambre des communes et dans les Comités sur la question de l'efficience économique et de la concurrence révèle que la discussion entre les parlementaires n'était pas toujours exempte d'ambiguïté. Toutefois, la position du ministre est constamment restée la même: l'amélioration de la concurrence au Canada. C'est précisément le principe exprimé à l'article 1.1 de la Loi: préserver et favoriser la concurrence au Canada (non pas l'éliminer) dans le but de stimuler l'adaptabilité et l'efficience de l'économie canadienne.

[78]En conclusion, je souhaite ajouter que la question des monopoles dans le contexte d'une Loi qui favorise la concurrence n'est pas une simple question de preuve. C'est une question de principe, une question fondamentale qui, dans ce cas, a été traitée par le Parlement à l'article 1.1 de la Loi. Comme je l'ai mentionné auparavant, le monopole est l'effet anticoncurrentiel défavorable ultime, qui va à l'encontre des valeurs, de l'objet et des objectifs exprimés de la Loi. Cela dit, la question qui se pose ensuite concerne la réparation appropriée dans les circonstances.

La réparation appropriée

[79]La réparation devrait être conçue de manière à corriger les problèmes créés par le fusionnement, sans compromettre, si possible, le fusionnement et les gains en efficience économique qui en découlent. Je pense qu'il est possible de résoudre les problèmes de monopole dans les régions géographiques indiquées sans remettre en question l'ensemble du fusionnement. Je laisserais au Tribunal le soin de déterminer la meilleure façon de procéder dans les circonstances et de prononcer les ordonnances nécessaires, et je m'en remettrais à son expertise à cet égard. Le Tribunal possède, en vertu de l'article 92 de la Loi, de vastes pouvoirs lui permettant d'ordonner que le fusionnement soit dissous en partie ou qu'on se départisse d'actifs ou d'actions. Avec le consentement du commissaire de la concurrence (le commissaire) et des intimées, il peut ordonner à celles-ci de prendre toute autre mesure qui empêche ou élimine la création de monopoles dans les régions géographiques désignées.

Le Tribunal a-t-il commis une erreur en adoptant une position restrictive du fusionnement à l'égard des petites et moyennes entreprises?

[80]Comme mon collègue le juge Rothstein, J.C.A. l'a indiqué dans ses motifs, le commissaire s'est plaint de ce que le Tribunal a adopté une conception trop étroite du type d'activité anticoncurrentielle qui est sanctionnée par la Loi en se limitant aux interdictions prévues aux articles 50 et 79 de la Loi. Ces articles définissent certaines pratiques interdites ou illégales. Le Tribunal a traité la question dans les termes suivants au paragraphe 305 de ses motifs:

La détermination d'une telle privation est subordonnée à la démonstration du fait qu'une action anticoncurrentielle sanctionnée par la Loi (c'est-à-dire par l'article 79 ou l'article 50) est exercée ou le sera vraisemblablement. Or, la preuve produite en l'espèce ne permet pas au Tribunal de conclure que les petites et moyennes entreprises, aussi bien en tant que concurrents que comme clients, seraient privées d'une chance honnête de participer à l'activité économique. [Non souligné dans l'original.]

[81]Je ne suis pas certain que le Tribunal a cité ces deux articles seulement comme des exemples d'activités anticoncurrentielles sanctionnées par la Loi. La formulation «c'est-à-dire par l'article 79 ou l'article 50», plutôt que «par exemple, l'article 79 ou l'article 50», dans le contexte d'activités répréhensibles, indique davantage à mon avis une définition ou une particularisation des mots «une action anticoncurrentielle sanctionnée par la Loi» plus restrictive que libérale.

[82]Quoi qu'il en soit, je conviens avec mon collègue, le juge Rothstein, que la conception du Tribunal était trop étroite s'il avait l'intention de restreindre les termes «une action anticoncurrentielle sanctionnée par la Loi» aux activités visées aux articles 50 et 79 seulement. Je conviens aussi avec lui qu'«[à] défaut d'indications de la part du commissaire sur quelque autre type d'activité qui devrait être prise en compte», il n'y a pas de raison de modifier la décision du Tribunal sur ce point.

Le rôle d'un tribunal administratif dans une procédure de réexamen

[83]Je ne veux pas conclure mes motifs sans dire un mot, dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice, sur le rôle d'un tribunal administratif dans une procédure de réexamen. Pour reprendre les termes de lord Hailsham dans l'arrêt Cassell & Co Ltd v Broome, [1972] 1 All ER 801 (H.L.), à la page 809, [traduction] «Je souhaite le faire brièvement et avec une modération réfléchie». Je commencerai par dire qu'il n'est pas nécessairement déplacé d'exprimer une certaine critique à l'égard d'une décision judiciaire. Souvent, une telle critique peut conduire à une modification de la loi ou de son interprétation judiciaire. Toutefois, ce n'est pas là le rôle d'un tribunal administratif dans une procédure de réexamen dans laquelle le tribunal doit mettre en application les directives que lui a données la cour de révision, généralement sur le fondement du dossier dont il est saisi. Le rôle du tribunal est d'agir conformément à la décision de la cour de révision: Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Air Canada (1993), 51 C.P.R. (3d) 131 (Trib. conc.), à la page 140. C'est de mettre en application la décision, non de jeter des doutes sur son bien-fondé.

[84]Pour les motifs que j'expliquerai, il est pour le moins dangereux, au stade du réexamen, de se lancer ou de paraître se lancer dans une critique des conclusions et directives de la cour de révision ou dans une contestation de son autorité. En premier lieu, cela risque de miner le système d'administration de la justice et la confiance publique à son endroit. Dans l'arrêt Woods v. The King, [1951] R.C.S. 504, à la page 515, le juge en chef de la Cour suprême, s'exprimant au nom de la Cour unanime, a mis en garde tous les tribunaux contre une telle tentation:

[traduction] Il faut ajouter ceci. Il est fondamental, pour assurer la bonne administration de la justice, que l'autorité des décisions soit scrupuleusement respectée par tous les tribunaux qui sont liés par elles. Sans cette adhésion générale et constante, l'administration de la justice sera désordonnée, le droit deviendra incertain et la confiance dans celui-ci sera ébranlée. Il importe plus que tout que le droit, tel qu'il a été énoncé, [. . .] soit accepté et appliqué comme l'exige notre tradition; et même au risque de nous tromper, tous les juges étant faillibles, nous devons préserver totalement l'intégrité des rapports entre les tribunaux. S'il y a lieu de pousser plus loin l'examen ou la révision de ces règles, l'initiative doit venir de notre Cour ou du Comité judiciaire.

[85]Dans l'affaire Cassell & Co Ltd, précitée, la Cour d'appel anglaise avait critiqué un arrêt de la Chambre des lords et donné pour instruction aux juges de première instance d'ignorer cet arrêt. Après avoir indiqué, à la page 809, que [traduction] «la Cour d'appel n'a pas la faculté de donner aux juges de première instance l'avis non sollicité d'ignorer les décisions de la Chambre des lords de cette façon», la Chambre des lords a ensuite expliqué pourquoi il était très regrettable d'agir ainsi même en supposant que la Cour d'appel en eût le droit:

[traduction] La position adoptée aurait placé les juges de première instance dans une situation embarrassante, les forçant à prendre parti dans une querelle peu édifiante entre la Cour d'appel ou trois membres de celle-ci (car il n'est pas garanti que d'autres lords juges les auraient suivis et il n'y a pas de raison particulière qui aurait pu les amener à le faire) et la Chambre des lords. Mais, bien pis, les parties n'auraient plus été en mesure d'apprécier leur situation. Aucune d'elles n'aurait pu obtenir une solution définitive à moins de se rendre devant la Chambre des lords et, entre-temps, la mission de leurs conseillers juridiques de leur fournir conseil au sujet de leurs droits, ou du coût probable de les faire reconnaître ou de les défendre, aurait été littéralement impossible. Quel que soit le bien-fondé de la position, le chaos aurait régné jusqu'à ce que la querelle soit réglée et, dans le domaine juridique, un certain degré de certitude constitue une partie de la justice ayant autant de valeur que la perfection.

Dans cette affaire, la Cour d'appel était sans aucun doute allée plus loin que ne l'a fait le Tribunal en l'espèce, mais l'affaire donne une idée des difficultés créées pour les autres formations du même Tribunal, pour la cour de révision et pour les parties.

[86]Dans le cas présent, le commissaire se plaint, à bon droit, que les critiques et les commentaires formulés par le Tribunal à l'endroit de l'arrêt de la Cour de révision engendrent une incertitude et une confusion inutiles quant à l'état actuel du droit et son application future, ce qui rend le présent appel inévitable.

[87]La contestation de l'autorité de la cour de révision dans la procédure de réexamen peut également avoir un impact sur la perception que le public et les parties ont du tribunal qui agit ainsi. On peut y voir de l'arrogance ou un manque de maturité. Dans un cas comme dans l'autre, cela risque de miner la crédibilité du tribunal lui-même.

[88]En outre, cette conduite est la recette parfaite pour nourrir inutilement le contentieux puisqu'elle fournit des moyens d'appel additionnels. Le présent appel en fournit un exemple concret. Je n'ai qu'à reproduire certains des moyens d'appel invoqués par le commissaire:

[traduction] Le Tribunal a commis une erreur de droit en ne s'inclinant pas devant l'arrêt de la Cour d'appel et le Tribunal a excédé sa compétence dans la procédure de réexamen

Le Tribunal a commis une erreur en rejetant la décision de la Cour concernant le mandat que la Loi confère au Tribunal

Le Tribunal a commis une erreur en rejetant l'interprétation de l'article 1.1 et du paragraphe 96(1) de la Loi donnée par la Cour

(i)     Le Tribunal a commis une erreur en rejetant l'interprétation des objectifs et de l'historique législatif de la Loi donnée par la Cour

(ii)     Le Tribunal a commis une erreur en rejetant l'analyse faite par la Cour du droit antitrust et de la doctrine aux États-Unis

(iii)     Le Tribunal a commis une erreur en rejetant les conclusions de la Cour au sujet de l'importance du paragraphe 96(3) de la Loi

(iv)     Le Tribunal a commis une erreur en rejetant la conclusion de la Cour que la création de monopoles constituait un effet distinct dans le cadre du paragraphe 96(1) de la Loi

[89]Enfin, et c'est peut-être aussi important ou même plus important que les autres motifs indiqués, un tel comportement peut susciter une allégation de partialité du tribunal ou une allégation que le tribunal a manifesté lors du réexamen une fermeture d'esprit conduisant à une crainte raisonnable de partialité. Une allégation de partialité, surtout de partialité réelle par opposition à la crainte de partialité, formulée contre un tribunal constitue une allégation grave, qui ne devrait pas être formulée à la légère. Elle jette des doutes sur l'intégrité du tribunal et de ses membres: voir Arthur c. Canada (Procureur général) (2001), 283 N.R. 346 (C.A.F.). Un tribunal devrait, au cours d'une procédure de réexamen, prendre soin de ne pas donner ouverture à de telles allégations.

Conclusion

[90]Pour les motifs exposés relativement à la question du monopole, j'accueillerais l'appel en partie avec dépens, j'annulerais la partie de la décision du Tribunal qui autorise les fusionnements menant à des monopoles dans les régions géographiques indiquées dans le tableau 4 et je renverrais l'affaire au Tribunal en lui donnant pour instructions de prendre les mesures nécessaires, y compris la disposition d'actifs ou d'actions, pour que le fusionnement n'entraîne pas la création de monopoles dans ces régions.

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