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A-658-01

2003 CAF 197

Société pour la protection des parcs et des sites naturels du Canada (appelante)

c.

Sheila Copps, ministre du Patrimoine canadien et The Thebacha Road Society (intimées)

Répertorié: Société pour la protection des parcs et des sites naturels du Canada c. Canada (Ministre du Patrimoine canadien) (C.A.)

Cour d'appel, juges Rothstein, Evans et Malone, J.C.A.--Edmonton, 6 février; Ottawa, 30 avril 2003.

Environnement -- Autorisation de la ministre de construire une route d'hiver dans un parc national -- La décision d'autoriser la construction de la route a été prise en vertu de l'art. 8(1) de la Loi sur les parcs nationaux du Canada (LPNC) -- En vertu de l'art. 8(2) de la Loi, la préservation ou le rétablissement de l'intégrité écologique sont la première priorité du ministre pour tous les aspects de la gestion des parcs -- Le pouvoir d'autoriser la mise en place d'une route dans un parc découle implicitement des larges responsabilités conférées à la ministre par l'art. 8(1) -- Au vu des éléments dont la ministre disposait, sa décision n'était pas manifestement déraisonnable -- Le rôle de la Cour chargée du contrôle judiciaire n'est pas de savoir si, par rapport au devoir qu'impose la loi à la ministre d'accorder la première priorité à l'intégrité écologique, elle a accordé trop de poids aux facteurs économiques et sociaux et trop peu aux facteurs écologiques -- La conclusion que les effets négatifs sur l'environnement ne seraient probablement pas importants avait un fondement rationnel -- L'art. 12(1) du Règlement général sur les parcs nationaux autorise la destruction de la flore «aux fins de la gestion du parc» -- Les besoins de gestion du Parc sont accrus par suite de la décision elle-même de façon à englober ce qui est nécessaire à la mise en oeuvre de la décision.

Droit administratif -- Contrôle judiciaire -- Certiorari -- La ministre a autorisé la construction d'une route d'hiver dans un parc national après avoir conclu que les effets négatifs sur l'environnement ne seraient probablement pas impor-tants -- Elle s'est fondée sur l'art. 8(1) de la LPNC pour autoriser la construction de la route -- L'interprétation de l'art. 8(1) par la ministre peut faire l'objet d'un contrôle judiciaire selon la norme de la décision correcte -- L'art. 8(2) de la Loi porte que la première priorité est l'intégrité écologique -- La norme de contrôle applicable à la question de savoir si la ministre s'est conformée à l'art. 8(2) est celle de la décision manifestement déraisonnable -- L'autorisation de la construction de la route par la ministre était justifiable en tant que décision prise dans l'exercice de ses responsabilités pour la gestion des parcs.

Cet appel portait sur la décision de la Section de première instance rejetant une demande de contrôle judiciaire de l'autorisation accordée par la ministre du Patrimoine canadien de construire une route d'hiver dans le parc national Wood Buffalo. La construction d'une route qui suivrait l'emprise d'une ancienne route d'hiver était envisagée depuis le début des années 1980 et elle a reçu une acceptation de principe en 1984 dans le Plan directeur du parc national Wood Buffalo. Comme la route suivra le tracé de la route d'hiver abandonnée, sa construction va détruire moins de végétation que tout nouveau tracé et elle laissera peu de traces permanentes. Il est prévu que la route servira principalement à relier de petites communautés autochtones existantes, ou qu'on se propose d'établir, dans le Parc ou à proximité. Des groupes environnementaux et certains résidents locaux, y compris des Autochtones, s'inquiètent de l'impact négatif que pourrait avoir la route sur leurs territoires de piégeage dans le Parc. Par contre, d'autres personnes appuient le projet, pour obtenir les avantages économiques et sociaux que la route devrait apporter à leurs communautés isolées. La Société pour la protection des parcs et des sites naturels au Canada (SPPSNC), l'appelante en l'espèce, a aussi soulevé des objections. La décision de la ministre d'approuver la construction d'une route d'hiver était fondée sur un examen environnemental préalable indépendant. Cette décision portait que les effets négatifs sur l'environnement seraient peu significatifs, à la fois à cause du tracé de la route et de sa fréquentation limitée, et par suite des mesures de suivi et d'atténuation des problèmes imprévus adoptées dans le cadre d'une stratégie de «gestion adaptative». Cette décision est censée avoir été prise en vertu du paragraphe 8(1) de la Loi sur les parcs nationaux du Canada (LPNC), qui place les parcs, y compris les terres domaniales qui y sont situées, sous l'autorité de la ministre. Le paragraphe 8(2) de la LPNC prévoit que la préservation ou le rétablissement de l'intégrité écologique sont la première priorité du ministre «pour tous les aspects de la gestion des parcs». Le juge de première instance a conclu que le paragraphe 8(1) de la LPNC constitue l'autorité législative nécessaire pour autoriser la construction de la route; que l'autorisation de construire la route n'était pas incompatible avec l'obligation prévue au paragraphe 8(2); et que la décision de la ministre d'autoriser la construction de la route dans le cadre de sa responsabilité pour la gestion du parc faisait de la destruction de la flore au cours de la construction une activité «aux fins de la gestion du parc». Trois questions se posaient en l'espèce: 1) La ministre a-t-elle le pouvoir, en vertu du paragraphe 8(1) de la LPNC, d'autoriser la construction d'une route pour répondre à d'autres besoins que ceux du parc?; 2) l'autorisation accordée par la ministre pour la construction de la route violait-elle l'exigence de la législation qui veut que «l'intégrité écologique» soit la «première prio-rité» de la ministre pour tous les aspects de la gestion des parcs?; et 3) la route est-elle mise en place «aux fins de la gestion du parc», justifiant ainsi la délivrance de permis pour la destruction de la flore en vertu du paragraphe 12(1) du Règlement?

Arrêt: l'appel est rejeté.

1) L'interprétation du paragraphe 8(1) par la ministre peut faire l'objet d'un contrôle judiciaire selon la norme de la décision correcte. Le paragraphe 8(1) expose les respon-sabilités de la ministre et lui confère le pouvoir d' «utiliser et occuper» les terres d'un parc, mais ne lui donne pas le pouvoir d'autoriser la construction de la route en l'espèce, car les utilisateurs et occupants seront Thebacha et les membres du public. Le pouvoir d'autoriser la mise en place d'une route dans un parc découle implicitement des larges responsabilités conférées à la ministre par le paragraphe 8(1), sous réserve de toutes indications à l'effet contraire dans la Loi. La respon-sabilité de la ministre pour les parcs comprend la satisfaction des besoins de transport des résidents des communautés isolées situées dans le parc et implique l'existence des pouvoirs nécessaires à cette fin. En contrôlant l'exercice par la ministre d'un pouvoir implicite de gestion, la Cour devrait être très réservée face au point de vue des responsables du Parc voulant qu'une mesure donnée n'est pas incohérente avec le respect des devoirs imposés par la Loi de garder les parcs intacts (paragraphe 4(1)) et d'accorder la première priorité à l'intégrité écologique (paragraphe 8(2)). Rien dans la Loi ou dans le Règlement n'interdit la construction d'une route, et les pouvoirs implicites conférés par le paragraphe 8(1) permettent à la ministre d'autoriser la construction de la route. L'utilisation et l'occupation des terres par la Thebacha Road Society seront «conforme[s] à la Loi», à condition qu'elles ne soient pas contraires à toute disposition restrictive expresse de la législation et qu'elles respectent les conditions imposées par la ministre dans l'exercice de ses pouvoirs prévus au paragraphe 8(1). La mention d'un sujet donné au paragraphe 16(1) de la LPNC (le pouvoir de prendre des règlements) n'empêche pas la ministre d'exercer ses larges pouvoirs discrétionnaires de gestion prévus au paragraphe 8(1) pour le même sujet. Le pouvoir de prendre des règlements prévu au paragraphe 16(1) et le pouvoir implicite au paragraphe 8(1) sont complémentaires et non mutuellement exclusifs. De plus, l'adoption d'un règlement en vertu du paragraphe 16(1) est facultative et non obligatoire. L'autorisation de la ministre n'est pas déraisonnable au motif qu'elle ne respecte pas la Politique des parcs nationaux, qui autorise la construction de routes dont le but premier est de répondre «aux besoins du parc». La route en question n'est pas une nouvelle route et son but premier est de «répondre aux besoins du parc», puisqu'elle répondra surtout aux besoins des habitants du Parc. Les pouvoirs octroyés à la ministre par le paragraphe 8(1) lui permettaient d'autoriser la construction de la route.

2) L'approche pragmatique et fonctionnelle permet de conclure que la norme applicable à la décision de la ministre prise en vertu du paragraphe 8(2) est celle de la décision manifestement déraisonnable. Étant donné que le paragraphe 8(2) porte que la première priorité est l'intégrité écologique, il doit y avoir d'autres priorités dont la ministre peut tenir compte dans la gestion des parcs. Le fait que le législateur a conféré à la ministre une large responsabilité pour la gestion et l'administration des parcs nationaux, ainsi que les pouvoirs nécessaires pour s'en acquitter, est une indication de son intention que la norme de contrôle applicable comporte la plus grande réserve possible. Dans la mesure où la présente demande de contrôle judiciaire porte sur les conclusions de fait de la ministre au sujet des effets environnementaux de la construction de la route, la norme de contrôle est celle qui se trouve à l'alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur la Cour fédérale. En contrôlant l'autorisation donnée par la ministre de construire la route au motif qu'elle aurait enfreint les devoirs qui lui sont imposés par le paragraphe 8(2), la Cour doit se demander si, au vu des facteurs que la ministre devait examiner et des éléments dont elle disposait, il était manifestement déraisonnable d'arriver à la conclusion que le projet de route était incompatible avec le maintien comme première priorité de l'intégrité écologique du Parc par la protection des ressources naturelles et des processus écologiques. En appel, la Cour devait déter-miner non seulement la norme appropriée de contrôle de la décision de la ministre, mais aussi l'application correcte de cette norme.

On a soutenu que la ministre, dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire, n'a pas tenu compte d'un élément pertinent. Il est vrai que la ministre aurait dû mentionner explicitement le critère de «l'intégrité écologique». Toutefois, la ministre n'a pas commis une erreur ouvrant droit à révision lorsqu'elle n'a pas précisé le besoin d'assurer que la première priorité soit accordée à la préservation de l'intégrité écologique dans l'exercice de son pouvoir d'autoriser la construction de la route en vertu du paragraphe 8(1). Le fait qu'un décideur n'a pas mentionné expressément un élément pertinent dans ses motifs de décision ne veut pas nécessairement dire qu'il n'en a pas tenu compte.

L'avocat de la SPPSNC soutient que la décision d'autoriser la construction de la route était manifestement déraisonnable au vu du fait que la route n'est pas requise pour l'atteinte des objectifs du Parc et du dommage qu'elle va causer à l'intégrité écologique du Parc. L'argument fondé sur les objectifs de gestion du parc s'appuyait sur le paragraphe 4(1) de la LPNC, qui porte que les parcs nationaux sont créés «à l'intention du peuple canadien pour son agrément et l'enrichissement de ses connaissances». Le paragraphe 4(1) ne constitue pas une déclaration complète des objectifs pour lesquels la ministre peut exercer son pouvoir de gestion des parcs nationaux, y compris des terres domaniales qui y sont situées. Une telle interprétation serait indûment restrictive. Le paragraphe 4(1) n'est pas une disposition énonçant les objectifs de la Loi: il ne fait que déclarer à quelles fins les parcs sont créés. L'autorisation de la construction de la route par la ministre en vertu du paragraphe 8(1) était justifiable en tant que décision prise dans l'exercice de ses responsabilités pour la gestion des parcs, y compris des terres domaniales qui y sont situées. La ministre pouvait en principe autoriser le projet de construction de la route, même si elle n'était ni nécessaire aux fins de gestion du Parc, ni conçue à l'intention de l'ensemble du peuple canadien pour son agrément et l'enrichissement de ses connaissances. Donc, il n'était pas manifestement déraisonnable pour la ministre d'autoriser un projet dont l'objectif principal était de réduire l'isolement des membres des communautés habitant dans le parc, même si ce projet ne pouvait être rattaché à aucun des motifs de création des parcs nationaux. Le rôle de la cour chargée du contrôle judiciaire n'est pas d'examiner la question de savoir si, par rapport au devoir qu'impose la loi à la ministre d'accorder la première priorité à l'intégrité écologique, elle a accordé trop de poids aux facteurs économiques et sociaux et trop peu aux facteurs écologiques.

Quant aux dommages à l'intégrité écologique du Parc, la conclusion de la ministre voulant qu'avec une combinaison des mesures d'atténuation et des stratégies de gestion adaptative pour identifier les effets imprévus et trouver des solutions, les effets négatifs sur l'environnement ne seraient probablement pas importants avait un fondement rationnel. Le mémoire des faits et du droit de la SPPSNC ne donne aucune précision quant à la dégradation de l'intégrité écologique du Parc qui serait causée par la construction de la route. Les éléments dont la ministre disposait et l'analyse qui en est faite dans les motifs de décision démontrent amplement que l'autorisation accordée pour la construction de la route n'était ni manifestement ni simplement déraisonnable. Une personne qui aurait donné la première priorité à l'intégrité écologique du Parc pouvait raisonnablement conclure que les dommages environnementaux qui pourraient résulter de la route seraient vraisemblablement de nature limitée et qu'on pouvait y faire face en utilisant les mesures prévues d'atténuation.

3) Le paragraphe 11(1) du Règlement général sur les parcs nationaux autorise le directeur général à délivrer un permis pour «l'enlèvement de la flore ou des matières naturelles à des fins scientifiques et pour l'utilisation de matières naturelles à des fins de construction». Cette disposition ne s'applique pas en l'espèce, car elle ne fait qu'autoriser la destruction de la flore ou des matières naturelles à des fins scientifiques, ce qui ne peut comprendre la construction d'une route. On peut enlever les matières naturelles à des fins de construction, mais la définition de «matières naturelles» à l'article 2 exclut la flore. Le paragraphe 12(1) autorise l'enlèvement ou la destruction de la flore «aux fins de la gestion du parc». La «gestion des parcs» est un concept large: une fois prise la décision d'autoriser la construction de la route en vertu des pouvoirs implicites de la ministre dans le cadre de sa responsabilité pour la gestion des parcs nationaux, prévue au paragraphe 8(1), les besoins de gestion du Parc s'étendent par suite de la décision pour englober ce qui est nécessaire à la mise en oeuvre de la décision. Si le paragraphe 8(1) octroie à la ministre le pouvoir d'autoriser la construction de la route, les conditions rattachées au permis constituent un élément de la structure juridique qui entoure sa construction en prévoyant les mesures d'atténuation de tout effet environnemental négatif possible. C'est en ce sens que les permis sont délivrés aux fins de la gestion du parc.

lois et règlements

Loi canadienne sur l'évaluation environnementale, L.C. 1992, ch. 37, art. 18 (mod. par L.C. 1993, ch. 34, art. 23), 20(1)a).

Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 18.1(4)d) (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5).

Loi sur les parcs nationaux, L.R.C. (1985), ch. N-14, art. 5(1.2) (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 39, art. 3).

Loi sur les parcs nationaux du Canada, L.C. 2000, ch. 32, art. 2(1) «intégrité écologique», 4(1), 6(1), 8(1),(2), 16(1).

Règlement général sur les parcs nationaux, DORS/78-213, art. 2, 3, 10, 11(1), 12(1).

jurisprudence

décisions appliquées:

Maple Lodge Farms Ltd. c. Gouvernement du Canada, [1982] 2 R.C.S. 2; (1982), 137 D.L.R. (3d) 558; 44 N.R. 354; Hawthorne c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2002), 222 D.L.R. (4th) 265; 24 Imm. L.R. (3d) 34; 297 N.R. 187 (C.A.F.).

décision examinée:

Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226; (2003), 223 D.L.R. (4th) 599; 11 B.C.L.R. (4th) 1; [2003] 5 W.W.R. 1; 179 B.C.A.C. 170; 302 N.R. 34.

décisions citées:

Première nation Crie Mikisew c. Canada (Ministre du Patrimoine canadien), [2001] 1 C.N.L.R. 169; 214 F.T.R. 48 (C.F. 1re inst.); Bow Valley Naturalists Society c. Canada (Ministre du Patrimoine canadien), [2001] 2 C.F. 461; (2001), 27 Admin. L.R. (3d) 229; 37 C.E.L.R. (N.S.) 1; 266 N.R. 169 (C.A.); Assoc. canadienne des fabricants de pâtes alimentaires c. Aurora Importing & Distributing Ltd. (1997), 208 N.R. 329 (C.A.F.); Ordre des architectes de l'Ontario c. Assn. of Architectural Technologists of Ontario, [2003] 1 C.F. 331; (2002), 215 D.L.R. (4th) 550; 19 C.P.R. (4th) 417; 291 N.R. 61 (C.A.); Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235; (2002), 211 D.L.R. (4th) 577; [2002] 7 W.W.R. 1; 219 Sask. R. 1; 10 C.C.L.T. (3d) 157; 30 M.P.L.R. (3d) 1; 286 N.R. 1; Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3; (2002), 208 D.L.R. (4th) 1; 37 Admin. L.R. (3d) 159; 90 C.R.R. (2d) 1; 18 Imm. L.R. (3d) 1; 281 N.R. 1.

doctrine

Principes directeurs et politiques de gestion de Parcs Canada. Ottawa: Parcs Canada, 1994, paragraphes 3.1.2, 4.4.4.

APPEL de la décision de la Section de première instance ((2001), 40 C.E.L.R. (N.S.) 273; 212 F.T.R. 1) rejetant une demande de contrôle judiciaire de l'autorisation accordée par la ministre du Patrimoine canadien de construire une route d'hiver dans le parc national Wood Buffalo. Appel rejeté.

ont comparu:

Brian A. Crane, c.r., et Timothy J. Howard pour l'appelante.

J. Trina Kondro pour l'intimée The Thebacha Road Society.

Kirk N. Lambrecht, c.r., pour l'intimée Sheila Copps, ministre du Patrimoine canadien.

avocats inscrits au dossier:

Gowling Lafleur Henderson LLP, Ottawa, et Sierra Legal Defence Fund, Vancouver, pour l'appelante.

Ackroyd, Piasta, Roth & Day LLP, Edmonton, pour l'intimée The Thebacha Road Society.

Le sous-procureur général du Canada pour l'intimée Sheila Copps, ministre du Patrimoine canadien.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Evans, J.C.A.:

A. INTRODUCTION

[1]Le Parc national Wood Buffalo est le plus grand au pays et l'un des plus vastes au monde. Situé princi-palement au nord de l'Alberta, et en partie dans les Territoires du Nord-Ouest, il couvre une superficie de près de 45 000 kilomètres carrés. Créé en 1922 pour protéger les bisons qui y vivent, il constitue aujourd'hui un territoire où l'on trouve le plus gros troupeau de bisons en liberté au monde. Il contient aussi le dernier lieu connu de nidification des grues blanches, une espèce menacée, les plus beaux exemples de modelés de karst gypseux en Amérique du Nord, ainsi que de grandes forêts boréales intactes. En reconnaissance de son importance écologique, le Parc national Wood Buffalo a reçu le statut du site du patrimoine mondial de l'UNESCO en 1987.

[2]La présente affaire fait suite à l'autorisation de construire une route d'hiver dans le Parc. La route représente moins de 1 p. 100 de la superficie totale du Parc. La Société pour la protection des parcs et des sites naturels du Canada (SPPSNC) a demandé le contrôle judiciaire de l'autorisation accordée par la ministre du Patrimoine canadien, par l'entremise de son représentant, le directeur général, région de l'Ouest et du Nord, Parcs Canada. La ministre a autorisé la construction de la route après avoir pris connaissance de l'examen environnemental préalable et conclu que la route proposée n'était pas «susceptible d'avoir d'effets négatifs importants sur l'environnement».

[3]Dans une décision prononcée le 16 octobre 2001, et publiée sous l'intitulé Société pour la protection des parcs et des sites naturels du Canada c. Canada (Ministre du Patrimoine canadien) (2001), 40 C.E.L.R. (N.S.) 273 (C.F. 1re inst.), le juge Gibson a rejeté la demande de contrôle judiciaire présentée par la SPPSNC. Celle-ci interjette appel de la décision du juge Gibson, s'appuyant sur trois motifs principaux pour la faire infirmer et pour faire annuler l'autorisation de construire la route.

[4]Premièrement, la ministre n'a pas le pouvoir d'approuver la construction d'une route qui ne répond pas aux besoins de la gestion du Parc. Comme ce pouvoir est incompatible avec le régime législatif régissant les parcs nationaux, on ne peut non plus en déduire l'existence de la responsabilité générale de la ministre pour la gestion des parcs nationaux, y compris les terres domaniales qui y sont situées, qui lui est octroyée par le paragraphe 8(1) de la Loi sur les parcs nationaux du Canada, L.C. 2000, ch. 32 (LPNC), loi qui est entrée en vigueur en février 2001.

[5]Deuxièmement, en autorisant la construction de la route, la ministre n'a pas respecté l'obligation que lui impose le paragraphe 8(2) de la LPNC de s'assurer que la «préservation ou le rétablissement de l'intégrité écologique [. . .] sont la première priorité du ministre pour tous les aspects de la gestion des parcs». Dans ses motifs de décision, la ministre n'a pas mentionné précisément la préservation de l'intérêt écologique comme première priorité, se contentant de faire état de l'absence d'effets négatifs importants sur l'environnement. Par conséquent, la ministre a commis une erreur de droit dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire en ne tenant pas compte d'un facteur pertinent ou, subsidiairement, sa décision était déraisonnable au vu des éléments dont elle disposait.

[6]Troisièmement, le paragraphe 12(1) du Règlement général sur les parcs nationaux, DORS/78-213 (le Règlement), autorise la délivrance de permis pour la destruction de la flore et de matières naturelles dans un parc «aux fins de la gestion du parc». Toutefois, comme la route proposée ne servira pas aux fins de la gestion du Parc, le directeur n'a pas le pouvoir de délivrer un permis pour la destruction de la flore nécessaire à la construction de la route.

[7]Ayant fait une brève description des arguments principaux de l'appelante, je vais maintenant exposer les faits.

B. LE CONTEXTE FACTUEL

Les parties

[8]La SPPSNC, demanderesse dans le cadre du contrôle judiciaire et appelante en l'espèce, est une organisation nationale environnementale qui a bon nombre de membres d'un bout à l'autre du Canada et qui se préoccupe de la protection des parcs et des sites naturels au Canada. Elle s'est opposée à la construction de la route dans le Parc national Wood Buffalo en participant au processus public de consultation à ce sujet.

[9]La ministre du Patrimoine canadien est l'une des intimées en l'espèce. Elle est chargée de la direction de l'Agence Parcs Canada, ainsi que de la gestion des parcs nationaux. L'autre intimée est la Thebacha Road So-ciety. Thebacha est une société sans but lucratif, mise sur pied pour regrouper les résidents du Parc et de ses environs immédiats qui cherchent à obtenir la construction d'une route. On trouve parmi ses membres la ville de Fort Smith (population de 2 500), située juste à l'extérieur du Parc, les Métis de Fort Smith, les membres de la Première nation de Salt River qui résident à Fort Smith, la Première nation de Smith's Landing et les Cris de Little Red River. Si le projet se réalise, c'est Thebacha et non Parcs Canada qui assumera l'entière responsabilité du financement, de la construction et de l'entretien de la route.

La route proposée

[10]La construction d'une route qui suivrait l'emprise d'une ancienne route d'hiver, construite en 1958 et abandonnée en 1960, est envisagée depuis le début des années 1980 et elle a reçu une acceptation de principe en 1984 dans le Plan directeur du Parc national Wood Buffalo. La proposition actuelle trouve sa source dans des réunions tenues en 1999 à Fort Smith, entre la ministre et les partisans de la construction d'une route.

[11]La route ne sera carrossable que l'hiver, probablement quatre mois par an au maximum. Elle sera construite essentiellement de glace et de neige compactée. À l'exception de deux ponts Bailey, la traversée des rivières du Parc se fera sur des ponts de glace. D'une longueur de 118 kilomètres, la route sera large de 8,4 mètres et son emprise de 10 mètres, ce qui permettra aux véhicules de se croiser et de repousser la neige sur le bas-côté.

[12]La route reliera la communauté de Garden River (population de 360), dans le secteur sud-ouest du Parc, à celle de Peace Point, qui est située sur la réserve d'une Première nation dans le centre du Parc et où l'on ne trouve que sept ou huit cabines. Présentement, une route toute saison mène de Peace Point à Fort Smith par le nord-est et une route d'hiver relie Peace Point et Fort Chipewyan au sud.

[13]À l'exception d'un court détour pour éviter la réserve de Peace Point, la route suivra le tracé de la route d'hiver abandonnée, dont la construction avait nécessité le déblaiement sur une largeur de 30 mètres. Bien que la forêt ait repris ses droits au cours de la quarantaine d'années écoulées depuis la coupe des arbres pour la construction d'origine, l'ancienne route est encore partiellement accessible par motoneige ou véhicule tout-terrain. La construction de la nouvelle route va donc détruire moins de végétation que tout nouveau tracé et elle laissera peu de traces permanentes.

[14]Selon les estimations, le trafic sur la route devrait être peu important, de l'ordre d'une vingtaine de véhicules par jour roulant à une vitesse de 10 à 40 kilomètres/heure. Les véhicules commerciaux n'y auront pas accès. Il est prévu que la route servira principalement à relier de petites communautés autochtones existantes, ou qu'on se propose d'établir, dans le Parc ou à proximité. Ces communautés sont très isolées et elles n'ont droit qu'à un strict minimum de services. La construction de la route fera qu'en hiver, le trajet de Fort Smith à Edmonton, ainsi que jusqu'au sud de l'Alberta et plus loin, sera raccourci.

Les préoccupations

[15]Le projet de route a suscité une vive controverse. L'opposition au projet provient de groupes environ-nementaux et de certains résidents locaux, y compris des Autochtones qui s'inquiètent de l'impact négatif que pourrait avoir la route sur leurs territoires de piégeage dans le Parc. En fait, la Première nation crie Mikisew, dont certains membres vivent sur la réserve de Peace Point, a contesté avec succès l'autorisation de construire la route au motif qu'en l'absence d'une consultation appropriée, cette décision porterait une atteinte injustifiée à leurs droits de chasse et de pêche dans le Parc, qui sont reconnus par traité: Première nation Crie Mikisew c. Canada (Ministre du Patrimoine canadien), [2001] 1 C.N.L.R. 169 (C.F. 1re inst.). Cette décision a été portée en appel. Par contre, d'autres personnes, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur du Parc, y compris des résidents de Peace Point et d'autres Autochtones, appuient le projet, pour obtenir les avantages économiques et sociaux que la route devrait apporter à leurs communautés isolées.

[16]Les objections de la SPPSNC se situent à plusieurs niveaux. Premièrement, il y a ce que je qualifierais d'objection de «principe» à tout aménagement dans un parc national qui n'est pas manifestement nécessaire à sa bonne gestion écologique ou à une amélioration de l'accès du public aux sites naturels sans poser de risques. Du point de vue de la SPPSNC, le projet de construction d'une route ne répond pas à ces critères, parce que la route n'est pas nécessaire aux fins pour lesquelles le Parc a été créé, étant simplement une façon de répondre à ce qui semble être un besoin régional en matière de transports.

[17]Deuxièmement, l'opposition de la SPPSNC à la route trouve sa source dans la crainte d'une dégradation progressive qui constituerait un danger majeur pour l'écologie des parcs au Canada. En d'autres termes, même si un projet donné ne cause pas en lui-même des dommages environnementaux importants, l'approbation d'un projet fait qu'il est difficile de résister à d'autres demandes allant dans le même sens. La vie d'un parc peut donc être plus menacée par un millier de petits coups que par une seule attaque mortelle.

[18]Dans le contexte de la présente affaire, les inquiétudes portent sur le fait que si la route d'hiver est construite, il sera plus difficile d'empêcher la construction d'une route toute saison. Une telle réalisation amènerait une augmentation de la circulation dans le Parc, exigerait des opérations de construction et d'entretien plus envahissantes, et infligerait des dommages permanents à un site naturel. En fait, Fort Smith a déjà proposé la construction d'une route toute saison. Bien que la ministre ait déclaré qu'elle ne donnerait pas son autorisation à un tel projet, la SPPSNC croit qu'une fois la route d'hiver en service, les pressions pour la transformer en une route toute saison vont inévitablement augmenter et qu'il sera difficile d'y résister.

[19]Troisièmement, la SPPSNC s'oppose à la construction de la route à la fois à cause des dommages spécifiques qu'elle causerait à l'écologie du Parc, et de l'absence d'avantages compensatoires «liés à la gestion du Parc». Par exemple, on dit que le fait d'ouvrir la route va constituer une menace pour les bisons, l'animal emblématique qui donne son caractère au Parc. Les bisons seront attirés par la route, mettant ainsi en péril les animaux ainsi que les utilisateurs. L'existence de la route permettra aussi aux bisons de se rendre au-delà des limites du Parc, là où ils pourraient être tués par les éleveurs de bétail qui ont peur que leurs animaux soient infectés par les maladies du bison. Il y aura aussi vraisemblablement une augmentation du braconnage du bison. De plus, on prétend que la construction de la route représente des dangers pour les caribous et animaux à fourrure qui résident dans le Parc.

[20]Selon la SPPSNC, la route n'est pas seulement une menace pour les mammifères du Parc. Le déblayage du tracé de la route exigera l'enlèvement de pins qui ont prospéré sur l'ancienne emprise. De plus, l'utilisation de la route par des véhicules venus d'ailleurs va causer l'introduction [traduction] «d'espèces végétales envahissantes étrangères» (en d'autres mots, des mauvaises herbes), qui sont susceptibles de s'étendre et de mettre en cause l'écologie du Parc. Les mauvaises herbes s'établiront probablement au détriment de la végétation indigène, ce qui amènera une diminution des sources d'alimentation des oiseaux chanteurs migrateurs qui pourraient cesser de fréquenter le Parc. Les changements dans l'habitat et l'utilisation par les humains de la route peuvent aussi comporter des risques pour les lieux de nidification des grues blanches et des faucons pèlerins. L'enlèvement de la végétation de surface va causer une accélération de l'érosion, causée par les bisons lorsqu'ils se roulent sur le sol.

[21]Bien que les partisans de la construction de la route soulignent que les humains qui résident dans le Parc ou à proximité sont une partie importante de l'écologie du Parc, la SPPSNC se plaint du fait qu'il n'y a pas eu d'études socio-économiques pour identifier et mesurer les avantages pouvant justifier les risques pour l'écologie que causera la route. De plus, comme ces avantages ne sont pas liés aux objectifs pour lesquels les parcs nationaux ont été créés, on ne devrait leur donner que peu de poids, sinon aucun, en pondérant cet aspect avec la préservation de l'intégrité écologique du Parc.

Le processus de décision

[22]En conformité de l'article 18 [mod. par L.C. 1993, ch. 34, art. 23] de la Loi canadienne sur l'évaluation environnementale, L.C. 1992, ch. 37 (LCEE), Parcs Canada a rédigé un mandat pour confier à des consultants indépendants la réalisation d'un examen environnemental préalable du projet de route. De plus, Parcs Canada a organisé des audiences publiques, des sondages et des ateliers pour examiner le projet. Les rapports de l'examen environnemental préalable ont été rendus publics en avril et en août 2000. Ils concluent qu'étant donné que la proposition vise la construction d'une route étroite suivant essentiellement le tracé de l'ancienne route, il y aura peu de déblaiement requis. Par conséquent, le fait de remettre en service une route d'hiver causerait des pertes minimes d'habitat et une très faible fragmentation de la forêt boréale existante. La SPPSNC a abandonné sa contestation de la validité du processus d'évaluation environnemental.

[23]Se fondant sur ces rapports, la ministre a annoncé qu'elle autorisait la construction de la route d'hiver le 25 mai 2001. Cette décision porte que les effets négatifs sur l'environnement seraient peu significatifs, à la fois à cause du tracé de la route et de sa fréquentation limitée, et par suite des mesures de suivi et d'atténuation des problèmes imprévus adoptées dans le cadre d'une stratégie de «gestion adaptative».

[24]Le concept de «gestion adaptative» est fondé sur le fait qu'il est difficile, sinon impossible, de prédire toutes les conséquences environnementales d'un projet avec les données connues. Il a pour but de pallier les effets paralysants potentiels du principe de précaution sur des projets qui peuvent avoir des avantages sociaux et économiques. Le principe de précaution veut qu'on ne donne aucune suite à tout projet qui pourrait avoir des effets négatifs importants sur l'environnement, même s'il n'est pas possible de démontrer avec quelque certitude que ces effets vont en fait se réaliser. Les méthodes de gestion adaptative et le principe de précaution sont des outils importants pour la préservation de l'intégrité écologique.

[25]La décision d'autoriser la construction de la route est censée avoir été prise en vertu du paragraphe 8(1) de la LPNC, qui place les parcs, y compris les terres domaniales qui y sont situées, sous l'autorité de la ministre. L'autorisation de construire la route n'a pas de signification juridique précise. Par exemple, elle ne constitue pas une condition préalable légale à la prise de quelque autre mesure administrative. Toutefois, cette autorisation a en fait une importance pratique considérable, puisqu'elle a permis l'élaboration du projet et la conclusion d'une entente pour la construction et l'exploitation de la route. Les parties étaient toutes d'avis que même si la décision de la ministre d'autoriser la construction de la route n'avait pas d'effets juridiques, elle était soumise au contrôle judiciaire. La décision d'autoriser la construction de la route tient aussi lieu de l'autorisation requise en vertu de l'alinéa 20(1)a) de la LCEE.

[26]Le 3 juillet 2001, Parcs Canada et la Thebacha Road Society ont signé une entente de construction et d'exploitation. Cette entente contient un cahier de charges dont l'objectif est de minimiser tout effet environnemental négatif lié à la construction de la route. Les dispositions de l'entente qui portent sur les mesures de suivi et d'atténuation s'appliquent aussi à l'entretien et à l'exploitation de la route, y compris la détermination des dates d'ouverture et de fermeture au début et à la fin de chaque saison hivernale. L'entente prévoit que le non-respect d'une de ces conditions par Thebacha pourrait mener à la suspension de l'exploitation de la route pendant qu'on trouve une solution au problème ou, si nécessaire, à la fermeture de la route. De plus, l'entente autorise Thebacha à utiliser et à occuper des terres du Parc aux fins de la construction et de l'entretien de la route. Pour donner suite à l'entente, Parcs Canada devra délivrer divers permis en vertu des règlements pertinents (y compris des permis pour la destruction de la flore), ainsi que pour prévoir les mécanismes de contrôle des mesures d'atténuation.

[27]Il y a lieu de faire état d'un autre aspect du processus administratif. En 1998, la ministre a créé une commission sur l'intégrité écologique pour obtenir des avis sur l'élaboration d'une législation nouvelle, qui est devenue la LPNC. Après l'adoption de la Loi, la Commission a mis fin à ses travaux. Alors qu'elle était toujours en activité, la Commission a mentionné la route parmi les facteurs de stress environnemental qui affectaient les parcs que ses membres avaient visités.

[28]La réalisation la plus notable de la Commission dans le cadre de la LPNC semble avoir été d'obtenir une application plus étendue du principe de l'intégrité écologique dans le paragraphe 8(2) de la Loi, une disposition qui est d'une grande importance dans ce litige. Selon le paragraphe 5(1.2) [mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 39, art. 3] de l'ancienne loi, la Loi sur les parcs nationaux, L.R.C. (1985), ch. N-14 (LPN), «[e]n ce qui concerne le zonage du parc et l'utilisation par les visiteurs», il importe en premier lieu de préserver l'intégrité écologique. La Commission considérait que cette disposition était d'application trop étroite et que Parcs Canada n'avait pas toujours fait les efforts requis pour mettre en oeuvre une politique de préservation et de rétablissement de l'intégrité écologique. Afin d'obtenir les changements nécessaires dans la culture de l'Agence, on a inséré le paragraphe 8(2) dans la LPNC. Ce texte prévoit que la préservation ou le rétablissement de l'intégrité écologique sont la première priorité du ministre «pour tous les aspects de la gestion des parcs».

C. LA DÉCISION EN PREMIÈRE INSTANCE

[29]La SPPSNC a présenté un éventail d'arguments au juge Gibson, dans le but de le convaincre que l'approbation de la construction de la route par la ministre, ainsi que les décisions y relatives, étaient illégales. Il a rejeté tous les arguments présentés. Je n'aborderai brièvement que les parties de ses motifs contestées dans le présent appel.

[30]Premièrement, le juge Gibson a conclu que la responsabilité générale de gestion des parcs, y compris les terres domaniales qui y sont situées, confiée au ministre par le paragraphe 8(1) de la LPNC, constitue l'autorité législative nécessaire pour autoriser la construction de la route. Il a rejeté l'argument voulant que le paragraphe 8(1) doit être interprété de façon moins libérale au vu du changement de libellé par rapport au texte antérieur, le paragraphe 5(1.2) de la LPN. Il n'était pas non plus convaincu que la compétence expresse octroyée au gouverneur en conseil par le paragraphe 16(1) de la LPNC pour prendre des règlements à l'égard, notamment, de la mise sur pied et de l'entretien des voies routières, empêchait d'interpréter le paragraphe 8(1) comme octroyant au ministre le pouvoir requis pour autoriser la construction et l'entretien d'une route dans un parc.

[31]Deuxièmement, le juge Gibson a conclu que l'autorisation de construire la route n'était pas incompatible avec l'obligation imposée au ministre par le paragraphe 8(2) de la LPNC d'accorder «la première priorité» à «[l]a préservation ou le rétablissement de l'intégrité écologique» du Parc, «pour tous les aspects de la gestion des parcs». Il a fait remarquer (au paragraphe 52) que l'intégrité écologique n'est pas la seule priorité que la Loi impose à la ministre, celle-ci devant rechercher un «équilibre délicat entre des intérêts conflictuels», selon les objectifs précisés au paragraphe 4(1) de la LPNC.

[32]Troisièmement, le juge Gibson a rejeté l'argument voulant que comme la ministre ne peut délivrer des permis en vertu du paragraphe 12(1) du Règlement pour la destruction de la flore et de matières naturelles qu'«aux fins de la gestion du parc», elle ne pouvait délivrer des permis qui permettraient la construction de la route parce que celle-ci n'était pas censée être utilisée pour la gestion du Parc. Le juge Gibson a conclu que l'autorisation donnée par la ministre dans le cadre de sa responsabilité pour la gestion du Parc faisait de la destruction de la flore au cours de la construction de la route une activité «aux fins de la gestion du parc».

D. LE CADRE LÉGISLATIF

[33]La SPPSNC s'appuyait sur les dispositions suivantes de l'ancienne Loi sur les parcs nationaux pour indiquer la nature des changements apportés par la nouvelle Loi sur les parcs nationaux du Canada, applicable en l'espèce.

Loi sur les parcs nationaux, L.R.C. (1985), ch. N-14

5. (1) Sous réserve de l'article 8.2, les parcs sont placés sous l'autorité du ministre.

[. . .]

(1.2) En ce qui concerne le zonage du parc et l'utilisation par les visiteurs, il importe en premier lieu de préserver l'intégrité écologique et, à cette fin, de protéger les ressources naturelles.    

[34]Les dispositions suivantes de la Loi sur les parcs nationaux du Canada sont les plus pertinentes dans le cadre de cet appel.

Loi sur les parcs nationaux du Canada,

L.C. 2000, ch. 32

2. (1)

[. . .]

«intégrité écologique» L'état d'un parc jugé caractéristique de la région naturelle dont il fait partie et qui sera vraisemblablement maintenu, notamment les éléments abiotiques, la composition et l'abondance des espèces indigènes et des communautés biologiques ainsi que le rythme des changements et le maintien des processus écologiques.

[. . .]

4. (1) Les parcs sont créés à l'intention du peuple canadien pour son agrément et l'enrichissement de ses connaissances; ils doivent être entretenus et utilisés conformément à la présente loi et aux règlements de façon à rester intacts pour les générations futures.    

[. . .]

8. (1) Les parcs, y compris les terres domaniales qui y sont situées, sont placés sous l'autorité du ministre; celui-ci peut, dans l'exercice de cette autorité, utiliser et occuper les terres domaniales situées dans les parcs.    

(2) La préservation ou le rétablissement de l'intégrité écologique par la protection des ressources naturelles et des processus écologiques sont la première priorité du ministre pour tous les aspects de la gestion des parcs.    

[. . .]

13. Sauf dans la mesure permise par les autres dispositions de la présente loi ou ses règlements, il est interdit d'aliéner les terres domaniales situées dans un parc, de concéder un droit réel ou un intérêt sur celles-ci, de les utiliser ou de les occuper.

[ . . .]

15. (1) Le ministre peut:

a) louer ou assujettir à des servitudes des terres domaniales situées dans un parc qui servent déjà:

(i) soit d'emprise aux voies ferrées ou d'emplacement pour des gares ferroviaires,

(ii) soit d'emprise à un oléoduc ou un gazoduc ou d'emplacement pour des citernes, réservoirs, pompes, montures, installations de chargement ou autres s'y rapportant,

(iii) soit d'emprise à des lignes de télécommunication ou de transport d'électricité ou d'emplacement pour tout central, bureau, sous-station ou autre installation s'y rattachant;

b) louer ou assujettir à des servitudes des terres domaniales situées dans un parc qui sont nécessaires à la modification des emprises, gares ou autres installations existantes ou pour le changement de tracé de ces emprises ou le déplacement de ces installations;

c) louer des terres domaniales situées dans un parc -- ou délivrer des permis d'occupation de celles-ci ou des servitudes à leur égard -- pour l'installation et l'exploitation de stations d'amplification des ondes de télévision ou de radio, de tours à hyperfréquences, de stations météorologiques ou télémétriques, de stations d'observation des rayons cosmiques ou d'autres stations scientifiques.    

[. . .]

16. (1) Le gouverneur en conseil peut prendre des règlements concernant:

[. . .]    

j) la mise sur pied, l'entretien, la gestion ainsi que l'usage des voies routières et autres infrastructures, y compris les trottoirs, sentiers, aires de stationnement, quais, docks et ponts, et les circonstances dans lesquelles elles doivent être ouvertes ou peuvent être fermées au public, sans que cela ait pour effet d'exclure des terres d'un parc;

[35]Les dispositions suivantes du Règlement général sur les parcs nationaux sont aussi pertinentes.

Règlement général sur les parcs nationaux, DORS/78-213

10. (1) Sauf sur permis, nul ne peut enlever, mutiler, endommager ou détruire les matières naturelles ou la flore, même s'il s'agit de plantes mortes.

[. . .]

12. (1) Le directeur du parc peut délivrer un permis pour l'enlèvement, la mutilation, l'endommagement ou la destruction de la flore et de matières naturelles aux fins de la gestion du parc.    

(2) Ce permis indique le genre, la quantité et l'emplacement de la flore ou des matières naturelles pouvant être enlevées, mutilées, endommagées ou détruites et autres conditions applicables.

E. QUESTIONS EN LITIGE ET ANALYSE

Question no 1:    La ministre a-t-elle le pouvoir, en vertu du paragraphe 8(1) de la LPNC, d'autoriser la construction d'une route pour répondre à d'autres besoins que ceux du parc?

Les arguments en faveur du pouvoir implicite d'approuver la construction d'une route

[36]La ministre s'appuie sur le paragraphe 8(1) de la LPNC comme autorité légale nécessaire à l'autorisation de la construction de la route. Les parties se sont mises d'accord, de façon appropriée selon moi, pour dire que l'interprétation du paragraphe 8(1) par la ministre peut faire l'objet d'un contrôle judiciaire selon la norme de la décision correcte: comparer Bow Valley Naturalists Society c. Canada (Ministre du Patrimoine canadien), [2001] 2 C.F. 461 (C.A.), au paragraphe 55 (l'interprétation de Parcs Canada de la LCEE).

[37]Pour faciliter la lecture, je reproduis à nouveau le paragraphe 8(1).

8. (1) Les parcs, y compris les terres domaniales qui y sont situées, sont placés sous l'autorité du ministre; celui-ci peut, dans l'exercice de cette autorité, utiliser et occuper les terres domaniales situées dans les parcs.    

[38]Cette disposition contient deux éléments. Premièrement, elle expose les responsabilités du ministre, savoir: «[l]es parcs, y compris les terres domaniales qui y sont situées». Deuxièmement, elle confère des pouvoirs au ministre en précisant qu'il «peut [. . .] utiliser et occuper» les terres domaniales dans l'exercice de son autorité de gestion des parcs.

[39]Selon moi, le pouvoir de la ministre «d'utiliser et occuper» les terres d'un parc ne lui donne pas le pouvoir d'autoriser la construction de la route en l'espèce. La route doit être construite par la Thebacha Road Society et elle servira principalement aux personnes qui vivent dans le Parc ou à proximité. En conséquence, dans la mesure où ces activités sont une utilisation et une occupation des terres domaniales situées dans le Parc, les utilisateurs et occupants seront Thebacha et les membres du public et non la ministre. Leurs utilisation et occupation ne se feront pas au nom de la ministre, dont le rôle par rapport à la route ne consistera qu'à réglementer et à surveiller l'utilisation et l'occupation des terres du parc par d'autres personnes à leurs propres fins.

[40]Donc, si la ministre a le pouvoir d'autoriser la construction et l'entretien de la route, ainsi que son utilisation, il faut que ce pouvoir provienne de la responsabilité générale confiée à la ministre pour la gestion des parcs, y compris celle des terres domaniales qui y sont situées. En soi, l'octroi d'une responsabilité ne confère pas un pouvoir, bien qu'il ne servira pas souvent à grand-chose d'octroyer une responsabilité sans l'assortir du pouvoir requis pour s'en acquitter. À défaut d'un pouvoir d'action, la responsabilité pour la gestion des parcs, y compris celle des terres domaniales qui y sont situées, rendrait, selon moi, l'octroi d'une responsabilité dans la Loi quasi inutile en pratique.

[41]En général, il est admis que le législateur a l'intention d'octroyer les pouvoirs nécessaires pour réaliser les objectifs des régimes administratifs qu'il crée. Un des meilleurs exposés judiciaires de notre époque sur la façon d'aborder l'interprétation de la législation se trouve dans les motifs du juge McIntyre, s'exprimant au nom de la Cour dans l'arrêt Maple Lodge Farms Ltd. c. Gouvernement du Canada, [1982] 2 R.C.S. 2, à la page 7:

En interprétant des lois [. . .] qui mettent en place des arrangements administratifs souvent compliqués et importants, les tribunaux devraient, pour autant que les textes législatifs le permettent, donner effet à ces dispositions de manière à permettre aux organismes administratifs ainsi créés de fonctionner efficacement comme les textes le veulent. À mon avis, lorsqu'elles examinent des textes de ce genre, les cours devraient, si c'est possible, éviter les interprétations strictes et formalistes et essayer de donner effet à l'intention du législateur appliquée à l'arrangement administratif en cause.

[42]En conséquence, j'arrive à la conclusion que le pouvoir d'autoriser la mise en place d'une route dans un parc découle implicitement de l'octroi de larges responsabilités à la ministre par le paragraphe 8(1), sous réserve de toutes indications à l'effet contraire dans la Loi dont font état les autres arguments de la SPPSNC. Selon moi, la responsabilité de la ministre pour les parcs comprend la satisfaction des besoins de transport des résidents des communautés isolées situées dans le parc et implique l'existence des pouvoirs nécessaires à cette fin.

[43]De plus, je ne vois aucun motif impératif de restreindre le pouvoir implicite à la seule autorisation de construire des routes, ou de réaliser d'autres projets, nécessaires à la mise en oeuvre des objectifs pour lesquels on a créé les parcs nationaux, tels qu'ils sont énoncés au paragraphe 4(1). Ce n'est pas uniquement à ces fins que la ministre a reçu des pouvoirs dans la Loi. Toutefois, je ne veux pas dire que les pouvoirs implicites de gestion octroyés à la ministre pour la gestion des parcs et des terres des parcs sont sans limites, au contraire. Ces pouvoirs sont notamment soumis à deux réserves importantes, qui sont d'une nature aussi générale que les pouvoirs eux-mêmes.

[44]Premièrement, les pouvoirs octroyés par la Loi doivent être exercés d'une façon qui est cohérente avec le devoir imposé par le paragraphe 4(1) d'assurer que les parcs sont «entretenus et utilisés [. . .] de façon à rester intacts pour les générations futures». Deuxièmement, le paragraphe 8(2) précise plus particulièrement ceci:

8. [. . .]

(2) La préservation ou le rétablissement de l'intégrité écologique par la protection des ressources naturelles et des processus écologiques sont la première priorité du ministre pour tous les aspects de la gestion des parcs.

[45]Toutefois, en contrôlant l'exercice par la ministre, agissant par l'entremise de l'Agence Parcs Canada, d'un pouvoir implicite de gestion, la Cour serait très réservée face au point de vue des responsables du Parc voulant qu'une mesure donnée n'est pas incohérente avec le respect des devoirs imposés par la Loi de garder les parcs intacts et d'accorder la première priorité à l'intégrité écologique. Quant à la norme de contrôle applicable à la question de savoir si la ministre s'est acquittée de ce devoir, je vais l'examiner dans le cadre de la deuxième question à régler dans cet appel.

Les arguments à l'encontre du pouvoir implicite d'approuver la construction d'une route

[46]Je vais maintenant examiner les arguments présentés au nom de la SPPSNC pour démontrer que l'interprétation de la législation déléguée préconisée dans l'arrêt Maple Lodge Farms ne s'applique pas à la LPNC dans son ensemble, et tout particulièrement à son paragraphe 8(1).

[47]Toutefois, avant d'examiner les arguments spécifiques présentés au nom de la SPPSNC au sujet de l'interprétation du paragraphe 8(1), je dois faire état d'une remarque plus générale de son avocat. Le Parlement a toujours exercé une surveillance étroite des parcs nationaux du Canada. Il ne serait pas cohérent avec l'historique du contrôle législatif des parcs si on interprétait le pouvoir général octroyé par le paragraphe 8(1) comme autorisant la ministre, agissant par l'entremise de son délégué, à prendre des décisions qui pourraient avoir de sérieux effets négatifs sur un parc, par exemple en autorisant la construction d'une route.

[48]Cette allégation a été présentée pour établir le cadre dans lequel certaines dispositions de la Loi devaient être interprétées, et non comme un motif précis de rejeter l'interprétation que fait la ministre du paragraphe 8(1).

(i) Comparaison avec la LPN

[49]La SPPSNC a soutenu en première instance que les différences entre le libellé du paragraphe 8(1) et du texte antérieur, le paragraphe 5(1) de la LPN, démontrent que le législateur avait l'intention de limiter l'octroi de tout pouvoir discrétionnaire implicite dans le paragraphe 8(1). Sur cette question, je me range à l'analyse du juge Gibson selon lequel la SPPSNC accordait trop d'importance à des changements relativement mineurs de libellé. Comme leur avocat n'a pas insisté sur ce point devant nous, je ne m'y arrêterai pas plus longtemps.

(ii) L'aliénation et l'occupation des terres

[50]L'avocat a soutenu que les articles 13 et 15 de la LPNC traitent spécifiquement de l'aliénation des terres des parcs et qu'ils ne peuvent servir de fondement à l'autorisation accordée par la ministre à la construction de la route en cause.

13. Sauf dans la mesure permise par les autres dispositions de la présente loi ou ses règlements, il est interdit d'aliéner les terres domaniales situées dans un parc, de concéder un droit réel ou un intérêt sur celles-ci, de les utiliser ou de les occuper.

[ . .]

15. (1) Le ministre peut:

a) louer ou assujettir à des servitudes des terres domaniales situées dans un parc qui servent déjà:

(i) soit d'emprise aux voies ferrées ou d'emplacement pour des gares ferroviaires,

(ii) soit d'emprise à un oléoduc ou un gazoduc ou d'emplacement pour des citernes, réservoirs, pompes, montures, installations de chargement ou autres s'y rapportant,

(iii) soit d'emprise à des lignes de télécommunication ou de transport d'électricité ou d'emplacement pour tout central, bureau, sous-station ou autre installation s'y rattachant;

b) louer ou assujettir à des servitudes des terres domaniales situées dans un parc qui sont nécessaires à la modification des emprises, gares ou autres installations existantes ou pour le changement de tracé de ces emprises ou le déplacement de ces installations;

c) louer des terres domaniales situées dans un parc -- ou délivrer des permis d'occupation de celles-ci ou des servitudes à leur égard -- pour l'installation et l'exploitation de stations d'amplification des ondes de télévision ou de radio, de tours à hyperfréquences, de stations météoro-logiques ou télémétriques, de stations d'observation des rayons cosmiques ou d'autres stations scientifiques.

[51]L'avocat de la SPPSNC a soutenu que l'article 13a) interdit l'aliénation de toute terre d'un parc, ou la concession d'un droit réel ou d'un intérêt sur toute terre d'un parc, sauf dans la mesure permise par la Loi et ses règlements. Les alinéas 15(1)a) et b) énoncent à quelles fins la ministre peut louer toute terre du parc, ou l'assujettir à des servitudes. La construction de routes dans un parc n'est pas mentionnée dans ces textes.

[52]Selon moi, bien qu'elle soit vraie, cette assertion n'est pas pertinente en l'espèce. La réalisation du projet de construction de la route ne suppose aucunement que la ministre loue ou assujettisse des terres situées dans un parc à des servitudes, ou qu'elle concède un droit réel ou un intérêt sur celles-ci.

[53]L'article 13 est plus pertinent, puisqu'il interdit à quiconque d'utiliser ou d'occuper les terres situées dans un parc, sous réserve de ce que permet la Loi ou ses règlements. L'alinéa 15(1)c) autorise notamment la ministre à délivrer des permis d'occupation des terres situées dans un parc. La construction de routes dans un parc n'est pas un des objectifs spécifiques pour lesquels on peut exercer les pouvoirs conférés par cet alinéa.

[54]Selon l'argument présenté au nom de la SPPSNC, l'octroi d'un pouvoir exprès et très limité d'accorder des permis d'occupation fait qu'on ne peut interpréter le paragraphe 8(1) comme conférant de façon implicite un pouvoir beaucoup plus large à la ministre d'autoriser d'autres personnes à occuper les terres d'un parc. On pourrait répondre à cet argument en disant simplement qu'en autorisant la construction de la route, la ministre n'a pas octroyé un permis d'utilisation et d'occupation. Toutefois, l'autorisation de construire la route supposait la conclusion d'une entente entre la ministre et Thebacha pour la mise en oeuvre du projet. En fait, l'entente d'exploitation avec Thebacha autorise cette dernière à utiliser et occuper des terres du Parc à des fins de construction et d'entretien de la route. Il y a donc lieu d'examiner cet argument.

[55]L'avocat de la SPPSNC a admis que l'article 13 prévoit qu'une personne peut utiliser et occuper des terres d'un parc «dans la mesure permise par les autres dispositions de la présente loi ou ses règlements». Il soutient toutefois que cette disposition n'autorise pas la ministre à s'appuyer sur un pouvoir implicite tiré du paragraphe 8(1) pour permettre à Thebacha d'occuper les terres aux fins de la construction de la route, du fait que l'article 13 de la LPNC porte que l'autorisation d'utiliser ou d'occuper les terres du Parc doit se trouver dans la Loi et non dans une décision prise sous l'autorité de la Loi. L'avocat a étayé ce point de vue en mettant en parallèle le libellé restrictif de l'article 13 de la LPNC avec la formulation plus générale de l'ancienne disposition, le paragraphe 6(1) de la LPN, qui portait qu'il est interdit d'habiter les terres domaniales constituant des parcs «[s]auf autorisation de la présente loi ou de ses règlements».

[56]Je suis d'accord qu'il y a une différence entre une autorisation accordée dans la Loi, par rapport à une autorisation accordée sous l'empire de la Loi. Toutefois, l'article 13 prévoit aussi qu'une personne peut occuper des terres si le Règlement le permet. L'article 3 du Règlement est rédigé comme suit:

3. Les emplacements et les installations des parcs nationaux peuvent être utilisés à la condition que l'occupant se conforme à la Loi sur les parcs nationaux, à ses règlements et aux accords conclus entre le gouvernement fédéral et ceux des provinces concernées. [Soulignement ajouté.]    

[57]L'utilisation ou l'occupation des terres du parc sont donc autorisées par le Règlement et la seule question consiste à savoir si le permis accordé par la ministre à Thebacha d'occuper les terres du Parc aux fins de la construction et de l'entretien de la route est «conforme à la Loi [. . .] [et] à ses règlements». Rien dans la Loi ou dans le Règlement n'interdit la construction d'une route, et les pouvoirs implicites conférés à la ministre en vertu du paragraphe 8(1) lui permettent d'autoriser la construction de la route. Par conséquent, je suis d'avis que l'utilisation et l'occupation des terres par Thebacha seront «conforme[s] à la Loi», à condition que cette utilisation et cette occupation ne soient pas contraires à toute disposition restrictive expresse de la législation et qu'elles respectent les conditions imposées par la ministre dans l'exercice de ses pouvoirs en vertu du paragraphe 8(1).

(iii) Le pouvoir réglementaire

[58]L'avocat de la SPPSNC a fait remarquer que le paragraphe 16(1) de la LPNC autorise le gouverneur en conseil à prendre des règlements concernant «la mise sur pied, l'entretien, la gestion ainsi que l'usage des voies routières» (alinéa j)), et «la réglementation de la circulation [. . .] notamment pour la vitesse, la conduite et le stationnement des véhicules» (alinéa k)). L'argument veut que l'existence d'un pouvoir explicite d'adopter des règlements au sujet de la mise sur pied de routes est incompatible avec l'existence d'un pouvoir implicite, qui serait accordé à la ministre par le paragraphe 8(1), d'approuver la construction de routes. L'avocat a soutenu que le législateur voulait que la mise sur pied d'une route soit soumise à l'adoption d'un règlement, plutôt qu'à une simple décision de la ministre ou de son délégué, afin d'assurer le haut degré d'imputabilité politique que le Parlement exige lorsque les parcs nationaux du Canada sont en cause.

[59]Je ne peux me ranger à ce point de vue. Je ne suis pas convaincu que la mention d'un sujet au paragraphe 16(1) vient implicitement empêcher la ministre d'exercer ses larges pouvoirs discrétionnaires de gestion prévus au paragraphe 8(1) pour le même sujet. J'interprète plutôt le pouvoir de prendre des règlements prévu au paragraphe 16(1) et le pouvoir implicite au paragraphe 8(1) comme complémentaires et non mutuellement exclusifs. De plus, l'adoption d'un règlement en vertu du paragraphe 16(1) est facultative et non obligatoire. Je suis toutefois d'avis que, lorsqu'un règlement est adopté sur une question donnée, la ministre ne peut exercer son pouvoir discrétionnaire en vertu du paragraphe 8(1) d'une manière qui ne respecterait pas ce règlement.

[60]Un examen de la grande variété de sujets sur lesquels on peut adopter des règlements en vertu du paragraphe 16(1) démontre que l'interprétation de la SPPSNC viendrait considérablement entraver la capacité de la ministre, agissant par l'entremise de l'Agence Parcs Canada, de s'acquitter des responsabilités que lui octroie le paragraphe 8(1). En fait, l'alinéa 16(1)a) porte qu'on peut faire des règlements sur «la préservation, la gestion et l'administration des parcs» [soulignement ajouté]. Si l'interprétation de la SPPSNC était la bonne, en l'absence d'un règlement, la ministre n'aurait aucun pouvoir de faire quoi que ce soit en vertu du paragraphe 8(1) pour s'acquitter de ses responsabilités de gestion et d'administration des parcs.

[61]Je dois insister sur le fait que l'argument de la SPPSNC n'est pas limité à une situation où il existe un conflit entre un règlement adopté en vertu du paragraphe 16(1) et l'exercice du pouvoir discrétionnaire prévu au paragraphe 8(1). Nous n'avons été informés d'aucun règlement pris en vertu de l'alinéa 16(1)f) concernant la mise en place de routes dans les parcs nationaux. L'argument porte plutôt que la simple existence d'un pouvoir non exercé de faire des règlements sur un sujet donné suffit à retirer ce sujet du paragraphe 8(1). Comme je l'ai déjà dit, je ne peux imputer au législateur une intention qui viendrait gêner de façon aussi importante la gestion et l'administration efficaces des parcs.

(iv) La politique des parcs nationaux

[62]Bien que l'avocat ne pouvait prétendre que l'autorisation de la ministre de construire la route en cause était incompatible avec un règlement en vigueur, il a soutenu que cette autorisation ne respectait pas la Politique de Parcs Canada relative aux parcs nationaux. Au paragraphe 4.4.4 des Principes directeurs et politiques de gestion de Parcs Canada, document qui n'a pas de valeur juridique, on trouve ceci:

4.4.4.

Des routes et des sentiers peuvent être construits s'ils ont pour but premier de répondre aux objectifs du parc, s'ils ont été approuvés dans les plans de gestion et s'ils satisfont aux pleines exigences du Processus fédéral d'évaluation et d'examen en matière d'environnement. De nouvelles routes et sentiers de transit conçus à d'autres fins ne sont pas considérés.

[63]Que le défaut de respecter cette politique constitue ou non un motif d'annuler la décision de la ministre, l'autorisation de construire la route n'enfreint pas le paragraphe 4.4.4. Premièrement, il est raisonnable d'interpréter la deuxième phrase de cet extrait de la Politique des parcs nationaux comme indiquant que le texte ne s'applique qu'à la construction de nouvelles routes. Or, comme la route proposée suit pour l'essentiel le tracé d'une route abandonnée, la ministre pouvait raisonnablement conclure que la route en cause n'est pas une «nouvelle» route.

[64]Deuxièmement, il ne serait pas déraisonnable de considérer que le «but premier» de la route est de «répondre aux besoins du parc», puisqu'elle répondra surtout aux besoins des habitants des petites communautés isolées situées dans le Parc. Le fait que la route ne sera exploitée que quelques mois, les restrictions quant aux vitesses autorisées, l'interdiction de l'emprunter faite aux véhicules commerciaux, ainsi que son étroitesse, font qu'elle ne peut répondre aux besoins d'une route de transport régional à travers le Parc. Par conséquent, même si la route proposée était une «nouvelle route», ou si la première phrase du paragraphe 4.4.4 s'appliquait à la construction de toutes les routes, qu'elles soient «nouvelles» ou «anciennes», on ne pourrait dire que l'autorisation de la ministre est déraisonnable au motif qu'elle ne respecte pas la Politique des parcs nationaux.

(v) Conclusion

[65]Par conséquent, je conclus que les pouvoirs octroyés à la ministre par le paragraphe 8(1) lui permettaient d'autoriser la construction de la route.

Question no 2:    L'autorisation accordée par la ministre pour la construction de la route violait-elle l'exigence de la législation qui veut que «l'intégrité écologique» soit la «première priorité» de la ministre pour tous les aspects de la gestion des parcs?

[66]Le devoir en cause est précisé au paragraphe 8(2) de la LPNC, que je reproduis à nouveau pour faciliter la lecture.

8. [. . .]

(2) La préservation ou le rétablissement de l'intégrité écologique par la protection des ressources naturelles et des processus écologiques sont la première priorité du ministre pour tous les aspects de la gestion des parcs.

[67]La définition de «l'intégrité écologique» que l'on trouve au paragraphe 2(1) est aussi pertinente. Elle est rédigée comme suit:

2. (1)

[. . .]

«intégrité écologique» L'état d'un parc jugé caractéristique de la région naturelle dont il fait partie et qui sera vraisemblablement maintenu, notamment les éléments abiotiques, la composition et l'abondance des espèces indigènes et des communautés biologiques ainsi que le rythme des changements et le maintien des processus écologiques.    

La norme de contrôle

[68]La première question à trancher consiste à savoir quelle est la norme de contrôle que la Cour doit utiliser pour déterminer si la ministre a respecté le paragraphe 8(2). Comme l'a fait remarquer le juge Gibson (au paragraphe 53), étant donné que le paragraphe 8(2) porte que la première priorité est l'intégrité écologique, il doit y avoir d'autres priorités dont la ministre peut tenir compte dans la gestion des parcs.

[69]Par conséquent, si la ministre a tenu compte de l'intégrité écologique, on peut contrôler sa décision d'autoriser la construction de la route au motif qu'elle n'a pas fait de l'intégrité écologique sa première priorité. Toutefois, la cour chargée du contrôle judiciaire n'a pas pour rôle de décider si elle aurait autorisé la construction de la route en donnant la première priorité à la préservation de l'intégrité écologique. Cela exigerait que l'on soumette l'exercice du pouvoir discrétionnaire de la ministre par rapport aux priorités conflictuelles à la norme de la décision correcte. Or, les avocats étaient d'accord pour dire que cette norme n'est pas appropriée. La question consiste donc à savoir si c'est la norme de la décision manifestement déraisonnable ou simplement celle de la décision déraisonnable qui s'applique. L'approche pragmatique et fonctionnelle me porte à conclure que la norme applicable en l'espèce est celle de la décision manifestement déraisonnable.

[70]L'exercice du pouvoir discrétionnaire en l'espèce porte à proprement parler sur des questions de nature polycentrique: pondérer des intérêts conflictuels et déterminer l'intérêt public au vu des réclamations et perspectives de différents groupes ou individus, à condition que la première priorité soit accordée au rétablissement ou à la préservation de l'intégrité écologique. Il ne s'agit pas ici opération arithmétique à résultat neutre.

[71]Donc, d'une part les résidents du Parc croient qu'une route d'hiver va diminuer leur isolement, qui est particulièrement difficile à vivre durant les longs hivers nordiques, en leur permettant de visiter des membres de la famille et des amis, qui résident dans le Parc ou à proximité, ou de les recevoir. D'autres personnes appuient le projet de route parce qu'il va réduire de façon significative le temps de déplacement requis pour atteindre les destinations au sud du Parc.

[72]D'autre part, la route n'est pas sans prix. Il y a les risques difficiles à mesurer qu'elle pose pour la faune et la végétation du Parc et pour l'intégrité de l'écologie du Parc, ainsi que pour le gagne-pain de ceux dont les territoires de piégeage pourraient souffrir de la construction de la route.

[73]De plus, le fait que le législateur a conféré à la ministre une large responsabilité pour la gestion et l'administration des parcs nationaux, ainsi que les pouvoirs nécessaires pour s'en acquitter, est une autre indication de son intention que la norme de contrôle applicable comporte la plus grande réserve possible. L'obligation de la ministre de justifier sa conduite devant le Parlement est le mécanisme principal par lequel elle est imputable de la façon dont elle pondère les intérêts conflictuels dans le cadre de l'utilisation des terres des parcs. Bien qu'on qualifie souvent l'imputabilité politique de moyen de contrôle inadéquat des abus de pouvoir, selon moi ce point de vue n'est pas convaincant en l'espèce pour au moins trois raisons.

[74]Premièrement, comme l'avocat de la SPPSNC l'a souligné, le Parlement s'est toujours intéressé de très près à la création et à la protection des parcs nationaux du Canada. Par conséquent, la construction d'une route d'hiver dans le plus grand parc national au Canada, projet qui a fait l'objet d'un débat énergique, aura certainement des retombées politiques.

[75]Deuxièmement, l'imputabilité politique des ministres face au public, par l'entremise du Parlement ou directement, est généralement plus efficace lorsque leurs initiatives visent des intérêts publics conflictuels que lorsqu'elles portent principalement sur des intérêts individuels.

[76]Troisièmement, les processus décisionnels utilisés dans le cadre de l'examen du projet de construction de la route et de l'autorisation accordée par la ministre rendent la décision transparente, en ce sens que les fondements de la décision et les arguments à l'effet contraire sont de notoriété publique. Ce facteur contribue aussi à rehausser l'imputabilité ministérielle par l'entremise du processus politique.

[77]Finalement, l'examen de l'aspect raisonnable de l'exercice par la ministre de son pouvoir discrétionnaire au vu du critère juridique applicable est jusqu'à un certain point tributaire des faits. Donc, dans la mesure où la présente demande de contrôle judiciaire porte sur les conclusions de fait de la ministre au sujet des effets environnementaux de la construction de la route, la norme de contrôle est celle qui se trouve à l'alinéa 18.1(4)d) [édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5] de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7. De plus, la jurisprudence a établi que le fait de déterminer si le décideur est arrivé à une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il dispose, équivaut en pratique à répondre à la question de savoir si cette conclusion était manifestement déraisonnable: Assoc. canadienne des fabricants de pâtes alimentaires c. Aurora Importing & Distributing Ltd. (1997), 208 N.R. 329 (C.A.F.); Ordre des architectes de l'Ontario c. Assn. of Architectural Technologists of Ontario, [2003] 1 C.F. 331 (C.A.), au paragraphe 31.

[78]Par conséquent, en contrôlant l'approbation donnée par la ministre pour la construction de la route au motif qu'elle aurait enfreint les devoirs qui lui sont imposés par le paragraphe 8(2), la Cour doit se demander si, au vu des facteurs que la ministre devait examiner et des éléments dont elle disposait, il était manifestement déraisonnable d'arriver à la conclusion que le projet de route était incompatible avec le maintien comme première priorité de l'intégrité écologique du parc par la protection des ressources naturelles et des processus écologiques.

[79]Je dois aussi faire remarquer que les avocats des intimés ont soutenu qu'en se fondant sur les règles ordinaires applicables au contrôle judiciaire en appel, telles qu'énoncées dans l'arrêt Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235, la présente Cour ne devrait intervenir dans la décision du juge Gibson que si elle est convaincue qu'en arrivant à la conclusion que l'autorisation de la ministre de construire la route était compatible avec les devoirs qui lui sont imposés en vertu du paragraphe 8(2), le juge de première instance a commis une erreur manifeste et dominante.

[80]La Cour suprême du Canada a récemment conclu que, dans un appel portant sur la décision d'un juge qui tranchait soit une demande de contrôle judiciaire, soit l'appel d'une décision d'un tribunal administratif, une cour d'appel doit utiliser «les règles usuelles applicables au contrôle en appel d'une décision judiciaire énoncées dans Housen»: Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226, au paragraphe 43. En conséquence, la Cour a conclu que la cour d'appel aurait dû se poser la question de savoir si le juge de première instance avait utilisé le critère approprié en contrôlant la décision du tribunal administratif. Comme il s'agit là d'une question de droit, la cour d'appel aurait dû la trancher au vu de la norme de la décision correcte.

[81]Toutefois, le juge Gibson n'est arrivé en l'espèce à aucune conclusion précise quant à la norme de contrôle applicable pour décider si l'autorisation accordée par la ministre de construire la route était cohérente avec son devoir d'accorder la première priorité à la préservation ou au rétablissement de l'intégrité écologique dans le Parc. Par conséquent, notre Cour doit déterminer non seulement quelle est la norme appropriée de contrôle de la décision de la ministre, mais aussi, du moins au vu des faits en l'espèce, quelle est l'application correcte de cette norme.

Le défaut de tenir compte d'un élément pertinent

[82]L'avocat de la SPPSNC soutient que la ministre, dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire, n'a pas tenu compte d'un élément pertinent. Ses motifs de décision n'indiquent pas qu'en se penchant sur l'approbation requise pour la construction de la route, la ministre a adopté comme première priorité le rétablissement ou la préservation de l'intégrité écologique du Parc. La seule référence dans la décision de la ministre à une norme législative se trouve dans l'avant-dernier paragraphe, qui est rédigé comme suit:

Il est donc établi que, compte tenu des mesures d'atténuation prévues par la Thebacha Road Society, le projet (la construction, l'entretien et l'exploitation d'une route de neige) n'est pas susceptible d'avoir d'effets négatifs importants sur l'environnement.

[83]La SPPSNC soutient que le critère des «effets négatifs importants sur l'environnement» est celui de l'alinéa 20(1)a) de la LCEE, et qu'il n'est pas le même que celui prescrit par le paragraphe 8(2) de la LPNC. Je suis d'accord que la ministre aurait dû mentionner explicitement le critère de «l'intégrité écologique», qui ne s'appliquait aux décisions prises en vertu du paragraphe 8(1) que trois mois avant la date de la décision, et après la préparation du rapport d'examen environnemental préalable sur lequel elle s'appuyait.

[84]Le fait qu'un décideur n'a pas pris en considération un facteur que la législation lui impose dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire tend à indiquer que la décision était manifestement déraisonnable: Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3, aux paragraphes 37 et 38. Toutefois, je ne suis pas convaincu que la ministre a commis une erreur ouvrant droit à révision lorsqu'elle n'a pas précisé le besoin d'assurer que la première priorité soit accordée à la préservation de l'intégrité écologique dans l'exercice de son pouvoir d'autoriser la construction de la route en vertu du paragraphe 8(1).

[85]Le fait qu'un décideur n'a pas mentionné expressément un élément pertinent dans ses motifs de décision ne veut pas nécessairement dire qu'il n'en a pas tenu compte. Par exemple, voici ce que déclare à ce sujet le juge Décary, J.C.A., dans l'arrêt Hawthorne c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2002), 222 D.L.R. (4th) 265 (C.A.F.), au paragraphe 3:

[. . .] insister en droit qu'une agente d'immigration indique expressément qu'elle a tenu compte de l'intérêt supérieur de l'enfant avant de se pencher sur le degré de difficultés auquel l'enfant serait exposé revient à privilégier la forme au détriment du fond.

[86]En l'espèce, il est difficile de croire que la ministre et Parcs Canada auraient tous deux fait défaut de tenir compte de l'apparition très récente et très publique du devoir d'assurer que, dans tous les aspects du processus décisionnel visant les parcs nationaux, la première priorité soit le rétablissement ou la préservation de l'intégrité écologique des parcs.

[87]En fait, le rapport d'examen environnemental préalable, sur lequel la ministre s'est appuyée pour prendre sa décision, tire la citation suivante du rapport de la Commission sur l'intégrité écologique:

L'objectif prépondérant visé par chacune des recommandations présentées dans notre rapport est d'établir, résolument et sans équivoque, que l'intégrité écologique se trouve au coeur même du mandat de Parcs Canada.

Le rapport d'examen environnemental préalable ajoute ensuite ceci:

[traduction] [. . .] bien qu'il ne soit pas clair comment, et jusqu'où, Parcs Canada mettra en oeuvre cette recommandation de la Commission, il est probable que les conclusions de la Commission vont grandement influer sur l'approche de Parcs Canada à toute activité humaine dans les parcs nationaux à l'avenir.

[88]De plus, la ministre reconnaît avoir reçu, avant l'examen préalable, une lettre du président de la Commission au sujet de l'intégrité écologique. Bien sûr, au moment où la ministre a pris sa décision, la recommandation de la Commission au sujet de la priorité à accorder au principe de l'intégrité écologique dans le processus décisionnel avait reçu l'appui enthousiaste de la ministre et était inscrite dans la Loi. Même avant que le paragraphe 8(2) ne soit introduit dans la législation, on trouvait ceci au paragraphe 3.1.2 des Principes directeurs et politiques de gestion de Parcs Canada:

3.1.2.

Parcs Canada interdit dans un parc national toutes les activités humaines qui menacent l'intégrité des écosystèmes du parc.

[89]De plus, l'avocat de la SPPSNC n'a pu préciser quels aspects relatifs au rétablissement et à la préservation de l'intégrité écologique par la protection des ressources naturelles et des processus écologiques n'avaient pas été pris en compte dans les motifs de décision de la ministre ou dans le rapport d'examen environnemental préalable préparé par les consultants indépendants et dont la ministre disposait lorsqu'elle a pris sa décision d'autoriser la construction de la route. Il fondait son argument sur le fait que le «rétablissement ou la préservation de l'intégrité écologique» constituait une norme plus exigeante que celle des «effets négatifs importants sur l'environnement». Il ne pouvait toutefois expliquer de quelle façon et jusqu'où cette norme était plus exigeante.

[90]Comme en l'espèce les mêmes faits sont pertinents quant aux deux normes fixées par la loi, normes qui ne semblent pas exiger un processus d'évaluation très différent, la Cour peut examiner l'exercice du pouvoir discrétionnaire de la ministre en se posant la question de savoir si les éléments dont elle disposait étaient suffisants en droit pour appuyer sa décision. Au vu de la définition que l'on trouve au paragraphe 2(1) de la LPNC, le défaut de ne pas préserver «l'intégrité écologique» d'un parc semble ne représenter qu'une catégorie «d'effets négatifs importants sur l'environnement», mais à qui il faut accorder la première priorité dans l'élaboration des décisions.

[91]De plus, comme je l'ai expliqué plus tôt, je suis convaincu qu'au vu des éléments dont elle disposait, la décision bien sentie et justifiée de la ministre n'était pas manifestement déraisonnable. En fait, selon moi, elle serait aussi justifiée si le contrôle judiciaire était fondé sur la norme plus exigeante de la décision raisonnable simpliciter.

La décision de la ministre était-elle manifestement déraisonnable au vu des éléments dont elle disposait?

[92]L'avocat de la SPPSNC soutient que la décision d'autoriser la construction de la route est manifestement déraisonnable au vu du devoir de la ministre d'accorder la première priorité à l'intégrité écologique et d'assurer que les parcs sont «utilisés [. . .] de façon à rester intacts pour les générations futures», comme l'exige le paragraphe 4(1) de la LPNC.

[93]L'argument de la SPPSNC à ce sujet comporte deux volets: le fait que la route n'est pas requise pour l'atteinte des objectifs du Parc et le dommage qu'elle va causer à l'intégrité écologique du Parc. Je vais examiner chacun de ces volets.

(i) Les objectifs de gestion du Parc

[94]La SPPSNC soutient que les parcs nationaux sont créés «à l'intention du peuple canadien pour son agrément et l'enrichissement de ses connaissances» (paragraphe 4(1) de la LPNC), et que le fait de satisfaire à des besoins de transports locaux ou régionaux n'est pas pertinent lorsqu'il s'agit d'atteindre les objectifs de la Loi. Par conséquent, comme la route proposée dans le Parc national Wood Buffalo a pour objectif d'améliorer le transport routier à l'usage de personnes vivant dans le Parc ou à proximité de celui-ci, elle n'est pas liée à l'objectif fixé aux parcs nationaux par le paragraphe 4(1). Il n'existait donc pas de priorité conflictuelle que la ministre pouvait pondérer avec le rétablissement et la préservation de l'intégrité écologique.

[95]Malgré la façon habile avec laquelle l'avocat a présenté son point de vue, je ne suis pas convaincu qu'il soit correct. Selon moi, le paragraphe 4(1) ne constitue pas une déclaration complète des objectifs pour lesquels la ministre peut exercer son pouvoir de gestion des parcs nationaux, y compris des terres domaniales qui y sont situées. Une telle interprétation serait indûment restrictive. En fait, le paragraphe 4(1) n'est pas une disposition énonçant les objectifs de la Loi: il ne fait que déclarer à quelles fins les parcs sont créés. Il n'est pas nécessaire que tous les gestes de la ministre visent l'un ou plusieurs des objectifs pour lesquels on a créé les parcs, savoir l'agrément et l'enrichissement des connaissances du peuple canadien.

[96]Il y a toutefois plus significatif à cet égard, savoir la directive que l'on trouve au paragraphe 4(1) que les parcs «doivent être entretenus et utilisés [. . .] de façon à rester intacts pour les générations futures». Cette directive vient qualifier de façon importante l'exercice des pouvoirs de la ministre. La SPPSNC n'a pas soutenu que la construction de la route était nécessairement incompatible avec le devoir de garder intact le Parc pour les générations futures. Cela dépend de la preuve portant sur les effets environnementaux probables de la route, que j'examinerai plus loin.

[97]Selon moi, la question pertinente consiste à savoir si l'autorisation de la construction de la route par la ministre en vertu du paragraphe 8(1) est justifiable en tant que décision prise dans l'exercice de ses responsabilités pour la gestion des parcs, y compris des terres domaniales qui y sont situées. Pour les motifs que j'ai déjà énoncés dans le cadre de la réponse à la question no 1, j'arrive à la conclusion que c'est le cas.

[98]En conséquence, la ministre pouvait en principe autoriser le projet de construction de la route, même si elle n'était ni nécessaire aux fins de gestion du Parc, ni conçue à l'intention de l'ensemble du peuple canadien pour son agrément et l'enrichissement de ses connaissances. Donc, il n'était pas manifestement déraisonnable pour la ministre d'autoriser un projet dont l'objectif principal était de réduire l'isolement des membres des communautés habitant dans le Parc, principalement des Autochtones, même si ce projet ne pouvait être rattaché à aucun des motifs de création des parcs nationaux énoncés au paragraphe 4(1).

[99]Puis que la ministre pouvait examiner la proposition de construction de la route en tenant compte des besoins sociaux et économiques des communautés établies dans le Parc, le rôle de la cour chargée du contrôle judiciaire n'est pas d'examiner la question de savoir si, par rapport au devoir qu'impose la loi à la ministre d'accorder la première priorité à l'intégrité écologique, elle a accordé trop de poids aux facteurs économiques et sociaux et trop peu aux facteurs écologiques. Le contrôle judiciaire de l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire pour déterminer s'il est manifestement ou simplement déraisonnable, n'autorise pas la cour à réévaluer les facteurs examinés par le décideur: Suresh, précité, aux paragraphes 37 et 38.

[100]Toutefois, à l'occasion d'un contrôle judiciaire, la Cour doit examiner les motifs de la décision de la ministre ainsi que les éléments dont elle disposait pour s'assurer qu'elle était «réceptive, attentive et sensible» à la préservation de l'intégrité écologique et qu'elle n'en a pas fait abstraction (Hawthorne, précité, au paragraphe 10), et que sa décision était étayée par la preuve (Suresh, précité, au paragraphe 39). Je vais donc maintenant examiner la preuve et les motifs de décision.

(ii) Les dommages à l'intégrité écologique du Parc

[101]La SPPSNC soutient que les éléments dont la ministre disposait faisaient état de divers dommages environnementaux que la construction de la route pourrait causer et qu'étant donné l'obligation que lui impose le paragraphe 8(2), l'autorisation qu'elle a accordée de construire la route était déraisonnable. Selon moi, toutefois, la conclusion de la ministre voulant qu'avec une combinaison des mesures d'atténuation et des stratégies de gestion adaptative pour identifier les effets imprévus et trouver des solutions, les effets négatifs sur l'environnement ne seraient probablement pas importants avait un fondement rationnel. En fait, la preuve démontre que la décision de la ministre pourrait résister à l'examen plus approfondi exigé par la norme de contrôle de la décision raisonnable simpliciter, même si l'on tient compte de son devoir d'accorder la première priorité à l'intégrité écologique.

[102]La faiblesse de l'argument de la SPPSNC à ce sujet ressort du fait que son mémoire des faits et du droit ne donne aucune précision quant à la dégradation de l'intégrité écologique du Parc qui serait causée par la construction de la route. Toutefois, dans sa plaidoirie, leur avocat a notamment fait état des dommages possibles suivants.

[103]Il a renvoyé la Cour à une mention de la route proposée dans le rapport de la Commission sur l'intégrité écologique. Toutefois, on ne trouve dans ce rapport qu'une mention de la route d'hiver proposée dans une liste d'éléments de pression sur l'écologique établie par la Commission dans certains parcs visités par ses membres. Il ne me semble pas que cela fasse avancer beaucoup la cause de la SPPSNC.

[104]L'avocat a aussi attiré l'attention de la Cour sur les effets négatifs particuliers qui pourraient être causés par la route, y compris des dommages possibles aux bisons, aux caribous et aux animaux à fourrure, ainsi que l'envahissement des mauvaises herbes et la destruction des arbres. Il a aussi souligné le manque de connaissances au sujet de plusieurs de ces questions.

[105]Il ne me semble pas utile de traiter ces questions en détail. Il suffit de dire que, pour l'essentiel, l'examen environnemental préalable indique que le niveau de risque est peu élevé, à l'exception du problème des mauvaises herbes. Toutefois, le rapport souligne aussi que l'information est fragmentaire. Ces préoccupations sont presque toutes examinées dans la décision de la ministre. De plus, l'entente de construction et d'entretien entre l'Agence Parcs Canada et Thebacha prévoit des mesures importantes d'atténuation ainsi qu'une gestion adaptative, le tout étant assorti de dispositions assurant le respect de l'entente. Des conditions semblables seront aussi rattachées aux divers permis que Thebacha doit obtenir selon l'entente. Enfin, les effets du projet pourraient être annulés en grande partie au cas où des événements imprévus devaient entraîner la fermeture de la route par la ministre.

[106]En conclusion, même si la ministre n'a pas déclaré spécifiquement qu'elle avait à l'esprit le concept de l'intégrité écologique et son devoir de lui accorder la première priorité, les éléments dont elle disposait et l'analyse qui en est faite dans les motifs de décision démontrent amplement que l'autorisation de la ministre accordée pour la construction de la route n'était ni manifestement ni simplement déraisonnable. On ne peut dire qu'elle a fait abstraction de l'intégrité écologique, non plus qu'elle a traité la preuve pertinente de façon superficielle.

[107]En d'autres mots, une personne qui aurait donné la première priorité à l'intégrité écologique du Parc pouvait raisonnablement conclure que les dommages environnementaux qui pourraient résulter de la route seraient vraisemblablement de nature limitée et qu'on pouvait y faire face en utilisant les mesures prévues d'atténuation, surtout lorsqu'on tient compte du fait que les effets du projet pourraient facilement être annulés. Ces mesures permettent aussi d'identifier et de contrôler tout autre problème qui pourrait se produire à l'avenir. Le fait que d'aucuns ont exprimé l'avis que la route mettrait en danger l'intégrité écologique du Parc ne vient pas démontrer que la décision était déraisonnable.

Question no 3    La route est-elle mise en place «aux fins de la gestion du Parc», justifiant ainsi la délivrance de permis pour la destruction de la flore en vertu du paragraphe 12(1) du Règlement?

[108]La déforestation essentielle à la construction de la route conduira inévitablement à la destruction de la flore dans le Parc. On prendra aussi de l'eau des ruisseaux du Parc pour faire geler la neige et construire la route. Le paragraphe 11(1) du Règlement autorise le directeur général à délivrer un permis pour «l'enlèvement de la flore ou des matières naturelles à des fins scientifiques et pour l'utilisation de matières naturelles à des fins de construction». Le paragraphe 12(1) autorise le directeur du parc à délivrer un permis «pour l'enlèvement, la mutilation, l'endommagement ou la destruction de la flore et de matières naturelles aux fins de la gestion du parc». En l'absence d'un permis délivré en vertu de l'une ou l'autre de ces dispositions, l'article 10 du Règlement interdit la destruction de la flore.

[109]Selon moi, le paragraphe 11(1) ne s'applique pas en l'espèce. Il ne fait qu'autoriser la destruction de la flore ou des matières naturelles à des fins scientifiques, ce qui ne peut comprendre la construction d'une route. On peut enlever les matières naturelles à des fins de construction, mais la définition de «matières naturelles» à l'article 2 exclut la flore. Néanmoins, dans la mesure où l'utilisation d'eau pour transformer la neige en glace peut être qualifiée «d'enlèvement», on peut accorder un permis à cette fin.

[110]La SPPSNC soutient que le paragraphe 12(1) ne s'applique pas non plus, parce que la construction de la route n'est pas entreprise aux fins de la gestion du parc, mais bien pour faciliter les déplacements en hiver des personnes qui vivent dans le Parc ou à proximité de celui-ci à des fins qui n'ont rien à voir avec la gestion du parc. Par conséquent, la ministre n'a aucun pouvoir de délivrer des permis pour la destruction de la flore dans le cadre de la construction de la route. L'article 2 définit de façon très large le mot flore, déclarant qu'il s'agit de «toute plante, vivante ou morte».

[111]Le juge Gibson a conclu (au paragraphe 56) que, bien que la route ne soit pas construite aux fins de la gestion du Parc, une fois prise la décision d'autoriser la construction de la route en vertu des pouvoirs implicites du ministre dans le cadre de sa responsabilité pour la gestion des parcs, prévue au paragraphe 8(1), les besoins de gestion du Parc s'étendent par suite de la décision pour englober ce qui est nécessaire à la mise en oeuvre de la décision.

[112]Je me range à la conclusion du juge Gibson à ce sujet pour les deux motifs suivants. Premièrement, la «gestion des parcs» est un concept large, plus large par exemple que celui «d'activités des parcs». Je ne vois pas pourquoi on ne pourrait y inclure la fourniture de moyens de transport pour les personnes vivant dans les communautés isolées et lointaines du Parc national Wood Buffalo. Deuxièmement, si comme je l'ai décidé, le paragraphe 8(1) octroie à la ministre le pouvoir d'autoriser la construction de la route, les conditions rattachées au permis constituent un élément de la structure juridique qui entoure sa construction en prévoyant les mesures d'atténuation de tout effet environnemental négatif possible. C'est en ce sens que les permis sont délivrés aux fins de la «gestion du parc».

F. CONCLUSION

[113]Pour ces motifs, je suis d'avis que l'appel doit être rejeté et que la Thebacha Road Society peut réclamer ses dépens à la SPPSNC. La ministre n'ayant pas réclamé de dépens, je ne lui en accorderai pas.

Le juge Rothstein, J.C.A.: Je souscris à ces motifs. 

Le juge Malone, J.C.A.: Je souscris à ces motifs.

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