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2003 CAF 191

A-195-02

Douglas L. Crowe (appelant)

c.

Sa Majesté la Reine (intimée)

A-196-02

Kenneth A. Cush (appelant)

c.

Sa Majesté la Reine (intimée)

Répertorié: Crowe c. Canada (C.A.)

Cour d'appel, juges Rothstein, Evans et Malone, J.C.A. --Calgary, 2 avril; Ottawa, 17 avril 2003.

Juges et tribunaux -- Des juges de cour provinciale ont demandé à déduire de leur revenu pour fins d'impôt la cotisation versée pour être membre de leur association de juges -- La rémunération des juges de cour provinciale est source de différends depuis plus d'une décennie en Alberta -- Le comité exécutif de l'association a consacré plus de 90 % de son temps à des questions concernant la rémunération et l'indépendance des juges ainsi qu'aux litiges avec le gouvernement de l'Alberta -- Le juge de la Cour de l'impôt a statué que les juges ne sont pas des «fonctionnaires» puisqu'en vertu de la Constitution, ils sont des titulaires d'une charge indépendants qui ne peuvent négocier avec le gouvernement -- S'ils avaient été fonctionnaires, les cotisations auraient été déductibles -- On a soutenu qu'on ne portait pas atteinte à l'indépendance judiciaire en permettant de déduire du revenu les cotisations versées à une association qui lutte en faveur de cette indépendance -- L'expression «fonctionnaires» s'entendant des agents publics ou des employés de l'État, elle ne vise pas les juges -- Le pouvoir judiciaire du gouvernement exerce ses fonctions indépendamment des pouvoirs exécutif et législatif -- On renvoie à des dictionnaires français et anglais pour établir le sens de «fonctionnaires» -- Les juges ne sont inclus dans aucune définition utilisée -- Le contexte législatif étaye la même conclusion -- Le fait que des lois confèrent aux juges certains avantages octroyés à la fonction publique ne fait pas d'eux des fonctionnaires -- En contexte constitutionnel, il est inexact de qualifier un juge d'«employé de l'État» puisqu'il ne s'agit pas d'un «préposé» soumis au contrôle de son commettant -- Les conditions de la relation des juges avec l'État sont régies par les termes et les conventions de la Constitution -- Dire que les juges administrent la justice au «service» du public ne fait pas d'eux des fonctionnaires (public servants) aux fins de la LIR -- Les commissions d'examen de la rémunération des juges prescrites par les tribunaux qui font des recommandations au gouvernement sont si éloignées des schémas habituels de la négociation collective que le législateur fédéral n'a pu avoir l'intention de viser les associations de juges en recourant à l'expression «association de fonctionnaires» -- La création de commissions d'examen de la rémunération des juges n'a pas porté atteinte à la distinction existant entre les juges et les travailleurs régis par le processus de négociation collective.

Impôt sur le revenu -- Calcul du revenu -- Déductions -- L'art. 8(1)i)(iv) de la Loi de l'impôt sur le revenu permet au contribuable de déduire les cotisations versées à une association de fonctionnaires -- Des juges de cour provinciale ont demandé à déduire les cotisations versées à une association de juges qui s'occupe principalement de questions concernant la rémunération et l'indépendance des juges ainsi que de litiges avec le gouvernement de l'Alberta -- La question en litige est celle de savoir si, pour les fins de la déduction fiscale, les juges de cour provinciale sont ou non des «fonctionnaires» -- Compte tenu des définitions de dictionnaires et des contextes législatif et constitutionnel, les juges ne sont pas des «fonctionnaires» -- Dire que les juges administrent la justice au «service» du public ne fait pas d'eux des «fonctionnaires» (public servants) aux fins de la LIR -- La large définition suggérée par les contribuables va à l'encontre de la déduction étroite prévue pour les cotisations versées aux «associations de fonctionnaires»; il ne s'agit pas de toute association d'employés en son sens le plus large, qu'ils soient syndiqués ou non et des secteurs tant public que privé -- L'interprétation des contribuables fait abstraction du contexte des relations du travail entourant la disposition, qui permet de déduire que le législateur fédéral songeait à l'association qui, sans être un agent négociateur accrédité, négocie collectivement pour ses membres -- Les commissions d'examen de la rémunération des juges prescrites par les tribunaux qui font des recommandations au gouvernement sont si éloignées des schémas habituels de la convention collective que le législateur fédéral n'a pu avoir l'intention de viser les associations de juges en recourant à l'expression «association de fonctionnaires».

Chacun des appelants, des membres de la Alberta Provincial Judges' Association, a demandé à déduire des cotisations annuelles de 1 500 $ de son revenu, déductions que le ministre n'a pas admises. La Cour canadienne de l'impôt ayant rejeté leur appel, ils ont interjeté appel devant la Cour d'appel fédérale.

Le sous-alinéa 8(1)i)(iv) de la Loi de l'impôt sur le revenu permet au contribuable de déduire les cotisations versées à une association de fonctionnaires. La question en litige était celle de savoir si les juges de cour provinciale sont ou non des «fonctionnaires», aux fins de cette disposition.

La rémunération des juges de la Cour provinciale de l'Alberta a été source de différends depuis 1989, et l'Association a été autorisée à intervenir dans une action qui, en même temps que les affaires concernant l'indépendance des juges d'autres cours provinciales, a été tranchée en bout de ligne par la Cour suprême du Canada. Le comité exécutif de l'Association consacre 90% de son temps à des questions concernant la rémunération et l'indépendance des juges ainsi qu'aux litiges avec le gouvernement de l'Alberta.

Le juge de la Cour de l'impôt a statué que les juges n'étaient pas des «fonctionnaires», comme ils étaient en vertu de la Constitution des titulaires d'une charge indépendants qui ne peuvent négocier leurs conditions de travail avec le gouvernement, qui est la source de leur rémunération. S'ils avaient été des fonctionnaires, les appelants auraient eu le droit de déduire les cotisations.

Les dispositions pertinentes permettent au contribuable de déduire les cotisations annuelles versées à un syndicat ou pour demeurer membre d'une association de fonctionnaires dont le principal objet est de favoriser l'amélioration des conditions d'emploi ou de travail des membres.

Arrêt: les appels doivent être rejetés.

La question en litige en étant une d'interprétation législative, la norme de contrôle judiciaire applicable au jugement dont appel était celle du bien-fondé.

Les contribuables ont soutenu qu'il fallait donner une interprétation libérale à l'expression «fonctionnaires», de manière à ce qu'elle s'entende de toute personne rémunérée par les fonds publics. L'argument c'était qu'on ne peut porter atteinte à l'indépendance judiciaire en permettant que soient déduites du revenu aux fins d'impôt les cotisations versées à une association qui lutte pour cette indépendance. L'intimée a soutenu pour sa part que les «fonctionnaires» font l'objet d'une supervision et sont régis par une convention collective. Or, la Constitution interdit aux juges de négocier leurs conditions de travail avec le gouvernement.

Il fallait conclure que l'expression «fonctionnaires», qui s'entend des «agents publics» ou «employés de l'État», ne vise pas les juges. L'expression ne vise pas les membres du pouvoir judiciaire du gouvernement, qui exercent leurs fonctions indépendamment des pouvoirs exécutif et législatif. Selon la définition qu'en donnent de nombreux dictionnaires français et anglais, «fonctionnaire» s'entend d'un agent public, le «service public» ayant en France un sens plus large, qui recouvre les enseignants, les travailleurs sociaux ainsi que les employés de chemins de fer. Les juges ne sont toutefois compris dans la définition d'aucun dictionnaire.

Les contextes législatifs généraux étayent la même conclusion. Ainsi, par exemple, la Loi sur l'emploi dans la fonction publique (LEFP) de 1966-1967 a remplacé la Loi sur le service civil. Les pouvoirs de la Commission de la fonction publique étaient les mêmes que ceux qu'avait auparavant la Commission du Service civil. Les juges nommés par le fédéral le sont, non en vertu de la LEFP, mais bien des articles 96 à 100 de la Loi constitutionnelle de 1867 ainsi que de la Loi sur les juges. En Alberta, les juges provinciaux sont nommés non pas en vertu de la Public Service Act de la province, mais plutôt de sa Provincial Court Act. Le fait que des lois tant fédérales que provinciales confèrent aux juges certains avantages prévus par les lois relatives à la fonction publique ne fait pas d'eux des fonctionnaires (Valente c. La Reine).

En contexte constitutionnel, le juge McDonald a déclaré dans l'affaire albertaine R. c. Campbell: «Au Canada, il est inexact de qualifier un juge d"employé de l'État" parce qu'un employé, ou "préposé" pour recourir à la terminologie juridique, est soumis au contrôle de son employeur ou "commettant" dans l'exécution de ses tâches. Un juge n'est pas soumis au contrôle de la Couronne (ou du pouvoir exécutif)» ou du pouvoir législatif. Dans Wells c. Terre-Neuve, de même, le juge Major a souligné qu'en ce qui concerne les juges et «d'autres personnes qui remplissent au sein de l'État des rôles définis constitutionnellement», les «conditions de leur relation avec l'État sont régies par les termes et les conventions de la Constitution». On a trouvé dans la Constitution le fondement de ce qui distingue la situation des juges et celle des hauts fonctionnaires--comme les membres d'un organisme administratif--qui ont un degré élevé d'indépendance face à l'exécutif aux plans de la prise de décisions et des opérations.

Les contribuables ont soutenu que, puisqu'en vertu de la Loi de l'impôt sur le revenu, l'expression «employé» comprend un «fonctionnaire» (officer) et l'expression «charge» (office) comprend une «charge judiciaire», les juges sont des employés aux fins du paragraphe 8(1). On a donc soutenu que les fonctionnaires pourraient comprendre les juges et que les définitions à large portée du paragraphe 248(1) permettent de s'écarter du sens général, qui exclut les juges, de l'expression «fonctionnaires» au sous-alinéa 8(1)i)(iv). Toutefois, dire que les juges administrent la justice au «service» du public ne fait pas d'eux des «fonctionnaires» (public servants) aux fins de la Loi de l'impôt sur le revenu.

On a soutenu au nom des appelants que les juges, en tant que travailleurs et contribuables, devraient avoir le droit comme tout le monde de se prévaloir de déductions légitimes de leur revenu. Un arrêt-clé prévoit qu'en des circonstances exceptionnelles, un tribunal peut recourir à la présomption résiduelle et interpréter la Loi en faveur du contribuable. Mais l'objectif général du sous-alinéa, selon ce que prétendent les appelants, ne permet pas d'expliquer pourquoi celui-ci restreindrait les cotisations admissibles à celles versées à une «association de fonctionnaires» plutôt que de viser toute association d'employés, syndiqués ou non, tant des secteurs public que privé. En outre, l'interprétation suggérée par les appelants faisait abstraction du contexte des relations de travail entourant la disposition, qui permet de déduire que le législateur fédéral songeait à l'association qui, sans être un agent négociateur accrédité, négocie collectivement au nom de ses membres.

En Alberta, pour compenser l'interdiction découlant de la Constitution des négociations salariales entre les juges et leur «employeur», la Cour a prescrit la création de commissions d'examen de la rémunération des juges devant faire recommandations au gouvernement. La Alberta Provincial Judges' Association a intenté des poursuites lorsque le gouvernement a rejeté les recommandations de la première commission. Cela est si éloigné des schémas habituels de la convention collective qu'on n'a pu attribuer au législateur fédéral l'intention de viser les associations de juges en recourant à l'expression «association de fonctionnaires». La création de commissions d'examen de la rémunération des juges n'a pas porté atteinte de manière importante à la distinction existant entre la situation des juges et celle des travailleurs régis par le processus normal de négociation dans le domaine du travail.

lois et règlements

Code canadien du travail, L.R.C. (1985), ch. L-2, 3(1) «syndicat», 6.

Labour Relations Code, R.S.A. 2000, ch. L-1, art. 1(x), 4(2).

Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982 ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), annexe II, n 5], art. 96, 100.

Loi de l'impôt sur le revenu, L.R.C. 1985 (5e suppl.), ch. 1, art. 8(1)i)(iv), 248(1) «charge», «employé», «employeur», «emploi», 250(1)c).

Loi de l'impôt sur le revenu, S.C. 1948, ch. 52, art. 11(10) (édicté par S.C. 1951, ch. 51, art. 3).

Loi sur l'emploi dans la fonction publique, L.R.C. (1985), ch. P-33.

Loi sur l'emploi dans la Fonction publique, S.C. 1966-67, ch. 71.

Loi sur le service civil, S.C. 1960-61, ch. 57.

Loi sur les juges, L.R.C. (1985), ch. J-1.

Loi sur les inventions des fonctionnaires, L.R.C. (1985), ch. P-32, art. 2 «fonctionnaire».

Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.R.C. (1985), ch. P-35.

Loi sur les relations industrielles et sur les enquêtes visant les différends au travail, S.R.C. 1952, ch. 152, 2(1) «syndicat», 55.

Provincial Court Act, R.S.A. 2000, ch. P-31.

Public Service Act, R.S.A. 2000, ch. P-42.

Public Service Employee Relations Act, R.S.A. 2000, ch. P-43.

jurisprudence

décisions appliquées:

R. v. Campbell (1994), 160 A.R. 81 (C.B.R.); Wells c. Terre-Neuve, [1999] 3 R.C.S. 199; (1999), 180 Nfld. & P.E.I.R. 269; 177 D.L.R. (4th) 73; 15 Admin. L.R. (3d) 274; 46 C.C.E.L. (2d) 165; 245 N.R. 275.

décision examinée:

Valente c. La Reine et autres, [1985] 2 R.C.S. 673; (1985), 52 O.R. (2d) 779; 24 D.L.R. (4th) 161; 23 C.C.C. (3d) 193; 49 C.R. (3d) 97; 19 C.R.R. 354; 37 M.V.R. 9; 64 N.R. 1; 14 O.A.C. 79.

décisions citées:

Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l'Île-du-Prince-Édouard; Renvoi relatif à l'indépendance et à l'impartialité des juges de la Cour provinciale de l'Île-du-Prince-Édouard; R. c. Campbell; R. c. Ekmecic; R. c. Wickman; Manitoba Provincial Judges Assn. c. Manitoba (Ministre de la Justice), [1997] 3 R.C.S. 3; (1997), 204 A.R. 1; 121 Man. R. (2d) 1; 156 Nfld. & P.E.I.R. 1; 150 D.L.R. (4th) 577; 118 C.C.C. (3d) 193; 11 C.P.C. (4th) 1; 217 N.R. 1; Québec (Communauté urbaine) c. Corp. Notre-Dame de Bon-Secours, [1994] 3 R.C.S. 3; [1995] 1 C.T.C. 241; (1994), 95 DTC 5017; 171 N.R. 161; 63 Q.A.C. 161.

doctrine

Canadian Oxford Dictionary. Toronto: Oxford University Press, 2001, «public servant».

Driedger, Elmer A. Construction of Statutes, 2nd ed. Toronto: Butterworths, 1983.

Finkelman, J. et S. B. Goldenberg. Collective Bargaining in the Public Service: The Federal Experience in Canada. Montréal: Institut de recherches politiques/Institute for Research on Public Policy, 1983.

ITP Nelson Canadian Dictionary of the English Language: An Encyclopedic Reference. Toronto: ITP Nelson, 1997, «public servant».

Merriam-Webster's Collegiate Dictionary, 10th ed. Springfield, Mass.: Merriam-Webster, 1998, «public servant».

Nouveau Petit Robert: dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française. Paris: Dictionnaires Le Robert, 1993, «fonctionnaire».

Robert & Collins super senior: grand dictionnaire français-anglais, anglais-français, 2e éd. Paris: Dictionnaires Le Robert; Glasgow: HarperCollins, 2000, «fonctionnaire».

Webster's Third New International Dictionary of the English Language. Springfield, Mass.: Meriam- Webster, 1986, «public servant».

APPEL d'une décision par laquelle la Cour canadienne de l'impôt (Crowe c. Canada, [2002] 2 C.T.C. 2513; 2002 DCT 1463) a rejeté un appel interjeté par des juges d'une cour provinciale ayant demandé à déduire de leur revenu pour fins d'impôt les cotisations versées à une association de juges. Appel rejeté.

ont comparu:

Sheilah L. Martin, c.r., pour les appelants.

William L. Softley et Brooke Sittler, pour l'intimée.

avocats inscrits au dossier:

Code Hunter LLP, Calgary, pour les appelants.

Le sous-procureur général du Canada, pour l'intimée.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Evans, J.C.A.:

A. INTRODUCTION

[1]Douglas L. Crowe et Kenneth A. Cush sont des juges de la Cour provinciale de l'Alberta. Ils ont également été membres de la Alberta Provincial Judges' Association en 1996 et 1997. Chacun d'eux a demandé une déduction de 1 500 $ de son revenu, tant pour l'année d'imposition 1996 que 1997, correspondant à la cotisation annuelle versée pour demeurer membre de l'Association.

[2]Le ministre du Revenu national n'a pas admis la déduction. La Cour canadienne de l'impôt a rejeté leur appel dans une décision publiée sous l'intitulé Crowe c. Canada, [2002] 2 C.T.C. 2513. Les appelants interjettent maintenant appel devant notre Cour. Puisqu'il y a un seul exposé convenu des faits pour les deux affaires et que les appels ont été instruits conjointement, on prononcera un seul ensemble de motifs, une copie en étant versée dans chaque dossier.

[3]Le sous-alinéa 8(1)i)(iv) de la Loi de l'impôt sur le revenu, L.R.C. (1985) (5e suppl.), ch. 1 permet au contribuable de déduire les cotisations annuelles versées «pour demeurer membre d'une association de fonctionnaires dont le principal objet est de favoriser l'amélioration des conditions d'emploi ou de travail des membres». La question à trancher dans le cadre du présent appel est celle de savoir si les juges de cour provinciale sont des «fonctionnaires» aux fins de ces dispositions.

[4]Les avocats de la Couronne ont également soutenu que, dans l'éventualité même où les juges sont des «fonctionnaires», les appelants n'ont toujours pas droit à la déduction, puisqu'on ne saurait dire que l'Association a pour «principal objet» de «favoriser l'amélioration des conditions d'emploi ou de travail des membres». Puisque je conclus que les juges ne sont pas des fonctionnaires au sens du sous-alinéa 8(1)i)(iv), il ne sera pas nécessaire de trancher cette dernière question.

B. CONTEXTE

[5]Le long exposé convenu des faits n'a pas à être reproduit, mais il convient d'inscrire l'affaire dans son contexte. Bien que la plupart des juges de la Cour provinciale soient membres de l'Association, en être membre n'est pas obligatoire. L'Association a notamment pour objet, tel qu'il a été inscrit dans le registre des sociétés de l'Alberta le 2 mars 1994:

[traduction] [. . .] la discussion, l'étude et l'examen des questions d'intérêt commun pour les juges de la Cour provinciale de l'Alberta ou concernant leur bien-être, et la présentation de recommandations aux autorités compétentes pour qu'elles adoptent et mettent en oeuvre les mesures et politiques qui, de l'avis de l'Association, favoriseront ses membres en assurant que la Cour provinciale de l'Alberta demeure forte et indépendante et soit en mesure de toujours améliorer le rôle qu'elle joue dans l'administration de la justice en Alberta.

[6]La rémunération des juges de la Cour provinciale est source de différends depuis 1989, alors que le gouvernement de l'Alberta a décidé d'abandonner la pratique suivie depuis le milieu des années 1970 et consistant à fixer le salaire des juges de la Cour provinciale en fonction d'un certain pourcentage du salaire des juges nommés par le gouvernement fédéral. Dans le cadre du plan de réduction du déficit du gouvernement de l'Alberta, on a réduit de 5 % par décret en 1994 le salaire des juges de la Cour provinciale.

[7]L'Association a été autorisée à intervenir dans le cadre de l'action intentée par les juges de la Cour provinciale pour contester la constitutionnalité du décret ainsi que la non-indexation de leur salaire en fonction du coût de la vie. L'affaire a été tranchée en bout de ligne par la Cour suprême du Canada, en même temps que les affaires concernant l'indépendance des juges d'autres cours provinciales (Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l'Île-du-Prince- Édouard; Renvoi relatif à l'indépendance et à l'impartialité des juges de la Cour provinciale de l'Ile-du-Prince-Edouard; R.c. Campbell, R. c. Ekmecic; R. c. Wickman; Manitoba Provincial Judges Assn. c. Manitoba (Ministre de la Justice), [1997] 3 R.C.S. 3 (le Renvoi relatif aux juges)).

[8]Par suite de cette décision, on a mis sur pied en 1998 en Alberta une commission d'examen de la rémunération des juges devant fixer cette rémunération jusqu'au 30 avril 2000. L'Association a contribué à l'élaboration d'un cadre concerté pour la commission, et a présenté à celle-ci des mémoires et des témoignages sur les niveaux de rémunération et les pensions des juges. L'Association a obtenu de la Cour du Banc de la Reine de l'Alberta une déclaration, confirmée par la Cour d'appel, portant qu'était inconstitutionnel un décret accordant aux juges une augmentation de salaire inférieure à celle recommandée par la commission.

[9]L'Association a pris part à des discussions avec le gouvernement relatives à la mise sur pied d'une deuxième commission d'examen de la rémunération des juges, devant se pencher sur la rémunération du 1er avril 2000 au 31 mars 2003. Cette fois encore, l'Association a présenté des observations au nom des juges à cette commission.

[10]Depuis 1994, le comité exécutif de l'Association a consacré 90 % de son temps à des questions concernant la rémunération et l'indépendance des juges ainsi qu'aux litiges avec le gouvernement de l'Alberta. L'Association a engagé des frais juridiques de 1 500 000 $ relativement à ces activités.

C. DÉCISION DE LA COUR DE L'IMPÔT

[11]Le juge de la Cour de l'impôt a statué que l'Association était une «association» au sens du sous-alinéa 8(1)i)(iv) de la Loi de l'impôt sur le revenu, bien que cette expression ne soit pas définie dans cette Loi. Il a signalé que l'expression «fonctionnaires» n'était pas non plus définie, mais a néanmoins conclu qu'elle ne visait pas les membres de la magistrature, ceux-ci étant en vertu de la Constitution des titulaires d'une charge indépendants qui ne peuvent négocier leurs conditions de travail avec le gouvernement, qui est la source de leur rémunération.

[12]Le juge a également conclu que, s'il faisait erreur sur ce point, l'Association avait bien pour principal objet de favoriser l'amélioration des conditions d'emploi ou de travail de ses membres. S'ils avaient été des fonctionnaires, par conséquent, les appelants auraient eu le droit de déduire les cotisations versées par eux à l'Association.

D. CADRE LÉGISLATIF

8. (1) Sont déductibles dans le calcul du revenu d'un contribuable tiré, pour une année d'imposition, d'une charge ou d'un emploi ceux des éléments suivants qui se rapportent entièrement à cette source de revenus, ou la partie des éléments suivants qu'il est raisonnable de considérer comme s'y rapportant:

[. . .]

i) dans la mesure où il n'a pas été remboursé et n'a pas le droit d'être remboursé à cet égard, les sommes payées par le contribuable au cours de l'année au titre:

[. . .]

(iv) des cotisations annuelles requises pour demeurer membre d'une association de fonctionnaires dont le principal objet est de favoriser l'amélioration des conditions d'emploi ou de travail des membres, ou d'un syndicat au sens de:

(A) l'article 3 du Code canadien du travail,

(B) toute loi provinciale prévoyant des enquêtes sur les conflits du travail, la conciliation ou le règlement de ceux-ci [Non souligné dans l'original.],

E. ANALYSE

[13]Comme je l'ai déjà mentionné, la seule question à trancher dans le cadre du présent appel est celle de savoir si, en tant que juges de la Cour provinciale de l'Alberta, les appelants sont ou non des «fonctionnaires» et si l'Association à laquelle ils ont versé les cotisations qu'ils demandent de déduire est ou non une «association de fonctionnaires». C'est là une question d'interprétation législative et, à ce titre, la norme de contrôle judiciaire applicable à la conclusion du juge de la Cour de l'impôt est celle du bien-fondé.

[14]Les appelants affirment que le juge de la Cour de l'impôt a commis une erreur en concluant qu'ils ne pouvaient être des «fonctionnaires» en raison de l'indépendance des juges prescrite par la Constitution. Leur avocate a soutenu qu'en interprétant les mots litigieux, le juge n'a pas suffisamment pris en compte leur contexte législatif. Elle a prétendu qu'aux fins du sous-alinéa 8(1)i)(iv), il fallait donner une interprétation libérale à l'expression «fonctionnaires», de manière à ce qu'elle s'entende de toute personne rémunérée par les fonds publics. Son argument c'était qu'on ne porte pas atteinte à l'indépendance judiciaire en permettant aux appelants, en tant que contribuables, de déduire les cotisations versées à l'Association, qui a visé à améliorer leurs conditions de travail, en ce qui concerne notamment leur indépendance et leur rémunération.

[15]Par contraste, l'intimée affirme que l'expression «fonctionnaires» a un sens général tant dans le langage courant qu'en droit et que, puisqu'aucune définition spécifique n'en est donnée dans la Loi de l'impôt sur le revenu, ce sens général est un élément important du contexte dans lequel il y a lieu d'interpréter le sous-alinéa 8(1)i)(iv). De fait, les avocats de l'intimée ont-ils soutenu, le contexte législatif de la Loi de l'impôt sur le revenu permet d'assigner au mot «fonctionnaires» le sens qu'il a dans d'autres contextes, soit celui de personnes faisant partie de la fonction publique et faisant l'objet d'une supervision et travaillant en vertu d'un contrat d'emploi qu'elles ont négocié avec le gouvernement. En tant que titulaires d'une charge indépendants ne pouvant négocier leurs conditions de travail avec le gouvernement en vertu de la Constitution, les juges ne seraient pas des fonctionnaires.

[16]Avant de procéder à un exercice d'interprétation législative, toute cour doit se rappeler la phrase dont la Cour suprême a souvent dit qu'elle décrit le mieux la méthode suivie en la matière par les tribunaux canadiens. On la trouve dans Driedger, Construction of Statutes, 2e éd. (Toronto: Butterworths, 1983), à la page 87:

[traduction] Il n'existe de nos jours qu'un principe ou qu'une méthode, soit l'interprétation des mots d'une loi en tenant compte du contexte ainsi que de leur sens courant, d'une manière compatible avec l'économie et l'objet de la Loi ainsi que l'intention du législateur.

«Fonctionnaires»--sens courant

[17]Si le législateur avait utilisé l'expression «agents publics» («civil servants») plutôt que l'expression «fonctionnaires» («public servants»), les juges n'auraient pas été visés. Si, par contre, le législateur avait utilisé l'expression «fonctionnaires ou titulaires d'une charge publique», il se peut bien que les juges auraient été visés. L'avocate des appelants soutient toutefois que l'expression «fonctionnaires» a un sens moins clair, et pourrait bien viser les juges qui sont au service du public en administrant la justice.

[18]À mon avis, toutefois, la prépondérance de la preuve favorise la conclusion selon laquelle, en son sens courant, l'expression «fonctionnaires» ne vise pas les juges; son sens équivaut à «agents publics» ou «employés de l'État», mais non à «titulaires d'une charge publique indépendants». L'expression ne vise pas les membres du pouvoir judiciaire du gouvernement, qui exercent leurs fonctions indépendamment des pouvoirs exécutif et législatif.

[19]Dans The Canadian Oxford Dictionary (Toronto: Oxford University Press, 2001), par exemple, on définit un fonctionnaire comme étant un «government employee, esp. of a federal government» (un employé du gouvernement, particulièrement d'un gouvernement fédéral). Dans le Merriam-Webster's Collegiate Dictionary, 10e éd. (Springfield, Mass.: Merriam- Webster, 1998) la définition donnée est très semblable: «government official or employee» (représentant ou employé du gouvernement). Selon le ITP Nelson Canadian Dictionary of the English Language: An Encyclopedic Reference (Toronto: ITP Nelson, 1997), «public servant» (fonctionnaire) s'entend de «civil servant» (agent public). Le Webster's Third New International Dictionary of the English Language (Springfield, Mass.: Merriam-Webster, 1986) fait état d'une plus vaste gamme d'acceptions, parmi lesquelles, «a holder of public office» (le titulaire d'une charge publique) et «an individual [. . .] rendering public service» (une personne qui dispense un service public).

[20]Pour ce qui est de la version française du sous-alinéa 8(1)i)(iv), Le Nouveau Petit Robert: dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française (Paris: Dictionnaires Le Robert, 1996) définit un «fonctionnaire» comme une «personne qui remplit une fonction publique; personne qui occupe, en qualité de titulaire, un emploi permanent dans les cadres d'une administration publique (spécialit. l'État)».

[21]De même, Le Robert & Collins super senior: grand dictionnaire français-anglais, anglais-français, 2e éd. (Paris: Dictionnaires Le Robert; Glasgow: Harper Collin, 2000) définit comme suit «fonctionnaire»: «state employee; (dans l'administration) [ministère] government official, civil servant; [municipalité] local government officer ou official». On souligne également dans ce dictionnaire qu'en France, «le service public» a un sens plus large que «civil service» et recouvre les «teachers, social service staff, post office workers and employees of the French rail service» (les enseignants, les employés des services sociaux et des postes ainsi que les employés de la Société nationale des chemins de fer français). Or, bien qu'un grand nombre de postes figurent dans cette liste on n'y trouve pas celui de juge.

[22]Je ne veux pas dire que dans le langage courant l'expression «fonctionnaires» ou «public servants» ne s'entend que des agents publics (civil servants), bien que ce puisse être là son sens paradigmatique. On l'utilise également pour désigner de manière plus générale les personnes travaillant au sein de la fonction publique, en son sens large. Les dictionnaires, toutefois, ne précisent pas que les juges sont visés par l'expression; si malgré cela on demandait à une personne quelconque de qualifier les juges soit de fonctionnaires, soit d'employés du secteur privé, j'imagine qu'elle choisirait la première catégorie.

«Fonctionnaires»--contextes législatifs généraux

[23]Les avocats de l'intimée ont fait valoir que le sens général de l'expression «public servant» (fonctionnaires) peut se dégager de son utilisation dans d'autres lois, qui révèle que l'expression est étroitement liée à l'expression «civil servant» (agent public), et qu'elle en est peut-être même un synonyme absolu. Ainsi, par exemple, la Loi sur l'emploi dans la Fonction publique, S.C. 1966-67, ch. 71, a remplacé la Loi sur le service civil, S.C. 1960-61, ch. 57. Par suite, la Commission du Service civil est devenue la Commission de la fonction publique.

[24]Le pouvoir de la Commission de la fonction publique de nommer des employés au sein de la fonction publique est analogue au pouvoir qu'avait la Commission du Service civil de nommer des employés au sein du «service civil». De manière semblable, la Public Service Act de l'Alberta, R.S.A. 2000, ch. P-42, régit la nomination d'employés au sein de la fonction publique. Par contraste, le pouvoir de nomination de juges du gouvernement fédéral découle des articles 96 et 100 de la Loi constitutionnelle de 1867 [30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5]] ainsi que de la Loi sur les juges, L.R.C. (1985), ch. J-1, et non de la Loi sur l'emploi dans la fonction publique [L.R.C. (1985), ch. P-33]. Semblablement, le pouvoir du gouvernement de l'Alberta de nommer des juges est prévu dans la Provincial Court Act, R.S.A. 2000, ch. P-31, et non dans la Public Service Act de la province.

[25]Les avocats de l'intimée font également valoir la Loi sur les inventions des fonctionnaires, L.R.C. (1985), ch. P-32, comme preuve additionnelle du fait que l'expression «fonctionnaires» s'entend normalement des «agents publics», mais pas des juges. Ainsi, l'expression «fonctionnaire» est définie comme suit à l'article 2 de cette Loi:

2. [. . .]

[. . .] Toute personne employée dans un ministère et tout membre du personnel des Forces canadiennes ou de la Gendarmerie royale du Canada.

[26]Je suis d'accord avec ces prétentions, quoique je ferais remarquer que l'adoption du sous-alinéa 8(1)i)(iv) en 1951 [S.C. 1951, ch. 51, art. 3] a précédé le remplacement dans les lois de l'expression «service civil» par l'expression «fonction publique», ce qui laisserait entendre que le législateur fédéral voulait viser davantage que les seules personnes travaillant pour des ministères. Il est difficile d'affirmer avec précision jusqu'où au-delà de la fonction publique de base la portée de la catégorie des «fonctionnaires» devait s'étendre. Quoi qu'il en soit, on ne devait pas avoir l'intention que l'expression vise les juges.

[27]Je conviens également que le fait que des lois tant fédérales que provinciales confèrent aux juges certains avantages prévus par les lois relatives à la fonction publique ne fait pas d'eux des fonctionnaires ou des agents publics (Valente c. La Reine et autres, [1985] 2 R.C.S. 673, à la page 708). D'ailleurs, le fait qu'on élargisse expressément la portée de ces dispositions de manière à viser les juges ne sert qu'à démontrer que, faute de celles-ci, les juges ne sont pas visés par les lois sur la fonction publique puisqu'ils ne sont pas membres de celle-ci, en son sens habituel dans les lois.

«Fonctionnaires»--le contexte constitutionnel

[28]Ni la Constitution, ni généralement parlant la jurisprudence qui l'interprète, ne déclare expressément et spécifiquement que les juges sont ou ne sont pas des fonctionnaires. C'est dans R. c. Campbell (1994), 160 A.R. 81 (B.R.) qu'on s'en rapproche le plus, l'une des affaires où l'on a plaidé que la réduction par le gouvernement de l'Alberta des salaires des juges de la Cour provinciale et l'absence de mécanisme approprié permettant de fixer la rémunération de ces juges étaient incompatibles avec le principe constitutionnel de l'indépendance judiciaire. Le juge McDonald était d'avis que les juges ne sont pas des fonctionnaires. Il a ainsi déclaré (au paragraphe 71):

[traduction] Au Canada, il est inexact de qualifier un juge d'«employé de l'État» parce qu'un employé, ou «préposé» pour recourir à la terminologie juridique, est soumis au contrôle de son employeur ou «commettant» dans l'exécution de ses tâches. Un juge n'est pas soumis au contrôle de la Couronne (ou du pouvoir exécutif) dans l'exercice de ses fonctions judiciaires. C'est là l'essence de l'indépendance des juges.

[29]Une autre affaire évocatrice, c'est Wells c. Terre-Neuve, [1999] 3 R.C.S. 199, dans laquelle un membre d'un organisme de réglementation provincial, la Public Utilities Board, réclamait des dommages-intérêts pour rupture de contrat du fait de la suppression de son poste par suite de l'abolition prescrite par la loi de l'organisme. Wells avait été nommé par décret à titre inamovible jusqu'à l'âge de 70 ans. S'exprimant au nom de la Cour, le juge Major a déclaré [au paragraphe 30] que la relation d'emploi entre la Couronne et les hauts fonctionnaires est fondée sur un contrat, auquel «le droit général en matière de contrat s'applique, à moins que des termes explicites dans la loi ou l'entente ne le remplacent expressément». Le juge Major a conclu que la relation d'emploi de M. Wells était régie par un contrat. Il a déclaré ce qui suit (aux paragraphes 31 et 32):

C'est le cas pour la plupart des hauts fonctionnaires. Des exceptions sont nécessaires pour les juges, les ministres de la Couronne et d'autres personnes qui remplissent au sein de l'État des rôles définis constitutionnellement [. . .]

Ni l'une ni l'autre partie ne peut modifier les modalités fondamentales de ces relations, même par une entente. Par exemple, un juge ne peut pas négocier son traitement ni d'autres conditions d'emploi [. . .] Il n'en demeure pas moins que ces personnes exercent leurs fonctions aux termes de conditions particulières. Le mécanisme d'exécution de ces conditions ne figure pas dans un contrat, mais dans une déclaration des garanties constitutionnelles sous-jacentes à leur poste.

[30]Le juge Major a ainsi trouvé dans la Constitution le fondement de ce qui distingue la relation juridique entre l'État et les juges et celle entre l'État et les autres «hauts fonctionnaires», y compris un membre d'un organisme administratif qui a un degré élevé d'indépendance face à l'exécutif aux plans de la prise de décisions et des opérations. Cela me laisse croire qu'on ne pourrait facilement inclure les juges dans la catégorie générale des «fonctionnaires».

[31]On souligne ce point dans des décisions en déclarant que, même si les juges sont rémunérés par les fonds publics, il découle de leur statut constitutionnel qu'ils ne sont pas des fonctionnaires (se reporter, par exemple, au paragraphe 143 du Renvoi relatif aux juges). Toutefois, puisque l'expression «fonctionnaires» est en litige dans le cadre du présent appel, l'analyse fondée sur ces décisions ne peut être que d'application restreinte. Quoi qu'il en soit, les principes constitutionnels concernés sont véritablement un élément du contexte à prendre en compte pour les fins de l'interprétation. En particulier, ils peuvent étayer l'assertion selon laquelle, au sein du système juridique général dans lequel s'inscrit la Loi de l'impôt sur le revenu, les juges se différencient des employés de l'État.

«Fonctionnaires»--Loi de l'impôt sur le revenu

[32]Comme je l'ai déjà mentionné, l'expression «fonctionnaires» n'est pas définie dans la Loi de l'impôt sur le revenu. Les avocats de l'intimée ont signalé qu'à l'alinéa 250(1)c), le législateur a utilisé l'expression «officer or servant of Canada» («un fonctionnaire ou un représentant du Canada»), ce qui voudrait dire que l'expression «officers» n'est pas comprise dans l'expression «servants». Toutefois, puisque l'expression «public servants» (fonctionnaires) au sous-alinéa 8(1)i)(iv) est un mot composé, l'alinéa 250(1)c) se révèle de peu d'importance.

[33]L'avocate des appelants a soutenu que les définitions données au paragraphe 248(1) d'autres expressions clés utilisées au paragraphe 8(1) révèlent non seulement que la Loi n'écarte pas la possibilité qu'un juge puisse être un fonctionnaire, mais même l'envisage. Ainsi, puisque l'expression «employé» comprend un «fonctionnaire» (officer) et que l'expression «charge» (office) comprend une «charge judiciaire», les juges sont des employés aux fins du paragraphe 8(1). Il est prévu en outre que, dans le cas du fonctionnaire, l'«employeur» s'entend de «la personne de qui celui-ci reçoit sa rémunération» soit, dans le cas des appelants, le gouvernement de l'Alberta. On ne définit pas l'«employeur» comme étant la personne qui contrôle l'exécution de son travail par le fonctionnaire. Finalement, le paragraphe 248(1) introduit le concept de «service», en définissant l'«emploi» comme «[l]e poste qu'occupe un particulier, au service d'une autre personne (y compris Sa Majesté [. . .] )».

[34]Il découle de ces définitions et de la structure du paragraphe 8(1), l'avocate a-t-elle soutenu, que les «fonctionnaires» (public servants) au sens de ce paragraphe sont soit des employés ou des fonctionnaires (officers) et que, puisque l'expression «charge» (office) comprend une charge judiciaire, les juges peuvent être visés par l'expression «fonctionnaires». En outre, puisque les juges sont des employés par le jeu de ces définitions, ils sont à l'«emploi» et au «service» de Sa Majesté. L'avocate a nié que son argument reposait sur le syllogisme consistant à poser que, puisque les fonctionnaires (public servants) sont des employés ou fonctionnaires (officers), des expressions qui visent les juges, tous les employés ou titulaires d'une charge, y compris les juges, sont donc des fonctionnaires (public servants). Elle a plutôt prétendu plus modestement que, selon le libellé de la Loi, un juge pourrait être un fonctionnaire, et que les définitions à large portée du paragraphe 248(1) permettent de s'écarter du sens général, qui exclut les juges, de l'expression «fonctionnaires» au sous-alinéa 8(1)i)(iv).

[35]Cet argument, selon moi, ne favorise guère la cause des appelants. Dire que les juges administrent la justice au «service» du public ne fait pas nécessairement d'eux des «fonctionnaires» (public servants) aux fins de la Loi de l'impôt sur le revenu. La lacune au plan des définitions n'est pas comblée. De plus, les contribuables qui demandent une déduction en vertu de l'une quelconque des dispositions du paragraphe 8(1) doivent démontrer qu'ils satisfont aux critères d'admissibilité. Pour se prévaloir avec succès d'une déduction en vertu du sous-alinéa 8(1)i)(iv), les appelants doivent démontrer qu'ils sont, en tant que juges, des fonctionnaires. Il ne semble pas très utile que le libellé de la Loi n'écarte pas la possibilité que les juges puissent tomber sous le coup de l'expression «fonctionnaires». Cela laisse sans réponse la question initiale: les juges sont-ils visés par cette expression?

[36]À mon avis, on ne répondra pas à cette question par le biais d'un jeu de définitions dans la Loi. Il sera plus utile de se pencher sur l'objet du sous-alinéa 8(1)i)(iv). La déduction existe en sa forme actuelle depuis son adoption en 1951 (Loi de l'impôt sur le revenu, S.C. 1948, ch. 52, paragraphe 11(10), en sa version mise à jour par S.C. 1951, ch. 51, paragraphe 3(3)). Les avocats n'ont toutefois été en mesure de découvrir aucun élément de l'historique du texte, que ce soit sous forme de débats parlementaires, de livres blancs ou de notes techniques, qui puisse éclairer sur les motifs de son adoption ou sur sa portée envisagée.

[37]L'avocate des appelants soutient qu'en tant que contribuables et travailleurs, les juges devraient avoir le droit comme tout le monde de se prévaloir de déductions légitimes de leur revenu. Le motif sous-tendant le sous-alinéa en cause, c'est qu'on ne devrait pas imposer les contribuables sur la partie de leur revenu versée pour acquitter les cotisations d'une association en vue de soutenir les activités qu'elle exerce pour améliorer les conditions d'emploi de ses membres. L'avocate a soutenu qu'on ne pourrait raisonnablement prétendre que permettre aux juges de se prévaloir de la déduction prévue au sous-alinéa 8(1)i)(iv) peut nuire à leur indépendance. Il n'y a donc aucune raison d'interpréter restrictivement l'expression «fonctionnaires». Dans des circonstances exceptionnelles, un tribunal peut recourir à la présomption résiduelle et interpréter la Loi de l'impôt sur le revenu en faveur du contribuable (Québec (Communauté urbaine) c. Corp. Notre-Dame de Bon-Secours, [1994] 3 R.C.S. 3, aux pages 18 à 20).

[38]À mon avis, toutefois, une interprétation du sous-alinéa 8(1)i)(iv) fondée sur l'objet n'est pas favorable aux appelants. Premièrement, l'objectif général de ce sous-alinéa, selon ce que prétend l'avocate des appelants, ne permet pas d'expliquer pourquoi celui-ci restreindrait les cotisations admissibles à celles versées à une «association de fonctionnaires». Si l'objet était aussi général que l'avocate l'a laissé entendre, on pourrait s'attendre à ce que le sous-alinéa 8(1)i)(iv) s'applique aux cotisations versées à toute association d'employés, syndiqués ou non, tant des secteurs public que privé, visant à améliorer les conditions d'emploi de ses membres. Ainsi, une interprétation de l'expression «fonctionnaires» lui conférant une plus large portée que son sens général ne peut se justifier par l'objet stratégique du sous-alinéa 8(1)i)(iv) invoqué pour le compte des appelants.

[39]Deuxièmement, l'interprétation par les appelants de l'expression «fonctionnaires» fait abstraction du contexte des relations de travail dans lequel s'inscrivent les dispositions, qui visent principalement à permettre de déduire les cotisations versées à un syndicat, selon la définition qu'en donne soit la loi fédérale générale sur les relations de travail, soit la loi provinciale applicable. Il est raisonnable d'en déduire qu'en recourant à l'expression «association de fonctionnaires», le législateur fédéral songeait à toute association qui, sans être un agent négociateur accrédité en vertu des lois du travail fédérales ou provinciales, négocie néanmoins collectivement avec l'employeur au nom de ses membres en vue d'améliorer leurs conditions de travail.

[40]Lorsque l'actuel sous-alinéa 8(1)i)(iv) a été ajouté à la Loi de l'impôt sur le revenu, en 1951, la plupart des employés des gouvernements fédéral et provinciaux, sauf celui de la Saskatchewan, étaient exclus des régimes de négociation collective créés par les lois en matière de travail. Il y avait bel et bien des négociations collectives, toutefois, mais qui n'étaient ni régies ni reconnues par les lois. Ainsi, par exemple, les négociations collectives concernant la fonction publique fédérale se déroulaient sous les auspices du Conseil national mixte, un organisme constitué de représentants d'associations du personnel du gouvernement fédéral et de hauts fonctionnaires qui avait été créé en 1944 en vue de conseiller le Conseil du Trésor sur les conditions de travail au sein de la fonction publique fédérale (se reporter à J. Finkelman et S. Goldenberg, Collective Bargaining in the Public Service: The Federal Experience in Canada (Institute for Research on Public Policy/Institut de recherches politiques: Montréal, 1993), aux pages 5 à 9.

[41]Même de nos jours, la plupart des administrations au Canada excluent les employés de l'État de l'application des lois du travail générales. Voici, à titre d'exemple, la définition donnée à l'expression «syndicat» au paragraphe 3(1) du Code canadien du travail, L.R.C. (1985), ch. L-2:

3. (1) [. . .]

«syndicat» Association--y compris toute subdivision ou section locale de celle-ci--regroupant des employés en vue notamment de la réglementation des relations entre employeurs et employés.

[42]Bien que la portée en soit suffisamment large pour viser les associations de fonctionnaires, l'article 6 prévoit pour sa part que la partie I du Code, qui comprend l'article 3, ne s'applique pas aux employés au service de Sa Majesté. Par conséquent, les mots «employés» et «employeurs» dans la définition de «syndicat» à l'article 3 ne visent ni les employés de Sa Majesté ni Sa Majesté. Par conséquent, l'expression «syndicat» au sous-alinéa 8(1)i)(iv) de la Loi de l'impôt sur le revenu ne vise pas une association d'employés de la Couronne fédérale. Leurs cotisations sont donc déductibles parce qu'elles sont payées à une «association de fonctionnaires» qui satisfait aux critères prévus au sous-alinéa 8(1)i)(iv).

[43]Un libellé semblable, mais non identique, était utilisé dans le texte d'origine de cette disposition (Loi de l'impôt sur le revenu, S.C. 1948, ch. 52, sous-alinéa 11(10)d)(i), en sa version mise à jour par L.C. 1951, ch. 51, paragraphe 3(3)). La loi fédérale en matière de travail alors en vigueur, la Loi sur les relations industrielles et sur les enquêtes visant les différends du travail, R.C.S. 1952, ch. 152, alinéa 2(1)(r), renfermait une définition de l'expression «syndicat» semblable à celle se trouvant actuellement dans le Code. L'article 55 excluait les organisations de fonctionnaires fédéraux de la définition de «syndicat» en prévoyant que, sous réserve d'exceptions, la Partie I «ne s'applique pas à Sa Majesté du chef du Canada, ni aux employés de Sa Majesté du chef du Canada».

[44]Les lois en matière de travail provinciales excluent aussi généralement les membres de la fonction publique (se reporter, par exemple, au Labour Relations Code, R.S.A. 2000, ch. L-1, alinéa 1(x) et paragraphe 4(2). Des régimes législatifs distincts régissent les relations de travail collectives au sein de la fonction publique tant fédérale que des provinces (se reporter, par exemple, à la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.R.C. (1985), ch. P-35 et à la Public Service Employee Relations Act, R.S.A. 2000, ch. P-43).

[45]Par contraste, la Constitution interdit aux juges de négocier leurs conditions de travail avec le gouvernement qui les rémunère. Ce principe a été énoncé dans le passage de l'arrêt Wells cité au paragraphe 29 des présents motifs, ainsi que dans le Renvoi relatif aux juges (aux paragraphes 186 et 187):

[. . .] la négociation des rémunérations payées sur les fonds publics a immanquablement un caractère politique. Le fait pour la magistrature de participer à de telles négociations saperait la confiance du public dans l'impartialité et l'indépendance de la magistrature, et contrecarrerait par conséquent un objectif fondamental de l'alinéa 1d) [de la Charte] [. . .]

La perception d'indépendance serait anéantie, car les négociations sur les traitements font naître, relativement à l'attitude des parties à ces négociations, certaines attentes qui sont incompatibles avec l'indépendance de la magistrature. La principale attente est celle des concessions mutuelles par les parties [. . .] [L]a personne raisonnable pourrait conclure que les juges modifieront la façon dont ils tranchent les litiges afin de chercher à gagner la faveur de l'exécutif [. . .] [L]a personne raisonnable pourrait s'attendre à ce que les juges statuent sur les affaires dont ils sont saisis de manière à exercer des pressions sur l'État.

[46]Par suite de l'interdiction par la Constitution des négociations salariales entre les juges et leur «employeur», les tribunaux ont prescrit la création de commissions d'examen de la rémunération des juges devant formuler des recommandations à l'intention du gouvernement. La Alberta Provincial Judges' Association a participé activement à la création des deux premières commissions albertaines, elle a présenté à celles-ci des observations au nom de ses membres et elle a intenté des actions pour contester la constitutionnalité du rejet par le gouvernement des recommandations de la première commission.

[47]Je suis d'avis que ces activités sont si éloignées des schémas habituels de la négociation collective concernant la rémunération et les conditions de travail entre les syndicats et les employeurs, toutefois, que je ne puis attribuer au législateur fédéral l'intention de viser les associations de juges en recourant à l'expression «association de fonctionnaires». De fait, dans le Renvoi relatif aux juges (au paragraphe 188), le juge en chef Lamer a expressément distingué le «marchandage» qui a lieu entre les parties qui négocient en contexte de relations du travail et le

[. . .] fait pour les juges en chef des tribunaux ou pour des organisations représentatives telles que le Conseil canadien de la magistrature, la Conférence canadienne des juges et l'Association canadienne des juges de cours provinciales de faire part de leurs préoccupations sur le caractère adéquat des rémunérations versées ou de présenter des observations à cet égard. Comme de telles observations ne servent qu'à fournir de l'information, il n'est donc pas possible d'affirmer qu'elles créent un danger pour l'indépendance de la magistrature.

[48]Je ne crois pas que la création de commissions d'examen de la rémunération des juges a porté atteinte de manière importante à cette distinction. Étant donné le contexte de relations du travail qui entoure le sous-alinéa 8(1)(i)(iv), il serait incongru que la même catégorie, soit les «fonctionnaires», réunisse deux groupes de travailleurs fondamentalement distincts: ceux qui peuvent négocier leurs conditions d'emploi ou de travail et ceux qui en sont empêchés par la Constitution.

F. CONCLUSIONS

[49]Je suis convaincu, pour ces motifs, que le juge de la Cour de l'impôt a interprété à juste titre l'expression «association de fonctionnaires dont le principal objet est de favoriser l'amélioration des conditions d'emploi ou de travail des membres» comme n'étant pas applicable à la Alberta Provincial Judges' Association, puisque les juges ne sont pas des fonctionnaires à cette fin.

[50]L'expression «fonctionnaires» a tant en langage courant qu'en droit un sens général qui ne vise pas les juges, et qui cadre bien avec l'objet et le contexte des dispositions sous examen de la Loi de l'impôt sur le revenu. Par conséquent, les appelants n'avaient pas le droit de déduire de leur revenu pour les années d'imposition 1996 et 1997, en vertu du sous-alinéa 8(1)i)(iv), les cotisations qu'ils ont versées à l'association.

[51]Je rejetterais les appels avec dépens.

Le juge Rothstein, J.C.A.: Je souscris aux présents motifs.

Le juge Malone, J.C.A.: Je souscris aux présents motifs.

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