Référence : |
Aalto c. Canada (Procureur général), 2009 CF 861, [2010] 3 R.C.F. 312 |
T-370-09 |
T-370-09
2009 CF 861
Kevin R. Aalto, Roza Aronovitch, Roger R. Lafrenière, Martha Milczynski, Richard Morneau et Mireille Tabib (demandeurs)
c.
Procureur général du Canada (défendeur)
Répertorié : Aalto c. Canada (Procureur général) (C.F.)
Cour fédérale, juge suppléant MacKay—Toronto, 8 et 9 juillet; Ottawa, 28 août 2009.
Il s’agissait d’une demande présentée par les protonotaires de la Cour fédérale pour solliciter le contrôle judiciaire de la décision du ministre de la Justice (Réponse du ministre de la Justice au rapport du conseiller spécial sur la rémunération des protonotaires de la Cour fédérale), au nom du gouvernement canadien, rejetant toutes les recommandations du conseiller spécial concernant le caractère adéquat du traitement et des avantages sociaux des protonotaires. Jusqu’en 2007, le traitement et les avantages des protonotaires relevaient du Bureau du Conseil privé. Les protonotaires tenaient à ce que leur traitement et leurs avantages soient fixés par le recours à un mécanisme d’examen par une commission et de réponse qui témoigne d’une reconnaissance de l’indépendance judiciaire. La première mesure qui fut prise en vue de l’instauration de ce mécanisme a mené au Rapport du conseiller spécial de 2008, que le ministre a jugé généralement inacceptable. La réponse du ministre rejette à peu près toutes les recommandations pour deux motifs : 1) la détérioration de la situation économique globale et ses importants effets défavorables sur la situation financière du gouvernement canadien, et 2) les réserves à l’égard de certaines présomptions sur lesquelles le rapport du conseiller spécial était fondé quant au traitement, aux pensions et d’autres améliorations à des avantages.
Jugement : la demande doit être rejetée.
Les protonotaires sont des fonctionnaires judiciaires qui jouissent de l’indépendance judiciaire dans l’exécution de leurs fonctions, au même titre que les juges. Leur rémunération doit être fixée par le recours au mécanisme d’examen par une commission, lequel présente les garanties d’indépendance, d’objectivité et d’efficacité et qui a une incidence réelle sur la rémunération des juges. Pour être efficace, ce mécanisme appelle une appréciation équitable, ouverte et objective ainsi qu’une réaction raisonnable aux recommandations formulées. Le gouvernement peut écarter les recommandations s’il justifie sa décision par des motifs rationnels et légitimes. En dernière analyse, la cour de révision doit déterminer s’il ressort, dans l’ensemble, que le recours à une commission s’est révélé efficace et qu’on a dépolitisé la fixation de la rémunération des juges, en gardant à l’esprit que le mécanisme d’examen est souple et que les recommandations ne s’imposent pas.
Le pouvoir discrétionnaire pour gérer la politique économique et fiscale, notamment des restrictions salariales, relève clairement des compétences constitutionnelles du gouvernement. En l’absence de tout moyen sérieux tiré de la Charte canadienne des droits et libertés, la Cour s’en remet aux décisions du gouvernement. En l’espèce, les circonstances économiques extraordinaires (la détérioration des conditions économiques et des finances publiques après le dépôt du rapport du conseiller spécial) invoquées par le gouvernement constituaient un fondement raisonnable pour la décision de ne pas accepter les recommandations du conseiller spécial. Vu cette conclusion, il était exclu que la Cour fasse droit à la demande. Autrement, la réponse ne satisfaisait pas au critère établi d’une réponse rationnelle ou légitime aux recommandations. La décision de rejeter les recommandations du conseiller spécial a été prise sans égard aux motifs qui sous-tendent les recommandations ni aux recommandations mêmes.
La réponse exposait d’autres considérations qui visaient les recommandations. S’agissant du traitement, la réponse n’expliquait pas pourquoi le conseiller spécial avait tort de rejeter la position du gouvernement selon laquelle des indices de comparaison de la fonction publique devraient être utilisés pour évaluer les niveaux de traitement. Reprocher au conseiller spécial de ne pas avoir accepté sa préférence ne constituait pas une réponse motivée aux recommandations. La réponse ne proposait aucune modification des recommandations sur le traitement. Elle soulignait plutôt l’avis du gouvernement selon lequel le traitement des protonotaires devrait demeurer inchangé. Pour ce qui est des pensions des protonotaires, bien qu’il puisse y avoir eu des motifs de conclure que les recommandations détaillées relatives à un régime de pension n’étaient pas acceptables, la réponse se bornait à les rejeter sans en examiner sérieusement aucun aspect, même sur le plan des principes. Le rejet ne pouvait découler logiquement des recommandations vu les circonstances particulières de l’espèce.
Si le critère énoncé dans l’arrêt Bodner c. Alberta, 2005 CSC 44 était appliqué, le fondement principal de la réponse ne se rattachait aucunement aux recommandations. Aucun poids n’a été accordé aux recommandations, celles-ci n’ont eu aucun effet concret sur le résultat et le ministre n’y a pas répondu de manière adéquate en invoquant des motifs raisonnablement complets. La réponse ne satisfaisait pas à la norme de la rationalité, ni au titre du motif tiré de la détérioration des conditions économiques, ni au titre des motifs additionnels exposés en rapport avec des recommandations précises, et elle ne respectait pas les objectifs du mécanisme de fixation de la rémunération judiciaire. Le rejet de la présente demande ne valait pas reconnaissance de la conformité aux exigences constitutionnelles du mécanisme d’examen par une commission et de réponse. Bien que la réponse n’ait pas été annulée, elle ne pouvait pas être maintenue comme fondement de la rémunération. Le gouvernement reste soumis à la même obligation constitutionnelle d’assurer un mécanisme adéquat pour la fixation du traitement et des avantages des protonotaires de la Cour fédérale.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Charte canadienne des droits et libertés qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 1.
Décret C.P. 2007-1015.
Décret C.P. 2009-0986.
Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2e Supp.), ch. 10.
Loi sur la pension de la fonction publique, L.R.C. (1985), ch. P-36.
Loi sur le contrôle des dépenses, L.C. 2009, ch. 2, art. 393, art. 5, 13(4), 16.
Loi sur l’emploi dans la fonction publique, L.C. 2003, ch. 22, art. 12, 13, art. 127.1(1)c) (édicté par L.C. 2006, ch. 9, art. 106).
Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14), 12 (mod., idem, art. 20; 2003, ch. 22, art. 225(A), 263; 2006, ch. 11, art. 23).
Loi sur les juges, L.R.C. (1985), ch. J-1.
Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, règle 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 2).
JURISPRUDENCE CITÉE
décision suivie :
Terre-Neuve (Conseil du Trésor) c. N.A.P.E., 2004 CSC 66, [2004] 3 R.C.S. 381.
décisions appliquées :
Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard; Renvoi relatif à l’indépendance et à l’impartialité des juges de la Cour provinciale de l’Île-du-Prince-Édouard; R. c. Campbell; R. c. Ekmecic; R. c. Wickman; Manitoba Provincial Judges Assn. c. Manitoba (Ministre de la Justice), [1997] 3 R.C.S. 3; Assoc. des juges de la Cour provinciale du Nouveau-Brunswick c. Nouveau-Brunswick (Ministre de la Justice); Assoc. des juges de l’Ontario c. Ontario (Conseil de gestion); Bodner c. Alberta; Conférence des juges du Québec (Procureur général); Minc c. Québec (Procureur général), 2005 CSC 44, [2005] 2 R.C.S. 286; 288 R.N.-B. (2e) 202.
DOCTRINE CITÉE
DEMANDE présentée par les protonotaires de la Cour fédérale pour solliciter le contrôle judiciaire de la décision du ministre de la Justice rejetant toutes les recommandations du conseiller spécial concernant le caractère adéquat du traitement et des avantages sociaux des protonotaires. Demande rejetée.
ONT COMPARU
Andrew K. Lokan pour les demandeurs.
Catherine Beagan Flood et Bryn Gray pour le défendeur.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Paliare Roland Rosenberg Rothstein LLP, Toronto, pour les demandeurs.
Blake, Cassels & Graydon S.E.N.C.R.L./s.r.l., Toronto, pour le défendeur.
Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par
[1] Le juge suppléant MacKay : Par la présente demande, les protonotaires de la Cour fédérale demandent un contrôle judiciaire de la décision prise aux termes de la réponse du ministre de la Justice du Canada datée du 11 février 2009 (Réponse du ministre de la Justice au rapport du conseiller spécial sur la rémunération des protonotaires de la Cour fédérale, Ministère de la Justice du Canada, http://www.justice.gc.ca/fra/min-dept/pub/rep-res/prot.html, 25 juin 2009 [réponse]), au nom du gouvernement du Canada, relativement aux recommandations d’un conseiller spécial concernant le caractère adéquat du traitement et des avantages sociaux des protonotaires, actuels ou passés. Cette réponse a rejeté à peu près toutes les recommandations formulées dans le Rapport du conseiller spécial [Conseiller spécial sur la rémunérarion des protonotaires de la Cour fédérale. Rapport de l’honorable George W. Adams, c.r., 30 mai 2008, en ligne : <http://www.prothocomp.gc.ca/report_special_advisor_f.pdf>].
[2] Les circonstances sont extraordinaires. Avant d’exposer mes motifs au long, j’expose ici un résumé de mes principales conclusions. Premièrement, la demande de contrôle judiciaire est rejetée, puisque le motif principal invoqué dans la réponse est raisonnable eu égard aux circonstances extraordinaires, à savoir les changements importants dans les conditions économiques en général et leurs incidences négatives sur les finances publiques du gouvernement du Canada qui ont été constatés après la présentation du Rapport du conseiller spécial au ministre le 30 mai 2008. La décision du gouvernement et les mesures prises pour composer avec ces changements étaient légitimes en ce qu’elles étaient conformes à la loi et relevaient du pouvoir constitutionnel du gouvernement. La Cour n’a aucun motif d’annuler la réponse du ministre. Cette conclusion ne règle pas la question soulevée et plaidée devant moi concernant l’acceptation de la réponse en rapport avec les recommandations du conseiller.
[3] La deuxième conclusion à laquelle je parviens se rapporte aux difficultés auxquelles le gouvernement est confronté dans des circonstances extraordinaires et dans les circonstances de l’élaboration de la réponse en l’espèce, en rapport avec la première démarche entreprise pour fixer convenablement la rémunération des protonotaires de la Cour fédérale en conformité avec la loi. Je conclus que la réponse ne satisfait pas aux exigences constitutionnelles visant à assurer une reconnaissance appropriée de l’indépendance de la magistrature qu’a établies la Cour suprême du Canada dans le Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince-Édouard; Renvoi relatif à l’indépendance et à l’impartialité des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince-Édouard; R. c. Campbell; R. c. Ekmecic; R. c. Wickman; Manitoba Provincial Judges Assn. c. Manitoba (Ministre de la Justice), [1997] 3 R.C.S. 3 (ci-après le Renvoi relatif à la rémunération des juges) et dans l’arrêt Assoc. des juges de la Cour provinciale du Nouveau-Brunswick c. Nouveau-Brunswick (Ministre de la Justice); Assoc. des juges de l’Ontario c. Ontario (Conseil de gestion); Bodner c. Alberta; Conférence des juges du Québec (Procureur général); Minc c. Québec (Procureur général), 2005 CSC 44, [2005] 2 R.C.S. 286 (ci-après Bodner). La réponse et les motifs qui y sont invoqués ne répondent pas convenablement aux recommandations du conseiller spécial. Dans l’ensemble, la réponse ne démontre pas un respect du « mécanisme d’examen par une commission » et des objectifs de ce mécanisme, à savoir préserver l’indépendance de la magistrature et dépolitiser la fixation de la rémunération des juges. Je conclus que le mécanisme d’examen par une commission et la réponse n’ont pas atteint ces objectifs en l’espèce.
[4] Bien que mes conclusions intéressent d’abord les parties, elles touchent aussi l’intérêt public. Certaines implications de principe sont évoquées à la section des présents motifs intitulée « Conclusions et implications », aux paragraphes 54 à 59. La réponse n’est pas annulée, mais elle ne peut pas être maintenue comme fondement de la rémunération des protonotaires. La responsabilité à cet égard demeure la même qu’au 30 mai 2008 et avant cette date.
Le contexte
[5] La nomination du conseiller spécial du ministre s’est faite au moyen du décret C.P. 2007‑1015, daté du 21 juin 2007. Dans son préambule, le décret reconnaît que, « jusqu’à présent, le traitement et les avantages des protonotaires de la Cour fédérale n’ont jamais été examinés en profondeur afin de vérifier s’ils sont satisfaisants », et que « la gouverneure en conseil juge nécessaire que le ministre de la Justice soit assisté d’un conseiller spécial chargé d’entreprendre un examen externe du traitement et des avantages » de ces protonotaires.
[6] Suite à la nomination du conseiller spécial (du commun accord des parties, l’honorable George W. Adams a été nommé conseiller spécial en août 2007 pour agir conformément au décret C.P. 2007‑1015 pris en vertu de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique, L.C. 2003, ch. 22, art. 12, 13, alinéa 127.1(1)c) (édicté par L.C. 2006, ch. 9, art. 106), les parties à la présente demande lui ont présenté des observations écrites. Leurs avocats ont été entendus, et le juge en chef de la Cour fédérale, l’administrateur en chef par intérim du Service administratif des tribunaux judiciaires de l’époque ainsi que des représentants d’autres parties intéressées ont présenté des observations. Le conseiller a fait rapport au ministre le 30 mai 2008, conformément à son mandat. Aux termes de ce mandat, le conseiller devait tenir compte des éléments suivants :
a. la nature des fonctions exercées par le protonotaire;
b. le traitement et les avantages de groupes de comparaison appropriés;
c. l’état de l’économie au Canada, notamment le coût de la vie, ainsi que la situation économique et financière globale de l’administration fédérale;
d. le rôle de la sécurité financière dans la préservation de l’indépendance des protonotaires;
e. le besoin de recruter les meilleurs candidats pour occuper la charge de protonotaire de la Cour fédérale;
f. tout autre facteur objectif que le conseiller spécial estime important ([décret] C.P. 2007‑1015, daté du 21 juin 2007, paragraphe 4(1)).
[7] La charge de protonotaire a été créée par la Loi sur la Cour fédérale en 1971 [S.R.C. 1970 (2e Supp.), ch. 10], et les protonotaires agissent en qualité de fonctionnaires judiciaires de la Cour fédérale, nommés par le gouverneur en conseil, maintenant en vertu de l’article 12 [mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 20; 2003, ch. 22, art. 225(A), 263; 2006, ch. 11, art. 23] de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F‑7 [art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14)] et modifications, à titre inamovible jusqu’à l’âge de 75 ans. Les parties s’entendent pour dire que les protonotaires apportent une contribution des plus importantes aux travaux de la Cour fédérale, qu’ils jouissent de l’indépendance judiciaire dans l’exécution de leurs fonctions en qualité de fonctionnaires judiciaires, au même titre que les juges, de même qu’à l’instar d’autres fonctionnaires judiciaires d’autres tribunaux au Canada, conformément à la jurisprudence subséquente au Renvoi relatif à la rémunération des juges, en particulier l’arrêt Bodner.
[8] Le rôle des protonotaires à la Cour fédérale a été élargi, particulièrement au cours des quelque douze dernières années, tant en ce qui a trait aux questions de fond qu’aux questions de procédure, à la suite de modifications apportées aux Règles de la Cour [Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, règle 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 2)] pour assurer une surveillance judiciaire plus efficace du traitement des différentes demandes et requêtes dont la Cour est saisie, et dont bon nombre sont complexes. Une part importante des travaux de la Cour se rapporte à des causes et des demandes de réparation contre le gouvernement du Canada, les ministres ou d’autres fonctionnaires du gouvernement, ou concerne l’administration judiciaire de politiques réglementaires adoptées par le Parlement. Dans le cadre de ces travaux, les protonotaires procèdent régulièrement à l’audition de requêtes ou s’occupent d’autres procédures de gestion des instances, ou de procès, et ce, dans tout un éventail de causes devant la Cour.
[9] Deux perspectives passablement différentes des ententes et des malentendus passés se dégagent des discussions qu’ont eues les représentants des protonotaires et du gouvernement au cours des dernières années. Il n’est pas nécessaire de rationaliser ces perspectives aux fins de l’examen de la réponse du ministre, mais il importe tout de même de signaler quelques éléments contextuels clés, dont les suivants :
i) Les protonotaires se préoccupent, au moins depuis le prononcé du Renvoi relatif à la rémunération des juges de 1997, de ce que leur traitement et leurs avantages — des questions qui ont relevé principalement du Bureau du Conseil privé jusqu’en 2007 — soient fixés en recourant à un mécanisme d’examen par une commission et de réponse qui témoigne d’une reconnaissance de l’indépendance judiciaire des protonotaires.
ii) La première mesure qui a été prise en vue de l’instauration de ce mécanisme a été le décret C.P.
2007-1015, qui a mené au Rapport du conseiller spécial de 2008, que le ministre a jugé généralement inacceptable dans sa réponse en 2009.
iii) Au moment du Rapport, les traitement, salaire et pension de base des protonotaires étaient les suivants :
a) Le salaire était fixé à 69 p. 100 du salaire payable aux juges puînés de la Cour fédérale en vertu de la Loi sur les juges [L.R.C. (1985), ch. J-1]. Ce salaire proportionnel avait été fixé par le gouverneur en conseil en 2001, à la suite de négociations entre des représentants des protonotaires et du gouvernement du Canada. Depuis lors, les salaires des juges ont augmenté à la suite des rapports des commissions quadriennales successives d’examen de la rémunération des juges et en raison de rajustements annuels accordés aux juges, en vertu de la Loi sur les juges, et les protonotaires ont bénéficié à ces deux titres d’augmentations salariales proportionnelles correspondantes. (Incidemment, je note que la plus récente commission quadriennale d’examen de la rémunération des juges a fait rapport au ministre le 30 mai 2008. Tout comme dans le cas du Rapport du conseiller spécial qui nous intéresse ici, la réponse du ministre a rejeté à peu près toutes les recommandations formulées dans le rapport de la Commission quadriennale, et ce, pour des motifs similaires de grave incertitude économique constatée après la présentation du rapport de la Commission.) (Voir la Réponse du gouvernement du Canada au rapport de la commission d’examen de la rémunération des juges 2007, 11 février 2009, http://canada.justice.gc.ca/fra/min-dept/pub/rep-res/comm2007.html.)
b) Les pensions des protonotaires sont établies par le paragraphe 12(5) de la Loi sur les Cours fédérales, en vertu duquel les protonotaires sont réputés appartenir à la fonction publique pour l’application de la Loi sur la pension de la fonction publique [L.R.C. (1985), ch. P-36]. Ils ne touchent aucune pension comparable à celle des juges, il n’y a aucune reconnaissance du fait qu’ils commencent à travailler en milieu de carrière ni de leur expérience, et il n’y a aucune disposition leur permettant de continuer à cotiser au régime de pension de la fonction publique jusqu’à l’âge de 75 ans comme c’est le cas des juges en vertu des ententes relatives à leurs pensions.
[10] En 2001, le salaire fixé pour les protonotaires (d’un montant exprimé plus tard comme correspondant à 69 p. 100 du salaire d’un juge de la Cour fédérale) correspondait à un montant en dollars raisonnablement comparable au salaire moyen des conseillers-maîtres et des juges des cours provinciales. Tel n’était plus le cas en 2008, alors que le salaire des protonotaires se classait tout près du bas de la liste des salaires des fonctionnaires judiciaires à l’échelle du Canada, autres que les juges nommés par le gouvernement fédéral. Au cours de la dernière année, les modalités de la pension pour les protonotaires ne se sont pas comparées avantageusement à celles de leurs homologues des cours provinciales, et leur nomination en milieu de carrière, qui leur laisse un nombre limité d’années pour contribuer au régime de pension de la fonction publique du Canada, les laisse moins bien pourvus en matière de retraite que la plupart de leurs homologues.
[11] Contrairement aux juges et à bon nombre de fonctionnaires judiciaires provinciaux, les protonotaires n’ont pas accès à un programme d’assurance en cas de maladie ou d’invalidité de longue durée après 65 ans. Un programme visant à répondre aux préoccupations des protonotaires a été recommandé.
[12] Le Rapport du conseiller spécial a été présenté tel que prévu, le 30 mai 2008. Il comprenait un certain nombre de recommandations spécifiques et certaines autres propositions pour étude. Ces recommandations et propositions sont exposées dans le résumé reproduit à l’annexe A ci-jointe, qui est tiré de la réponse du ministre et qui constitue un résumé convenable pour nos fins.
[13] La réponse du ministre du 11 février 2009 constitue l’objet essentiel du présent contrôle judiciaire et elle sera examinée de manière relativement détaillée. En résumé, elle rejette à peu près toutes les recommandations pour deux motifs généraux, mais distincts. Les points de vue des parties divergeaient dans l’appréciation de ces deux motifs. Le premier motif, que la réponse décrit comme la « principale considération » (réponse du ministre, page 4, 1er paragraphe complet), était la détérioration de la situation économique globale et ses effets négatifs importants sur la situation financière du gouvernement du Canada « depuis que le conseiller spécial a conclu son enquête et soumis son rapport au ministre de la Justice le 30 mai 2008 » (réponse du ministre, page 2, 2e paragraphe). Le deuxième motif invoqué comme fondement de la réponse était les préoccupations du gouvernement à l’égard de « certaines présomptions sur lesquelles le rapport du conseiller spécial est fondé, tout particulièrement quant au traitement » (réponse du ministre, page 4, 1er paragraphe complet), mais aussi à l’égard des pensions ou d’autres améliorations à des avantages proposées par le Rapport (réponse du ministre, page 4, dernier paragraphe).
Les principes généraux qui s’appliquent ici
[14] Certains des principes généraux énoncés dans le Renvoi relatif à la rémunération des juges et développés dans la jurisprudence subséquente, en particulier dans l’arrêt Bodner, concernent le mécanisme d’examen par une commission et de réponse dont il est question en l’espèce. Ces principes généraux comprennent ce qui suit :
a. La rémunération des fonctionnaires judiciaires, à qui la common law et la Constitution garantissent l’indépendance judiciaire, doit être fixée en ayant recours à un « mécanisme d’examen par une commission » qui est indépendant, objectif et efficace et qui a un effet concret sur la rémunération des juges. À mon avis, il ressort clairement de la jurisprudence que, pour être efficace, le processus d’examen par une commission exige une appréciation équitable, ouverte et objective ainsi qu’une réponse raisonnable traitant les recommandations formulées.
b. Il ne s’ensuit pas que les recommandations de la commission doivent être obligatoires. En effet, le gouvernement peut écarter les recommandations, mais pour cela, il doit justifier sa décision par des motifs rationnels et légitimes qui sont complets, qui sont adaptés aux recommandations et qui reposent sur des fondements factuels.
c. Le contrôle judiciaire de la réponse du gouvernement se fait en fonction d’un critère à trois volets :
i) Le gouvernement a-t-il justifié par des motifs légitimes sa décision d’écarter les recommandations de la commission?
ii) Les motifs invoqués au soutien de la réponse reposent-ils sur des fondements factuels raisonnables?
iii) Dans l’ensemble, le mécanisme d’examen par une commission a‑t‑il été respecté et les objectifs du recours à une commission ont‑ils été atteints? Ces objectifs sont la préservation de l’indépendance de la magistrature et la dépolitisation de la fixation de la rémunération des juges (Bodner, précité, au paragraphe 31). Ce dernier objectif, soit la dépolitisation de la fixation de la rémunération des juges, contribue à préserver l’indépendance de la magistrature en restreignant les décisions unilatérales du gouvernement touchant la rémunération des juges et des fonctionnaires judiciaires.
[15] Lorsqu’elle apprécie la réponse du ministre, en particulier son fondement factuel, la Cour doit faire preuve de la retenue requise à l’égard du rôle du ministre et du gouvernement et se demander si, compte tenu des éléments de preuve dont elle dispose, il était rationnel de s’appuyer sur les bases factuelles de la décision qui a été prise. Au stade final de son examen de la réponse, la Cour doit faire preuve encore une fois de la retenue requise à l’égard de la décision du ministre, en gardant à l’esprit que le mécanisme d’examen par une commission est souple et que les recommandations de la commission ne sont pas obligatoires. En dernière analyse, la Cour de révision doit déterminer « [s]’il ressort, dans l’ensemble, que le recours à une commission s’est révélé efficace et qu’on a “dépolitisé” la fixation de la rémunération des juges ». Dans l’affirmative, le choix du gouvernement devrait alors être confirmé (Bodner, précité, paragraphes 28 à 43).
L’examen de la réponse en l’espèce
[16] Comme je l’ai indiqué précédemment, la réponse du ministre précise qu’elle repose sur deux motifs factuels distincts. Puisqu’il n’y a essentiellement aucun lien entre ces deux motifs, je les examinerai séparément, après quoi j’apprécierai la réponse, en examinant ces deux motifs en même temps et, conformément à l’arrêt Bodner, « dans l’ensemble » au regard des objectifs du mécanisme de fixation de la rémunération des juges fondé sur un examen par une commission et une réponse.
A. Le motif tiré de la détérioration des conditions économiques
[17] Comme le souligne la réponse, un des critères clés à prendre en compte dans le cadre de l’exécution du mandat du conseiller spécial était « l’état de l’économie au Canada, notamment le coût de la vie, ainsi que la situation économique et financière globale de l’administration fédérale. » Des observations ont été présentées au conseiller spécial au regard de ce critère, et le conseiller spécial a commenté ces circonstances dans son rapport en s’appuyant sur les observations qui lui avaient été présentées. Ces observations, présentées au printemps 2008, ne faisaient pas état des sérieuses difficultés économiques auxquelles le Canada allait bientôt être confronté. Cependant, les circonstances économiques et la situation financière invoquées dans la réponse sont précisément liées à l’importante détérioration des conditions économiques globales et de la position économique et financière du gouvernement « depuis que le conseiller spécial a conclu son enquête et soumis son rapport au ministre de la Justice le 30 mai 2008 ». Le motif tiré de la détérioration des conditions économiques sans allusion aux recommandations spécifiques ne saurait constituer une réponse aux recommandations formulées par le conseiller spécial — et d’ailleurs, il n’est pas présenté comme tel.
[18] La réponse invoque le Budget de 2009 : Le plan d’action économique du Canada (Le plan d’action économique du Canada, Budget 2009, ministère des Finances du Canada, présenté à la Chambre des communes le 27 janvier 2009), qui mentionnait notamment le dépôt d’un projet de loi visant à assurer la prévisibilité des salaires dans le secteur public fédéral pendant cette période économique difficile. Ce projet de loi, devenu par la suite la Loi sur le contrôle des dépenses, L.C. 2009, ch. 2, art. 393, entrée en vigueur après avoir obtenu la sanction royale le 12 mars 2009, prévoyait des augmentations salariales annuelles, pour l’administration publique fédérale en général, de l’ordre de 2,3 p. 100 en 2007–2008 et de 1,5 p. 100 au cours des trois années suivantes (Loi sur le contrôle des dépenses, article 16). La Loi soustrayait à ces restrictions certains groupes de fonctionnaires ainsi que ceux dont les augmentations salariales dépassant ces plafonds avaient fait l’objet d’un règlement avant l’annonce des restrictions salariales. Les demandeurs dans la présente instance ont laissé entendre qu’en fin de compte, des milliers de fonctionnaires avaient été soustraits aux restrictions salariales prévues par la Loi
[19] Figuraient parmi ceux qui étaient soustraits à la restriction générale (Loi sur le contrôle des dépenses, article 5, paragraphe 13(4)) les juges touchant un traitement sous le régime de la Loi sur les juges et les protonotaires nommés en vertu de l’article 12 de la Loi sur les Cours fédérales. L’indexation du traitement des juges sous le régime de la Loi sur les juges prévoit des rajustements annuels du traitement des juges en fonction de l’indice de l’ensemble des activités économiques, une mesure des salaires au fil du temps compilée par Statistique Canada. Les rajustements payés pour les années commençant en 2007–2008, 2008–2009 et 2009–2010 seraient respectivement de l’ordre de 3 p. 100, 3,2 p. 100 et 2,8 p. 100, et, selon les prévisions, le rajustement qui sera payé en 2010–2011 devrait être de l’ordre de 2,8 p. 100. Pour autant que le traitement des protonotaires demeure proportionnel à celui des juges de la Cour fédérale, comme il l’a été, et comme il continue de l’être selon la réponse du ministre, des rajustements annuels du traitement supérieurs à ceux établis pour les fonctionnaires en général auront été payables aux protonotaires pour la période allant de 2007 à 2011. Ainsi, les augmentations annuelles des traitements des juges nommés par le gouvernement fédéral et des protonotaires demandeurs seraient restreintes, mais à des taux légèrement supérieurs que dans le cas des fonctionnaires en général.
[20] La réponse du ministre expose les commentaires suivants en rapport avec les effets de la détérioration des conditions économiques et des finances publiques :
Le gouvernement convient que le traitement des juges — et celui des fonctionnaires judiciaires comme les protonotaires — est subordonné à certaines considérations qui ne s’appliquent pas aux autres personnes payées à même les fonds publics. Tout particulièrement, il importe de veiller à ce que le traitement des juges ne soit pas abaissé sous le “minimum” requis pour protéger leur sécurité financière, y compris une baisse résultant d’une érosion par l’inflation. Ce “minimum” sert à éviter que les juges soient perçus comme étant vulnérables à des pressions politiques exercées par manipulation financière, comme cela se produit dans d’autres pays. [Réponse du ministre, page 3, 2e paragraphe.]
[. . .]
Le moment est mal choisi pour apporter les améliorations considérables recommandées par le conseiller spécial dans son rapport. En effet, en les soustrayant à des restrictions imposées dans l’ensemble du secteur public, on minerait la perception d’indépendance judiciaire et d’impartialité qu’entretient le public à leur égard, au lieu d’augmenter la confiance du public. [Réponse du ministre, page 3, avant-dernier paragraphe.]
Au soutien de ce point de vue, la réponse du ministre renvoie aux commentaires du juge en chef Lamer dans le Renvoi relatif à la rémunération des juges, où la Cour suprême a jugé que des restrictions législatives à la rémunération de juges provinciaux, comparables à celles qui s’appliquaient aux fonctionnaires en général, étaient valides et ne constituaient pas des mesures législatives compromettant l’indépendance de la magistrature (aux paragraphes 156 et 158). En toute déférence, lorsqu’elle renvoie à un commentaire cité du juge en chef Lamer, la réponse du ministre force l’interprétation du commentaire de la Cour suprême en disant qu’il « a établi que c’est en vue d’assurer la confiance du public dans la magistrature que la rémunération des juges devrait être assujettie aux mesures touchant les salaires de toutes les autres personnes rémunérées sur les fonds publics » (réponse du ministre, page 2, dernier paragraphe).
De même, le gouvernement est d’avis que le traitement des protonotaires devrait rester fixé à 69 % de la rémunération d’un juge de la Cour fédérale. Leur sécurité financière continuera d’être assurée par les rajustements annuels équivalents à ceux dont jouissent les juges des cours supérieures au Canada, un avantage auquel peu ou pas de Canadiens et de Canadiennes pourraient aspirer en ces temps économiques difficiles. Le gouvernement n’est pas non plus disposé à l’heure actuelle à mettre en œuvre les améliorations recommandées à la pension de retraite et aux autres avantages sociaux accordés aux protonotaires. [Réponse du ministre, page 3, dernier paragraphe.]
[21] Les mentions répétées dans la réponse, particulièrement en ce qui concerne la détérioration des conditions économiques et des finances publiques, font ressortir le caractère extraordinaire de ces circonstances. Il n’est pas déraisonnable d’en déduire que, dans une conjoncture économique plus favorable, la réponse du gouvernement pourrait être différente. Cependant, la réponse ne prévoit aucun réexamen par le gouvernement à l’avenir, et aucun engagement n’est pris en ce sens.
[22] Dans leurs observations écrites et dans les plaidoiries qu’ils ont présentées à la Cour, les demandeurs reconnaissent que les conditions économiques sont effectivement extraordinaires, par exemple lorsqu’ils écrivent (mémoire des faits et du droit des demandeurs, paragraphe 34) :
[traduction] Il n’est pas contesté que l’économie s’est considérablement détériorée depuis le dépôt du Rapport Adams. Les protonotaires admettent que, dans certaines circonstances, les conditions économiques pourraient justifier une dérogation au mécanisme d’examen par une commission.
[23] Cependant, les demandeurs soutiennent qu’en l’espèce, les éléments de preuve présentés à la Cour n’établissent pas de bases factuelles justifiant les actes du gouvernement. Ils affirment que le gouvernement n’a fourni aucun renseignement démontrant le coût de la mise en œuvre des recommandations, qu’il n’y a aucun engagement clair à revenir éventuellement sur le refus des recommandations et que le motif du gouvernement tiré de la nécessité de traiter de manière comparable toutes ou presque toutes les personnes payées à même les fonds publics n’est pas étayé par des éléments de preuve démontrant qu’un traitement comparable a été appliqué. D’ailleurs, les exemptions aux restrictions salariales sous le régime de la Loi sur le contrôle des dépenses, applicables à un nombre important de personnes, semblent démentir la possibilité d’un traitement comparable uniforme de tous ceux qui sont payés à même les fonds publics.
[24] Cependant, la Cour ne peut pas exiger des éléments de preuve d’un type particulier et il ne lui appartient pas d’apprécier la sagesse ou l’efficacité de l’application d’une politique par le gouvernement du Canada dans les circonstances de la présente espèce. Telle n’est pas la fonction de la Cour. Je dois plutôt déterminer si les éléments de preuve produits par le gouvernement au soutien des motifs exposés dans la réponse du ministre procurent un fondement rationnel, au sens de « raisonnable », à la réponse et à la décision d’écarter les recommandations.
[25] Il y a des éléments de preuve qui étayent le motif invoqué dans la réponse du ministre relativement à la détérioration des conditions économiques et des finances publiques après le dépôt du Rapport du conseiller spécial. La réponse cite le document intitulé Budget de 2009 : Le plan d’action économique du Canada du 27 janvier 2009. L’importance de la détérioration de la situation qui a mené à ce budget est décrite avec force détails, en ce qui a trait aussi bien à la situation mondiale qu’à celle qui prévaut au Canada, dans un affidavit produit en l’espèce pour le compte du gouvernement par Benoît Robidoux, directeur général de la Direction de la politique économique et fiscale du ministère des Finances du Canada. Il n’y a aucun élément de preuve contraire. J’estime que cet affidavit, daté du 13 mai 2009, établit clairement un fondement raisonnable aux mesures prises par le gouvernement, dans les limites de son pouvoir discrétionnaire légitime, pour gérer sa politique économique et fiscale, notamment des restrictions salariales, dans le contexte d’une conjoncture économique extraordinaire. Cette discrétion relève clairement du pouvoir constitutionnel du gouvernement. Quant aux choix qu’a faits ce dernier pour composer avec ces conditions extraordinaires, en l’absence de toute question sérieuse relative à la Charte [Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]], la Cour respecte les décisions du gouvernement. Il ne s’ensuit pas que d’autres responsabilités constitutionnelles du gouvernement doivent être ignorées, même s’il appartient au gouvernement de déterminer en général à quel moment il doit s’acquitter de ces autres responsabilités.
[26] À mon avis, il y a des éléments de preuve qui établissent un fondement factuel justifiant la décision du gouvernement d’écarter les recommandations, à savoir la détérioration extraordinaire des conditions économiques et des finances publiques. Dans l’arrêt Bodner, la Cour laisse entendre que, si des faits ou circonstances nouveaux se présentent après le dépôt du rapport d’une commission sur la rémunération, le gouvernement peut en tirer un motif pour justifier sa décision de modifier les recommandations de la commission. En l’espèce, les circonstances économiques extraordinaires invoquées par le gouvernement donnent un fondement raisonnable au premier motif de sa réponse et à sa décision de ne pas accepter les recommandations du conseiller spécial.
[27] Cette conclusion exclut la possibilité que la Cour fasse droit à la demande en l’espèce. Je n’annule pas la réponse du ministre. Il ne s’ensuit toutefois pas que la réponse satisfait au critère établi d’une réponse rationnelle ou légitime aux recommandations faites par le conseiller spécial. En adoptant la décision de rejeter la recommandation du conseiller, et non simplement de la modifier, en raison de circonstances économiques extraordinaires, la réponse du ministre a été faite sans égard aux motifs qui sous-tendent les recommandations ni aux recommandations elles-mêmes.
B. Les autres considérations
[28] J’examinerai maintenant les autres considérations exposées dans la réponse, lesquelles visent les recommandations. La réponse indique que le gouvernement sait que, n’eut été de la situation économique actuelle, suivant le principe énoncé dans le Renvoi relatif à la rémunération des juges, qui établit le mécanisme, il lui incomberait de justifier suivant la norme de la simple rationalité sa décision de ne pas suivre toutes les recommandations présentées par le conseiller spécial. La réponse expose ensuite les préoccupations du gouvernement à l’égard de certaines présomptions qui sous-tendent ces recommandations, tout particulièrement quant au traitement. J’examinerai tout d’abord les commentaires concernant la recommandation relative au traitement et à la pension, après quoi j’examinerai les autres questions soulevées.
Le traitement
[29] En rapport avec le traitement recommandé, la réponse prend le montant recommandé, qui correspond à 80 p. 100 du traitement d’un juge de la Cour fédérale, et calcule le montant qui en résulterait pour la plupart des protonotaires si ce traitement devait être rétroactif au 1er avril 2004, comme le recommande le conseiller spécial. La réponse n’indique pas à quelle fin ce calcul est effectué (réponse du ministre, page 3, paragraphe 3). S’il a été effectué pour laisser entendre que l’augmentation salariale cumulative sur cinq ans ne serait pas justifiée, cette prétention pouvait seulement être fondée sur la présomption selon laquelle le traitement payé actuellement avait été fixé convenablement en ayant recours à un mécanisme acceptable. Or, tel n’avait pas été le cas. Ce traitement résulte de négociations entre des représentants des parties en 2001.
[30] La réponse indique que le raisonnement du conseiller spécial à l’égard des bases de comparaison des traitements « pose problème ». Il est vrai que le conseiller spécial a accepté la position des protonotaires selon laquelle les conseillers-maîtres et les juges des provinces offraient l’indice de comparaison du traitement le plus pertinent au fil des ans pour évaluer les niveaux de traitement des protonotaires. Ce choix était fondé sur les éléments de preuve dont disposait le conseiller spécial. La réponse indique ensuite :
« Soulignons qu’il n’a tenu compte que du traitement des conseillers-maîtres dans trois des treize provinces et territoires. » En toute déférence, c’est en partie vrai, mais cela constitue une représentation incomplète de la recommandation relative au traitement, qui mentionne, en un premier temps, la moyenne de tous les traitements connus des juges et des conseillers-maîtres provinciaux et territoriaux partout au Canada, puis la moyenne des traitements des conseillers-maîtres dans les trois provinces où leur travail est comparable à celui des protonotaires de la Cour fédérale. Le conseiller spécial indique que ces deux bases de comparaison correspondent respectivement à 79 p. 100 et 79,4 p. 100 du traitement d’un juge de la Cour fédérale en 2007 (Rapport du conseiller spécial, pages 72 et 73).
[31] La réponse note que le conseiller a rejeté la position du gouvernement qui prônait le recours à des indices de comparaison tirés de la fonction publique fédérale, notamment les salaires des membres de tribunaux administratifs aux échelons GCQ-5 et GCQ-6. Cette position a été défendue devant le conseiller, dont le rapport comporte une appréciation de ces indices de comparaison présentés comme principaux indices de comparaison de niveaux de salaire dans le contexte d’un système administratif où le gouvernement est considéré comme le gestionnaire des fonctionnaires, soit le système Hay de classification des fonctionnaires. Le gouvernement lui-même avait employé ce système unilatéralement comme indice de comparaison pour les protonotaires, sans n’avoir jamais consulté ces derniers, et, bien qu’en vertu de ce système les protonotaires aient été classifiés dans le groupe GFQ-5, en fait, ils étaient payés comme s’ils appartenaient au groupe GFQ-6. L’expert appelé à témoigner devant le conseiller spécial au sujet du système en question s’est apparemment appuyé sur des renseignements gouvernementaux insuffisants concernant la charge de protonotaire. La réponse du gouvernement n’explique pas en quoi la décision du conseiller spécial de ne pas accepter sa préférence pour des indices de comparaison de la fonction publique était mal fondée. Reprocher au conseiller de ne pas avoir accepté sa préférence pour certains indices de comparaison ne constitue pas une réponse motivée aux recommandations (Bodner, précité, au paragraphe 23).
[32] Dans une autre réitération d’une préférence exprimée sans succès par le gouvernement devant le conseiller spécial, la réponse fait état de réserves quant à la validité des salaires des maîtres-conseillers provinciaux comme indices de comparaison parce qu’il n’y a aucune preuve d’un motif, autre que l’efficacité administrative et l’aspect pratique, justifiant la corrélation entre les traitements des conseillers-maîtres et ceux des juges provinciaux. La réponse affirme que « [le conseiller] a également reconnu que les conseillers-maîtres n’auraient pas pu soulever de manière indépendante l’argument de la parité, puisqu’ils ne pouvaient établir et n’établissaient pas un rapport d’égalité entre leur travail et celui des juges des cours supérieures » (réponse du ministre, page 5, 2e paragraphe). En toute déférence, la « reconnaissance » à laquelle il est fait allusion est simplement une affirmation descriptive contenue dans le Rapport du conseiller concernant des bases de comparaison envisageables, que le conseiller ne reprend pas dans ses recommandations relatives au traitement. À mon avis, cette considération ne constitue pas une réponse aux recommandations relatives au traitement. La réponse n’explique pas en quoi le lien entre les niveaux de traitement des juges provinciaux et ceux des conseillers-maîtres provinciaux est pertinent ici quant à la question des indices de comparaison. À cet égard, la réponse semble tout au plus reprocher au conseiller de ne pas avoir accepté l’argument formulé et la position préconisée par le gouvernement.
[33] Le dernier commentaire formulé dans la réponse concernant la recommandation relative au traitement est une affirmation selon laquelle le conseiller spécial a mal interprété la position du gouvernement sur la nécessité de faire en sorte que le traitement ne soit pas abaissé sous un certain minimum (réponse du ministre, page 4, 1er paragraphe complet). La signification de ce commentaire n’est pas claire. Même si cette critique de l’interprétation qu’a faite le conseiller des observations qui lui avaient été présentées était justifiée, elle ne constitue pas une réponse aux recommandations relatives au traitement, qui n’évoquent pas la question d’un traitement minimum. En outre, mis à part cette critique, la question d’un traitement minimum pour les protonotaires n’a pas été débattue devant moi, elle ne semble pas avoir été débattue par les parties devant le conseiller spécial et elle n’est pas évoquée dans les recommandations finales relatives au traitement. Il a été soutenu devant moi que, si le conseiller avait mal compris la position du gouvernement, il avait forcément dû l’interpréter comme précisant un salaire minimum que sa recommandation devait respecter. Cependant, il s’agit là de pure spéculation, et cette prétention ne trouve aucun fondement ni dans le rapport ni dans les recommandations du conseiller spécial.
[34] La réponse conclut son analyse des recommandations du conseiller relatives au traitement en mentionnant « les lacunes cumulatives soulevées dans les présomptions et la logique » pour conclure que « le gouvernement n’est pas disposé à accepter ses recommandations sur le traitement » (réponse du ministre, page 6, 2e paragraphe). La réponse ne propose aucune modification de ces recommandations, mais souligne plutôt l’avis du gouvernement selon lequel « le traitement des protonotaires devrait rester fixé à 69 p. 100 de la rémunération d’un juge de la Cour fédérale » (réponse du ministre, page 3, dernier paragraphe), ou, autrement dit, il devrait demeurer inchangé.
Les pensions
[35] La réponse note que le conseiller a invoqué les pensions des juges, et non les régimes de pension de la fonction publique, à titre de bases de comparaison appropriées au regard des pensions des protonotaires. La réponse ajoute que la recommandation du conseiller relative à la pension cherche à combiner dans un seul régime les éléments les plus généreux de chaque régime de pension de la magistrature des provinces et des territoires. Elle ajoute en outre que, « [m]ême en période de croissance et de stabilité économique, il serait déraisonnable pour le gouvernement d’accepter une recommandation qui combine les éléments les plus généreux de chaque régime de pension de la magistrature des provinces et des territoires » (réponse du ministre, page 6, dernier paragraphe).
[36] La réponse du ministre, non pas dans le corps du texte, mais à la note en bas de page 17, comporte pour la première fois une modification du régime de pension des protonotaires, exposée comme suit (à la page 6) :
Si l’on tient compte de l’âge moyen de nomination des protonotaires actuels (45 ans), on obtient une période d’accumulation de 23,3 ans à un taux de 3 %. En effet, dans certaines provinces, on applique un taux d’accumulation de 3 % avec les avantages au salaire moyen des trois meilleures années, plutôt qu’au traitement de la dernière année tel que recommandé.
À mon avis, compte tenu de la manière dont il a présenté cette modification, le gouvernement ne semble pas avoir proposé sérieusement cette modification aux recommandations du conseiller spécial relatives aux pensions. Ce passage de la réponse ne saurait être considéré comme une réponse rationnelle à ces recommandations.
[37] Comme dernier motif justifiant de rejeter les recommandations du conseiller spécial relatives à la pension, la réponse reproche au conseiller spécial d’avoir présumé à tort que les améliorations qu’il recommandait pourraient être mises en œuvre aisément au moyen du régime actuel de la fonction publique, ce que la réponse décrit comme une importante sous-estimation de la complexité technique et des coûts reliés à une mise en œuvre dans le cadre du régime de la Loi sur la pension de la fonction publique. Le conseiller recommande essentiellement l’adoption d’un régime approprié en matière de retraite pour la charge de protonotaire, comportant certaines caractéristiques. Mis à part les caractéristiques qu’il décrit en détail, un pareil régime est en vigueur dans six provinces pour les juges et les conseillers-maîtres provinciaux. Il est vrai que le conseiller spécial laisse entendre que des dispositions « peu[ven]t être mis [. . .] en œuvre par le biais du RPRFP existant (régime enregistré) et une convention de retraite (CR) supplémentaire pour combler la différence », comme c’est déjà le cas, selon ses dires, pour les sous-ministres fédéraux (Rapport du conseiller spécial à la page 80). La réponse ne conteste pas ce dernier régime exceptionnel, s’il existe.
[38] Il se peut bien qu’il y ait eu des motifs valables de considérer que les recommandations détaillées relatives à un régime de pension n’étaient pas acceptables, mais la réponse se borne à rejeter la recommandation sans en examiner sérieusement aucun aspect, ni même au plan des principes. Il est difficile de considérer que ce rejet en lui-même présente un lien rationnel avec les recommandations dans les circonstances particulières de la présente espèce, où la question des pensions pour les protonotaires n’a jamais été examinée auparavant dans le cadre du mécanisme d’examen par une commission et de réponse qui est nécessaire pour que l’indépendance de la magistrature soit reconnue.
[39] Curieusement, après avoir évoqué de manière générale les raisons invoquées relativement aux propositions concernant le traitement, la réponse énonce : « le gouvernement est d’avis qu’il ne serait pas raisonnable d’envisager des améliorations considérables au régime de pension ou à d’autres avantages sociaux dans la conjoncture économique actuelle. Le gouvernement profitera plutôt de l’occasion pour déterminer comment le régime de pension actuel pourrait être modifié pour tenir compte des circonstances particulières qui s’appliquent aux protonotaires, à titre de fonctionnaires judiciaires, notamment le caractère unique de telles nominations à titre inamovible en milieu de carrière » (réponse du ministre, page 7, 2e paragraphe).
[40] La réponse n’explique nulle part pourquoi c’est seulement maintenant, en 2009, que le gouvernement profite de l’occasion pour tenir compte des circonstances particulières qui s’appliquent aux protonotaires dans le contexte d’un examen du régime de pension. Il n’y a eu aucun examen. Peut-être que je vais trop loin dans mes déductions, mais aujourd’hui, 12 ans après le Renvoi relatif à la rémunération des juges, et compte tenu de la jurisprudence subséquente, les conseillers juridiques de la Couronne ne sont certainement pas en train de proposer de procéder unilatéralement à l’examen du régime de pension des protonotaires et de modifications envisageables, sauf en réponse aux recommandations résultant de l’application d’un mécanisme ouvert, équitable et efficace d’examen par une commission et de réponse.
Les autres améliorations aux avantages sociaux
[41] J’ai noté que la réponse indiquait que le moment était mal choisi pour mettre en œuvre d’autres améliorations aux avantages sociaux. Le conseiller spécial a formulé à ce sujet des commentaires ou des recommandations spécifiques. La réponse en traite, mais seulement à la note en bas de page 18, en ces termes (à la page 7) :
Plus précisément, le gouvernement n’est pas disposé à donner suite à la recommandation du conseiller spécial visant à étendre les prestations d’assurance-invalidité de longue durée et d’offrir aux protonotaires une allocation annuelle non imposable de 3 000 $. Le gouvernement n’est pas non plus disposé à verser une somme non imposable à l’ancien protonotaire et aux survivants des deux protonotaires décédés. Cependant, le gouvernement accepte d’accorder six semaines de vacances à tous les protonotaires, au motif qu’ils devraient bénéficier des mêmes avantages sans délai et sans que l’exercice du pouvoir discrétionnaire exécutif n’entre en jeu.
(Selon ce que je comprends, la décision de faire passer à six semaines le droit à congé annuel pour l’ensemble des protonotaires s’inscrit dans le contexte où, avant juin 2009, la plupart des protonotaires, mais pas tous, avaient droit à six semaines de congé ou plus par année. La modification, apportée par décret [C.P. 2009-0986] en juin 2009, prévoit un droit uniforme de six semaines de congé pour tous les protonotaires.)
Les autres questions
[42] La réponse du ministre commente aussi d’autres questions soulevées par le Rapport du conseiller. L’une d’entre elles concerne le statut des protonotaires. Je ne relève aucune recommandation claire de modification à cet égard dans le Rapport du conseiller. Celui-ci recommande plutôt au ministre de la Justice et au juge en chef de la Cour fédérale d’envisager a) de créer la possibilité pour les protonotaires de choisir de devenir surnuméraires; b) de prendre les mesures nécessaires pour les assimiler à des juges associés. La deuxième question évoquée se rapporte à l’administration des congés et des préparatifs de voyage ainsi qu’au commentaire selon lequel « le financement temporaire de quatre des six postes de protonotaire [. . .] doit être modifié » (Rapport, précité, à la page 83). Je présume que c’est sur ce commentaire que le ministre fonde sa conclusion défavorable concernant le transfert des responsabilités relatives à la rémunération des protonotaires dans le cadre du processus financier et budgétaire fédéral.
[43] La réponse dit que chacune de ces deux questions outrepasse le mandat du conseiller spécial et que le gouvernement n’est pas tenu de répondre à ces recommandations. Cela constitue une réponse, mais aucune recommandation claire n’a été formulée au sujet de ces autres questions, si ce n’est de les étudier. La réponse évoque la nécessité pour les parties de faire savoir clairement à l’avance les questions que devrait examiner toute commission indépendante à l’avenir.
[44] La réponse rejette la recommandation de rembourser la totalité des frais juridiques engagés par les protonotaires, parce que le gouvernement a refusé de payer plus des deux tiers des frais des juges nommés par le gouvernement fédéral pour leur représentation devant les commissions quadriennales d’examen de la rémunération des juges. Comme nous l’avons vu à la note en bas de page 18 de la réponse, celle-ci rejette, sans explications, les recommandations concernant une allocation non imposable, une couverture d’assurance en cas de maladie et d’invalidité de longue durée et des paiements à titre gracieux aux veuves d’anciens protonotaires et à l’ancien protonotaire.
[45] La réponse ne commente ni ne mentionne nulle part la recommandation selon laquelle l’examen périodique de la rémunération des protonotaires devrait suivre le calendrier du processus de la commission quadriennale relative aux juges nommés par le gouvernement fédéral. L’absence de réponse à cette recommandation était peut-être un oubli. J’ai noté qu’à la date de la réponse, le ministre répondait aussi au dernier rapport de la Commission quadriennale d’examen de la rémunération des juges, en rejetant toutes les recommandations de la Commission pour des motifs économiques similaires à ceux invoqués dans la réponse concernant les protonotaires. Cependant, dans ce cas, pour ce qui concerne les juges nommés par le gouvernement fédéral, la réponse affirme expressément que, « si les conditions économiques actuelles s’amélioraient avant la prochaine commission d’examen justifiant ainsi des améliorations salariales, ces circonstances pourraient être prises en considération par la commission ». (Réponse du gouvernement du Canada au rapport de la commission d’examen de la rémunération des juges 2007, précité, à la page 4, 2e paragraphe.)
[46] Bien qu’aucun engagement comparable ne soit pris dans la réponse à l’égard de la recommandation relative à l’examen périodique de la rémunération des protonotaires, je note que, dans ses plaidoiries à l’audience devant moi, l’avocat du ministre a exprimé l’avis que la réponse n’avait pas à dire quoi que ce soit au sujet de l’examen périodique parce qu’ [traduction] « il est entendu qu’il aura lieu. Dès lors que nous avons accepté que le Renvoi sur la rémunération des juges s’applique et que les protonotaires soient des fonctionnaires judiciaires, nous [le gouvernement] avons l’obligation constitutionnelle d’assurer un examen périodique de leur rémunération et de leurs avantages » (transcription, 9 juillet 2009, page 114, aux lignes 7 à 17; page 116, aux lignes 14 à 16). Ce dernier commentaire reconnaît expressément l’obligation constitutionnelle de la Couronne d’appuyer l’intérêt public dans l’indépendance de la magistrature en recourant au mécanisme d’examen périodique de la rémunération judiciaire des protonotaires, comme l’ont établi le Renvoi relatif à la rémunération des juges et l’arrêt Bodner, et comme le reconnaissent le décret C.P. 2007-1015 et la réponse du ministre.
[47] En ce qui a trait aux frais, le gouvernement note qu’il a déjà versé aux protonotaires un montant de 50 000 $ à titre gracieux pour appuyer leur participation au mécanisme, montant dont la réponse affirme, sans aucune preuve à l’appui, qu’il excède les deux tiers des frais de représentation totaux des protonotaires.
C. L’application du critère de l’arrêt Bodner
[48] Dans le cadre de mon examen de la réponse du ministre, je tiens compte de ce qui suit :
Le Renvoi relatif à la rémunération des juges et la jurisprudence subséquente exigent que la rémunération des fonctionnaires judiciaires soit fixée en ayant recours à un mécanisme comprenant un examen par une commission indépendante, ouverte et efficace et une réponse, de la part de l’organisme gouvernemental concerné, qui soit rationnelle et légitime et qui reconnaisse convenablement l’indépendance judiciaire des fonctionnaires judiciaires concernés. Le mécanisme d’examen par une commission n’est pas efficace s’il n’a aucune incidence sur la rémunération qui en résulte. Une réponse du gouvernement qui résulte de négociations entre les fonctionnaires judiciaires et le gouvernement ne satisfait pas aux exigences relatives à l’indépendance de la magistrature. Les motifs exposés dans la réponse pour refuser les recommandations d’une commission sont considérés comme rationnels dans le présent contexte s’ils sont complets et s’ils expliquent comment et pourquoi le gouvernement n’accepte pas les recommandations, et s’ils sont légitimes en ce sens qu’ils satisfont aux exigences de la loi et de la Constitution. Enfin, les motifs doivent être examinés globalement en vue de déterminer si les objectifs du mécanisme d’examen par une commission indépendante, et de réponse, sont atteints.
[49] Dans l’arrêt Bodner, la Cour suprême a notamment formulé les commentaires suivants dans ses motifs relatifs à la réponse du gouvernement aux recommandations d’une commission indépendante (aux paragraphes 25 et 26) :
Le gouvernement peut rejeter ou modifier les recommandations de la commission, à condition de fournir des motifs légitimes. Les motifs qui respectent la norme de la rationalité sont ceux qui sont complets et qui traitent les recommandations de la commission de façon concrète. Les motifs sont légitimes s’ils sont conciliables avec la common law et la Constitution. Le gouvernement doit aborder de bonne foi les questions en jeu. De simples déclarations rejetant ou désapprouvant les recommandations ne suffisent pas. Au contraire, les motifs doivent révéler que les recommandations ont été prises en compte et ils doivent être fondés sur des faits et un raisonnement solide. Ils doivent indiquer à quels égards et dans quelle mesure le gouvernement s’écarte des recommandations et indiquer les raisons du rejet ou de la modification. Ils doivent démontrer qu’on a procédé à un examen des fonctions judiciaires et qu’on a l’intention de prendre les mesures qui s’imposent. Ils ne doivent pas donner à penser qu’on cherche à manipuler la magistrature. Les motifs doivent refléter l’intérêt du public à ce qu’il y ait recours à une commission, mécanisme qui garantit la dépolitisation de l’examen de la rémunération et permet de préserver l’indépendance de la magistrature.
Les motifs doivent également reposer sur des faits raisonnables. Si l’importance accordée aux facteurs pertinents varie, cette variation doit être justifiée. Il est légitime de procéder à des comparaisons avec les salaires offerts dans le secteur public ou dans le secteur privé, mais il faut expliquer l’emploi d’un facteur de comparaison donné. Si un fait ou circonstance nouveau se produit après la publication du rapport de la commission, le gouvernement peut l’invoquer dans ses motifs pour modifier les recommandations de la commission. Il lui est également loisible d’analyser l’incidence des recommandations et de s’assurer de l’exactitude des renseignements contenus dans le rapport de la commission.
[50] J’ai déjà conclu que, sur un point, la réponse en l’espèce était raisonnable, mais ce, non pas au regard des recommandations, mais plutôt sur le fondement d’éléments de preuve factuels relatifs à la détérioration des conditions économiques globales et à la situation financière du gouvernement du Canada. La réponse et les mesures auxquelles elle est liée, en particulier la détermination à gérer les finances publiques, notamment en imposant des restrictions salariales dans la fonction publique, étaient légitimes de la part du gouvernement (c.-à-d. qu’elles étaient conformes à la loi et qu’elles relevaient du pouvoir constitutionnel du gouvernement).
[51] Dans l’arrêt Terre-Neuve (Conseil du Trésor) c. N.A.P.E., 2004 CSC 66, [2004] 3 R.C.S. 381, une disposition législative provinciale promulguée pour remédier à une grave crise financière, qui violait les droits garantis par la Charte de ne pas être soumis à un traitement discriminatoire, a été jugée valide, justifiée dans les circonstances en vertu de l’article premier de la Charte. Je note que l’avocat du ministre a plaidé brièvement devant moi cet article de la Charte au soutien des actes du gouvernement en l’espèce, mais que les demandeurs n’ont pas lié contestation à l’égard de cet argument ni ne l’ont contesté. À mon avis, l’arrêt N.A.P.E. confirme que les actes du gouvernement en l’espèce, y compris la réponse, étaient conformes à la Constitution. La retenue judiciaire à l’égard de ces actes écarte la possibilité que la Cour intervienne, dans les circonstances économiques extraordinaires de la présente espèce.
[52] En même temps, si j’applique le critère énoncé dans l’arrêt Bodner, je conclus que le fondement principal de la réponse, à savoir la détérioration de la situation économique et des finances publiques après le dépôt du Rapport du conseiller spécial, n’est aucunement lié aux recommandations du conseiller. Aucun poids n’a été accordé aux recommandations, celles-ci n’ont eu aucun effet concret sur le résultat et le ministre n’y a pas répondu de manière adéquate en invoquant des motifs raisonnablement complets traitant ces recommandations. À mon avis, la réponse ne satisfait pas à la norme de la rationalité, ni au titre du motif « principal » tiré de la détérioration des conditions économiques, ni au titre des motifs additionnels exposés en rapport avec des recommandations précises. Dans l’un et l’autre cas, la réponse ne traite pas de manière adéquate les motifs qui sous-tendent les recommandations. À moins que la réponse fasse cela, elle n’est pas rationnelle au sens de l’arrêt Bodner.
[53] Dans l’arrêt Bodner, dans le cadre d’un examen de la réponse du gouvernement du Québec aux recommandations faites par un comité provincial sur la rémunération et les pensions des juges, la Cour suprême a confirmé l’arrêt de la Cour d’appel du Québec qui avait annulé la réponse du gouvernement. La Cour suprême a notamment formulé le commentaire suivant (au paragraphe 160) :
[L]a position [du gouvernement] est viciée par son refus d’examiner quant au fond les questions relatives à la rémunération des juges et par son désir de continuer d’y appliquer les paramètres généraux de sa politique en matière de relations du travail dans le secteur public.
Les circonstances de la présente espèce ne sont pas similaires à celles examinées dans l’arrêt Bodner concernant les questions qui y étaient soulevées dans les appels provenant du Québec. J’en arrive toutefois à des conclusions similaires de manière générale à celles de la Cour suprême dans cet arrêt. Le mécanisme d’examen par une commission et de réponse appliqué en l’espèce n’a pas eu d’effet concret sur le résultat à la suite de la réponse.
Conclusions et implications
[54] Les motifs exposés dans la réponse en l’espèce n’étaient pas rationnels au regard des recommandations du conseiller spécial. Cette conclusion s’applique également au fondement raisonnable de la décision du gouvernement et des mesures qu’il a prises pour composer avec des conditions économiques extraordinaires et la détérioration des finances publiques après le 30 mai 2008, de même qu’aux autres considérations soulevées dans la réponse. Si ni le motif principal ni les motifs additionnels invoqués dans la réponse ne traitent adéquatement les recommandations du conseiller spécial, alors, dans l’ensemble, les motifs exposés dans la réponse ne respectent pas les objectifs du mécanisme de fixation de la rémunération judiciaire établi dans le Renvoi sur la rémunération des juges et précisé par l’arrêt Bodner.
[55] Je tiens à préciser que la réponse en l’espèce ne révèle aucun objectif politique inapproprié ni aucune intention de manipuler ou d’influencer les fonctionnaires judiciaires concernés. Néanmoins, même si le mécanisme approprié est expressément reconnu dans la réponse du ministre, ce mécanisme n’a pas été appliqué en l’espèce d’une manière qui préserve l’indépendance de la magistrature et qui dépolitise la fixation de la rémunération des protonotaires. À mon avis, la réponse ne satisfait pas aux exigences constitutionnelles relatives au mécanisme d’examen par une commission et de réponse ayant pour objet la fixation du traitement de fonctionnaires judiciaires, dans ce cas-ci les protonotaires, établi par le Renvoi sur la rémunération des juges et l’arrêt Bodner.
[56] La primauté du droit constitue un des piliers essentiels de notre démocratie. Or, elle repose sur l’indépendance de la magistrature. C’est pourquoi cette indépendance constitue une valeur publique essentielle. Elle est assurée par un appui essentiel aux tribunaux et au travail judiciaire ainsi que par une rémunération adéquate de tous les fonctionnaires judiciaires. Cette valeur qu’est l’indépendance de la magistrature intéresse tout le monde, et notamment le ministre de la Justice et procureur général du Canada, de même que tous les avocats de la Couronne. Ils ont la responsabilité et la capacité de répondre à leurs préoccupations légitimes à cet égard ainsi qu’à tous égards. Le gouvernement a toujours un certain nombre d’obligations constitutionnelles à respecter dans notre droit. Il peut s’avérer difficile de les respecter toutes dans une seule et même occasion, mais il n’appartient pas à la Cour, à ce stade-ci, de dicter quand et comment il doit être satisfait à ces exigences. Il s’agit là d’une responsabilité permanente du gouvernement à l’égard de laquelle la Cour doit normalement faire preuve de retenue.
[57] Les circonstances économiques extraordinaires avec lesquelles le gouvernement s’efforce actuellement de composer ne sont pas susceptibles de se perpétuer. On ne saurait oublier qu’il y a maintenant 12 ans que les exigences relatives au mécanisme légal de fixation de la rémunération des protonotaires ont été établies par le Renvoi relatif à la rémunération des juges. Un nouvel examen pourrait être entrepris en réexaminant les recommandations déjà formulées dans le Rapport du conseiller spécial du 30 mai 2008, ce qui pourrait accélérer ce nouvel examen le temps venu. Si cela ne convient pas, il faudra recourir à un nouveau mécanisme d’examen par une commission.
[58] J’ordonne le rejet de la demande de contrôle judiciaire. Je ne prononce aucune autre ordonnance visant les demandeurs ou les défendeurs ni ne leur donne aucune instruction, sauf quant aux dépens.
[59] Aux fins du dossier, je note que les avocats des parties qui ont comparu devant moi ont formulé des observations relatives à deux autres questions sur lesquelles je ne statuerai pas, parce que ni l’une ni l’autre n’a d’incidence sur le résultat. D’une part, la prétention des demandeurs selon laquelle le ministre a violé la loi en omettant de répondre dans les six mois suivant le dépôt du Rapport du conseiller spécial, comme le prévoyait le décret C.P. 2007-1015, n’a aucune incidence sur l’ordonnance rejetant la présente demande. Par ailleurs, les demandeurs n’ont tout simplement pas débattu de l’invocation par le ministre défendeur, pour le cas où cela s’avérerait nécessaire, de l’article premier de la Charte au soutien de sa décision en l’espèce, et je ne statuerai pas ici sur ce point.
Les dépens
[60] Il n’appartient pas à la Cour d’examiner la question des frais traitée dans le Rapport du conseiller et dans la réponse du ministre.
[61] Je considère que le succès en l’espèce est partagé, puisque le rejet de la demande ne vaut pas reconnaissance de la conformité aux exigences constitutionnelles du mécanisme d’examen par une commission et de réponse examiné ici. Le gouvernement conserve la même obligation constitutionnelle d’assurer un mécanisme adéquat pour la fixation du traitement et des avantages des protonotaires de la Cour fédérale qu’au moment où le conseiller spécial a fait rapport au ministre le 30 mai 2008.
[62] Je laisse aux parties le soin de parvenir à une entente relativement aux dépens dans la présente demande, maintenant rejetée, et, si les parties ne parviennent pas à une entente dans les 14 jours suivant mon ordonnance, alors chaque partie paiera ses frais.
ANNEXE A
RECOMMANDATIONS DU CONSEILLER SPÉCIAL SUR LE TRAITEMENT DES PROTONOTAIRES DE LA COUR FÉDÉRALE
Traitement
Le traitement est fixé au 1er avril 2007 à un montant équivalant à 80 % du traitement d’un juge de la Cour fédérale (252 000 $), soit 201 600 $ et rajusté selon ce rapport par la suite. Le rajustement est rétroactif au 1er avril 2004.
Pension
Un régime adéquat de retraite prévoyant les éléments suivants :
• un taux d’accumulation de 3,5 % par année de service
• qui sera appliqué à la dernière année de rémunération
• jusqu’à l’âge de 75 ans, avec prestations maximales de 70 %
• des contributions fixées à 7 %
• des prestations indexées selon l’indice des prix à la consommation
• des prestations non intégrées au RPC et à la RRQ
• les droits accumulés devraient être maintenus dans le cadre de la participation au régime prévu dans la Loi sur la pension de la fonction publique pour qu’avec une convention supplémentaire de retraite, l’écart soit comblé. On propose la rétroactivité complète de manière que toutes les années de service soient comptées à 3,5 %.
Protonotaires retraités ou veuves
Des améliorations corrélatives applicables dans le cas des protonotaires à la retraite ou des veuves ou subsidiairement, un versement à titre gracieux d’un montant adéquat.
Maladie et invalidité
Suppression de la période d’attente de 13 semaines (protection automatique du traitement), prolongation des prestations jusqu’à l’âge de 75 ans ou subsidiairement, que le congé d’invalidité de longue durée soit remplacé par le versement d’une pension équivalant à 70 % du traitement jusqu’à l’âge de 75 ans.
Statut de surnuméraire
Envisager de créer la possibilité de choisir de devenir surnuméraire.
Juges associés
Envisager la possibilité de prendre les mesures nécessaires pour assimiler les protonotaires à des juges associés.
Congés, congés annuels, déplacements, etc.
• Étendre les congés annuels à six semaines, comme pour les juges de la Cour fédérale
• Que les congés et les arrangements pour fins de déplacements soient administrés de la même manière que pour les juges, comme le proposait la soumission du Service administratif des tribunaux judiciaires
• L’application du Code de valeurs et d’éthique de la fonction publique pose problème
• Mécanisme adéquat de plainte et de discipline
• Le financement temporaire des postes tel que décrit par le Service administratif des tribunaux doit être modifié.
Allocations
Montant non imposable de 3 000 $.
Intérêts et frais
Remboursement total de tous les frais juridiques (« en conformité avec la jurisprudence »). Pas d’intérêt.
Révisions périodiques
Révisions subséquentes suivant le calendrier de la commission quadriennale.
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