T-2016-01
2002 CFPI 859
Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (demandeur)
c.
Michael Seifert (défendeur)
Répertorié: Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Seifert (1re inst.)
Section de première instance, protonotaire Hargrave-- Vancouver, le 13 août 2002.
Droit administratif -- Dans une action concernant la révocation de la citoyenneté du défendeur, on avait présenté une requête fondée sur la règle 221 des Règles de la Cour fédérale (1998) en vue de faire radier la demande reconventionnelle du défendeur, qui incluait des plaidoiries fondées sur la partialité du ministre -- Question de savoir si les commentaires qui avaient été faits dans des discours par le ministre, une femme juive, à savoir qu'elle était heureuse de révoquer la citoyenneté de deux criminels de guerre nazis, indiquaient qu'il y avait partialité -- La norme à appliquer à un ministre de l'État se situe entre l'extrémité du spectre où se trouve le critère de la crainte raisonnable de partialité (la décision ayant des conséquences sérieuses pour le défendeur) et celle où se trouve le critère de l'esprit ouvert (le ministre étant un politicien élu, du moins en partie, en raison de ses opinions).
Pratique -- Actes de procédure -- Requête en radiation -- Dans une action concernant la révocation de la citoyenneté du défendeur, on avait présenté une requête fondée sur la règle 221 des Règles de la Cour fédérale (1998) en vue de faire radier la demande reconventionnelle du défendeur, qui incluait des plaidoiries fondées sur la Charte, sur l'abus d'autorité dans l'exercice d'une charge publique et sur la diffamation ainsi que sur la partialité dont avait fait preuve le ministre -- La partie de la demande reconventionnelle dans laquelle les art. 7 et 11 de la Charte étaient invoqués et sur laquelle on s'était fondé pour contester l'ensemble du régime législatif prévu par la Loi sur l'immigration, à l'égard des gens qui sont en cause dans une procédure de révocation de la citoyenneté, n'a pas été radiée -- Les parties de la demande reconventionnelle dans lesquelles il était fait mention de l'art. 11 de la Charte ne représentant pas une contestation de la législation dans son ensemble ont été radiées pour le motif qu'elles ne contenaient aucune cause d'action -- Le demandeur n'a pas satisfait à la norme fort stricte qui s'applique à la radiation des actes de procédure en soutenant que la demande reconventionnelle prônait une application rétroactive de la Charte -- Il a été ordonné que la partie de la demande reconventionnelle dans laquelle la partialité était alléguée soit modifiée de façon qu'il soit allégué que le ministre n'avait pas satisfait à la norme appropriée, se situant au milieu du spectre, entre le critère de l'esprit ouvert et le critère voulant que le ministre évite de susciter une crainte raisonnable de partialité -- L'allégation de diffamation a été maintenue pour le motif qu'aucun privilège absolu ne s'appliquait aux déclarations du ministre.
Après que le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration eut signé un avis d'intention de révoquer la citoyenneté du défendeur, on a demandé à la Cour fédérale de déterminer si le défendeur avait été admis au Canada à la suite d'une fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels. Dans sa demande reconventionnelle, le défendeur a inclus des plaidoiries fondées sur la Charte, sur l'abus d'autorité dans l'exercice d'une charge publique et sur la diffamation ainsi que sur la partialité dont avait fait preuve le ministre. Il s'agissait d'une requête en radiation de la demande reconventionnelle du défendeur fondée sur l'absence de cause d'action valable et sur le fait que la demande reconventionnelle n'était pas pertinente, qu'elle était scandaleuse, frivole ou vexatoire, qu'elle risquait de nuire à l'instruction équitable de l'action ou de la retarder et qu'elle constituait un abus de procédure.
Jugement: la requête devrait être rejetée en partie et la plaidoirie dans laquelle la partialité est alléguée devrait être modifiée.
Il est bien établi qu'un tribunal judiciaire ne devrait pas refuser d'entendre une partie s'il existe la moindre chance que la demande soit accueillie. Il incombe à la partie qui conteste l'acte de procédure de satisfaire à l'obligation qui lui incombe d'établir qu'il est évident et manifeste et au-delà de tout doute que l'acte de procédure n'a aucune chance de succès.
Le délai attribuable à la demande reconventionnelle n'était pas suffisamment sérieux pour exiger la radiation de la déclaration. Quant à la question du préjudice, cela pourrait constituer un motif de radiation s'il était impossible de le compenser par l'octroi de dépens, mais le demandeur n'a pas satisfait à la lourde obligation qui lui incombe de démontrer que la demande reconventionnelle dans son ensemble devrait être radiée parce qu'elle est préjudiciable. La demande reconventionnelle, considérée dans son ensemble, renfermait des allégations suffisantes relatives aux faits essentiels, de façon à définir des causes d'action que le demandeur pouvait comprendre et auxquelles il pouvait répondre. Le demandeur n'a pas non plus établi que, d'une façon générale et dans son ensemble, la demande reconventionnelle n'était pas pertinente.
Une décision fondée sur l'article 18 de la Loi sur la citoyenneté n'est nullement un jugement définitif sur des droits juridiques et l'article 7 de la Charte (garantissant le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne, sauf en conformité avec les principes de justice naturelle) n'était donc pas en cause. Par conséquent, certaines contestations précises fondées sur l'article 7 de la Charte, telles qu'elles sont énoncées dans certains paragraphes de la demande reconventionnelle, étaient clairement et hors de tout doute futiles. Toutefois, l'ensemble du régime législatif en matière d'immigration peut faire l'objet d'une contestation en vertu de l'article 7 de la Charte: Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Dueck; Nguyen c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration). Il n'était pas évident et manifeste et au-delà de tout doute que, dans la mesure où cet argument était avancé dans la demande reconventionnelle, cet argument n'avait aucune chance de succès.
La décision Dueck a également été appliquée aux arguments fondés sur l'article 11 de la Charte (droits de l'inculpé dans une affaire au criminel): la révocation de la citoyenneté obtenue par la fraude constitue une opération neutre de nature civile; il n'y a aucune conséquence pénale au regard de l'article 11; en outre, il y a compétence en vertu de la règle 169 des Règles de la Cour fédérale (1998), dans lequel il est fait mention de l'article 18 de la Loi sur la citoyenneté. Dans la mesure où elles ne représentaient pas une contestation de la législation dans son ensemble, les mentions de l'article 11 de la Charte figurant dans la demande reconventionnelle ne révélaient aucune cause d'action ou aucune défense et elles ont été radiées. Dans la mesure où elles représentaient une contestation du régime législatif dans son ensemble, les parties de la demande reconventionnelle fondées sur l'article 11 de la Charte ont été maintenues. Il n'était pas évident et manifeste et au-delà de tout doute qu'elles n'avaient aucune chance de succès.
Le demandeur a soutenu que le défendeur invoquait une application rétroactive de la Charte. Le défendeur a répondu que l'on demandait simplement l'application actuelle de la Charte en vue d'empêcher une politique discriminatoire passée d'avoir des effets actuels. La Cour suprême du Canada a reconnu l'idée selon laquelle un événement isolé peut s'être produit avant l'adoption de la Charte, mais avoir un effet continu qui exige qu'une réparation soit accordée en vertu de la Charte: R. c. Gamble. Une partie de la demande reconventionnelle ne visait pas une application rétroactive. Dans d'autre parties de la demande reconventionnelle, une politique et une procédure discriminatoires applicables à l'heure actuelle étaient alléguées; il était allégué que par ses actions, le ministre tentait d'appliquer légalement, après l'entrée en vigueur de la Charte, des politiques et décisions qui ne seraient pas maintenant acceptables sur le plan constitutionnel. Étant donné que dans la jurisprudence, on trouve certains cas dans lesquels la Charte peut avoir un aspect rétroactif, le demandeur n'a pas eu gain de cause sur ce point car il n'a pas été satisfait à la norme fort rigoureuse qui s'applique à la radiation des actes de procédure.
Le défendeur affirmait qu'il existait une crainte raisonnable de partialité de la part du ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, compte tenu de certaines remarques qu'elle avait faites dans des discours. En effet, le ministre, qui était juive, a essentiellement dit qu'elle était réellement heureuse de révoquer la citoyenneté de deux criminels de guerre nazis et qu'en apposant sa signature, elle avait silencieusement récité la prière juive des morts. La norme à appliquer à un ministre de l'État doit se situer entre l'extrémité du spectre où se trouve le critère de la crainte raisonnable de partialité, soit la norme applicable aux organismes judiciaires ou quasi judiciaires, et celle où se trouve le critère de l'esprit ouvert parce que le ministre est un politicien élu, du moins en partie, en raison de ses opinions. La norme qu'il convenait d'appliquer au ministre en l'espèce se situait au milieu du spectre parce que la décision du ministre allait plus loin qu'une décision politique ayant des conséquences sérieuses pour le défendeur. Un ministre est non seulement un politicien et un législateur, mais aussi un fonctionnaire chargé de prendre une décision qui doit être judicieuse, juste et même juridique. Le paragraphe de la demande reconventionnelle devrait donc être modifié, de façon qu'il soit allégué que le ministre n'a pas satisfait à la norme appropriée se situant au milieu du spectre, entre le critère de l'esprit ouvert et le critère voulant qu'elle évite de susciter une crainte raisonnable de partialité.
Les prétentions que le demandeur a faites au sujet de l'existence d'un privilège absolu s'étendant aux discours que le ministre a prononcés en 1999 et en 2000 n'ont pas été prises au sérieux. Les mesures prises par le ministre n'étaient pas de nature judiciaire ou quasi judiciaire. Il faut considérer les mesures prises par le ministre comme étant de nature politique et comme étant des mesures assujetties à une norme de conduite fort différente et moins rigoureuse. Le ministre n'agissait pas en tant que tribunal ou dans l'exercice de fonctions analogues à celles d'une cour de justice établie. Les discours ne pouvaient pas non plus être considérés comme des communications qui sont effectuées pendant des procédures judiciaires ou quasi judiciaires ou qui sont faites d'une façon accessoire et aux fins de l'examen et de l'avancement de procédures judiciaires ou quasi judiciaires. Enfin, les déclarations sur lesquelles le défendeur se fondait ne faisaient clairement pas partie de la procédure de la Cour, mais faisaient partie de la cause d'action du défendeur. Les allégations de diffamation qui étaient faites dans la demande reconventionnelle ont donc été maintenues.
lois et règlements
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 1, 7, 11, 15.
Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29, art. 18(1),(2). |
Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2. |
Règles de la Cour fédérale (1998), DORS/98-106, règle 221. |
jurisprudence
décisions appliquées:
Succession Creaghan c. La Reine, [1972] C.F. 732; (1972), 72 DTC 6215 (1re inst.);Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Dueck, [1998] 2 C.F. 614; (1997), 139 F.T.R. 262; 41 Imm. L.R. (2d) 259 (1re inst.); Nguyen c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] 1 C.F. 696; (1993), 100 D.L.R. (4th) 151; 14 C.R.R. (2d) 146; 18 Imm. L.R. (2d) 165; 151 N.R. 69 (C.A.); autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée [1993] 1 R.C.S. viii; (1993), 104 D.L.R. (4th) vii; 16 C.R.R. (2d) 383; 20 Imm. L.R. (2d) 245; 163 N.R. 80; Chiarelli c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1992] 1 R.C.S. 711; (1992), 90 D.L.R. (4th) 289; 2 Admin. L.R. (2d) 125; 72 C.C.C. (3d) 214; 8 C.R.R. (2d) 234; 16 Imm. L.R. (2d) 1; 135 N.R. 161; R. c. Gamble, [1988] 2 R.C.S. 595; (1988), 31 O.A.C. 81; 45 C.C.C. (3d) 204; 66 C.R. (3d) 193; 89 N.R. 161; Newfoundland Telephone Co. c. Terre-Neuve (Board of Commissioners of Public Utilities), [1992] 1 R.C.S. 623; (1992), 95 Nfld. & P.E.I.R. 271; 89 D.L.R. (4th) 289; 4 Admin. L.R. (2d) 121; 134 N.R. 241; Zündel c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] 2 C.F. 233; (1997), 154 D.L.R. (4th) 216; 7 Admin. L.R. (3d) 126; 221 N.R. 213 (C.A.).
décisions examinées:
R. v. James, Kirsten and Rosenthal (1986), 55 O.R. (2d) 609; (1986), 27 C.C.C. (3d) 1; 33 C.R.R. 107; [1986] 2 C.T.C. 288; 86 DTC 6432; 15 O.A.C. 319 (C.A.); Roncarelli v. Duplessis, [1959] R.C.S. 121; (1959), 16 D.L.R. (2d) 689; Chhabra (O.P.) c. Canada, [1989] 2 C.T.C. 13; (1989), 89 DTC 5310; 26 F.T.R. 288 (C.F. 1re inst.); Francoeur c. Canada (1994), 78 F.T.R. 109 (C.F. 1re inst.); Beno c. Canada (Commissaire et président de la Commission d'enquête sur le déploiement des Forces armées canadiennes en Somalie), [1997] 1 C.F. 911; (1997), 144 D.L.R. (4th) 493; 126 F.T.R. 241 (1re inst.), inf. par Beno c. Canada (Commissaire et président de la Commission d'enquête sur le déploiement des Forces armées canadiennes en Somalie), [1997] 2 C.F. 527; (1997), 146 D.L.R. (4th) 708; 47 Admin. L.R. (2d) 244; 212 N.R. 357 (C.A.); Committee for Justice and Liberty et autres c. Office national de l'énergie et autres, [1978] 1 R.C.S. 369; (1976), 68 D.L.R. (3d) 716; 9 N.R. 115; Assoc. des résidents du Vieux St-Boniface Inc. c. Winnipeg (Ville), [1990] 3 R.C.S. 1170; (1990), 75 D.L.R. (4th) 385; [1991] 2 W.W.R. 145; 2 M.P.L.R. (2d) 217; 69 Man.R. (2d) 134; 46 Admin. L.R. 161; 116 N.R. 46; Save Richmond Farmland Society c. Richmond (Canton), [1990] 3 R.C.S. 1213; (1990), 75 D.L.R. (4th) 425; [1991] 2 W.W.R. 178; 52 B.C.L.R. (2d) 145; 46 Admin. L.R. 264; 2 M.P.L.R. (2d) 288; 116 N.R. 68; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Fast (2001), 208 D.L.R. (4th) 729 (C.F. 1re inst.); Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Obodzinsky (2000), 199 F.T.R. 1; 14 Imm. L.R. (3d) 184 (C.F. 1re inst.); conf. par (2001), 278 N.R. 182 (C.A.F.); autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée [2001] C.S.C.R. no 363 (QL).
décisions citées:
Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of Canada et autre, [1980] 2 R.C.S. 735; (1980), 115 D.L.R. (3d) 1; 33 N.R. 304; Hunt c. Carey Canada Inc., [1990] 2 R.C.S. 959; (1990), 74 D.L.R. (4th) 321; [1990] 6 W.W.R. 385; 49 B.C.L.R. (2d) 273; 4 C.C.L.T. (2d) 1; 43 C.P.C. (2d) 105; 117 N.R. 321; Operation Dismantle Inc. et autres c. La Reine et autres, [1985] 1 R.C.S. 441; (1985), 18 D.L.R. (4th) 481; 12 Admin. L.R. 16; 13 C.R.R. 287; 59 N.R. 1; Waterside Ocean Navigation Co., Inc. c. International Navigation Ltd., [1977] 2 C.F. 257 (1re inst.); Larden c. Canada (1998), 145 F.T.R. 140 (C.F. 1re inst.); Attorney General of the Duchy of Lancaster v. London & North Western Railway Company, [1892] 3 Ch. 274 (C.A.); Ashmore v. British Coal Corp., [1990] 2 Q.B. 338 (C.A.); Willis v. Earl of Beauchamp (1886), 11 P.D. 59 (C.A.); Titan Linkabit Corp. v. S.E.E. See Electronic Engineering Inc. (1992), 44 C.P.R. (3d) 469; 58 F.T.R. 1 (C.F. 1re inst.); Nabisco Brands Ltée c. Procter & Gamble Co. et al. (1985), 5 C.P.R. (3d) 417; 62 N.R. 364 (C.A.F.); Luitjens c. Canada (Secrétaire d'État) (1992), 142 N.R. 173 (C.A.F.); conf. par (1992), 143 N.R. 316 (C.S.C.); Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Katriuk (1999), 156 F.T.R. 161 (C.F. 1re inst.); confirmé par (1999), 11 Imm. L.R. (3d) 178; 252 N.R. 68 (C.A.F.); autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée (2000), 256 N.R. 199 (C.S.C.); Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Tobiass, [1997] 3 R.C.S. 391; (1997), 151 D.L.R. (4th) 119; 1 Admin. L.R. (3d) 1; 118 C.C.C. (3d) 443; 14 C.P.C. (4th) 1; 10 C.R. (5th) 163; 40 Imm. L.R. (2d) 23; 218 N.R. 81; Kiely c. Canada (1987), 10 F.T.R. 10 (C.F. 1re inst.).
doctrine
Black's Law Dictionary, 6th ed. St. Paul, Minn.: West Publishing Co., 1990.
Brown, Raymond. The Law of Defamation in Canada, 2nd ed. (looseleaf) Scarborough (Ont.): Carswell, 1994.
Linden, Allen M. Canadian Tort Law, 7th ed. Markham (Ont.): Butterworths, 1997.
Milmo, Patrick et W. V. H. Rogers. Gatley on Libel and Slander, 9th ed. London, Sweet & Maxwell, 1998.
Sullivan, Ruth. Driedger on the Construction of Statutes, 3rd ed. Toronto: Butterworths, 1994.
REQUÊTE visant la radiation de la demande reconventionnelle du défendeur, dans laquelle il était entre autres allégué que le ministre avait agi d'une façon partiale en prenant des mesures en vue de révoquer la citoyenneté du défendeur. Requête rejetée sauf en ce qui concerne les contestations fondées sur la Charte ne visant pas le régime législatif dans son ensemble; la modification de l'acte de procédure dans lequel la partialité était alléguée a été ordonnée.
ont comparu:
Beverly J. Wilton pour le demandeur.
Douglas H. Christie pour le défendeur.
avocats inscrits au dossier:
Le sous-procureur général du Canada pour le demandeur.
Douglas H. Christie, Victoria, pour le défendeur.
Ce qui suit est la version française des motifs de l'ordonnance rendus par
[1]Le protonotaire Hargrave: Le 23 août 2001, conformément au paragraphe 18(1) de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29, dans sa forme modifiée (la Loi), le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (le ministre) demandeur a signé un avis d'intention de révoquer la citoyenneté du défendeur, M. Seifert. Le défendeur a apparemment ensuite présenté une demande en vertu du paragraphe 18(2) de la Loi pour que le ministre renvoie l'affaire devant la Cour fédérale.
[2]Dans cette action, on demande à la Cour fédérale de déterminer si le défendeur a été admis au Canada à la suite d'une fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels.
[3]La requête sous-tendant ces motifs découle de la demande reconventionnelle présentée par le défendeur. Le demandeur sollicite la radiation de la demande reconventionnelle pour divers motifs prévus à la règle 221 des Règles de la Cour fédérale (1998) [DORS/98-106], notamment que la demande reconventionnelle ne révèle aucune cause d'action valable, qu'elle n'est pas pertinente, qu'elle est scandaleuse, frivole ou vexatoire, qu'elle risque de nuire à l'instruction équitable de l'action ou de la retarder et qu'elle constitue un abus de procédure. Dans ces motifs, je n'ai pas tenu compte de la demande qui avait été faite dans la requête en vue de l'obtention de précisions au sujet d'une des plaidoiries invoquées dans la demande reconventionnelle. Je suis convaincu que la Couronne a obtenu les précisions demandées bien avant le dépôt de l'argumentation écrite modifiée du demandeur.
[4]La demande reconventionnelle couvre une vaste gamme de questions, notamment des plaidoiries fondées sur la Charte [Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]], sur l'abus d'autorité dans l'exercice d'une charge publique et sur la diffamation ainsi que sur la partialité dont a fait preuve le ministre. Certains des arguments soumis par le demandeur à l'appui de la radiation peuvent être examinés d'une façon passablement sommaire. L'aspect le plus intéressant se rapporte à la plaidoirie de partialité de la part du ministre qui est invoquée dans la demande reconventionnelle.
ANALYSE
Radiation d'un acte de procédure
[5]J'énoncerai d'abord le droit fondamental relatif à la radiation d'un acte de procédure et j'examinerai ensuite divers aspects précis de la demande reconventionnelle et toute autre règle de droit applicable.
[6]À ce stade de l'instance, soit au stade d'une requête en radiation, la Cour ne tire aucune conclusion définitive au sujet des faits. Ainsi, en statuant sur la requête, la Cour ne détermine pas s'il y a eu partialité. Elle doit plutôt examiner les diverses plaidoiries, soit dans ce cas-ci celles qui ont été invoquées dans la demande reconventionnelle, afin de déterminer si elles ont quelque chance de succès. Le défendeur doit avoir la possibilité de se faire entendre à l'instruction au sujet d'un acte de procédure à moins que celui-ci ne soit si désespéré qu'il est évident et manifeste et au-delà de tout doute qu'il n'a aucune chance de succès.
[7]Le droit est bien établi pour ce qui est de la question de savoir dans quelles circonstances un acte de procédure doit être radié, de sorte qu'une partie est privée de la possibilité de se faire entendre devant la Cour ou de la possibilité de faire examiner une plaidoirie par la Cour. Toutefois, il est trop facile d'omettre de tenir compte du caractère rigoureux du critère applicable en matière de radiation et de la lourde charge que ce critère impose à la partie requérante. Conformément à la règle 221, que j'examinerai maintenant, le droit relatif à la radiation d'un acte de procédure n'est pas bien établi: il importe de le répéter de façon que l'on ait les principes applicables fermement à l'esprit.
[8]Le critère auquel la partie requérante, soit le demandeur dans ce cas-ci, doit satisfaire afin de faire radier une plaidoirie a été énoncé à maintes reprises, notamment par la Cour suprême du Canada dans les arrêts Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of Canada et autre, [1980] 2 R.C.S. 735, à la page 740; Hunt c. Carey Canada Inc., [1990] 2 R.C.S. 959, à la page 980; et Operation Dismantle Inc. et autres c. La Reine et autres, [1985] 1 R.C.S. 441, aux pages 449 ainsi que 446 et 447. En résumé, selon ces arrêts, une partie ne devrait pas être privée d'un jugement s'il y a une chance qu'elle ait gain de cause, et ce, malgré la nouveauté de la cause d'action ou la longueur et la complexité de la question. L'acte de procédure doit plutôt contenir un vice tel que la partie requérante peut démontrer au préalable qu'il est évident et manifeste et au-delà de tout doute qu'il doit être rejeté parce qu'il ne révèle aucune cause d'action. Indépendamment de cette lourde obligation, il faut tenir les faits allégués pour avérés, aux fins d'une requête fondée sur l'absence de cause d'action: voir par exemple Inuit Tapirisat, précité, et Operation Dismantle, précité, à la page 449. Le paragraphe 221(2) des Règles prévoit qu'aucune preuve n'est admissible dans le cadre d'une requête en radiation fondée sur l'absence de cause d'action.
[9]La norme applicable à la radiation d'un acte de procédure fondée sur les autres chefs prévus à la règle 221 est au moins aussi rigoureuse que celle qui s'applique à l'absence de cause d'action: voir par exemple Waterside Ocean Navigation Co., Inc. c. International Navigation Ltd., [1977] 2 C.F. 257 (1re inst.), à la page 259. Je m'inspire par ailleurs de l'approche adoptée par M. le juge Pratte (tel était alors son titre) dans la décision Succession Creaghan c. La Reine, [1972] C.F. 732 (1re inst.), à la page 736:
(3) Enfin, une déclaration ne doit pas, à mon avis, être radiée pour le motif qu'elle est vexatoire ou futile, ou qu'elle constitue un emploi abusif des procédures de la Cour, pour la seule raison que, de l'avis du juge qui préside l'audience, l'action du demandeur devrait être rejetée. Je suis d'avis que le juge qui préside ne doit pas rendre une pareille ordonnance à moins qu'il ne soit évident que l'action du demandeur est tellement futile qu'elle n'a pas la moindre chance de réussir, quel que soit le juge devant lequel l'affaire sera plaidée au fond. C'est uniquement dans ce cas qu'il y a lieu d'enlever au demandeur l'occasion de plaider.
[10]Le demandeur se fonde entre autres sur le caractère frivole et vexatoire ainsi que sur l'abus de procédure. Les décisions dans lesquelles ces concepts sont définis sont énoncées dans la décision Larden c. Canada (1998), 145 F.T.R. 140 (C.F. 1re inst.), à la page 150, que je paraphraserai. Une plaidoirie frivole est une plaidoirie qui est si manifestement mal fondée qu'aucun débat véritable n'est nécessaire pour convaincre la Cour. En fait, c'est une plaidoirie qui dénote de la mauvaise foi. Les plaidoiries frivoles et vexatoires se rapportent notamment à une procédure engagée ou maintenue par une partie qui n'agit pas de bonne foi. De fait, c'est une procédure qui ne mènera à aucun résultat pratique.
[11]Les concepts de caractère frivole et vexatoire définissent la demande de toute évidence insoutenable: voir Attorney General of the Duchy of Lancaster v. London & North Western Railway Company, [1892] 3 Ch. 274 (C.A.), à la page 277. L'acte de procédure frivole et vexatoire comprend celui qui constitue un abus de procédure: Ashmore v. British Coal Corp., [1990] 2 Q.B. 338 (C.A.), à la page 347. J'éclaircirai cette définition vaguement tautologique en disant que l'action abusive est celle qui fait un mauvais emploi des procédures judiciaires ou qui les dénature. L'action abusive est une action qui ne peut aboutir à aucun bon résultat; il s'agit en fait d'une action dans laquelle une partie est entraînée dans un litige long et coûteux sans qu'aucun avantage ne puisse en résulter: voir Willis v. Earl of Beauchamp (1886), 11 P.D. 59 (C.A.), à la page 63.
[12]Enfin, si la modification d'un acte de procédure permet à celui-ci d'avoir des chances de succès, la modification devrait être admise. Pour qu'une modification soit refusée dans le cadre d'une requête visant la radiation d'un acte de procédure, il ne doit pas y avoir la moindre cause d'action: voir, à ce sujet, Kiely c. Canada (1987), 10 F.T.R. 10 (C.F. 1re inst.), à la page 11; et Larden, précité, aux pages 149 et 150.
[13]En somme, un tribunal judiciaire ne devrait pas refuser d'entendre une partie s'il existe la moindre chance que la demande soit accueillie. Il incombe à la partie qui conteste l'acte de procédure de satisfaire à l'obligation lourde qui lui incombe d'établir qu'il est évident et manifeste et au-delà de tout doute que l'acte de procédure n'a aucune chance de succès.
Préjudice et retard découlant d'une demande reconventionnelle
[14]Le demandeur affirme qu'une demande reconventionnelle, dans son ensemble, nuit à l'audition de la cause du ministre et la retarde. Indépendamment du fait qu'il s'agit d'une plaidoirie inhabituelle, car les demandes reconventionnelles font régulièrement partie d'un litige, je ne crois pas, compte tenu du temps qui s'est écoulé, que le léger retard attribuable à la demande reconventionnelle, et ici le demandeur invoque simplement le retard sans fournir la moindre preuve, tire à conséquence ou qu'il soit suffisamment sérieux pour exiger la radiation de la déclaration.
[15]Quant à la question du préjudice, cela pourrait uniquement constituer un motif de radiation s'il était impossible de le compenser par l'octroi de dépens. Or, le demandeur ne donne pas de précisions au sujet du préjudice. Le demandeur n'a pas satisfait à la lourde obligation qui lui incombe de démontrer que la demande reconventionnelle dans son ensemble devrait être radiée parce qu'elle est préjudiciable.
Faits essentiels
[16]Le demandeur affirme que la demande reconven-tionnelle ne renferme aucun énoncé précis des faits essentiels sur lesquels le défendeur se fonde, mais qu'elle énonce plutôt des conclusions de droit. Je ne suis pas d'accord. La demande reconventionnelle, considérée dans son ensemble, renferme des allégations suffisantes relatives aux faits essentiels, et ce, sous une forme intelligible, de façon à définir des causes d'action que le demandeur peut comprendre et auxquelles il peut répondre.
Pertinence de la demande reconventionnelle
[17]À la fin de son argumentation écrite, le ministre affirme, d'une façon générale, que la demande reconventionnelle n'est pas pertinente pour ce qui est de l'audition de l'action du demandeur. À vrai dire, l'objet de l'action de la Couronne, tout en pouvant être important, se réduit en une question fort stricte. Cela n'influe pas sur le droit d'un défendeur de présenter une demande reconventionnelle et, en outre, bien qu'elle constitue un acte de procédure autonome, une demande reconventionnelle peut également soulever d'une façon accessoire un moyen de défense valable. Je songe par exemple à une demande reconventionnelle relative à la violation accessoire d'un contrat dans une action en contrefaçon de brevet, telle que celle qui a été présentée dans l'affaire Titan Linkabit Corp. c. S.E.E. See Electronic Engineering Inc. (1992), 44 C.P.R. (3d) 469 (C.F. 1re inst.).
[18]Les décisions invoquées par le demandeur qui porteraient sur la question de la pertinence, lesquelles sont fort longues et à l'égard desquelles les numéros de page ne sont pas expressément mentionnés, n'aident pas le demandeur pour ce qui est de la question de la pertinence. Le concept de manque de pertinence veut dire qu'une question n'est pas suffisamment importante ou ne tire pas à conséquence.
[19]Malheureusement, une bonne partie des arguments écrits du demandeur se rapportant à la radiation ne sont pas soumis selon la présentation habituelle qui a été mise à l'épreuve et acceptée. Aucun lien n'est établi entre des paragraphes numérotés précis de la demande reconventionnelle et des chefs précis de radiation prévus à la règle 221, mais une approche générale est plutôt adoptée. Dans certains cas, le lien établi par le demandeur est clair, alors que dans d'autres cas, il l'est moins et il est même quelque peu embrouillé. Ainsi, les paragraphes 7 et 17 appartiennent à cette dernière catégorie, et l'on peut se demander quelle est la nature de la contestation du demandeur. En effet, il y est allégué que certains paragraphes précis de la déclaration sont, entre autres choses, préjudiciables, scandaleux et vexatoires et qu'ils devraient être radiés. Bien sûr, cette plaidoirie n'a aucun effet à ce stade. De plus, en l'absence d'une requête, le juge présidant l'instruction ne radierait pas ces parties de la déclaration, mais il tirerait plutôt une conclusion au fond. Toutefois, quel que soit le genre de contestation sur lequel le demandeur se fonde, la plaidoirie du défendeur est pertinente: un tribunal judiciaire ne radiera pas un acte de procédure en vertu de la règle 221 à moins qu'il ne révèle aucune cause d'action, si la partie adverse a répondu d'une façon inconditionnelle à cet acte de procédure: voir par exemple Nabisco Brands Ltée c. Procter & Gamble Co. et al. (1985), 5 C.P.R. (3d) 417 (C.A.F.). Le genre de réserve que le défendeur fait aux paragraphes 7 et 17 de la demande reconventionnelle est en fait une réserve du droit de demander la radiation après avoir répondu à un acte de procédure qui serait censément vexatoire, scandaleux, préjudiciable et ainsi de suite. Même si les réserves de ce genre sont habituellement faites dans une défense, je ne puis dire qu'il est évident et manifeste et au-delà de tout doute que les deux paragraphes en question doivent être rejetés parce qu'ils réservent le droit de demander à une date ultérieure la radiation de certaines parties de la déclaration.
[20]En l'espèce, je ne puis souscrire à l'avis du demandeur selon lequel, d'une façon générale et dans son ensemble, la demande reconventionnelle n'est pas pertinente. Toutefois, cela ne veut pas pour autant dire que certaines parties de la demande reconventionnelle ne peuvent pas être radiées pour d'autres motifs plus évidents.
Articles 7 et 11 de la Charte
[21]La Couronne affirme que la Cour a statué que les articles 7 et 11 de la Charte n'entrent pas en ligne de compte dans les procédures de révocation de la citoyenneté. L'avocate de la Couronne mentionne un certain nombre de décisions portant sur l'article 7 de la Charte, qui comportent plusieurs centaines de pages en tout, mais les passages pertinents de ces décisions ne sont pas expressément indiqués dans l'argumentation écrite et ils ne sont pas soulignés dans les décisions elles-mêmes, telles qu'elles sont présentées dans les deux gros recueils de jurisprudence. Cette dérogation à la norme démontre, du moins dans une certaine mesure, un manque de méthode auquel on ne s'attendrait pas dans une requête tirant à conséquence dans une affaire importante.
[22]La Couronne mentionne d'abord la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Fast (2001), 208 D.L.R. (4th) 729 (C.F. 1re inst.). Dans cette affaire-là, le défendeur, à l'encontre duquel la Couronne avait engagé des procédures de révocation de la citoyenneté, avait demandé une suspension. Étant donné que M. Fast, qui était atteint d'une forme de démence de type Alzheimer, n'était pas en mesure de participer utilement à l'instruction, le juge présidant l'instruction lui aurait permis de se prévaloir de l'article 7 de la Charte, en l'absence de décision faisant autorité. Toutefois, le juge estimait être lié par les décisions faisant autorité selon lesquelles l'article 7 de la Charte ne s'appliquait pas aux procédures de révocation de la citoyenneté engagées devant la Cour fédérale. L'article 7 n'est pas applicable parce que, dans une procédure de révocation, la Cour ne prive apparemment pas le défendeur de son droit à la liberté ou à la sécurité de sa personne, ou encore d'un autre droit, mais statue plutôt sur certains faits sur lesquels est fondé un rapport susceptible d'entraîner subséquemment la révocation de la citoyenneté et la prise d'une mesure d'expulsion de la part du ministre. Dans l'affaire Fast, cet argument ne plaisait pas au juge, qui a dit dans un avis minutieusement motivé qu'en l'absence de décisions faisant autorité le liant, il serait arrivé à la conclusion contraire.
[23]Dans l'affaire Fast, M. le juge Pelletier estimait être lié par la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Obodzinsky (2000), 199 F.T.R. 1 (C.F. 1re inst.); confirmé par la Cour d'appel fédérale (2001), 278 N.R. 182, autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée le 14 février 2002 [[2001] C.S.C.R. no 363 (QL)], où, dans des procédures analogues, une suspension fondée sur l'article 7 de la Charte avait été refusée par M. le juge Nadon (tel était alors son titre), à la page 6 et suivantes. Le résultat et l'effet étaient les mêmes dans les décisions Luitjens c. Canada (Secrétaire d'État) (1992), 142 N.R. 173 (C.A.F.), à la page 175; confirmée par (1992), 143 N.R. 316 (C.S.C.); et Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Katriuk (1999), 156 F.T.R. 161 (C.F. 1re inst.), confirmée par la Cour d'appel fédérale (1999), 11 Imm. L.R. (3d) 178. Dans cette dernière affaire, la Cour d'appel fédérale a traité de l'article 7 de la Charte, à la page 181, autorisation de pourvoi refusée par la Cour suprême du Canada (2000), 256 N.R. 199. Dans son argumentation écrite, l'avocate du demandeur mentionne également d'une façon générale l'arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Tobiass, [1997] 3 R.C.S. 391, en ce qui concerne, si je comprends bien, la thèse mentionnée à la page 412 et suivantes, à savoir que la Cour fédérale cherche simplement à constater les faits, sans déterminer les droits juridiques.
[24]En réponse aux décisions se rapportant à l'article 7 de la Charte, le défendeur affirme que, même si la plupart des aspects d'une procédure de révocation de la citoyenneté ne mettent pas en cause l'article 7 de la Charte, cette disposition peut entrer en ligne de compte dans un cas, à savoir la contestation de l'ensemble du régime prévu par la Loi sur l'immigration [L.R.C. (1985), ch. I-2] en ce qui concerne les personnes qui sont dans la même situation que lui. L'avocat de M. Seifert mentionne ici la décisionCanada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Dueck, [1998] 2 C.F. 614 (1re inst.), rendue par M. le juge Noël (tel était alors son titre). Au paragraphe 32 et suivants, le juge Noël a reconnu qu'une décision fondée sur l'article 18 de la Loi sur la citoyenneté, c'est-à-dire la disposition prévoyant la procédure ici en cause, n'est nullement un jugement définitif sur des droits juridiques et que l'article 7 de la Charte n'est donc pas en cause. Le juge Noël a ensuite mentionné l'arrêt Nguyen c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] 1 C.F. 696 (C.A.) cette décision ayant été rendue par M. le juge Marceau pour le compte de la Cour d'appel. Selon une thèse avancée dans l'arrêt Nguyen et mentionnée par le juge Noël dans la décision Dueck, bien que la Charte ne soit pas en jeu lorsque l'avis de révocation parvient au stade du renvoi devant la Cour en vertu de l'article 18, l'article 7 de la Charte pourrait être en jeu et pourrait être invoqué si l'on conteste le régime législatif dans son ensemble, c'est-à-dire le régime prévu par la Loi sur l'immigration à l'égard des gens qui sont en cause dans une procédure de révocation de la citoyenneté. Je donnerai maintenant des précisions.
[25]Dans l'affaire Nguyen, précitée, la Cour d'appel était saisie d'une mesure d'expulsion; il s'agissait de savoir si M. Nguyen était admissible à faire juger sa revendication par la section du statut et si diverses dispositions de la Charte, notamment les articles 7 et 15, étaient en cause. Dans l'arrêt Nguyen, la Cour d'appel a dit qu'il n'avait pas été porté atteinte aux droits reconnus par la Charte par suite du rejet de la demande que M. Nguyen avait faite en vue de faire déterminer sa revendication par la section du statut, l'article 7 et l'article 15 de la Charte n'ayant pas été violés. Le juge Marceau, aux pages 705 et 706, a fait remarquer qu'aucune des deux décisions n'était vulnérable sur le plan constitutionnel en vertu de l'article 7 ou de l'article 15 de la Charte, mais qu'il restait encore à savoir si l'ensemble du régime en matière d'immigration pouvait être contesté même si ses parties individuelles étaient acceptables, et le juge a mentionné à ce sujet l'arrêt Chiarelli c. Canada (Ministre de l'Emploi et l'Immigration), [1992] 1 R.C.S. 711:
Donc, lorsqu'elles sont considérées indépendamment l'une de l'autre, aucune des deux décisions rendues en application de la mesure législative contestée n'est vulnérable sur le plan constitutionnel. Cette conclusion n'est toutefois pas décisive. Une mesure législative peut être contestée même si ses parties sont en elles-mêmes acceptables. En effet, l'action réciproque de ses parties peut créer un contexte complètement nouveau et imposer une approche différente. C'est là, je crois, l'attitude qu'a adopté la Cour suprême dans l'arrêt Chiarelli, précité.
Dans l'affaire Chiarelli, on avait ordonné l'expulsion d'un résident permanent après avoir déterminé qu'il était visé par l'article 27 de la Loi, et il avait perdu son droit d'interjeter appel pour des raisons d'ordre humanitaire en vertu de ce qui était alors l'alinéa 72(1)b) [S.C. 1976-77, ch. 52] de la Loi (Loi sur l'immigration de 1976] (aujourd'hui l'alinéa 70(1)b) [mod., idem, art. 18]) suite à la délivrance de l'attestation du ministre en vertu des articles 82.1 [mod. par S.C. 1984, ch. 21, art. 84] et 83 [mod., idem] de la Loi (aujourd'hui les articles 81 et 82). La Cour suprême, suivant à cet égard la ligne de conduite de cette Cour, a étudié le défi constitutionnel comme s'il s'adressait au cadre législatif pris dans son ensemble. Le retrait du droit particulier d'interjeter appel a été perçu comme le retrait d'un recours permettant de s'opposer à la mesure d'expulsion et, en conséquence, comme une atteinte possible à l'article 7 de la Charte. De la même façon en l'espèce, bien que la décision concluant à l'irrecevabilité en vertu du sous-alinéa 46.01(1)e)(ii) de la Loi ne soit qu'indirectement liée à la mesure d'expulsion, elle n'en supprime pas moins le seul obstacle possible à la prise d'une mesure d'expulsion pure et simple, et comme telle elle contribue à la perte de la liberté et, il est possible, de la sécurité de la personne résultant de l'expulsion. De façon plus générale, la perte de la liberté en cause dans toute expulsion forcée revêt une nouvelle dimension du fait que la personne qui doit être expulsée revendique le statut de réfugié. Il convient donc, par conséquent, de tenir pour acquis que l'article 7 de la Charte entre en jeu à l'égard du cadre législatif dans son ensemble, c'est-à-dire non seulement en ce qui concerne la prise de la mesure d'expulsion, mais aussi relativement à la conclusion d'irrecevabilité fondée sur l'attestation selon laquelle le requérant constitue un danger pour le public. La question devient donc celle de savoir si la délivrance de cette attestation, qui est la caractéristique principale du régime législatif dans son ensemble, peut être considérée comme une atteinte aux principes de justice fondamentale.
Pour répondre complètement à cette question, il faut étudier deux aspects du problème: l'aspect matériel, qui porte sur le contenu ou le fond de la disposition législative, et l'aspect procédural, qui vise la façon dont la Loi est de fait appliquée. L'avocat du requérant a fait de longues observations sur ces deux aspects, mais aucune d'elles ne m'a convaincu que la Loi ou son application en l'espèce sont invalides sur le plan constitutionnel.
La Cour suprême du Canada a refusé l'autorisation de se pourvoir en appel contre la décision du juge Marceau, comme il en est fait mention à [1993] 1 R.C.S. viii. Par conséquent, cette thèse, à savoir qu'un régime législatif pris dans son ensemble peut être contesté en vertu de la Charte, même si ses parties sont en elles-mêmes acceptables, est maintenue.
[26]L'avocat de la défense est un avocat chevronné. À coup sûr, je puis conclure qu'il savait bien, lorsqu'il a rédigé la demande reconventionnelle, que l'application de l'article 7 de la Charte n'était pas déclenchée par une disposition précise de la Loi sur l'immigration, à savoir un renvoi à la Cour fondé sur l'article 18. La demande reconventionnelle présentée par M. Seifert ne comporte pas, aux paragraphes 11, 12, 14 et 22, de contestations précises fondées sur l'article 7 de la Charte qui sont clairement et hors de tout doute futiles, mais la plaidoirie fondée sur l'article 7 qui figure au paragraphe 21 de la demande reconvention-nelle repose sur un fondement différent. Au paragraphe 21, le défendeur sollicite un jugement déclaratoire portant que la mesure législative prise dans son ensemble par laquelle le ministre cherche à agir viole non seulement l'article 7 de la Charte, mais aussi les alinéas 11b), c), d) ainsi que les paragraphes 15(1) et (2) de la Charte, violation qui, est-il allégué, n'est pas protégée par l'article premier de la Charte. Il s'agit clairement d'une plaidoirie qui est destinée à répondre à la série de décisions ayant de toute évidence pour effet de limiter le recours à l'article 7 de la Charte, y compris les décisions Obodzinsky, Luitjens, Katriuk et Tobiass, précitées.
[27]L'avocate du demandeur a peut-être omis de tenir compte de cet aspect de la demande reconventionnelle en soutenant que la mention de l'article 7 de la Charte devrait être radiée pour le motif qu'elle est manifestement mauvaise. Dans la réponse écrite qu'il a déposée à l'égard de la requête, l'avocat du défendeur a clairement jeté le gant: l'avocate du demandeur n'a pas répondu. Bien sûr, cela ne veut pas nécessairement dire que l'avocate admet que le défendeur réussira à faire valoir cette plaidoirie.
[28]Compte tenu de la situation, M. Seifert peut encore faire valoir la thèse avancée par le juge Marceau dans l'arrêt Nguyen, précité, à savoir que l'ensemble du régime peut faire l'objet d'une contestation fondée sur l'article 7 de la Charte. Il lui sera peut-être difficile de réussir à faire valoir cet argument, mais je ne puis dire qu'il est évident et manifeste et au-delà de tout doute qu'il n'a aucune chance de succès. La mention de l'article 7 de la Charte, au paragraphe 21 de la demande reconventionnelle, sera donc maintenue.
[29]J'examinerai maintenant les plaidoiries figurant dans la demande reconventionnelle qui sont fondées sur l'article 11 de la Charte. L'article 11 traite des affaires au criminel, et reconnaît les droits à «tout inculpé». Le demandeur affirme maintenant que l'article 11 ne s'applique pas à M. Seifert.
[30]La demande reconventionnelle vise l'obtention d'un jugement déclaratoire conformément aux divers alinéas de l'article 11 de la Charte, tels qu'ils s'appliquent à M. Seifert, et d'une façon générale, il est allégué que tout le régime législatif en vertu duquel le ministre a présenté une requête à l'encontre de M. Seifert et sur lequel la Cour a cherché à fonder sa compétence contrevient à l'article 11. La chose comporte deux aspects distincts: il s'agit en premier lieu de savoir si M. Seifert peut se prévaloir d'une disposition individuelle se rapportant à son cas et, en second lieu, s'il peut invoquer l'article 11, comme il entend invoquer l'article 7, afin de contester la procédure générale, y compris la compétence de la Cour, et dire qu'elle va à l'encontre de l'article 11. Malheureusement, l'argument modifié du demandeur traite uniquement du premier aspect de la question.
[31]La Couronne mentionne la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Dueck, [1998] 2 C.F. 614 (1re inst.), dont j'ai déjà fait mention, à l'appui de la thèse selon laquelle une procédure de révocation telle que celle qui est ici en cause n'est pas de nature punitive en ce sens que la confiscation ou l'élimination de l'avantage résultant d'une fraude constitue une opération neutre de nature civile [au paragraphe 39]:
La perte par confiscation des fruits de la fraude n'est pas une punition en soi. Prise isolément, la restitution de quelque chose qui a été acquis par fraude ou escroquerie est une opération éminemment neutre. [note 23] Est de nature civile la procédure qui a pour seul but de remettre un individu dans la situation où il se serait trouvé si aucune fraude n'avait été commise; il n'y a aucune sanction en jeu.
Dans la note de bas de page no 23 qui est mentionnée dans cette citation, le juge Noël reconnaît que le cas sur lequel il se fonde est différent de celui où la perte par confiscation des produits du crime est un élément accessoire du verdict de culpabilité, auquel cas cette perte constitue un élément de la sanction. En ce qui concerne la thèse selon laquelle la révocation de la citoyenneté constitue une opération neutre de nature civile, le juge Noël, en se fondant sur de nombreuses décisions faisant autorité, estimait que même l'expulsion ne comporte aucun élément de punition: voir paragraphe 48. Le juge a en fin de compte conclu qu'il n'y avait aucune conséquence pénale au regard de l'article 11 de la Charte. En outre, compte tenu de la disposition qui figure maintenant à la règle 169 des Règles de la Cour fédérale (1998), dans lequel il est fait mention de l'article 18 de la Loi sur la citoyenneté, le juge Noël a conclu qu'il avait compétence. La décision Dueck est déterminante dans la mesure où les mentions de l'article 11 de la Charte figurant dans la demande reconventionnelle ne représentent pas une contestation de la législation dans son ensemble, c'est-à-dire que l'article 11 n'est pas en jeu du simple fait que la Cour détermine si M. Seifert a obtenu sa citoyenneté à la suite d'une fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle d'un fait essentiel. La partie du paragraphe 14 de la demande reconventionnelle dans laquelle il est fait mention de l'alinéa 11c) de la Charte ne révèle donc aucune cause d'action et, dans la mesure où il est fait mention de l'article 11, cette partie est radiée ainsi que le paragraphe 22 dans son ensemble.
[32]La question de savoir si la décision Dueck est déterminante en tant que contestation du régime législatif dans son ensemble, compte tenu de l'article 11 de la Charte, est une question différente. Cette approche inclusive est clairement plaidée au paragraphe 21 de la demande reconventionnelle, mais le demandeur n'en a pas tenu compte en présentant ses arguments écrits à l'appui de sa requête et il n'a pas répondu aux arguments écrits que le défendeur avait soumis sur ce point.
[33]Il est possible que les remarques du juge Noël et la jurisprudence mentionnée aux pagraphes 32 à 42 de la décision Dueck, précitée, telle qu'elle est commentée dans ces motifs aux paragraphes 22 à 26, permettent de contester le régime législatif dans son ensemble. Il n'est donc pas évident et manifeste et au-delà de tout doute que le paragraphe 21 de la demande reconventionnelle doive être rejeté. Ce paragraphe sera donc maintenu.
Effet rétroactif de la Charte
[34]Sans mentionner une partie précise de la demande reconventionnelle, le demandeur conteste ce qui, a-t-il dit, constitue un argument selon lequel la Charte s'applique rétroactivement. J'emploie le mot «rétroactif» plutôt que le mot «rétrospectif» pour le motif énoncé dans la 3e édition de Driedger on the Construction of Statutes, Toronto: Butterworths, 1994, à la page 511 et suivantes.
[35]L'avocate du demandeur soutient, en se fondant sur l'arrêt R. v. James, Kirsten and Rosenthal (1986), 55 O.R. (2d) 609 (C.A.), que la Charte ne peut pas s'appliquer à des événements qui se sont produits avant son entrée en vigueur (à la page 629):
[traduction] Somme toute, les décisions qui sont ici examinées sont conformes à la thèse selon laquelle on applique la loi en vigueur au moment de l'acte qu'on allègue être en contravention avec un droit ou une liberté garantis par la Charte. L'article 8 de la Charte ne peut donc pas s'appliquer à une perquisition ou à une saisie qui a eu lieu avant la date à laquelle la Charte a pris effet.
Le demandeur se fonde sur diverses autres décisions faisant autorité à l'appui de cette règle générale, notamment l'arrêt R. c. Gamble, [1988] 2 R.C.S. 595, dans lequel la Cour suprême dit que les normes de la Charte ne s'appliquent pas à des événements qui se sont produits avant l'entrée en vigueur de la Charte; la citation complète donne lieu à une discussion intéressante (à la page 626):
Les normes de la Charte ne peuvent s'appliquer à des événements qui se sont produits avant sa proclamation, mais ce serait folie, à mon avis, de soustraire à l'examen du tribunal des événements cruciaux antérieurs à la Charte. D'ailleurs, il est souvent nécessaire que le tribunal examine ces événements lorsqu'il exerce le pouvoir discrétionnaire général, que lui confère le par. 24(1), de formuler la réparation convenable et juste eu égard aux circonstances.
Mme le juge Wilson, qui parlait pour la majorité de trois juges, a reconnu que, pour être convenable et juste, une réparation constitutionnelle devrait peut-être prendre en compte des événements antérieurs à la Charte. Puis, après avoir mentionné des décisions antérieures ainsi que certains principes, le juge a fait les remarques suivantes (à la page 628):
Certains droits et certaines libertés contenus dans la Charte me semblent particulièrement susceptibles d'être appliqués actuellement même si cette application oblige nécessairement à prendre connaissance d'événements antérieurs à la Charte. Les droits garantis par la Charte qui ont pour objet d'interdire certaines conditions ou situations sembleraient relever de cette catégorie. De tels droits visent à protéger non pas contre des événements précis et isolés, mais plutôt contre des conditions ou une situation en cours. La question du délai avant le procès, aux termes de l'al. 11b), en est un bon exemple: R. v. Antoine. L'article 15 peut aussi relever de cette catégorie. Le juge Morden a reconnu, dans l'arrêt Re McDonald and The Queen (1985), 21 C.C.C. (3d) 330 (C.A. Ont.), qu'une pratique discriminatoire continue, cela existe et relève de l'art. 15 de la Charte.
[36]Ce qui importe ici, c'est l'idée selon laquelle un événement précis et isolé peut s'être produit avant l'adoption de la Charte, mais avoir un effet continu qui exige qu'une réparation soit accordée en vertu de la Charte. M. le juge en chef Dickson, qui a rédigé les motifs de la minorité, était d'accord avec le juge Wilson, à savoir que le tribunal doit tenir compte du moment où l'événement a produit son effet (aux pages 607 et 608):
[. . .] un tribunal doit se demander si la Charte était en vigueur au moment où l'acte ou l'événement qui l'aurait enfreinte a eu lieu ou a produit son effet.
Le juge en chef [à la page 608] s'est fondé sur l'arrêt R. c. James, Kirsten and Rosenthal, précité. Toutefois il a ensuite signalé que cela n'est pas conforme à l'avis de la majorité, c'est-à-dire que si l'on s'inspirait de la remarque qui a été faite dans l'arrêt James, pour appliquer «la loi en vigueur au moment de l'acte qu'on allègue être en contravention avec un droit ou une liberté garanties par la Charte» (le passage ci-dessus a été cité au complet), il reste néanmoins qu'il faut situer l'acte pertinent dans le temps. Telle semble être la position que le défendeur a prise au sujet de l'application de la Charte, car l'avocat soutient que [traduction] «ce n'est pas une application rétrospective de la Charte qui est invoquée, mais son application actuelle visant à empêcher une politique discriminatoire passée d'avoir des effets actuels» (page 8 de l'exposé). L'opinion exprimée par l'avocat du défendeur est du moins analogue à l'avis exprimé par le juge Wilson et le juge en chef Dickson dans l'arrêt R. c. Gamble, précité, à savoir qu'il faut peut-être se reporter aux événements antérieurs de la Charte afin d'élaborer une réparation appropriée et qu'il «reste [. . .] à situer l'acte pertinent dans le temps» (Gamble, précité, page 608).
[37]Afin de statuer sur les opinions contradictoires exprimées par les avocats, à savoir d'une part que la Charte [traduction] «semble» s'appliquer rétroactivement et, d'autre part, que l'on demande simplement l'application actuelle de la Charte en vue d'empêcher une politique discriminatoire passée d'avoir des effets actuels, je dois ici examiner certaines parties de la demande reconventionnelle qui, dans l'ensemble, est un acte de procédure minutieusement libellé.
[38]Je paraphraserai le paragraphe 8 de la demande reconventionnelle en disant que le défendeur admet, aux fins de l'argumentation et contrairement à son propre témoignage, que s'il était né en Ukraine et que si tel était le fondement de la présente procédure engagée contre lui, il s'agit d'une discrimination et que cela va à l'encontre de la Charte. Je doute que cette description soit nécessairement appropriée, mais puisque, selon le critère applicable à l'absence de cause d'action, soit dans ce cas-ci une demande reconventionnelle fondée sur l'application non rétroactive de la Charte, l'acte de procédure tel qu'il a été libellé doit être accepté, la question de savoir s'il est clairement désespéré devant en fait être ensuite tranchée, la plaidoirie figurant au paragraphe 8 ne vise pas une application rétroactive. Le paragraphe 8 de la demande reconventionnelle doit donc être maintenu. Les paragraphes 13, 14 et 15 sont du même genre, car selon l'interprétation que je leur donne, une politique et une procédure discriminatoires applicables à l'heure actuelle y sont alléguées, étant donné que le défendeur soutient, au paragraphe 16, que [traduction] «par ses actions, le ministre tente d'appliquer légalement, à l'époque actuelle, c'est-à-dire après l'entrée en vigueur de la Charte, des politiques et décisions qui ne seraient pas maintenant acceptables sur le plan constitutionnel».
[39]La plupart du temps, la Charte ne s'applique pas rétroactivement, mais dans la jurisprudence, on trouve certains cas qui comportent un aspect rétroactif. Par conséquent, le demandeur n'a pas gain de cause car il n'a pas été satisfait à la norme fort rigoureuse qui s'applique.
La partialité
[40]Au paragraphe 18 de la demande reconventionnelle, le défendeur affirme qu'il existe une crainte raisonnable de partialité de la part du ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, agissant en sa qualité administrative. Ce paragraphe renferme ensuite des précisions démontrant l'animosité et la partialité alléguées qui se manifesteraient dans les discours prononcés par le ministre à l'intention d'un public précis. Je mentionnerai en temps et lieu les remarques qui démontreraient censément la partialité du ministre. Aux paragraphes 19 et 20 de la demande reconvention-nelle, il est ensuite allégué que le ministre a agi d'une façon malveillante [traduction] «pour des motifs politiques et personnels obscurs indiquant la haine et l'animosité éprouvées envers le défendeur et envers les associations qui, de l'avis du ministre, sont représentées par celui-ci». Le défendeur soutient que [traduction] «le ministre a envers tous les citoyens, quelle que soit leur origine ethnique, l'obligation fiduciaire d'agir d'une façon équitable et impartiale» et que la crainte raisonnable de partialité découlant des commentaires que le ministre a faits dans des discours prononcés en public est [traduction] «si sérieuse qu'elle a pour effet de discréditer l'administration de la justice dans l'esprit d'une personne raisonnable qui est au courant des faits». Il est allégué que la chose porte gravement atteinte à la réputation générale et à l'estime personnelle du défendeur et que cela lui cause un préjudice. Ce qui est intéressant, c'est l'effet qu'a la partialité sur la présente procédure de révocation de la citoyenneté.
[41]L'avocate du demandeur soutient que les diverses allégations de partialité, de conflit d'intérêts, de manquement à une obligation fiduciaire et d'abus de pouvoir mettent toutes en cause un abus d'autorité dans l'exercice d'une charge publique. L'avocate du demandeur mentionne ici un passage tiré d'une décision rendue en première instance dans l'affaire Obodzinsky, précitée, au paragraphe 17, à savoir que le simple fait que le ministre a engagé des procédures telles que celle dont fait l'objet M. Seifert ne constitue pas un abus de procédure ou une conduite répréhensible de la part du ministre. Le fait que l'état de santé de M. Obodzinsky ne lui permettait pas de participer au procès ne constituait pas une conduite inéquitable ou du harcèlement car la Couronne n'a rien fait qui sorte de l'ordinaire:
En ce qui concerne la question d'abus de procédure, je suis d'avis qu'il n'y a pas d'abus de procédure en l'espèce. Je suis d'accord avec la demanderesse que le fait qu'elle ait entrepris la procédure sous l'article 18 de la Loi sur la citoyenneté ne peut être considéré comme un abus de procédure ou comme une conduite répréhensible. Le fait d'engager cette procédure n'équivaut pas à mener une poursuite de manière inéquitable ou vexatoire, même si le défendeur a des problèmes de santé. Ce n'est pas non plus parce que c'est l'État qui a entrepris la procédure qu'elle est nécessairement vexatoire. La demanderesse n'a posé aucun geste hors de l'ordinaire qui justifie que l'on qualifie sa poursuite de répréhensible. Ce sont des circonstances hors de son contrôle qui font que le défendeur se retrouve dans une situation désagréable.
La décision Obodzinsky n'aide pas le demandeur, car en l'espèce il est allégué que le ministre a fait quelque chose qui sort de l'ordinaire, c'est-à-dire qu'il a agi d'une façon qui, de l'avis du défendeur, constitue de la partialité.
[42]L'avocate du demandeur mentionne l'arrêt Roncarelli v. Duplessis, [1959] R.C.S. 121, à la page 140. Selon cet arrêt, les décisions discrétionnaires comportant l'accomplissement d'un devoir public exigent implicitement que l'on fasse preuve de bonne foi et que l'acte administratif soit accompli d'une façon complètement impartiale et avec intégrité ou, comme il est dit dans Canadian Tort Law, 7e éd. par A. Linden, Butterworths, 2001 qu'il existe [traduction] «une obligation clairement établie voulant qu'en prenant une décision discrétionnaire, on fasse preuve de bonne foi, sans avoir de motif illégitime» (à la page 32).
[43]L'avocate du demandeur mentionne également la décision Chhabra (O.P.) c. Canada, [1989] 2 C.T.C. 13 (C.F. 1re inst.), à la page 18, comme exemple d'un cas dans lequel on a agi par malveillance en ne tenant pas compte des préoccupations légitimes du contribuable. Dans cette décision, M. le juge Cullen définit les cas d'abus d'autorité dans l'exercice d'une charge publique comme étant ceux dans lesquels l'acte administratif est «illégal parce qu'il est inspiré par la malveillance et ceux dans lesquels l'autorité sait qu'elle ne possède pas le pouvoir qu'elle prétend exercer». Ce passage précis est intéressant, mais il n'est pas particulièrement utile, car le critère, tel qu'il a été énoncé par le juge Cullen, semble être conjonctif, c'est-à-dire qu'il doit y avoir malveillance et absence de pouvoir. Le juge Cullen donne ensuite des précisions au sujet du critère: un plaideur qui invoque la malveillance «doit démontrer que les personnes en cause ont agi avec malveillance ou avec l'intention de causer un dommage ou qu'elles ont agi sans pouvoir». Dans l'affaire Chhabra, les deux éléments, c'est-à-dire la malveillance et l'absence de pouvoir, étaient présents. En l'espèce, seul le premier volet du critère, à savoir la malveillance ou la partialité, nous intéresse.
[44]Dans la décision Francoeur c. Canada (1994), 78 F.T.R. 109 (C.F. 1re inst.), à la page 126, M. le juge Wetston donne des précisions au sujet de la première approche:
D'abord, lorsqu'on peut démontrer que le fonctionnaire a agi avec malveillance ou avec l'intention de nuire, l'acte du fonctionnaire qui est censé avoir été fait conformément à un pouvoir conféré par une loi devient illégal et le demandeur qui subit un préjudice direct par suite de cet acte aura droit à des dommages-intérêts.
Cette idée d'un préjudice découlant du recours malveillant à un pouvoir conféré par la loi est pertinente si la déclaration est considérée telle qu'elle est libellée, mais la notion de malveillance est pertinente jusqu'à un certain point seulement, car en l'espèce c'est essentiellement une allégation de partialité qui est en cause. Or, dans ses arguments écrits, le demandeur ne traite pas directement de la question. Je me demanderai d'abord ce qui constitue de la partialité.
[45]Comme M. le juge Campbell l'a fait remarquer dans la décision Beno c. Canada (Commissaire et président de la Commission d'enquête sur le déploiement des Forces armées canadiennes en Somalie), [1997] 1 C.F. 911 (1re inst.), infirmée sur un autre point [1997] 2 C.F. 527 (C.A.), il existe peu de jugements dans lesquels la partialité est définie. J'ajouterai que la plupart des décisions existantes mettent l'accent sur la définition de la partialité de la part de personnes qui agissent à titre judiciaire.
[46]Dans la décision Beno, le juge Campbell [au paragraphe 10] a consulté la 6e édition de Black's Law Dictionary pour trouver une définition, laquelle est ainsi libellée:
[traduction] Inclination; tendance; prévention; opinion préconçue; prédisposition à trancher une cause ou une question d'une manière donnée, qui ne laisse pas l'esprit parfaitement ouvert à la persuasion. Pencher d'un côté. État d'esprit qui influence le jugement et qui fait que le juge n'est pas capable, dans une affaire donnée, d'exercer avec impartialité sa fonction judiciaire.
La définition donnée dans Black traite ensuite de la partialité d'un juge, mais le passage précité nous amène à conclure que la partialité est une tendance à trancher une question, non au fond, mais en se fondant sur d'autres considérations.
[47]Pour appliquer cette définition de la partialité, j'examinerai l'arrêt Newfoundland Telephone Co. c. Terre-Neuve (Board of Commissioners of Public Utilities), [1992] 1 R.C.S. 623, dans lequel la Cour suprême a examiné divers degrés de partialité, allant de la partialité de la part d'un arbitre à la partialité de la part du législateur. Un office ou un tribunal administratif était en cause dans cette affaire, mais les principes fondamentaux s'appliquent dans ce cas-ci.
[48]Dans l'arrêt Newfoundland Telephone Co., la Cour suprême a examiné les fonctions de la Newfoundland Public Utilities Board; elle a ensuite fait les remarques suivantes (à la page 636):
Bien que tous les corps administratifs soient soumis à l'obligation d'agir équitablement, l'étendue de cette obligation tient à la nature et à la fonction du tribunal en question. Voir Martineau c. Comité de discipline de l'Institution de Matsqui, [1980] 1 R.C.S. 602. L'obligation d'agir équitablement comprend celle d'assurer aux parties l'équité procédurale, qui ne peut tout simplement pas exister s'il y a partialité de la part d'un décideur. Il est évidemment impossible de déterminer exactement l'état d'esprit d'une personne qui a rendu une décision d'une commission administrative. C'est pourquoi les cours de justice ont adopté le point de vue que l'apparence d'impartialité constitue en soi un élément essentiel de l'équité procédurale. Pour assurer l'équité, la conduite des membres des tribunaux administratifs est appréciée par rapport au critère de la crainte raisonnable de partialité. Ce critère consiste à se demander si un observateur relativement bien renseigné pourrait raisonnablement percevoir de la partialité chez un décideur.
Nous avons ici une application du critère bien connu, à savoir la crainte de partialité de la part d'une personne sensée et raisonnable qui étudierait la question en profondeur, ce critère étant tiré de l'arrêt Committee for Justice and Liberty et autres c. Office national de l'énergie et autres, [1978] 1 R.C.S. 369, à la page 394:
La Cour d'appel a défini avec justesse le critère applicable dans une affaire de ce genre. Selon le passage précité, la crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d'une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle-même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet. Selon les termes de la Cour d'appel, ce critère consiste à se demander «à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique. Croirait-elle que, selon toute vraisemblance, M. Crowe, consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste?»
Cet énoncé du critère de la crainte raisonnable de partialité est celui qui doit être invoqué dans le cas d'un organisme judiciaire ou d'un organisme quasi judiciaire et il se situe à l'extrémité du spectre où l'obligation est rigoureuse.
[49]Dans l'arrêt Newfoundland Telephone Co., M. le juge Cory [aux pages 637 et 638], qui a rendu jugement au nom de la Cour, a également examiné l'obligation moins rigoureuse qui se situe à l'autre extrémité du spectre, telle que celle qui existait dans l'affaire Assoc. des résidents du Vieux St-Boniface Inc. c. Winnipeg (Ville), [1990] 3 R.C.S. 1170:
La question de la partialité a été étudiée dans un contexte différent dans Assoc. des résidents du Vieux St-Boniface Inc. c. Winnipeg (Ville), [1990] 3 R.C.S. 1170. Cette affaire traitait d'une décision d'urbanisme prise par des conseillers municipaux élus. La législation régissant les municipalités était conçue de manière que les conseillers participaient activement aux questions d'urbanisme avant de prendre part aux décisions définitives les concernant. L'arrêt de la Cour reconnaissait l'aspect politique du rôle des conseillers municipaux, qui sont élus pour représenter des points de vue particuliers. Prenant en considération toute la gamme des corps administratifs, dont les fonctions varient entre celles de caractère presque purement juridictionnel et celles ayant un caractère politique ou consistant dans l'élaboration des décisions, la Cour a statué que les conseils municipaux sont de ceux qui remplissent des fonctions législatives. Le juge Sopinka a énoncé pour cette catégorie le critère de l'«esprit ouvert», à la p. 1197:
La partie qui allègue la partialité entraînant l'inhabilité doit établir que l'affaire a en fait été préjugée, de sorte qu'il ne servirait à rien de présenter des arguments contredisant le point de vue adopté. Les déclarations de conseillers individuels, bien qu'elles puissent fort bien créer une apparence de partialité, ne satisfont au critère que si la cour conclut qu'elles sont l'expression d'une opinion finale et irrévocable sur la question.
Selon l'idée qui est exprimée, étant donné que les politiciens sont élus en raison de leurs points de vue et qu'ils remplissent des fonctions législatives plutôt que juridictionnelles, le critère relatif à la crainte raisonnable de partialité ne s'applique pas: il suffit que le législateur ait l'esprit ouvert.
[50]Pour illustrer l'application de ce concept et la norme peu rigoureuse qui s'applique, le juge Cory a mentionné l'arrêt Save Richmond Farmland Society c. Richmond (Canton), [1990] 3 R.C.S. 1213, qui va de pair avec l'arrêt Vieux St-Boniface. Dans l'affaire Richmond, un conseiller municipal, qui avait été élu parce que, dans sa campagne, il s'était prononcé en faveur d'un certain aménagement résidentiel, avait déclaré qu'il n'abandonnerait pas cette position. La Cour suprême a conclu qu'il n'y avait pas lieu de déclarer le conseiller inhabile pour cause de partialité parce qu'il n'avait pas l'esprit complètement fermé et que toute autre conclusion provoquerait la distorsion du processus démocratique en dissuadant les politiciens d'exprimer ouvertement leur avis.
[51]Dans l'arrêt Newfoundland Telephone Co., le juge Cory [aux pages 638 et 639] a ensuite confirmé que lorsque la fonction d'un office est de nature politique ou se rapporte à l'élaboration de politiques, le critère n'est pas celui de la crainte raisonnable de partialité, mais plutôt le critère de l'esprit ouvert:
De toute évidence, il existe une grande diversité de commissions administratives. Celles qui remplissent des fonctions essentiellement juridictionnelles devront respecter la norme applicable aux cours de justice. C'est-à-dire que la conduite des membres de la commission ne doit susciter aucune crainte raisonnable de partialité relativement à leur décision. À l'autre extrémité se trouvent les commissions dont les membres sont élus par le public. C'est le cas notamment de celles qui s'occupent de questions d'urbanisme et d'aménagement, dont les membres sont des conseillers municipaux. Pour ces commissions, la norme est nettement moins sévère. La partie qui conteste l'habilité des membres ne peut en obtenir la récusation que si elle établit que l'affaire a été préjugée au point de rendre vain tout argument contraire. Les commissions administratives qui s'occupent de questions de principe sont dans une large mesure assimilables à celles composées de conseillers municipaux en ce sens que l'application stricte du critère de la crainte raisonnable de partialité risquerait de miner le rôle que leur a précisément confié le législateur.
[52]La norme moins stricte, à savoir le critère de l'esprit ouvert, peut s'appliquer même aux déclarations qui sont faites au stade de l'enquête, mais une fois fixée la date de l'audience, la norme à laquelle l'office est assujetti devient celle de la crainte raisonnable de partialité: arrêt Newfoundland Telephone Co., à la page 643.
[53]Dans l'arrêt Zündel c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] 2 C.F. 233 (C.A.), Mme le juge Desjardins a examiné un cas qui se situait au milieu du spectre, entre la crainte raisonnable de partialité et l'esprit ouvert. Le juge a reconnu la différence qui existe entre les offices qui remplissent principalement des fonctions adjudicatives et ceux qui doivent se conformer à la même norme que les cours de justice et les offices qui remplissent principalement des fonctions législatives et dont les membres doivent satisfaire au critère de l'esprit ouvert, ce dernier type d'office étant généralement composé de membres élus par le public qui s'occupent de planification et d'aménagement. En examinant la position prise par le Comité de surveillance des activités du renseignement de sécurité, qui enquêtait sur M. Zündel, et qui avait antérieurement rédigé un rapport à son sujet, le juge Desjardins a statué que le Comité se situait entre les deux extrémités du spectre, soit entre la fonction purement adjudicative et la fonction législative. Par conséquent, le critère à appliquer ne pouvait pas être celui de la crainte raisonnable de partialité éprouvée par un observateur sensé et raisonnable. Le juge a conclu que la norme, dans ce cas-là, se rapprochait davantage de l'extrémité du spectre où est situé le critère de l'esprit ouvert. Je reconnais que l'arrêt Zündel ne porte pas sur la question, mais il s'agit néanmoins d'un exemple de la souplesse et de l'application d'une norme qui se prête à la fonction de l'office ou du tribunal en cause.
[54]Pour en revenir au cas qui nous occupe, je suis d'avis que la norme à appliquer à un ministre de l'État doit se situer entre l'extrémité où se trouve le critère de la crainte raisonnable de partialité et celle où se trouve le critère de l'esprit ouvert. Comme l'a signalé le juge Cory dans l'arrêt Newfoundland Telephone Co., précité, à la page 639, je tiens compte du fait que je dois adopter une attitude souple à l'égard de la norme. J'ai conclu que la norme qu'il convient d'appliquer au ministre en l'espèce se situe au milieu du spectre parce que, d'une part, le ministre est un politicien élu du moins en partie en raison de ses opinions et que, d'autre part, la décision du ministre va plus loin qu'une décision politique ou que l'élaboration d'une politique, comme il en est fait mention dans l'arrêt Newfoundland Telephone Co., à la page 637, cette décision devant plutôt être judicieuse, juste et même juridique, car c'est également ce à quoi on doit s'attendre du ministre de l'État qui est ici en cause dans une décision qui, indépendamment du résultat, aura des conséquences sérieuses pour M. Seifert. Je reconnais que nous avons tous des opinions personnelles, mais à moins que ces opinions ne deviennent des partis pris ou des préjugés, nos sentiments, qui nous empêchent d'exercer nos fonctions d'une façon appropriée, ne nous rendent pas inhabiles à prendre des décisions. Toutefois, j'ai également tenu compte du fait que tous les citoyens s'attendent à ce qu'un ministre de l'État agisse d'une façon équitable et impartiale.
[55]Je traiterai maintenant de l'application de toutes ces idées aux faits de la présente espèce. J'ai tenu compte de ce que le ministre aurait censément dit. J'ajouterai ici que ces malencontreuses déclarations, qui ont été faites dans trois discours, le premier prononcé devant la Canadian Society for Yad Vashem, à Toronto, le 8 novembre 1999, le deuxième, devant le Conseil canadien pour les réfugiés, à Niagara Falls, le 3 décembre 1999, et le troisième, devant un groupe rendant honneur aux survivants de l'holocauste, à Ottawa, le 27 septembre 2000, sont confirmées par des imprimés obtenus du site Web contrôlé par le ministre. À vrai dire, il est mentionné que chaque discours doit être [traduction] «vérifié par rapport à son prononcé», mais le demandeur n'a pas présenté de preuves ou d'arguments en vue de montrer que les propos du ministre avaient été déformés.
[56]Devant la Canadian Society for Yad Vashem, le ministre a reconnu que la collectivité représentée par l'auditoire était la sienne. De fait, elle a dédié une distinction qui lui avait été décernée ce jour-là à sa famille, qui venait d'une collectivité juive qui avait été exterminée en Pologne. Le ministre a souligné que la notion de persécution ne devrait pas être considérée à la légère et qu'il ne fallait pas oublier l'holocauste. Elle a ensuite parlé des [traduction] «criminels de guerre qui vivent maintenant au Canada»:
[traduction] Qui ne se sent pas frustré par le fait qu'il y a des gens qui vivent dans nos parages et qui nous ont causé, en tant que famille internationale, beaucoup de tort et qui ont commis de graves injustices envers nous?
Il y a des gens qui vivent parmi nous qui ont commis des atrocités et des actes indignes à l'endroit de notre peuple et d'autres personnes.
Je parle, bien sûr, des criminels de guerre qui vivent maintenant au Canada.
Je puis vous dire, en ma qualité de ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, que notre gouvernement s'est engagé à traduire en justice les gens qui sont soupçonnés d'avoir commis des crimes de guerre ou des actes répréhensibles pendant la guerre.
Nous utiliserons tous les moyens juridiques à notre disposition, notamment la législation existante en matière de citoyenneté et d'immigration, pour les poursuivre et les expulser.
Cela comprend une disposition autorisant la révocation de la citoyenneté lorsque l'entrée et, plus tard, la citoyenneté sont obtenues à la suite d'une fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels.
Aucune de ces déclarations n'est particulièrement utile au défendeur. Toutefois, le ministre a ensuite malheureusement fait des remarques qui constituaient peut-être un discours politique fondé sur un innocent penchant, et nous avons tous des préférences ou des partis pris, mais qui sont des remarques manifestant peut-être un parti pris, un préjugé ou un sentiment nuisant à sa fonction:
[traduction] Je puis vous dire que j'étais heureuse d'être nommée ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration--j'étais réellement heureuse que certaines de mes premières fonctions officielles comprennent la révocation de la citoyenneté de deux criminels de guerre nazis. En apposant ma signature, j'ai silencieusement récité le Kaddish--la prière des morts.
[57]Dans le deuxième discours, qui a été prononcé lors de l'assemblée annuelle du Conseil canadien pour les réfugiés, à Niagara Falls, le 3 décembre 1999, le ministre a parlé de la politique; elle a donné des exemples précis et a parlé de son expérience. Elle a conclu son discours en faisant une remarque à laquelle le défendeur s'oppose pour le motif que cette remarque indique la partialité:
[traduction] En entendant ces histoires, je n'ai pas pu m'empêcher de songer à la sagesse du Talmud, qui dit simplement quelque chose que de nombreux Canadiens savent maintenant directement.
Sauver une vie, c'est sauver le monde.
Cette remarque n'est pas utile au défendeur.
[58]Le troisième discours, rendu en l'honneur des survivants de l'holocauste, qui a été prononcé à Ottawa le 27 septembre 2000, renferme plusieurs passages auxquels le défendeur s'oppose:
[traduction] En tant que femme juive, je tire ma force et mon sentiment du devoir de mon passé, de mes parents et de mes grands-parents ainsi que de ma foi. En tant que peuple, nous avons été durement éprouvés.
L'holocauste est l'épreuve la plus dure que nous ayons connue à notre époque. Vous êtes le lien vivant qui nous unit à cette tragédie humaine monumentale.
Ce passage indique le point de vue du ministre et peut-être un penchant, mais il n'y a pas lieu de croire que le point de vue exprimé est dommageable au point d'empêcher le ministre d'accomplir convenablement sa tâche. Le commentaire subséquent que le ministre a fait est plus dommageable au demandeur:
[traduction] L'une de mes premières fonctions officielles, lorsque j'ai été nommée ministre, a été de révoquer la citoyenneté de deux criminels de guerre nazis. En apposant ma signature, j'ai silencieusement récité le Kaddish.
Le ministre fait peut-être ici une déclaration factuelle qui va beaucoup plus loin que ce qui est nécessaire et qui laisse planer un doute sur sa capacité d'accomplir d'une façon détachée et objective les tâches difficiles que comporte la révocation de la citoyenneté de M. Seifert.
[59]En déterminant si, comme le demandeur l'a soutenu, il est évident et manifeste et au-delà de tout doute que les plaidoiries figurant dans la déclaration n'ont aucune chance de succès, je n'ai pas à déterminer, afin de les permettre, si elles doivent être retenues, mais il suffit plutôt de conclure qu'elles ont des chances de succès, ne serait-ce que légères. De même, je crois qu'il faut appliquer un critère se situant au milieu du spectre, entre le critère de la crainte raisonnable de partialité et le critère de l'esprit ouvert, mais je n'ai pas à déterminer à quel endroit, le long du spectre, se situe la décision du ministre afin de laisser se poursuivre cet aspect de la demande ou d'exclure dès maintenant la demande.
[60]Le défendeur ne dit pas que le ministre est de fait partial; il plaide plutôt ce qui suit:
[traduction] Les mesures que le ministre a prises à l'encontre d'une personne d'origine allemande constituent une indication de crainte raisonnable de partialité; ces mesures sont scandaleuses et vexatoires et elles résultent d'un conflit d'intérêts qui a pris naissance par suite de l'animosité éprouvée par la demanderesse en sa qualité de Juive à l'égard des antécédents ethniques du défendeur et des présumés compagnons de guerre du défendeur.
Le défendeur qualifie ensuite les mesures prises par le ministre de conflit d'intérêts créant une crainte raisonnable de partialité et constituant un abus distinct:
[traduction] Ce conflit d'intérêts crée une crainte raisonnable de partialité constituant un abus distinct de procédure qui devrait entraîner la suspension judiciaire de la procédure, et ce, parce que les déclarations publiques du ministre créent une crainte raisonnable de partialité de sa part en sa qualité administrative à l'égard de la délivrance d'un avis d'intention en date du 23 août 2001.
Le défendeur ajoute ce qui suit, au paragraphe 19 de la demande reconventionnelle, où la malveillance du ministre est alléguée:
[traduction] [. . .] pour des motifs politiques et personnels obscurs indiquant la haine et l'animosité éprouvées envers le défendeur et envers les associations qui, de l'avis du ministre, sont représentées par celui-ci. Le ministre a agi avec malveillance et a excédé tout privilège dont ses communications auraient par ailleurs pu faire l'objet. Il est allégué qu'en faisant des allégations superflues, fausses, malveillantes et scandaleuses, le ministre a terni la réputation du défendeur et a gravement porté atteinte à sa réputation générale et à son estime personnelle [. . .]
Le défendeur conclut, au paragraphe 20 de la déclaration, que les mesures prises par le ministre n'avaient rien à voir avec la justice, mais que le ministre a agi dans un esprit de vengeance donnant fortement lieu à une crainte raisonnable de partialité:
[traduction] Il est allégué que le ministre a envers tous les citoyens, quelle que soit leur origine ethnique, l'obligation fiduciaire d'agir d'une façon équitable et impartiale. Il est allégué que le ministre a agi en violation de cette obligation fiduciaire et dans un esprit de vengeance plutôt que dans un esprit de justice. Il est allégué que cette crainte raisonnable de partialité est si sérieuse qu'elle a pour effet de discréditer l'administration de la justice dans l'esprit d'une personne raisonnable qui est au courant des faits. Des exemples d'opinions exprimées en public par le ministre figurent dans les nombreux discours qu'elle a prononcés en public.
À vrai dire, le défendeur invoque le manquement à une obligation fiduciaire et l'omission d'agir d'une façon équitable et impartiale. Toutefois, cette partie de l'acte de procédure me réconforterait davantage si le défendeur avait allégué que les discours du ministre n'indiquent pas nécessairement une crainte raisonnable de partialité, mais l'omission de satisfaire à une norme moins rigoureuse, mais néanmoins applicable, car à coup sûr, ce n'est pas le critère de la crainte raisonnable de partialité en soi qui s'applique au ministre. Comme il en a été fait mention, un ministre est non seulement un politicien et un législateur, mais aussi un fonctionnaire chargé de prendre des décisions qui doivent être judicieuses, justes et même juridiques. Par conséquent, la plaidoirie appropriée, qui pourrait être établie eu égard aux faits allégués, serait que le ministre n'a pas satisfait à une norme donnée appropriée se situant au milieu du spectre, entre le critère de l'esprit ouvert et le critère voulant qu'elle évite de susciter une crainte raisonnable de partialité. Le défendeur est peut-être bien en mesure de modifier l'acte de procédure de façon à corriger ce qui est un défaut factuel clair, à savoir la mention d'une norme qui ne s'applique clairement pas au ministre. L'acte de plaidoirie révèle certes encore une cause d'action évidente. En outre, il ne s'agit pas d'une plaidoirie clairement frivole, vexatoire, préjudiciable ou abusive. L'ordonnance autorisera donc la modification.
[61]En effectuant la modification en question, le défendeur peut laisser le paragraphe 19 dans la demande reconventionnelle, car des précisions suffisantes sont données au sujet des propos diffamatoires dans la modification apportée au paragraphe 18. L'omission de faire état des propos diffamatoires en question au paragraphe 19 de la demande reconventionnelle est certes corrigée par la modification apportée au paragraphe 18, dans lequel il est fait mention des discours prononcés par le ministre. En outre, si le demandeur estime que des précisions additionnelles doivent être fournies aux fins de l'instruction, ces précisions sembleraient certes êtres données, compte tenu de l'affidavit établi par M. Seifert le 30 janvier 2002.
Privilège absolu
[62]Je ne prends pas au sérieux les prétentions que le demandeur a faites au sujet de l'existence d'un privilège absolu s'étendant aux discours que le ministre a prononcés en 1999 et en 2000.
[63]Premièrement, le demandeur affirme que les mesures prises par le ministre, qui ont abouti à l'introduction de procédures contre M. Seifert, sont de nature judiciaire et quasi judiciaire: si c'était le cas, une plaidoirie fondée sur l'existence d'une crainte raisonnable de partialité résisterait presque nécessairement à la tentative de radiation. Comme il a été signalé, la position et l'obligation du ministre ne sont pas celles d'une personne agissant à titre judiciaire ou quasi judiciaire, mais il faut plutôt considérer les mesures prises par le ministre comme étant de nature politique et comme étant des mesures assujetties à une norme de conduite fort différente et moins rigoureuse.
[64]Deuxièmement, pour être considérée comme privilégiée, une déclaration diffamatoire doit être faite devant une cour de justice ou devant un tribunal exerçant des fonctions analogues et je citerai ici l'ouvrage intitulé Gatley on Libel and Slander, 9e édition, Londres, Sweet & Maxwell, 1998, aux pages 282 et 283, auquel le demandeur s'est reporté:
[traduction] Règle générale. Aucune action ne peut être intentée par suite de déclarations diffamatoires faites oralement ou par écrit dans le cadre d'une procédure judiciaire devant une cour de justice ou devant un tribunal exerçant des fonctions analogues à celles d'une cour de justice établie.
Comme il en a déjà été fait mention, rien n'indique que le ministre ait agi en tant que tribunal ou dans l'exercice de fonctions analogues à celles d'une cour de justice établie.
[65]Troisièmement, le demandeur mentionne une douzaine de pages, sans donner plus de précisions, tirées de l'ouvrage intitulé The Law of Defamation in Canada, par R. Brown, 2e éd., Scarborough: Carswell, 1994. Brown, aux pages 12-31 et 12-32, énonce la même proposition que Gatley au sujet du privilège applicable aux communications qui sont effectuées pendant des procédures judiciaires ou quasi judiciaires ou qui sont faites d'une façon accessoire et aux fins de l'examen et de l'avancement de procédures judiciaires ou quasi judiciaires. Cela n'est clairement pas applicable en ce sens que le ministre n'agit pas à titre judiciaire ou quasi judiciaire et que les déclarations ont été faites bien avant que la procédure ici en cause ait été engagée contre M. Seifert.
[66]Les passages de Brown auxquels le demandeur se reporte traitent également de pièces et de documents déposés devant la Cour, ou préparés mais non déposés devant la Cour, de documents délivrés par la Cour et de témoins qui n'ont pas été interrogés: voir pages 12-129 à 12-139. Rien de tout cela ne s'applique car les déclarations sur lesquelles M. Seifert se fonde ne font clairement pas partie de la procédure de la Cour, mais font partie de la cause d'action du défendeur. Les allégations de diffamation qui sont faites dans la demande reconventionnelle seront donc maintenues.
Conclusion
[67]Dans l'ensemble, la demande reconventionnelle n'aurait pas dû être contestée dans le cadre d'une requête en radiation, mais puisqu'elle soulève une question importante et qu'elle énonce des plaidoiries importantes qui ne sont pas clairement et hors de tout doute désespérées, elle doit être maintenue et, comme il en a été fait mention, elle doit dans un cas être modifiée.
[68]Étant donné que, dans l'ensemble, le défendeur a dans une certaine mesure su mieux faire valoir sa cause que le demandeur dans la requête ici en cause, les dépens lui sont adjugés, et ce, quelle que soit l'issue de la cause, et ils seront en fin de compte payables.