Référence : |
Conacher c. Canada (Premier ministre), 2009 CF 920, [2010] 3 R.C.F. 411 |
T-1500-08 |
T-1500-08
2009 CF 920
Duff Conacher et Démocratie en surveillance (demandeurs)
c.
Le Premier ministre du Canada, la gouverneure en conseil du Canada, la gouverneure générale du Canada et le procureur général du Canada (défendeurs)
Répertorié : Conacher c. Canada (Premier ministre) (C.F.)
Cour fédérale, juge Shore—Ottawa, 8 et 17 septembre 2009.
Élections — Contrôle judiciaire d’une décision par laquelle le premier ministre du Canada avait conseillé à la gouverneure générale du Canada de dissoudre la législature pour tenir des élections — L’art. 56.1 de la Loi électorale du Canada prévoit des élections à date fixe — Les demandeurs alléguaient que l’art. 56.1(2) créait une nouvelle convention constitutionnelle qui limitait le pouvoir discrétionnaire du premier ministre de conseiller le gouverneur général — L’art. 56.1 de la Loi ne créait pas de nouvelle convention constitutionnelle — Il laisse explicitement intact le pouvoir discrétionnaire du gouverneur général de dissoudre la législature — En outre, la décision du premier ministre n’allait pas à l’encontre de l’art. 3 de la Charte canadienne des droits et libertés — Demande rejetée.
Couronne — Prérogatives — Le premier ministre du Canada avait conseillé à la gouverneure générale du Canada de dissoudre la législature pour tenir des élections — Le pouvoir du premier ministre de conseiller le gouverneur général est une prérogative parce qu’il est discrétionnaire, il n’est pas fondé sur des dispositions législatives et il tire sa source du pouvoir historique du monarque — L’exercice de ce pouvoir n’a pas d’effet sur les droits ou les aspirations d’une personne — Il ne pouvait donc pas faire l’objet d’un contrôle.
Compétence de la Cour fédérale — Le premier ministre du Canada avait conseillé à la gouverneure générale du Canada de dissoudre la législature pour tenir des élections — De telles prérogatives doivent être exercées dans le respect de la loi — La Cour fédérale avait donc compétence, en vertu de l’art. 18.1(4)f) de la Loi sur les Cours fédérales, pour se pencher sur la question de savoir si la Loi électorale du Canada, qui prévoit des élections à date fixe, avait été violée — Cependant, la Cour fédérale n’avait pas compétence pour se prononcer sur l’existence de conventions constitutionnelles, ces conventions n’étant pas loi — La convention constitutionnelle en l’espèce était de nature politique et ne relevait pas de la compétence de la Cour fédérale.
Droit constitutionnel — Conventions constitutionnelles — L’art. 56.1 de la Loi électorale du Canada, qui prévoit des élections à date fixe, ne crée pas de nouvelle convention constitutionnelle interdisant au premier ministre du Canada d’exercer son pouvoir discrétionnaire de conseiller au gouverneur général de dissoudre la législature sauf en conformité avec l’art. 56.1 de la Loi ou en cas de vote de censure — Aucun élément de preuve ne faisait état de l’intention de créer une nouvelle convention.
Interprétation des lois — L’art. 56.1(1) de la Loi électorale du Canada, qui prévoit des élections à date fixe, laisse intact le pouvoir discrétionnaire du gouverneur général de dissoudre la législature conformément à une prérogative de la Couronne — Une demande de dissolution faisant suite à un vote de censure ne viole pas l’art. 56.1 — L’art. 56.1 ne peut pas être interprété d’une façon qui rendrait les questions politiques justiciables.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Droits démocratiques — L’art. 56.1 de la Loi électorale du Canada prévoit des élections à date fixe — Le premier ministre du Canada avait conseillé à la gouverneure générale du Canada de dissoudre la législature pour tenir des élections — Aucune raison de nature juridique n’avait été fournie pour appuyer l’affirmation selon laquelle la décision du premier ministre allait à l’encontre des principes de justice électorale consacrés à l’art. 3 de la Charte.
Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision en date du 7 septembre 2008 par laquelle le premier ministre du Canada conseillait à la gouverneure générale du Canada de dissoudre la législature pour tenir des élections le 14 octobre 2008.
L’article 56.1 de la Loi électorale du Canada prévoit des élections à date fixe. Les demandeurs alléguaient que le paragraphe 56.1(2) créait une nouvelle convention constitutionnelle qui interdisait au premier ministre d’exercer son pouvoir discrétionnaire de conseiller au gouverneur général de dissoudre la législature, sauf en conformité avec le paragraphe 56.1(2) ou lorsque la Chambre des communes vote la censure. Les questions principales étaient celles de savoir si 1) la décision du premier ministre pouvait faire l’objet d’un contrôle judiciaire, 2) l’article 56.1 créait une convention constitutionnelle, 3) la décision du premier ministre allait à l’encontre de l’article 56.1, et 4) la décision du premier ministre allait à l’encontre de l’article 3 de la Charte.
Jugement : la demande doit être rejetée.
1) Le pouvoir du premier ministre de conseiller au gouverneur général de dissoudre la législature peut être perçu comme une prérogative parce qu’il est discrétionnaire, il n’est pas fondé sur des dispositions législatives et il tire sa source du pouvoir historique du monarque. La justiciabilité d’une prérogative est tributaire de la question de savoir si son exercice a un effet sur les droits ou les aspirations légitimes d’une personne. Le pouvoir consultatif du premier ministre en cause en l’espèce ne pouvait pas faire l’objet d’un contrôle parce que aucun droit juridique ni aucune aspiration légitime n’avait été touché. Il s’agissait d’une question de politique qui ne pouvait faire l’objet d’un contrôle que pour des motifs liés à la Charte. Cependant, étant donné que les prérogatives doivent être exercées dans le respect de la loi, la Cour fédérale avait compétence, en vertu de l’alinéa 18.1(4)f) de la Loi sur les Cours fédérales, pour se pencher sur la question de savoir si l’article 56.1 avait été violé. La Cour fédérale n’avait toutefois pas compétence pour entendre des arguments au sujet de l’existence de conventions constitutionnelles. Bien que la Cour fédérale ait compétence pour considérer des questions constitutionnelles dans le cadre de demandes de contrôle judiciaire, les conventions constitutionnelles ne sont pas loi. Ainsi, l’alinéa 18.1(4)f) ne lui donne pas le pouvoir de se prononcer sur leur existence. En l’espèce, la question de la convention était de nature politique et ne relevait pas de la compétence de la Cour.
2) L’article 56.1 n’a pas créé une nouvelle convention constitutionnelle parce que le critère de trois questions adopté par la Cour suprême du Canada dans Re : Opposition du Québec à une résolution pour modifier la Constitution pour se prononcer sur l’existence d’une convention n’a pas été rempli. Plus particulièrement, il n’y avait pas de précédents quant à l’existence d’une convention de la part des acteurs compétents, et ces acteurs (le premier ministre et la gouverneure générale) n’ont manifestement pas reconnu l’existence d’un tel précédent. En outre, il n’y avait aucun élément de preuve faisant état d’un accord explicite entre les acteurs politiques quant à leur intention de créer une nouvelle convention.
3) Le paragraphe 56.1(1) laisse explicitement intact le pouvoir discrétionnaire du gouverneur général de dissoudre la législature conformément à une prérogative de la Couronne. Une demande de dissolution faisant suite à un vote de censure ne violerait pas l’article 56.1. En conséquence, l’emploi au sens impératif de l’indicatif présent au paragraphe 56.1(2) perd une partie de son autorité. Les votes de censure sont de nature politique et il leur manque une dimension juridique. On devrait laisser au premier ministre le soin de décider quand le gouvernement a perdu la confiance de la Chambre des communes au lieu de faire de cette question une affaire juridique que les tribunaux devraient trancher. Il n’était pas loisible à la Cour d’interpréter l’article 56.1 d’une façon qui rendrait les questions politiques justiciables.
4) Aucune raison de nature juridique n’avait été fournie pour appuyer l’affirmation selon laquelle la décision du premier ministre allait à l’encontre des principes de justice électorale consacrés à l’article 3 de la Charte. Une telle conclusion aurait eu des conséquences énormes pour des parties étrangères à la demande puisqu’elle voudrait dire que toutes les élections fédérales qui ont eu lieu depuis le 17 avril 1982 avaient également violé l’article 3.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 3.
Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5], art. 50, 101.
Loi constitutionnelle de l982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 41.
Loi électorale du Canada, L.C. 2000, ch. 9, art. 56.1 (édicté par L.C. 2007, ch. 10, art. 1).
Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14), 2(1) « office fédéral » (mod., idem, art. 15), 18 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 4; 2002, ch. 8, art. 26), 18.1 (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5; 2002, ch. 8, art. 27), 57 (mod. par L.C. 1990, ch. 8 art. 19; 2002, ch. 8. art. 54).
JURISPRUDENCE CITÉE
décisions appliquées :
Black v. Canada (Prime Minister) (2001), 54 O.R. (3d) 215, 199 D.L.R. (4th) 228, 147 O.A.C. 141 (C.A.); Renvoi : Résolution pour modifier la Constitution, [1981] 1 R.C.S. 753.
décisions examinées :
Raza c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 C.F. 185; Pelletier c. Canada (Procureur général), 2008 CAF 1, [2008] 3 R.C.F. 40; Re : Opposition du Québec à une résolution pour modifier la Constitution, [1982] 2 R.C.S. 793; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27; Figueroa c. Canada (Procureur général), 2003 CSC 37, [2003] 1 R.C.S. 912; Harper c. Canada (Procureur général), 2004 CSC 33, [2004] 1 R.C.S. 827; New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle-Écosse (Président de l’Assemblée législative), [1993] 1 R.C.S. 319.
décision citée :
Ami(e)s de la Terre c. Canada (Gouverneur en conseil), 2008 CF 1183, [2009] 3 R.C.F. 201.
DOCTRINE CITÉE
Canada. Parlement. Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre. Témoignages, no 018 (26 septembre 2006), aux pages 2 et 5 (l’hon. Rob Nicholson).
Canada. Parlement. Comité sénatorial permanent des Affaires juridiques et constitutionnelles. Délibérations, no 18 (7 décembre 2007), à la page 18 :145 (l’hon. Robert Nicholson).
Débats de la Chambre des communes, no 029 (30 mai 2006), à la page 1723 (très hon. Stephen Harper).
Heard, Andrew. Canadian Constitutional Conventions: The Marriage of Law and Politics. Toronto : Oxford University Press, 1991.
Hogg, Peter. Constitutional Law of Canada. 5e éd. Toronto : Thomson/Carswell, 2007.
Latham, R. T. E. The Law and the Commonwealth. Londres : Oxford University Press, 1949.
DEMANDE de contrôle judiciaire d’une décision par laquelle le premier ministre du Canada conseillait à la gouverneure générale du Canada de dissoudre la législature pour tenir des élections. Demande rejetée.
ONT COMPARU
Peter M. Rosenthal pour les demandeurs.
Robert B. MacKinnon, Catherine A. Lawrence et Agnieszka Zagorska pour les défendeurs.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Roach, Schwartz & Associates, Toronto, pour les demandeurs.
Le sous-procureur général du Canada pour les défendeurs.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par
Le juge Shore :
I. Aperçu
[1] Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire portant sur une décision du premier ministre du Canada, en date du 7 septembre 2008. La décision consistait à conseiller à la gouverneure générale du Canada de dissoudre la 39e législature pour tenir des élections le 14 octobre 2008, conformément à son pouvoir reconnu par convention.
[2] Les demandeurs ont réclamé une mesure déclaratoire. Plus précisément, ils ont demandé des déclarations énonçant ce qui suit :
a. que les actes du premier ministre vont à l’encontre de l’article 56.1 [édicté par L.C. 2007, ch. 10, art. 1] de la Loi électorale du Canada, L.C. 2000, ch. 9;
b. que la tenue d’élections le 14 octobre 2008 a porté atteinte au droit de tous les citoyens canadiens de participer à des élections justes en application de l’article 3 de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] (la Charte);
c. qu’il existe une convention constitutionnelle qui interdit au premier ministre de conseiller au gouverneur général de dissoudre le Parlement, sinon conformément à l’article 56.1 de la Loi électorale du Canada;
d. que les dépens soient adjugés aux demandeurs ou, si la demande est rejetée, qu’aucuns dépens ne soient adjugés.
II. Introduction
[3] Il est de la plus haute importance, compte tenu de la séparation des pouvoirs en régime de suprématie constitutionnelle, que la Charte ne soit pas invoquée en vain; sinon, il s’ensuit une compréhension insuffisante de la Charte, d’une part, et, d’autre part, de la séparation des pouvoirs, aucune ne recevant leur dû, en régime de suprématie constitutionnelle.
[4] Si l’exécutif, le législatif et le judiciaire s’en tiennent à leurs obligations respectives, respectant leurs lignes de démarcation respectives, il en résulte un gouvernement responsable. Cela ne veut pas dire que le contrôle judiciaire est exclu si l’une des branches du gouvernement contrevient à la Charte, mais ce serait la paralysie si la Charte était invoquée simplement pour faire valoir une vision politique, défendre un intérêt particulier par rapport à un autre; cela bloquerait simplement l’action du gouvernement qui découle des responsabilités et des droits accordés par la suprématie constitutionnelle.
[5] La Cour fédérale est habilitée à instruire des instances et à accorder des mesures en vertu de lois fédérales, c’est-à-dire de contrôler les décisions d’instances, d’entités gouvernementales ou d’éléments constituant eux-mêmes des offices fédéraux. En dehors du cadre d’une loi fédérale, la Cour fédérale ne peut se prononcer.
[6] Le pouvoir constitutionnel permettant au Parlement du Canada d’établir (ce qui a fini par être appelé) la Cour fédérale est prévu à l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867 [30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5]] : « pour la meilleure administration des lois du Canada ».
[7] Pour ce qui est de toute question soumise au contrôle judiciaire de la Cour fédérale, la situation dépend de l’auteur et de l’objet de l’acte en cause, des modalités et du pouvoir invoqué. Dans cette optique, il faut nécessairement trouver le juste équilibre entre l’ingérence et l’abdication judiciaires.
III. Faits
[8] La demanderesse, Démocratie en surveillance, est une organisation sans but lucratif non partisane qui préconise la réforme de la démocratie, la participation des électeurs et la responsabilisation du gouvernement. M. Duff Conacher, président, coordonnateur et directeur de Démocratie en surveillance, participe à la demande à ces titres.
[9] En mai 2007, le Parlement a adopté le projet de loi C‑16. Ce projet de loi a modifié la Loi électorale du Canada en y ajoutant l’article 56.1. Le gouvernement conservateur d’alors a annoncé que le projet de loi visait à instaurer un régime d’« élections à date fixe » pour le Canada.
[10] En vertu de l’article 50 de la Loi constitutionnelle de 1867, le gouverneur général a le pouvoir de dissoudre le Parlement à sa discrétion. Bien que la loi ne fixe aucune limite à la latitude du gouverneur général à cet égard, sinon que chaque législature ne peut durer plus de cinq ans, il existe une limite politique, celle d’une convention constitutionnelle voulant que le gouverneur n’exerce son pouvoir de dissoudre le Parlement que sur l’avis du premier ministre. Selon la tradition, celui-ci dispose d’une latitude illimitée à l’égard de ce pouvoir consultatif.
[11] Les conventions constitutionnelles sont des règles non législatives qui modifient les droits juridiques stricts des titulaires de charges politiques. Elles sont le produit de l’usage politique et deviennent des règles politiques lorsque les titulaires de charge en cause les considèrent comme étant d’application obligatoire. Comme elles ne sont pas de nature juridique, les tribunaux n’ont pas fait respecter les conventions en soi, et les dérogations ne sont punissables d’aucune sanction prévue par la loi.
[12] Le 7 septembre 2008, le premier ministre a conseillé à la gouverneure générale de dissoudre le Parlement et de fixer la date des élections au 14 octobre 2008. Après avoir reçu ce conseil, la gouverneure générale a usé de son pouvoir de dissoudre le Parlement et fixé les élections à la date demandée. Les demandeurs contestent la décision prise par le premier ministre le 7 septembre 2008, la jugeant contraire à l’article 56.1. Cette décision constitue le fondement de la présente demande.
[13] Les demandeurs allèguent que le paragraphe 56.1(2), avec les dates fixes qu’il prévoit pour les élections, a éliminé la convention voulant que le premier ministre dispose d’une latitude illimitée pour conseiller le gouverneur général et l’a remplacée par une nouvelle convention qui oblige le premier ministre à n’exercer son pouvoir discrétionnaire que dans le respect du paragraphe 56.1(2) ou lorsque la Chambre des communes vote la censure. Les demandeurs allèguent également que les actes commis par le premier ministre le 7 septembre 2008 enfreignent l‘article 56.1. Ils allèguent en outre que la décision de déclencher des élections avant le moment prévu au paragraphe 56.1(2) a entraîné la tenue d’élections injustes, ce qui va à l’encontre de l’article 3 de la Charte.
IV. Questions
[14] Cinq questions sont soulevées dans la présente demande :
1) La décision du premier ministre peut-elle faire l’objet d’un contrôle judiciaire?
2) L’article 56.1 de la Loi électorale du Canada crée-t-il une convention constitutionnelle selon laquelle le pouvoir discrétionnaire du premier ministre de conseiller au gouverneur général de dissoudre le Parlement ne doit être exercé que conformément à l’article 56.1 de la Loi électorale du Canada à moins que ne survienne plus tôt un vote de censure?
3) La décision prise par le premier ministre le 7 septembre 2008 va-t-elle à l’encontre de l’article 56.1 de la Loi électorale du Canada?
4) La décision prise par le premier ministre le 7 septembre 2008 de conseiller à la gouverneure générale de dissoudre le Parlement va-t-elle à l’encontre de l’article 3 de la Charte canadienne des droits et libertés?
5) Une mesure déclaratoire est-elle une réparation qui convient dans les circonstances?
V. Dispositions pertinentes
[15] L’article 56.1 de la Loi électorale du Canada dispose :
56.1 (1) Le présent article n’a pas pour effet de porter atteinte aux pouvoirs du gouverneur général, notamment celui de dissoudre le Parlement lorsqu’il le juge opportun.
(2) Sous réserve du paragraphe (1), les élections générales ont lieu le troisième lundi d’octobre de la quatrième année civile qui suit le jour du scrutin de la dernière élection générale, la première élection générale suivant l’entrée en vigueur du présent article devant avoir lieu le lundi 19 octobre 2009.
[16] Dans leurs observations, les demandeurs invoquent également l’article 50 de la Loi constitutionnelle de 1867, l’article 3 de la Charte et l’article 41 de la Loi constitutionnelle de 1982 [annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] :
L’article 50 de la Loi constitutionnelle de 1867 énonce ce qui suit :
50. La durée de la Chambre des Communes ne sera que de cinq ans, à compter du jour du rapport des brefs d’élection, à moins qu’elle ne soit plus tôt dissoute par le gouverneur-général.
L’article 3 de la Charte affirme ce qui suit :
3. Tout citoyen canadien a le droit de vote et est éligible aux élections législatives fédérales ou provinciales.
L’article 41 de la Loi constitutionnelle de 1982 dispose :
41. Toute modification de la Constitution du Canada portant sur les questions suivantes se fait par proclamation du gouverneur général sous le grand sceau du Canada, autorisée par des résolutions du Sénat, de la Chambre des communes et de l’assemblée législative de chaque province :
a) la charge de Reine, celle de gouverneur général et celle de lieutenant-gouverneur;
b) le droit d’une province d’avoir à la Chambre des communes un nombre de députés au moins égal à celui des sénateurs par lesquels elle est habilitée à être représentée lors de l’entrée en vigueur de la présente partie;
c) sous réserve de l’article 43, l’usage du français ou de l’anglais;
d) la composition de la Cour suprême du Canada;
e) la modification de la présente partie.
[17] Il faut également tenir compte de l’alinéa 18.1(4)f) [édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5; 2002, ch. 8, art. 27] et de la définition de l’expression « office fédéral » qui figure au paragraphe 2(1) [mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 15] de la Loi sur les Cours fédérales [L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 1 (mod., idem, art. 14)] :
2. (1) […]
« office fédéral » Conseil, bureau, commission ou autre organisme, ou personne ou groupe de personnes, ayant, exerçant ou censé exercer une compétence ou des pouvoirs prévus par une loi fédérale ou par une ordonnance prise en vertu d’une prérogative royale, à l’exclusion de la Cour canadienne de l’impôt et ses juges, d’un organisme constitué sous le régime d’une loi provinciale ou d’une personne ou d’un groupe de personnes nommées aux termes d’une loi provinciale ou de l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867.
[…]
18.1. (1) […]
(4) Les mesures prévues au paragraphe (3) sont prises si la Cour fédérale est convaincue que l’office fédéral, selon le cas :
[…]
f) a agi de toute autre façon contraire à la loi.
VI. Analyse par la Cour des observations des parties sur les diverses questions (classées ainsi en raison des volumineux documents présentés par les parties)
Question 1 : La décision du premier ministre peut-elle faire l’objet d’un contrôle judiciaire?
[18] Les demandeurs n’ont présenté aucune observation à ce sujet.
[19] Les défendeurs ont présenté plusieurs observations afin d’expliquer pourquoi la décision du premier ministre ne pouvait faire l’objet d’un contrôle judiciaire. Ils soutiennent que les demandeurs doivent convaincre la Cour que l’objet de leur demande peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire aux termes de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales avant même de pouvoir demander un contrôle judiciaire (mémoire des faits et du droit des défendeurs, au paragraphe 39).
[20] Les défendeurs soutiennent également que le conseil du premier ministre n’est pas une « décision » au sens de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales. Selon eux, il appartient au gouverneur général de prendre la décision, et le conseil du premier ministre ne lie pas le gouverneur général (mémoire des faits et du droit des défendeurs, au paragraphe 41).
[21] Les défendeurs soutiennent que, étant donné que le gouverneur général exerce la prérogative de l’État, et non un pouvoir prévu par la loi, lorsqu’il dissout le Parlement et convoque des élections, ni les recours prévus à l’article 18 [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 4; 2002, ch. 8, art. 26] de la Loi sur les Cours fédérales, ni le recours de l’article 18.1 ne sont à la disposition des demandeurs (mémoire des faits et du droit des défendeurs, au paragraphe 42).
[22] Les défendeurs estiment que, en demandant un contrôle judiciaire de la décision du premier ministre, on demande au fond un contrôle judiciaire de la décision du gouverneur général, ce qui échappe à la portée de l’article 18.1 (mémoire des faits et du droit des défendeurs, au paragraphe 43).
[23] Les défendeurs citent Black v. Canada (Prime Minister) (2001), 54 O.R. (3d) 215 (C.A.), à l’appui de la thèse voulant que la dissolution du Parlement fasse intervenir des considérations politiques qu’il n’appartient pas aux tribunaux de juger (mémoire des faits et du droit des défendeurs, au paragraphe 45).
[24] Les défendeurs citent également la décision du juge Robert Barnes, dans l’affaire Ami(e)s de la Terre c. Canada (Gouverneur en conseil), 2008 CF 1183, [2009] 3 R.C.F. 201, pour affirmer que l’un des principes directeurs de la justiciabilité est que toutes les « branches du gouvernement » doivent être attentives à la séparation des « fonctions » (mémoire des faits et du droit des défendeurs, au paragraphe 46).
[25] La prétention des demandeurs voulant que le conseil du premier ministre viole l’article 3 de la Charte est une question qui peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire. Les défendeurs soutiennent que le pouvoir de dissoudre le Parlement est une prérogative (mémoire des faits et du droit des défendeurs, au paragraphe 43); il a été statué que les prérogatives peuvent faire l’objet d’un contrôle judiciaire si leur exercice viole les droits prévus par la Charte. Dans l’arrêt Black v. Canada (Prime Minister), précité, la Cour d’appel de l’Ontario a affirmé que [traduction] « en vertu de l’alinéa 32(1)a), la Charte s’applique au Parlement et au gouvernement du Canada à l’égard de tout ce qui relève de l’autorité du Parlement. La prérogative de l’État relève de cette autorité. Par conséquent, si une personne soutient que l’exercice de la prérogative viole les droits que lui garantit la Charte, la cour a l’obligation de se prononcer » (au paragraphe 46).
[26] À première vue, il semble que la décision du premier ministre de conseiller le gouverneur général ne peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire, étant donné que le pouvoir de dissoudre le Parlement est la prérogative du gouverneur général, non celle du premier ministre; par contre, le pouvoir du premier ministre peut être perçu comme une prérogative parce qu’il est discrétionnaire; il n’est pas fondé sur des dispositions législatives et tire sa source du pouvoir historique du monarque. Bien que le pouvoir discrétionnaire soit celui du gouverneur général, Black v. Canada (Prime Minister) indique que le premier ministre a également la capacité d’exercer des prérogatives (au paragraphe 33).
[27] Dans l’affaire Black v. Canada (Prime Minister), le demandeur a soutenu que le premier ministre n’avait pas exercé la prérogative de l’État en conseillant à la Reine de ne pas accorder un honneur à Black, étant donné que la décision finale revenait à la Reine. La Cour a rejeté cette thèse et dit : [traduction] « qu’on décrive les actes du premier ministre comme la communication à la Reine de la politique du Canada sur les honneurs, comme un conseil à la Reine sur la paierie de M. Black ou comme une opposition à la nomination de M. Black, il exerçait la prérogative de l’État relativement aux honneurs » (au paragraphe 35). Ce précédent montre que même les décisions de nature consultative peuvent être contrôlées comme exercices de la prérogative.
[28] Dans Black v. Canada (Prime Minister), la Cour a statué que [traduction] « l’exercice de la prérogative est justiciable ou peut être soumis au processus judiciaire si son objet a un effet sur les droits ou les aspirations légitimes d’une personne » [au paragraphe 51].
[29] La Cour conclut que le pouvoir consultatif du premier ministre n’est pas, en soi, susceptible de contrôle judiciaire parce que son exercice n’a pas d’effet sur les droits ou les aspirations légitimes d’une personne et porte sur une question de haute politique, qui ne peut faire l’objet d’un contrôle que pour des motifs liés à la Charte; toutefois, il est raisonnable que les prérogatives soient exercées dans le respect de la loi, et il est demandé, dans la demande à l’étude, si l’article 56.1 a été violé. Il semble que la Cour fédérale ait compétence à l’égard de cette question limitée, en vertu de l’alinéa 18.1(4)f) de la Loi sur les Cours fédérales, si, comme les demandeurs l’allèguent, cette décision a été prise contrairement à une loi fédérale.
[30] Il se pose également une autre question, celle de savoir si la Cour fédérale a compétence pour entendre des arguments au sujet de l’existence de conventions constitutionnelles. La Cour fédérale a compétence pour considérer des questions constitutionnelles dans le cadre de demandes de contrôle judiciaire, aux termes de l’alinéa 18.1(4)f), qui permet le contrôle judiciaire si un office fédéral « a agi de toute autre façon contraire à la loi ». Dans l’arrêt Raza c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 C. F. 185 (1re inst.), le juge a statué que l’alinéa 18.1(4)f) permettait à la Cour fédérale de considérer des arguments d’ordre constitutionnel, même lorsque l’office en cause n’a pas compétence pour trancher des questions constitutionnelles (au paragraphe 25).
[31] L’alinéa 18.1(4)f) dispose qu’une décision peut faire l’objet d’un contrôle si le décideur a agi « de toute autre façon contraire à la loi ». Comme les conventions constitutionnelles ne sont pas « loi », il semble que cette disposition ne donne pas à la Cour fédérale le pouvoir de se prononcer sur leur existence. S’il est conclu qu’un décideur a agi de façon contraire à une convention, cela ne veut pas nécessairement dire qu’il a agi « de façon contraire à la loi ».
[32] Le seul précédent qui établit la compétence de la Cour fédérale pour trancher des questions de convention est l’arrêt Pelletier c. Canada (Procureur général), 2008 CAF 1, [2008] 3 R.C.F. 40. La Cour d’appel fédérale a donné un bref jugement dans lequel elle affirme que l’argument de l’intimé fondé sur la convention manquait de sérieux (aux paragraphes 18 et 20). L’argument de l’intimé a été rejeté au motif que celui-ci aurait dû signifier un avis de question constitutionnelle aux procureurs généraux du Canada et des provinces en application de l’article 57 [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 19; 2002, ch. 8, art. 54] de la Loi sur les Cours fédérales avant que la demande ne puisse être entendue (au paragraphe 21).
[33] Il est signalé que la Cour d’appel, en entendant l’argument fondé sur la convention et en invoquant l’article 57, est allée plus loin qu’auparavant dans ses assertions. La Cour d’appel fédérale dit que l’intimé était tenu de signifier un avis aux procureurs généraux parce que la convention « aurait un effet sur la validité du deuxième décret de destitution » (au paragraphe 21). Il vaut la peine de signaler ce fait, car une décision selon laquelle une convention a été enfreinte resterait sans effet sur la légalité d’un décret de destitution parce que les tribunaux n’ont pas le pouvoir de faire respecter les conventions.
Question 2 : L’article 56.1 de la Loi électorale du Canada crée-t-elle une convention constitutionnelle selon laquelle le pouvoir discrétionnaire du premier ministre de conseiller au gouverneur général de dissoudre le Parlement ne doit être exercé que conformément à l’article 56.1 de la Loi électorale du Canada à moins que ne survienne plus tôt un vote de censure?
[34] Les conventions constitutionnelles sont des règles non juridiques qui régissent l’exercice des pouvoirs juridiques. Normalement, elles émergent en s’appuyant sur la manière dont la « coutume » est utilisée par les titulaires de charge publique, et on peut dire qu’elles existent lorsque les titulaires en cause estiment qu’il leur incombe de se conformer à la coutume. Comme ces règles sont non juridiques, tout recours contre un manquement à une convention relève du domaine de la politique et non du droit. Dans cet ordre d’idées, la Cour suprême du Canada s’est prononcée sur l’existence de conventions dans l’arrêt Renvoi : Résolution pour modifier la Constitution, [1981] 1 R.C.S. 753 (Renvoi sur le rapatriement) et le Re : Opposition du Québec à une résolution pour modifier la Constitution, [1982] 2 R.C.S. 793 (Renvoi relatif au veto du Québec), mais la Cour suprême n’a pas rendu de jugements exécutoires dans ces causes.
[35] S’agissant de la convention qui est en cause en l’espèce, il est signalé que le premier ministre a toujours le pouvoir discrétionnaire de conseiller au gouverneur général de dissoudre le Parlement. Il a ce pouvoir en raison des conventions relatives au gouvernement responsable, selon lesquelles le pouvoir exécutif est comptable au pouvoir législatif (Peter Hogg, Constitutional Law of Canada, 5e édition, volume 1, à la page 277).
[36] Les demandeurs soutiennent qu’une nouvelle convention constitutionnelle a été créée lorsque le projet de loi C‑16 a reçu la sanction royale (mémoire des faits et du droit des demandeurs, au paragraphe 47). Ils prétendent que la nouvelle convention limite le pouvoir discrétionnaire du premier ministre de conseiller au gouverneur général de dissoudre le Parlement à deux situations : d’abord, lorsqu’il s’agit de respecter le calendrier électoral prévu au paragraphe 56.1(2), et deuxièmement, lorsque la Chambre des communes vote la censure (mémoire des faits et du droit des demandeurs, aux paragraphes 42, 44 et 46).
[37] Le critère qui s’applique lorsqu’il s’agit de déterminer l’existence d’une convention a été adopté par la Cour suprême dans le Renvoi sur le rapatriement. Ce critère comprend trois questions : premièrement, quels sont les précédents; deuxièmement, les protagonistes, dans ces précédents, se croyaient-ils liés par une règle; troisièmement, la règle repose-t-elle sur une raison?
[38] Les demandeurs soutiennent que, en l’espèce, le critère des trois questions est respecté. En ce qui concerne la première question, ils prétendent qu’il existe de nombreux précédents établissant l’existence d’une nouvelle convention, comme l’appui au projet de loi C‑16 des dirigeants des partis politiques fédéraux, des extraits des délibérations parlementaires disant que l’objet du projet de loi C‑16 est d’établir des élections à date fixe et le fait que le pouvoir exécutif de plusieurs provinces a fait adopter une loi prévoyant des élections à date fixe et s’y est conformé (mémoire des faits et du droit des demandeurs, aux paragraphes 36 et 44).
[39] Pour ce qui est de la deuxième question, les demandeurs soutiennent que les protagonistes politiques concernés sont les dirigeants des partis politiques fédéraux (mémoire des faits et du droit des demandeurs, au paragraphe 37).
[40] Quant à la dernière question du critère, les demandeurs estiment que plusieurs raisons justifient la création d’une nouvelle convention. Ils produisent divers extraits de communiqués du gouvernement conservateur de l’heure, ainsi que des déclarations faites au Parlement et voulant que les objectifs du projet de loi C‑16 étaient d’accroître l’équité, la transparence et la prévisibilité du régime électoral fédéral (mémoire des faits et du droit des demandeurs, aux paragraphes 36 et 46).
[41] Les défendeurs répondent qu’il n’existe aucun précédent qui témoigne de l’existence d’une nouvelle convention. Ils sont d’avis que le seul précédent pertinent est la décision prise par le premier ministre le 7 septembre 2008, qui contredit la thèse des demandeurs selon laquelle une nouvelle convention a été créée (mémoire des faits et du droit des défendeurs, au paragraphe 27).
[42] Les défendeurs estiment que la réponse à la deuxième question n’est pas satisfaisante, car les titulaires de charge publique en cause sont le premier ministre et le gouverneur général. Ils soutiennent que des déclarations d’un ou de plusieurs premiers ministres reconnaissant l’existence d’une nouvelle restriction seraient nécessaires pour établir une convention constitutionnelle (mémoire des faits et du droit des défendeurs, au paragraphe 54).
[43] Les défendeurs n’ont rien dit à propos de la troisième question du critère.
[44] Les demandeurs soutiennent également qu’il y a une deuxième façon de créer une convention constitutionnelle, distincte du critère de la Cour suprême qui reconnaît les conventions selon l’usage. Cette deuxième façon est un accord explicite des acteurs politiques s’engageant à se comporter d’une certaine manière. Les demandeurs disent que le projet de loi C‑16 est un accord de cette nature (mémoire des faits et du droit des demandeurs, aux paragraphes 32 et 36). Pour faire cette affirmation, les demandeurs s’appuient sur l’ouvrage d’Andrew Heard, Canadian Constitutional Conventions: The Marriage of Law and Politics [Toronto : Oxford University Press, 1991]. L’auteur y écrit que l’interprétation selon laquelle les conventions ne sont établies qu’après un précédent est erronée (dossier des demandeurs, volume III, à la page 423). Heard [à la page 13] appuie sa position sur la conférence impériale de 1930, au cours de laquelle il a été convenu que les ministres britanniques ne pourraient plus conseiller le monarque au sujet de la nomination de gouverneurs des dominions. Selon Heard [à la page 13], bien qu’il n’y ait eu aucun précédent à cet égard, il est évident que les pouvoirs des ministres britanniques ont disparus, une fois l’accord signé (dossier des demandeurs, volume III, à la page 423).
[45] Bien que l’ouvrage n’ait pas été présenté par les demandeurs, Peter Hogg prend acte de l’idée de création de conventions par accord explicite dans Constitutional Law of Canada. Selon cette méthode, tous les « responsables compétents » acceptent d’adopter une certaine règle de conduite. Si cela se produit, écrit l’auteur, la règle [traduction] « peut être considérée immédiatement comme étant exécutoire » (Hogg, volume 1, à la page 27). Il importe d’ajouter que Hogg exprime des réserves à propos de ces affirmations dans la note de bas de page 139, où il se reporte à un livre que R. T. E. Latham a fait paraître en 1949, The Law and the Commonwealth [Londres : Oxford University Press]. Dans ce livre, Latham fait observer qu’un accord dans la sphère intérieure crée « rarement, voire jamais » une convention parce que les acteurs compétents n’ont pas la capacité d’imposer le comportement à leurs successeurs; Latham affirme plutôt que des accords explicites ont créé des conventions dans les affaires du Commonwealth (Hogg, volume 1, à la page 27, note en bas de page 139).
[46] Que la Cour adopte une méthode ou l’autre, soit le critère de la Cour suprême, soit la méthode de l’accord explicite, les demandeurs n’ont pas réussi à établir l’existence d’une convention. Le critère de trois questions n’est pas respecté, car il n’y a pas de précédents à cet égard de la part des acteurs compétents. Il est clair dans ce cas que les acteurs compétents sont le premier ministre et le gouverneur général. La thèse des demandeurs voulant que les acteurs compétents soient les dirigeants des partis politiques fédéraux ne résiste pas à l’analyse, car ces dirigeants n’ont pas le pouvoir, ni conventionnel, ni juridique, de dissoudre le Parlement. Dans le Renvoi relatif au veto du Québec, la Cour suprême a dit [à la page 816] : « La reconnaissance par les acteurs dans les précédents n’est pas seulement un élément essentiel des conventions. C’est, à notre avis, l’élément normatif et donc, le plus important, l’élément formel qui permet de faire avec certitude la distinction entre une règle constitutionnelle et une règle de convenance ou une ligne de conduite jugée opportune sur le plan politique. » Il est clair que cette reconnaissance n’a pas eu lieu en l’espèce.
[47] La méthode de l’accord explicite n’est pas respectée parce que l’intention des acteurs politiques, exprimée surtout par des déclarations de membres du Cabinet, n’a pas été explicite. Et même si elle l’était, il est douteux qu’une convention canadienne puisse trouver sa source uniquement dans l’accord explicite des parties; il faut admettre que semblable accord n’a été reconnu qu’à l’échelle internationale, dans le cadre du Commonwealth. De plus, comme il a été affirmé, les acteurs compétents, dans cette convention, sont la gouverneure générale et le premier ministre, et ils n’ont fait aucune déclaration comme quoi une nouvelle convention avait été créée.
Question 3 : La décision prise par le premier ministre le 7 septembre 2008 va-t-elle à l’encontre de l’article 56.1 de la Loi électorale du Canada?
[48] Il s’agit d’une question d’interprétation législative. La Cour suprême du Canada a dit que l’approche à privilégier dans l’interprétation des lois est de lire les termes de la loi dans leur contexte global et « en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » (Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, au paragraphe 21).
[49] L’article 56.1 se divise en deux parties : le paragraphe 56.1(1) laisse inchangé le pouvoir du gouverneur général tandis que le paragraphe 56.1(2) précise quand les élections doivent avoir lieu.
[50] Les demandeurs soutiennent que l’objet de l’article 56.1 est d’empêcher la tenue d’« élections éclair » en interdisant au premier ministre de demander la dissolution, sauf dans le respect des dispositions du paragraphe 56.1(2) ou s’il y a eu au préalable un vote de censure (mémoire des faits et du droit des demandeurs, au paragraphe 60). Ils demandent à la Cour d’interpréter l’article 56.1 comme comprenant ces restrictions.
[51] Les défendeurs répondent par des éléments de preuve qui montrent que l’article 56.1 n’a jamais été conçu pour lier juridiquement le premier ministre (mémoire des faits et du droit des défendeurs, aux paragraphes 14 et 15). Ils soutiennent également qu’il est impossible de modifier la charge de gouverneur général au moyen d’une simple loi, et qu’il faut plutôt apporter un amendement à la Constitution, conformément à l’article 41 de la Loi constitutionnelle de 1982.
[52] Les défendeurs prétendent que l’objet de l’article 56.1 est de susciter une « attente législative » à l’égard de la tenue d’élections à une date donnée, sans rendre exécutoires les dates d’élections prévues (mémoire des faits et du droit des défendeurs, au paragraphe 38). Cette thèse présente un problème d’interprétation. En effet, si les défendeurs ont raison, pourquoi le Parlement a-t-il employé le présent de l’indicatif, traduisant une obligation, au paragraphe 56.1(2)? Pour élucider la question, la Cour doit étudier le contexte constitutionnel et législatif de l’article.
[53] Il importe d’examiner le contexte constitutionnel, car le Canada a un régime de suprématie constitutionnelle qui fixe les limites du pouvoir du Parlement. En l’espèce, le contexte constitutionnel est que le gouverneur général a le pouvoir discrétionnaire de dissoudre le Parlement en vertu de la prérogative de l’État et de l’article 50 de la Loi constitutionnelle de 1867. Aucune modification de ce pouvoir discrétionnaire ne peut se faire au moyen d’une loi ordinaire. Un amendement constitutionnel prévu par l’article 41 de la Loi constitutionnelle de 1982 est nécessaire. Il faut donc le consentement unanime des gouvernements provinciaux et du gouvernement fédéral avant qu’une modification ne puisse être apportée à la « charge du gouverneur général ». Le paragraphe 56.1(1) laisse explicitement intact le pouvoir discrétionnaire du gouverneur général.
[54] Le contexte législatif trouve son expression dans le Hansard et les communiqués du gouvernement conservateur de l’heure. Les demandeurs citent fréquemment le Hansard dans leurs observations pour tenter de mettre en lumière l’intention du Parlement. Les défendeurs soutiennent que le Hansard seul ne peut être utilisé dans ce contexte, car cela pourrait aboutir à une ambiguïté en ce qui concerne l’intention et le sens de la loi elle-même (mémoire des faits et du droit des défendeurs, au paragraphe 33).
[55] Les défendeurs ont raison de dire que le compte rendu du Hansard est ambigu, surtout en ce qui concerne les effets visés par l’article 56.1. Ainsi, les demandeurs présentent une déclaration que le premier ministre a faite à la Chambre des communes, disant à propos de la loi sur les élections à date fixe : « Nous avons présenté une mesure législative, modelée sur celles qui existent dans les provinces, pour prévoir des élections à date fixe tous les quatre ans, les prochaines étant prévues pour octobre 2009 » (mémoire des faits et du droit des demandeurs, au paragraphe 5 [voir aussi Débats de la Chambre des communes, no 029 (30 mai 2006), à la page 1723]). Voilà qui laisse présager l’intention de modifier les règles électorales. Le mémoire des demandeurs contient également une déclaration du ministre Rob Nicholson : « en prévoyant que les élections se tiendront tous les quatre ans en octobre, il [le projet de loi] établit l’attente législative que les autorités politiques et administratives se comporteront en conséquence — agiront en respectant les règles et conventions d’un gouvernement parlementaire et responsable » (mémoire des faits et du droit des demandeurs, au paragraphe 8 [voir aussi Comité sénatorial permanent des Affaires juridiques et constitutionnelles. Délibérations, no 018 (7 décembre 2006), à la page 18:145]). Cela donne à penser qu’on a l’intention de laisser inchangées les règles électorales existantes. Les défendeurs signalent également d’autres déclarations du ministre Nicholson, par exemple : « Le pouvoir légal du gouverneur général au titre de la Constitution et l’exercice de ce pouvoir sur le conseil du premier ministre sont des éléments fondamentalement et inséparablement reliés. Limiter la possibilité pour le premier ministre de conseiller le gouverneur général risque de limiter les pouvoirs de ce dernier d’une manière qui pourrait être jugée anticonstitutionnelle », pour montrer qu’on n’a jamais eu l’intention que le projet de loi C‑16 lie le premier ministre (mémoire des faits et du droit des défendeurs, au paragraphe 14 [voir aussi Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre. Témoignages, no 018 (26 septembre 2006), à la page 2]). La Cour arrive à la conclusion que le compte rendu du Hansard est ambigu et qu’il n’établit pas l’intention que le projet de loi lie le premier ministre.
[56] Une citation extraite du Hansard qui n’a pas été présentée par les parties est une déclaration du ministre Rob Nicholson faite au Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre. Comme on lui demandait si le projet de loi C‑16 laisserait au premier ministre le pouvoir de recommander la dissolution du Parlement à tout moment, avant la date prescrite, le ministre a dit que le projet de loi C‑16 « est rédigé de telle manière que les prérogatives du premier ministre de conseiller le gouverneur général, et du gouverneur général de déclencher les élections, ne sont pas touchées » [non souligné dans l’original] (dossier des demandeurs, volume I, pièce « I » de l’affidavit de Duff Conacher, à la page 90 [voir aussi Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre. Témoignages, no 018 (26 septembre 2006), à la page 5]). Cette déclaration constitue un autre exemple de l’ambiguïté du Hansard, s’il est considéré isolément, et elle traduit l’intention de ne pas imposer une contrainte législative au pouvoir discrétionnaire du premier ministre.
[57] Les demandeurs invitent la Cour à interpréter l’article 56.1 comme si elle contenait une condition selon laquelle le premier ministre ne demandera pas la dissolution des chambres à moins qu’il n’y ait eu au préalable un vote de censure. Les demandeurs soutiennent que le projet de loi C‑16 avait pour but d’exiger que les élections fédérales aient lieu à des dates précises, à moins que ne survienne au préalable un vote de censure (mémoire des faits et du droit des demandeurs, au paragraphe 1). Les demandeurs présentent des déclarations consignées dans le Hansard comme attestant ce but (mémoire des faits et du droit des demandeurs, aux paragraphes 6 à 9). C’est sur ce compte rendu que les demandeurs font reposer leur cause et, comme il a été précisé, le compte rendu du Hansard, pris isolément, est ambigu. Les arguments des demandeurs ne sont pas étayés par le libellé de l’article 56.1, dont le paragraphe (1) dispose qu’il n’est pas porté atteinte au pouvoir discrétionnaire du gouverneur général par cette disposition. Le paragraphe 56.1(2) dit que les élections doivent avoir lieu à certaines dates, mais il ne dit rien au sujet des votes de censure.
[58] Les demandeurs invitent la Cour à réaliser des acrobaties d’interprétation. L’un des problèmes posés par cette approche est que l’article 56.1 ne dit pas un mot sur les votes de censure. Cet article ne peut s’interpréter comme imposant des dates obligatoires pour la tenue des élections, car, comme les défendeurs le signalent, le gouvernement peut tomber à tout moment à cause d’un vote de censure (mémoire des faits et du droit des défendeurs, au paragraphe 38). Les demandeurs admettent d’une demande de dissolution faisant suite à un vote de censure ne violerait pas l’article 56.1 (mémoire des faits et du droit des demandeurs, au paragraphe 60). Sur la foi de cet accord, l’emploi au sens impératif de l’indicatif présent au paragraphe 56.1(2) perd une partie de son autorité. La Cour conclut, sur la foi de cette exemption, qu’il serait plus simple d’interpréter l’article 56.1 comme ne liant pas le premier ministre plutôt que de l’interpréter comme si elle était assortie de deux dispositions non écrites, la première liant le premier ministre aux dates prévues au paragraphe 56.1(2) et l’autre le soustrayant à cette obligation en cas de vote de censure, notion que l’article 56.1 ne définit pas et ne mentionne pas.
[59] Il importe également de dire que la notion de « vote de censure » n’a pas de définition ferme. Hogg écrit que le gouvernement peut perdre la confiance du Parlement de plusieurs façons. Il écrit que, si la Chambre des communes adopte une motion de « censure », le gouvernement a perdu la confiance de la Chambre. Il ajoute également que [traduction] « la défaite du gouvernement sur tout vote important est habituellement considérée comme un retrait de la confiance » (non souligné dans l’original). Il ajoute que la défaite du gouvernement sur une question mineure n’est habituellement pas considérée comme un retrait de la confiance, mais il n’exclut pas cette possibilité (Hogg, volume 1, à la page 288). La perte de la confiance de la Chambre envers le gouvernement est un fait qui n’a pas de définition stricte, et elle exige souvent du premier ministre qu’il exerce son jugement. Si la Cour interprétait l’article 56.1 dans le sens souhaité par les demandeurs, elle devrait définir la notion de « vote de censure » ou laisser persister l’ambiguïté de l’article 56.1. La Cour conclut que les votes de censure sont de nature politique et qu’il leur manque une dimension juridique. On devrait laisser au premier ministre le soin de décider quand le gouvernement a perdu la confiance de la Chambre au lieu de faire de la question une affaire juridique que les tribunaux doivent trancher.
Question 4 : La décision prise par le premier ministre le 7 septembre 2008 de conseiller à la gouverneure générale de dissoudre le Parlement va-t-elle à l’encontre de l’article 3 de la Charte canadienne des droits et libertés?
[60] Les demandeurs soutiennent que la décision du premier ministre est allée à l’encontre des principes de justice électorale consacrés à l’article 3 de la Charte. La thèse des demandeurs repose sur leur conviction que le pouvoir discrétionnaire du premier ministre donne un avantage injuste à son parti politique. Les demandeurs prétendent que leur interprétation de l’article 56.1 élimine ce qu’ils perçoivent comme un problème possible du régime électoral et qu’il était injuste que le premier ministre déroge aux dispositions de cet article (mémoire des faits et du droit des demandeurs, au paragraphe 52).
[61] Les arguments des demandeurs présentent plusieurs problèmes. D’abord, les demandeurs ne fournissent pas de raisons de nature juridique pour appuyer leur affirmation selon laquelle les élections de 2008 ont été injustes. La Cour suprême du Canada a expliqué la raison d’être de l’article 3 dans Figueroa c. Canada (Procureur général), 2003 CSC 37, [2003] 1 R.C.S. 912. Dans cet arrêt, la Cour suprême a dit que la raison d’être de l’article 3 était de protéger le « droit de tout citoyen de jouer un rôle significatif dans le processus électoral » (au paragraphe 26). Dans l’arrêt Harper c. Canada (Procureur général), 2004 CSC 33, [2004] 1 R.C.S. 827, la Cour suprême a défini la notion d’« élections équitables » comme le droit de « participer utilement » au processus électoral. Selon la Cour, la participation est « utile » lorsque l’électeur est en mesure de voter de manière éclairée (au paragraphe 71). Les demandeurs soutiennent que le pouvoir discrétionnaire du premier ministre [traduction] « établit une différence entre les partis politiques » d’une manière qui nuit à la capacité des électeurs de jouer [traduction] « un rôle utile dans le processus électoral » (mémoire des faits et du droit des demandeurs, au paragraphe 50). Les défendeurs répondent que rien ne prouve que les demandeurs, ou les partis politiques dont ils prétendent défendre les intérêts, n’ont été désavantagés par la dissolution du Parlement, le 7 septembre 2008 (mémoire des faits et du droit des défendeurs, aux paragraphes 72, 75 et 76).
[62] Deuxièmement, une conclusion voulant que les élections de 2008 aient violé l’article 3 aurait des conséquences énormes pour des parties étrangères à la demande. Les défendeurs soutiennent qu’une conclusion en ce sens voudrait dire que toutes les élections fédérales qui ont eu lieu depuis le 17 avril 1982 ont également violé l’article 3 (mémoire des faits et du droit des défendeurs, au paragraphe 78). Bien que les demandeurs essaient de limiter leur argument à ce qu’on appelle des « élections éclair » (élections qui sont convoquées lorsque le premier ministre a la confiance de la Chambre des communes), le gouverneur général a le pouvoir discrétionnaire absolu de dissoudre le Parlement, et le premier ministre a le pouvoir discrétionnaire absolu de conseiller au gouverneur général de dissoudre le Parlement. Par conséquent, toutes les élections fédérales au Canada pourraient être perçues comme des « élections éclair » parce que, dans aucun cas, il n’y avait de contrainte législative quant au moment de leur déclenchement.
Question 5 : Une mesure déclaratoire est-elle une réparation qui convient dans les circonstances?
[63] Les demandeurs sollicitent une déclaration selon laquelle les élections du 14 octobre 2008 sont allées à l’encontre de l’article 56.1.
[64] Les demandeurs sollicitent également une déclaration selon laquelle les élections de 2008 ont porté atteinte au droit garanti par l’article 3 à tous les Canadiens.
[65] En outre, les demandeurs invitent la Cour à déclarer qu’une convention constitutionnelle a été établie qui interdit au premier ministre de conseiller au gouverneur général de dissoudre le Parlement, sauf s’il le fait conformément à l’article 56.1 ou s’il a perdu la confiance de la Chambre des communes (mémoire des faits et du droit des demandeurs, au paragraphe 70).
[66] Compte tenu des explications sur la compétence de la Cour, rien de ce qui précède ne justifie une déclaration de la Cour.
VII. Conclusions de la Cour sur les diverses questions
Question 1 : La décision du premier ministre peut-elle faire l’objet d’un contrôle judiciaire?
[67] Pour donner suite à la thèse des demandeurs voulant que l’exercice d’une prérogative ait violé l’article 3 de la Charte et que, ainsi, la Cour a l’obligation de se prononcer sur cette thèse, les exercices de la prérogative de l’État peuvent faire l’objet d’un contrôle judiciaire s’ils violent les droits garantis par la Charte.
[68] La décision Black v. Canada (Prime Minister), précitée, montre que la Cour fédérale a compétence à l’égard des exercices directs de la prérogative de l’État parce qu’ils émanent d’une source fédérale. Bien que certaines prérogatives puissent faire l’objet d’un contrôle judiciaire, la Cour doit tout de même déterminer si une prérogative donnée est justiciable. Le caractère distinctif de la justiciabilité est le fait que l’exercice de la prérogative a un effet sur les droits ou les aspirations légitimes d’une personne. Dans la présente affaire, aucun droit juridique ni aucune aspiration légitime n’ont été touchés, en dehors du fait qu’une demande a été faite en application de la Charte. Par conséquent, le conseil du premier ministre ne peut faire l’objet d’un contrôle. Cela dit, l’alinéa 18.1(4)f) de la Loi sur les Cours fédérales donne à la Cour le pouvoir d’exercer un contrôle si, dans les faits, un décideur a agi « de façon contraire à la loi », ce que les demandeurs laissent entendre à l’égard de l’article 56.1 de la Loi électorale du Canada.
[69] Dans ce cas particulier et en ce moment, compte tenu des précédents présentés à la Cour, la question de convention, dans les circonstances (analysées plus haut), est de nature politique et ne relève pas de la compétence de la Cour, étant donné la séparation des pouvoirs dans un régime de suprématie constitutionnelle.
Question 2 : L’article 56.1 de la Loi électorale du Canada crée-t-elle une convention constitutionnelle selon laquelle le pouvoir discrétionnaire du premier ministre de conseiller au gouverneur général de dissoudre le Parlement ne doit être exercé que conformément à l’article 56.1 de la Loi électorale du Canada à moins que ne survienne plus tôt un vote de censure?
[70] La Cour rejette les observations des demandeurs parce que le critère des trois questions n’a pas été satisfait. Elle est d’accord avec les défendeurs pour dire qu’il n’existe aucun précédent qui établirait l’existence d’une nouvelle convention limitant le pouvoir discrétionnaire du premier ministre de conseiller le gouverneur général.
[71] La tentative des demandeurs de recourir à la méthode de l’« accord explicite » échoue pour deux raisons. Premièrement, cette méthode n’a été utilisée que dans des accords internationaux, dans le contexte du Commonwealth. Deuxièmement, aucun accord ne semble évident, car le compte rendu des délibérations législatives est ambigu et l’article 56.1 ne fait aucune mention de conventions.
[72] Les tribunaux doivent faire preuve d’une extrême prudence lorsqu’il s’agit de décider s’il existe une convention. Bien qu’ils n’aient jamais imposé de sanctions juridiques pour dérogation à une convention, leurs opinions en cette matière ont toujours eu des répercussions énormes. En l’espèce, les éléments de preuve des demandeurs sont ambigus, et ils n’amènent pas la Cour à conclure à l’existence d’une convention.
Question 3 : La décision prise par le premier ministre le 7 septembre 2008 va-t-elle à l’encontre de l’article 56.1 de la Loi électorale du Canada?
[73] Il est d’une importance vitale, dans un régime de suprématie constitutionnelle, que la séparation des pouvoirs soit respectée. La juge McLachlin (tel était alors son titre, avant qu’elle ne devienne juge en chef) écrit à la page 389 de l’arrêt New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle-Écosse (Président de l’Assemblée législative), [1993] 1 R.C.S. 319 :
Notre gouvernement démocratique comporte plusieurs branches : la Couronne représentée par le gouverneur général et ses homologues provinciaux, l’organisme législatif, l’exécutif et les tribunaux. Pour assurer le fonctionnement de l’ensemble du gouvernement, il est essentiel que toutes ces composantes jouent le rôle qui leur est propre. Il est également essentiel qu’aucune de ces branches n’outrepasse ses limites et que chacune respecte de façon appropriée le domaine légitime de compétence de l’autre. [Non souligné dans l’original.]
[74] Les demandeurs sollicitent de la Cour une interprétation de l’article 56.1 qui rendrait les questions politiques justiciables. Si leur thèse voulant que l’article 56.1 vise à forcer le premier ministre à ne demander la dissolution des chambres qu’après un vote de censure était acceptée, des parties pourraient citer le premier ministre devant les tribunaux pour déterminer si, oui ou non, le gouvernement a perdu la confiance de la Chambre des communes. Dans la même veine, un tribunal pourrait contraindre le premier ministre à dissoudre le Parlement, obligeant dans les faits le gouverneur général à exercer son pouvoir discrétionnaire.
[75] La Cour conclut que les arguments des demandeurs ne traduisent pas une compréhension correcte de la séparation des pouvoirs. Elle tranche cette question de façon à s’assurer que des questions de nature politique (dans le temps et selon le contexte) ne sont pas transformées en questions de nature juridique. Le recours, pour la thèse des demandeurs, ne relève pas de la Cour fédérale, mais de l’urne électorale.
Question 4 : La décision prise par le premier ministre le 7 septembre 2008 de conseiller à la gouverneure générale de dissoudre le Parlement va-t-elle à l’encontre de l’article 3 de la Charte canadienne des droits et libertés?
[76] Les demandeurs n’ont présenté à la Cour aucun élément de preuve attestant que les élections de 2008 n’ont pas été « équitables », d’après les facteurs abordés dans les arrêts Figueroa et Harper précités. Dans l’arrêt Figueroa, la Cour suprême a dit que l’article 3 donnait le droit à une « participation utile » au processus électoral (au paragraphe 25). Bien que les demandeurs allèguent qu’il y a eu surprise et perturbation avant les élections, cela ne suffit pas à fonder une réclamation à cet égard, car, comme le soutiennent les défendeurs, rien ne prouve que Démocratie en surveillance n’a pu remplir ses fonctions normales pendant la période électorale (mémoire des faits et du droit des demandeurs, aux paragraphes 20, 21 et 22; mémoire des faits et du droit des défendeurs, au paragraphe 74).
Question 5 : Une mesure déclaratoire est-elle une réparation qui convient dans les circonstances?
[77] Étant donné tous les motifs donnés par la Cour pour chacune des différentes questions, aucune déclaration n’est justifiée.
[78] À la lumière de tout ce qui précède, la demande est rejetée, mais sans adjudication des dépens, étant donné la nature de l’instance, qui a nécessité l’explication, pour que le public comprenne, de la séparation des pouvoirs en ce qui concerne les questions en cause.
JUGEMENT
LA COUR ORDONNE que la demande des demandeurs soit rejetée, mais sans adjudication des dépens, étant donné la nature de l’instance, qui a nécessité l’explication, pour que le public comprenne, de la séparation des pouvoirs en ce qui concerne les questions en cause.