A-77-01
2002 CAF 243
Betty Hodge (demanderesse)
c.
Le ministre du Développement des ressources humaines (défendeur)
Répertorié: Hodge c. Canada (Ministre du Développement des ressources humaines) (C.A.)
Cour d'appel, juges Linden, Evans et Malone, J.C.A.-- Ottawa, 14 mai et 14 juin 2002.
Pensions -- La demanderesse, qui était conjointe de fait du cotisant au Régime de pensions du Canada (RPC), s'est séparée de lui -- Le cotisant est décédé peu de temps après la séparation -- La demanderesse a présenté une demande de pension de survivant, ainsi qu'une demande de partage des gains non ajustés ouvrant droit à pension -- La demande de pension a été rejetée -- L'art. 2(1) du RPC exige que le conjoint de fait, mais non le conjoint marié, ait vécu avec le cotisant au moment du décès de celui-ci pour avoir droit à la pension de survivant -- La distinction entre les conjoints de fait et les conjoints mariés constitue une atteinte à la dignité de la demanderesse -- L'art. 2(1) de la Loi est inopérant, en ce qu'il viole le droit de la demanderesse, garanti par l'art. 15 de la Charte, de ne pas faire l'objet de discrimination en raison de son état matrimonial, et n'est pas justifié par l'art. premier de la Charte.
Droit constitutionnel -- Charte des droits -- Droits à l'égalité -- L'art. 15 de la Charte invalide-t-il la définition de «conjoint» figurant à l'art. 2(1) du RPC qui exige que le conjoint de fait, mais non le conjoint marié, ait vécu avec le cotisant au moment du décès de celui-ci -- L'art. 15 doit être interprété selon son objet et son contexte -- Une distinction formelle a été établie entre la demanderesse et d'autres personnes en raison d'une caractéristique personnelle, son état matrimonial -- L'objectif ultime qui sous-tend l'art. 15 est de protéger la dignité humaine de la demanderesse -- La Commission d'appel des pensions a commis une erreur en ne concluant pas qu'il y a eu discrimination au sens de l'art. 15 -- La définition légale de «conjoint» contrevient à l'art. 15.
Droit constitutionnel -- Charte des droits -- Clause limitative -- La définition de «conjoint» à l'art. 2(1) du Régime des pensions du Canada contrevient à l'art. 15 de la Charte -- Une fois, la discrimination établie, il incombe au ministre de prouver qu'il s'agit d'une limite raisonnable dont la justification puisse se démontrer dans une société libre et démocratique -- Les objectifs du RPC, et de la pension de survivant, sont urgents et réels -- Il existe un lien rationnel entre la loi et son objectif -- Mais le législateur n'a pas agi de manière raisonnable en choisissant l'exigence de cohabitation comme ligne de démarcation aux fins de l'admissibilité à la pension de survivant -- Le ministre n'a pas démontré qu'il a été porté atteinte de façon raisonnable au droit à l'égalité de la demanderesse et il ne s'est pas déchargé de son fardeau à l'étape de l'analyse de l'atteinte minimale -- L'effet de la discrimination n'était pas proportionnel aux objectifs -- La définition de «conjoint» du RPC n'est pas justifiée par l'art. premier de la Charte.
Il s'agissait d'une demande de contrôle judiciaire d'une décision de la Commission d'appel des pensions jugeant que l'exigence de cohabitation dans la définition de «conjoint» au paragraphe 2(1) du Régime de pensions du Canada (RPC) ne portait pas atteinte aux droits de la demanderesse fondés sur l'article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés et qu'elle traduisait, de la part du législateur, une tentative raisonnable d'accommoder les conjoints de fait sans ouvrir la voie à de multiples réclamations. En 1991, la demanderesse a été déclarée invalide pour les fins du RPC et elle a reçu une pension d'invalidité. Elle vivait, depuis 1972, en union de fait avec Ronald B. Bickell (le cotisant), mais le couple s'est séparé en mars 1993. Le cotisant est décédé le 1er juillet 1994, quatre mois après que la demanderesse l'eut quitté. Celle-ci a immédiatement soumis une demande de pension de survivant, qui a été rejetée, ainsi qu'une demande de partage des gains non ajustés ouvrant droit à pension, qui a été accueillie. Elle a interjeté appel auprès du tribunal de révision du RPC, qui a déclaré inopérants les extraits inconstitutionnels du sous-alinéa a)(ii) de la définition de «conjoint» et a fait droit à l'appel. Le défendeur a alors fait appel de la décision du tribunal à la Commission d'appel des pensions, qui a accueilli l'appel à l'unanimité. La demanderesse a cherché à obtenir, sur le fondement du paragraphe 24(1) de la Charte, une ordonnance déclarant que l'exigence de cohabitation contenue dans la définition de «conjoint» contrevient à l'article 15 de la Charte. La seule question était de savoir si l'article 15 de la Charte rend invalide la définition de «conjoint» prévue au paragraphe 2(1), qui exige que le conjoint de fait, mais non le conjoint marié, ait vécu avec le cotisant au moment du décès de celui-ci.
Arrêt: la demande est accueillie.
On doit trancher la présente affaire à la lumière de l'objectif constitutionnel de promotion de la dignité humaine. Un conjoint de fait, au sens du paragraphe 2(1) du RPC, s'entend d'une personne du sexe opposé qui a vécu avec le cotisant dans une situation assimilable à une union conjugale pendant une période d'au moins un an jusqu'au décès du cotisant. Pour être admissible à une pension de survivant, un conjoint de fait, mais non un conjoint marié, doit avoir vécu avec le cotisant au moment du décès de celui-ci. Il y a certaines étapes à suivre pour déterminer si la définition de «conjoint» constitue une violation du droit à l'égalité garanti par l'article 15 de la Charte. Une telle analyse vise principalement à déterminer s'il existe un conflit entre l'objet ou l'effet de la disposition législative contestée et l'objet de l'article 15. Le premier élément de l'analyse consiste à savoir si la loi contestée établit une distinction formelle entre la demanderesse et d'autres personnes en raison d'une ou de plusieurs caractéristiques personnelles. Pour évaluer le bien-fondé de son intervention au regard de la qualification du groupe de comparaison telle que soumise par la demanderesse, la Cour doit prendre en compte toute une gamme de facteurs, y compris l'objet et l'effet des dispositions législatives. Compte tenu des différences dans les conditions d'admissibilité fondées sur l'état matrimonial de la demanderesse à la date du décès du cotisant, le défendeur avait tort de dire que la catégorie des anciens conjoints mariés constitue le groupe de comparaison approprié auquel appartient la demanderesse. Il existe entre la demanderesse et les autres personnes une distinction formelle fondée sur une caractéristique personnelle, à savoir qu'elle est une conjointe de fait ayant cessé de vivre avec le cotisant au moment du décès de celui-ci. Le ministre a concédé que si le choix du groupe de comparaison soumis par la demanderesse s'avérait judicieux, une distinction formelle serait alors établie dans les faits par les dispositions législatives contestées. On peut établir sans difficulté le second élément de l'analyse, qui porte sur les motifs énumérés ou analogues, puisque la Cour suprême du Canada a clairement indiqué que l'état matrimonial constituait un motif analogue pour les fins de l'analyse fondée sur l'article 15. Si cette Cour devait constater l'existence d'une différence de traitement fondée sur une caractéristique personnelle, cette caractéristique serait l'état matrimonial. L'étape finale de l'analyse fondée sur l'article 15, qui porte sur la discrimination, reflète l'objet ultime qui sous-tend cet article, soit la protection de la dignité humaine de la demanderesse. Il s'agit de savoir si l'exigence prévue dans la disposition relative à la pension de survivant du RPC, selon laquelle les conjoints de fait--mais non les conjoints mariés qui se sont séparés--doivent avoir vécu avec le cotisant pendant un an avant le décès de celui-ci, marginalise, met de côté ou dévalorise la dignité humaine de la demanderesse dans son objet ou dans son effet, ou si elle perpétue par ailleurs l'opinion que ces personnes sont moins dignes d'être reconnues ou valorisées en tant qu'êtres humains. N'eût été l'exigence de cohabitation prévue dans la définition de «conjoint», la demanderesse aurait eu droit à la protection que représente la pension de survivant. La Commission d'appel des pensions a commis une erreur en ne concluant pas qu'il y a eu discrimination au sens de l'article 15. La distinction établie touche à un élément intrinsèquement personnel. La définition légale de «conjoint» contrevient à l'article 15 en ce qu'elle établit une distinction entre les conjoints de fait et les conjoints mariés qui ne vivent pas avec le cotisant au moment du décès de celui-ci, et qu'elle réserve aux personnes se trouvant dans la même situation que la demanderesse un traitement qui constitue un affront à leur dignité humaine, à leur estime de soi et à leur capacité de prendre des décisions importantes dans leur vie.
Dès lors que la preuve de la discrimination est établie, il incombe alors à la partie qui souscrit à la loi contestée, en l'occurrence le ministre, d'établir qu'il s'agit d'une limite raisonnable dont la justification puisse se démontrer dans une société libre et démocratique. Le premier élément à établir sous le régime de l'article premier de la Charte consiste à savoir si l'objectif de la loi se rapporte à des préoccupations urgentes et réelles dans une société libre et démocratique. Les objectifs poursuivis de façon globale par le RPC, et de façon particulière par la pension de survivant, sont urgents et réels. L'objectif global du RPC est de protéger le droit à la dignité et à l'épanouissement personnel de ceux qui autrement ne seraient pas en mesure de le faire. Lorsqu'il a défini le terme «conjoint», le législateur se devait de fixer les paramètres des droits dont le conjoint de fait est titulaire de manière à éviter les réclamations multiples et à établir les priorités suivant lesquelles les réclamations seraient examinées. Cela en soi constitue un objectif suffisamment urgent et réel aux fins de la présente analyse. Le deuxième volet du critère à établir sous le régime de l'article premier consiste à déterminer si les limites choisies sont proportionnelles aux effets bénéfiques que la loi visait à conférer. La limite établissant les paramètres de l'admissibilité à une pension de survivant a été pensée en vue de l'atteinte de l'objectif propre à la prestation de survivant comme de l'objectif général du RPC. Il existe essentiellement un lien rationnel entre l'exclusion des conjoints de fait ayant cessé de vivre avec le cotisant et l'objectif de la loi, à savoir l'octroi d'une sécurité financière au profit des conjoints survivants, car cette exclusion détermine à quel moment la relation conjugale prend fin. Il existe un lien rationnel entre la loi et son objectif. Il reste cependant à décider si la limite choisie par le législateur est déraisonnable ou porte une atteinte plus que minimale au droit à l'égalité de la demanderesse. Le législateur n'a pas à se mesurer à une norme de perfection, mais il doit avoir agi de manière raisonnable en choisissant l'exigence de cohabitation, comme ligne de démarcation aux fins de l'admissibilité à la pension de survivant. Il convenait de faire preuve d'une certaine réserve à l'égard du choix du législateur, car son choix mettait en équilibre des intérêts opposés et une allocation de ressources limitées. Toutefois, si le législateur avait exercé de manière déraisonnable son choix d'imposer l'exigence de cohabitation aux conjoints de fait, ou s'il était possible de recourir à d'autres moyens plus raisonnables, on pourrait alors dire que la limite porte une atteinte plus que minimale au droit de la demanderesse. La cohabitation à la date du décès n'est pas un substitut suffisamment précis pour déterminer la dépendance financière. Le législateur aurait pu avoir recours à d'autres moyens pour atteindre son objectif, en prévoyant un délai de grâce suivant la date à laquelle cesse la cohabitation, au cours duquel l'admissibilité du conjoint serait maintenue. Ce moyen reconnaîtrait le caractère permanent des états de dépendance et des obligations propres aux relations conjugales et satisferait à l'objectif premier de la pension de survivant. Le législateur aurait également pu choisir de traiter les conjoints de fait de la même manière que les conjoints mariés qui conservent ce statut au décès du cotisant. Ces options porteraient moins atteinte au droit à l'égalité de la demanderesse que l'exigence de cohabitation que prévoit actuellement le paragraphe 2(1). Le ministre ne s'est pas déchargé du fardeau qui lui incombait à l'étape de l'analyse de l'atteinte minimale, n'ayant pu démontrer qu'il a été porté atteinte de façon raisonnable au droit à l'égalité de la demanderesse. Lorsque, comme c'est le cas en l'espèce, des conjoints de fait séparés se voient refuser des prestations, l'effet de la discrimination n'est pas proportionnel aux objectifs. Comme le ministre n'a pu justifier l'atteinte à l'article 15, la demanderesse avait droit à une réparation.
Par conséquent, la définition de «conjoint» au paragraphe 2(1) du RPC a été jugée inopérante, dans la mesure où elle est attentatoire aux droits fondés sur l'article 15 des conjoints de fait qui ont cessé de vivre avec le cotisant au moment du décès de celui-ci. Il y a lieu de suspendre, pendant une période de 12 mois, l'effet de la déclaration d'inopérabilité de la définition de «conjoint» du sous-alinéa a)(ii) du paragraphe 2(1) du RPC afin que le législateur puisse, en consultation avec les provinces, décider du meilleur moyen de remédier au vice constitutionnel entachant la définition de «conjoint».
lois et règlements
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C., (1985), appendice II, no 44], art. 1, 15, 24(1).
Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C., (1985), appendice II, no 44], art. 52. |
Loi sur la sécurité de la vieillesse, L.R.C. (1985), ch. O-9, art. 19. |
Loi sur les prestations de pension, L.N.-B. 1990, ch. P-5.1, art. 1(1). |
Régime de pensions du Canada, L.R.C. (1985), ch. C-8, art. 2(1) «conjoint» (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 1, art. 45, ann. III, no 4), 44 (mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 30, art. 13), 55.1 (édicté, idem, art. 23; L.C. 2000, ch. 12, art. 47). |
jurisprudence
décisions appliquées:
Law c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497; (1999), 170 D.L.R. (4th) 1; 43 C.C.E.L. (2d) 49; 236 N.R. 1; Granovsky c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [2000] 1 R.C.S. 703; (2000), 186 D.L.R. (4th) 1; 50 C.C.E.L. (2d) 177; 253 N.R. 329; Lovelace c. Ontario, [2000] 1 R.C.S. 950; (2000), 188 D.L.R. (4th) 193; [2000] 4 C.N.L.R. 145; 255 N.R. 1; 134 O.A.C. 201; Miron c. Trudel, [1995] 2 R.C.S. 418; (1995), 23 O.R. (3d) 160; 124 D.L.R. (4th) 693; 29 C.R.R. (2d) 189; [1995] I.L.R. 1-3185; 10 M.V.R. (2d) 151; 181 N.R. 253; 81 O.A.C. 253; 13 R.F.L. (4th)1; Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), [2000] 2 R.C.S. 1120; (2000), 193 D.L.R. (4th) 193; [2001] 2 W.W.R. 1; 83 B.C.L.R. (3d) 1; 28 Admin. L.R. (3d) 1; 145 B.C.A.C. 1; 150 C.C.C. (3d) 1; 38 C.R. (5th) 209; 263 N.R. 203; Collins c. Canada, [2002] 3 C.F. 320; (2002), 285 N.R. 359 (C.A.); R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; (1986), 26 D.L.R. (4th) 200; 24 C.C.C. (3d) 321; 50 C.R. (3d) 1; 19 C.R.R. 308; 65 N.R. 87; 14 O.A.C. 335; Falkiner v. Ontario (Ministry of Community and Social Services, Income Maintenance Branch), [2002] O.J. no 1771 (C.A.) (QL).
décisions examinées:
Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493; (1998), 212 A.R. 237; 156 D.L.R. (4th) 385; [1999] 5 W.W.R. 451; 67 Alta. L.R. (3d) 1; 224 N.R. 1; Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l'Île-du-Prince-Édouard; Renvoi relatif à l'indépendance et à l'impartialité des juges de la Cour provinciale de l'Île-du-Prince-Édouard, [1998] 1 R.C.S. 3; (1998), 212 A.R. 161; 155 D.L.R. (4th) 1; 16 Nfld. & P.E.I.R. 124; 126 Man.R. (2d) 96; 50 Admin. L.R. (2d) 273; 121 C.C.C. (3d) 474; 15 C.P.C. (4th) 306; 223 N.R. 21.
décisions citées:
Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513; (1995), 124 D.L.R. (4th) 609; C.E.B. & P.G.R. 8216; 95 CLLC 210-025; 29 C.R.R. (2d) 79; 182 N.R. 161; 12 R.F.L. (4th) 201; Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927; (1989), 58 D.L.R. (4th) 577; 25 C.P.R. (3d) 417; 94 N.R. 167; Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982; (1998), 160 D.L.R. (4th) 193; 11 Admin. L.R. (3d) 1; 43 Imm. L.R. (2d) 117; 226 N.R. 201; modification [1998] 1 R.C.S. 1222; (1998), 11 Admin. L.R. (3d) 130; McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229; (1990), 76 D.L.R. (4th) 545; 91 CLLC 17,004; 2 C.R.R. (2d) 1; 118 N.R. 1; 45 O.A.C. 1; Renvoi relatif à la rému-nération des juges de la Cour provinciale (Î.-P.-É.), [1997] 3 R.C.S. 3; (1997), 204 A.R. 1; 156 Nfld. & P.E.I.R. 1; 150 D.L.R. (4th) 577; [1997] 10 W.W.R. 417; 121 Man. R. (2d) 1; 49 Admin. L.R. (2d) 1; 118 C.C.C. (3d) 193; 11 C.P.C. (4th) 1; 217 N.R. 1.
doctrine
Hogg, Peter W. Constitutional Law of Canada, loose leaf ed., Toronto: Carswell, 1992.
Roach, Kent. Constitutional Remedies in Canada, loose leaf ed., Aurora, Ont.: Canada Law Book, 1994.
DEMANDE de contrôle judiciaire d'une décision de la Commission d'appel des pensions selon laquelle l'exigence de cohabitation prévue à la définition de «conjoint» au paragraphe 2(1) du Régime de pensions du Canada ne portait pas atteinte aux droits de la demanderesse fondés sur l'article 15 de la Charte. Demande accueillie.
ont comparu:
Chantal Tie et Ian M. Aitken pour la demanderesse.
Isabelle Chartier pour le défendeur.
avocats inscrits au dossier:
South Ottawa Community Legal Services, Ottawa, et Brant County Community Legal Clinic, Brantford (Ontario) pour la demanderesse.
Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
Le juge Malone, J.C.A.:
INTRODUCTION
[1]Pour être admissible à une pension de survivant en application de l'article 44 [mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 30, art. 13] du Régime de pensions du Canada, L.R.C. (1985), ch. C-8 (le RPC), une personne doit avoir eu la qualité de conjoint du cotisant au moment du décès de celui-ci. La présente demande ne soulève que la question de savoir si l'article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] (la Charte) rend invalide la définition de «conjoint» prévue au paragraphe 2(1) [mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 1, art. 45, ann. III, no 4], qui exige que le conjoint de fait, mais non le conjoint marié, ait vécu avec le cotisant au moment du décès de celui-ci.
LES FAITS
[2]En 1991, Betty Hodge a été déclarée invalide pour les fins du RPC et a reçu des prestations d'invalidité. Depuis 1972, elle a vécu en union de fait avec Ronald B. Bickell (le cotisant), mais le couple s'est séparé en mars 1993. La séparation est survenue au terme d'années marquées par la violence verbale et physique que Mme Hodge dit avoir vécues sous l'emprise du cotisant. Une brève tentative de réconciliation en janvier et en février 1994 s'est avérée vaine, et il est convenu que Mme Hodge entendait mettre fin à la relation lorsqu'elle a quitté le cotisant. Mme Hodge n'a pas cherché à obtenir de soutien financier ni le partage des biens du cotisant qui, ayant fait une déclaration de faillite, était alors dépourvu de ressources.
[3]Le cotisant est décédé le 1er juillet 1994, près de quatre mois après que Mme Hodge l'eut quitté. La demanderesse a immédiatement soumis une demande de pension de survivant ainsi qu'une demande de partage des gains non ajustés ouvrant droit à pension. La demande relative à la pension a été rejetée, alors que la demande relative au partage des gains non ajustés ouvrant droit à pension a été accueillie. Par suite de ce partage, la demanderesse a vu ses pensions d'invalidité et de retraite au titre du RPC être augmentées.
[4]La demanderesse a interjeté appel auprès du tribunal de révision du RPC (le tribunal) de la décision par laquelle on lui a refusé la pension de survivant. Le tribunal a statué que la définition de «conjoint» contenue au paragraphe 2(1) allait à l'encontre des dispositions de l'article 15 de la Charte garantissant le droit à l'égalité, parce que cette définition avait pour effet d'exclure la demanderesse au motif qu'elle ne vivait pas avec son conjoint de fait pendant les 12 mois précédant le décès de celui-ci. En conséquence, le tribunal a déclaré inopérants les extraits inconstitutionnels du sous-alinéa a)(ii) de la définitionde «conjoint» au paragraphe 2(1) et a fait droit à l'appel. En outre, puisque Mme Hodge s'est vu refuser une pension de survivant pour le seul motif qu'elle ne cohabitait pas avec le cotisant au moment du décès de celui-ci, le tribunal a statué qu'elle avait le droit de toucher sa pension.
[5]Le ministre a par la suite appelé de la décision du tribunal auprès de la Commission d'appel des pensions (la Commission), qui a accueilli l'appel à l'unanimité, jugeant que l'exigence de cohabitation prévue par la loi ne portait pas atteinte aux droits de Mme Hodge fondés sur l'article 15 de la Charte. S'exprimant au nom de la majorité, le juge Killeen a conclu que l'exigence de cohabitation traduisait, de la part du législateur, une tentative raisonnable d'accommoder les conjoints de fait sans toutefois ouvrir la voie à de multiples réclamations. Par conséquent, on ne pouvait soutenir que le régime législatif sapait la dignité humaine de Mme Hodge et d'autres personnes dans sa situation, ni qu'il les dévalorisait en tant que personnes.
[6]Souscrivant au résultat, le juge d'appel Cameron s'est dit d'avis que l'union de fait de Mme Hodge avait déjà pris fin au moment du décès du cotisant, de sorte qu'en tant qu'ancienne conjointe, elle n'était pas traitée différemment des anciens conjoints dont le mariage s'est soldé par un divorce. L'exigence de cohabitation n'a donc pas eu pour effet de différencier la situation de Mme Hodge de celle d'autres anciens conjoints de manière qu'il en résulte un traitement inégal.
[7]La demanderesse cherche aujourd'hui à obtenir, sur le fondement du paragraphe 24(1) de la Charte, une ordonnance déclarant que l'exigence de cohabitation contenue dans la définition de «conjoint» contrevient à l'article 15 de la Charte, de même qu'une ordonnance visant l'annulation de la décision rendue par la Commission et la confirmation de la décision rendue par le tribunal.
LA LÉGISLATION
[8]Dans l'arrêt Law c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497, au paragraphe 103, on a décrit le but général du RPC, et surtout de la pension de survivant, comme visant la promotion de la dignité et la liberté de la personne par l'assurance d'une sécurité financière de base à long terme aux personnes dont la situation les rend incapables d'atteindre ce but, qui revêt tant d'importance pour la qualité de la vie et la dignité. On doit trancher la présente affaire à la lumière de l'objectif constitutionnel de promotion de la dignité humaine (voir également Granovsky c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [2000] 1 R.C.S. 703, aux paragraphes 56 à 58).
[9]La définition de «conjoint» à laquelle renvoie la version du paragraphe 2(1) qui nous intéresse en l'espèce est rédigée comme suit:
2. (1) [. . .]
«conjoint» À l'égard d'un cotisant, s'entend:
a) sauf à l'article 55, de même qu'en ce qui s'y rattache:
(i) d'une personne qui est mariée au cotisant au moment considéré, dans les cas d'inexistence d'une personne décrite au sous-alinéa (ii),
(ii) d'une personne du sexe opposé qui, au moment considéré, vit avec le cotisant dans une situation assimilable à une union conjugale et a ainsi vécu avec celui-ci pendant une période continue d'au moins un an;
b) à l'article 55, de même qu'en ce qui s'y rattache, d'une personne qui est mariée au cotisant au moment considéré.
Il est entendu que, dans les cas de décès d'un cotisant, «moment considéré» s'entend du moment du décès du cotisant. [Je souligne.]
[10]L'article 44 traite de la pension de survivant. Au moment qui nous intéresse, cet article prévoyait:
44. (1) [. . .]
d) une pension de survivant doit être payée à la personne qui, aux termes de la présente loi, a la qualité de conjoint survivant d'un cotisant qui a versé des cotisations pendant au moins la période minimale d'admissibilité, si le conjoint survivant:
[. . .]
(ii) soit, dans le cas d'un conjoint survivant qui n'a pas atteint l'âge de soixante-cinq ans:
(A) ou bien avait au moment du décès du cotisant atteint l'âge de trente-cinq ans,
[11]L'article 55.1 [édicté par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 30, art. 23; L.C. 2000, ch. 12, art. 47] traite du partage des gains non ajustés ouvrant droit à pension (partage des crédits) lorsque les conjoints ont tous deux cotisé au RPC. L'article prévoit:
55.1 (1) Sous réserve des autres dispositions du présent article et des articles 55.2 et 55.3, il doit y avoir partage des gains non ajustés ouvrant droit à pension dans les circonstances suivantes:
[. . .]
c) dans le cas de conjoints de fait, à la suite de l'approbation par le ministre d'une demande de l'un ou l'autre des anciens conjoints de fait, ou de leur part, ou d'une demande de leurs ayants droit ou encore d'une personne visée par règlement, si la demande est faite dans les quatre ans suivant le jour où les anciens conjoints de fait ont commencé à vivre séparément et si:
(i) soit les anciens conjoints de fait ont vécu séparément pendant une période d'au moins un an,
(ii) soit l'un des anciens conjoints de fait est décédé pendant cette période.
[12]L'article 15 de la Charte est libellé comme suit:
15. (1) La loi ne fait acception de personne et s'applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge ou les déficiences mentales ou physiques.
(2) Le paragraphe (1) n'a pas pour effet d'interdire les lois, programmes ou activités destinés à améliorer la situation d'individus ou de groupes défavorisés, notamment du fait de leur race, de leur origine nationale ou ethnique, de leur couleur, de leur religion, de leur sexe, de leur âge ou de leurs déficiences mentales ou physiques.
[13]Bref, un conjoint de fait s'entend d'une personne du sexe opposé qui a vécu avec le cotisant dans une situation assimilable à une union conjugale pendant une période d'au moins un an jusqu'au décès du cotisant. Toutefois, aux termes de la disposition relative au partage des crédits, le conjoint de fait doit avoir vécu séparément du cotisant pendant au moins un an.
[14]Le conjoint marié continue d'être admissible à une pension de survivant dans la mesure où le mariage n'a pas été dissous par un divorce, ou que le cotisant n'a pas vécu avec une autre personne dans une situation assimilable à une union conjugale pendant au moins un an. Bref, pour être admissible à une pension de survivant, un conjoint de fait, mais non un conjoint de droit, doit avoir vécu avec le cotisant au moment du décès de celui-ci.
LES ERREURS QU'AURAIT COMMISES LA COMMISSION
[15]La demanderesse soutient que la Commission a commis deux grandes erreurs:
a) La conclusion tirée par la Commission que le régime offrait une «formule juste et équilibrée pour déterminer l'admissibilité» était erronée en droit, puisque la Commission ne disposait d'aucune preuve établissant que l'exclusion avait un lien avec l'objectif légal de la pension de survivant ou qu'elle en faisait la promotion. De plus, une telle question se prête davantage à une analyse fondée sur l'article premier, laquelle n'a pas été entreprise;
b) En choisissant le groupe de comparaison approprié, la Commission n'a pas accordé suffisamment d'importance au point de vue de la demanderesse, allant ainsi à l'encontre des principes énoncés par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513, au paragraphe 136.
ANALYSE
I. L'article 15 |
[16]Dans l'arrêt Law, précité, le juge Iacobucci a fait état de la démarche à suivre pour déterminer si la définition de «conjoint» constitue une violation du droit à l'égalité garanti par l'article 15 de la Charte. Dans cet arrêt, l'appelante a contesté les dispositions de l'article 44 du RPC qui la privaient des prestations en raison de son âge, portant ainsi atteinte à ses droits à l'égalité fondés sur l'article 15. Le juge Iacobucci a exposé les grandes lignes de l'analyse suivante, laquelle comporte trois volets:
A. La loi contestée
(i) établit-elle une distinction formelle entre le demandeur et d'autres personnes en raison d'une ou de plusieurs caractéristiques personnelles, ou |
(ii) omet-elle de tenir compte de la situation défavorisée dans laquelle le demandeur se trouve déjà dans la société canadienne, créant ainsi une différence de traitement réelle entre celui-ci et d'autres personnes en raison d'une ou de plusieurs caractéristiques personnelles? |
B. Si l'on conclut à une différence de traitement, celle-ci est-elle fondée sur un ou plusieurs des motifs énumérés ou des motifs analogues?
C. Dans l'affirmative, la différence de traitement est-elle discriminatoire quant au fond, c'est-à-dire contrevient-elle aux valeurs fondamentales de dignité humaine et d'estime de soi?
[17]Cette approche a été confirmée et suivie par la Cour suprême du Canada dans les arrêts Granovsky, précité; et Lovelace c. Ontario, [2000] 1 R.C.S. 950, aux paragraphes 53 et 54, où le juge Iacobucci a déclaré que cette analyse en trois étapes ne devait pas être faite en appliquant une formule figée ou un critère rigide. Au contraire, il faut interpréter l'article 15 en se fondant sur l'objet et le contexte afin de réaliser le but réparateur important de cette disposition et pour éviter les pièges d'une démarche formaliste ou automatique. L'analyse vise principalement à déterminer s'il existe un conflit entre l'objet ou l'effet de la disposition législative contestée et l'objet de l'article 15. En respectant ces lignes directrices, je procède à présent à l'analyse de la question en litige.
Première question: différence de traitement fondée sur une ou plusieurs caractéristiques personnelles |
[18]La demanderesse affirme que la définition de «conjoint» établit une distinction formelle à trois égards entre elle et d'autres personnes. Premièrement, on distingue la situation des conjoints de fait qui ont cessé de vivre avec le cotisant de celle des conjoints mariés qui se sont séparés du cotisant. Seuls les premiers se voient refuser une pension de survivant. Deuxièmement, la demanderesse fait valoir que la distinction se fonde également sur le sexe et l'âge, puisque la preuve au dossier démontre que la plupart des conjoints survivants sont des femmes, que la proportion des conjoints survivants qui sont des femmes augmente constamment selon l'âge et que les femmes âgées qui sont seules s'exposent à un risque extrême de pauvreté en raison des phénomènes historiques de désavantage social auxquels elles ont été associées.
[19]Le ministre prétend que l'analyse de la demanderesse est viciée par le choix du mauvais groupe de comparaison. Il fait valoir qu'au décès du cotisant, Mme Hodge appartenait à la catégorie des anciens conjoints de fait et que le groupe de comparaison approprié était celui des anciens conjoints mariés, c'est-à-dire les conjoints dont le mariage a été dissous par le divorce ou déclaré nul. Par contraste, les conjoints mariés qui vivent séparément au moment du décès du cotisant demeurent des conjoints de droit.
[20]Le juge Iacobucci s'est exprimé en ces termes dans l'arrêt Law, précité, au paragraphe 58, pour énoncer la directive suivante sur le choix du groupe de comparaison approprié:
Le point de départ naturel lorsqu'il s'agit d'établir l'élément de comparaison pertinent consiste à tenir compte du point de vue du demandeur. C'est généralement le demandeur qui choisit la personne, le groupe ou les groupes avec lesquels il désire être comparé aux fins de l'analyse relative à la discrimination, déterminant ainsi les paramètres de la différence de traitement qu'il allègue et qu'il souhaite contester. Cependant, il se peut que la qualification de la comparaison par le demandeur ne soit pas suffisante. La différence de traitement peut ne pas s'effectuer entre les groupes cernés par le demandeur, mais plutôt entre d'autres groupes. Le tribunal ne peut manifestement pas, de son propre chef, évaluer un motif de discrimination que n'ont pas invoqué les parties et à l'égard duquel aucune preuve n'a été produite [. . .]. Cependant, dans le cadre du ou des motifs invoqués, je n'exclurais pas le pouvoir du tribunal d'approfondir la comparaison soumise par le demandeur lorsque le tribunal estime justifié de le faire. [Je souligne.]
[21]Pour évaluer le bien-fondé de son intervention au regard de la qualification du groupe de comparaison telle que soumise par la demanderesse, la Cour doit prendre en compte toute une gamme de facteurs, y compris l'objet et l'effet des dispositions législatives. D'autres facteurs contextuels, comme les ressemblances ou dissemblances biologiques, historiques et sociologiques, peuvent également être pertinents en vue de cerner l'élément de comparaison approprié (Law, précité, au paragraphe 60).
[22]Il convient de noter à ce stade-ci qu'un couple marié ne peut normalement divorcer qu'après une période de séparation d'un an. Mme Hodge a quitté le cotisant moins de six mois avant son décès, avec l'intention de mettre fin à la relation une fois pour toutes. Il s'ensuit que, si Mme Hodge et le cotisant avaient été légalement mariés lors de la rupture de la relation, il est peu vraisemblable qu'un divorce ait pu avoir été finalisé avant le décès du cotisant. Dans ces circonstances hypothétiques, on ne contesterait pas le droit de la demanderesse à une pension de survivant. Compte tenu de cette différence dans les conditions d'admissibilité fondée sur l'état matrimonial de Mme Hodge à la date du décès du cotisant, je ne suis pas d'accord avec le ministre pour dire que la catégorie des anciens conjoints mariés constitue le groupe de comparaison approprié auquel appartient la demanderesse.
[23]À mon avis, l'arrêt Law, précité, au paragraphe 58, exige que la Cour adopte le groupe de comparaison choisi par le demandeur, à moins que la rareté des éléments de preuve ou le défaut d'invoquer cet élément de comparaison ne puisse être démontré. Ces circonstances n'apparaissent pas au vu du présent dossier. Je conclus donc qu'il existe entre la demanderesse et les autres personnes une distinction formelle fondée sur une caractéristique personnelle, à savoir que la demanderesse est une conjointe de fait ayant cessé de vivre avec le cotisant au moment du décès de celui-ci. Autant dans la présente instance que devant les tribunaux de juridiction inférieure, le ministre a concédé que si le choix du groupe de comparaison soumis par la demanderesse s'avérait judicieux, une distinction formelle serait alors établie dans les faits par les dispositions législatives contestées. Il s'ensuit que la Commission n'a commis aucune erreur à cette étape de l'analyse.
[24]En ce qui concerne la différence de traitement que la demanderesse allègue être fondée sur l'âge et le sexe, le dossier étaye à première vue ses prétentions. Cependant, compte tenu de ma conclusion finale sur la distinction fondée sur l'état matrimonial, j'estime opportun en l'espèce de m'abstenir de me prononcer sur la question de la différence de traitement fondée sur l'âge et le sexe, surtout que l'exclusion s'applique à toutes les femmes, y compris celles qui ont divorcé.
Deuxième question: motifs énumérés ou analogues |
[25]On peut établir sans difficulté le second élément de l'analyse. Dans l'arrêt Miron c. Trudel, [1995] 2 R.C.S. 418, la Cour suprême du Canada a clairement indiqué que l'état matrimonial constituait un motif analogue pour les fins de l'analyse fondée sur l'article 15. Les parties conviennent que si la présente Cour devait constater l'existence d'une différence de traitement fondée sur une caractéristique personnelle, cette caractéristique personnelle serait alors l'état matrimonial. Il a donc été satisfait à ce volet de l'analyse, et en conséquence la Commission n'a commis aucune erreur à cet égard.
Troisième question: discrimination |
[26]L'étape finale de l'analyse fondée sur l'article 15 reflète l'objet ultime qui sous-tend cet article, soit la protection de la dignité humaine du demandeur (voir Lovelace, précité, au paragraphe 54; Granovsky, précité, aux paragraphes 56 à 58). Dans l'arrêt Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), [2000] 2 R.C.S. 1120, au paragraphe 110, le juge Binnie a résumé l'analyse en ces termes:
À la troisième étape, le demandeur doit prouver que la distinction équivaut à une forme de discrimination ayant pour effet de porter atteinte à sa dignité humaine. L'aspect «dignité» du critère vise à écarter les plaintes futiles ou autres qui ne mettent pas en cause l'objet de la disposition relative à l'égalité. [Je souligne.]
[27]Par ailleurs, on trouve dans l'arrêt Law, précité, au paragraphe 53, l'analyse souvent citée du juge Iacobucci sur ce que comporte la «dignité humaine», où le juge écrit:
En quoi consiste la dignité humaine? [. . .] Comme le juge en chef Lamer l'a fait remarquer dans Rodriguez c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519, à la p. 554, la garantie d'égalité prévue au par. 15(1) vise la réalisation de l'autonomie personnelle et de l'autodétermi-nation. La dignité humaine signifie qu'une personne ou un groupe ressent du respect et de l'estime de soi. Elle relève de l'intégrité physique et psychologique et de la prise en main personnelle. La dignité humaine est bafouée par le traitement injuste fondé sur des caractéristiques ou la situation personnelles qui n'ont rien à voir avec les besoins, les capacités ou les mérites de la personne. Elle est rehaussée par des lois qui sont sensibles aux besoins, aux capacités et aux mérites de différentes personnes et qui tiennent compte du contexte sous-jacent à leurs différences. La dignité humaine est bafouée lorsque des personnes et des groupes sont marginalisés, mis de côté et dévalorisés, et elle est rehaussée lorsque les lois reconnaissent le rôle à part entière joué par tous dans la société canadienne. Au sens de la garantie d'égalité, la dignité humaine n'a rien à voir avec le statut ou la position d'une personne dans la société en soi, mais elle a plutôt trait à la façon dont il est raisonnable qu'une personne se sente face à une loi donnée. La loi traite-t-elle la personne injustement, si on tient compte de l'ensemble des circonstances concernant les personnes touchées et exclues par la loi? [Je souligne.]
[28]En conséquence, il s'agit de savoir si l'exigence prévue dans la disposition relative à la pension de survivant du RPC, selon laquelle les conjoints de fait--mais non les conjoints mariés qui se sont séparés--doivent avoir vécu avec le cotisant pendant un an avant le décès de celui-ci, marginalise, met de côté ou dévalorise la dignité humaine de la demanderesse dans son objet ou dans son effet, ou si elle perpétue par ailleurs l'opinion que ces personnes sont moins dignes d'être reconnues ou valorisées en tant qu'êtres humains.
[29]La Commission a conclu que ce n'était pas le cas, puisque le législateur avait adopté une approche juste et équilibrée pour répondre aux besoins des conjoints de fait dans le cadre du RPC et que la définition soigneusement élaborée de «conjoint», quoique peut-être imparfaite, «témoign[ait] [néanmoins] du respect et de la considération du Parlement quant au statut des conjoints de fait».
[30]Mme Hodge prétend que cette conclusion est erronée, aussi bien sur le plan du résultat que du raisonnement. La demanderesse invoque l'arrêt Law, précité, pour étayer la thèse selon laquelle la prestation de survivant est directement liée à la protection de la dignité humaine par l'assurance d'une sécurité financière et que, compte tenu de cet objectif, l'exclusion d'une catégorie de conjoints survivants porte fondamentalement atteinte à la dignité humaine des personnes ainsi exclues.
[31]Pour sa part, le ministre affirme que l'exigence de cohabitation ne se fonde pas sur la situation des conjoints de fait, pas plus qu'elle n'en fait la promotion ou qu'elle ne véhicule des préjugés ou des stéréotypes à leur égard. Le ministre fait plutôt valoir que, par suite de la reconnaissance du fait que ces relations, comme les personnes qui les forment, méritaient tout autant d'être respectées et protégées, les dispositions pertinentes ont été modifiées pour y inclure les conjoints de fait et pour traiter de la question épineuse de savoir à quel moment prend fin l'union de fait.
[32]Le ministre avance la proposition qu'à la différence des mariages légaux, on peut difficilement déterminer quand prend fin l'union de fait puisque celle-ci est de nature factuelle. En conséquence, une distinction fondée sur les différences institutionnelles entre le mariage et l'union de fait ne met pas en cause la dignité humaine, mais reflète plutôt la nature des relations et constitue une solution appropriée à une question difficile. Autrement, soutient le ministre, aussitôt qu'un couple aura vécu dans une situation assimilable à une union conjugale, le survivant serait toujours admis à toucher une pension de survivant peu importe la durée pendant laquelle les parties ont vécu séparément avant le décès du cotisant.
[33]À mon sens, la plupart des arguments soulevés par le ministre se prêtent davantage à une analyse fondée sur l'article premier. Cependant, la question en l'occurrence ne consiste pas à savoir si les critères précis d'admissibilité prévus par la loi au titre de la prestation de survivant étaient opportuns ou soigneusement élaborés, mais bien si la dignité de la demanderesse est visée par la distinction établie entre les conjoints de fait et les conjoints mariés.
[34]Dans l'arrêt Law, précité, il a été statué que le RPC, et surtout la pension de survivant, avait pour finalité et priorité absolues la promotion de la dignité par l'assurance d'une sécurité financière de base à long terme aux aînés et aux conjoints survivants en particulier. N'eût été l'exigence de cohabitation prévue dans la définition de «conjoint», la demanderesse aurait eu droit à la protection que représente la pension de survivant. Pour s'assurer de recevoir une prestation, la demanderesse n'avait que deux choix: soit épouser le cotisant, un choix inhérent à son autonomie personnelle, ou poursuivre la relation, que Mme Hodge dit être marquée par la violence, jusqu'au décès du cotisant; il s'agit, encore là, d'une décision qui touche fondamentalement son intégrité, sa prise en main et sa sécurité personnelles.
[35]Je renverrais également à la décision rendue récemment par notre Cour dans l'arrêt Collins c. Canada, [2002] 3 C.F. 320, concernant une allégation de discrimination faite par une conjointe séparée qui s'est vu refuser des prestations prévues par la Loi sur la sécurité de la vieillesse [L.R.C. (1985), ch. O-9]. Dans cet arrêt, l'appelante s'est mariée en 1951 et s'est séparée de son mari en 1975. Ils sont demeurés séparés jusqu'à ce qu'il décède en 1998. Si Mme Collins n'avait pas été séparée de son mari, elle aurait eu droit à une «allocation au conjoint» mensuelle en vertu de l'article 19 de la Loi sur la sécurité de la vieillesse à compter de novembre 1985, date où elle a atteint l'âge de 60 ans, jusqu'à ce qu'elle ait droit à sa propre pension de sécurité de la vieillesse à l'âge de 65 ans.
[36]Dans l'arrêt Collins, précité, la condition d'admissibilité se fondait essentiellement sur la notion de cohabitation. Sur la question de savoir si une mesure discriminatoire résultait de la distinction établie entre une personne vivant avec son conjoint et un conjoint séparé se trouvant dans la même situation financière, le juge d'appel Sharlow a déclaré aux paragraphes 37 et 38:
Dans ses conclusions au sujet de l'applicabilité du paragraphe 15(1), le juge de première instance a fait référence aux observations suivantes que le juge McLachlin a faites dans l'arrêt [Thibaudeau c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 627] au paragraphe 207:
Le statut d'une personne par rapport à celui de son ex-conjoint touche la liberté de l'individu à façonner ses relations familiales comme il l'entend et touche des éléments si intrinsèquement humains, personnels et relationnels qu'une distinction fondée sur ce motif peut souvent porter atteinte à la dignité d'une personne. |
Le bien-fondé de ce commentaire me semble évident.
Je suis d'avis que le juge de première instance n'a commis aucune erreur en concluant qu'une loi accordant une allocation justifiée en fonction du revenu à une personne vivant avec son conjoint tout en la refusant à un conjoint séparé se trouvant dans la même situation financière est discriminatoire en ce qu'elle crée une distinction fondée sur une caractéristique personnelle inhérente à la dignité humaine. Par conséquent, malgré la rareté des éléments de preuve démontrant l'existence de désavantage historique ou de vulnérabilité, je ne suis pas prêt à écarter la conclusion du juge de première instance selon laquelle la disposition législative contestée est discriminatoire au sens du paragraphe 15(1) de la Charte.
[37]En me fondant sur l'analyse du juge Sharlow, et malgré la réserve soulevée par le ministre que le dossier contient peu de preuves pour démontrer l'affront à la dignité humaine de la demanderesse, j'estime que la Commission a commis une erreur en omettant de conclure qu'il y a eu discrimination au sens de l'article 15. La distinction établie touche à un élément intrinsèquement personnel, soit la formation et la poursuite de relations profondément personnelles, qui, lorsque compromis, mène à la seule conclusion que le droit à la dignité est en jeu.
[38]Par conséquent, je suis d'avis que la définition légale de «conjoint» contrevient à l'article 15 en ce qu'elle établit une distinction entre les conjoints de fait et les conjoints mariés qui ne vivent pas avec le cotisant au moment du décès de celui-ci, et qu'on réserve aux personnes se trouvant dans la même situation que la demanderesse un traitement qui constitue un affront à leur dignité humaine, à leur estime de soi et à leur capacité de prendre des décisions importantes dans leur vie. Il reste à savoir si cette atteinte à l'article 15 peut se justifier au regard de l'article premier de la Charte. Je me penche à présent sur cette question.
II. L'article premier |
[39]Dès que la preuve de la discrimination est établie, qu'on a cerné ce en quoi consiste la discrimination, il incombe alors à la partie qui souscrit à la loi contestée, en l'occurrence le ministre, d'établir qu'il s'agit d'une limite raisonnable dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique. À défaut par le ministre de le faire, la loi contestée sera rendue inopérante par le biais de l'article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982 [annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]].
[40]Le critère bien connu de l'article premier, énoncé pour la première fois par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, a été reformulé à plusieurs reprises et peut se résumer de la manière suivante:
1. L'objectif de la loi se rapporte-t-il à des préoccupations urgentes et réelles dans une société libre et démocratique?
2. Dans l'affirmative, y a-t-il proportionnalité entre cet objectif et les moyens choisis pour l'atteindre, en ce que
a) il y a un lien rationnel entre l'objectif de la loi et la distinction discriminatoire; |
b) la loi porte le moins possible atteinte au droit en question; |
c) si ces deux conditions sont remplies, il faut soupeser les effets bénéfiques de la mesure législative par rapport à ses effets préjudiciables pour déterminer si, dans l'ensemble, il y a proportionnalité. |
Objectif urgent et réel |
[41]Les parties s'entendent pour dire que les objectifs poursuivis de façon globale par le RPC, et de façon particulière par la pension de survivant, sont urgents et réels. Le ministre fait valoir que l'exigence de cohabitation comporte un objet qui est également urgent et réel, étant donné qu'elle vise à maintenir la priorité accordée au conjoint de droit de toucher la prestation de survivant en l'absence d'un conjoint de fait. La demanderesse reconnaît que les objectifs de la loi -- à savoir la protection de la dignité et de l'indépendance des conjoints survivants -- sont urgents et réels, mais prétend que l'exclusion des personnes dans la même situation qu'elle fait échec à ces objectifs et ne peut donc revêtir un caractère urgent et réel. La demanderesse invoque à cet égard l'arrêt Vriend c. Alberta, [1998] 1 R.C.S. 493, au paragraphe 116. Dans cet arrêt, on a déclaré que l'omission du législateur d'inclure l'orientation sexuelle comme motif de distinction énuméré dans une loi sur les droits de la personne constituait l'antithèse des principes qu'incarne le texte dans son ensemble. L'objectif sous-tendant l'omission ne se rapportait donc pas à des préoccupations urgentes et réelles.
[42]Je suis d'avis, comme le soutient la demanderesse, que la loi en l'espèce visait dans l'ensemble à protéger, le droit à la dignité et à l'épanouissement personnel de ceux qui autrement ne seraient pas en mesure de le faire (voir paragraphe 7 ci-dessus). Cette affirmation ne pose aucun problème. Cependant, le régime en soi exige que certaines limites soient posées. Lorsqu'il a défini le terme «conjoint», le législateur se devait de fixer les paramètres des droits dont le conjoint de fait est titulaire de manière à éviter les réclamations multiples et à établir les priorités suivant lesquelles les réclamations seraient examinées. Cela en soi constitue un objectif suffisamment urgent et réel aux fins de la présente analyse. Je passe donc au deuxième volet du critère de l'arrêt Oakes afin de déterminer si les limites choisies sont proportionnelles aux effets bénéfiques que la loi visait à conférer.
Critère de proportionnalité |
Lien rationnel
[43]Selon le ministre, il existe un lien rationnel entre le besoin d'établir les limites de l'admissibilité, soit par l'inclusion de l'exigence de cohabitation dans la définition de «conjoint», et l'objectif qui consiste à assurer une certaine sécurité au conjoint du cotisant au décès de celui-ci. Cela tient au fait que l'exigence de cohabitation vise à s'assurer qu'un seul conjoint répondant à la définition sera admis à recevoir une prestation. Le ministre soutient que la décision du législateur à cet égard n'était ni arbitraire, ni fantaisiste. Pour sa part, la demanderesse plaide que la limite a pour effet d'exclure certains conjoints de fait. Ainsi, puisque la disposition sert à améliorer le sort des conjoints de fait dont le conjoint est décédé, la pratique d'exclure certains membres de cette catégorie ne peut être rationnellement liée à l'atteinte de l'objectif de la disposition.
[44]À mon avis, la limite établissant les paramètres de l'admissibilité à une pension de survivant a été pensée en vue de l'atteinte de l'objectif propre à la prestation de survivant comme de l'objectif général du RPC. L'exigence de cohabitation vise à restreindre la catégorie des personnes susceptibles d'avoir droit à une protection et sert à étendre cette protection aux personnes vivant en union de fait et ayant démontré, par la caractéristique objective du maintien de la cohabitation conjugale pendant une période continue de 12 mois, l'existence de cette relation. Il existe essentiellement un lien rationnel entre l'exclusion des conjoints de fait ayant cessé de vivre avec le cotisant et l'objectif visé par la loi, à savoir l'octroi d'une sécurité financière au profit des conjoints survivants, car cette exclusion détermine à quel moment la relation conjugale prend fin. Cette limite a été élaborée en réponse au besoin de définir de manière rigoureuse le conjoint de fait pour les fins de la prestation de survivant. En conséquence, je ne peux conclure qu'à l'existence d'un lien rationnel entre la loi et son objectif. Il reste cependant à décider si, bien qu'elle soit rationnellement liée à l'objectif de la loi, la limite choisie par le législateur est déraisonnable ou porte une atteinte plus que minimale au droit à l'égalité de la demanderesse.
Atteinte minimale
[45]Lorsque l'analyse fondée sur l'atteinte minimale porte sur une disposition législative mettant en cause des facteurs socio-économiques, c'est-à-dire lorsque le législateur répartit des ressources limitées entre différents groupes, et fait ainsi des choix quant à l'admissibilité aux prestations, il ne s'agit pas de savoir s'il y avait d'autres possibilités que la mesure prise, mais bien si le législateur a agi de manière raisonnable en fixant les limites comme il l'a fait. Il y a lieu de faire preuve de réserve lorsque le législateur a soupesé des intérêts sociaux opposés, et de faire preuve d'un moindre degré de réserve lorsque le gouvernement a agi comme adversaire singulier de l'individu dont le droit a été violé (voir Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, à la page 994).
[46]Par conséquent, à l'étape de l'atteinte minimale, il y a lieu de faire preuve de réserve à l'égard du législateur pour ce qui est des situations polycentriques, ce qui signifie que les questions qui font intervenir un grand nombre de considérations et d'intérêts entremêlés et interdépendants doivent être soupesées (voir Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982, au paragraphe 36). Dans de telles situations, la Cour doit reconnaître la fonction démocratiquement représenta-tive du législateur dans la conciliation des diverses demandes et le fait qu'elle n'est pas en mesure de déterminer avec un certain degré de certitude si les moyens les moins radicaux ont été choisis pour parvenir à l'objectif souhaité (voir McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229, à la page 286).
[47]En ce qui concerne l'atteinte minimale et le choix du législateur au chapitre de l'admissibilité aux prestations, le juge McLachlin a écrit ce qui suit dans l'arrêt Miron, précité, au paragraphe 167:
La caractéristique choisie par le législateur peut n'avoir qu'un rapport superficiel avec l'objectif de la loi, comme a été qualifiée la citoyenneté quant à la détermination de la capacité d'exercer le droit dans l'arrêt Andrews.Dans de tels cas, nous affirmons qu'une telle caractéristique est mauvaise, en ce sens qu'elle porte excessivement atteinte aux droits à l'égalité. Bien qu'elle puisse éliminer certaines personnes qui sont légitimement susceptibles de l'être, une telle caractéristique exclut aussi de nombreuses personnes qui, compte tenu de l'objectif de la loi, ne devraient pas l'être.Par contre, une bonne caractéristique exclut la plupart des personnes qui devraient l'être compte tenu de l'objectif de la loi, et seulement quelques-unes qui ne devraient pas l'être.La norme à laquelle doit satisfaire le législateur n'est pas la perfection, mais le caractère raisonnable.Par nécessité, les lois utilisent des critères de groupe et, par nécessité, il y a parfois des membres du groupe choisi qui ne correspondent pas au profil habituel de ce groupe et pour lesquels, pris individuellement, même une caractéristique législative pertinente pourrait ne pas être pertinente. [. . .] si des caractéristiques plus raisonnables existent, la loi ne peut pas être valide parce qu'elle empiète sur le droit plus qu'il est raisonnablement nécessaire de le faire pour atteindre l'objectif de la loi. [Je souligne.]
[48]Donc, pour résumer, le législateur n'a pas à se mesurer à une norme de perfection, mais il doit avoir agi de manière raisonable en l'exigence de cohabitation, comme ligne de démarcation aux fins de l'admissibilité à la pension de survivant. Il convient en l'occurrence de faire preuve d'une certaine réserve à l'égard du choix du législateur, car il met en équilibre des intérêts opposés et une allocation de ressources limitées. Par conséquent, bien que la Cour ne soit pas en mesure de juger s'il était possible de recourir à des moyens moins radicaux pour atteindre l'objectif de la loi, elle doit néanmoins examiner s'il existe des caractéristiques plus raisonnables, mais pas nécessairement parfaites, et compatibles avec l'objectif de la loi. Ainsi, si le législateur avait exercé de manière déraisonnable son choix d'imposer l'exigence de cohabitation aux conjoints de fait, ou s'il était possible de recourir à d'autres moyens plus raisonnables, on pourrait alors prétendre que la limite porte une atteinte plus que minimale au droit de la demanderesse.
[49]À mon sens, la cohabitation à la date du décès n'est pas un substitut suffisamment précis pour déterminer la dépendance financière. Cette démarcation exclut du droit à une pension du conjoint tous les conjoints de fait qui continuent d'être financièrement dépendants après la séparation, y compris ceux qui peuvent prouver leur dépendance financière à l'aide d'une ordonnance judiciaire en vertu d'une loi provinciale. Sont même exclus les conjoints de fait qui, après des années de vie commune avec le cotisant, présentent des caractéristiques attribuables à un état de dépendance comme l'âge, la présence d'enfants à charge ou l'invalidité. En effet, dans le présent cas, la demanderesse avait 61 ans et était invalide au moment où elle a soumis une demande de pension de survivant. La résidence s'avère également être une mauvaise caractéristique aux fins de l'admissibilité, car elle ne tient pas compte de l'apport de la demanderesse à l'union de fait et fait abstraction des obligations financières et sociales souvent onéreuses qui persistent même au-delà de la cohabitation. Il est tout simplement déraisonnable de s'imaginer que ces obligations et ces états de dépendance à caractère permanent, qu'ils soient de nature financière, juridique ou autre, s'éteignent dès que les conjoints cessent de faire vie commune.
[50]Certes, le législateur aurait pu avoir recours à d'autres moyens pour atteindre son objectif. Il aurait pu prévoir un délai de grâce suivant la date à laquelle cesse la cohabitation au cours duquel l'admissibilité du conjoint serait maintenue. Une période d'un an moins un jour aurait fort bien pu être appropriée, puisqu'elle aurait par définition exclu la possibilité d'une réclamation de pension de survivant par un autre conjoint de fait qui aurait commencé à fréquenter le cotisant. Ce moyen reconnaîtrait le caractère permanent des états de dépendance et des obligations propres aux relations conjugales et satisferait à l'objectif premier de la pension de survivant. D'ailleurs, au Nouveau-Brunswick, on s'est inspiré de cette approche pour définir le terme «conjoint» dans la Loi sur les prestations de pension, L.N.-B. 1990, ch. P-5.1, paragraphe 1(1), de façon à accorder des prestations aux conjoints de fait qui ont cohabité au cours de l'année précédant la survenance de l'événement pertinent. Cette approche préconisée par le Nouveau-Brunswick comprend une période au cours de laquelle la question des obligations et des états de dépendance peut être réglée et se fonde sur une ligne de démarcation plus proche de la réalité des relations conjugales. Cette approche constitue un moyen plus raisonnable que celui qu'a adopté le législateur, parce qu'elle reconnaît le caractère permanent des obligations et des états de dépendance propres aux relations conjugales, qu'il s'agisse du mariage ou de l'union de fait.
[51]Le législateur aurait également pu choisir de traiter les conjoints de fait de la même manière qu'il traite les conjoints mariés qui conservent ce statut au décès du cotisant. Il aurait ainsi remédié au problème des réclamations multiples de la même manière pour les deux groupes, soit en maintenant le droit à pension du conjoint jusqu'à ce que le cotisant établisse l'existence d'une relation conjugale subséquente qui soit admissible. Le législateur aurait en outre pu choisir d'ajuster les prestations entre conjoints, tant mariés que vivant en union de fait, en fonction de la durée de la relation. Chacune de ces options porterait moins atteinte au droit à l'égalité de la demanderesse que l'exigence de cohabitation que prévoit actuellement le paragraphe 2(1).
[52]Bien que la Cour suprême du Canada ait déclaré que le coût de mise en oeuvre d'un programme non discriminatoire pouvait être pertinent à cette étape de l'analyse fondée sur l'article premier (voir Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale (Î.-P.-É.), [1997] 3 R.C.S. 3, aux paragraphes 281 à 284), je remarque que les parties n'ont pas produit d'éléments de preuve clairs sur les conséquences financières découlant d'une ordonnance déclaratoire en faveur de la demanderesse. La seule preuve qui a été produite concernait, advenant le cas où la demanderesse aurait gain de cause, le dépôt possible de plusieurs réclamations de prestation de survivant au décès du cotisant. À mon avis, faire droit à la demande de Mme Hodge n'aurait pas pour effet d'ouvrir la voie aux réclamations multiples davantage que ne le permet déjà l'état actuel du droit en ce qui concerne les conjoints mariés.
[53]Je suis donc d'avis que le ministre ne s'est pas déchargé du fardeau qui lui incombait à l'étape de l'analyse fondée sur l'atteinte minimale, celui-ci n'ayant pu démontrer qu'il a été porté atteinte de façon raisonnable au droit à l'égalité de la demanderesse.
Proportionnalité globale
[54]Le législateur a choisi de mettre en oeuvre ses objectifs urgents et réels en restreignant l'accès des conjoints de fait séparés à ces mêmes objectifs publics. Lorsque, comme c'est le cas en l'espèce, des conjoints de fait séparés se voient refuser des prestations, l'effet de la discrimination n'est pas proportionnel aux objectifs. Comme le ministre n'a pu justifier l'atteinte à l'article 15, la demanderesse a droit à une réparation.
CONCLUSIONS
[55]La définition de «conjoint» établie aux fins de la pension de survivant sous le régime du RPC est discriminatoire et ne peut se justifier par l'article premier de la Charte, étant donné qu'elle ne constitue pas une atteinte minimale aux droits de la demanderesse consacrés par l'article 15 et qu'elle n'est pas proportionnelle aux effets bénéfiques conférés.
[56]Par conséquent, je me prononcerais en faveur de l'inopérabilité de la définition de «conjoint», dans la mesure où elle est attentatoire aux droits fondés sur l'article 15 des conjoints de fait qui ont cessé de vivre avec le cotisant au moment du décès de celui-ci. Cependant, la Cour dispose d'un certain nombre de choix quant à l'octroi d'une réparation appropriée en vue de remédier à un aspect inconstitutionnel d'un régime de prestations prévu par la loi. Comme je l'ai indiqué précédemment, on pourrait corriger de plusieurs manières le problème d'ordre constitutionnel que j'ai soulevé au sous-alinéa a)(ii) de la définition de «conjoint». Compte tenu des options politiques interreliées et des difficultés inhérentes à la création et à l'administration d'un régime complexe de sécurité sociale, ainsi que du besoin de consulter les provinces préalablement à la modification du RPC, il appartient au législateur, et non à la Cour, de choisir le meilleur moyen de remplir ses obligations constitutionnelles et d'élaborer les dispositions légales qui s'imposent.
[57]Si la Cour prononçait simplement l'invalidité de la disposition contestée du sous-alinéa a)(ii) de la définition de «conjoint», elle se trouverait du même coup à modifier la loi de manière à prévoir pour les conjoints non mariés un traitement identique à celui des conjoints mariés, en ce sens qu'aux fins de la prestation de survivant, l'union de fait ne prend fin que lorsque le cotisant établit l'existence d'une autre relation conjugale admissible. Cela équivaudrait à l'usurpation des fonctions du législateur. Comme la Cour d'appel de l'Ontario l'a déclaré récemment dans l'arrêt Falkiner v. Ontario (Ministry of Community and Social Services, Income Maintenance Branch), [2002] O.J. no 1771 (C.A.) (QL), au paragraphe 116, il appartient au législateur de concevoir le régime, et il revient à la Cour de se prononcer sur sa constitutionnalité.
[58]J'estime qu'il s'agit ici d'un cas où il est opportun de suspendre l'effet de la déclaration d'inopérabilité du sous-alinéa a)(ii) de la définition de «conjoint» pendant une période de 12 mois afin que le législateur puisse, en consultation avec les provinces, décider du meilleur moyen de remédier au vice constitutionnel entachant la définition de «conjoint».
[59]Toutefois, à elle seule, cette réparation ne serait d'aucune utilité à Mme Hodge et viderait décidément sa victoire de tout son sens. À mon avis, il s'agit en l'espèce d'un cas approprié pour s'assurer que la partie à l'instance profite du fait d'avoir intenté des procédures qui se sont avérées fructueuses au regard de la constitutionnalité de l'aspect contesté de l'exigence de cohabitation. L'attribution des dépens ne refléterait pas de façon adéquate la victoire remportée par Mme Hodge.
[60]L'octroi d'une réparation au bénéfice d'une partie ayant obtenu gain de cause que ne pourront invoquer, pendant la suspension du jugement déclaratoire, d'autres personnes vivant une situation semblable peut donner lieu à des inégalités: Miron c. Trudel, précité, au paragraphe 179, le juge McLachlin (aujourd'hui juge en chef) étant dissidente. Cependant, à la lumière des faits en l'espèce, j'estime que le degré d'arbitraire qui accompagne inévitablement l'octroi de la réparation que j'envisage constitue une conséquence moins indésirable que le refus d'accorder à Mme Hodge quelque réparation que ce soit, ou que la mise en oeuvre d'un des autres choix de réparation qui s'offrent à la Cour. Qui plus est, on pourrait pallier, au moyen d'une mesure administrative ou d'une modification législative, toute anomalie qui surviendrait au cours de la période de validité temporaire et qui découlerait de l'octroi d'une réparation à Mme Hodge.
[61]En conséquence, j'émettrais une ordonnance déclaratoire portant que le sous-alinéa a)(ii) de la définition de «conjoint» est inopérant dans la mesure où, en privant Mme Hodge de la prestation de survivant à laquelle elle aurait eu droit si elle avait épousé M. Bickell, il viole le droit que lui consacre l'article 15 de la Charte de ne pas être l'objet de discrimination fondée sur l'état matrimonial.
[62]Cette conclusion est étayée par le fait qu'on reconnaît généralement une portée large et un caractère souple au pouvoir réparateur que confère aux tribunaux le paragraphe 24(1) de la Charte: Peter W. Hogg, Constitutional Law of Canada, édition à feuilles mobiles (Toronto: Carswell, 1992), aux pages 37-28 à 37-28.2. Plus particulièrement, lorsqu'il est question de la suspension des mesures de réparation, comme la déclaration d'invalidité en faveur de laquelle je me prononcerais en l'espèce, Kent Roach fait observer ce qui suit à la page 14-101 de son ouvrage Constitutional Remedies in Canada, édition à feuilles mobiles (Aurora, Ont.: Canada Law Book, 1994):
[traduction]
La règle générale qu'a élaborée la Cour suprême veut que les parties ayant obtenu gain de cause soient exemptées de la période de délai.
Ainsi, le juge en chef Lamer avait déclaré dans le Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l'Île-du-Prince-Édouard; Renvoi relatif à l'indépendance et à l'impartialité des juges de la Cour provinciale de l'Île-du-Prince-Édouard, [1998] 1 R.C.S. 3, au paragraphe 20:
Dans les rares cas où notre Cour a rendu une décision applicable pour l'avenir, elle a toujours permis à la partie qui a porté l'affaire devant le tribunal de profiter de la conclusion d'inconstitutionnalité [. . .]
[63]Pour ces motifs, j'accueillerais la demande de contrôle judiciaire avec dépens, j'annulerais la décision de la Commission d'appel des pensions, je rétablirais la décision du tribunal de révision d'accueillir l'appel du ministre et je rendrais une ordonnance déclaratoire portant que:
a) la définition de «conjoint» prévue au sous-alinéa a)(ii) de la définition de «conjoint» au paragraphe 2(1) du Régime de pensions du Canada est inopérante dans la mesure où, en privant la demanderesse de la prestation de survivant à laquelle elle aurait eu droit si elle avait épousé le cotisant, elle viole le droit que lui consacre l'article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés de ne pas être l'objet de discrimination fondée sur l'état matrimonial;
b) la définition de «conjoint» prévue au sous-alinéa a)(ii) de la définition de «conjoint» au paragraphe 2(1) du Régime de pensions du Canada est invalide et inopérante en raison de l'article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés dans la mesure où elle exige, comme condition d'admissibilité à la prestation de survivant, que le conjoint non marié ait cohabité avec le cotisant au moment du décès de celui-ci;
c) la déclaration contenue au paragraphe b) entrera en vigueur à compter du douzième mois de la date de la présente ordonnance et, d'ici là, le sous-alinéa a)(ii) de la définition de «conjoint» sera temporairement valide.
Le juge Linden, J.C.A.: Je souscris aux présents motifs.
Le juge Evans, J.C.A.: Je souscris aux présents motifs.