Référence : |
Khadr c. Canada (Premier ministre), 2010 CF 715, [2010] 4 R.C.F. 36 |
T-230-10 T-231-10 |
2010 CF 715
T‑230‑10
Omar Ahmed Khadr (demandeur)
c.
Le premier ministre du Canada, le ministre des Affaires étrangères et le ministre de la Justice (défendeurs)
T-231-10
Omar Ahmed Khadr (demandeur)
c.
Le premier ministre du Canada et le ministre des Affaires étrangères (défendeurs)
Répertorié : Khadr c. Canada (Premier ministre)
Cour fédérale, juge Zinn—Edmonton, 8 juin; Ottawa, 5 juillet 2010.
Droit administratif — Contrôle judiciaire — Contrôle judiciaire relatif à des déclarations publiques faites par des représentants du gouvernement peu après la publication de la décision de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Premier ministre) c. Khadr selon lesquelles le pouvoir exécutif persistait dans son refus de ne pas demander le rapatriement du demandeur de la baie de Guantánamo — Il s’agissait de savoir si ces déclarations constituaient une « décision » susceptible de contrôle judiciaire — Les déclarations indiquaient clairement que le pouvoir exécutif n’opterait pas pour le rapatriement du demandeur — Elles énonçaient donc une nouvelle décision prise après la décision rendue par la Cour suprême — La décision du pouvoir exécutif de demander aux É.‑U. de ne pas utiliser les renseignements fournis par le Canada contre le demandeur influait sur les droits du demandeur garantis par la Charte et elle était donc justiciable.
Il s’agissait de demandes de contrôle judiciaire relatives à la réponse donnée par le gouvernement du Canada au jugement déclaratoire rendu par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Premier ministre) c. Khadr (Khadr II) le 29 janvier 2010. Dans cet arrêt, la Cour suprême a statué que le Canada avait violé les droits garantis au demandeur par l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, et a prononcé un jugement déclaratoire pour établir un cadre juridique dans lequel le Canada devait prendre des mesures pour remédier à cette violation. Le 3 février 2010, le directeur adjoint des communications pour le Premier ministre du Canada et le ministre des Affaires étrangères ont déclaré que le pouvoir exécutif persistait dans son refus de ne pas demander aux États‑Unis de renvoyer le demandeur de la baie de Guantánamo. Il s’agissait de la décision faisant l’objet du contrôle judiciaire dans le dossier de la Cour T-231-10 (la Décision I). Le 16 février 2010, le Canada a envoyé une note diplomatique au gouvernement des États‑Unis dans laquelle il lui demandait de n’utiliser aucun des renseignements fournis par le Canada dans sa poursuite contre le demandeur. Il s’agissait de la décision faisant l’objet du contrôle judiciaire dans le dossier de la Cour T‑230‑10 (la Décision II).
Le demandeur est un citoyen canadien qui a passé la majorité de sa vie à l’étranger. En juillet 2002, lorsque le demandeur était un mineur en Afghanistan, il a été accusé d’avoir tué un soldat américain dans le cadre d’un échange de coups de feu. Le demandeur a été fait prisonnier par les États‑Unis et il a par la suite été transféré à la baie de Guantánamo. En 2003 et en 2004, des représentants canadiens se sont rendus à la baie de Guantánamo pour interroger le demandeur. Les représentants canadiens, qui ont par la suite appris que le demandeur avait été maltraité par les autorités américaines, ont fourni les renseignements qu’ils avaient obtenus aux États‑Unis. En novembre 2005, le demandeur a officiellement été accusé de certaines infractions. Il cherche à revenir au Canada depuis plus de cinq ans.
Dans l’arrêt Khadr II, les actes de ces représentants canadiens ont été vertement critiqués par la Cour suprême, qui a conclu que leur conduite allait à l’encontre des principes de justice fondamentale. Après le prononcé des déclarations publiques en cause en l’espèce mais avant l’envoi de la note diplomatique du Canada, l’avocat du demandeur a écrit à son homologue du gouvernement canadien soutenant que le demandeur avait droit à ce que l’exécutif respecte les droits du demandeur à l’équité procédurale et à la justice naturelle. Le demandeur n’avait pas connaissance des gestes que le Canada allait poser ou de la possibilité pour l’exécutif de présenter des observations à ce sujet, avant que le Canada n’envoie la note diplomatique aux États‑Unis.
Les questions en litige étaient celles de savoir si la Décision I constituait une « décision » susceptible de contrôle judiciaire; si la Décision II était susceptible de contrôle judiciaire; si le demandeur avait droit à l’équité procédurale et à la justice naturelle relativement à la réponse du Canada au jugement déclaratoire prononcé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Khadr II; dans l’éventualité où le demandeur avait droit à l’équité procédurale et à la justice naturelle, s’il en a bénéficié et si le demandeur n’a pas bénéficié de l’équité procédurale et de la justice naturelle relativement à la réponse du Canada au jugement déclaratoire prononcé par la Cour suprême du Canada, quelle ordonnance, le cas échéant, la Cour devait rendre en conséquence.
Jugement : les demandes doivent être accueillies.
Les déclarations faites aux médias par les représentants du gouvernement dans la décision I énoncent une nouvelle décision prise après le jugement déclaratoire rendu par la Cour suprême dans l’arrêt Khadr II. Elles indiquent clairement que le pouvoir exécutif n’opterait pas pour le rapatriement du demandeur. Conclure que ces déclarations ne traduisaient pas une nouvelle décision dans les circonstances mènerait à une conclusion que le directeur adjoint des communications du Premier ministre et le ministre des Affaires étrangères ont fait des déclarations sans y être autorisés par une décision du pouvoir exécutif. Or, aucune preuve n’étayait cette conclusion.
La doctrine de l’autorité de la chose jugée ne s’appliquait pas à la Décision II. Le demandeur cherchait à faire annuler cette décision parce qu’il n’avait pas bénéficié de l’équité procédurale lorsque le Canada a répondu au jugement déclaratoire rendu par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Khadr II. Aucun des tribunaux n’avait été saisi de cette question dans l’arrêt Khadr II, et aucun n’aurait pu l’être. En outre, l’article 7 de la Charte est entré en jeu compte tenu du processus entrepris par le Canada pour se conformer au jugement déclaratoire de la Cour suprême prononcé dans l’arrêt Khadr II. S’il a été conclu que le gouvernement a violé les droits garantis à une personne par la Charte et que cette violation perdure, la Charte demeure applicable jusqu’à ce que le gouvernement ait pris des mesures pour corriger la violation, ou qu’il ait convaincu un tribunal compétent qu’il est impossible de corriger la violation et qu’il a pris toutes les mesures raisonnablement possibles pour remédier à la violation. Le Canada n’a pris qu’une seule mesure concrète pour répondre au jugement déclaratoire portant qu’il avait violé les droits du demandeur, soit l’envoi d’une note diplomatique aux États‑Unis. Il a reçu une réponse à cette note, et n’a rien fait d’autre depuis. Le Canada, par les mesures qu’il a prises à ce jour, n’a pas corrigé la violation. Il y avait d’autres mesures correctives.
Le demandeur avait droit à l’équité procédurale et à la justice naturelle relativement à la réponse du Canada au jugement déclaratoire prononcé par la Cour suprême du Canada. Les droits du demandeur garantis à l’article 7 étaient en jeu. Que la réparation choisie par le pouvoir exécutif ait corrigé ou non la violation, la décision a certainement touché les droits du demandeur prévus à la Charte, et était donc justiciable. De plus, le demandeur s’attendait légitimement, étant donné le jugement déclaratoire de la Cour suprême, à ce que le Canada prenne une mesure de réparation ayant pour effet de remédier à la violation, et que si une telle mesure de réparation s’avérait impossible, il opterait pour une réparation ayant pour but de pallier la violation. Cette attente repose sur l’article 24 de la Charte, ainsi que sur les termes employés par la Cour suprême dans l’arrêt Khadr II selon lesquels son jugement déclaratoire fournissait à l’exécutif « le cadre juridique en vertu duquel il devra exercer ses fonctions et examiner les mesures qu’il conviendra de prendre à l’égard de M. Khadr, en conformité avec la Charte ». Le choix de ne rien faire n’était pas juridiquement valable pour le Canada. Le demandeur avait droit à l’équité procédurale et à la justice naturelle de la part du pouvoir exécutif quand celui-ci a décidé de la réparation qu’il lui fournirait en application de la Charte. Lorsque le Canada a pris la décision de ne pas réclamer son rapatriement, mais plutôt d’élaborer une réparation différente, alors le demandeur avait droit à ce que l’équité procédurale et la justice naturelle lui soient accordées.
Même si le degré d’équité auquel il avait droit en l’espèce se situait au bas de l’échelle, le demandeur n’a pas bénéficié de l’équité. La justice la plus élémentaire exige qu’une personne concernée par une décision soit avisée de celle-ci. Ce principe de base s’applique d’autant plus lorsque la décision prise touche directement une personne, et que la décision vise à corriger ou à pallier une violation antérieure des droits de cette personne garantis par la Charte. Lorsque la Cour suprême a donné au pouvoir exécutif la possibilité de concevoir une réparation, le pouvoir exécutif avait l’obligation d’informer le demandeur de sa décision de ne pas réclamer son rapatriement comme ce dernier le lui avait demandé, de la réparation qu’il envisageait, et de la mesure qu’il allait prendre. Il avait aussi l’obligation de donner au demandeur la possibilité de présenter des observations écrites au sujet des mesures de réparation qui seraient appropriées avant d’imposer sa prétendue mesure de réparation.
Bien que la violation initiale ne puisse pas être corrigée, il était toutefois possible de remédier au caractère continu de cette violation. Deux mesures de réparation possibles, dans l’hypothèse où les États‑Unis les acceptaient, visaient notamment à demander aux États‑Unis de libérer le demandeur et de le renvoyer au Canada ou de demander aux États‑Unis de ne pas utiliser les informations fournies par le Canada, de sorte que, si sa détention se poursuivait, celle‑ci ne serait pas directement attribuable aux gestes posés par le Canada. Il ressortait clairement du dossier de la Cour que la violation n’avait pas été corrigée. Les États‑Unis n’avaient pas fait droit à la demande du Canada de ne pas utiliser les renseignements que celui-ci lui avait divulgués à l’encontre des intérêts du demandeur et après la réponse du gouvernement des États‑Unis à la demande du Canada, les États‑Unis ont utilisé les renseignements dans le cadre du procès du demandeur. La Charte et la primauté du droit exigent que les violations, par le gouvernement, des droits que garantit la Charte fassent l’objet d’une réparation. Même si la mesure de réparation n’était pas complètement du ressort du Canada parce que les États‑Unis devaient y consentir, la partie à l’origine de la violation a tout de même l’obligation d’essayer de corriger la violation. C’est seulement lorsqu’il est impossible d’apporter un correctif qu’une mesure de réparation visant à pallier la violation est justifiée, et qu’il faut essayer de prendre cette mesure.
S’il n’y avait qu’une seule mesure de réparation susceptible de corriger la violation des droits d’une personne garantis par la Charte, alors la Cour doit ordonner la prise d’une telle mesure de réparation, même si cette dernière relève de l’exercice de la prérogative royale. Il incombe à l’exécutif, après avoir accordé au demandeur la possibilité de se faire entendre, de décider lesquelles des mesures de réparation possibles il retiendra. L’exécutif doit continuer ce processus, jusqu’à ce que le demandeur bénéficie d’une mesure de réparation efficace qui défend ses droits. Si, après un tel processus, il ne reste qu’une seule mesure de réparation susceptible de corriger la violation, le Canada doit aller de l’avant avec celle-ci; elle est la seule et unique mesure de réparation « convenable et juste ».
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Act of Settlement, 1700 (R.-U.), 12 & 13 Will. III, ch. 2.
An Act declaring the Rights and Liberties of the Subject and Settling the Succession of the Crown, 1688 (R.-U.), 1 Will. & Mary, Sess. 2, ch. 2 (Bill of Rights).
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 7, 24.
Magna Carta (1215).
Military Commissions Act of 2006, Pub. L. 109-366, 120 Stat. 2600.
Military Commissions Act of 2009, Pub. L. 111-84, 123 Stat. 2574.
TRAITÉS ET AUTRES INSTRUMENTS CITÉS
Convention de Genève relative au traitement des prisonniers de guerre, 12 août 1949, qui constitue l’annexe III de la Loi sur les conventions de Genève, L.R.C. (1985), ch. G-3.
Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 4 novembre 1950, 213 R.T.N.U. 221.
JURISPRUDENCE CITÉE
décisions appliquées :
Canada (Premier ministre) c. Khadr, 2010 CSC 3, [2010] 1 R.C.S. 44, infirmant en partie sub nom. Khadr c. Canada (Premier ministre), 2009 CAF 246, [2010] 1 R.C.F. 73, confirmant 2009 CF 405, [2010] 1 R.C.F. 34; Black v. Canada (Prime Minister) (2001), 54 O.R. (3d) 215, 199 D.L.R. (4th) 228, 147 O.A.C. 141 (C.A.); Council of Civil Service Unions v. Minister for the Civil Service, [1985] 1 A.C. 374 (H.L.); R. c. 974649 Ontario Inc., 2001 CSC 81, [2001] 3 R.C.S. 575; Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817.
décisions différenciées :
1099065 Ontario Inc. (f.a.s. Outer Space Sports) c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CAF 47; Doucet-Boudreau c. Nouvelle-Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62, [2003] 3 R.C.S. 3; Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of Canada et autre, [1980] 2 R.C.S. 735; Mahe c. Alberta, [1990] 1 R.C.S. 342; Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624.
décisions examinées :
Hamdi v. Rumsfeld, 542 U.S. 507 (2004); Khadr c. Canada (Ministre des Affaires étrangères), 2005 CF 135; Khadr c. Canada, 2005 CF 1076, [2006] 2 R.C.F. 505; Abbasi & Anor., R (on the application of) v. Secretary of State for Foreign & Commonwealth Affairs & Secretary of State for the Home Department, [2002] EWCA Civ 1598.
décisions citées :
Canada (Justice) c. Khadr, 2008 CSC 28, [2008] 2 R.C.S. 125; Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44, [2001] 2 R.C.S. 460; Angle c. M.R.N., [1975] 2 R.C.S. 248.
DOCTRINE CITÉE
DEMANDES de contrôle judiciaire relatives à la réponse donnée par le gouvernement du Canada à la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Premier ministre) c. Khadr portant que le Canada avait violé les droits garantis au demandeur par l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés. Demandes accueillies.
ONT COMPARU
Nathan J. Whitling et Dennis Edney pour le demandeur.
Doreen C. Mueller pour les défendeurs.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Parlee McLaws LLP, Edmonton, pour le demandeur.
Le sous-procureur général du Canada pour les défendeurs.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par
[1] Le juge Zinn : Les présentes demandes visent essentiellement à savoir si M. Khadr avait droit à l’équité procédurale de la part du pouvoir exécutif lorsque celui-ci a pris sa décision concernant la manière dont le Canada allait répondre au jugement déclaratoire rendu par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Premier Ministre) c. Khadr, 2010 CSC 3, [2010] 1 R.C.S. 44 (Khadr II). Dans cet arrêt, la Cour a statué que le Canada avait violé les droits garantis à M. Khadr par l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] (la Charte), et a prononcé un jugement déclaratoire pour établir un cadre juridique dans lequel le Canada doit prendre des mesures pour remédier à cette violation. Pour les motifs qui suivent, compte tenu des circonstances exceptionnelles de la présente affaire, je conclus qu’Omar Khadr avait droit à l’équité procédurale de la part du pouvoir exécutif lorsque celui-ci a pris sa décision relativement à la mesure de réparation appropriée en l’espèce. Je conclus aussi que le pouvoir exécutif n’a pas accordé à M. Khadr le degré d’équité procédurale requis lorsqu’il a pris sa décision. Tant le degré d’équité procédurale auquel il avait droit que la mesure de réparation à prendre pour ne pas le lui avoir accordé sont des questions en litiges exceptionnelles et difficiles à trancher.
Contexte
[2] Les faits entourant la situation de M. Khadr, les croyances et les actes de celui-ci, la manière dont il a été traité par les États‑Unis d’Amérique (É.‑U.) alors qu’il était en détention en Afghanistan et à la baie de Guantánamo, à Cuba, la validité des accusations qui pèsent contre lui ainsi que la légitimité et l’équité du processus dont il fait présentement l’objet ne sont pas en litige en l’espèce. Les faits pertinents pour les présentes demandes sont peu nombreux, moins controversés et ne sont pas contestés.
[3] Omar Khadr est né à Toronto en 1986. Il est citoyen canadien. Il a passé la majorité de sa vie à l’extérieur du Canada, soit au Pakistan, en Afghanistan et, plus récemment, à la baie de Guantánamo, à Cuba.
[4] En juillet 2002, un échange de coups de feu a eu lieu à Khost, en Afghanistan, entre des soldats américains et des individus qui, aux dires des É.‑U., sont des terroristes. Au cours de cet échange, un soldat américain a été tué par une grenade, et les É.‑U. allèguent que celle-ci a été lancée par M. Khadr, qui avait alors 15 ans.
[5] M. Khadr a été grièvement blessé lors de cette bataille. Il a été fait prisonnier par les États‑Unis, et ce sont les soldats américains qui l’ont soigné. Il a passé quelque temps à la base aérienne de Bagram en Afghanistan, avant d’être transféré à la baie de Guantánamo le 28 octobre 2002. Il s’y trouve encore.
[6] Le président George W. Bush a établi, par décret militaire présidentiel, le camp de détention de la baie de Guantánamo pour la détention et la poursuite de citoyens non américains soupçonnés d’appartenir à Al-Qaïda ou de se livrer par ailleurs au terrorisme international. Le pouvoir de traduire en justice ces individus a été conféré à des commissions militaires. Les individus faisant l’objet de ces décrets, dont M. Khadr, y étaient décrits comme des combattants ennemis.
[7] En février et en septembre 2003, des représentants du Service canadien de renseignements et de sécurité (SCRS) et de la Direction du renseignement extérieur du ministère des Affaires étrangères et du Commerce international (MAECI) se sont rendus à la baie de Guantánamo pour interroger M. Khadr. Les représentants ont fourni les renseignements qu’ils ont obtenus aux États‑Unis. M. Khadr a été interrogé une fois de plus en mars 2004 par un représentant du MAECI qui savait, avant que l’entrevue n’ait lieu, que M. Khadr avait été assujetti à une technique de privation de sommeil par les autorités américaines. Cette technique, ainsi que l’objectif de celle-ci, ont été décrits dans un rapport[1] :
[traduction] Pour le rendre plus docile et disposé à parler, [blanc] a soumis Umar au « programme grand voyageur ». [P]endant les trois semaines précédant [la] visite, on n’a pas laissé Umar plus de trois heures au même endroit. Toutes les trois heures, il est déplacé à un autre bloc cellulaire, ce qui le prive d’un sommeil ininterrompu et le fait changer constamment de voisins. Il sera bientôt mis en isolement pour une période pouvant atteindre trois semaines et, ensuite, il sera réinterrogé.
[8] Les actes de ces représentants canadiens ont été vertement critiqués par la Cour suprême du Canada, qui a conclu que leur conduite allait à l’encontre des principes de justice fondamentale (Khadr II, au paragraphe 25) :
Ces faits établissent la participation du Canada à une conduite étatique violant les principes de justice fondamentale. Le fait d’avoir interrogé un adolescent, pour lui soutirer des déclarations relatives aux accusations criminelles les plus sérieuses qui soient, alors qu’il était détenu dans ces conditions et qu’il ne pouvait pas consulter un avocat et même si l’on savait que les fruits des interrogatoires seraient communiqués aux procureurs américains, contrevient aux normes canadiennes les plus élémentaires quant aux traitements à accorder aux suspects adolescents .
[9] Le 15 mars 2004, M. Khadr a intenté une action contre la Couronne relativement aux gestes posés par le Canada alors qu’il était à la baie de Guantánamo (dossier de la Cour T‑536‑04). Dans cette demande, il sollicite un jugement déclaratoire portant que ses droits garantis par la Charte ont été violés, des dommages-intérêts, ainsi qu’une injonction interdisant tout autre interrogatoire par des représentants du gouvernement canadien. Cette demande est toujours pendante.
[10] En juin 2004, la Cour suprême des États‑Unis[2] a reconnu le pouvoir du gouvernement américain de détenir des combattants ennemis, mais a statué que les détenus ayant la citoyenneté américaine doivent avoir la capacité de contester leur détention devant un juge impartial. Les conclusions de la Cour se limitaient aux citoyens américains; cependant, quatre des juges, en se fondant sur la Convention de Genève [Convention de genève relative au traitement des prisonniers de guerre, 12 août 1949, qui constitue l’annexe III de la Loi sur les conventions de Genève, L.R.C. (1985), ch. G-3], ont statué que tout présumé combattant ennemi doit bénéficier de l’habeas corpus. En réponse, le département de la Défense des États‑Unis a institué un tribunal d’examen du statut de combattant (Combatant Status Review Tribunals) pour tous les individus détenus à la baie de Guantánamo, à Cuba.
[11] Le 31 août 2004, après que M. Khadr eut été interrogé par les représentants canadiens, une note de résumé de la preuve a été rédigée pour son audience devant le tribunal d’examen du statut de combattant. Selon le résumé, Omar Khadr avait admis avoir lancé une grenade ayant tué un soldat américain, a participé à un camp d’entrainement d’Al-Qaïda à Kaboul, et a œuvré comme traducteur pour Al-Qaïda afin de coordonner des missions d’installation de mines antipersonnel. De plus, il a été accusé d’avoir aidé à installer des mines antipersonnel entre Khost et Ghardez, ainsi que d’avoir visité un aéroport situé près de Khost dans le but de recueillir des renseignements au sujet des déplacements des convois des États‑Unis[3]. La Cour suprême a conclu que « [l]e dossier indique que les interrogatoires menés par le SCRS et le MAECI ont fourni des éléments de preuve importants au sujet des accusations dont M. Khadr fait l’objet » : Khadr II, paragraphe 20 (non souligné dans l’original). Le tribunal d’examen du statut de combattant s’est penché sur le statut de M. Khadr et a conclu que celui-ci était un combattant ennemi. Étant donné cette décision, la détention continue de M. Khadr par les autorités américaines était légale, selon le droit américain.
[12] Le 8 février 2005, à la suite de l’examen de son statut, M. Khadr a introduit une requête à la Cour (dossier de la Cour T‑536‑04) dans laquelle il sollicite une injonction interlocutoire interdisant tout autre interrogatoire par les représentants canadiens. Le juge von Finckenstein a accordé cette injonction le 8 août 2005 : Khadr c. Canada, 2005 CF 1076, [2006] 2 R.C.F. 505.
[13] Le 7 novembre 2005, M. Khadr a été officiellement accusé de certaines infractions. Compte tenu d’irrégularités dans le processus et la procédure adoptée par le gouvernement américain, les accusations à l’endroit de M. Khadr ont dû être présentées de nouveau, et ce, à au moins deux reprises. Il est toujours accusé de cinq infractions prévues à la Military Commissions Act of 2006, Pub. L. 109-366, 120 Stat. 2600 et au Manual for Military Commissions [États-Unis. Department of Defense, en ligne : <http://www.defense.gov/news/commissionsmanual.html>] : 1) meurtre en contravention du droit de la guerre, 2) tentative de meurtre en contravention du droit de la guerre, 3) complot, 4) appui substantiel au terrorisme, et 5) espionnage. Son procès sur ces accusations doit débuter à la baie de Guatánamo, le 10 août 2010.
[14] M. Khadr cherche à revenir au Canada par toutes sortes de moyens depuis plus de cinq ans. Une demande a été présentée par ses avocats le 28 juillet 2008 directement au Canada, et l’absence de réponse du pays a conduit à la présentation d’une demande de contrôle judiciaire devant la Cour (dossier de la Cour T-1228-08).
[15] Le 23 avril 2009, le juge O’Reilly a accueilli la demande de contrôle judiciaire portant sur la « décision courante et la politique » du gouvernement du Canada de refuser de réclamer son rapatriement : Khadr c. Canada (Premier Ministre), 2009 CF 405, [2010] 1 R.C.F. 34. Il a conclu que le Canada avait violé les droits garantis à M. Khadr par l’article 7 de la Charte, qui prévoit que :
7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale. |
Vie, liberté et sécurité |
[16] Le juge O’Reilly a ordonné au Canada de donner réparation à M. Khadr pour cette infraction à la Charte en demandant aux États‑Unis de « renvoyer M. Khadr au Canada aussi tôt que possible ».
[17] Une majorité des juges de la Cour d’appel fédérale a rejeté un appel interjeté par la Couronne : Khadr c. Canada (Premier ministre), 2009 CAF 246, [2010] 1 R.C.F. 73. La Cour d’appel fédérale a déclaré [au paragraphe 1] ce qui suit : « L’élément fondamental de l’appel de la Couronne est qu’elle devrait avoir le pouvoir discrétionnaire absolu de décider de l’opportunité de réclamer le rapatriement d’un citoyen canadien détenu à l’étranger et du moment où elle devrait le faire. Elle ajoute que cette question relève de sa compétence exclusive en matière d’affaires étrangères. » À ce sujet, la Cour d’appel fédérale a statué que la Cour suprême avait déjà conclu dans son arrêt antérieur Canada (Justice) c. Khadr, 2008 CSC 28, [2008] 2 R.C.S. 125 (Khadr I), que la Charte était applicable dans la situation d’Omar Khadr.
[18] La Cour d’appel fédérale a statué qu’il n’y avait aucun fondement factuel à l’observation présentée par le Canada portant qu’une ordonnance réclamant le rapatriement constituait une « ingérence grave dans la compétence de la Couronne en ce qui concerne la conduite des affaires extérieures du Canada » [au paragraphe 59] et que « [l]e juge O’Reilly n’a pas commis d’erreur de droit ou de fait en concluant que, vu les circonstances particulières de la présente affaire, le refus de la Couronne de réclamer le rapatriement de M. Khadr portait atteinte aux droits garantis à ce dernier par l’article 7 de la Charte » [au paragraphe 60].
[19] Dans l’arrêt Khadr II, la Cour suprême a confirmé la conclusion que les droits garantis à M. Khadr par l’article 7 de la Charte avaient été violés, mais a modifié la réparation qui avait été ordonnée. Pour remplacer la réparation ordonnée par le juge O’Reilly et maintenue par la Cour d’appel fédérale, la Cour suprême a déclaré ce qui suit, au sujet de la violation de la Charte [au paragraphe 48] :
[. . .] compte tenu de la conduite de responsables canadiens lors d’interrogatoires menés en 2003 et 2004, telle qu’elle est établie par la preuve, le Canada a activement participé à un processus contraire aux obligations internationales qui lui incombent en matière de droits de la personne et a contribué à la détention continue de M. Khadr, de telle sorte qu’il a porté atteinte aux droits à la liberté et à la sécurité de sa personne que lui garantit l’art. 7 de la Charte et ce, de manière incompatible avec les principes de justice fondamentale.
[20] La Cour suprême [au paragraphe 30] a conclu que « la violation des droits garantis à M. Khadr par l’art. 7 de la Charte est toujours en cours et que la réparation sollicitée [demander aux États‑Unis de renvoyer M. Khadr au Canada] pourrait défendre ces droits » (non souligné dans l’original). Cependant, la Cour a statué que le rapatriement réclamé par M. Khadr en guise de réparation et ordonné par les tribunaux inférieurs n’était pas « convenable et juste eu égard aux circonstances » [au paragraphe 29].
[21] La Cour suprême a donné trois motifs pour lesquels l’ordonnance réclamant le rapatriement n’était pas convenable et juste eu égard aux circonstances. Premièrement [au paragraphe 39], en ordonnant au Canada de demander le rapatriement de M. Khadr, les tribunaux inférieurs ont accordé « un poids insuffisant à la responsabilité constitutionnelle de l’exécutif de prendre des décisions concernant les affaires étrangères ». Deuxièmement, elle estimait qu’on ne savait pas si les États‑Unis accepteraient une demande visant à ce que M. Khadr soit rapatrié au Canada. Troisièmement [au paragraphe 44], elle s’estimait préoccupée par le fait qu’elle n’avait pas un dossier complet grâce auquel elle pourrait obtenir un portrait global « de l’ensemble des considérations auxquelles le gouvernement fait actuellement face pour juger de la demande de M. Khadr ».
[22] Il est possible d’inférer de ce jugement que si l’on avait répondu à ces trois préoccupations, la Cour suprême aurait conclu que le rapatriement était une réparation convenable et juste, et aurait confirmé l’ordonnance rendue par les tribunaux des instances inférieures.
[23] À mon avis, le deuxième des motifs exposés
ci-dessus, soit l’incertitude de la réponse américaine, était le fondement sur lequel la Cour mentionnait que demander le rapatriement « pourrait défendre » les droits de M. Khadr (non souligné dans l’original) [au paragraphe 30]. Cette réparation serait efficace seulement si les É.‑U. faisaient droit à la demande et renvoyaient M. Khadr au Canada. S’il était libéré, il ne serait alors plus détenu par les États‑Unis; or, la Cour avait conclu que sa détention était la conséquence de la violation par le Canada de ses droits garantis par la Charte, et que c’est à la détention que la Charte oblige le Canada à remédier.
[24] La Cour a mentionné au paragraphe 30 de l’arrêt Khadr II qu’« [u]ne réparation convenable et juste est “celle qui permet de défendre utilement les droits et libertés du demandeur” : Doucet-Boudreau c. Nouvelle-Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62, [2003] 3 R.C.S. 3, paragraphe 55 ». Pour les trois motifs énoncés précédemment, la Cour était d’avis qu’elle n’était pas en mesure de concevoir une réparation efficace, et en a donc laissé la conception au Canada. La Cour suprême a statué ce qui suit (au paragraphe 47) :
La solution à la fois prudente pour l’instant et respectueuse des responsabilités de l’exécutif et des tribunaux consiste à ce que la Cour fasse droit en partie à la demande de contrôle judiciaire présentée par M. Khadr et prononce un jugement déclaratoire en sa faveur informant le gouvernement de son opinion sur le dossier dont elle est saisie, opinion qui fournira, pour sa part, à l’exécutif, le cadre juridique en vertu duquel il devra exercer ses fonctions et examiner les mesures qu’il conviendra de prendre à l’égard de M. Khadr, en conformité avec la Charte. [Non souligné dans l’original.]
[25] Le 3 février 2010, peu après la publication de l’arrêt Khadr II, le directeur adjoint des communications pour le premier ministre du Canada et le ministre des Affaires étrangères ont tous les deux fourni des déclarations aux médias relativement à la position du gouvernement du Canada, à la lumière de la décision dans l’arrêt Khadr II. Tous deux ont déclaré que le gouvernement examinait la décision de la Cour suprême, mais ont dit sans équivoque que le gouvernement n’avait pas changé d’avis; il ne demanderait pas le rapatriement de M. Khadr.
[26] Ces déclarations publiques, selon lesquelles l’exécutif persistait dans son refus de ne pas demander aux États‑Unis de renvoyer Omar Khadr de la baie de Guantánamo (Cuba), constituent la décision faisant l’objet du contrôle judiciaire dans le dossier de la Cour T-231-10.
[27] Le 16 février 2010, en réponse à la décision dans l’arrêt Khadr II, le Canada a envoyé une note diplomatique au gouvernement des États‑Unis dans laquelle il lui demandait de n’utiliser aucun des renseignements fournis par le Canada dans sa poursuite contre M. Khadr. Cette note, et la réponse du gouvernement des États‑Unis à celle-ci, sont reproduites respectivement aux annexes A et B.
[28] La réponse du Canada contenue dans la note diplomatique constitue la décision faisant l’objet du contrôle judiciaire dans le dossier de la Cour T‑230‑10, dans laquelle M. Khadr sollicite [traduction] « le contrôle judiciaire relativement à la décision des défendeurs du 16 février 2010 de donner réparation à la violation de la Charte que la Cour suprême du Canada a relevé dans l’arrêt Canada (Premier ministre) c. Khadr, 2010 CSC 3 en ne prenant aucune autre mesure de réparation, outre l’envoi de la note diplomatique du 16 février 2010 ».
[29] Il importe de mentionner qu’après que le porte-parole du gouvernement et le ministre eurent fait les déclarations, l’avocat de M. Khadr a écrit à son homologue du gouvernement canadien le 5 février 2010, soutenant que M. Khadr avait droit à ce que l’exécutif respecte les droits de M. Khadr à l’équité procédurale et à la justice naturelle.
[traduction] Ce que nous comprenons des récents commentaires du ministre Cannon et d’un courriel reçu aujourd’hui du major Jeff Grohraring [sic] du USMC, est que le ministre de la Justice et le ministre des Affaires étrangères pourraient étudier la possibilité d’accorder une réparation appropriée pour la violation de la Charte relevée par la Cour suprême du Canada dans le récent arrêt Canada (Premier ministre) c. Khadr, 2010 CSC 3. À cette fin, il semble que des copies des actes de procédures déposés en vue de la requête en radiation des déclarations présentées au Col. Parish, juge militaire, ont été demandées à la poursuite par le ministre des Affaires étrangères.
À titre d’avocats de M. Khadr, nous demandons réception d’un avis officiel concernant la nature des questions présentement à l’examen qui pourraient toucher les droits et les intérêts de notre client, ainsi que la possibilité de présenter des observations éclairées avant qu’une telle décision ne soit prise. Nous demandons aussi un degré de divulgation raisonnable des pièces pertinentes pour la présente affaire que le gouvernement canadien a en sa possession.
Nous nous réservons le droit d’invoquer toute violation des principes d’équité, de justice naturelle et/ou de justice fondamentale qui découlerait d’une omission de répondre à la présente demande.
[30] L’avocat du gouvernement du Canada a répondu en expliquant pourquoi il avait demandé aux États‑Unis des copies des actes de procédure; cependant, cette demande est restée sans réponse, et l’exécutif a saisi l’occasion pour présenter des observations avant qu’une décision soit prise relativement à sa demande. M. Khadr n’avait donc pas connaissance des gestes que le Canada allait poser, ou de la possibilité pour l’exécutif de présenter des observations à ce sujet, avant que le Canada n’envoie la note diplomatique aux États‑Unis.
[31] Le juge en chef a ordonné la fusion de ces demandes le 9 avril 2010, et elles ont été instruites conjointement à Edmonton (Alberta), le 8 juin 2010.
[32] Sauf en ce qui concerne la date de la décision faisant l’objet du contrôle judiciaire, les demandes de réparation présentées par M. Khadr sont identiques. Elles sont rédigées ainsi :
[traduction]
Le demandeur sollicite :
1) Une ordonnance de certiorari fondée sur les articles 6, 7, 12 et le paragraphe 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés annulant la décision;
2) Une ordonnance de mandamus fondée sur les articles 6,
7, 12 et le paragraphe 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés enjoignant aux défendeurs de réclamer le rapatriement du demandeur, qui est détenu par l’armée américaine à la baie de Guantánamo (Cuba);
3) Subsidiairement, une ordonnance enjoignant aux défendeurs de revenir sur la décision [. . .] après avoir d’abord accordé au demandeur une possibilité raisonnable d’être entendu;
4) Les dépens;
5) Toute autre réparation que la Cour estime juste et appropriée.
Questions en litige
[33] Les questions dont la Cour est saisie dans les présentes demandes portent sur l’équité procédurale et la justice naturelle. L’avocat du demandeur a explicitement déclaré, dans ses observations de vive voix, que la question de savoir si la réponse de l’exécutif était [traduction] « déraisonnable, manifestement déraisonnable ou quelque chose de cette nature » n’était pas soulevée dans les présentes demandes.
[34] À mon avis, étant donné les mémoires déposés et les observations orales présentées par les avocats des parties, la Cour doit répondre à cinq questions. Elles se rapportent à l’une des « décisions » faisant l’objet du contrôle judiciaire, ou aux deux. La première décision est celle de ne pas réclamer le rapatriement d’Omar Khadr des États‑Unis, laquelle est énoncée dans les déclarations publiques faites le 3 février 2010, à laquelle je vais faire référence, pour des raisons pratiques, à la « Décision I ». La deuxième décision est celle du gouvernement du Canada de demander aux États‑Unis de ne pas se servir d’un élément ou d’une déclaration dont celui-ci leur a fait part à la suite des interrogatoires de M. Khadr menés par les représentants canadiens, et ce, à tout stade des procédures qu’ils pourraient engager contre lui. Je vais appeler cette décision la « Décision II ». Toujours par souci de commodité, je vais appeler ces deux décisions la « réponse du Canada » au jugement déclaratoire rendu par la Cour suprême du Canada lorsque je ferai référence aux deux décisions simultanément. À mon avis, la réponse du Canada comporte deux volets : 1) la décision de ne pas solliciter le rapatriement de M. Khadr aux États‑Unis et 2) la décision de demander aux États‑Unis de ne pas utiliser d’une manière contraire aux droits de M. Khadr les renseignements dont il leur avait fait part.
[35] La Cour est saisie des cinq questions en litige suivantes :
1. La Décision I, qui est énoncée dans les déclarations faites le 3 février 2010 à l’égard du jugement déclaratoire prononcé par la Cour suprême du Canada, constitue‑t‑elle une « décision » susceptible de contrôle judiciaire?
2. La Décision II, soit l’envoi de la note diplomatique par le Canada en réponse au jugement déclaratoire prononcé par la Cour suprême du Canada, est-elle susceptible de contrôle judiciaire?
3. M. Khadr avait-il droit à l’équité procédurale et à la justice naturelle relativement à la réponse du Canada au jugement déclaratoire prononcé par la Cour suprême du Canada?
4. Dans l’éventualité où M. Khadr avait droit à l’équité procédurale et à la justice naturelle à l’égard de la réponse du Canada au jugement déclaratoire prononcé par la Cour suprême du Canada, en a-t-il bénéficié?
5. Si M. Khadr n’a pas bénéficié de l’équité procédurale et de la justice naturelle relativement à la réponse du Canada au jugement déclaratoire prononcé par la Cour suprême du Canada, quelle ordonnance, le cas échéant, la Cour devrait-elle rendre en conséquence?
Analyse
1. La Décision I, qui est énoncée dans les déclarations faites le 3 février 2010 à l’égard du jugement déclaratoire prononcé par la Cour suprême du Canada, constitue-t‑elle une « décision » susceptible de contrôle judiciaire?
[36] M. Khadr soutient que l’échange suivant entre M. Dimitri Soudas, le directeur adjoint des communications du premier ministre, et des journalistes illustre la « décision » du 3 février 2010 :
[traduction]
Q : Allez-vous vous conformer au jugement?
DS : Il s’agit d’une décision judiciaire qui émane de la plus haute cour au pays. Se conformer au jugement signifie que l’on respecte la décision rendue. Or, selon le jugement, la décision finale nous appartient [. . .]
[. . .]
Q : À l’exception de le rapatrier au Canada, y-a-t’il des mesures que le gouvernement peut prendre afin de respecter le jugement de la cour à l’égard de la violation à ses droits garantis par la Charte?
DS : C’est ce que nous sommes en train d’examiner, nous aurons éventuellement plus de détails [. . .]
Q : Vous ne revenez donc pas sur la position générale que vous avez maintenue à propos de son retour ou non au
Canada?
DS : Exactement.
Q : Donc, pour que nous puissions comprendre, vous examinez sa situation en ce moment, et il pourrait y avoir des mesures que le gouvernement du Canada pourrait prendre pour l’aider, ou pour améliorer sa situation?
DS : Le ministre de la Justice aura évidemment un rôle important à jouer dans cette affaire. Mais il n’y a pas de changements à la position canadienne à ce sujet. Et lorsque je dis qu’il n’y a pas de changement dans la politique canadienne, je remonte jusqu’au gouvernement précédent.
[37] M. Khadr fait aussi observer que la « décision » du 3 février 2010 est aussi illustrée dans l’échange suivant, entre l’honorable Lawrence Cannon, ministre des Affaires étrangères, et des journalistes :
[traduction]
Q : Monsieur le Ministre, pouvez-vous nous dire comment votre gouvernement est parvenu à la décision de ne pas réclamer le retour d’Omar Khadr au Canada à la suite de la décision de la Cour suprême? Selon ce que nous avons entendu aujourd’hui du bureau du Premier ministre, il n’y a pas de changement de position en ce qui concerne le retour de M. Khadr.
Hon. Lawrence Cannon : Effectivement, nous sommes restés sur notre position.
Q : Comment êtes-vous parvenus à cette décision?
Hon. Lawrence Cannon : Vous voulez savoir comment nous sommes parvenus à cette décision? Il s’agit exactement de la même décision que celle que nous avons prise depuis le tout début de cet incident, du moins, en ce qui concerne ce dossier. Vous vous souvenez que nous respectons évidemment la décision prise par l’administration Obama de fermer Guantánamo, mais aussi de s’assurer que les individus détenus ayant des accusations déposées contre eux — qu’ils — qu’elles soient présentées, et que les procédures judiciaires américaines suivent effectivement leur cours. C’est notre position depuis le début. Nous avons dit que M. Khadr fait face à de graves chefs d’accusation. Comme vous vous souvenez, M. Khadr est détenu par les Américains en raison de son implication, ou, devrais-je dire, de sa prétendue implication, dans le meurtre d’un officier militaire américain ou, devrais-je dire, dans la mort d’un médecin militaire qui est décédé lors d’un incident, et qu’il est détenu relativement à ces accusations. Nous continuons à fournir les services consulaires. Nous l’avons fait. M. Khadr reçoit tous les services que nous fournissons en temps normal à tous les autres citoyens, et à cet égard —
Q : Qu’en est-il de la violation de ses droits?
Hon. Lawrence Cannon : — Je vais finir de répondre à la question, Jennifer. Et à cet égard —
Q : Qu’en est-il de la violation de ses droits?
Hon. Lawrence Cannon : — à cet égard, nous allons continuer — nous allons continuer à surveiller la situation, comme nous l’avons fait, et selon ce que je sais des faits, les Américains vont prendre une décision à ce sujet, et nous les laisseront prendre cette décision. Lorsque cela sera fait, nous allons voir quelles seront les prochaines étapes.
[38] Les défendeurs prétendent que ces déclarations aux médias qui sous-tendent la demande dans le dossier T‑231‑10 ne peuvent faire l’objet d’un contrôle judiciaire. Ceux-ci prétendent qu’elles ne sont que [traduction] « de simples déclarations, et non des décisions ». Les défendeurs affirment que l’arrêt 1099065 Ontario Inc. (f.a.s. Outer Space Sports) c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CAF 47, appuie cette observation.
[39] La « décision » ayant fait l’objet du contrôle judiciaire dans l’arrêt 1099065 Ontario Inc. était une lettre proposant une réunion et suggérant des dates pour celle-ci. La Cour d’appel fédérale a mentionné que la lettre ne contenait rien qui avait une incidence sur le demandeur, puisque celui-ci pouvait simplement décider d’ignorer la lettre, ou de refuser la proposition de rencontre. En l’espèce, les circonstances sont différentes. La « décision » du gouvernement de rester sur ses positions et de ne pas réclamer le rapatriement a eu des répercussions directes sur M. Khadr. En l’espèce, ce ne sont pas les déclarations de ces deux hommes qui font l’objet du contrôle judiciaire, mais la décision prise par l’exécutif, laquelle transpire des déclarations produites. Qui plus est, je suis d’accord avec l’affirmation du demandeur que la Cour a déjà conclu dans Khadr c. Canada (Premier ministre), 2009 CF 405, que les décisions visant à ne pas adopter une certaine conduite qui sont confirmées par des déclarations publiques sont du ressort des tribunaux[4]. À cet égard, la décision faisant l’objet du dossier T-231-10 n’est pas de nature différente de celle ayant fait l’objet du contrôle judiciaire dans l’arrêt Khadr II, même si les circonstances existant au moment où chacune des décisions a été rendue étaient fort différentes. La vraie question est de savoir si ces déclarations constituaient la preuve d’une nouvelle décision, ou si ces hommes ne faisaient que réitérer la position antérieure du gouvernement. À mon avis, ces déclarations peuvent seulement être interprétées comme énonçant une nouvelle décision prise après le jugement déclaratoire rendu par la Cour suprême, indiquant que peu importe la mesure qu’allait prendre le pouvoir exécutif, celui-ci n’opterait pas pour le rapatriement. Conclure que ces déclarations ne traduisaient pas une nouvelle décision dans les circonstances mènerait à une conclusion que le directeur adjoint des communications du premier ministre et le ministre des Affaires étrangères ont fait des déclarations sans y être autorisés par une décision du pouvoir exécutif. Or, aucune preuve n’étaie cette conclusion, et compte tenu de l’importance de leur charge, l’on ne devrait pas présumer de la non‑ autorisation en l’absence d’une preuve convaincante.
[40] Cela nous mène à la deuxième objection soulevée par les défendeurs. Ils prétendent que la décision de ne pas solliciter le rapatriement de M. Khadr avait déjà fait l’objet de procédures entre les parties ayant culminé avec l’arrêt Khadr II, et qu’il s’agit donc d’une chose jugée, car la même question a fait l’objet d’une décision définitive par la Cour suprême.
[41] Le principe de l’autorité de la chose jugée a pour fonction d’empêcher que des causes d’action ou des questions en litige soient débattues de nouveau. En l’espèce, les défendeurs invoquent seulement le principe de préclusion de la question déjà tranchée pour faire obstacle à l’examen des présentes demandes. Afin de plaider avec succès le principe de préclusion de la question déjà tranchée, la partie qui l’invoque doit prouver :
1) que la même question a été décidée;
2) que la décision judiciaire invoquée comme créant la [préclusion] soit finale; et
3) que les parties dans la décision judiciaire invoquée, ou leurs ayants droit, soient les mêmes que les parties engagées dans l’affaire où la [préclusion] est soulevée, ou leurs ayants droit : Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44, [2001] 2 R.C.S. 460, au paragraphe 25, renvoyant à Angle c. M.R.N., [1975] 2 R.C.S. 248, à la page 254.
[42] Le critère en trois volets est conjonctif; les trois volets doivent être établis qu’il soit conclu à l’existence de la préclusion.
[43] Les deuxième et troisième volets de ce critère sont établis, parce que les parties dans la présente demande sont les mêmes que celles en cause dans l’arrêt Khadr II, et que cette décision était définitive. Cependant, je suis d’avis que le premier volet du critère n’a pas été établi.
[44] Il est vrai que le juge O’Reilly a conclu que le refus du Canada de solliciter le rapatriement de M. Khadr allait à l’encontre des principes de justice fondamentale (parce que le Canada avait l’obligation de protéger M. Khadr), et par conséquent, des droits garantis à celui-ci par l’article 7 de la Charte; cependant, la Cour d’appel fédérale et la Cour suprême du Canada ont défini la question dont elles étaient saisies de manière passablement différente. La Cour suprême a défini la sienne comme étant de savoir si le Canada avait pris part à un processus ayant contribué à la détention de M. Khadr de manière à le priver de son droit à la liberté, en contravention avec les principes de justice fondamentale. La question à laquelle elle a répondu n’est pas la même que celle dont est saisie la Cour dans la présente demande.
[45] De plus, le contexte dans lequel la demande adressée au juge O’Reilly et celui de la présente demande est nettement différent. Dans l’arrêt Khadr II, la décision prise par le Canada n’avait pas pour but de répondre à un jugement déclaratoire prononcé par la Cour suprême dans lequel celle-ci concluait à une violation des droits de M. Khadr garantis par la Charte et exigeait une réparation. La décision prise par le Canada en l’espèce constituait une telle réponse. La question de l’équité procédurale aurait pu être plaidée dans l’arrêt Khadr II, mais celle-ci n’aurait pas été de savoir si M. Khadr avait droit à l’équité procédurale dans la décision du Canada ayant pour but de répondre au jugement déclaratoire de la Cour suprême du type dont nous avons déjà analysé. Les questions ne pouvaient pas être les mêmes, parce qu’au moment où la décision sur laquelle porte la présente demande a été prise, les circonstances avaient grandement changé. Par conséquent, la question dont je suis saisi ne répond pas à la première condition d’application du principe de préclusion de la question déjà tranchée et n’est pas chose jugée.
2. La réponse du Canada au jugement déclaratoire prononcé par la Cour suprême du Canada est-elle susceptible de contrôle judiciaire?
[46] Les défendeurs prétendent que, dans la mesure où le demandeur [traduction] « sollicite l’examen de la question de savoir si un tribunal devrait prononcer une ordonnance enjoignant au gouvernement de réclamer le rapatriement de M. Khadr » dans le dossier T‑230‑10, cette question a été tranchée dans l’arrêt Khadr II. Par conséquent, il affirme que cette question est chose jugée.
[47] Comme il a précédemment été mentionné, il est vrai que M. Khadr demande à la Cour dans les présentes demandes d’enjoindre au Canada de réclamer son rapatriement; cependant, la demande du dossier T‑230‑10 vise à faire annuler la Décision II, parce que M. Khadr n’a pas bénéficié de l’équité procédurale lorsque le Canada a répondu au jugement déclaratoire de la Cour suprême. Aucun des tribunaux n’était saisi de cette question dans l’affaire Khadr II, et aucun n’aurait pu l’être.
[48] Par conséquent, je rejette les observations des défendeurs portant que l’application de la doctrine de l’autorité de la chose jugée fait en sorte que la réponse du Canada au jugement déclaratoire prononcé par la Cour suprême du Canada n’est pas susceptible de contrôle judiciaire.
[49] Les défendeurs prétendent aussi que ces décisions ne sont pas susceptibles de contrôle judiciaire, parce que l’article 7 de la Charte n’entre pas en jeu compte tenu du processus entrepris par le Canada pour se conformer au jugement déclaratoire de la Cour suprême prononcé dans l’arrêt Khadr II. Leur observation, telle qu’énoncée dans leur mémoire, se lit comme suit :
[traduction] Dans l’arrêt Khadr rendu en 2010, la Cour suprême a statué que les droits garantis à M. Khadr par l’article 7 trouvaient application, parce que les renseignements soutirés à la suite des interrogatoires menés par le Canada auraient pu avoir contribué à son maintient en détention. C’était à partir de cette application de ses droits garantis à l’article 7 que découlait l’analyse de l’applicabilité des principes de justice fondamentale et de la réparation appropriée. Cependant, comment peut-on affirmer en l’espèce que les mesures prises par le gouvernement pour remédier à la violation qu’a relevée la Cour suprême font intervenir les droits garantis à M. Khadr par l’article 7?
Si l’application de l’article 7 n’est pas déclenchée, la réponse du gouvernement au jugement déclaratoire prononcé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Khadr rendu en 2010 relève donc entièrement du pouvoir discrétionnaire de la branche exécutive du gouvernement en matière d’affaires étrangères, lequel n’est pas susceptible de contrôle judiciaire fondé sur des motifs d’équité procédurale.
[50] L’observation des défendeurs portant que l’article 7 de la Charte ne s’applique pas est dénuée de fondement. La Cour suprême du Canada a conclu que la Canada a violé pour la première fois les droits de M. Khadr en 2003 et 2004, en interrogeant ce dernier et en transmettant le contenu des interrogatoires aux États‑Unis. Elle a aussi conclu que le fait que M. Khadr était resté prisonnier des États‑Unis constituait une violation continue de ses droits, et que les actes illégaux du Canada avaient joué un rôle dans cette violation. Tant que la violation des droits de M. Khadr se poursuit, l’article 7 de la Charte s’applique. Comment peut-on affirmer qu’une décision visant à corriger cette violation continue ou à remédier à celle-ci ne fait pas entrer en jeu les droits garantis à M. Khadr par l’article 7 de la Charte? L’objectif principal des mesures du gouvernement était de remédier à la violation qu’il avait lui-même causé.
[51] À mon avis, s’il a été conclu que le gouvernement a violé les droits garantis à une personne par la Charte et que cette violation perdure, la Charte demeure applicable, jusqu’à ce que le gouvernement ait pris des mesures pour corriger la violation, ou qu’il ait convaincu un tribunal compétent qu’il est impossible de corriger la violation et qu’il a pris toutes les mesures raisonnablement possibles pour remédier à la violation.
[52] Selon la preuve dont est saisie la Cour, le Canada n’a pris qu’une seule mesure concrète pour répondre au jugement déclaratoire portant qu’il avait violé les droits de M. Khadr; il a envoyé une note diplomatique aux États‑Unis. Il a reçu une réponse à cette note, et n’a rien fait depuis. Dans sa plaidoirie, l’avocate des défendeurs rappelle à la Cour que le Canada a des antécédents remarquables lorsque vient le temps de se conformer aux décisions judiciaires[5] et que, comme il en a l’habitude, il s’est conformé et a répondu à toutes les décisions judiciaires dont M. Khadr a fait l’objet. L’avocate des défendeurs a aussi admis dans ses observations que le Canada avait l’obligation de répondre rapidement au jugement déclaratoire de la Cour suprême, et que [traduction] « l’inaction aurait été très difficile à justifier ». À la lumière de cette admission, et compte tenu de la réponse des États‑Unis à la note diplomatique, l’on doit conclure que le Canada est d’avis que sa première et seule mesure qu’il a prise a remédié à la violation, ou qu’il n’y avait pas d’autres mesures raisonnablement possibles pour donner réparation; sinon, il aurait pris d’autres mesures de réparation. Comme nous le verrons, je ne partage pas l’opinion que le Canada, par les mesures qu’il a prises à ce jour, a corrigé la violation, ou qu’aucune autre mesure corrective ne peut être prise.
[53] Quoiqu’il en soit, l’observation des défendeurs signifie à mon avis que les mesures prises par l’exécutif pour concevoir la réparation offerte ne sont pas susceptibles de contrôle judiciaire, car elles ont été prises dans le cadre de la prérogative royale; cela nous amène donc à la troisième question.
3. M. Khadr avait-il droit à l’équité procédurale et à la justice naturelle relativement à la réponse du Canada au jugement déclaratoire prononcé par la Cour suprême?
[54] Les défendeurs prétendent qu’à l’instar d’une décision prise en vertu d’un pouvoir délégué par la loi au gouverneur en conseil, une décision prise en vertu de la prérogative royale doit être examinée avec une grande sensibilité, et que la Cour suprême du Canada a tenu compte de cette sensibilité dans l’arrêt Khadr II en laissant au gouvernement le dernier mot sur la manière de procéder. Ils se fondent sur l’arrêt de la Cour suprême du Canada Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of Canada et autre, [1980] 2 R.C.S. 735, et sur la déclaration faite à la page 757 selon laquelle « le gouverneur en conseil n’a pas à motiver sa décision, à tenir quelque audience que ce soit ni même à accuser réception d’une requête » des personnes en cause.
[55] Je suis d’accord avec le demandeur que les faits dont la Cour était saisie dans l’arrêt Inuit Tapirisat diffèrent significativement de ceux dans la présente demande. Dans cette affaire, la décision de l’exécutif était le rejet d’un appel interjeté à l’égard d’une décision du CRTC [Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes] portant sur les tarifs téléphoniques. Cette décision avait des répercussions sur plusieurs personnes. La Cour suprême a statué que la question de savoir si les règles de justice naturelle et d’équité procédurale s’appliquaient dépendait d’un certain nombre de considérations, y compris l’objet de la décision en question et les conséquences sur les personnes en cause. Compte tenu de ces facteurs, ainsi que d’autres, la Cour a statué dans cette affaire qu’il n’y avait pas d’obligation d’accorder de telles garanties. Fait important, la Cour a dit sans équivoque que, lorsque l’on est en présence d’une décision administrative, par opposition à une décision législative, que la res ou l’objet est de nature personnelle ou propre au requérant ou à l’appelant, plutôt que de nature à concerner un groupe étendu, l’on peut croire que des considérations différentes entrent en jeu.
[56] Contrairement à l’arrêt Inuit Tapirisat, les présentes décisions faisant l’objet du contrôle judiciaire n’ont des répercussions que sur un seul citoyen, Omar Khadr.
[57] Les défendeurs prétendent que la réponse du Canada n’est pas susceptible de recours judiciaire, parce qu’il s’agissait d’une décision du pouvoir exécutif en matière de politique publique et étrangère, prise dans le cadre de l’exercice de la prérogative royale, en ce sens qu’elle concernait les relations étrangères.
[58] Par conséquent, il s’agit strictement de savoir si le devoir d’agir avec équité s’applique à la réponse du Canada, au sujet de laquelle le demandeur admet qu’elle relève de l’exercice de la prérogative royale.
[59] On peut soutenir que la Magna Carta (1215), le Bill of Rights (1688) [An Act declaring the Rights and Liberties of the Subject and Setting the Succession of the Crown (1688) (R.-U.), 1 Will. & Mary, Sess. 2, ch. 2], et l’Act of Settlement 1700 [(R.-U.), 12 & 13 Will. III, ch. 2] ont été les premiers pas franchis afin de limiter le pouvoir absolu de la Couronne, et d’établir le concept de souveraineté parlementaire. Ces textes constituaient le début d’un processus visant à restreindre les prérogatives de la Couronne qui se poursuit jusqu’à ce jour.
[60] Le demandeur affirme que l’équité entre en jeu, parce que les décisions ont des répercussions sur ses droits individuels. Il se fonde sur le passage suivant, qui est tiré de l’ouvrage de David Phillip Jones et de Anne S. de Villars intitulé Principles of Administrative Law, 5e ed. (Toronto : Carswell, 2009), à la page 244 :
[traduction]
Cependant, les décisions plus récentes semblent indiquer, du moins en principe, que le devoir d’agir équitablement s’étend à l’exercice des pouvoirs relevant de la prérogative royale. Ces décisions laissent entendre que la considération principale lorsque vient le temps de déterminer si le devoir d’agir équitablement s’étend à l’exercice des pouvoirs relevant de la prérogative royale est l’objet de l’exercice de celle-ci, et non de la source du pouvoir : que la décision découle ou non de l’exercice de la prérogative, la décision touche-t-elle les droits d’un individu? Si c’est le cas, la décision est susceptible de contrôle judiciaire et le devoir d’agir équitablement entre en jeu [renvois omis].
[61] Bien que ces auteurs n’y renvoient pas, leur conclusion s’accorde avec celle à laquelle est parvenue la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Black v. Canada (Prime Minister) (2001), 54 O.R. (3d) 215 (C.A.). Cette Cour a fait sienne la conclusion de la Chambre des lords dans l’arrêt Council of Civil Service Unions v. Minister for the Civil Service, [1985] 1 A.C. 374, que la Cour d’appel de l’Ontario résume comme suit au paragraphe 51 :
[traduction] Selon le critère établi par la Chambre des lords, l’exercice de la prérogative sera justiciable, ou susceptible de contrôle judiciaire, si ce qui est visé touche les droits ou attentes légitimes d’un individu. Dans un tel cas, la cour est à la fois compétente pour soumettre l’exercice de la prérogative au contrôle judiciaire et qualifiée pour le faire.
[62] Dans la présente affaire, comme il a été mentionné précédemment, le demandeur soutient que ses droits sont touchés par l’exercice de la prérogative royale par l’exécutif, parce que ses droits garantis à l’article 7 étaient en jeu. Par conséquent, il estime que la réponse du Canada est susceptible de contrôle judiciaire. Je suis d’accord que ses droits garantis à l’article 7 étaient en jeu. Que la réparation choisie par le pouvoir exécutif ait corrigé ou non la violation, la décision a certainement touché les droits de M. Khadr prévus à la Charte, et est donc justiciable.
[63] De plus, je suis d’avis que M. Khadr s’attendait légitimement à ce que le Canada prenne des mesures pour remédier à la violation de ses droits garantis par la Charte, compte tenu du jugement déclaratoire en ce sens. Comme l’a fait observer la juge en chef McLachlin, s’exprimant au nom de la Cour dans l’arrêt R. c. 974649 Ontario Inc., 2001 CSC 81, [2001] 3 R.C.S. 575 au paragraphe 20, « un droit, aussi étendu soit‑il en théorie, est aussi efficace que la réparation prévue en cas de violation, sans plus ». Par conséquent, la décision prise avait une incidence sur ses attentes légitimes, et est justiciable compte tenu de la conclusion tirée dans l’arrêt Council of Civil Service Unions.
[64] Madame la juge L’Heureux-Dubé, au paragraphe 26 de ses motifs dans l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, a décrit la manière dont l’attente légitime d’une partie influe sur son droit à l’équité procédurale :
[. . .] les attentes légitimes de la personne qui conteste la décision peuvent également servir à déterminer quelles procédures l’obligation d’équité exige dans des circonstances données. Notre Cour a dit que, au Canada, l’attente légitime fait partie de la doctrine de l’équité ou de la justice naturelle, et qu’elle ne crée pas de droits matériels [. . .] Au Canada, la reconnaissance qu’une attente légitime existe aura une incidence sur la nature de l’obligation d’équité envers les personnes visées par la décision. Si le demandeur s’attend légitimement à ce qu’une certaine procédure soit suivie, l’obligation d’équité exigera cette procédure [. . .] De même, si un demandeur s’attend légitimement à un certain résultat, l’équité peut exiger des droits procéduraux plus étendus que ceux qui seraient autrement accordés [. . .] Néanmoins, la doctrine de l’attente légitime ne peut pas donner naissance à des droits matériels en dehors du domaine de la procédure. Cette doctrine, appliquée au Canada, est fondée sur le principe que les «circonstances» touchant l’équité procédurale comprennent les promesses ou pratiques habituelles des décideurs administratifs, et qu’il serait généralement injuste de leur part d’agir en contravention d’assurances données en matière de procédures, ou de revenir sur des promesses matérielles sans accorder de droits procéduraux importants. [Non souligné dans l’original et renvois omises.]
[65] À mon avis, M. Khadr s’attendait légitimement, étant donné le jugement déclaratoire de la Cour suprême, à ce que le Canada prenne une mesure de réparation ayant pour effet de remédier à la violation, et que si une telle mesure de réparation s’avérait impossible, il opterait pour une réparation ayant pour but de pallier la violation. Cette attente repose sur l’article 24 de la Charte, ainsi que sur les termes exprès employés par la Cour suprême [au paragraphe 47] selon lesquels son jugement déclaratoire fournissait à l’exécutif « le cadre juridique en vertu duquel il devra exercer ses fonctions et examiner les mesures qu’il conviendra de prendre à l’égard de M. Khadr, en conformité avec la Charte ».
[66] La situation de M. Khadr par rapport au Canada peut être différenciée de celle de M. Abbasi par rapport au Royaume-Uni, telles qu’elles ont été exposées dans la décision de la Cour d’appel d’Angleterre et du Pays de Galles dans l’arrêt Abbasi & Anor., R (on the application of) v. Secretary of State for Foreign & Commonwealth Affairs & Secretary of State for the Home Department, [2002] EWCA Civ 1598.
[67] M. Abbasi est citoyen britannique. Tout comme M. Khadr, il a été fait prisonnier par les États‑Unis en Afghanistan, et transféré à la baie de Guantánamo, à Cuba. Après avoir été détenu pendant huit mois, sans que des accusations ne soient portées et qu’il ait eu droit à une comparution ou à une audience, sa famille a introduit une demande de contrôle judiciaire visant à enjoindre au gouvernement du Royaume-Uni de faire des représentations en son nom auprès du gouvernement américain afin que celui-ci prenne les mesures appropriées, ou qu’il explique pourquoi il n’a pas pris de telles mesures.
[68] La Cour d’appel a rejeté la demande, statuant qu’en droit international, un État n’avait aucune [traduction] « obligation d’intervenir, par des moyens diplomatiques ou autres, afin de protéger un citoyen qui souffre, ou qui est menacé de blessures, dans un État étranger » : Abbasi, paragraphe 69. La Cour a aussi conclu que la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 4 novembre 1950, 213 R.T.N.U. 221, n’était d’aucun secours pour M. Abbasi, à moins qu’il ne soit établi que l’Angleterre exerçait un contrôle effectif sur la baie de Guantánamo, ou qu’elle jouissait d’une compétence extraterritoriale sur la personne de M. Abbasi, ce qui n’était pas le cas. Comme l’a dit la Cour [au paragraphe 77] :
[traduction] [Son avocat] n’avait pas relevé de preuve pertinente d’exercice de contrôle ou d’autorité par le Royaume-Uni sur M. Abbasi dans la présente situation malheureuse qu’il vit. Il n’a pas non plus relevé de loi émanant du gouvernement du Royaume-Uni sur laquelle le plaignant peut se fonder pour affirmer qu’elle a violé les droits fondamentaux de M. Abbasi.
[69] À l’instar du Royaume-Uni qui n’a aucun contrôle ni autorité sur M. Abbasi, le Canada n’a aucun contrôle ni autorité sur M. Khadr. Cependant, contrairement au traitement réservé par le Royaume-Uni à M. Abbasi, il a été conclu que le Canada violait les droits fondamentaux de M. Khadr; ce fait, ainsi que l’obligation constitutionnelle que de telles violations fassent l’objet de mesures de réparation, impose au Canada un devoir d’intervenir, par des moyens diplomatiques ou autres, afin de corriger si possible la violation et, s’il est impossible de remédier à la violation, de tenter d’y pallier.
[70] La Cour suprême a conclu qu’une personne dont les droits garantis par la Charte avaient été violés avait droit à une réparation efficace de la part de la partie à l’origine de la violation — soit le Canada dans la présente affaire. Celle-ci ayant conclu que les droits garantis à M. Khadr par l’article 7 ont été violés et ayant prononcé un jugement déclaratoire en ce sens, M. Khadr pouvait légitimement s’attendre à ce que la Couronne corrige sa violation. À mon avis, le choix de ne rien faire n’était pas juridiquement valable pour le Canada, compte tenu du jugement déclaratoire de la Cour suprême — ne rien faire irait à l’encontre de la Charte[6]. Une telle réponse, ou absence de réponse, ne serait conforme aux obligations imposées par la Charte canadienne que si aucune mesure ne pouvait être prise pour corriger ou pallier la violation. Nous ne sommes pas en présence d’un cas d’absence de réparation possible en l’espèce, puisque la Cour suprême a statué que réclamer le rapatriement d’Omar Khadr pouvait constituer une réparation efficace.
[71] M. Khadr avait droit à l’équité procédurale et à la justice naturelle de la part du pouvoir exécutif quand celui-ci a décidé de la réparation qu’il lui fournirait en application de la Charte. Si le gouvernement avait fait ce que M. Khadr demandait, soit de demander son retour au Canada, il n’aurait pas été nécessaire que le pouvoir exécutif noue le dialogue avec M. Khadr. Il avait déjà fait part de ses souhaits, et ceux-ci étaient bien connus. Lorsque le Canada a pris la décision de ne pas réclamer son rapatriement, mais plutôt d’élaborer une réparation différente, alors M. Khadr avait droit à ce que l’équité procédurale et la justice naturelle lui soient accordées.
4. Le Canada a-t-il accordé à M. Khadr l’équité procédurale et la justice naturelle?
[72] Le degré d’équité procédurale et de justice naturelle requis variera en fonction des circonstances de la décision, ainsi que de la situation du décideur. En l’espèce, je conclus que le degré d’équité auquel il avait droit se situait au bas de l’échelle. Malgré cela, je conclus que M. Khadr n’a pas bénéficié de l’équité.
[73] La justice la plus élémentaire exige qu’une personne concernée par une décision soit avisée de celle-ci. À mon avis, ce principe de base s’applique d’autant plus lorsque la décision prise touche directement une personne, et que la décision vise à corriger ou à pallier une violation antérieure des droits de cette personne garantis par la Charte. L’ouvrage de Donald J. M. Brown et John M. Evans, intitulé Judicial Review of Administrative Action in Canada, feuilles mobiles (Toronto : Canvasback, 2010), à la page 9-1, a résumé dans le passage ci-dessous ce devoir et l’importance de celui-ci :
[traduction] Il s’agit donc d’un élément fondamental du devoir d’agir équitablement en common law et des principes de justice fondamentale garantis par la Constitution lorsque ceux-ci s’appliquent, qu’un avis soit donné à ceux ayant droit de participer lorsqu’une décision sera rendue, ou qu’une mesure administrative sera prise. Comme l’a dit la Cour suprême du Canada,
Cette règle est si fondamentale dans notre droit que je ne crois pas nécessaire d’en faire une longue démonstration. [Renvois omis.]
[74] L’avocat de M. Khadr a tenté de prendre part au processus après que la décision portant que le Canada ne réclamerait pas le rapatriement de M. Khadr fut prise, comme le prouve le courriel envoyé le 5 février 2010.
[75] Lorsque la Cour suprême a donné au pouvoir exécutif la possibilité de concevoir une réparation, le pouvoir exécutif avait l’obligation d’informer M. Khadr de sa décision de ne pas réclamer son rapatriement comme ce dernier le lui avait demandé, de la réparation qu’il envisageait, et de la mesure qu’il allait prendre. Il avait aussi l’obligation de donner à M. Khadr la possibilité de présenter des observations écrites au sujet des mesures de réparation qui seraient appropriées, avant d’imposer sa prétendue mesure de réparation.
[76] Il ne faut pas interpréter tout ce qui a été dit comme laissant entendre que le pouvoir exécutif devait faire droit à toute demande ou suggestion formulée par M. Khadr. D’un autre côté, cela ne veut pas dire que le pouvoir exécutif ne pouvait rien faire, ou qu’il pouvait choisir de ne pas prendre la meilleure mesure de réparation possible pour la violation.
5. Quelle ordonnance, le cas échéant, la Cour devrait-elle rendre?
[77] L’interrogatoire de M. Khadr par les représentants canadiens dans les circonstances décrites ci-dessus et la divulgation subséquente des informations obtenues à la suite de l’interrogatoire ont entraîné la violation de la Charte. La Cour suprême a statué qu’en agissant ainsi, le Canada a joué un rôle dans la détention de M. Khadr par les États‑Unis et dans la poursuite de cette détention. Il est impossible de corriger la violation initiale; il est toutefois possible de remédier au caractère continu de cette violation.
[78] Lors de l’audience, j’ai dit qu’il semblait y avoir deux mesures de réparation évidentes qui, si elles étaient acceptées par les États‑Unis, auraient pour effet de corriger la violation : 1) demander aux États‑Unis de libérer M. Khadr et de le renvoyer au Canada ou 2) demander aux États‑Unis de ne pas utiliser les informations fournies par le Canada, de sorte que, si sa détention se poursuit, celle‑ci ne soit pas directement attribuable aux gestes posés par le Canada.
[79] Il pourrait y avoir d’autres mesures de réparation qui auraient pour effet de corriger la violation.
[80] En réponse à une question de la Cour, l’avocat du demandeur à l’audience a affirmé que le Canada pourrait poser un certain nombre de gestes qui, sans corriger la violation, pallieraient celle-ci. À titre d’exemple, l’un de ces gestes serait de demander aux États‑Unis de juger M. Khadr en tant que jeune délinquant, compte tenu de son âge au moment de la perpétration des infractions qu’on lui reproche. On ne sait pas si cette mesure de réparation aurait pour effet de pallier la violation de ses droits prévus à la Charte, ou simplement d’amoindrir les conséquences découlant des accusations auxquelles M. Khadr fait face. Ce qui est certain pour la Cour, c’est que M. Khadr prétend avoir un certain nombre de propositions de mesures correctives dont il ferait part à la Couronne, si on lui en donnait l’occasion.
[81] Un tribunal n’accordera pas une réparation pour un manquement à l’équité procédurale si cette réparation n’aura eu aucune répercussion sur le résultat. Dans le cas où l’exécutif serait parvenu à la même décision même s’il avait respecté le droit de M. Khadr à la justice naturelle, alors la Cour n’annulera pas la décision.
[82] Dans la présente affaire, la note diplomatique a été envoyée, et celle-ci a fait l’objet d’une réponse. Il est impossible de revenir en arrière — cela fait dorénavant partie de l’histoire. Par conséquent, je ne ferai pas droit à la demande d’ordonnance de certiorari visant à annuler la décision de demander aux États‑Unis de ne pas utiliser les renseignements fournis par le Canada. Prendre une telle mesure serait inutile.
[83] Subsidiairement, le demandeur réclame que la Cour prononce une ordonnance enjoignant aux défendeurs de « revenir sur leur décision de demander aux États‑Unis de ne pas utiliser les renseignements divulgués par le Canada, après avoir d’abord accordé au demandeur la possibilité de se faire entendre ».
[84] Je suis d’avis que, si la mesure prise par le Canada, en demandant aux États‑Unis de ne pas utiliser les renseignements qu’ils lui ont divulgués, a corrigé la violation commise par le Canada, il n’est alors pas nécessaire que le Canada revienne sur sa décision, puisque M. Khadr a eu droit à sa réparation fondée sur la Charte. Il n’est pas nécessaire de remédier deux fois à une violation.
[85] Il ressort clairement du dossier de la Cour que la violation n’a pas été corrigée. Tout d’abord, les États‑Unis n’ont pas fait droit à la demande du Canada de ne pas utiliser les renseignements que celui-ci lui avait divulgués : ils ont simplement répondu que le procès de M. Khadr serait régi par la Military Commissions Act of 2009, Pub. L. 111-84, 123 Stat. 2574, et n’ont donné aucune garantie que les renseignements ne seront pas utilisés à l’encontre des intérêts de M. Khadr. Ensuite, le dossier nous enseigne qu’après la réponse du gouvernement des États‑Unis à la demande du Canada, les États‑Unis ont utilisé les renseignements dans le cadre du procès de M. Khadr.
[86] Kobie Flowers, l’un des avocats de M. Khadr dans le procès tenu devant la commission militaire à la baie de Guantánamo, a fourni un affidavit dans lequel il atteste que le 28 avril 2010, en réponse à une requête présentée par M. Khadr visant à radier des éléments de preuve, les États‑Unis ont cité un témoin, qui a relaté ce qui suit :
[traduction]
[. . .] elle a examiné les enregistrements vidéo des interrogatoires du demandeur menés par les représentants du gouvernement canadien à GTMO les 13, 14, 15 et 16 février 2003, ainsi que préparé un rapport écrit en se fondant sur ces vidéos. Elle a ensuite livré un témoignage concernant les renseignements contenus dans son rapport portant sur les interrogatoires du Canada. Lors de son témoignage, S.A. Dillard s’est référée à son rapport des entrevues du Canada afin de se rafraichir la mémoire.
[87] Les défendeurs font observer que M. Khadr est responsable de la production en preuve des interrogatoires menés par les représentants canadiens, parce que M. Flowers, lors de son contre‑interrogatoire du témoin de la poursuite tenu le 1er mai 2010, a demandé à celle-ci de regarder, à huis clos, quelque sept minutes d’extraits de ces vidéos, [traduction] « dont la plupart montraient des images de M. Khadr éclatant en sanglots ». Les États‑Unis ont ensuite produit en preuve [traduction] « des DVD contenant les interrogatoires canadiens dans leur intégralité, à titre de pièces en réponse à la requête en radiation ».
[88] Je rejette l’argument des défendeurs que la production de ces éléments de preuve devant la commission était attribuable à M. Khadr. Au vu de la preuve dont est saisie la Cour, il est manifeste que ce sont les États‑Unis qui ont d’abord produit en preuve le contenu des interrogatoires canadiens devant la commission militaire.
[89] Par conséquent, le Canada n’a pas remédié à sa violation des droits de M. Khadr garantis par la Charte.
[90] La Charte et la primauté du droit exigent que les violations, par le gouvernement, des droits que garantit la Charte fassent l’objet d’une réparation. Habituellement, il est possible de remédier à une violation causée par le gouvernement, parce que ce dernier peut mettre en œuvre la mesure de réparation. La situation est quelque peu différente dans le cas de M. Khadr, parce que la mesure de réparation n’est pas complètement du ressort du Canada. Le Canada peut faire une proposition, mais les États‑Unis doivent y consentir. Néanmoins, je suis d’avis que la partie à l’origine de la violation a tout de même l’obligation d’essayer de corriger la violation. C’est seulement lorsqu’il est impossible d’apporter un correctif qu’une mesure de réparation visant à pallier la violation est justifiée, et qu’il faut essayer de prendre cette mesure.
[91] À mon avis, s’il n’y avait qu’une seule mesure de réparation susceptible de corriger la violation des droits d’une personne garantis par la Charte, alors la Cour doit ordonner la prise d’une telle mesure de réparation, même si cette dernière relève de l’exercice de la prérogative royale. Cette situation doit donc être distinguée des arrêts sur lesquels se fondent les défendeurs, tels que Mahe c. Alberta, [1990] 1 R.C.S. 342, Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1997] 3 R.C.S. 624, et Doucet-Boudreau c. Nouvelle-Écosse (Ministre de l’Éducation), précité, où un jugement déclaratoire a été prononcé précisément parce qu’un certain nombre d’options s’offraient aux gouvernements respectifs pour corriger la violation de la Charte en cause; dans ces cas, les tribunaux ont délibérément et judicieusement laissé aux gouvernements la latitude d’élaborer des mesures de réparation qui étaient à la fois appropriées compte tenu des circonstances et conformes à la Charte. Lorsqu’une violation de la Charte se poursuit et qu’une seule mesure de réparation corrigeant la violation a été répertoriée, l’argument de la latitude du gouvernement s’en trouve grandement affaibli. Le fait que la seule mesure de réparation possible relève de l’exercice de la prérogative du gouvernement n’empêche pas la Cour de concevoir une mesure de réparation. Comme la Cour suprême l’a énoncé dans l’arrêt Khadr II, au paragraphe 37, « les tribunaux ont le pouvoir de rendre des ordonnances qui garantissent que la prérogative du gouvernement en matière d’affaires étrangères est exercée en conformité avec la Constitution ». Si la Charte, enchâssée dans la Constitution du Canada, exige qu’une mesure soit prise, ce qui est le cas en l’espèce, et si la mesure implique l’exercice de la prérogative royale, alors la Cour a non seulement le pouvoir d’ordonner la prise de cette mesure, mais elle en a aussi l’obligation.
[92] Dans la présente affaire, si la Cour était convaincue au vu du dossier que la seule réparation qui n’avait pas encore été essayée par le Canada et qui pouvait corriger la violation consistait à rendre une ordonnance enjoignant au Canada de réclamer le rapatriement d’Omar Khadr des États‑Unis avant que le procès de M. Khadr ne débute devant la commission militaire le 10 août 2010, cette ordonnance aurait été rendue. Comme je l’ai dit précédemment, il s’agit de la seule autre mesure de réparation à laquelle je puisse songer qui pourrait éventuellement remédier à la violation. Il se peut toutefois que le Canada et/ou M. Khadr soient en mesure d’élaborer d’autres mesures de réparation visant à corriger la violation. Si de telles autres mesures existent, et compte tenu de la décision de la Cour suprême dans Khadr II, il incombe à l’exécutif, après avoir accordé à M. Khadr la possibilité de se faire entendre, de décider lesquelles des mesures de réparation possibles il retiendra. L’exécutif doit continuer ce processus, jusqu’à ce que M. Khadr bénéficie d’une mesure de réparation efficace qui défend ses droits. Comme l’a déclaré la Cour suprême dans l’arrêt Doucet-Boudreau, au paragraphe 55 :
[. . .] la réparation convenable et juste eu égard aux circonstances d’une demande fondée sur la Charte est celle qui permet de défendre utilement les droits et libertés du demandeur. Il va sans dire qu’elle tient compte de la nature du droit violé et de la situation du demandeur. Une réparation utile doit être adaptée à l’expérience vécue par le demandeur et tenir compte des circonstances de la violation ou de la négation du droit en cause. Une réparation inefficace ou « étouffé[e] dans les délais et les difficultés de procédure » ne permet pas de défendre utilement le droit violé, et ne saurait donc être convenable et juste [. . .] [Renvois omis.]
[93] Si, après un tel processus, il ne reste qu’une seule mesure de réparation susceptible de corriger la violation, le Canada doit aller de l’avant avec celle-ci; elle est la seule et unique mesure de réparation « convenable et juste ».
[94] Les parties méritent la possibilité de prendre des mesures de réparation efficaces. Étant donné que l’instruction du procès de M. Khadr est imminente, ce processus doit être entrepris dans un délai assez court, et la Cour doit se réserver le droit de surveiller ce processus d’examen, de modifier le court délai prévu dans le jugement pour prendre les mesures visées, ainsi que celui d’imposer une mesure de réparation si aucune ne découle du processus.
[95] Conformément aux obligations qui lui sont imposées par la Charte, le Canada est tenu de proposer au moins une mesure de réparation visant à corriger la violation assez tôt avant que le procès devant la commission ne débute, de sorte que le gouvernement des États‑Unis puisse avoir le temps de se pencher sur la demande et d’y répondre.
[96] Conformément aux obligations qui lui sont imposées par la Charte, le Canada est tenu de proposer des mesures de réparation visant à corriger ou à pallier la violation des droits de M. Khadr garantis par la Charte jusqu’à ce que la violation ait été corrigée, ou, si aucun correctif n’est possible, jusqu’à ce qu’il ait été pallié à la violation, ou, si aucune mesure de réparation ne peut être prise, jusqu’à ce qu’il ait épuisé toutes les mesures de réparation possibles.
JUGEMENT
LA COUR ORDONNE :
1. Les présentes demandes sont accueillies.
2. La Cour déclare que M. Khadr a droit à l’équité procédurale et à la justice naturelle dans le cadre de la démarche prise par le Canada afin de choisir une mesure de réparation pour sa violation des droits garantis à M. Khadr par l’article 7 de la Charte, en ce sens où a) il a le droit de savoir quelles autres mesures de réparation le Canada envisage, le cas échéant, et b) il a le droit de présenter des observations écrites au Canada concernant d’autres mesures de réparation possibles, ainsi que son avis sur la question de savoir si les mesures de réparation envisagée par le Canada permettraient de corriger ou de pallier la violation.
3. Les défendeurs doivent aviser le demandeur, dans les sept jours de la date du présent jugement, des mesures de réparation qui, à leur avis, pourraient corriger ou pallier la violation des droits de M. Khadr garantis par la Charte, selon ce qu’a conclu la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Premier ministre) c. Khadr, 2010 CSC 3, [2010] 1 R.C.S. 44.
4. Le demandeur a sept jours, à compter de la réception de l’avis des défendeurs au sujet des mesures de réparation éventuelles, pour leur fournir ses observations écrites concernant d’autres mesures de réparation qui pourraient corriger ou pallier la violation de ses droits garantis par la Charte, ainsi que son avis sur la question de savoir si les mesures de réparation envisagées par le Canada pourraient éventuellement corriger ou pallier la violation.
5. Je reste compétent pour modifier, en tout temps, le délai prévu aux présentes pour la prise de toute mesure, si je suis convaincu que le délai accordé est trop court pour qu’une partie puisse pleinement et correctement fournir l’information ou prendre les mesures nécessaires.
6. À la suite du processus concernant l’équité procédurale décrit ci-dessus, le Canada doit proposer une mesure de réparation correctrice dès que les circonstances le permettent, et continuer de proposer des mesures de réparation correctrices jusqu’à ce que la violation ait été corrigée, ou que de telles possibles mesures de réparation aient été épuisées, à la suite de quoi il proposera des mesures de réparation visant à pallier la violation, jusqu’à ce que celle-ci ait été suffisamment atténuée ou que de telles mesures aient toutes été épuisées.
7. Je reste compétent pour déterminer si une mesure de redressement proposée pourrait être efficace, au cas où les parties n’arrivaient pas à s’entendre sur cette question.
8. Je reste compétent pour imposer une mesure de réparation si, après le processus décrit ci-dessus, le Canada n’a pas mis en œuvre une mesure de réparation efficace en temps utile.
9. Le demandeur a droit à ses dépens pour deux avocats, selon l’échelon supérieur de la colonne IV.
Dossier : T-230-10
Dossier : T-231-10
ANNEXE A
[traduction]
Note no UNWS0013
L’ambassade du Canada présente ses compliments au Département d’État des États‑Unis d’Amérique et a l’honneur d’évoquer la question de M. Omar Khadr, un citoyen du Canada détenu à la baie de Guantánamo (Cuba), ainsi que ses notes antérieures concernant les circonstances de la détention de M. Khadr et les procédures engagées contre celui-ci.
L’ambassade du Canada a l’honneur d’attirer l’attention du Département d’État des États-Unis d’Amérique sur l’arrêt Canada c. Khadr rendu le 29 janvier 2010 par la Cour suprême du Canada, qui concluait que le gouvernement du Canada est responsable d’une violation constante des droits garantis à Omar Khadr par l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés de n’être privé de sa liberté et de la sécurité de sa personne qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale. La Cour a conclu que la violation des droits de M. Khadr découlait des interrogatoires de ce dernier conduits par des représentants du Canada en 2003 et en 2004 sur des affaires liées aux accusations qui pèsent contre lui, sans lui avoir donné accès à un avocat, malgré l’information reçue selon laquelle il a été soumis à des techniques de privation du sommeil avant l’interrogatoire, et d’avoir divulgué le produit de ces interrogatoires aux autorités américaines.
La Cour a conclu que la violation des droits de M. Khadr persiste toujours, puisqu’il est raisonnable de déduire que les déclarations recueillies par les représentants du Canada puissent former une partie de
la preuve contre lui dans son procès, et qu’elle contribue en ce sens à la détention continue de M. Khadr. Nous vous renvoyons précisément au paragraphe 21 du jugement de la Cour suprême, qui contient le passage suivant :
Il est raisonnable de déduire de la preuve non contredite portée à notre connaissance que les déclarations recueillies par des responsables canadiens contribuent à la détention continue de M. Khadr, et ont ainsi une incidence sur ses droits à la liberté et à la sécurité. En l’absence d’éléments de preuve contraires [ou de dénégation réfutant cette inférence], nous concluons sur la foi du dossier dont nous sommes saisis que la participation active du Canada à un régime, illégal à l’époque, a contribué et continue de contribuer à la détention actuelle de M. Khadr, laquelle est l’objet de la demande sur laquelle nous sommes appelés à statuer.
Le gouvernement du Canada demande donc respectueusement des garanties que toute preuve ou déclaration divulguée aux autorités américaines qui découle des interrogatoires d’Omar Khadr menés par les représentants canadiens ne soit pas utilisée contre lui par les autorités américaines dans le cadre des procédures devant la commission miliaire, ou devant toute autre instance.
L’ambassade du Canada souhaite également mentionner qu’afin que sa réponse soit conforme à l’arrêt de la Cour suprême du Canada, le gouvernement du Canada s’estime obligé de fournir une copie de la présente note à l’avocat de M. Khadr. Sur consentement du Département d’État, une copie de la réponse à cette note sera aussi fournie à l’avocat de M. Khadr.
L’ambassade du Canada profite de cette occasion pour renouveler au Département d’État des États-Unis d’Amérique l’assurance de sa plus haute considération.
Washington (district de Columbia)
Le 16 février 2010
Dossier : T-230-10
Dossier : T-231-10
ANNEXE B
[traduction]
No 269
L’ambassade des États-Unis présente ses compliments au ministère des Affaires étrangères et du Commerce international, et a l’honneur d’évoquer la note diplomatique UNWS0013, datée du 16 février 2010, concernant la question de M. Omar Khadr, un citoyen du Canada détenu à la baie de Guantánamo, à Cuba.
Le Département d’État a fourni la note diplomatique évoquée au Bureau des procureurs des commissions militaires du département de la Défense concernant l’affaire de M. Khadr. Lorsqu’ils présenteront leur preuve, ces procureurs seront régis par la Military Commissions Act of 2009 (la MCA), plus précisément par la règle 948, qui prévoit des garanties contre l’admission d’éléments de preuve obtenus par des moyens irréguliers dans les instances tenues devant une commission militaire.
Les garanties visées incluent l’exclusion de toutes les déclarations obtenues par la torture, ou par des traitements cruels, inhumains ou dégradants, « sauf contre une personne accusée de torture ou d’avoir infligé de tel traitement en tant que preuve que la déclaration a été faite ». MCA, alinéa 948a). Les autres déclarations de l’accusé peuvent être admises en preuve seulement si le juge militaire conclut « que l’ensemble des circonstances fait en sorte que la déclaration est fiable et a une valeur probante suffisante; et que – (A) la déclaration découle indirectement d’une conduite licite dans le cadre
[page 2]
d’opérations militaires au moment de la capture, ou dans le cadre d’une bataille étroitement liée à la déclaration, et que l’intérêt de la justice serait mieux servi par l’admission de la déclaration en preuve; ou (B) la déclaration a été faite de manière volontaire ». MCA, alinéa 948c).
Le gouvernement des États-Unis accepte qu’une copie de la présente réponse soit fournie à l’avocat de M. Khadr.
L’ambassade des États-Unis d’Amérique profite de cette occasion pour renouveler au ministère des Affaires étrangères et du Commerce international l’assurance de sa plus haute considération.
Ambassade des États-Unis d’Amérique
Ottawa, le 27 avril 2010
[1]Reproduit au par. 15 de Khadr c. Canada (Premier ministre), 2009 CF 405, [2010] 1 R.C.F. 34. Dans ce rapport, « Umar » représente M. Khadr.
[2]Hamdi v. Rumsfeld, 542 U.S. 507 (2004).
[3]Le résumé de la preuve et les conclusions du tribunal d’examen du statut de combattant peuvent être consultés dans la décision du juge von Finckenstein dans Khadr c. Canada (Ministre des Affaires étrangères), 2005 CF 135.
[4]Cette conclusion n’a pas été contestée par le Canada devant la Cour d’appel fédérale : 2009 CAF 246, [2010] 1 R.C.F. 73, au par. 38.
[5]Un fait que la Cour suprême a relevé dans l’arrêt Doucet-Boudreau c. Nouvelle-Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62, [2003] 3 R.C.S. 3, au par. 32.
[6]Il est intéressant de relever que la Cour suprême a déclaré que son jugement déclaratoire fournirait au pouvoir exécutif un cadre pour établir « quelles » mesures il doit prendre; elle n’a pas mentionné qu’il s’agissait d’un cadre pour examiner s’il doit prendre des mesures ou non.