Référence : |
Drolet c. Stiftung Gralsbotschaft, 2009 CF 17, [2010] R.C.F. 492 |
T-1670-04 |
Yvon Drolet (demandeur/défendeur reconventionnel)
c.
Stiftung Gralsbotschaft et Fondation du Mouvement du Graal – Canada (défenderesses/demanderesses reconventionnelles)
Répertorié : Drolet c. Stiftung Gralsbotschaft (C.F.)
Cour fédérale, juge de Montigny—Montréal, 14–24 avril 2008; Ottawa, 6 janvier 2009.
Marques de commerce — Radiation — Demande visant à faire radier du registre des marques de commerce les inscriptions des défenderesses suivant l’art. 57 de la Loi sur les marques de commerce — En demande reconventionnelle, les défenderesses ont demandé à la Cour d’émettre une injonction permanente enjoignant au demandeur de cesser d’employer leurs marques de commerce — Le demandeur avait reproduit les marques de commerce enregistrées des défenderesses dans ses livres — Les marques enregistrées étaient un pseudonyme, un logo et le titre d’une œuvre — Le demandeur soutenait que les marques enregistrées étaient descriptives des marchandises vendues par les défenderesses — Le pseudonyme en l’espèce n’est pas un nom ou un nom de famille et était enregistrable en vertu de l’art. 12 de la Loi — Le logo ne jouit pas d’une reconnaissance universelle et historique et était aussi enregistrable — Le demandeur a violé cette marque — Le titre d’un livre est intrinsèquement descriptif parce qu’il est la seule façon d’identifier un ouvrage et ne peut en être dissocié — La marque enregistrée du titre était donc invalide — Demande accueillie en partie; demande reconventionnelle accueillie en partie.
Marques de commerce — Contrefaçon — Demande reconventionnelle visant à obtenir une injonction enjoignant au demandeur de cesser d’employer les marques de commerce des défenderesses — Le demandeur avait reproduit les marques de commerce enregistrées par les défenderesses dans ses livres — Les marques enregistrées étaient un pseudonyme, un logo et le titre d’une œuvre — Le demandeur a contrevenu à l’art. 19 de la Loi en reproduisant le logo des défenderesses — Les défenderesses avaient droit à une injonction permanente à l’encontre du demandeur lui interdisant d’utiliser le logo de la Stiftung en liaison avec quelque publication que ce soit — Par contre, la reproduction du pseudonyme ne créait pas de confusion avec la marque enregistrée au terme de l’article 20 de la Loi — Les personnes savaient qu’elles achetaient une version différente — L’action en commercialisation trompeuse des défenderesses devait aussi être rejetée — Le demandeur n’avait pas tenté de faire passer son livre pour celui des défenderesses.
Interprétation des lois — Demande visant à faire radier du registre des marques de commerce les inscriptions des défenderesses suivant l’art. 57 de la Loi sur les marques de commerce — La définition de « marchandises » à l’art. 2 de la Loi ne signifie pas que l’enregistrement comme marque de commerce du titre d’une publication écrite est permis — Le droit des marques de commerce ne peut avoir pour effet de contourner les dispositions de la Loi sur le droit d’auteur — Accorder le droit d’enregistrer une marque de commerce sur le titre d’un livre irait à l’encontre de l’intention du législateur de mettre à la disposition du public des œuvres littéraires maintenant dans le domaine public.
Droit d’auteur — Violation — Demande reconventionnelle alléguant que le demandeur a enfreint les droits d’auteur des défenderesses en publiant des extraits d’une traduction leur appartenant — Le demandeur a soutenu que la traduction n’était pas une œuvre originale et qu’elles n’en détenaient pas les droits d’auteur — La traduction en l’espèce n’est pas la simple copie d’une autre œuvre mais reflète l’exercice de talent et de jugement du traducteur — Le traducteur a fait plus que des modifications cosmétiques — Pour contrer une action en violation du droit d’auteur, il ne suffit pas de remanier l’ordre des chapitres ou d’ajouter au texte plagié — C’est la mesure dans laquelle l’œuvre originale a été reproduite qu’il faut évaluer — Cependant, bien que les défenderesses étaient titulaires des droits d’auteur de la traduction, leur recours était prescrit en vertu de l’art. 41(1) de la Loi sur le droit d’auteur.
Il s’agissait d’une demande visant à faire radier du registre des marques de commerce les inscriptions des défenderesses, le tout conformément à l’article 57 de la Loi sur les marques de commerce.
Le Message du Graal est une collection de réflexions spirituelles écrites et publiées en allemand entre 1923 et 1937 sous forme de conférences par Oskar Ernst Bernhardt. La défenderesse Stiftung Gralsbotschaft (la Stiftung) est une maison d’édition qui diffuse et publie l’œuvre d’Oskar Ernst Bernhardt et qui détient un certificat d’enregistrement du droit d’auteur pour les traductions françaises du Message du Graal effectuées par Paul Kaufmann. En 1998, elle a enregistré auprès de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada les marques de commerce suivantes reliées à l’œuvre d’Oskar Ernst Bernhardt : le pseudonyme de l’auteur ABD-RU-SHIN, le sigle A & SERPENT DESSIN, et le titre DANS LA LUMIÈRE DE LA VÉRITÉ. En 2000, le demandeur a pris connaissance de l’existence de deux traductions françaises de l’œuvre originale d’Oskar Ernst Bernhardt publiée en 1931. S’appuyant sur ces deux traductions, sur l’œuvre originale en allemand, et sur la traduction effectuée par Paul Kaufmann, le demandeur a tenté de reconstituer l’œuvre originale de l’auteur. Il a conclu que l’édition publiée vers 1949 en allemand et considérée par les défenderesses comme étant la version définitive différait de l’édition originale par, entre autres, le retrait de plusieurs conférences et de passages. En 2001, le demandeur a publié trois volumes d’une version française du Message du Graal tout en reproduisant les marques enregistrées des défenderesses. Dans sa demande, le demandeur a indiqué entre autres que les marques de commerce des défenderesses étaient descriptives des marchandises qu’elles vendaient. En demande reconventionnelle, les défenderesses ont demandé à la Cour d’émettre une injonction permanente enjoignant au demandeur de cesser d’employer leurs marques de commerce. En 2007, les défenderesses ont modifié leur demande reconventionnelle pour y inclure une action en violation de leur droit d’auteur et pour demander l’émission d’une injonction enjoignant le demandeur de ne pas publier ou vendre de publication contenant des extraits des traductions effectuées par Paul Kaufmann. Dans sa défense reconventionnelle, le demandeur a soutenu que les traductions de Paul Kaufmann n’avaient pas un degré suffisant d’originalité pour faire naître un droit d’auteur.
Les questions litigieuses en l’espèce étaient de deux ordres. La première série de questions concernait principalement la validité des marques de commerce enregistrées par les défenderesses. La deuxième série de questions portait sur la question de savoir si la traduction de Paul Kaufmann était une œuvre originale et si, le cas échéant, le demandeur avait violé le droit d’auteur des défenderesses.
Jugement : la demande doit être accueillie en partie; la demande reconventionnelle doit être accueillie en partie.
Pour être enregistrable, une marque doit être distinctive et ne pas tomber dans une exception prévue à l’article 12 de la Loi sur les marques de commerce. Pour la marque ABD-RU-SHIN, il fallait appliquer le test de l’alinéa 12(1)a) qui prévoit qu’on ne peut enregistrer une marque de commerce sur le nom ou le nom de famille d’une personne vivante ou décédée dans les 30 années précédentes. Le mot Abd-ru-shin n’est pas le prénom ou le nom de famille d’une personne vivante ou récemment décédée, et n’est pas susceptible de se retrouver dans un annuaire téléphonique. De plus, même si Abd-ru-shin pouvait être assimilé à un nom pour les fins de l’alinéa 12(1)a), les effets juridiques de cette disposition ont pris fin en 1971, soit 30 ans après le décès de l’auteur. Le mot Abd-ru-shin était donc enregistrable.
Le régime juridique des marques officielles diffère de celui des marques de commerce. Ainsi, un demandeur n’a pas à démontrer le caractère distinctif de la marque officielle proposée. La principale exigence tient plutôt à la nécessité d’être reconnu comme autorité publique. Dans la décision Congrès juif canadien c. Chosen People Ministries (C.F.), le juge Blais mentionne qu’ « interdire aux associations et organismes juifs l’emploi et l’adoption d’une marque comme la menorah serait peine perdue, étant donnée qu’elle a toujours été liée à la culture juive ». Le demandeur s’est appuyé sur cette opinion incidente pour affirmer que les défenderesses ne pouvaient s’approprier le logo A & SERPENT DESSIN par le biais d’une marque de commerce. Toutefois, le logo A & SERPENT DESSIN ne jouit pas de la même reconnaissance universelle et historique comme emblème officiel du Mouvement du Graal que la menorah pour les membres de la communauté juive. Conséquemment, le logo A & SERPENT DESSIN était aussi enregistrable.
La marque DANS LA LUMIÈRE DE LA VÉRITÉ, quant à elle, est invalide. Le titre d’une œuvre littéraire est intrinsèquement descriptif parce qu’il est la seule façon d’identifier un ouvrage. En ce sens, le titre ne peut être dissocié de l’œuvre elle-même. La définition de « marchandises » à l’article 2 de la Loi, selon laquelle « sont assimilées aux marchandises les publications imprimées », ne doit pas être interprétée comme signifiant que l’enregistrement comme marque de commerce du titre d’une publication écrite est permis. Les mots « publications imprimées » sont flous et semblent avoir été ajoutés à la définition afin de contrer la jurisprudence selon laquelle un journal ne pouvait être considéré comme un objet manufacturé, produit ou article. En supposant qu’un livre puisse être considéré comme une marchandise à titre de publication imprimée, encore faut-il que son titre réponde aux exigences de l’article 12 de la Loi. De plus, le droit des marques de commerce ne peut avoir pour effet de mettre en échec ou de contourner les dispositions de la Loi sur le droit d’auteur. En accordant le droit d’enregistrer une marque de commerce sur le titre d’une œuvre littéraire sur laquelle existait un droit d’auteur et qui est maintenant dans le domaine public, l’intention du législateur de mettre à la disposition du public de telles œuvres serait contrée. Le législateur n’a pas voulu étendre indirectement la portée du droit d’auteur en permettant que l’on s’approprie le titre d’une œuvre.
Le recours des défenderesses fondé sur l’article 19 de la Loi sur les marques de commerce en relation avec la marque A & SERPENT DESSIN devait être retenu. Le demandeur a violé les droits des défenderesses en reproduisant le logo de la Stiftung sur les pages frontispices de son livre. Les défenderesses avaient droit à une injonction permanente à l’encontre du demandeur lui interdisant d’utiliser le logo de la Stiftung en liaison avec quelque publication que ce soit. En ce qui concerne le pseudonyme de l’auteur, sa reproduction par le demandeur (Abdruschin) devait démontrer une confusion avec la marque enregistrée des défenderesses (ABD-RU-SHIN) au terme de l’article 20 de la Loi. Bien qu’une légère variation dans la graphie du pseudonyme ne suffît pas pour conclure à l’absence de confusion, d’autres facteurs militaient en faveur de la conclusion que le livre du demandeur n’est pas susceptible d’être confondu avec ceux des défenderesses, tel le fait que leurs apparences sont différentes. De plus, le demandeur n’a fait qu’un tirage limité de ses livres, n’en a obtenu aucun profit et n’a pas fait de publicité. Les personnes savaient qu’elles achetaient une version différente de celle vendue par les défenderesses. L’action en commercialisation trompeuse des défenderesses devait être rejetée. Le demandeur n’avait pas tenté de faire passer son livre pour celui des défenderesses. Il s’est plutôt dissocié des défenderesses en affirmant que leur version de l’œuvre d’Oskar Ernst Bernhardt n’est pas conforme au Message du Graal original.
En ce qui concerne les droits d’auteurs en l’espèce, la traduction de l’œuvre d’Oskar Ernst Bernhardt effectuée par Paul Kaufmann n’est pas la simple copie d’une autre œuvre, mais reflète l’exercice de son talent et de son jugement. Paul Kaufmann n’a pas reprit une traduction antérieure en n’y faisant que des modifications cosmétiques, mais a substantiellement modifié l’œuvre d’Oskar Ernst Bernhardt pour la rendre plus littéraire et moins littérale. La présomption prévue au paragraphe 34.1(2)b) de la Loi ainsi que le contrat conclu avec Paul Kaufmann jouent en faveur de la Stiftung à l’effet que cette dernière est titulaire des droits d’auteur dans toutes les traductions françaises effectuées par Paul Kaufmann. L’œuvre du demandeur est essentiellement identique à celle de l’édition publiée et distribuée par les défenderesses et, malgré le réarrangement des exposés, n’est pas originale. Il ne suffit pas de remanier l’ordre des chapitres ou d’ajouter au texte plagié pour contrer une action en violation du droit d’auteur. C’est la mesure dans laquelle l’œuvre originale a été reproduite qu’il faut évaluer. Cependant, la demande reconventionnelle des défenderesses basée sur la violation de leurs droits d’auteur était prescrite en vertu du paragraphe 41(1) de la Loi. En effet, les défenderesses avaient modifié leur demande reconventionnelle pour y ajouter une action en violation du droit d’auteur six ans après avoir pris connaissance de l’œuvre du demandeur, et plus de trois ans après l’institution des procédures devant cette Cour.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 2.
Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., ch. C-12, art. 3.
Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64, art. 1457.
Loi des marques de commerce et dessins de fabrique, S.R.C. 1927, ch. 201.
Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. (1985), ch. C-42, art. 2 « contrefaçon » (édicté par L.C. 1997, ch. 24, art. 1), « droit d’auteur » (édicté, idem), « droits moraux » (édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 10, art. 1), « toute œuvre littéraire, dramatique, musicale ou artistique originale » (mod. par L.C. 1993, ch. 44, art. 53), 3(1) (mod. par L.C. 1988, ch. 65, art. 62; 1993, ch. 44, art. 55; 1997, ch. 24, art. 3), 5 (mod. par L.C. 1993, ch. 15, art. 2, ch. 44, art. 57; 1994, ch. 47, art. 57; 1997, ch. 24, art. 5; 2001, ch. 34, art. 34), 6 (mod. par L.C. 1993, ch. 44, art. 58), 13(1), (4) (mod. par L.C. 1997, ch. 24, art. 10), 14(1), 14.1 (édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 10, art. 4), 14.2 (édicté, idem; L.C. 1997, ch. 24, art. 13), 27 (mod. idem, art. 15), 28.1 (édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 10, art. 6), 28.2 (édicté, idem), 29 (mod. par L.C. 1997, ch. 24, art. 18), 34(1) (mod., idem, art. 20), 34.1 (édicté, idem), 35(1) (mod., idem), 36(1) (mod., idem), 37 (mod., idem), 38.1(1) (édicté, idem), 39(1) (mod., idem), 41 (mod., idem, art. 22), 49 (mod. par L.C. 1993, ch. 15, art. 4), 53 (mod., idem, art. 5; 1997, ch. 24, art. 30), 55(1) (mod., idem, art. 32).
Loi sur les corporations canadiennes, S.R.C. 1970, ch. C-32, Partie II.
Loi sur les marques de commerce, L.R.C. (1985), ch. T-13, art. 2 « marchandises », « marque de commerce », « distinctive », 6, 7, 9(1)j), n)(iii), 12 (mod. par L.C. 1990, ch. 20, art. 81; 1993, ch. 15, art. 59(F); 1994, ch. 47, art. 193; 2007, ch. 25, art. 14), 13(1)b), 19 (mod. par L.C. 1993, ch. 15, art. 60), 20 (mod. par L.C. 1994, ch. 47, art. 196), 53.2 (édicté par L.C. 1993, ch. 44, art. 234), 57.
Loi sur les marques de commerce, S.C. 1952-53, ch. 49, art. 2f) « marchandises ».
Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, règles 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 2), 75, 210, 222, 225, 255, 400(3), 407, Tarif B, colonne IV.
TRAITÉS ET AUTRES INSTRUMENTS CITÉS
Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques (Acte de Paris du 24 juillet 1971 modifié le 28 septembre 1979), [1998] R.T. Can. no 18.
Pacte international relatif aux droits civils et politiques, 19 décembre 1966, [1976] R.T. Can. no 47, art. 18, 19.
JURISPRUDENCE CITÉE
décisions appliquées :
CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut-Canada, 2004 CSC 13, [2004] 1 R.C.S. 339, infirmant 2002 CAF 187, [2002] 4 C.F. 213; U & R Tax Services Ltd. c. H & R Block Canada Inc., [1995] A.C.F. no 962 (1re inst.) (QL).
décision différenciée :
Congrès juif canadien c. Chosen People Ministries, Inc., 2002 CFPI 613, [2003] 1 C.F. 29, conf. par 2003 CAF 272.
décisions examinées :
Drolet c. Stiftung Gralsbotschaft, 2007 CF 1276; infirmant 2007 CF 1347; R. c. Marquard, [1993] 2 R.C.S. 223; Mattel, Inc. c. 3894207 Canada Inc., 2006 CSC 22, [2006] 1 R.C.S. 772; Santana Jeans Ltd. c. Manager Clothing Inc., [1993] A.C.F. no 1283 (1re inst.) (QL); Tommy Hilfiger Licensing Inc. c. Produits de Qualité I.M.D. Inc., 2005 CF 10; Association of Professional Engineers of the Province of Ontario v. Registrar of Trade Marks, [1959] R.C.É. 354, (1959), 31 C.P.R. 79; In re Cooper, 254 F.2d 611 (C.C.P.A. 1958); Herbko International, Inc. v. Kappa Books, Inc., 308 F.3d 1156 (Fed. Cir. 2002); Kirkbi AG c. Gestions Ritvik Inc., 2005 CSC 65, [2005] 3 R.C.S. 302.
décisions citées :
Unitel Communications Inc. c. Bell Canada, [1995] A.C.F. no 613 (1re inst.) (QL); WCC Containers Sales Ltd. c. Haul-All Equipment Ltd., 2003 CF 962; Emall.ca Inc. c. Cheaptickets and Travel Inc., 2008 CAF 50, [2009] 2 R.C.F. 43; Registraire des Marques de Commerce c. Coles Book Stores Ltd., [1974] R.C.S. 438; Galanos c. Registraire des marques de commerce, [1982] A.C.F. no 1022 (1re inst.) (QL); Gerhard Horn Investments Ltd. c. Registraire des marques de commerce, [1983] 2 C.F. 878 (1re inst.); Philip Morris Inc. v. Imperial Tobacco Ltd. (1985), 7 C.P.R. (3d) 254 (C.F. 1re inst.); Community Credit Union Ltd. c. Canada (Registraire des marques de commerce), 2006 CF 1119; Cross-Canada Auto Body Supply (Windsor) Ltd. c. Hyundai Auto Canada, 2007 CF 580, conf. par 2008 CAF 98; GWG Ltd. c. Registraire des marques de commerce, [1981] A.C.F. no 312 (1re inst.) (QL); Labatt (John) Ltd. c. Carling Breweries Ltd., [1974] A.C.F. no 1104 (1re inst.) (QL); American Home Products Corp. v. Drackett Co. of Canada Ltd., The, [1968] 2 R.C.É. 89, (1968), 55 C.P.R. 29; Mathieson v. Sir Isaac Pitman & Sons Ld. (1930), 47 R.P.C. 541 (Ch. D.); Canadian Jewish Review Ltd. v. Registrar of Trade Marks (1961), 37 C.P.R. 89, 22 Fox. Pat. C. 49 (C. de l’É.); Compagnie Générale des Établissements Michelin—Michelin & Cie c. Syndicat national de l’automobile, de l’aérospatiale, du transport et des autres travailleurs et travailleuses, [1997] 2 C.F. 306 (1re inst.); Comedy III Productions, Inc. v. New Line Cinema, 200 F.3d 593 (9th Cir. 2000); PVR Co. c. Decosol (Can.) Ltd. (1972), 10 C.P.R. (2d) 203 (C.F. 1re inst.); Adidas (Canada) Ltd. c. Colins Inc., [1978] A.C.F. no 8 (1re inst.) (QL); 688863 Ontario Ltd. c. Landover Enterprises Inc., [1991] A.C.F. no 244 (1re inst.) (QL); Baylor University c. Governor and Co. of Adventurers Trading into Hudson’s Bay, [2000] A.C.F. no 984 (C.A.) (QL); Vibe Ventures LLC c. 3681441 Canada Inc., 2005 CF 1650; Veuve Clicquot Ponsardin c. Boutiques Cliquot Ltée, 2006 CSC 23, [2006] 1 R.C.S. 824; Remo Imports Ltd. c. Jaguar Cars Ltd., 2007 CAF 258, [2008] 2 R.C.F. 132; Benson & Hedges (Canada) Limited v. St. Regis Tobacco Corporation, [1969] R.C.S. 192; Théberge c. Galerie d’Art du Petit Champlain inc., 2002 CSC 34, [2002] 2 R.C.S. 336; Euro-Excellence Inc. c. Kraft Canada Inc., 2007 CSC 37, [2007] 3 R.C.S. 20; Grignon c. Roussel, [1991] A.C.F. no 557 (1re inst.) (QL); Wall v. Horn Abbot Ltd., 2007 NSSC 197, 256 N.S.R. (2d) 34; Gondos v. Hardy et al. (1982), 38 O.R. (2d) 555, 64 C.P.R. (2d) 145 (H.C.J.); Francis Day & Hunter, Ltd. and Another v. Bron and Another, [1963] 2 All E.R. 16 (C.A.); Apple Computer Inc. c. Mackintosh Computers Ltd., [1987] 1 C.F. 173 (1re inst.); McCutcheon c. Haufschild, [1998] A.C.F. no 290 (1re inst.) (QL); Apotex Inc. c. Canada (Ministre de la Santé national et du Bien-être social), [2000] A.C.F. no 1919 (C.A.) (QL); Microsoft Corp. c. Cerrelli, 2007 CF 1364.
DOCTRINE CITÉE
Gill, A. Kelly et R. Scott Jolliffe. Fox on Canadian Law of Trade-marks and Unfair Competition, 4e éd., feuilles mobiles. Toronto : Carswell, 2002.
Harper, James E. « Single Literary Titles and Federal Trademark Protection: the Anomaly between the USPTO and Case Law Precedents » (2004), 45 Idea 77.
Hughes, Roger T. Hughes on Trade Marks, feuilles mobiles. Toronto : Butterworths, 1984.
Hughes, Roger T. et al. Hughes on Trade Marks, 2e éd., feuilles mobiles. Markham : LexisNexis Canada, 2005.
McCarthy, J. Thomas. McCarthy on Trademarks and Unfair Competition, 4e éd., feuilles mobiles. St. Paul, Minn. : West, 1998.
Robert & Collins Dictionnaire Français-Allemand/Allemand-Français. Laurier Books Ltd., 2000, « werben ».
Sopinka, John et al. The Law of Evidence in Canada. Toronto : Butterworths, 1992.
DEMANDE visant à faire radier du registre des marques de commerce les inscriptions des défenderesses, le tout conformément à l’article 57 de la Loi sur les marques de commerce. Demande accueillie en partie; demande reconventionnelle accueillie en partie.
ONT COMPARU
Claudette Dagenais pour le demandeur.
Pascal Lauzon pour les défenderesses.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Dagenais Jacob, Montréal, pour le demandeur.
BCF s.e.n.c.r.l., Montréal, pour les défenderesses.
Voici les motifs du jugement et le jugement rendus en français par
[1] Le juge de Montigny : Ce litige met en jeu des questions complexes et inédites de propriété intellectuelle. Mais de façon peut-être plus importante encore pour les parties immédiates ainsi que pour ceux et celles qui adhèrent aux croyances à l’origine du présent débat, ces questions ont des répercussions importantes sur ce à quoi ils et elles croient le plus profondément et sont par conséquent au cœur même de leur vie. La sincérité des nombreux témoins qui se sont exprimés devant la Cour ne laisse d’ailleurs aucun doute quant à l’intensité de leurs convictions.
[2] Ceci étant dit, cette Cour doit se garder d’intervenir dans une sphère qui ne relève pas de sa juridiction. En effet, il n’appartient pas à un tribunal civil de trancher des questions d’ordre métaphysique et spirituel. Même si les questions juridiques qui doivent être tranchées sont parfois inextricablement liées à des enjeux d’une autre nature, il faut dans toute la mesure du possible tenter de les dissocier pour ne s’en tenir qu’aux aspects ayant une dimension légale. C’est donc en gardant ce caveat à l’esprit que j’aborderai maintenant le différend qui oppose les deux parties.
CONTEXTE FACTUEL
[3] Le demandeur, M. Yvon Drolet, est un gestionnaire et enseignant à la retraite. Il prend connaissance pour la première fois du Message du Graal en 1976.
[4] Pour bien comprendre la suite des événements, il est important d’ouvrir ici une parenthèse pour dire quelques mots de cette œuvre et de son auteur. Le Message du Graal est l’œuvre d’Oskar Ernst Bernhardt, né en Allemagne en 1875. Il publia entre 1923 et 1937, sous le nom de plume d’Abd-ru-shin, de nombreuses conférences, qui sont le fruit de ses réflexions spirituelles, dans les Gralsblätter (Feuilles du Graal), dans la revue Der Ruf (L’appel) et dans la revue Die Stimme (La Voix).
[5] Considéré par ses adhérents comme une œuvre plus importante encore que la Bible, le Message du Graal se veut une réponse aux questions existentielles auxquelles s’intéressent toutes les religions et fait une place importante aux enseignements de Jésus. L’auteur se considère d’ailleurs comme un envoyé de Dieu, après Moïse et Jésus. L’adhésion aux principes du Message peut se concrétiser par une cérémonie officielle appelée la « scellée ».
[6] En 1926, Oskar Ernst Bernhardt effectua une première publication, en allemand, d’un livre intitulé Im Lichte der Wahrheit (Dans la lumière de la vérité). Puis, en 1931, il publie sous le même titre le Message du Graal en un seul volume comprenant 91 exposés de l’auteur, les 10 commandements de Dieu et, en annexe, l’exposé « La Vie ».
[7] En 1934, Oskar Ernst Bernhardt publia, toujours en allemand, les Résonances I au Message du Graal, qui comprend 61 exposés.
[8] De 1934 à 1936, Oskar Ernst Bernhardt publia 38 autres conférences isolées aux éditions Der Ruf. Puis, en 1937, il publia dans la revue Die Stimme ses 10 dernières conférences. Il mourut le 6 décembre 1941.
[9] On publia de façon posthume, en 1949, un livre intitulé Ermahnungen (Exhortations), composé de 22 conférences basées sur des allocutions d’Oskar Ernst Bernhardt durant les années 1934–1937. Vingt de ces conférences provenaient des Résonances I au Message du Graal et de la revue Der Ruf publiées de 1934 à 1936, et deux étaient inédites.
[10] J’aurai l’occasion de revenir sur ces différentes publications, qui sont au cœur du présent litige, lorsque j’aborderai l’analyse des questions juridiques proprement dites. Mais auparavant, il importe de décrire les activités de M. Drolet qui sont à l’origine de l’action principale et de la demande reconventionnelle, ainsi que de dire quelques mots des deux organisations qui sont également parties à ce litige.
a) Les activités de M. Drolet et les origines du présent litige
[11] En tant que responsable du Cercle du Graal de la région de Québec, M. Drolet organise diverses activités de diffusion du Message du Graal. Entre 1982 et 1995, M. Drolet dit avoir donné plus de 200 conférences à titre bénévole dans plusieurs régions du Québec.
[12] En 1997, M. Drolet se retire de la Fondation du Mouvement du Graal parce qu’il est mal à l’aise avec la manière de faire de la Fondation. Il continuera néanmoins à donner des conférences, à titre individuel et sans le concours de quelque organisation, et ce jusqu’en 1999. Il semble qu’il y ait eu au cours de ces mêmes années un schisme au sein du Mouvement du Graal en Allemagne, division qui se serait répercutée au Canada et dans divers autres pays. Bien que cette scission ait pu avoir des conséquences importantes pour les adhérents, elle n’est pas pertinente pour les fins du présent litige dans la mesure où le Mouvement n’est pas l’une des parties en cause ici.
[13] En 2000, le demandeur apprend l’existence de ce qu’il estime être l’œuvre originale de l’auteur du Message du Graal, M. Oskar Ernst Bernhardt, dans son édition de 1931, telle que traduite en français par M. Jean-François Roudaut. Cette traduction de M. Roudaut, il est important de le mentionner, n’a jamais existé que sous forme de photocopies.
[14] Puis, M. Drolet apprend qu’un disciple d’Oskar Ernst Bernhardt, M. Lucien Siffrid, avait traduit en français une partie de son œuvre du vivant de l’auteur. S’appuyant donc sur les traductions de M. Roudaut et de M. Siffrid, sur l’œuvre originale en allemand, ainsi que sur la traduction française effectuée par M. Kaufmann et que distribue la Fondation, M. Drolet entreprend donc des recherches pour tenter de reconstituer ce qu’il estime être l’œuvre originale d’Oskar Ernst Bernhardt.
[15] Suite à ces recherches, le demandeur en vient à la conclusion que l’édition publiée vers 1949/1950 en allemand et considérée par la Fondation comme la version définitive du Message du Graal, différait de l’édition originale et des écrits publiés du vivant d’Oscar Ernst Bernhardt sous différents aspects : le retrait de 14 exposés ou conférences, le retrait d’un nombre assez important de passages et l’interversion de l’ordre des exposés.
[16] Ayant constaté ces nombreux écarts, et après avoir vérifié que les droits d’auteur sur l’œuvre originale avaient expiré en 1991 (soit 50 ans après la mort de l’auteur, tel que stipulé par l’article 6 [mod. par L.C. 1993, ch. 44, art. 58] de la Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. (1985), ch. C-42), le demandeur entreprend de publier en mai 2001 cent exemplaires en trois volumes de ce qu’il considère être la version française du Message du Graal telle que publiée du vivant de l’auteur, du moins pour les deux premiers volumes. Les livres de M. Drolet ont les titres suivants : Dans la lumière de la vérité, édition de 1931, Résonances au message du Graal, tome 1 et Résonances au message du Graal, tome 2.
[17] La première édition s’étant épuisée assez rapidement, M. Drolet fit savoir au début de l’année 2002 qu’il s’apprêtait à publier une seconde édition pour répondre à la demande d’autres personnes désirant lire son ouvrage.
[18] Le 14 mars 2002, la Fondation du Mouvement du Graal – Canada a envoyé une mise en demeure à M. Drolet, le sommant de cesser immédiatement la diffusion, la distribution ou la communication sous quelque forme que ce soit de tout livre, ouvrage ou publication contenant les marques de commerce enregistrées par la Stiftung Gralsbotschaft en 1999. Je reviendrai plus loin sur l’enregistrement de ces marques. Qu’il suffise pour l’instant de dire que les marques enregistrées portent sur le nom Abd-ru-shin, sur le titre Dans la lumière de la vérité/In the Light of Truth/Im Lichte Der Warheit, et sur le sigle comprenant la lettre A entourée d’un cercle formé d’un serpent qui se mort la queue.
[19] Suite à un échange de lettres entre les procureurs des deux parties, et devant l’impossibilité de trouver un terrain d’entente, le demandeur intenta le 14 septembre 2004 une action visant à faire radier du registre des marques de commerce les inscriptions des défenderesses/ demanderesses reconventionnelles, le tout conformément à l’article 57 de la Loi sur les marques de commerce, L.R.C. (1985), ch. T-13 [la Loi].
[20] En demande reconventionnelle, les défenderesses ont fait valoir que leurs marques de commerce étaient valides, et que le demandeur avait en conséquence violé les alinéas 7b) et c) de la Loi sur les marques de commerce. Les défenderesses ont également demandé à la Cour d’émettre une injonction permanente enjoignant au demandeur de cesser d’employer les marques des défenderesses, ainsi que d’offrir en vente, de vendre, de fabriquer, de distribuer, d’exécuter ou d’annoncer toute œuvre littéraire, toute publication, toute présentation publique des œuvres ou toute conférence en association avec les marques des défenderesses. Enfin, les défenderesses demandaient à la Cour de condamner le demandeur à leur verser, à leur choix, des dommages ou de rendre compte de leurs profits du fait de ses activités illégales.
[21] Le 21 octobre 2007, les défenderesses/demanderesses reconventionnelles ont présenté une requête en vertu des règles 75 et suivantes et la règle 210 des Règles des Cours fédérales [DORS/98-106, règle 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 2)] afin d’amender leur défense pour y inclure une nouvelle cause d’action en violation des droits d’auteur à l’encontre du demandeur. Les défenderesses soutenaient essentiellement avoir découvert que l’ouvrage de M. Drolet était le résultat d’une copie substantielle de la traduction de l’œuvre originale effectuée par et pour la défenderesse Stiftung Gralsbotschaft, et pour laquelle les droits d’auteur subsistaient.
[22] Dans une ordonnance rendue le 5 décembre 2007 [2007 CF 1276], le protonotaire Morneau rejeta cette requête parce que trop tardive. Cette décision devait cependant être infirmée par mon collègue le juge Yvon Pinard le 20 décembre 2007 [2007 CF 1347]. Tout en se disant d’accord avec le protonotaire que les défenderesses/ demanderesses reconventionnelles avaient été négligentes en agissant aussi tard, il se dit d’avis que les intérêts de la justice seraient mieux servis par la tenue d’un seul procès où le même juge pourrait considérer les deux volets de propriété intellectuelle soulevés par le présent litige. Suite à cette décision, les défenderesses ont amendé leur défense et demande reconventionnelle pour demander à la Cour de déclarer que la publication, la mise en circulation, l’offre en vente et la vente du Message du Graal par le demandeur/défendeur reconventionnel constituent une violation de droits d’auteur contrairement à l’article 27 [mod. par L.C. 1997, ch. 24, art. 15] de la Loi sur le droit d’auteur. Les défenderesses ont également demandé l’émission d’une injonction permanente enjoignant au demandeur de ne pas publier, mettre en circulation, offrir en vente, importer et posséder dans le but de publier, mettre en circulation, offrir en vente ou vendre toute publication contenant des extraits des traductions effectuées par Paul Kaufmann pour la Stiftung et ce, jusqu’au 20 novembre 2044.
b) Qui sont les défenderesses?
[23] La Stiftung Gralsbotschaft est une société reconnue d’utilité publique (organisme de bienfaisance et société à but non lucratif) fondée au tout début des années 50 par la veuve d’Oskar Ernst Bernhardt, Maria Bernhardt. Cette fondation fut agréée par le Ministère des cultes et de l’instruction publique de la province de Baden-Württemberg le 2 avril 1951.
[24] Les statuts de la Stiftung prévoient qu’il est de sa mission de protéger, promouvoir et diffuser (notamment par le biais de traductions) l’œuvre d’Oskar Ernst Bernhardt et d’autres œuvres qui s’en inspirent. La Stiftung est donc essentiellement une maison d’édition, qui ne doit pas être confondue avec le Mouvement international du Graal, dont la mission est davantage spirituelle.
[25] La Stiftung diffuse ses livres mondialement dans 17 langues, incluant le français et l’anglais. Les droits d’auteur qu’elle recueille de ces ventes constituent une partie importante de son financement. Lors de son témoignage, le directeur général de la Stiftung, M. Michael Oort, a indiqué que le Message du Graal avait été vendu à plus de 1 300 000 copies depuis 1931.
[26] La Stiftung distribue ces produits à l’extérieur de l’Allemagne en étroite collaboration avec des organisations nationales, comme la Fondation du Mouvement du Graal – Canada et soutient financièrement et/ou matériellement, lorsque nécessaire, ces mêmes organisations.
[27] Le 27 avril 1998, la Stiftung produisait auprès de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada des demandes d’enregistrement pour les marques suivantes :
- ABD-RU-SHIN
- A & SERPENT DESSIN
- DANS LA LUMIÈRE DE LA VÉRITÉ
- IN THE LIGHT OF TRUTH
- IM LICHTE DER WAHRHEIT
[28] Aucune opposition n’ayant été formulée à l’encontre de ces demandes, elles ont été enregistrées en 1999 sous les numéros respectifs suivants:
- LMC519470
- LMC519469
- LMC520520
- LMC519477
- LMC519476
[29] À quelques nuances près, les enregistrements visent les marchandises suivantes : œuvres littéraires et toutes publications nommément : dépliants, prospectus, brochures et affiches associées à la diffusion et/ou la promotion de ces œuvres. Quant aux services visés, il s’agit des présentations publiques des œuvres et des conférences.
[30] Le 16 janvier 2008, soit avant la date limite fixée par ordonnance de la Cour pour la production des documents relatifs à l’amendement permis visant l’ajout d’une demande reconventionnelle en violation de droits d’auteur, l’Office de la propriété intellectuelle du Canada a émis en faveur de la Stiftung le certificat d’enregistrement du droit d’auteur 1055266 pour les traductions françaises du Message du Graal effectuées par M. Paul Kaufmann.
[31] Quant à la Fondation du Mouvement du Graal – Canada, il s’agit d’une corporation à but non lucratif constituée sous la Partie II de la Loi sur les corporations canadiennes [S.R.C. 1970, ch. C-32], et dont les lettres patentes reflètent les statuts de la Stiftung. La Fondation est un organisme de bienfaisance enregistré qui peut émettre des reçus pour fins d’impôts.
[32] La Fondation est le distributeur exclusif de la Stiftung au Canada. Elle assure la distribution des différents livres auprès notamment des différentes librairies, bibliothèques et autres commerces où la possibilité de vendre ces livres existe. Les livres sont également vendus sur le site Internet de la Fondation. Enfin, la Fondation organise des conférences portant notamment sur l’œuvre d’Oskar Ernst Bernhardt, et assure la promotion de ces conférences dans divers médias.
QUESTIONS EN LITIGE
[33] Suite à des conférences préparatoires tenues les 27 juin et 11 octobre 2006, le protonotaire a constaté que les parties ne s’entendaient pas sur toutes les questions faisant l’objet du présent litige. Tel qu’il l’indique dans son ordonnance du 3 novembre 2006, le demandeur a soumis plusieurs questions de nature argumentative et qui m’apparaissent de toute façon être englobées dans les questions d’ordre plus général sur lesquelles les parties se sont entendues. Je note par ailleurs que dans ses prétentions écrites, le demandeur a laissé tomber plusieurs des questions qu’il avait proposées et auxquelles s’objectaient les défenderesses. Sur la base des témoignages qui ont été entendus au cours de l’audition et des représentations écrites et orales qui ont été faites par les procureurs, je formulerais donc les questions à trancher de la façon suivante :
- Marques de commerce :
a) Les marques enregistrées sont-elles « distinctive[s] » des marchandises et services vendus par les défenderesses/ demanderesses reconventionnelles au sens de l’article 2 de la Loi sur les marques de commerce?
b) Les marques enregistrées sont-elles descriptives des marchandises et services vendus par les défenderesses/ demanderesses reconventionnelles, aux termes de l’alinéa 12(1)b) [mod. par L.C. 1993, ch. 15, art. 59(F)] de la Loi sur les marques de commerce?
c) Les marques enregistrées constituent-elles, en relation avec les marchandises et services vendus, une description fausse et trompeuse de l’œuvre d’Oskar Ernst Bernhardt, dans la mesure où l’œuvre publiée par les Éditions Françaises du Graal n’est pas la version intégrale de l’œuvre d’Oskar Ernst Bernhardt, aux termes de l’alinéa 12(1)b) de la Loi sur les marques de commerce?
d) Les marques enregistrées devraient-elles être radiées, étant donné qu’elles sont constituées du nom, du titre dans une langue et du symbole de l’œuvre d’Abd-ru-shin à l’égard desquels elles sont employées, suivant l’alinéa 12(1)c) de la Loi sur les marques de commerce?
e) L’utilisation par les défenderesses du nom, du titre et du sigle relatifs à l’œuvre d’Oskar Ernst Bernhardt comme marques de commerce porte-t-elle atteinte aux droits à la liberté de croyance et d’expression du demandeur, contrairement à l’article 2 de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [LR.C. (1985), appendice II, no 44]], à l’article 3 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec [L.R.Q., ch. C-12] et aux articles 18 et 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques [19 décembre 1966, [1976] R.T. Can. no 47]?
f) Dans l’hypothèse où la Cour conclut à la validité des marques de commerce des défenderesses, la publication par M. Drolet de son ouvrage constitue-t-elle une violation des droits que confèrent aux défenderesses les articles 19 [mod. par L.C. 1993, ch. 15, art. 60] et 20 [mod. par L.C. 1994, ch. 47, art. 196] de la Loi sur les marques de commerce?
g) Dans l’hypothèse où la Cour conclut à la validité des marques de commerce des défenderesses, la publication par M. Drolet de son ouvrage constitue-t-elle un acte de concurrence déloyale aux termes des alinéas 7b) et c) de la Loi sur les marques de commerce?
h) Advenant une réponse positive à l’une ou l’autre des deux questions précédentes, quels sont les dommages ou profits que les défenderesses/demanderesses reconventionnelles sont en droit de réclamer?
- Droit d’auteur
i) La traduction effectuée par M. Paul Kaufmann constitue-t-elle une œuvre originale au sens du paragraphe 5(1) [mod. par L.C. 1994, ch. 47, art. 57; 1997, ch. 24, art. 5] de la Loi sur le droit d’auteur?
j) La défenderesse/demanderesse reconventionnelle la Stiftung est-elle titulaire des droits d’auteur sur la traduction de l’œuvre d’Oskar Ernst Bernhardt effectuée par M. Paul Kaufmann?
k) Dans l’hypothèse d’une réponse positive aux deux questions précédentes, l’ouvrage préparé par M. Drolet constitue-t-il une reproduction de la traduction faite par M. Paul Kaufmann?
l) Les prétentions des défenderesses/demanderesses reconventionnelles se heurtent-elles à la prescription de l’article 41 [mod. par L.C. 1997, ch. 24, art. 22] de la Loi sur le droit d’auteur?
m) Dans l’hypothèse où M. Drolet aurait violé les droits d’auteur des défenderesses/demanderesses reconventionnelles, quels sont les remèdes appropriés? M. Drolet peut-il notamment se prévaloir du paragraphe 39(1) [mod., idem, art. 20] de la Loi sur le droit d’auteur et invoquer qu’il ne connaissait pas l’existence des droits de la Stiftung?
[34] Avant de passer à l’examen des questions mentionnées ci-haut, il convient de mentionner qu’aucune preuve n’a été faite eu égard aux dommages et aux profits qu’auraient pu retirer M. Drolet de la vente de son ouvrage. Il a été convenu lors de l’audition que cette question serait abordée ultérieurement, dans la mesure où il serait nécessaire de le faire compte tenu de la réponse apportée aux questions substantives.
[35] Dans la même logique, la requête présentée par les défenderesses/demanderesses reconventionelles visant à être dispensées de produire certains documents n’a pas été tranchée. Les documents demandés étaient mentionnés dans l’assignation à comparaître envoyée le 17 mars 2008 à M. Serge Thivierge, président de la Fondation du Mouvement du Graal – Canada; il s’agissait des états financiers, des actifs, des états de revenus et dépenses et des contrats d’évaluation et d’achats des immeubles de la Fondation et de la Stiftung. Comme ces renseignements n’avaient pour objet que d’établir la capacité de payer des défenderesses dans l’hypothèse où des dommages exemplaires seraient octroyés à M. Drolet, j’ai indiqué lors de l’audition que cette requête serait prise en délibérée et qu’elle ne serait tranchée que s’il devenait approprié de le faire compte tenu de mes conclusions sur le fond du litige.
LA PREUVE
[36] Les deux parties ont fait comparaître plusieurs témoins au soutien de leurs prétentions respectives. M. Drolet a scindé sa preuve, présentant d’abord ses témoins en demande relativement aux marques de commerce puis en défense au regard des droits d’auteur. Les défenderesses/ demanderesses reconventionnelles ont plutôt choisi de faire toute leur preuve de façon intégrée et d’un seul bloc. Compte tenu des liens très étroits qui existent entre la preuve soumise pour les fins de l’argumentation reliée aux marques de commerce et celle qui sous-tend l’analyse relative aux droits d’auteur, je résumerai les témoignages non pas nécessairement dans leur ordre chronologique mais de façon globale pour chacune des deux parties.
- La preuve soumise par M. Drolet
[37] M. Drolet a d’abord fait témoigner trois adhérents au Message du Graal qui sont venus dire à la Cour à quel point cette œuvre était au cœur de leur vie, et à quel point la possibilité de lire la version dite « originale » publiée par M. Drolet était importante pour eux. Ils ont également longuement expliqué en quoi consistait ce Message, quels en sont les grands principes et les fondements, et comment ils étaient entrés en contact avec l’œuvre diffusée par la Fondation et, ultérieurement, avec la version de M. Drolet. Bien que je ne doute pas un instant de leur très grande sincérité, ces témoignages contribuent peu à la résolution des questions juridiques à être tranchées dans le présent litige.
i) M. Raymond Lefebvre
[38] Le premier témoin, M. Raymond Lefebvre, possède une entreprise et agit dans le domaine du marketing. Il a fait partie du Cercle de la Fondation du Graal pour la région de Québec avec M. Drolet jusqu’à ce que ce dernier s’en retire. Il a dit qu’en lisant la version du Message publié par M. Drolet, il a eu l’impression de lire le « vrai » message parce qu’il était plus logique dans son déroulement. Il a insisté sur la nécessité de rendre disponible la version publiée par M. Drolet, se disant convaincu que c’était la « bonne » et qu’elle transmettait le Message original.
[39] M. Lefebvre est l’un des signataires (au nombre d’une centaine) d’une déclaration d’appui à M. Drolet. Dans cette déclaration, les signataires demandent la radiation de l’enregistrement des marques de commerce des défenderesses, et revendiquent le droit d’avoir accès au Message original et intégral d’Oskar Ernst Bernhardt, ce dont les priverait la Fondation.
[40] En contre-interrogatoire, il a confirmé que les livres diffusés par la Fondation et la Stiftung étaient disponibles lors des conférences parrainées par la Fondation. Il a également identifié le logo et la notice des droits d’auteur dans chacun des quatre volumes (Dans la lumière de la vérité, tomes I, II et III, et Exhortations) publiés par la Stiftung.
ii) M. Alexis Langlois
[41] Le deuxième témoin, M. Alexis Langlois, est étudiant. M. Langlois a lui aussi été impliqué dans la Fondation et a donné des conférences à la fin des années 90. Dans le cours de son témoignage, il a fait allusion aux dissensions internes qui ont secoué l’organisation en Allemagne à partir de lettres qu’il a reçues à l’époque, comme tous les membres de la Fondation. Tel que précédemment indiqué, ce conflit n’a pas d’incidence sur le présent litige.
[42] M. Langlois, bien qu’ayant été élevé par une mère porteuse de croix, est un esprit curieux et voulait avoir des réponses à ses questions. Il a dit avoir fait de nombreuses recherches sur la vie et l’œuvre d’Oskar Ernst Bernhardt. Il a indiqué que la version diffusée par la Fondation l’avait laissé sur sa faim et ne répondait pas à toutes ses questions, qu’elle n’était pas cohérente, et qu’il avait entretenu des doutes sur l’ordre de présentation des exposés contenus dans cette version, et ce avant même avoir pris connaissance de la traduction préparée par M. Roudaut à partir de l’édition de 1931. Il a ajouté qu’après avoir lu cette édition dans la langue originale, il est en mesure d’affirmer que cette œuvre n’est pas la même que celle diffusée par la Fondation. Non seulement l’ordre des exposés diffère-t-il, mais des pages entières auraient été retirées. Il note également que plusieurs des conférences qui se retrouvent dans le volume intitulé Exhortations avaient originalement été publiées dans Résonnances I, et qu’elles étaient donc accessibles à tous et non seulement aux membres ayant reçu la « scellée ».
[43] M. Langlois a également ajouté qu’il n’a jamais pu voir le manuscrit de la version publiée par la Stiftung, et a prétendu que l’auteur n’avait jamais laissé entendre qu’il modifierait son œuvre. Qui plus est, le témoin prétend que l’auteur s’identifiait comme le Fils de l’Homme et Emmanuel dans l’œuvre originale, alors que ces références auraient complètement disparu dans l’édition publiée par la Stiftung.
[44] M. Langlois s’est aussi lancé dans une longue explication tendant à démontrer qu’Oskar Ernst Bernhardt ne pouvait avoir remanié son message puisqu’il avait affirmé, dans une déclaration écrite faite alors qu’il était en résidence surveillée sous le contrôle de la Gestapo en octobre 1939, qu’il n’avait rien changé à son Message (pièce P-6, page 11). Les paragraphes pertinents de cette déclaration, parce qu’ils ont été repris et commentés par de nombreux témoins, méritent d’être reproduits ici :
Heureusement, cependant, c’est en ce cas qui est le mien quelque chose de différent, parce qu’est imprimé tout ce que j’ai dit, donc tous mes Travaux entiers, dont il est question de façon générale, et à cause desquels les êtres humains ont trouvé {leur Chemin} jusqu’à moi et firent aussi {comme résultant} d’eux-mêmes tout ce qu’ils ont fait, donc accordèrent aussi les prêts qui servaient aux Buts idéaux {résultant} de l’exigence terrestre de cette Activité spirituelle.
À ces Paroles qui sont les miennes, maintenant, le plus infime {mot} n’a pas été changé. Elles sont, aujourd’hui encore, à lire exactement comme au commencement et peuvent valoir comme preuve et base de ma Réponse.
Telles qu’elles sont encore à présent, elles étaient depuis le commencement. Si, pour tel ou tel être humain, une conviction personnelle devait être déplacée ou modifiée, du fait d’autres influences ou intentions, alors l’on ne peut pas me reprocher l’intention d’une tromperie quelconque!
De mon côté, rien n’est arrivé d’autre ou n’a été modifié, mais, au contraire, tout est resté tel quel, mot pour mot. Et ces Paroles sont ma Conviction inchangée et totale dont je n’ai jamais voulu persuader un autre être humain, parce que je n’ai que de la Joie au Travail lui-même et qu’il m’est indifférent {de savoir} qui et combien d’êtres humains disent alors que ceci est aussi leur Conviction.
[45] Les défendeurs se sont objectés à l’admissibilité de cette déclaration, au motif que rien ne prouvait qu’elle avait été faite de façon libre et volontaire. Même si je suis conscient que le présent litige ne fait pas intervenir les principes applicables au droit criminel, il m’apparaît néanmoins prudent de ne pas accorder une trop grande valeur probante à ce texte sans savoir dans quelles circonstances il a été écrit. Mais il y a plus.
[46] L’extrait reproduit plus haut peut se prêter à plusieurs interprétations, et ne me paraît pas établir sans l’ombre d’un doute que l’auteur n’aurait pas retouché son texte. Il faut comprendre que ce passage s’inscrit dans un exposé plus large où l’auteur répond à ses détracteurs et assume tout ce qu’il a écrit. Il ne faut donc pas interpréter le texte au pied de la lettre et y voir nécessairement une affirmation à l’effet que le texte original n’a subi aucune modification de forme, aussi infime soit-elle. D’autant plus qu’il ne s’agit là que de la traduction de la déclaration originale, avec tous les risques que cela comporte.
[47] En tout état de cause, et à supposer même que cette déclaration établisse clairement que l’auteur n’avait pas retravaillé son œuvre au moment où il a fait cette déclaration, on ne saurait en inférer qu’il n’y a fait aucun changement dans les deux années qui suivirent (rappelons qu’il est décédé en décembre 1941).
[48] Enfin, le témoin a tenté de tirer prétexte du fait que l’on ne citait pas intégralement le passage de la déclaration repris au paragraphe 44 des présents motifs dans un ouvrage sur la vie d’Oskar Ernst Bernhardt publié aux Éditions Françaises du Graal avec la bénédiction de la Stiftung (Et la lumière luit dans les ténèbres et les ténèbres ne l’ont pas comprise, par Herbert Vollmann, pièce P-19) pour soulever un doute sur l’intégralité du Message tel que publié par la Stiftung et diffusé par la Fondation. Cet argument me paraît bien ténu, et repose davantage sur un procès d’intention que sur une preuve solide. Au demeurant, M. Langlois n’a pas témoigné à titre d’expert sur la vie et l’œuvre d’Oskar Ernst Bernhardt et n’a pas justifié de connaissances littéraires ou philosophiques qui l’autoriseraient à porter un jugement scientifique. Tout au plus peut-il revendiquer avoir procédé à des recherches personnelles; l’interprétation qu’il peut faire des textes d’Oskar Ernst Bernhardt et d’autres textes écrits à son sujet ne peut donc relever que de son opinion.
[49] En contre-interrogatoire, M. Langlois a confirmé que la version du Message du Graal diffusée par la Fondation se trouvait dans les librairies grand public au Québec et dans certaines bibliothèques municipales. Il a également admis que les documents qu’il avait reçus et auxquels il a fait référence pour traiter du conflit interne au sein du Mouvement international du Graal ne provenaient pas de la Fondation internationale du Graal (la Stiftung) mais bien du Mouvement international du Graal.
[50] Lors de son témoignage, M. Langlois s’était appuyé sur une lettre envoyée à Irmingard Bernhardt le 6 mars 1976 par un disciple d’Oskar Ernst Bernhardt, M. Hellmuth Muller, dans laquelle ce dernier mettait en doute le fait qu’Oskar Ernst Bernhardt ait pu remanier son texte de façon substantielle au cours des deux dernières années de sa vie (liste conjointe des faits admis, onglet 16). En contre-interrogatoire, l’avocat des défenderesses a attiré l’attention sur une déclaration notariée en date du 15 mai 1956 de Mme Irmingard Bernhardt (liste conjointe des faits admis, onglet 15), dans laquelle elle écrit notamment :
La méthode de correction appliquée par Monsieur Oskar Ernst Bernhardt était la suivante : sur un exemplaire du Message du Graal, destiné à cet effet, il écrivait ses indications au crayon à papier, il supprimait des passages et il marquait des points de repère, là, où il désirait apporter des modifications ou des compléments. Il notait chacune de ces modifications ou compléments sur une feuille de papier à part. Ensuite, comme ces notes écrites au crayon à papier risquaient de s’effacer facilement ou de devenir illisibles, je les ai tapées à la machine à écrire sur des bandes de papier, j’ai effacé les corrections écrites au crayon sur l’exemplaire du Message du Graal servant à la correction et j’y ai collé les bandes tapées à la machine.
Les pages du Message du Graal, où des paragraphes plus importants avaient été rayés, je les ai recouvertes en collant par-dessus dans la mesure où il y avait des hachures ou alors j’ai retapé toute la page à la machine, en tenant compte des modifications, et j’ai collé la nouvelle page.
Comme l’ordre des conférences fut aussi modifié, il arriva qu’une conférence dût être déplacée pour être insérée à une autre place.
J’ai apporté toutes les modifications exactement d’après les instructions de l’auteur du Message du Graal. Il a vérifié chacune de ces rectifications.
Ce procédé permet d’expliquer le fait que seules peu de feuilles du manuscrit existent encore écrites de la main de Monsieur Oskar Ernst Bernhardt.
[51] Dans une autre déclaration en date du 1er décembre 1985 faite à la demande de la Fondation du Message du Graal en Allemagne (que l’on retrouve également à l’onglet 15 de la liste conjointe des faits admis), elle a réitéré que les modifications apportées à l’œuvre originale étaient le fait d’Oskar Ernst Bernhardt lui-même. Elle affirmait également avoir accordé une licence à la Stiftung pour l’ensemble des œuvres d’Oskar Ernst Bernhardt dans les termes suivants :
En tant que détentrice des droits d’auteur sur l’œuvre du Message du Graal, j’ai accordé à la Fondation du Message du Graal à Stuttgart (Stiftung Gralsbotschaft) la licence générale exclusive pour l’impression, pour les traductions vers toutes les langues vivantes et pour la diffusion de l’œuvre, en prenant pour base l’édition de dernière main.
De ce fait les versions du Message du Graal qu’elle publie sont, tant par leur contenu (texte) que par la répartition et l’ordre des conférences, les « seules éditions autorisées » de cette œuvre.
[52] Le procureur des défenderesses a également fait admettre au témoin que Le Message du Graal avait été profondément remanié entre sa première parution, en 1926, et l’édition qu’il prétend être finale et définitive, en 1931. Non seulement l’ordre des conférences a-t-il été modifié, mais ces dernières sont passées de 43 à 91. Le témoin ajoute cependant qu’Oskar Ernst Bernhardt avait lui-même annoncé ces changements, ce qu’il n’a pas fait après 1931.
iii) M. Yves Malépart
[53] Le troisième témoin, M. Yves Malépart, est un retraité de la fonction publique fédérale. Il a lui aussi pris connaissance du Message du Graal au cours des années 80, et il a adhéré au Mouvement au cours des années 90. En 1999, il dit avoir appris de M. Drolet que l’œuvre à laquelle il avait eu accès avait été remaniée. Il s’est donc procuré la traduction de M. Roudaut, puis celle de M. Drolet en 2001. C’est à ce moment qu’il s’est rendu compte que l’ordre des conférences dans l’édition de 1931 n’était pas le même que dans l’ouvrage tel que publié par la Stiftung. À son avis, l’édition de 1931 telle que traduite par M. Drolet était beaucoup plus logique et facile à lire. Il a confié ne pas savoir pourquoi la Stiftung ne publiait pas la version originale, et opiné qu’elle voulait peut-être contrôler le Message.
[54] Il a insisté sur l’importance de rendre accessible à tous l’œuvre originale d’Oskar Ernst Bernhardt telle que publiée en 1931, du fait qu’elle est plus complète et plus lisible. Il a répété que l’édition de 1931 comportait une douzaine de conférences de plus que la version diffusée par la Stiftung, que l’ordre des conférences avait été modifié et que plus de 300 passages différaient. Voilà pourquoi il était essentiel selon lui que M. Drolet puisse publier sa propre traduction, plus fidèle à l’édition allemande de 1931.
[55] En contre-interrogatoire, M. Malépart a dit avoir acheté Le Message du Graal publié par la Stiftung dans une librairie grand public et l’avoir préalablement emprunté dans une bibliothèque municipale. Quand à la traduction de M. Roudaut, il en a pris connaissance sous forme de polycopié. Enfin, il a confirmé que la version de M. Drolet, de même que l’édition de la Stiftung, étaient plus faciles à lire que celle de M. Roudaut.
iv) M. Jean-François Roudaut (témoin expert)
[56] M. Jean-François Roudaut, citoyen français, est venu témoigner à titre d’expert sur la vie et l’œuvre d’Oskar Ernst Bernhardt. Titulaire d’une licence et d’une maîtrise en lettres, il poursuit ses recherches sur Oskar Ernst Bernhardt depuis 1976, date où il a lui-même adhéré au Message du Graal. Il a publié plusieurs ouvrages sur l’œuvre d’Oskar Ernst Bernhardt, qu’il a distribués aux adhérents du Message; certains de ces ouvrages ont été traduits en allemand, mais aucun n’a fait l’objet d’un dépôt légal. En plus de consulter les œuvres de l’auteur, il a également rencontré plusieurs disciples d’Oskar Ernst Bernhardt qui l’ont personnellement connu. Enfin, il a participé à plusieurs conférences publiques dans une vingtaine de villes de France sur le Message du Graal et sur Oskar Ernst Bernhardt.
[57] En plus d’écrire des ouvrages sur l’œuvre d’Oskar Ernst Bernhardt, il a également traduit certains de ses textes inédits. Ayant pris connaissance en 1979 de la version originale du Message (édition 1931), et insatisfait de la traduction française qui en avait été faite par un dénommé Lucien Siffrid en 1933, il entreprend de procéder lui-même à la traduction de l’œuvre d’Oskar Ernst Bernhardt (Dans la lumière de la vérité, Résonances I et Résonances II) en 1991; il y travaillera jusqu’en 2001, et il a continué de la corriger jusqu’en 2005. Cette traduction (que l’on retrouve à la pièce P-32) ne s’adresse qu’aux adhérents du Message; elle n’a donc pas fait l’objet d’un copyright, n’a pas reçu de publicité et n’a pas été distribuée par un éditeur.
[58] Le procureur des défenderesses s’est objecté à ce que la Cour reconnaisse la qualité d’expert à M. Roudaut, au motif que ce dernier n’offrait que son opinion personnelle à partir de certains textes. On a également fait valoir que la question de savoir si le texte original avait été remanié et par qui n’était pas pertinente au litige. Lors de l’audition, j’ai pris cette objection sous réserve.
[59] Ayant maintenant pris connaissance du témoignage et du rapport de M. Roudaut, de même que de son contre-interrogatoire, j’estime que le témoin a certes une connaissance approfondie de la vie et de l’œuvre d’Oskar Ernst Bernhardt et qu’il peut apporter à la Cour un éclairage précieux à tout le moins sur le contexte dans lequel s’inscrit le litige. Il est vrai que l’expertise qu’a pu acquérir M. Roudaut sur la pensée d’Oskar Ernst Bernhardt ne découle pas de sa formation académique mais bien de sa fréquentation approfondie de ses écrits dans leur version allemande originale. Mais le fait que M. Roudaut soit à bien des égards un autodidacte en la matière ne constitue pas en soi un obstacle à sa qualification d’expert. Comme l’écrivaient les auteurs Sopinka, Lederman et Bryant dans un passage repris avec approbation par la Cour suprême (The Law of Evidence in Canada, Toronto : Butterworths, 1992, aux pages 536 et 537) dans l’arrêt R. c. Marquard, [1993] 4 R.C.S. 223 (à la page 243) :
[traduction] L’admissibilité du témoignage [d’expert] ne dépend pas des moyens grâce auxquels cette compétence a été acquise. Tant qu’elle est convaincue que le témoin possède une expérience suffisante dans le domaine en question, la cour ne se demandera pas si cette compétence a été acquise à l’aide d’études spécifiques ou d’une formation pratique, bien que cela puisse avoir un effet sur le poids à accorder au témoignage.
[60] En revanche, les défenderesses ont raison de souligner que M. Roudaut n’est pas un témoin parfaitement neutre et objectif, ayant non seulement adhéré au Mouvement du Graal mais ayant aussi publié ce qu’il estime être une version française plus fidèle de l’œuvre d’Oskar Ernst Bernhardt dont M. Drolet s’est d’ailleurs inspiré. Bien que cela ne porte pas un coup fatal à sa qualification comme expert et à l’admissibilité de son témoignage, j’estime néanmoins qu’il s’agit là d’un facteur dont il me faudra tenir compte lorsque viendra le moment d’apprécier la force probante de son témoignage.
[61] M. Roudaut s’est livré à une exégèse savante, je dois l’avouer, parfois difficile à suivre pour le non-initié, de l’œuvre d’Oskar Ernst Bernhardt. Tel que je l’ai mentionné dans mes remarques liminaires, il n’appartient pas à cette Cour de se prononcer sur le sens et la portée véritable des écrits d’Oskar Ernst Bernhardt, et encore moins de se poser en arbitre des querelles doctrinales qui peuvent diviser les adhérents au Message. Je ne retiendrai donc du témoignage de M. Roudaut que les aspects pouvant avoir une incidence sur les questions juridiques qui ont été soumises à cette Cour.
[62] M. Roudaut a d’abord soutenu que l’auteur n’a jamais voulu que son œuvre soit commercialisée ou fasse l’objet de publicité. Il souhaitait au contraire qu’elle soit transmise oralement et qu’elle soit difficile d’accès, destinée uniquement à ceux et celles qui voulaient faire une démarche personnelle.
[63] Il a également mentionné que dans toutes les publications faites par l’auteur entre 1923 et 1936, son nom de plume apparaissait avec une graphie allemande (Abdruchin), alors que dans les éditions subséquentes, on utilise une orthographe différente (Abd-ru-shin) sans aucune explication.
[64] M. Roudaut s’est également attardé à la généalogie d’Oskar Ernst Bernhardt et de son épouse, Maria Freyer (on retrouve cette généalogie à la pièce P-39). Oskar Ernst Bernhardt a eu deux enfants de son premier mariage, Herbert (décédé en 1918) et Edith (décédée en 1970). Sa seconde épouse a également eu trois enfants d’un premier mariage, Irmingard, Alexander et Maria Elisabeth. Oskar et Maria n’ont jamais eu d’enfants ensemble, et Oskar n’a jamais adopté les enfants de Maria.
[65] Oskar Ernst Bernhardt étant mort sans testament, c’est sa fille Edith qui sera sa principale héritière. Selon la loi allemande de l’époque, elle héritera des trois quarts de la succession et Maria, sa femme, du quart (voir pièce P-29).
[66] Le 20 janvier 1942, Edith et Maria s’entendent sur un nouveau partage de la succession. Edith reçoit une créance d’Oskar Ernst Bernhardt à l’encontre d’un tiers, tandis que Maria se voit reconnaître « les droits de propriété intellectuelle, ainsi que les droits sur la maison d’édition et l’ensemble des autres éléments du patrimoine appartenant à la succession » (pièce P-4). Le témoin a mis en doute l’authenticité de cette entente, notamment parce que la créance dont aurait hérité Edith aurait été de peu de valeur. Mais il n’y a aucune preuve à cet égard. Au demeurant, une lettre adressée à Mme Nagel par l’avocat de la famille le 14 janvier 1942 mentionne que les droits d’auteur appartenaient de toute façon à Mme Maria parce qu’ils lui auraient été offerts en cadeau par Oskar Ernst Bernhardt de son vivant (pièce P-35).
[67] M. Roudaut a également fait référence à une première déclaration écrite par Oskar Ernst Bernhardt alors qu’il était détenu par les nazis, le 19 juillet 1938 (sa deuxième déclaration est celle qui est reproduite au paragraphe 44 des présents motifs). Dans cette première déclaration, qui se trouve à l’onglet 11 de la liste conjointe des faits admis, Oskar Ernst Bernhardt aurait révoqué tous les mandats qu’il aurait accordés auparavant. Cette déclaration se lit comme suit :
Je fais remarquer que toutes les éventuelles organisations étrangères encore existantes, qui sont basées sur l’enseignement du Graal, doivent limiter une éventuelle poursuite de leur activité uniquement au cadre des lois de leur pays, de sorte que je n’ai moi-même plus rien à faire d’aucune manière avec ces organisations et que tout mandat octroyé par moi dans ce sens – que ce soit d’ordre commercial ou relativement à l’organisation – est à considérer, en ce qui me concerne, comme expiré. Plus personne n’est habilité à se prévaloir plus longtemps d’une procuration d’aucune sorte de ma part :
1. Tous les mandats commerciaux et privés accordés par moi sont expirés. Exclusivement la procuration accordée à l’avocat, le Docteur Karl Polaczek, demeure maintenue, lequel est autorisé à prendre des dispositions dans le sens de mes indications.
2. J’exige de tous mes anciens partisans qu’ils interrompent toute communauté, tous travaux en commun et toute activité, qui feraient conclure à une continuation du Mouvement dirigé par moi.
3. En particulier, il est de mon désir que tous les anciens membres de la « Gralssiedlung » [« Cité du Graal »] sur le Vomperberg veuillent quitter cette Agglomération ou ses environs au plus tôt.
4. Il est aussi nécessaire d’éviter de donner ne serait-ce que l’impression que le Mouvement se poursuit sous une forme quelconque. Celui qui agit à l’encontre de mes désirs ici exprimés, agit contre moi et sous sa propre responsabilité.
[68] S’il faut en croire M. Roudaut, il n’y a aucune raison de douter de l’authenticité de ce document, même s’il ne s’agit que d’une copie de l’original qui aurait été détruit à la fin de la guerre. M. Roudaut a également prétendu que cette déclaration n’avait pas été écrite sous la contrainte, et que jamais Oskar Ernst Bernhardt n’aurait écrit quelque chose qu’il ne croyait pas, même sous la contrainte.
[69] Le procureur des défenderesses s’est évidemment objecté à ce que ce document soit admis en preuve, pour les mêmes raisons qu’il avait invoquées eu égard à la deuxième déclaration faite par Oskar Ernst Bernhardt durant son incarcération (manque de pertinence et caractère non libre et volontaire).
[70] Comme M. Langlois avant lui, M. Roudaut s’est lui aussi interrogé sur les motifs qui ont poussé M. Vollmann, époux de Maria Elisabeth et responsable du Mouvement international durant de nombreuses années, à ne pas reproduire les extraits de la déclaration de 1939 cités plus haut (au paragraphe 44 des présents motifs) dans un ouvrage qu’il a publié en 1987 (Et la lumière luit dans les ténèbres et les ténèbres ne l’ont pas comprise, onglet 19 de la liste conjointe des faits admis). M. Roudaut a d’ailleurs adressé une lettre à M. Vollmann dans laquelle il relevait plusieurs différences entre la « grande édition » de 1931 et les éditions subséquentes publiées par la Stiftung, et se disait d’avis que ces nombreux changements n’avaient pu avoir été effectués par Oskar Ernst Bernhardt lui-même (pièce P-17). À l’audition, M. Roudaut s’est lancé dans une longue et (du moins pour un non-initié) obscure explication des motifs qui l’amènent à croire qu’Oskar Ernst Bernhardt ne peut être l’auteur des changements apportés à l’édition de 1931.
[71] Dans une lettre datée du 14 octobre 1989 (pièce P-16), M. Vollmann a répondu à M. Roudaut. Il affirme d’abord ne pas avoir inclus les paragraphes manquants de la déclaration de 1939 parce qu’ils n’étaient pas nécessaires pour le sujet traité. Voici comment il s’en explique :
Ces Paroles de Abd-ru-shin étaient une réplique aux attaques des renégats d’alors au cours du grand procès criminel des années 1938 à 1941 intenté contre Abd-ru-shin pour escroquerie grave par le N.S. Gauleiter (chef de région) Hofer. Les adversaires essayèrent de présenter Abd-ru-shin comme menteur et escroc et employèrent cela aussi contre Son Message du Graal. Ils présentèrent l’affaire comme si Abd-ru-shin n’avait écrit Son Message que pour Son profit personnel. À cette époque je fus entendu deux fois comme témoin et je connais les actes et les accusations de ce procès qui, après une volumineuse instruction préalable par le juge d’instruction du tribunal de première instance d’Innsbruck, fut classé le 26.2.1941 du fait qu’aucun motif justifiant une continuation de la poursuite judiciaire n’ait pu être trouvé.
Ce furent ces circonstances-là qui amenèrent Abd-ru-shin à faire la déclaration en question dans l’explication du 22 octobre 1939 qui est encore valable aujourd’hui en ce qui concerne le Message du Graal qu’il a nouvellement déposé. Là encore il n’a rien changé au sens de Ses Paroles ni à leurs notions.
Qu’il ait remanié les premières éditions de Son Message (grande édition 1931, Résonances « Nachklänge 1934 et conférences isolées jusqu’en 1937) durant Son séjour à Kipsdorf (Erzgebirge) en supprimant des conférences, en raccourcissant, en élargissant et finalement en changeant l’ordre des conférences, était son droit le plus strict en tant qu’Auteur de son œuvre. À travers tous ces changements, même si vous constatez de grandes différences, la Vérité de Son Message restait intangible. Le changement ne concernait donc que la forme dans laquelle la Parole est apportée. La « Parole vivante », c’est-à-dire le sens et le contenu de la Parole, ne fut évidemment pas touchée parce que la Vérité reste toujours identique à elle-même, quelle que soit la forme en laquelle elle est annoncée.
[72] M. Vollmann ajoute qu’Oskar Ernst Bernhardt a informé, de son vivant, plusieurs personnes qu’il remaniait son message, telles qu’en font foi plusieurs lettres dont il joint des photocopies dans sa réponse à M. Roudaut. Oskar Ernst Bernhardt aurait même directement confirmé à M. Vollmann qu’il était en train de remanier ses conférences et de leur donner un nouvel ordre pour les rendre plus compréhensibles. Cette lettre reprend pour l’essentiel une circulaire adressée à tous les porteurs de croix (c’est ainsi qu’on désigne les adhérents au Message) par M. Vollmann en mai 1978 (pièce P-17).
[73] Il va sans dire que M. Roudaut conteste cette version des faits. À ses yeux, M. Vollmann n’avait d’autre choix que de se conformer à la thèse officielle du Mouvement, puisqu’il était le gendre de l’épouse d’Oskar Ernst Bernhardt, elle-même fortement impliquée dans l’organisation. D’autre part, il affirme n’avoir jamais pu voir le manuscrit original de la version qu’Oskar Ernst Bernhardt aurait lui-même remaniée, malgré ses demandes répétées en ce sens. Les seules preuves qui auraient pu exister des annotations manuscrites présumément faites par l’auteur auraient été effacées après avoir été dactylographiées, de l’aveu même d’Irmingard.
[74] En fait, M. Roudaut ne conteste pas qu’Oskar Ernst Bernhardt ait pu avoir l’intention de modifier le Message, mais soutient qu’il n’a pas eu le temps de le faire et qu’il n’a mandaté personne pour publier un texte remanié. Il en veut notamment pour preuve les nombreuses incohérences que l’on retrouverait dans la version posthume de ses œuvres. La version remaniée que propose la Stiftung (à laquelle cette dernière réfère d’ailleurs comme étant la version « de dernière main ») ne résulterait donc tout au plus que d’une interprétation faite à partir d’annotations que l’auteur aurait pu laisser dans ses tiroirs.
[75] M. Roudaut a également tenté d’introduire en preuve quelques pages photocopiées de ce qui serait le manuscrit de la version remaniée, que lui aurait fait parvenir un correspondant slovaque. La partie défenderesse s’est objectée à cette preuve, d’abord parce que l’on ne connaît pas l’origine exacte de ces pages et l’identité du correspondant, mais également parce que M. Roudaut n’a pas d’expertise en graphologie et ne peut se prononcer sur l’authenticité des signatures que l’on trouve sur ce document. Lors de l’audition, j’avais pris cette objection sous réserve; elle me paraît maintenant devoir être maintenue, en l’absence de toute précision supplémentaire sur l’origine exacte de ce document.
[76] Enfin, M. Roudaut a fait allusion à un procès intenté au Brésil par Mme Irmingard, la Fondation du Message du Graal (la Stiftung) et la Société du Graal du Brésil contre un organisme qui avait procédé à des rééditions non autorisées de l’œuvre d’Oskar Ernst Bernhardt (pièce P-2). On alléguait violation du droit d’auteur, appropriation de symboles (Croix du Graal et représentation d’un serpent), utilisation du pseudonyme Abd-ru-shin, reproduction de textes complets et propagation déformée des informations contenues dans l’œuvre originale. Les défenderesses n’ont pas nié l’existence de ce jugement, prononcé en 1989 et déboutant les demanderesses, et n’ont pas non plus remis en question la qualité de la traduction. En revanche, elles ont émis des doutes sur la pertinence de cette décision dans le cadre du présent litige, dans la mesure où la loi brésilienne prévoit que les droits d’auteur s’éteignent au décès de l’héritier immédiat (enfant, parent ou épouse survivante de l’auteur décédé), et non pas 50 ans après le décès de l’auteur, comme au Canada.
[77] En contre-interrogatoire, M. Roudaut a admis qu’Oskar Ernst Bernhardt n’a pas donné d’instruction écrite interdisant à un tiers ou à un héritier de faire quoi que ce soit d’officiel après sa mort. Il a également admis exprimer une opinion minoritaire, et reconnu que les témoignages confirmant la version de la Stiftung sont beaucoup plus nombreux que ceux qui la contestent. Enfin, il a réitéré qu’Oskar Ernst Benrhardt avait l’intention de remanier son message, et qu’il avait effectivement procédé à quelques remaniements mineurs avant sa mort, mais qu’il n’avait pas eu le temps d’aller jusqu’au bout.
[78] Le témoin a également reconnu en être venu à une entente avec la Stiftung en 1996, entente subséquemment entérinée par un tribunal français, suite à une poursuite pour violation de droits d’auteur et contrefaçon résultant de la publication et de la distribution de sa traduction non autorisée de l’ouvrage Dans la lumière de la vérité (voir pièce D-22). Les parties convenaient notamment de ce qui suit :
article 1 – Monsieur Jean-François Roudaut reconnaît que l’oeuver [sic] « Im Lichte der Wahrheit – Gralsbotschaft » de Oskar Ernst Bernhardt, connu sous le pseudonyme Abd-ru-shin, et sa traduction française « Dans la lumière de la vérité – Message du Graal », ne sont pas dans le domaine public et sont protégées au moins jusqu’au 30 avril 2000 par les dispositions du droit d’auteur.
[…]
article 3 – Monsieur Jean-François Roudaut s’engage à ne plus reproduire ni distribuer l’œuvre mentionnée à l’article 1 ci-dessus tant que les droits y afférents et appartenant à la fondation Gralsbotschaft sont protégés par la loi.
article 4 – En contrepartie des engagements pris par Monsieur Jean-François Roudaut aux articles 2 et 3 du présent protocole, la fondation Gralsbotschaft renonce aux dommages-intérêts qu’elle est en droit de faire valoir à l’égard de Monsieur Roudaut pour les actes d’édition et de distribution réalisés avant la signature du présent protocole.
[79] Lors de son témoignage, M. Roudaut avait prétendu qu’Oskar Ernst Bernhardt ne souhaitait s’adresser qu’aux chercheurs sérieux, et s’opposait à ce que l’on fasse de la publicité sur le Message du Graal. Questionné à propos de l’un des extraits sur lesquels il s’appuie pour en arriver à cette conclusion (réponses aux questions, 20-01; pièce P-32), M. Roudaut admet que le verbe allemand « werben » utilisé par Oskar Ernst Bernhardt peut se traduire non seulement par « faire de la publicité » mais également par « recruter », comme en fait foi la traduction donnée par le Robert & Collins Dictionnaire Français-Allemand/Allemand-Français (pièce D-25).
[80] M. Roudaut est revenu brièvement à la barre pour témoigner au sujet des droits d’auteur. Ses explications sur le régime juridique applicable en Suisse ne sont pas d’une grande pertinence pour la solution du litige en droit canadien. Il en va de même du long exposé de M. Roudaut relatif au contenu du volume intitulé Exhortations et de l’origine des conférences qui s’y trouvent reproduites.
[81] Plus intéressants sont les affidavits souscrits par M. André Fischer (pièce P-37) et Mme Luce Lafeuillade (pièce D-45). Les procureurs ont accepté qu’ils soient versés en preuve malgré leurs préoccupations respectives quant à leur force probante et leur authenticité. Me Lauzon, pour les défenderesses, a fait valoir que l’affidavit de M. Fischer contenait beaucoup de ouï-dire. Me Dagenais, qui représente M. Drolet, s’est par ailleurs inquiétée du fait que Mme Lafeuillade ait refusé de lui parler et que Me Lauzon lui-même n’ait jamais communiqué avec elle. Bien entendu, ces facteurs seront pris en considération lorsque viendra le moment de soupeser le poids de ces affidavits.
[82] M. Fischer, âgé de 97 ans, est la seule personne encore vivante ayant personnellement connu Oskar Ernst Bernhardt. Il affirme avoir la conviction que ce dernier n’a pas lui-même modifié son message tel que publié en 1931, non seulement parce qu’il a déclaré que son message était inchangeable mais aussi parce que la version diffusée par la Stiftung manque de cohérence. Il note également que de nombreux passages ont été changés, supprimés ou ajoutés et que l’ordre des conférences a été bouleversé, avec pour résultat que le Message s’est dégradé. Je note cependant que M. Fischer a été exclu du Mouvement à la fin des années 80.
[83] Mme Lafeuillade a pour sa part une formation de traductrice et elle est agrégée de la Sorbonne. Elle a fait beaucoup de traductions de l’allemand au français au sein du Mouvement du Graal depuis 1972, et elle a étroitement travaillé sur de nombreuses traductions avec M. Kaufmann. Contrairement à ce qu’affirme M. Drolet, elle soutient que les traductions de M. Kaufmann sont tout à fait originales. Elle écrit à ce propos :
6. Ayant personnellement assisté Paul Kaufman [sic] dans ses travaux de traduction de Im Lichte der Wahrheit et Ermahnungen d’Oskar Ernst Bernhardt, je puis affirmer qu’il a effectivement traduit ces livres de l’allemand au français directement. Tout au plus, Paul Kaufman [sic] et moi-même, avons consulté de temps à autres l’une ou l’autre traduction antérieure y compris celle de 1933 de Lucien Siffrid, à titre de vérification uniquement.
v) M. Yvon Drolet
[84] M. Drolet a d’abord expliqué comment il avait pris connaissance du Message, son association avec la division canadienne du Mouvement du Graal (subséquemment remplacé par la Fondation du Graal), comment il s’en est peu à peu détaché et enfin comment il a découvert la version originale de 1931 par le biais de la traduction effectuée par M. Roudaut.
[85] Il a ensuite longuement élaboré sur les raisons qui l’incitent à croire que l’ordre dans lequel sont présentées les conférences dans l’œuvre originale rend le Message moins sévère et plus facile à comprendre. Il a précisé avoir voulu reproduire la page couverture telle qu’elle apparaissait dans la version originale allemande.
[86] M. Drolet a prétendu que sa version est plus complète que la version « remaniée » publiée par la Stiftung. Dans cette dernière, il manquerait 13 conférences et plus de 340 passages qui équivaudraient environ à 10 autres conférences si on mettait ces passages bout à bout. À ses yeux, ces retraits sont importants non seulement au plan quantitatif mais également au plan qualitatif, en ce qu’ils altèrent considérablement le Message.
[87] Pour rédiger son ouvrage, M. Drolet a dit s’être inspiré de la traduction de M. Roudaut, qu’il a cependant modifié parce qu’il la trouvait trop littéraire et trop difficile à lire. Il s’est également appuyé sur la traduction de la version « remaniée » faite par M. Kaufmann pour le compte de la Stiftung, que lui avait remise M. Thivierge (le président de la Fondation au Canada) sur disquettes à l’époque où il prononçait encore des conférences pour la Fondation.
[88] En contre-interrogatoire, M. Drolet a confirmé que l’on vendait la version « remaniée » du Message en français lorsqu’il donnait des conférences pour la Fondation. Il a également reconnu avoir sollicité et reçu des fonds de la Fondation pour pouvoir poursuivre ses conférences (pièces D-28, D-29).
[89] M. Drolet a également reconnu avoir produit dans son affidavit de documents une « Chronologie des événements » qu’il avait rédigée sur la base d’informations que lui avait transmise M. Roudaut (pièce D-27). Dans cette chronologie, il écrit pour l’année 1945 : « Les droits d’auteur appartiennent à Maria. » Puis, pour l’année 1957, on retrouve l’inscription suivante : « Les droits d’auteur sont transférés à Alexandre (fils de Maria). » En 1968, on retrouve : « Herr Alexander avait désigné par testament Fräulein Irmingard comme unique héritière de la totalité de sa succession, droits d’auteur inclus ». Enfin, il écrit pour l’année 1990 : « Par testament Fräulein Irmingard transmettait les droits d’auteur à la Stiftung Gralsbotschaft (La Fondation du Message du Graal à Stuttgart dirigée par Jürgen Sprick). Toutefois, ce testament faisait état, non pas de la Grande Édition originale du Message du Graal de 1931, (Dans la Lumière de la Vérité) mais de la nouvelle édition du Message du Graal de 1949/51 en trois tomes. »
[90] Réinterrogé par Me Dagenais à ce sujet, M. Drolet a précisé qu’il ne connaissait pas l’existence du testament de Maria à l’époque où il a rédigé cette chronologie, et qu’il croyait au surplus qu’Irmingard n’était pas titulaire des droits d’auteur sur la base de la décision rendue au Brésil en 1989. Il a également mentionné que son seul objectif était de publier la version originale du Message, et n’avait aucune ambition commerciale ou mercantile. Enfin, il a dit ne pas pouvoir changer le titre sur son ouvrage, parce qu’il aurait l’impression de tromper le lecteur.
[91] M. Drolet est par la suite revenu témoigner dans le cadre de la demande reconventionnelle relative à la violation de droits d’auteur. Il en a alors profité pour mentionner qu’il ne savait pas que le sigle apparaissant sur les publications de la Stiftung et qui est enregistré comme marque de commerce (la lettre A entourée d’un serpent qui se mord la queue) était utilisé par la Fondation dans tous ses documents officiels. Au surplus, il a réalisé en prenant connaissance de l’édition originale de 1931 que l’auteur lui-même se représentait par ce sigle; Oskar Ernst Bernhardt utilisait d’ailleurs un sigle quelque peu différent, caractérisé (selon M. Drolet) par l’œil de Dieu avec la représentation de l’alpha et l’oméga en son iris
Compte tenu de ce qu’il sait maintenant, il trouve invraisemblable et indigne d’utiliser ce sigle.
[92] M. Drolet s’est également livré à une comparaison des éditions allemandes de chacun des quatre volumes (Dans la lumière de la vérité, tomes I, II et III et Exhortations) publiés par Maria (pièces P-42A, 43A, 44A et 45A) et Irmingard (pièces P-42B, 43B, 44B et 45B), et dit avoir noté de nombreuses différences entre les deux versions; il a d’ailleurs encerclé ces différences dans les pièces P-42C, 43C, 44C et 45C. Le procureur des défenderesses s’est objecté à cette preuve, au motif que ces différences n’étaient pas pertinentes au litige dans la mesure où ce sont les droits d’auteur sur la traduction effectuée par M. Kaufmann que l’on prétend avoir été violés. À ceci, la procureure du demandeur a répondu qu’il n’avait pas été établi que M. Kaufmann avait reçu l’autorisation du titulaire des droits d’auteur pour faire sa traduction, et que l’on ne savait pas exactement ce qu’il avait traduit (c’est-à-dire l’œuvre « remaniée » d’Oskar Ernst Bernhardt, ou son œuvre de « dernière main »). Cette question est évidemment au cœur du litige, et j’y reviendrai dans mon analyse.
[93] M. Drolet a également réitéré qu’au moment où il a publié son ouvrage, il croyait que les droits d’auteur avaient expiré en 1991, et qu’il en allait forcément de même pour les droits d’auteur dans la traduction. De même, il ne savait pas que les disquettes lui ayant été remises par M. Thivierge pour préparer ses conférences représentaient la traduction faite par M. Kaufmann et qu’elles avaient fait l’objet d’une publication. Toujours à ce chapitre, M. Drolet a témoigné avoir rencontré M. Paul Kaufmann, qui lui aurait dit ne pas avoir fait une traduction mais avoir procédé à une révision des traductions faites par d’autres. Bien qu’il s’agisse là de ouï-dire, j’ai quand même accepté que M. Drolet puisse rapporter ces propos étant donné que M. Kaufmann est maintenant décédé. M. Drolet a tenté de corroborer ses dires en s’appuyant sur ce que lui aurait dit Mme Lafeuillade, qui était présente lors de ces conversations avec M. Kaufmann. Mais Mme Lafeuillade étant toujours vivante et ayant produit un affidavit à l’effet contraire, ce ouï-dire ne peut être admis en preuve. Enfin, Me Lauzon a fait valoir que le mot « révision » peut vouloir dire plusieurs choses, et référer à des changements mineurs ou substantiels.
[94] Au cours de la fin de semaine qui a séparé les deux semaines d’audition, M. Drolet a comparé une partie de sa version (Résonances I) à la portion équivalente de la traduction faite par M. Kaufmann (pièce P-63). Il a surligné en jaune les changements qu’il avait apportés, et en bleu ce qu’il a ajouté et qui ne se trouvait pas dans la traduction de M. Kaufmann. L’exactitude de ce travail n’a pas été contestée par la partie défenderesse. Me Lauzon a cependant souligné que ce qui avait été ajouté par M. Drolet (donc le surligné bleu) n’est pas en litige, puisqu’il ne peut y avoir de droit d’auteur sur un texte qui ne se trouvait pas dans l’œuvre originale.
- La preuve soumise par les défenderesses/demanderesses reconventionnelles
- M. Michael Oort
[95] Le premier témoin des parties défenderesses est M. Michael Oort. M. Oort est né aux Pays-Bas, et a fait des études littéraires en néerlandais et en allemand. Il a joint la maison d’édition Stiftung Gralsbotschaft à Stuttgart, en Allemagne, à l’âge de 22 ans, et il y travaille depuis maintenant près de 25 ans.
[96] La Stiftung est la maison d’édition fondée par Maria Bernhardt, la veuve d’Oskar Ernst Bernhardt. Elle diffuse le Message du Graal dans sa version originale allemande et dans les 17 langues dans lesquelles il a été traduit à ce jour. Elle publie également d’autres livres, vidéos, DVD qui gravitent autour du Message du Graal.
[97] M. Oort est le directeur général de la Stiftung. Il s’agit d’une petite maison d’édition, qui ne compte à son emploi que huit personnes. M. Oort est plus particulièrement responsable des traductions et de tout ce que ça implique (il trouve les traducteurs, il établit les contrats et assure le suivi de leur travail). Il est également responsable de la production (choix du papier, graphisme, couverture, nombre de pages, etc.). Enfin, c’est lui qui est le point de contact avec les pays francophones, compte tenu de son excellente maîtrise du français; c’est donc lui qui transige avec les maisons d’édition et de distribution dans les pays francophones.
[98] Il a précisé que le Mouvement international du Graal supervise l’aspect culturel et spirituel des choses, tandis que la Stiftung s’occupe plutôt de la diffusion de l’œuvre par le biais des livres, des traductions et des conférences. Le Mouvement a son siège social en Autriche, tandis que la Stiftung est basée à Stuttgart, en Allemagne. Ce sont deux entités juridiques séparées, même si ces entités sont actuellement dirigées par la même personne, M. Jürgen Sprick.
[99] M. Oort a indiqué que les droits d’auteur sont d’une importance vitale pour toute maison d’édition, et certainement pour la sienne. Jusqu’à ce jour, le Message du Graal s’est vendu à environ 1 300 000 exemplaires à travers le monde, dans ses différentes traductions. La Stiftung publie actuellement une cinquantaine de livres, sans compter des CD et des DVD.
[100] S’appuyant sur un extrait des écrits de l’auteur (Questions et Réponses, 1924–1937, page 30; onglet 18 de la liste conjointe des faits admis), M. Oort soutient qu’Oskar Ernst Bernhardt lui-même a dit que le sigle du serpent entourant la lettre A était le signe des éditions. Le sigle apparaît d’ailleurs sur tous les livres publiés par la Stiftung, sur leurs sites Internet, sur leurs cartes d’affaire (pièce D-40), etc.
[101] Quant à M. Vollmann, dont on a beaucoup parlé, il a non seulement épousé l’une des filles de Maria, l’épouse d’Oskar Ernst Bernhardt, et dirigé le Mouvement du Graal, mais il a également écrit de nombreux livres publiés par la Stiftung. M. Oort l’a connu personnellement dès son plus jeune âge, ayant lui-même été élevé dans une famille qui adhérait au Message du Graal.
[102] M. Oort est revenu sur l’accord intervenu entre l’épouse d’Oskar Ernst Bernhardt (Maria) et sa fille (Edith Nagel) relativement au partage de sa succession. La traduction que l’on retrouve de cet accord dans les pièces des défenderesses (pièce D-2) est essentiellement au même effet que la traduction présentée par le témoin Roudaut (pièce P-4). À titre de détentrice des droits d’auteur, Maria avait un droit de regard sur la nomination du président de la Stiftung et elle était très impliquée dans les opérations de cette maison d’édition.
[103] M. Oort a ensuite produit le dernier testament qu’aurait rédigé Mme Maria (pièce D-3), qui fait de son fils Alexander son unique héritier. Me Dagenais s’est objectée à l’admissibilité de ce document, d’abord parce qu’il ne s’agit pas d’un original, et ensuite à cause de sa production tardive. Le témoin a rétorqué qu’il n’avait pas été en mesure de retracer l’original de ce document, mais qu’il s’agissait d’une copie certifiée par un tribunal allemand. Quant au fait qu’il aurait été produit tardivement, malgré les demandes répétées de Me Dagenais pour en obtenir copie depuis le début du litige, Me Lauzon a indiqué qu’il avait été produit dans l’affidavit de documents supplémentaire du 25 janvier 2008, suite à la décision de mon collègue le juge Pinard [2007 CF 1347] d’autoriser la demande reconventionnelle relative aux droits d’auteur.
[104] Antérieurement au procès, Me Lauzon avait demandé à Me Dagenais de reconnaître l’authenticité de ce testament, conformément à la règle 255 des Règles des Cours fédérales. Me Dagenais avait refusé, d’abord parce qu’il n’y avait pas de recherche testamentaire prouvant que c’était bien le dernier testament de Maria, qu’il y avait lieu de s’interroger sur son état d’esprit du fait qu’elle ne mentionne même pas ses deux filles, qu’il n’y a pas de document équivalent à la déclaration de transmission des biens du défunt au dossier à ses héritiers (pièce P-5) alors qu’Irmingard aurait ajouté des pages à ce document dans le contexte du procès au Brésil, et que Maria n’avait pu transmettre des droits d’auteur à son fils car elle savait qu’Oskar Ernst Bernhardt ne voulait céder ses droits d’auteur à quiconque.
[105] Lors de l’audition, cette objection a été prise en délibéré. Après avoir attentivement consulté ces documents ainsi que les explications qui en ont été données de part et d’autre, je suis maintenant en mesure de rejeter l’objection pour les motifs suivants. D’abord, l’ « acte de réponse » produit sous la cote P-5 fait clairement référence au testament de Maria en date du 9 août 1954. D’autre part, j’accepte l’explication de M. Oort à l’effet que cet acte de réponse entérine une entente entre Alexander et Irmingard quant au partage des biens fonciers, et qu’il n’a pour objet que d’effectuer l’inscription de ces immeubles dans le registre des biens fonciers; il est donc normal qu’il n’y soit fait aucune mention des droits d’auteur. Enfin, il n’est pas anormal que la Stiftung ne possède pas de copie originale de ce testament, dans la mesure où elle n’est mentionnée nulle part dans le testament de Maria; il est tout à fait plausible que les héritiers directs aient été les seules personnes à posséder un original de ce testament.
[106] Alexander a par la suite fait de sa sœur Irmingard son unique héritière dans un testament daté du 20 mars 1965. Elle a donc hérité par le fait même des droits d’auteur dans l’œuvre d’Oskar Ernst Bernhardt. L’authenticité de ce testament n’a pas été contestée par la partie demanderesse.
[107] Irmingard a elle-même légué ses droits d’auteur sur tous les livres d’Oskar Ernst Bernhardt à la Stiftung (pièce D-5). Dans un supplément à son testament en date du 18 avril 1990, soit un mois avant son décès, elle écrivait (pièce D-5) :
[traduction]
Je lègue par testament à la « Stiftung Gralsbotschaft » la condition et oblige la Stiftung, également à la suite de l’expiration des droits d’auteur, à continuer d’imprimer et de distribuer les textes d’Abd-ru-shin dans leur forme actuelle, en particulier son Message du Graal « Dans la lumière de la vérité » dans l’actuelle « dernière édition » et à ne pas chercher à intégrer des conférences et des essais dans le programme de publication, s’ils ne sont pas contenus dans cette édition du Message du Graal et dans les autres textes d’Abd-ru-shin tels qu’ils existent actuellement.
Je transfère cependant la responsabilité au conseil de direction de la « Stiftung Gralsbotschaft » de publier si, après examen attentif, il le juge nécessaire, ces conférences et autres textes par l’entremise de la Stiftung, et également les textes qui ont déjà été publiés, en particulier avec l’intention de parer aux textes falsifiés, dans un texte distinct du Message du Graal.
[108] Jusqu’en 1990, la Stiftung n’était donc pas détentrice des droits d’auteur et publiait les ouvrages d’Oskar Ernst Bernhardt en vertu d’une licence qui lui avait été concédé par Alexander le 30 décembre 1967 (pièce D-6). Le premier article de ce contrat de licence se lit comme suit :
Au moment de la création de la Fondation Message du Graal, Madame Maria Bernhardt, en tant que détentrice des droits d’auteur et des droits de publication sur les œuvres de Abd-ru-shin et autres œuvres de ses éditions, lui accorda une licence d’utilisation de ces droits se rapportant à la traduction, à l’impression et à la diffusion de ces œuvres. La formulation écrite de cette licence fut réservée à l’avenir, afin de gagner d’abord de l’expérience au cours de l’utilisation concrète de ces droits.
À présent, le moment est venu de mettre cette licence par écrit.
En tant que détenteur actuel des droits d’auteur et de publication, je propose donc à la Stiftung Granlsbotschaft de Stuttgart la mise par écrit de cette licence sous les formes du contrat suivant :
[109] Étaient exceptés de ce contrat de licence les droits d’utilisation en langue française, lesquels avaient déjà été concédés aux Éditions Françaises du Graal. Cette exception sera annulée par Irmingard en 1969, si bien que la Stiftung deviendra à partir de cette date le concessionnaire licencié pour traduire, imprimer et diffuser l’œuvre d’Oskar Ernst Bernhardt en langue française également. On peut visualiser l’évolution des droits d’auteur et de licence pour l’édition française à l’onglet 8 de la liste conjointe des faits admis.
[110] Me Dagenais s’est objectée à la production de ces deux documents (la licence et sa modification), au motif qu’il ne s’agissait pas de la meilleure preuve puisque ce ne sont pas les originaux, que la signature d’Alexander y apparaissant serait différente de celle que l’on retrouve sur un autre document, et que la copie de la licence certifiée conforme par un notaire est postérieure de 10 ans au document original. Cette objection avait été prise sous réserve lors de l’audition; après avoir pris connaissance de l’ensemble de la preuve, je suis maintenant en mesure de rejeter cette objection. Rien ne me permet de douter du fait qu’il s’agit bel et bien d’une copie certifiée conforme à l’original. En tout état de cause, cette époque précède l’arrivée des livres sur le marché canadien, et
les défenderesses ne revendiquent d’ailleurs dans l’enregistrement de leurs marques de commerce l’emploi au Canada que depuis 1968.
[111] M. Oort a insisté sur le fait qu’il était nécessaire, pour faire connaître l’œuvre d’Oskar Ernst Bernhardt, d’en assurer la publicité et le marketing. À ses yeux, cela n’a rien à voir avec le recrutement, auquel s’objectait l’auteur.
[112] M. Oort s’est ensuite attardé aux différentes traductions qui ont été faites du Message du Graal. C’est M. Lucien Siffrid qui a fait la première traduction en français de l’édition de 1931. Cette première traduction, achevée en 1934, était au dire de M. Oort en français alsacien, difficile à lire et très littérale.
[113] Par la suite, on a demandé à M. Paul Kaufmann de procéder à une nouvelle traduction. À cet égard, il a produit plusieurs certificats d’enregistrement du Copyright Office des États-Unis; tout en reconnaissant que ces certificats ne peuvent avoir aucune valeur juridique au Canada, on a soutenu qu’ils étaient néanmoins pertinents pour établir la paternité de M. Kaufmann sur les traductions que M. Drolet aurait copiées, les liens qui unissaient M. Kaufmann avec la Stiftung ainsi que la nature du travail effectué par M. Kaufmann.
[114] Les trois premiers certificats portent sur les droits d’auteur relatifs aux premières traductions françaises faites par M. Kaufmann des ouvrages « Dans la Lumière de la Vérité : Message du Graal », tome I, II et III, ainsi que de « Abd-Ru-Shin, Exhortations » (pièces D-8 à D-10); ils ont été respectivement enregistrés en 1956, 1960 et 1962, et sont accompagnés de leur renouvellement en 1983, 1987 et 1990. Sur chacun des certificats originaux, les noms d’Oskar Ernst Bernhardt et de Paul Kaufmann (ce dernier à titre de traducteur) apparaissent sous la rubrique « Author ». On y mentionne également, sous la rubrique [traduction] « Pour nouvelle version d’ouvrage déjà publié » : [traduction] « Il s’agit là d’une version complètement revisée et nouvellement traduite. De nouvelles conférences ont été ajoutées, et le sujet tout entier a été réorganisé en trois tomes au lieu d’un. Cette demande concerne le tome I [II ou III] parmi les trois ». Dans les renouvellements, seul le nom de M. Kaufmann est mentionné, comme traducteur, sous la rubrique « Author ». Dans le certificat émis en 1973 pour l’ouvrage intitulé « Abd-ru-shin, Exhortations », on retrouve également les noms d’Oskar Ernst Bernhardt et de Paul Kaufmann (à titre de traducteur) sous la rubrique « Author ».
[115] Trois autres certificats ont été enregistrés en 1986, 1988 et 1989 pour chacun des trois tomes de l’ouvrage « Dans la lumière de la vérité » (pièce D-12 à D-14). Cette fois, Irmingard est identifiée comme l’auteur de ces ouvrages. Son nom est cependant suivi de la mention « employer for hire ». Dans une note liminaire, on indique: [traduction] « En droit, l’“auteur” d’une “œuvre réalisée contre rémunération” est généralement l’employeur et non l’employé ». M. Oort a témoigné que M. Kaufmann était bel et bien l’auteur de cette nouvelle traduction. Me Dagenais s’est objecté en disant que c’était du ouï-dire.
[116] Pour contrer cette objection, M. Oort a produit un contrat de traduction entre la Stiftung et M. Kaufmann en date du 7 juillet 1969 (pièce D-16). Dans ce contrat, on trouve notamment les clauses suivantes :
2. Concession du droit d’utilisation
(1) La Stiftung Gralsbotschaft en tant que concessionnaire licenciée accorde par la présente à Monsieur Paul Kaufmann une sous-licence lui donnant le droit de traduire en français toutes les œuvres des éditions Alexander Bernhardt mentionnées au point 1, dont la propriétaire est Mlle Irmingard Bernhardt.
Les droits d’utilisation pour la fabrication de livres et leur diffusion sont expressément exclus du présent contrat.
(2) Le concessionnaire licencié déclare que la détentrice des droits d’auteur des œuvres mentionnées au point 1 approuve la présente sous-licence.
3. Contenu de la sous-licence
(1) La traduction de ces œuvres en français devra être juste et sans erreur. Elle restera strictement fidèle à la version définitive originale en langue allemande et devra éviter tout changement dans la composition de l’œuvre et dans l’ordre des conférences, de même que des paragraphes et de toutes les autres caractéristiques existant dans les œuvres originales. Monsieur Kaufmann veillera à ce que le ou les traducteurs n’ajoutent pas leur propre interprétation du texte, et à se tenir fidèlement au sens et au contenu de l’œuvre originale.
[…]
(3) Dans tous les cas où, en raison de la nature de la langue française, le traducteur est d’avis qu’une traduction exacte de l’original n’est pas possible et alt[é]rerait le sens de l’œuvre originale, il faudra convenir avec la Stiftung Gralsbotschaft de la traduction à choisir. Cela vaut aussi pour les cas où une traduction directe de l’œuvre originale semble impossible et où il s’avère nécessaire de décrire ce qui est dit, afin de préserver le sens et le contenu de l’œuvre originale.
(4) Les contractants conviennent d’un commun accord que la traduction ne devra enfreindre ni au sens, ni au style et ni au contenu de l’œuvre de l’auteur.
[…]
(6) Monsieur Kaufmann est d’accord pour que sa traduction soit soumise à un examen de contrôle et, le cas échéant, changée, raccourcie ou complétée.
5. Rémunération
(1) Monsieur Kaufmann renonce pour lui et pour ses héritiers à toute rémunération pour la traduction ou pour l’utilisation de sa traduction. Monsieur Kaufmann assume lui-même les coûts éventuels du matériel nécessaire aux travaux de traduction (papier, articles de papeterie, etc.)
(2) M. Kaufmann renonce à ce que son nom soit mentionné comme traducteur dans les livres ou dans d’autres reproductions de sa traduction.
(3) M. Kaufmann transfère par la présente à la Stiftung Gralsbotschaft tous les droits présents et futurs se rapportant à ses traductions. Ce transfert se fait gratuitement.
6. Clauses finales
[…]
(5) Le présent contrat de traduction avec M. Kaufmann expire avec le décès de ce dernier. M. Kaufmann veillera à ce que tous les documents issus du travail de traduction soient remis gratuitement à la S[t]iftung Gralsbotschaft par son héritier.
[117] Ce contrat me paraît répondre entièrement à l’objection formulée par Me Dagenais. Cette dernière a cependant fait valoir une autre objection, à savoir que l’ouvrage soumis avec la demande de certificat n’a pas été déposé en Cour, si bien que l’on ne peut présumer que les ouvrages identifiés dans ces certificats correspondent aux traductions de M. Kaufmann à propos desquels on a prétendu qu’il y avait eu violation du droit d’auteur par M. Drolet.
[118] Il est vrai que M. Kaufmann semble avoir procédé à plusieurs traductions des ouvrages de M. Oskar Ernst Bernhardt. Au cours de son témoignage, M. Oort a d’ailleurs mentionné que M. Kaufmann avait effectué une première traduction de l’ouvrage « Dans la lumière de la vérité » dans les années 50, une autre dans les années 60 et une dernière au milieu des années 80. Les trois premiers certificats semblent d’ailleurs correspondre à la première vague de traductions, tandis que les trois derniers se rapporteraient à la dernière série de ces traductions. Dans ce contexte, la deuxième objection présentée par Me Dagenais doit également être rejetée. Même s’il peut subsister un doute sur la version précise des traductions qui ont fait l’objet d’un certificat d’enregistrement aux États-Unis, j’estime que les défenderesses ont fait la preuve que les traductions françaises des ouvrages en litige dans le présent dossier (soit « Dans la lumière de la vérité, tomes I, II et III ») ont toutes été faites par M. Kaufmann à partir de 1955.
[119] M. Kaufmann est décédé en 1994 (pièce D-17). Il semble qu’il ait supervisé une dernière traduction faite par un dénommé Ernest Schmidt au début des années 90. Seul le premier tome a cependant pu être complété, puisque M. Kaufmann est décédé avant que M. Schmidt ait eu le temps de travailler sur les deuxième et troisième tomes.
[120] M. Oort a par la suite produit le certificat d’enregistrement émis conformément aux articles 49 [mod. par L.C. 1993, ch. 15, art. 4] et 53 [mod., idem, art. 5; 1997, ch. 24, art. 30] de la Loi sur le droit d’auteur du Canada, pour la « Traduction française des livres Im Lichte der Wahrheit, volumes 1 à 3, et Ermahnungen (Dans la lumière de la vérité, volumes 1 à 3, et Exhortations) ». On y indique que la première publication a eu lieu en France en 1990, que le titulaire du droit d’auteur est la Stiftung Gralsbotschaft, et que l’auteur est Paul André Aloyse Kaufmann. Ce certificat a été émis le 16 janvier 2008. Il s’agit donc de la dernière traduction française réalisée (pour les tomes II et III) et supervisée (pour le tome I) par M. Kaufmann.
[121] M. Oort a également produit les statuts de la Stiftung, que l’on retrouve à la pièce D-19. On y retrouve, en page couverture, le sigle de la maison d’édition (le A entouré d’un serpent). Ces statuts décrivent les activités de cet organisme, qui consistent essentiellement à disséminer les écrits d’Oskar Ernst Bernhardt ainsi que d’autres œuvres connexes.
[122] M. Oort a ensuite élaboré sur son rôle et celui de la Stiftung au Canada. Il a dit avoir des contacts réguliers avec les dirigeants de la Fondation au Canada. La Stiftung exerce un contrôle sur l’usage des livres au Canada et sur l’organisation des conférences, mais c’est la Fondation du Mouvement du Graal – Canada qui en est le distributeur officiel au Canada. La Stiftung produit également une revue, le Monde du Graal, qu’elle publie dans plusieurs langues et dont on retrouve un exemplaire à l’onglet 28 de la liste conjointe des faits admis. On y fait la promotion des divers livres publiés par la Stiftung, et on retrouve sur chacun d’entre eux le sigle de la maison d’édition. La Stiftung opère également un site Internet, dont on retrouve la page d’accueil à la pièce D-29.
[123] M. Oort a été informé de l’existence du livre de M. Drolet pour la première fois en 2001 par M. Thivierge, le président de la Fondation au Canada. Il a alors demandé à M. Thivierge d’avertir M. Drolet qu’il utilisait les marques de commerce de la Stiftung. Il a également appris que M. Drolet avait utilisé des disquettes que lui avait remises M. Thivierge; ces disquettes ne sont pas officielles, ne font pas l’objet d’un droit d’auteur et ont été faites par un membre sans la connaissance ou l’autorisation de la Stiftung.
[124] M. Oort a conclu son témoignage en réfutant la thèse de la partie demanderesse selon laquelle Oskar Ernst Bernhardt n’avait pu vouloir modifier son Message. Il a notamment lu un extrait d’une lettre envoyée par Oskar Ernst Bernhardt à un correspondant en Suisse, dans laquelle il demandait que soit enlevée une page dans les copies de son ouvrage de façon à ce que son Message soit plus facile à répandre et moins facilement attaquable, et ce tant que les nazis seraient au pouvoir (liste conjointe des faits admis, onglet 20). Même s’il estime qu’il n’est pas du ressort de la Cour de trancher la question de savoir si l’auteur a modifié ou non son Message, M. Oort tenait néanmoins à faire valoir qu’il y a deux versions possibles des faits; à son avis, cet exemple démontre qu’Oskar Ernst Bernhardt a bel et bien pu vouloir apporter des changements à son œuvre.
[125] En contre-interrogatoire, M. Oort a admis que l’exemple d’une modification faite par l’auteur rapporté au paragraphe qui précède ne visait que la page de mise de garde, et que l’auteur n’a jamais dit explicitement qu’il procéderait à d’autres modifications. S’appuyant sur une déclaration faite par le président de la Stiftung en 1998 (pièce P-52), il réitère cependant qu’Oskar Ernst Bernhardt a bel et bien fait une version remaniée, qui se trouverait dans les archives de la Stiftung, même s’il avoue ne pas l’avoir vue lui-même ni avoir fait des recherches pour la retrouver.
[126] La procureure du demandeur a ensuite interrogé M. Oort à propos de certains certificats d’enregistrement américains relatifs à la version allemande du livre Dans la lumière de la vérité. Sous la rubrique destinée à indiquer en quoi consistent les changements qui ont été faits par rapport au livre précédemment publié, on indique : [traduction] « 1) brèves modifications apportées à certaines des conférences par l’auteur lui-même; 2) nouvelle séquence des conférences; 3) répartition de l’ouvrage en trois tomes ». À la question de savoir s’il avait vu les ouvrages qui auraient normalement dû accompagner ces demandes d’enregistrement, et qui permettraient d’établir qu’Oskar Ernst Bernhardt a vraiment retravaillé son texte, M. Oort a de nouveau répondu qu’il n’avait pas vu ce qui avait été envoyé avec les demandes d’enregistrement, et que de toute façon ce n’est pas la Stiftung qui a fait ces demandes mais bien Maria, qui était à l’époque détentrice des droits d’auteur.
[127] M. Oort a également réaffirmé sa conviction que M. Kaufmann était l’auteur des traductions auxquelles se rapportent les certificats d’enregistrement américains. M. Oort a indiqué que M. Kaufmann n’avait pas été rémunéré pour la traduction qu’il avait faite de l’œuvre d’Oskar Ernst Bernhardt. Tel que mentionné précédemment, c’est M. Schmidt qui a assuré la traduction à partir de 1990. D’autre part, la dernière traduction parue en janvier 2008 a été faite par un collectif de cinq personnes.
[128] Enfin, M. Oort a réitéré qu’il ne s’objectait pas à la publication par M. Drolet des conférences provenant de l’œuvre originale et qui n’ont pas été reprises dans la version remaniée et dans la traduction faite par M. Kaufmann.
- M. Richard Nagel (témoin expert)
[129] M. Richard Nagel est ensuite venu témoigner à titre d’expert. M. Nagel a rédigé un rapport, conjointement avec Mme Irmgard Lochmann, à la demande de Me Lauzon. M. Nagel est titulaire d’un baccalauréat en traduction d’une université allemande, et il est membre de l’Ordre des traducteurs, terminologues et interprètes agréés du Québec (OTTIAQ). Ses principaux clients sont les gouvernements du Québec et du Canada, la Communauté urbaine de Montréal ainsi que diverses sociétés publiques et privées. Quant à Mme Lochmann, elle est également détentrice d’un baccalauréat en traduction et membre de l’OTTIAQ. Tous deux sont de langue maternelle allemande.
[130] Le mandat qu’ils avaient reçu consistait à déterminer si les livres publiés par M. Drolet sous les titres Dans la lumière de la vérité et Résonnances au message du Graal, tomes I et II, constituent, au moins en partie, des copies de traductions effectuées par M. Paul Kaufmann et publiées sous les titres Dans la lumière de la vérité, tomes I à III, et Exhortations.
[131] M. Nagel a expliqué comment ils avaient procédé pour s’acquitter de leur mandat. Ils ont pris un échantillonnage de six chapitres, à partir de la prémisse que leurs conclusions eu égard à ces chapitres pouvaient être extrapolées à tous les autres chapitres. À partir de six chapitres des publications de M. Drolet, des chapitres correspondants en allemand des écrits d’Oskar Ernst Bernhardt et des traductions effectuées par M. Paul Kaufmann, et de trois chapitres traduits par M. Schmidt à titre de point de comparaison, ils en sont arrivés aux conclusions suivantes :
37. Suite à notre analyse, tout porte à nous faire croire que M. Yvon Drolet s’est servi de la traduction de Paul Kaufmann pour produire sa propre version. À notre avis, il l’a révisé, puis accepté et intégré des parties substantielles dans son texte.
38. Jugeant des chapitres que nous avons comparés, il est fort probable que tout autre chapitre de la version Drolet représentant le même degré de similitude constitue une copie du moins substantielle de la traduction de Kaufmann.
39. Par ailleurs, en comparant la version de Drolet avec les fortes différences dans le style, le choix des mots et des expressions que nous trouvons dans la version de Schmitt [sic], nous sommes d’autant plus persuadés que la version Drolet n’est pas une traduction indépendante.
[132] En contre-interrogatoire, M. Nagel a dit ne pas savoir quelle version exacte de la version allemande on lui avait remis pour fins de comparaison. Il a également admis que la lecture fréquente d’un texte (par exemple, la version française du Notre Père) peut inciter le traducteur à utiliser les mêmes termes lorsqu’il procède à une nouvelle traduction.
- M. Serge Thivierge
[133] Le dernier témoin des parties défenderesses, M. Serge Thivierge, est le président de la Fondation du Mouvement du Graal – Canada, poste qu’il occupe depuis 2001. Tel qu’il appert du Registre des entreprises du Québec (liste conjointe des faits admis, onglet 1), la Fondation, créée en 1973, est incorporée sous le régime de la Partie II de la Loi sur les corporations canadiennes; elle se compose d’une trentaine de membres, et peut compter sur l’appui d’environ 200 bénévoles. Le rôle principal de la Fondation est de faire connaître l’œuvre d’Oskar Ernst Bernhardt. La Fondation compterait à peu près 1 000 adhérents au Canada.
[134] M. Thivierge a expliqué que la Fondation était en relation étroite avec la Stiftung, et ne distribuait que les livres de cette dernière. Ces livres sont vendus à des bibliothèques et à des librairies, et sont diffusés par le biais de séminaires, de salons du livre et de l’Internet. Environ 15 000 copies des trois premiers volumes de l’œuvre d’Oskar Ernst Bernhardt (qui font l’objet du présent litige) auraient été vendues au Canada depuis la création de la Fondation.
[135] M. Thivierge a ensuite déposé les premières pages des quatre volumes publiés par les Éditions Françaises du Graal à Strasbourg (pièce D-21). Ces quatre volumes portent respectivement le titre Dans la lumière de la vérité – Message du Graal, tomes I, II et III et Exhortations. Le premier et le dernier volume, publiés respectivement en 1986 et 1973, indiquent que les droits d’auteur appartiennent à Irmingard Bernhardt, tandis que les deuxième et troisième, publiés en 1990, mentionnent la Stiftung comme titulaire du copyright. Tous contiennent la mention « Seule édition autorisée ».
[136] M. Thivierge a ensuite référé aux onglets 24, 25 et 26 de la liste conjointe des faits admis, où l’on retrouve divers catalogues des publications du Graal dans différentes langues. Il a attiré l’attention de la Cour sur le fait que le sigle de la maison d’édition apparaît dans chacune de ces brochures.
[137] M. Thivierge a également produit un certain nombre de pièces visant à illustrer les activités de la Fondation au Canada (liste conjointe des faits admis, onglets 24 à 71). On y trouve un bulletin des publications du Graal, la revue Monde du Graal publiée par les Éditions Françaises du Graal et diffusée par la Fondation au Canada, le portail Internet de la Fondation, des copies de facture pour location de salles et pour l’utilisation d’espace dans le cadre de salons du livre, des copies de facture pour publicité dans divers médias, pour des présentoirs, pour des affiches, etc.
[138] Puis, M. Thivierge a produit la traduction française de la version dite de dernière main publiée par la Stiftung, en prenant soin de réaménager les chapitres pour que l’ordre dans lequel ils apparaissent corresponde à celui que l’on retrouve dans l’ouvrage de M. Drolet. On a surligné en jaune les passages qui ont été modifiés dans l’ouvrage de M. Drolet, et en vert les passages qui ne se retrouvent pas dans l’ouvrage de M. Drolet, en plus d’ajouter un trait bleu là où M. Drolet a fait des ajouts (pièce D-41). Le témoin constate qu’il y a peu de différences entre les deux versions, sauf peut-être dans les tous premiers chapitres. Me Dagenais a cependant fait valoir que cette présentation visuelle ne reflétait pas fidèlement l’ampleur du travail effectuée par M. Drolet, dans la mesure où un simple trait bleu peut représenter l’ajout de plusieurs paragraphes.
[139] M. Thivierge a également produit des copies d’enregistrement de marques de commerce sur le titre d’une œuvre et le nom d’un personnage historique. Dans le premier cas, LES MISÉRABLES a été enregistré comme marque de commerce en lien avec des « theatrical and show business services » (pièce D-42). Dans le deuxième cas, il s’agit de la marque LoRD GOd jEsUs & design, associée à des vêtements pour hommes, femmes et enfants ainsi qu’à des accessoires (pièce D-43).
[140] En contre-interrogatoire, M. Thivierge a reconnu qu’une recherche dans la base de données sur les marques de commerce de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada ne permettait de relever aucun enregistrement pour le nom « Mahomet », ni pour les différentes graphies de « Bouddha », « Boudha » et « Boudda » (pièces P-57 à P-60).
[141] M. Thivierge a précisé que la grande majorité des adhérents au Message du Graal se trouvaient au Québec (sur les mille adhérents que l’on trouve au Canada, environ 800 vivent au Québec). La Fondation organise une cinquantaine de conférences annuellement au Québec, et vend à peu près 250 copies du Message, essentiellement en français.
[142] M. Thivierge a ajouté que la Fondation vendait également un livre intitulé Bouddha, nom sur lequel elle n’a cependant pas enregistré de marque de commerce. Si l’on a enregistré les marques de commerce sur les titres et le nom de l’auteur qui font présentement l’objet du litige, c’était pour protéger le contenant, et non le contenu. M. Thivierge a reconnu que la version originale des livres en cause ici fait maintenant partie du domaine public; l’objectif était cependant d’éviter la confusion avec d’autres publications sur lesquelles pourraient se retrouver le nom de l’auteur, le titre de ses ouvrages et le sigle qu’il utilisait. Les marques visent donc, selon lui, à protéger l’utilisation du nom de l’auteur, des titres et du sigle, et non pas à conférer un monopole sur le Message lui-même.
[143] M. Thivierge a également réitéré que l’édition de 1931 n’avait jamais été cachée, et que le Message diffusé par la Fondation est basé sur les changements apportés à l’œuvre originale par l’auteur lui-même.
[144] S’en est suivi une longue discussion à propos de l’existence de la fameuse version remaniée qu’aurait effectuée l’auteur lui-même de son œuvre. Comme il l’avait fait lors de son interrogatoire préalable, M. Thivierge s’est objecté à cette question en disant qu’elle n’était pas pertinente au litige, et cette objection n’a pas été contestée. La demande formulée par Me Dagenais pour voir ce document n’a donc jamais été exaucée. M. Thivierge a par ailleurs mentionné, comme M. Oort avant lui, que ni la Stiftung ni la Fondation n’ont copie de ce document et qu’il ne sait pas où il se trouve. Il a du même souffle admis que plusieurs personnes contestent le fait qu’Oskar Ernst Bernhardt ait lui-même fait des changements à son œuvre avant sa mort.
[145] M. Thivierge a dit ne pas voir de différence notable au niveau du contenu entre l’ouvrage publié par M. Drolet et la version que diffusent la Stiftung et la Fondation, malgré les nombreuses différences de forme entre les deux. Il a reconnu que l’ouvrage de M. Drolet contient 14 conférences et environ 340 pages qui n’apparaissent plus dans l’œuvre diffusée par la Stiftung. Il a également admis que l’ordre de présentation n’était pas le même dans l’ouvrage de M. Drolet et la version de la Stiftung. Il a cependant réitéré que cela n’était pas pertinent, dans la mesure où c’est à la traduction effectuée par M. Kaufmann que l’ouvrage de M. Drolet doit être comparé pour les fins du présent litige. Les ajouts qu’aurait pu faire M. Drolet par rapport à cette traduction, à partir du texte original de 1931, ne sont pas en cause ici. Il en va ainsi, par exemple, des 13 ou 14 exposés tirés de l’édition de 1931 que M. Drolet a reproduit dans son ouvrage mais qui ne se retrouvent pas dans l’édition de dernière main diffusée par la Stiftung.
ANALYSE
I – Les marques de commerce
[146] On a dit des marques de commerce qu’elles avaient pour but d’établir un équilibre entre la libre concurrence et la juste concurrence. En effet, les marques de commerce visent un double objectif : elles permettent au commerçant de protéger la notoriété et la réputation qu’il acquiert dans la mise en marché de ses produits et services, et fournissent du même coup aux consommateurs une information précieuse sur la qualité et la provenance de ce qu’ils achètent. Dans un monde où l’offre est de plus en plus variée, les marques de commerce fournissent en quelque sorte aux consommateurs un raccourci leur permettant de sélectionner les biens et services qu’ils recherchent en s’appuyant sur leurs expériences passées.
[147] La définition que la Loi sur les marques de commerce donne à l’expression « marque de commerce » confirme d’ailleurs que le caractère distinctif d’une marque en constitue la raison d’être et la caractéristique primordiale. Ainsi, ce concept désigne, selon le cas, une :
2. […]
« marque de commerce » Selon le cas :
a) marque employée par une personne pour distinguer, ou de façon à distinguer, les marchandises fabriquées, vendues, données à bail ou louées ou les services loués ou exécutés, par elle, des marchandises fabriquées, vendues, données à bail ou louées ou des services loués ou exécutés, par d’autres;
b) marque de certification;
c) signe distinctif;
d) marque de commerce projetée.
[148] En fait, il n’est peut-être pas exagéré de dire que le régime juridique entourant les marques de commerce participe jusqu’à un certain point de la protection du consommateur. En conférant à un commerçant un monopole sur l’utilisation d’un signe, d’un symbole ou de mots, elle permet également à l’acheteur pressé d’associer un produit avec un fabricant, et facilite donc ses décisions en lui permettant d’identifier facilement l’origine d’un produit ou d’un service. La Cour suprême a bien résumé l’essence des marques de commerce dans les termes suivants (Mattel, Inc. c. 3894207 Canada Inc., 2006 CSC 22, [2006] 1 R.C.S. 772, au paragraphe 21) :
Les marques de commerce constituent en quelque sorte une anomalie du droit de la propriété intellectuelle. Contrairement au titulaire de brevet ou au titulaire du droit d’auteur, le propriétaire d’une marque de commerce n’est pas tenu de faire bénéficier le public d’une innovation pour jouir en retour d’un monopole. En l’espèce, la marque de commerce n’est même pas un mot inventé comme le sont « Kodak » ou « Kleenex ». L’appelante s’est simplement approprié le diminutif utilisé couramment pour les enfants prénommées Barbara. En revanche, le titulaire d’un brevet doit inventer quelque chose de nouveau et d’utile. Et quiconque souhaite obtenir un droit d’auteur doit enrichir le répertoire humain d’une œuvre expressive. Dans les deux cas, le public a décidé, par la voix du législateur, qu’il convenait d’encourager ces inventions et de faciliter ces nouvelles expressions par l’octroi d’un monopole protégé par la loi (c.-à-d. en empêchant quiconque d’exploiter sans autorisation l’invention ou l’expression protégée par le droit d’auteur). Par contre, le propriétaire de la marque de commerce peut simplement avoir utilisé un nom courant comme « marque » pour distinguer ses marchandises de celles de ses concurrents. Sa prétention à un monopole ne repose pas sur le fait qu’il confère un avantage au public, comme en matière de brevet ou de droit d’auteur, mais sur le fait qu’il sert un intérêt important du public en garantissant aux consommateurs que la source de laquelle ils achètent est bien celle qu’ils croient et qu’ils obtiennent la qualité qu’ils associent à cette marque de commerce en particulier. Les marques de commerce font donc en quelque sorte office de raccourci qui dirige les consommateurs vers leur objectif et, en ce sens, elles jouent un rôle essentiel dans une économie de marché. Le droit des marques de commerce repose sur les principes de l’équité dans les activités commerciales. On dit parfois qu’il sert à maintenir l’équilibre entre la libre concurrence et la juste concurrence.
[149] Le législateur a cependant prévu un certain nombre de balises quant à ce qui peut être enregistré comme marque de commerce. Bien entendu, il n’est pas absolument nécessaire d’enregistrer une marque auprès du registraire des marques de commerce pour l’utiliser. Le régime réglementaire mis en place par le législateur fédéral offre cependant au titulaire d’une marque déposée (c’est-à-dire une marque de commerce qui se trouve au registre) des droits plus efficaces contre les tiers et facilite la preuve du droit de propriété. L’enregistrement d’une marque accorde notamment au propriétaire le droit exclusif de l’utiliser partout au Canada (article 19), en plus du droit d’obtenir réparation par voie d’injonction ou par recouvrement de dommages-intérêts ou de profits (article 53.2 [édicté par L.C. 1993, ch. 44, art. 234]).
[150] Pour être enregistrable, une marque de commerce doit évidemment être distinctive. C’est là l’essence même d’une « marque de commerce », au terme de la définition qu’en donne l’article 2 de la Loi. Qui plus est, la marque ne doit pas tomber dans l’une des exceptions prévues à l’article 12 [mod. par L.C. 1990, ch. 20, art. 81; 1993, ch. 15, art. 59(F); 1994, ch. 47, art. 193; 2007, ch. 25, art. 14] de la Loi. Cette dernière disposition se lit comme suit :
12. (1) Sous réserve de l’article 13, une marque de commerce est enregistrable sauf dans l’un ou l’autre des cas suivants :
a) elle est constituée d’un mot n’étant principalement que le nom ou le nom de famille d’un particulier vivant ou qui est décédé dans les trente années précédentes;
b) qu’elle soit sous forme graphique, écrite ou sonore, elle donne une description claire ou donne une description fausse et trompeuse, en langue française ou anglaise, de la nature ou de la qualité des marchandises ou services en liaison avec lesquels elle est employée, ou à l’égard desquels on projette de l’employer, ou des conditions de leur production, ou des personnes qui les produisent, ou du lieu d’origine de ces marchandises ou services;
c) elle est constituée du nom, dans une langue, de l’une des marchandises ou de l’un des services à l’égard desquels elle est employée, ou à l’égard desquels on projette de l’employer;
d) elle crée de la confusion avec une marque de commerce déposée;
e) elle est une marque dont l’article 9 ou 10 interdit l’adoption;
f) elle est une dénomination dont l’article 10.1 interdit l’adoption;
g) elle est constituée, en tout ou en partie, d’une indication géographique protégée et elle doit être enregistrée en liaison avec un vin dont le lieu d’origine ne se trouve pas sur le territoire visé par l’indication;
h) elle est constituée, en tout ou en partie, d’une indication géographique protégée et elle doit être enregistrée en liaison avec un spiritueux dont le lieu d’origine ne se trouve pas sur le territoire visé par l’indication;
i) elle est une marque dont l’adoption est interdite par le paragraphe 3(1) de la Loi sur les marques olympiques et paralympiques, sous réserve du paragraphe 3(3) et de l’alinéa 3(4)a) de cette loi.
(2) Une marque de commerce qui n’est pas enregistrable en raison de l’alinéa (1)a) ou b) peut être enregistrée si elle a été employée au Canada par le requérant ou son prédécesseur en titre de façon à être devenue distinctive à la date de la production d’une demande d’enregistrement la concernant.
[151] En l’occurrence, le demandeur soutient que les marques de commerce déposées par les défenderesses ne sont pas distinctives des marchandises vendues et sont au contraire descriptives de ces mêmes marchandises. Le demandeur allègue également que les marques de commerce en litige contreviennent à l’alinéa 13(1)b) de la Loi dans la mesure ou elles ont pour effet de restreindre de façon déraisonnable le développement d’un art, et qu’elles portent de ce fait même atteinte aux droits à la liberté de croyance et d’expression du demandeur, contrairement à l’article 2 de la Charte canadienne des droits et libertés, à l’article 3 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec et aux articles 18 et 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Ces dispositions se lisent comme suit :
Article 18
1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion; ce droit implique la liberté d’avoir ou d’adopter une religion ou une conviction de son choix, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction, individuellement ou en commun, tant en public qu’en privé, par le culte et l’accomplissement des rites, les pratiques et l’enseignement.
2. Nul ne subira de contrainte pouvant porter atteinte à sa liberté d’avoir ou d’adopter une religion ou une conviction de son choix.
3. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet que des seules restrictions prévues par la loi et qui sont nécessaires à la protection de la sécurité, de l’ordre et de la santé publique, ou de la morale ou des libertés et droits fondamentaux d’autrui.
4. Les États parties au présent Pacte s’engagent à respecter la liberté des parents et, le cas échéant, des tuteurs légaux de faire assurer l’éducation religieuse et morale de leurs enfants conformément à leurs propres convictions.
Article 19
1. Nul ne peut être inquiété pour ses opinions.
2. Toute personne a droit à la liberté d’expression; ce droit comprend la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce, sans considération de frontières, sous une forme orale, écrite, imprimée ou artistique, ou par tout autre moyen de son choix.
3. L’exercice des libertés prévues au paragraphe 2 du présent article comporte des devoirs spéciaux et des responsabilités spéciales. Il peut en conséquence être soumis à certaines restrictions qui doivent toutefois être expressément fixées par la loi et qui sont nécessaires:
a) Au respect des droits ou de la réputation d’autrui;
b) A la sauvegarde de la sécurité nationale, de l’ordre public, de la santé ou de la moralité publiques.
[152] Ces questions sont complexes et ne semblent pas avoir été abordées par les tribunaux canadiens jusqu’à ce jour. En revanche, l’enregistrabilité d’un nom d’auteur et du titre d’une œuvre a été considérée par la jurisprudence étrangère, et notamment par les tribunaux américains. Bien que les solutions retenues ailleurs ne sauraient lier cette Cour, elles peuvent être d’un apport précieux dans l’examen des prétentions respectives des deux parties.
[153] Avant d’aller plus loin, il convient de rappeler que les marques de commerce déposées des défenderesses sont présumées valides et qu’il incombe par conséquent au demandeur de démontrer le contraire. Il découle en effet de l’article 19 de la Loi que l’enregistrement d’une marque fait naître une présomption de validité. Comme l’écrivait le juge Joyal dans l’arrêt Santana Jeans Ltd. c. Manager Clothing Inc., [1993] A.C.F. no 1283 (1re inst.) (QL), aux paragraphes 12 et 13 :
Le second point litigieux porte sur la validité de la marque de commerce enregistrée de l’intimée. Il appartient à la requérante de prouver une telle invalidité. Dans l’affaire California Fashion v. Reitmans (Canada) Ltd. (1991), 48 F.T.R. 251 (C.F. 1re inst.), le juge Cullen s’est prononcé en ces termes :
… l’enregistrement d’une marque de commerce confère certains droits et avantages à son propriétaire, notamment, il constitue une preuve prima facie de ces droits et de la propriété de la marque de commerce. En conséquence, lorsqu’une marque de commerce est enregistrée, sa validité est présumée et il incombe à la partie qui cherche à en obtenir la radiation de prouver son invalidité [à la p. 255].
La requérante a entrepris de prouver que ledit point appartenait au domaine public, qu’il ne se distinguait ni ne se distingue du même point sur d’autres marchandises, et qu’il visait et vise encore un but fonctionnel, étant décoratif. La requérante a une lourde charge :
… on ne saurait sans motifs sérieux toucher aux décisions rendues par un expert tel que le registraire des marques de commerce. L’appelante a une lourde charge. Elle doit établir que la décision du registraire est tellement erronée qu’une intervention de la présente Cour s’impose.
(I.V.G. Rubber Canada Ltd. c. Goodall Rubber, [1981] 1 C.F. 143, à la p. 146, (1980), 48 C.P.R. (2d) 269, à la p. 270 (C.F. 1re inst.), le juge Dubé).
Voir aussi : Unitel Communications Inc. c. Bell Canada, [1995] A.C.F. no 613 (1re inst.) (QL), au paragraphe 40; WCC Containers Sales Ltd. c. Haul-All Equipment Ltd., 2003 CF 962, au paragraphe 15; Hughes on Trade Marks, feuilles mobiles, Toronto : Butterworths, 1984, à la page 556.
[154] Ceci étant dit, la Cour d’appel fédérale a récemment rappelé que cette présomption était faible. La partie qui veut faire radier une marque de commerce devra tout au plus déposer une preuve permettant d’établir que la marque n’était pas enregistrable : voir Emall.ca Inc. c. Cheaptickets and Travel Inc., 2008 CAF 50, [2009] 2 R.C.F. 43, aux paragraphes 10 à 12.
[155] Considérons dans un premier temps la marque de commerce déposée ABD-RU-SHIN. L’alinéa 12(1)a) de la Loi prévoit que l’on ne peut enregistrer une marque de commerce sur le nom ou le nom de famille d’une personne vivante ou décédée dans les 30 années précédentes. Le demandeur a prétendu que cette disposition trouvait application ici, puisque Abd-ru-shin était le nom de l’auteur du Message du Graal. Je ne peux me ranger à cet argument.
[156] On a vaguement fait état au cours des plaidoiries des origines du mot Ab-ru-shin, qui serait une expression de langue arabe ou perse désignant le « fils du St-Esprit » ou le « serviteur de la lumière ». Quoiqu’il en soit des origines historiques précises de ce nom, la preuve démontre que l’auteur Oskar Ernst Bernhardt l’a utilisé comme nom de plume pour signer ses divers ouvrages. Il ne s’agit donc pas d’un nom ou d’un nom de famille.
[157] En supposant même qu’un nom de plume puisse être assimilé à un nom pour les fins de l’alinéa 12(1)a), les effets juridiques de cette disposition ont pris fin en 1971, soit 30 ans après le décès d’Oskar Ernst Bernhardt.
[158] Enfin, l’alinéa 12(1)a) de la Loi sur les marques de commerce prévoit qu’une marque de commerce ne peut être constituée d’un mot n’étant « principalement » que le nom ou le nom de famille d’un particulier vivant ou décédé dans les 30 années précédentes. Le test applicable est donc de se demander si une personne vivant au Canada, pourvue d’une intelligence moyenne et ayant reçu une éducation normale, en anglais ou en français, réagirait à la marque de commerce en pensant principalement à un nom de famille ou à un nom : voir Registraire des Marques de Commerce c. Coles Book Stores Ltd., [1974] R.C.S. 438; Galanos c. Registraire des marques de commerce, [1982] A.C.F. no 1022 (1er inst.) (QL).
[159] Ce test a subséquemment été légèrement modifié, non pas pour en modifier la substance mais uniquement pour scinder l’analyse en deux étapes : Gerhard Horn Investments Ltd. c. Registraire des marques de commerce, [1983] 2 C.F. 878 (1re inst.). Il faut donc déterminer en premier lieu si le mot dont on demande l’enregistrement correspond au nom ou au nom de famille d’un particulier vivant ou récemment décédé. Si cette condition préalable est remplie, il faut alors se demander si la marque de commerce proposée n’est « principalement que » un nom ou un nom de famille.
[160] En l’occurrence, il m’apparaît évident que le mot « Abd-ru-shin » n’est pas le prénom ou le nom de famille d’une personne vivante ou récemment décédée. Même si aucune preuve n’a été faite à cet égard, il ne s’agit clairement pas d’un nom susceptible de se retrouver dans un annuaire téléphonique au Canada. Il n’est donc même pas nécessaire de se demander si une personne d’intelligence moyenne y verrait un nom qu’elle assimilerait principalement à un nom de famille. Pour tous ces motifs, je suis donc d’avis que le mot « Abd-ru-shin » était enregistrable.
[161] Qu’en est-il maintenant du logo A & SERPENT DESSIN? Le demandeur allègue que ce sigle ne peut appartenir à un seul organisme, puisqu’il s’agit d’un symbole que partagent les porteurs de croix et les adhérents au Message du Graal. L’emploi de ce logo serait scandaleux, choquant et trompeur pour les adhérents, selon M. Drolet et les témoins qui sont venus l’appuyer. S’il en va ainsi, c’est parce que ce logo représenterait la quête de l’infini et qu’il est sacré pour ceux qui croient au Message du Graal, au même titre que le crucifix pour les chrétiens et la menorah pour les juifs.
[162] Sans nier la valeur spirituelle de ce logo, les défenderesses soutiennent pour leur part qu’il s’agit du signe distinctif de leur maison d’édition et qu’elles l’emploient sur tous leurs effets commerciaux. Il s’agirait d’ailleurs de la même marque que celle utilisée dans les années 30 en Autriche et en Allemagne par la maison d’édition Der Ruf d’Oskar Ernst Bernhardt.
[163] Le demandeur s’est beaucoup appuyé sur la décision rendue par cette Cour dans Congrès juif canadien c. Chosen People Ministries, Inc., 2002 CFPI 613, [2003] 1 C.F. 29, confirmée par la Cour d’appel fédérale à 2003 CAF 272. À cette occasion, M. le juge Blais a statué que le registraire des marques de commerce avait erré en publiant un avis au public suivant lequel la défenderesse, Chosen People Ministries, faisait l’adoption et l’emploi du dessin d’une menorah comme marque officielle, conformément au sous-alinéa 9(1)n)(iii) de la Loi sur les marques de commerce. Une telle marque accorde une protection extraordinaire à son détenteur, puisque ce dernier obtient l’exclusivité de son utilisation sans égard à des marchandises ou à des services précis, comme c’est le cas pour une marque de commerce, et empêche toute autre personne d’employer une marque qui lui ressemblerait. Dans cette affaire, le juge Blais a annulé la décision du registraire dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire présentée par la demanderesse, au motif que la défenderesse n’était pas une autorité publique et ne pouvait donc se voir accordée une marque officielle.
[164] Il est vrai que dans ce qui semble être un obiter, le juge Blais a poursuivi en affirmant que la menorah est un emblème officiel de la foi juive et de son peuple depuis l’Antiquité, et qu’ « [i]nterdire aux associations et organismes juifs l’emploi et l’adoption d’une marque comme la menorah serait peine perdue, étant donné qu’elle a toujours été liée à la culture juive historiquement » (au paragraphe 64). Le demandeur s’appuie sur cette opinion incidente pour affirmer que les défenderesses ne peuvent s’approprier le sigle A & SERPENT DESSIN par le biais d’une marque de commerce. Ce raisonnement me paraît cependant déficient pour plusieurs raisons.
[165] Il importe d’abord de souligner que le régime juridique des marques officielles diffère de celui qui encadre les marques de commerce. Ainsi, il n’est pas nécessaire que le demandeur démontre le caractère distinctif de la marque officielle proposée, ni qu’il établisse un quelconque sens secondaire. Il n’est pas non plus obligatoire d’annoncer publiquement qu’une demande a été présentée au registraire. La principale exigence tient plutôt à la nécessité pour le demandeur d’être reconnu comme « autorité publique ». C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le juge Blais y consacre l’essentiel de ses motifs. Le fait qu’il soit futile d’interdire l’utilisation de la menorah ne peut donc être retenu comme l’un des fondements de sa décision, et la Cour d’appel fédérale n’en a d’ailleurs pas glissé mot dans sa décision. Elle a plutôt choisi d’entériner la décision du juge Blais pour le motif restreint que la Chosen People Ministries ne pouvait être considérée comme une autorité publique.
[166] De surcroît, l’on ne saurait me semble-t-il associer le logo d’A & SERPENT DESSIN à la menorah. Bien qu’il puisse avoir une haute valeur spirituelle pour les adhérents au Message du Graal, ce qui n’est pas en cause ici, la preuve ne m’a pas convaincu qu’il jouissait de la même reconnaissance universelle et historique comme emblème officiel du Mouvement du Graal que la menorah pour les membres de la communauté juive. On ne m’a pas non plus convaincu que l’emploi de ce logo serait obscène, scandaleux ou immoral au terme de l’alinéa 9(1)j) de la Loi sur les marques de commerce, même s’il peut heurter la sensibilité de ceux qui, comme M. Drolet, estiment que les défenderesses ne diffusent pas le message original d’Oskar Ernst Bernhardt. Pour tous ces motifs, je suis donc d’avis que la marque A & SERPENT DESSIN était enregistrable.
[167] Reste le titre DANS LA LUMIÈRE DE LA VÉRITÉ, dans sa version française, anglaise et allemande. C’est sur ces trois marques de commerce que le demandeur a concentré l’essentiel de ses attaques relatives à la non enregistrabilité, alléguant qu’elles n’étaient pas distinctives, qu’elles étaient descriptives, qu’elles constituaient une description fausse et trompeuse, et qu’elles restreignaient le développement de l’art et de l’industrie. J’examinerai donc maintenant chacun de ces arguments.
[168] L’essence même d’une marque de commerce est d’être distinctive. C’est d’ailleurs la raison fondamentale pour laquelle le législateur a décidé d’en assurer la protection, et il n’est donc pas surprenant que la définition donnée à l’expression « marque de commerce » par l’article 2 de la Loi mette l’accent sur cette caractéristique. On précise en effet au premier alinéa de cette définition qu’il s’agit d’une « marque employée par une personne pour distinguer, ou de façon à distinguer, les marchandises fabriquées, vendues, données à bail ou louées ou les services loués ou exécutés, par elle, des marchandises fabriquées, vendues, données à bail ou louées ou des services loués ou exécutés, par d’autres ». Le même article précise également qu’est « distinctive » la marque « qui distingue véritablement les marchandises ou services en liaison avec lesquels elle est employée par son propriétaire, des marchandises ou services d’autres propriétaires, ou qui est adaptée à les distinguer ainsi ».
[169] Pour être distinctive, une marque de commerce doit remplir trois conditions : 1) la marque doit être associée à un produit; 2) le propriétaire doit utiliser cette association entre la marque et son produit et vendre ce produit ou ce service; et 3) cette association doit permettre au propriétaire de la marque de distinguer son produit de ceux des autres propriétaires : voir Philip Morris Inc. v. Imperial Tobacco Ltd. (1985), 7 C.P.R. (3d) 254 (C.F. 1re inst.). C’est en rapport avec le marché canadien que doit être évalué le respect de ces trois conditions : voir Tommy Hilfiger Licensing Inc. c. Produits de Qualité I.M.D. Inc., 2005 CF 10.
[170] La jurisprudence a établi que le caractère distinctif d’une marque pouvait être inhérent ou acquis. Une marque sera intrinsèquement distinctive lorsqu’elle ne réfère pas les consommateurs à une multitude de sources possibles, mais à une seule; il en ira ainsi, notamment, lorsque la marque est constituée d’un nom fictif et inventé. D’autre part, une marque pourra acquérir un caractère distinctif qu’elle n’avait pas au départ suite à son utilisation continue. Cette Cour a évoqué cette possibilité dans l’arrêt Tommy Hilfiger Licensing Inc., précité, au paragraphe 53 :
Il y a deux types de caractère distinctif : le caractère distinctif inhérent et le caractère distinctif acquis. Une marque est distinctive lorsqu’elle ne comporte aucun élément susceptible de diriger les consommateurs vers une multitude de sources. En conséquence, lorsqu’une marque est constituée d’un nom unique ou inventé qui ne peut désigner ou évoquer qu’une seule chose, il est possible de conclure que cette marque possède effectivement un caractère distinctif inhérent. La marque de commerce qui ne possède pas de caractère distinctif inhérent peut quand même acquérir un caractère distinctif par suite de son emploi constant sur le marché. Toutefois, pour démontrer qu’une marque a acquis un caractère distinctif, il faut établir que les consommateurs ont associé constamment la marque à une source déterminée.
Voir aussi : Community Credit Union Ltd. c. Canada (Registraire des marques de commerce), 2006 CF 1119; Cross-Canada Auto Body Supply (Windsor) Ltd. c. Hyundai Auto Canada, 2007 CF 580, conf. par 2008 CAF 98. Voir aussi Hughes on Trade Marks, 2e éd., feuilles mobiles, Markham : LexisNexis Canada Inc., 2005, à la page 649.
[171] Le titre d’un ouvrage ne peut certainement pas être considéré comme étant intrinsèquement distinctif, et ne peut donc avoir acquis cette propriété que par son usage et par le lien que les consommateurs en sont venus à établir entre cette marque et l’ouvrage publié et distribué par les défenderesses. Dans son mémoire et ses représentations orales, la procureure du demandeur a fait longuement valoir qu’il ne saurait y avoir de confusion entre le livre qu’a publié M. Drolet et les ouvrages des défenderesses, étant donné la différence entre les couvertures et le contenu des deux œuvres. C’est là, me semble-t-il, un argument qui doit être considéré au niveau de la violation des marques de commerce, et non au stade préliminaire du caractère enregistrable des marques.
[172] D’autre part, le demandeur a soutenu que le titre « Dans la lumière de la vérité » ne pouvait être considéré distinctif dans la mesure où il n’était pas original. Non seulement a-t-il été utilisé par Oskar Ernst Bernhardt lui-même en lien avec son œuvre, mais on retrouverait ces mots dans toute la littérature du même genre. À cet égard, la procureure du demandeur a fait référence à certains extraits de la Bible où la lumière et la vérité sont associées. Par conséquent, la marque DANS LA LUMIÈRE DE LA VÉRITÉ n’aurait pas de caractère distinctif mais serait plutôt générique de caractère, étant donné le caractère vague des mots utilisés et leur utilisation fréquente.
[173] S’appuyant sur l’alinéa 12(1)b) de la Loi, le demandeur a également soutenu que le titre, loin d’être distinctif, était plutôt descriptif du contenu du livre publié par la Stiftung. On n’a cependant pas élaboré beaucoup sur l’information que transmettrait le titre, si ce n’est pour affirmer que ce titre permet au lecteur de comprendre que le livre porte sur la vérité et l’origine de la création.
[174] La jurisprudence a dégagé un certain nombre de principes en ce qui concerne l’analyse du caractère descriptif d’une marque. Tout d’abord, c’est la première impression qui détermine si une marque de commerce constitue une description claire. D’autre part, l’adjectif « claire » qui figure à l’alinéa 12(1)b) de la Loi n’est pas tautologique; il n’est pas nécessaire que la description soit précise, mais elle doit néanmoins être « facile à comprendre, évidente ou simple ». Enfin, il ne sera pas nécessaire pour décider si une marque de commerce est descriptive de procéder à un examen détaillé et critique des mots utilisés pour déterminer s’ils ont d’autres connotations, seuls ou utilisés en relation avec certaines marchandises; il convient plutôt de déterminer le sens que le grand public risque de donner à ces mots dans le contexte où ils sont utilisés : voir GWG Ltd. c. Registraire des marques de commerce, [1981] A.C.F. no 312 (1re inst.) (QL), au paragraphe 6; Labatt (John) Ltd. c. Carling Breweries Ltd., [1974] A.C.F. no 1104 (1re inst) (QL), aux paragraphes 22 à 26; American Home Products Corp. v. Drackett Co. of Canada Ltd., The, [1968] 2 R.C.É. 89.
[175] L’expression « Dans la lumière de la vérité » a définitivement une connotation religieuse chrétienne. Quiconque est vaguement familier avec la Bible peut aisément tirer cette conclusion. Il est donc permis de croire, malgré l’absence de toute preuve à ce sujet, que le consommateur moyen qui voit ce titre sur une publication l’associera à un ouvrage de nature religieuse, philosophique ou à tout le moins ésotérique. Mais cette information est-elle suffisante, en elle-même ou en association avec le nom « Abd-ru-shin » et le logo « A & SERPENT DESSIN », pour que l’on puisse conclure au caractère descriptif de la marque de commerce? Je ne le crois pas.
[176] Le champ d’application général de l’alinéa 12(1)b) de la Loi a été bien résumé par les auteurs Gill et Jolliffe dans les termes suivants :
[traduction]
L’article 12 n’interdit pas les marques de commerce qui sont descriptives ou suggestives. Le texte de l’alinéa 12(1)b) prévoit la possibilité d’une certaine connotation descriptive […] Tout ce qui est interdit, ce sont les marques de commerce qui donnent une description « claire » ou une description fausse et trompeuse dans un dessein trompeur.
[…]
Pour être descriptif, un mot doit évoquer le caractère ou la qualité des marchandises ou services en association avec lesquels il est employé, et ce ne doit pas simplement être une caractéristique accessoire. Ainsi, lorsque le registraire s’est opposé, se fondant sur son caractère descriptif, à l’enregistrement du mot « Gro-Pup » en référence aux aliments pour chiens, le juge Angers a fait droit à la demande d’introduction d’une instance, faisant observer : « Je ne crois pas que le mot « Gro-Pup » soit descriptif de l’article auquel il doit s’appliquer, à savoir les aliments pour chiens; il suggère tout au plus le résultat qu’il est censé produire.
[…]
Pour être contraire à l’alinéa 12(1)b), la marque doit donner une description « claire » ou donner une description fausse et trompeuse. Le mot « clair » a été introduit dans l’alinéa 12(1)b) pour préserver le caractère enregistrable des marques suggestives. Le mot « clair » signifie « évident, manifeste, facile à comprendre », plutôt que « exact ». C’est la première impression de la marque tout entière qui doit être analysée, et la marque ne doit pas être disséquée en ses parties composantes. L’impression doit être produite du point de vue de l’acheteur ordinaire ou de l’utilisateur ordinaire des marchandises ou services. [Notes en bas de page omises.]
Gill et Jolliffe, Fox on Canadian Law of Trade-marks and Unfair Competition, 4e éd., feuilles mobiles, Carswell : Toronto, 2007, aux pages 5-24, 5-25, 5-26.
[177] Le demandeur avait le fardeau d’établir que la marque DANS LA LUMIÈRE DE LA VÉRITÉ donnait une description claire de la nature ou de la qualité du livre publié et diffusé par les défenderesses. Or, on n’a pas même tenté de faire cette preuve, que ce soit par voie de sondage ou autrement. La jurisprudence en cette matière révèle que le titre d’une publication doit faire plus qu’évoquer une idée ou référer vaguement à une philosophie ou à une doctrine pour que l’on puisse dire qu’il décrit clairement cette publication. Il se peut bien que Le Message du Graal, nom plus générique français de l’œuvre maîtresse d’Oskar Ernst Bernhardt, puisse être considéré suffisamment descriptif pour contrevenir à l’alinéa 12(1)b) de la Loi; mais tel n’est pas l’objet du litige. La Stiftung a choisi d’adopter DANS LA LUMIÈRE DE LA VÉRITÉ comme marque de commerce au Canada pour identifier, entre autres, certaines de ses publications incluant une partie de son édition du Message du Graal (le volume Exhortations complète le Message du Graal mais n’est pas identifié par la marque DANS LA LUMIÈRE DE LA VÉRITÉ).
[178] L’arrêt Association of Professional Engineers of the Province of Ontario v. Registrar of Trade Marks, [1959] R.C.É. 354, illustre bien à mon avis le genre de titre qui ne pourra être enregistré comme marque de commerce parce que descriptif au terme de [ce qui est maintenant] l’alinéa 12(1)b) de la Loi. Dans cette affaire, les demandeurs s’opposaient à l’enregistrement de la marque « Finishing Engineer », utilisée comme titre d’un périodique. Après avoir passé en revue la jurisprudence pertinente, le juge Fournier a conclu que ces mots étaient clairement descriptifs parce qu’ils référaient nécessairement à la nature du périodique; au surplus, l’enregistrement de ces mots aurait empêché quiconque aurait voulu publier un livre ou une revue portant sur le même sujet d’utiliser comme titre une variante de ces mots. Le passage suivant résume bien sa pensée [à la page 362] :
[traduction] En l’espèce, la marque de commerce « Finishing Engineer », à la date de la demande d’enregistrement, était composée de deux mots anglais employés pour décrire des personnes qui avaient été formées et s’adonnaient aux études techniques et qui se spécialisaient dans les arts de la finition. L’emploi de ces deux mots comme titre d’une publication suffit à faire savoir que la publication contiendra des idées, des données et des renseignements destinés aux cadres et aux ingénieurs pour lesquels les nouvelles méthodes et les nouveaux matériaux de finition présentent de l’intérêt. Autrement dit, l’expression « finishing engineer » décrit clairement une personne qui est versée dans la science de l’ingénierie et dans les arts de la finition. C’est exactement ce que fait la publication. Elle ne distingue pas la publication de la demanderesse, mais donne une description claire de son contenu. Grammaticalement, et dans la langue ordinaire, l’emploi de ces deux mots comme titre d’un périodique me fait immédiatement venir à l’esprit (et je crois à l’esprit de ceux qui les lisent) la qualité ou le caractère de la publication. Je ne vois aucun autre objet pour lequel les mots pourraient être employés, ni aucun autre intérêt qui pourrait s’attacher à eux.
Voir aussi, dans le même sens, Mathieson v. Sir Isaac Pitman & Sons Ld. (1930), 47 R.P.C. 541 (Ch. D.), où la Cour a jugé que la marque « How to Appeal Against your Rates » utilisée comme titre d’un livre était descriptive. Au même effet : Canadian Jewish Review Ltd. v. Registrar of Trade Marks (1961), 37 C.P.R. 89 (C. de l’É.)
[179] Il m’apparaît évident que le titre Dans la lumière de la vérité n’a rien à voir avec le genre de titres que la jurisprudence a considéré être descriptif. Dans un premier temps, ce titre m’apparaît beaucoup moins explicite et transmet beaucoup moins d’information que les titres dont on a rejeté l’enregistrement à titre de marque de commerce. Il est en effet difficile de prétendre que le consommateur moyen verra dans ce titre une indication claire quant au contenu de l’ouvrage, et qu’il ne peut y avoir aucune ambiguïté non seulement sur le genre de livre dont il s’agit mais également sur la substance de ce qu’il contient. D’autre part, la marque en litige ici n’a pas le caractère générique des expressions qui ont été jugées non enregistrable dans le passé.
[180] Ceci étant dit, j’estime néanmoins que le titre d’une œuvre littéraire est intrinsèquement descriptif non pas parce qu’il transmet de l’information sur le contenu de l’ouvrage, mais parce qu’il s’agit de la seule façon d’identifier le livre en question. En ce sens, le titre ne peut être dissocié de l’œuvre elle-même. Comment, en effet, une maison d’édition pourrait-elle identifier le livre qu’elle publie autrement qu’en l’identifiant par son titre?
[181] Les tribunaux américains ont rejeté depuis longtemps la possibilité d’enregistrer une marque de commerce sur le titre d’un livre précisément pour cette raison. Dans l’une des premières décisions sur le sujet, la Court of Customs and Patent Appeals a jugé dans l’arrêt In re Cooper, 254 F.2d 611 (1958), que le titre d’un livre ne peut être utilisé comme marque de commerce parce qu’il s’agit de la seule façon d’identifier ce livre. Dans un article publié en 2004 (« Single Literary Titles and Federal Trademark Protection: The Anomaly between the USPTO and Case Law Precedents » (2004), 45 Idea 77, à la page 86), le professeur James E. Harper a bien résumé le raisonnement de la Cour dans les termes suivants :
[traduction] Le requérant affirmait que l’examinateur du PTO avait commis une erreur en disant que le titre d’un livre ne peut constituer une marque parce qu’il n’y a pas d’autre moyen de demander le livre. Comparant une demande portant sur le livre intitulé TEENY-BIG avec une demande portant sur des oranges SUNKIST, le requérant faisait valoir que des titres uniques peuvent constituer des marques de commerce pour différencier les millions de livres, tout comme des marques commerciales telles que SUNKIST permettent de différencier les diverses marques d’oranges. Rejetant cet argument, la Cour a jugé que l’analogie faite par le requérant était fautive. La Cour expliquait qu’une demande portant sur un livre parmi des millions ressemble davantage à une demande portant sur un type d’aliment plutôt qu’à une demande portant sur une marque précise d’un type particulier d’aliment. De l’avis de la Cour, l’analogie la plus juste concernerait une personne qui demande un aliment et qui, en réponse à la question : « Quel genre d’aliment? » dirait : « Une soupe de poulet et vermicelle ». Puis la Cour écrivait que le titre d’une œuvre littéraire unique, qu’il soit ou non arbitraire, inédit ou peu descriptif du contenu du livre, décrit quand même le livre. « De quelle autre manière le décririez-vous – quel autre nom lui donneriez-vous? Si le nom ou le titre d’un livre n’existait pas comme moyen de décrire le livre, l’effort à accomplir pour désigner le livre reviendrait à jouer au jeu des “Vingt questions” ». [Notes en bas de page omises.]
[182] Cette décision a par la suite été entérinée à de nombreuses reprises : voir, à ce sujet, J. Thomas McCarthy, McCarthy on Trademarks and Unfair Competition, vol. 2, chapitre 10 (4e éd., feuilles mobiles. St. Paul, Minn. : West, 1998). Tout au plus le propriétaire d’un titre sur une œuvre littéraire pourra-t-il intenter une action en concurrence déloyale s’il peut établir que l’utilisation du même titre par quelqu’un d’autre est susceptible de créer de la confusion, à condition bien entendu de pouvoir établir que le titre original a acquis une signification secondaire. Même si cette approche a été critiquée en certains milieux, elle continue d’être privilégiée par les tribunaux américains, comme en témoigne notamment la décision de la Cour d’appel du circuit fédéral [des Etats-Unis] dans l’arrêt Herbko International, Inc. v. Kappa Books, Inc., 308 F.3d 1156 (Fed. Cir. 2002). Le témoin Michael Oort, directeur de la Stiftung, a d’ailleurs témoigné à l’effet que le Canada était le seul pays où l’on avait autorisé la défenderesse à enregistrer ses marques de commerce.
[183] Le procureur des défenderesses a soutenu qu’aucun principe juridique n’interdisait l’adoption et l’enregistrement du titre d’une publication écrite comme marque de commerce. Il en veut pour preuve le fait que le législateur a expressément prévu cette possibilité dans la définition de l’expression « marchandises » à l’article 2 de la Loi sur les marques de commerce, selon laquelle « [s]ont assimilées aux marchandises les publications imprimées ».
[184] Cet argument appelle un certain nombre de commentaires. D’abord, je dois dire que les parties ne m’ont soumis aucune décision portant sur cette question, et que je n’en ai moi-même répertorié aucune. D’autre part, les mots « publications imprimées » (« printed publications » dans la version anglaise) sont pour le moins assez flous, et cet ajout n’a pas vraiment fait l’objet de discussion lors de son introduction dans la Loi sur les marques de commerce en 1953 (S.C. 1952-53, ch. 49 [alinéa 2f)]). On peut bien sûr prétendre qu’un livre est une publication imprimée, au sens large du terme. Il semble pourtant que cette modification ait été faite pour contrer la jurisprudence selon laquelle un journal ne pouvait être considéré comme un « objet manufacturé, produit ou article » au terme de la Loi des marques de commerce et dessins de fabrique, S.R.C. 1927, ch. 201 (voir Gill et Jolliffe, Fox on Canadian Law of Trade-marks and Unfair Competition, 4e éd., feuilles mobiles, à la page 4-51). Or, le titre d’une revue, d’un journal ou d’une circulaire a bien peu à voir avec le titre d’une œuvre littéraire, ne serait-ce que parce que dans le cas d’une publication en série, le titre indique que chaque numéro provient de la même source; c’est là, rappelons-le, la raison d’être fondamentale d’une marque de commerce.
[185] En supposant même qu’un livre puisse être considéré comme une marchandise à titre de « publication imprimée », encore faudra-t-il que le titre que l’on voudrait enregistrer comme marque de commerce réponde aux exigences de la Loi, et notamment de son article 12. Pour les motifs exposés précédemment, j’en suis venu à la conclusion que le titre d’un livre est intrinsèquement descriptif dans la mesure où il constitue le moyen le plus sûr de l’identifier. Par conséquent, le fait qu’un livre puisse être considéré comme une marchandise ne suffira pas pour que son titre puisse être considéré comme une marque de commerce enregistrable.
[186] À ces arguments qui militent à l’encontre du droit d’enregistrer une marque de commerce sur le titre d’une œuvre littéraire s’en ajoute un troisième, selon lequel le droit des marques de commerce ne peut avoir pour effet de mettre en échec ou de contourner les dispositions de la Loi sur le droit d’auteur. L’article 6 de cette dernière stipule que le droit d’auteur subsiste « pendant la vie de l’auteur, puis jusqu’à la fin de la cinquantième année suivant celle de son décès ». À l’échéance, l’œuvre sur laquelle existait un droit d’auteur tombe dans le domaine public, et tous pourront faire ce qui était auparavant réservé au titulaire du droit d’auteur, et notamment la reproduire en totalité ou en partie. En accordant à une personne le droit d’enregistrer une marque de commerce sur le titre d’une telle œuvre, l’on se trouverait en quelque sorte à contrer l’intention du législateur qui était de mettre une œuvre passée dans le domaine public à la disposition du public pour que tout intéressé puisse se l’approprier, s’en inspirer et même la modifier comme bon lui semble.
[187] Le demandeur a longuement insisté sur son droit à la liberté d’expression, tel que protégé par les chartes canadienne et québécoise des droits et libertés et par les instruments internationaux, pour soutenir son argument fondé sur l’expiration des droits d’auteur. Je ne crois pas qu’il soit nécessaire d’avoir recours aux droits fondamentaux pour résoudre le présent litige. La Cour doit se garder de trancher une question aussi complexe lorsqu’il n’est pas absolument requis de le faire pour trancher le litige, surtout lorsque cette question n’a pas été débattue pleinement par les parties avec preuve à l’appui. D’autre part, je note que cette Cour a déjà conclu que l’objet ou l’effet de la Loi sur le droit d’auteur n’était pas de restreindre la liberté d’expression, et qu’en tout état de cause les restrictions qu’elle pourrait comporter constituent des limites raisonnables dans le cadre d’une société libre et démocratique : voir Compagnie Générale des Établissements Michelin—Michelin & Cie c. Syndicat national de l’automobile, de l’aérospatiale, du transport et des autres travailleurs et travailleuses, [1997] 2 F.C. 306 (1re inst.).
[188] Ceci étant dit, je suis d’accord avec le demandeur lorsqu’il soutient que la Loi sur les marques de commerce ne saurait être utilisée pour priver d’effet et contourner la Loi sur le droit d’auteur. À partir du moment où les droits d’auteur expirent, toute personne a le droit de reproduire l’œuvre qui est tombée dans le domaine public, y compris son titre. Le législateur n’a pas pu vouloir étendre indirectement la portée du droit d’auteur en permettant que l’on s’approprie le titre d’une œuvre. Comment pourrait-on en effet commercialiser un livre sans y référer par son titre? Un tel résultat m’apparaît absurde. C’est d’ailleurs ce que concluait la Cour fédérale américaine dans l’affaire Herbko International, Inc., précitée. Confrontée au même problème, la Cour écrivait (au paragraphe 20) :
[traduction] Cependant, même lorsqu’un titre a peu de rapport, voire aucun, avec le contenu du livre, une autre raison a pour effet de forclore les droits de marque sur le titre d’un livre unique, du moins après l’expiration du droit d’auteur sur le livre. Cette raison vient de l’interaction du droit d’auteur et du droit des marques. Plus précisément, une marque subsiste aussi longtemps qu’elle est employée, mais le droit d’auteur finit par expirer. À l’expiration du droit d’auteur, quiconque a le droit de reproduire l’œuvre littéraire et d’utiliser le titre pour désigner l’œuvre (…). Par exemple, une fois expiré le droit d’auteur sur l’œuvre Autant en emporte le vent, une foule d’éditeurs voudront peut-être commercialiser des copies de l’œuvre. Une marque portant sur le titre de ce livre unique mettrait en péril le principe de l’emploi sans restriction après l’expiration du droit d’auteur, parce qu’un livre dont le titre serait protégé par une marque ne pourrait naturellement être publié que sous un titre différent. Autant en emporte le vent deviendrait peut-être Le livre sur Scarlett O’Hara et Rhett Butler, ou encore Ma vie avec Tara, 1864. Le principe qui interdit les droits exclusifs sur les titres de livres uniques trouve donc un appui additionnel dans l’interface avec le droit d’auteur.
Voir aussi, au même effet: Comedy III Productions, Inc. v. New Line Cinema, 200 F.3d 593 (9th Cir. 2000).
[189] Pour tous ces motifs, je suis donc d’avis que la marque DANS LA LUMIÈRE DE LA VÉRITÉ (de même que ses équivalents en langue anglaise et allemande) n’est pas valide. Les défenderesses ont soutenu qu’elles avaient enregistré leurs marques pour que le consommateur puisse reconnaître la qualité de la traduction des livres qu’elle publie, et ainsi les distinguer des autres versions qui pourraient être commercialisées. Cet argument n’est pas suffisant pour conférer à une marque les qualités requises par la Loi aux fins de son enregistrement. Au demeurant, il existe pour les défenderesses d’autres moyens pour atteindre leur objectif. La Stiftung peut d’abord informer le lecteur potentiel au sujet de la qualité de sa traduction par une mention sur la page couverture. Elle peut également arriver à ses fins par le biais de la publicité, de façon à ce que le consommateur associe la Stiftung à un certain niveau de qualité. Enfin, les défenderesses peuvent intenter un recours en concurrence déloyale selon l’article 1457 du Code civil du Québec [L.Q. 1991, ch. 64] ou en commercialisation trompeuse (passing off), tel que codifié (partiellement) par l’article 7 de la Loi sur les marques de commerce. Bien que les exigences sous-jacentes à de tels recours soient plus onéreuses que les conditions devant être réunies pour avoir gain de cause dans une action en violation d’une marque de commerce, elles ne sont pas insurmontables et ne laissent pas les défendeurs dans une position de totale vulnérabilité.
[190] J’examinerai donc maintenant les prétentions de la défenderesse quant à la violation de ses marques, tant au niveau de celles qui ont été validement enregistrées (ABD-RU-SHIN et A & SERPENT DESSIN) qu’eu égard à celles qui ne répondent pas aux critères d’un enregistrement valide (DANS LA LUMIÈRE DE LA VÉRITÉ, IN THE LIGHT OF TRUTH et IM LICHTE DER WAHRHEIT).
[191] Les défenderesses ont d’abord prétendu que le demandeur avait violé leurs marques de commerce, et avait par le fait même contrevenu aux articles 19 et 20 de la Loi sur les marques de commerce, qui se lisent comme suit :
19. Sous réserve des articles 21, 32 et 67, l’enregistrement d’une marque de commerce à l’égard de marchandises ou services, sauf si son invalidité est démontrée, donne au propriétaire le droit exclusif à l’emploi de celle-ci, dans tout le Canada, en ce qui concerne ces marchandises ou services.
20. (1) Le droit du propriétaire d’une marque de commerce déposée à l’emploi exclusif de cette dernière est réputé être violé par une personne non admise à l’employer selon la présente loi et qui vend, distribue ou annonce des marchandises ou services en liaison avec une marque de commerce ou un nom commercial créant de la confusion. Toutefois, aucun enregistrement d’une marque de commerce ne peut empêcher une personne :
a) d’utiliser de bonne foi son nom personnel comme nom commercial;
b) d’employer de bonne foi, autrement qu’à titre de marque de commerce :
(i) soit le nom géographique de son siège d’affaires,
(ii) soit toute description exacte du genre ou de la qualité de ses marchandises ou services,
d’une manière non susceptible d’entraîner la diminution de la valeur de l’achalandage attaché à la marque de commerce.
(2) L’enregistrement d’une marque de commerce n’a pas pour effet d’empêcher une personne d’utiliser les indications mentionnées au paragraphe 11.18(3) en liaison avec un vin ou les indications mentionnées au paragraphe 11.18(4) en liaison avec un spiritueux.
[192] La confusion à laquelle réfère l’article 20 est quant à elle définie à l’article 6 de la Loi :
6. (1) Pour l’application de la présente loi, une marque de commerce ou un nom commercial crée de la confusion avec une autre marque de commerce ou un autre nom commercial si l’emploi de la marque de commerce ou du nom commercial en premier lieu mentionnés cause de la confusion avec la marque de commerce ou le nom commercial en dernier lieu mentionnés, de la manière et dans les circonstances décrites au présent article.
(2) L’emploi d’une marque de commerce crée de la confusion avec une autre marque de commerce lorsque l’emploi des deux marques de commerce dans la même région serait susceptible de faire conclure que les marchandises liées à ces marques de commerce sont fabriquées, vendues, données à bail ou louées, ou que les services liés à ces marques sont loués ou exécutés, par la même personne, que ces marchandises ou ces services soient ou non de la même catégorie générale.
(3) L’emploi d’une marque de commerce crée de la confusion avec un nom commercial, lorsque l’emploi des deux dans la même région serait susceptible de faire conclure que les marchandises liées à cette marque et les marchandises liées à l’entreprise poursuivie sous ce nom sont fabriquées, vendues, données à bail ou louées, ou que les services liés à cette marque et les services liés à l’entreprise poursuivie sous ce nom sont loués ou exécutés, par la même personne, que ces marchandises ou services soient ou non de la même catégorie générale.
(4) L’emploi d’un nom commercial crée de la confusion avec une marque de commerce, lorsque l’emploi des deux dans la même région serait susceptible de faire conclure que les marchandises liées à l’entreprise poursuivie sous ce nom et les marchandises liées à cette marque sont fabriquées, vendues, données à bail ou louées, ou que les services liés à l’entreprise poursuivie sous ce nom et les services liés à cette marque sont loués ou exécutés, par la même personne, que ces marchandises ou services soient ou non de la même catégorie générale.
(5) En décidant si des marques de commerce ou des noms commerciaux créent de la confusion, le tribunal ou le registraire, selon le cas, tient compte de toutes les circonstances de l’espèce, y compris :
a) le caractère distinctif inhérent des marques de commerce ou noms commerciaux, et la mesure dans laquelle ils sont devenus connus;
b) la période pendant laquelle les marques de commerce ou noms commerciaux ont été en usage;
c) le genre de marchandises, services ou entreprises;
d) la nature du commerce;
e) le degré de ressemblance entre les marques de commerce ou les noms commerciaux dans la présentation ou le son, ou dans les idées qu’ils suggèrent.
[193] En concluant comme je l’ai fait que l’enregistrement de la marque DANS LA LUMIÈRE DE LA VÉRITÉ (et son équivalent en anglais et en allemand) n’était pas valide, je me dois évidemment de rejeter le recours fondé sur les articles 19 et 20 en relation avec cette marque. En effet, l’invalidité d’un enregistrement constitue une défense complète et entière à un tel recours : PVR Co. v. Decosol (Can.) Ltd. (1972), 10 C.P.R. (2d) 203 (C.F. 1re inst.); Adidas (Canada) Ltd. c. Colins Inc., [1978] A.C.F. no 8 (1re inst.) (QL).
[194] Qu’en est-il cependant pour les marques (ABD-RU-SHIN et A & SERPENT DESSIN)? Le demandeur a-t-il enfreint ces marques en les reproduisant sur la page couverture de son livre, comme le prétendent les défenderesses? Il n’est pas contesté que M. Drolet a apposé sur la couverture de son livre et sur la page frontispice du premier tome de son édition du Message du Graal le nom de l’auteur dans une graphie quelque peu différente de celle qu’emprunte la marque (« ABDRUSCHIN ») ainsi que le sigle A entouré d’un serpent.
[195] Il a également apposé le nom de l’auteur dans la même graphie sur la couverture des deuxième et troisième tomes de son édition, en plus d’insérer le sigle A entouré d’un serpent sur la page frontispice de ces deux tomes. A-t-il du fait même violé les droits exclusifs que confère aux défenderesses l’enregistrement de leurs marques LMC519469 et LMC519470?
[196] Dans le cadre d’une action en violation de marques de commerce, il n’est pas nécessaire d’établir une intention malveillante ou frauduleuse: voir notamment 688863 Ontario Ltd. c. Landover Enterprises Inc., [1991] A.C.F. no 244 (1re inst.) (QL). En revanche, le fardeau de la preuve incombe à la partie qui allègue la violation de ses droits. Quant à la distinction entre les articles 19 et 20 de la Loi, elle est bien résumée par les auteurs Gill et Jolliffe dans l’extrait suivant (Fox on Canadian Law of Trade-marks and Unfair Competition, op. cit., aux pages 7-3 et 7-4) :
[traduction] Une action en contrefaçon peut être introduite à l’égard de marques enregistrées, en application à la fois de l’article 19 et de l’article 20. L’action introduite en application de l’article 19 a une portée moindre que celle introduite en application de l’article 20; elle concerne l’emploi, par un défendeur, d’une marque identique à la marque enregistrée du demandeur, en tant que marque en liaison avec les marchandises ou services identiques pour lesquels la marque est enregistrée. L’article 20 est de portée plus large et concerne l’emploi, par un défendeur, de marques de commerce ou de noms commerciaux qui prêtent à confusion avec la marque enregistrée du demandeur, mais ne se limite pas aux marques, marchandises et services exacts du demandeur. L’action introduite en application de l’article 20, tout comme celle introduite en application de l’article 19, requiert du défendeur qu’il emploie la marque ou le nom commercial qui crée de la confusion, à des fins d’indication de l’origine. Autrement dit, un tel emploi doit également être un emploi comme marque de commerce. [Note en bas de page omise.]
[197] Comme la graphie du pseudonyme de l’auteur utilisée par M. Drolet diffère légèrement de celle que l’on retrouve dans la marque enregistrée par les défenderesses, ces dernières ne peuvent s’appuyer que sur l’article 20 pour faire valoir leur droit eu égard à la marque ABD-RU-SHIN. Par contre, le logo utilisé par M. Drolet sur la page frontispice de chacun des trois tomes de son ouvrage est identique à la marque de commerce des défenderesses, et rien ne s’oppose donc en principe à ce que ces dernières invoquent à la fois les articles 19 et 20 sur ce plan.
[198] Compte tenu du texte clair de l’article 19 de la Loi et du fait que les défenderesses n’avaient qu’à prouver, outre la validité de leur marque A & SERPENT DESSIN, l’utilisation par le demandeur de cette marque en association avec les mêmes produits que les défenderesses, je n’ai aucune difficulté à conclure que M. Drolet a effectivement violé les droits des défenderesses en reproduisant le logo de la Stiftung sur les pages frontispices de chacun des trois tomes de son livre.
[199] En ce qui concerne la reproduction du pseudonyme de l’auteur sur la page couverture des trois tomes du livre de M. Drolet, les défenderesses devaient prouver, au terme de l’article 20 de la Loi, qu’« Abdrushin » créait de la confusion avec leur marque ABD-RU-SHIN. Tel que mentionné précédemment, l’article 6 de la Loi précise les critères qui doivent être pris en considération pour déterminer s’il y a confusion.
[200] À ce chapitre, il convient de préciser que la confusion doit s’apprécier en fonction du consommateur moyen, et non du spécialiste déjà familier avec le Message du Graal. En effet, la preuve a révélé que les livres commercialisés par les défenderesses sont vendus dans les librairies générales et sont également disponibles dans plusieurs bibliothèques municipales, en plus d’être exposés dans des salons du livre. De plus, les livres et les conférences offertes en liaison avec les marques des défenderesses sont annoncés dans des médias grand public, et les conférences sont également annoncées dans des universités et des CEGEP. Il faut donc s’en remettre au consommateur mythique situé quelque part entre « l’acheteur prudent et diligent » et le « “crétin pressé” », pour reprendre les termes de la Cour suprême dans l’arrêt Mattel, Inc., précité (au paragraphe 56). Dans le cas présent, j’estime que la population de référence est constituée du public lecteur, susceptible d’être intéressé par le genre de livres vendus par les défenderesses; ce sont là, me semble-t-il, les « acheteurs probables » de ce type de marchandises (voir Baylor University c. Governor and Co. of Adventurers Trading into Hudson’s Bay, [2000] A.C.F. no 984 (C.A.) (QL), au paragraphe 27. Voir aussi : Vibe Ventures LLC c. 3681441 Canada Inc., 2005 CF 1650). Il ne s’agit donc pas des personnes qui n’ont aucun intérêt pour la lecture et qui ne fréquentent jamais les librairies, les bibliothèques ou même le rayon des livres des grandes surfaces, ni, à l’autre extrême, des érudits férus de philosophie, de théologie ou d’ésotérisme. D’autre part, une simple possibilité de confusion ne sera pas suffisante; il faudra établir une probabilité de confusion : voir Veuve Clicquot Ponsardin c. Boutiques Cliquot Ltée, 2006 CSC 23, [2006] 1 R.C.S. 824, au paragraphe 37; Remo Imports Ltd. c. Jaguar Cars Ltd., 2007 CAF 258, [2008] 2 R.C.F. 132, au paragraphe 38.
[201] Les défenderesses n’ont soumis aucune preuve au soutien de leur prétention à l’effet que l’utilisation du pseudonyme d’Oskar Ernst Bernhardt par M. Drolet sur la couverture de ses livres créait de la confusion avec sa propre marque. Tout au plus a-t-on fait valoir le caractère distinctif des marques en litige en établissant que la Stiftung vendait ses publications dans différentes librairies et en assurait la publicité dans différentes publications, en plus de les exposer dans différents salons du livre et d’en faire la promotion dans les conférences qu’organise la Fondation. On a également fait valoir que plus de 15 000 exemplaires du Message du Graal ont été vendus au Canada, principalement au Québec.
[202] La question de savoir si une marque de commerce crée de la confusion est une question de fait : Benson and Hedges (Canada) Limited v. St. Regis Tobacco Corporation, [1969] R.C.S. 192, à la page 199. Je suis prêt à reconnaître le caractère intrinsèquement distinctif de la marque ABD-RU-SHIN, compte tenu de l’utilisation qui en a été faite par les défenderesses depuis près de 40 ans, ainsi que du caractère unique et non descriptif de ce mot. Je suis également d’accord avec les défenderesses pour dire que le simple fait d’introduire une légère variation dans la façon d’épeler le pseudonyme de l’auteur par rapport à sa graphie retenue dans la marque de commerce ne suffit pas pour conclure à l’absence de confusion. « Abdrushin » et ABD-RU-SHIN sont suffisamment semblables pour que le consommateur, qui n’a souvent qu’un vague souvenir de la marque enregistrée, puisse être amené à conclure que le livre du demandeur est édité et publié par la Stiftung.
[203] Néanmoins, il faut examiner toutes les circonstances avant de conclure que la marque du demandeur crée de la confusion avec celle des défenderesses. Or, d’autres facteurs m’incitent à conclure que le livre du demandeur n’est pas susceptible d’être confondu avec les publications des défenderesses. Je note tout d’abord que la facture des livres publiés par M. Drolet est très différente de l’apparence que revêtent les ouvrages de la Stiftung. Tandis que les premiers sont en quelque sorte des polycopiés, les publications de la Stiftung sont d’une présentation plus soignée et reliés sous une couverture rigide ou en format poche, comme il sied à une maison d’édition digne de ce nom. D’autre part, et peut-être plus important encore, M. Drolet n’a fait tirer qu’une centaine de copies de son livre et ne l’a vendu qu’à des personnes qu’il connaissait ou à des membres qui lui en ont fait la demande. Il a dit n’en avoir tiré aucun profit et n’en a fixé le prix que pour couvrir ses frais. Ayant fait l’objet d’un tirage limité, il n’en a pas fait la publicité et ne les a pas offerts en vente dans les librairies. Il ne l’a pas déposé à la Bibliothèque nationale et le titre n’est donc pas catalogué. Tous ces facteurs me portent à croire qu’il ne peut y avoir de confusion entre le livre de M. Drolet et ceux de la Stiftung. Non seulement sa diffusion est-elle très limitée (en fait, le tirage est épuisé depuis plusieurs années), mais les personnes qui l’achètent savent exactement ce qu’elles achètent et cherchent précisément une version différente de celle que vendent les défenderesses. Encore une fois, ces dernières n’ont soumis aucune preuve tendant à démontrer que des consommateurs auraient pu être amenés faussement à se procurer le livre de M. Drolet en croyant qu’il émane de la Stiftung.
[204] Pour tous ces motifs, je rejetterais donc l’action des défenderesses eu égard à une prétendue violation de la marque ABD-RU-SHIN.
[205] Qu’en est-il maintenant de l’action en commercialisation trompeuse (« passing off ») des défenderesses, fondée sur les alinéas 7b) et c) de la Loi? Ces dispositions se lisent comme suit :
7. […]
b) appeler l’attention du public sur ses marchandises, ses services ou son entreprise de manière à causer ou à vraisemblablement causer de la confusion au Canada, lorsqu’il a commencé à y appeler ainsi l’attention, entre ses marchandises, ses services ou son entreprise et ceux d’un autre;
c) faire passer d’autres marchandises ou services pour ceux qui sont commandés ou demandés;
[206] Il faut d’abord rappeler que l’application de cette disposition ne présuppose pas l’existence d’une marque déposée, contrairement aux articles 19 et 20 : voir Kirkbi AG c. Gestions Ritvik Inc., 2005 CSC 65, [2005] 3 R.C.S. 302, aux paragraphes 25 et 26. Les défenderesses pouvaient donc poursuivre le demandeur pour commercialisation trompeuse de son livre en invoquant toutes leurs marques de commerce. Elles se heurtent cependant, à mon sens, à deux obstacles insurmontables.
[207] Tant en vertu de l’alinéa 7b) que 7c), les défenderesses devaient faire la preuve que le demandeur avait fait des fausses représentations, volontairement ou par sa propre négligence. D’autre part, les défenderesses devaient également établir que les agissements du demandeur avaient eu pour effet de créer de la confusion auprès du public cible. C’est ce à quoi Roger T. Hughes (maintenant de cette Cour) réfère comme le « conduct test » et le « confusion test » dans son traité sur les marques de commerce (Hughes on Trade Marks, 2e éd., feuilles mobiles, à la page 989). Dans l’arrêt Kirkbi, précité, la Cour suprême a décrit ainsi le deuxième élément nécessaire pour donner naissance à une action valide en commercialisation trompeuse (au paragraphe 68) :
Le deuxième élément est la fausse déclaration ou représentation trompeuse qui sème la confusion dans le public. Une fausse déclaration peut être délibérée et avoir ainsi le même sens que tromperie. Toutefois, la doctrine de la commercialisation trompeuse englobe désormais la fausse déclaration faite par négligence ou avec insouciance par le commerçant (Ciba‑Geigy, p. 133; Consumers Distributing Co. c. Seiko Time Canada Ltd., [1984] 1 R.C.S. 583, p. 601, le juge Estey).
[208] Or, la preuve n’a pas démontré que M. Drolet avait, délibérément ou même par sa propre négligence, tenté de faire passer son livre pour une publication de la Stiftung. Au contraire, il s’est dissocié de la Stiftung et de la Fondation et crie haut et fort que la version de l’œuvre d’Oskar Ernst Bernhardt diffusée par les défenderesses n’est pas conforme au Message « original ». Qui plus est, il ne fait pas de publicité pour son livre, dont il a fait imprimer un nombre très restreint de copies et qu’il n’a vendu qu’à des amis ou à des membres qui l’ont sollicité. Ce n’est pas là le comportement de quelqu’un qui se livre à de la fausse représentation.
[209] D’autre part, pour les motifs déjà exposés plus haut dans le contexte de l’analyse portant sur l’article 20 de la Loi, je suis d’avis que l’utilisation par le demandeur du pseudonyme de l’auteur, du sigle A entouré d’un serpent et du titre Dans la lumière de la vérité ne porte pas à confusion. En fait, le sigle qui se retrouve sur la couverture du premier tome de M. Drolet est quelque peu différent de celui enregistré par la Stiftung (voir plus haut, paragraphe 194, pour le sigle utilisé par M. Drolet, et le paragraphe 27 pour le logo sur lequel la Stiftung a enregistré une marque de commerce). Au surplus, le sigle n’apparaît pas sur la couverture du deuxième et troisième tome de M. Drolet.
[210] Quant au titre, M. Drolet n’utilise Dans la lumière de la vérité que sur la couverture de son premier tome. Les titres qui figurent sur le deuxième et le troisième tome sont Résonances au Message du Graal 1 et Résonances au Message du Graal 2. Dans l’édition de la Stiftung, le titre Dans la lumière de la vérité apparaît sur la couverture des trois tomes, et ils ne se distinguent que par leur tranche (on y indique, sous le titre, les numéros I, II et III).
[211] Enfin, je note que dans chacun des trois tomes de M. Drolet se trouve, immédiatement après la page frontispice, un « Avis au Lecteur » faisant clairement ressortir qu’il s’agit d’une édition privée, tirée à 100 exemplaires, avec les initiales de l’auteur et la date de publication.
[212] Compte tenu de tous ces facteurs, et en l’absence de toute preuve contraire, je me dois donc de conclure que les défenderesses n’ont pas satisfait à l’une des conditions de l’action pour commercialisation trompeuse, en ce qu’elles n’ont pas démontré que M. Drolet avait créé de la confusion auprès des personnes susceptibles d’acheter les livres de la Stiftung en publiant son livre. Plus spécifiquement, on ne m’a pas convaincu que M. Drolet avait attiré l’attention du public sur son livre de manière à semer la confusion avec les ouvrages publiés par la Stiftung et diffusés par la Fondation, ni que M. Drolet avait fait passer son livre pour ceux des défenderesses. Par conséquent, je rejette l’action des défenderesses reconventionnelles fondée sur l’article 7 de la Loi.
II – Les droits d’auteur
[213] Tel que je l’ai mentionné précédemment, les défenderesses ont introduit (avec la permission de mon collègue le juge Pinard) [2007 CF 1347] une demande reconventionnelle dans le cadre de laquelle elles soutiennent que M. Drolet a violé leur droit d’auteur dans la traduction française du Message du Graal effectuée par M. Kaufmann. D’après la Stiftung, l’œuvre publiée par M. Drolet constituerait à plus de 90 % une reproduction de cette traduction, ce qui constituerait une violation flagrante de l’article 27 de la Loi sur le droit d’auteur.
[214] Les dispositions les plus pertinentes de cette Loi sont reproduites ici pour plus de commodité [art. 2 « contrefaçon » (mod. par L.C. 1997, ch. 24, art. 1), « droit d’auteur » (édicté, idem), « droits moraux » (édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 10, art. 1), « toute œuvre littéraire, dramatique, musicale ou artistique originale » (mod. par L.C. 1993, ch. 44, art. 53), 3(1) (mod. par L.C. 1988, ch. 65, art. 62; 1993, ch. 44, art. 55; 1997, ch. 24, art. 3), 5(1) (mod. par L.C. 1994, ch. 47, art. 57; 1997, ch. 24, art. 5), 6 (mod. par L.C. 1993, ch. 44, art. 58), 13(1), 14(1), 14.1(1) (édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 10, art. 4), 27 (mod. par L.C. 1997, ch. 24, art. 15), 28.1 (édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 10, art. 6), 28.2(1) (édicté, idem), 29 (mod. par L.C. 1997, ch. 24, art. 18), 34(1) (mod., idem, art. 20), 34.1 (édicté, idem), 35(1) (mod., idem), 36(1) (mod., idem), 37 (mod., idem), 38.1(1) (édicté, idem), 39(1) (mod., idem), 41(1) (mod., idem, art. 22), 53(1) (mod. par L.C. 1993, ch. 15, art. 5), 55(1) (mod. par L.C. 1997, ch. 24, art. 32)] :
2. Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi,
[…]
« contrefaçon »
a) À l’égard d’une œuvre sur laquelle existe un droit d’auteur, toute reproduction, y compris l’imitation déguisée, qui a été faite contrairement à la présente loi ou qui a fait l’objet d’un acte contraire à la présente loi;
[…]
« droit d’auteur » S’entend du droit visé :
a) dans le cas d’une œuvre, à l’article 3;
b) dans le cas d’une prestation, aux articles 15 et 26;
c) dans le cas d’un enregistrement sonore, à l’article 18;
d) dans le cas d’un signal de communication, à l’article 21.
« droits moraux » Les droits visés au paragraphe 14.1(1).
[…]
« toute œuvre littéraire, dramatique, musicale ou artistique originale » S’entend de toute production originale du domaine littéraire, scientifique ou artistique quels qu’en soient le mode ou la forme d’expression, tels les compilations, livres, brochures et autres écrits, les conférences, les œuvres dramatiques ou dramatico-musicales, les œuvres musicales, les traductions, les illustrations, les croquis et les ouvrages plastiques relatifs à la géographie, à la topographie, à l’architecture ou aux sciences.
[…]
3. (1) Le droit d’auteur sur l’œuvre comporte le droit exclusif de produire ou reproduire la totalité ou une partie importante de l’œuvre, sous une forme matérielle quelconque, d’en exécuter ou d’en représenter la totalité ou une partie importante en public et, si l’œuvre n’est pas publiée, d’en publier la totalité ou une partie importante; ce droit comporte, en outre, le droit exclusif :
a) de produire, reproduire, représenter ou publier une traduction de l’œuvre;
b) s’il s’agit d’une œuvre dramatique, de la transformer en un roman ou en une autre œuvre non dramatique;
c) s’il s’agit d’un roman ou d’une autre œuvre non dramatique, ou d’une œuvre artistique, de transformer cette œuvre en une œuvre dramatique, par voie de représentation publique ou autrement;
d) s’il s’agit d’une œuvre littéraire, dramatique ou musicale, d’en faire un enregistrement sonore, film cinématographique ou autre support, à l’aide desquels l’œuvre peut être reproduite, représentée ou exécutée mécaniquement;
e) s’il s’agit d’une œuvre littéraire, dramatique, musicale ou artistique, de reproduire, d’adapter et de présenter publiquement l’œuvre en tant qu’œuvre cinématographique;
f) de communiquer au public, par télécommunication, une œuvre littéraire, dramatique, musicale ou artistique;
g) de présenter au public lors d’une exposition, à des fins autres que la vente ou la location, une œuvre artistique — autre qu’une carte géographique ou marine, un plan ou un graphique — créée après le 7 juin 1988;
h) de louer un programme d’ordinateur qui peut être reproduit dans le cadre normal de son utilisation, sauf la reproduction effectuée pendant son exécution avec un ordinateur ou autre machine ou appareil;
i) s’il s’agit d’une œuvre musicale, d’en louer tout enregistrement sonore.
Est inclus dans la présente définition le droit exclusif d’autoriser ces actes.
[…]
5. (1) Sous réserve des autres dispositions de la présente loi, le droit d’auteur existe au Canada, pendant la durée mentionnée ci-après, sur toute œuvre littéraire, dramatique, musicale ou artistique originale si l’une des conditions suivantes est réalisée :
a) pour toute œuvre publiée ou non, y compris une œuvre cinématographique, l’auteur était, à la date de sa création, citoyen, sujet ou résident habituel d’un pays signataire;
b) dans le cas d’une œuvre cinématographique — publiée ou non —, à la date de sa création, le producteur était citoyen, sujet ou résident habituel d’un pays signataire ou avait son siège social dans un tel pays;
c) s’il s’agit d’une œuvre publiée, y compris une œuvre cinématographique, selon le cas :
(i) la mise à la disposition du public d’exemplaires de l’œuvre en quantité suffisante pour satisfaire la demande raisonnable du public, compte tenu de la nature de l’œuvre, a eu lieu pour la première fois dans un pays signataire,
(ii) l’édification d’une œuvre architecturale ou l’incorporation d’une œuvre artistique à celle-ci, a eu lieu pour la première fois dans un pays signataire.
[…]
6. Sauf disposition contraire expresse de la présente loi, le droit d’auteur subsiste pendant la vie de l’auteur, puis jusqu’à la fin de la cinquantième année suivant celle de son décès.
[…]
13. (1) Sous réserve des autres dispositions de la présente loi, l’auteur d’une œuvre est le premier titulaire du droit d’auteur sur cette œuvre.
[…]
14. (1) Lorsque l’auteur d’une œuvre est le premier titulaire du droit d’auteur sur cette œuvre, aucune cession du droit d’auteur ni aucune concession d’un intérêt dans ce droit, faite par lui — autrement que par testament — après le 4 juin 1921, n’a l’effet d’investir le cessionnaire ou le concessionnaire d’un droit quelconque, à l’égard du droit d’auteur sur l’œuvre, pendant plus de vingt-cinq ans à compter de la mort de l’auteur; la réversibilité du droit d’auteur, en expectative à la fin de cette période, est dévolue, à la mort de l’auteur, nonobstant tout arrangement contraire, à ses représentants légaux comme faisant partie de ses biens; toute stipulation conclue par lui concernant la disposition d’un tel droit de réversibilité est nulle.
[…]
14.1 (1) L’auteur d’une œuvre a le droit, sous réserve de l’article 28.2, à l’intégrité de l’œuvre et, à l’égard de tout acte mentionné à l’article 3, le droit, compte tenu des usages raisonnables, d’en revendiquer, même sous pseudonyme, la création, ainsi que le droit à l’anonymat.
[…]
27. (1) Constitue une violation du droit d’auteur l’accomplissement, sans le consentement du titulaire de ce droit, d’un acte qu’en vertu de la présente loi seul ce titulaire a la faculté d’accomplir.
[…]
28.1 Constitue une violation des droits moraux de l’auteur sur son œuvre tout fait — acte ou omission — non autorisé et contraire à ceux-ci.
28.2 (1) Il n’y a violation du droit à l’intégrité que si l’œuvre est, d’une manière préjudiciable à l’honneur ou à la réputation de l’auteur, déformée, mutilée ou autrement modifiée, ou utilisée en liaison avec un produit, une cause, un service ou une institution.
[…]
29. L’utilisation équitable d’une œuvre ou de tout autre objet du droit d’auteur aux fins d’étude privée ou de recherche ne constitue pas une violation du droit d’auteur.
[…]
34. (1) En cas de violation d’un droit d’auteur, le titulaire du droit est admis, sous réserve des autres dispositions de la présente loi, à exercer tous les recours — en vue notamment d’une injonction, de dommages-intérêts, d’une reddition de compte ou d’une remise — que la loi accorde ou peut accorder pour la violation d’un droit.
[…]
34.1 (1) Dans toute procédure pour violation du droit d’auteur, si le défendeur conteste l’existence du droit d’auteur ou la qualité du demandeur :
a) l’œuvre, la prestation, l’enregistrement sonore ou le signal de communication, selon le cas, est, jusqu’à preuve contraire, présumé être protégé par le droit d’auteur;
b) l’auteur, l’artiste-interprète, le producteur ou le radiodiffuseur, selon le cas, est, jusqu’à preuve contraire, réputé être titulaire de ce droit d’auteur.
[…]
35. (1) Quiconque viole le droit d’auteur est passible de payer, au titulaire du droit qui a été violé, des dommages-intérêts et, en sus, la proportion, que le tribunal peut juger équitable, des profits qu’il a réalisés en commettant cette violation et qui n’ont pas été pris en compte pour la fixation des dommages-intérêts.
[…]
36. (1) Sous réserve des autres dispositions du présent article, le titulaire d’un droit d’auteur, ou quiconque possède un droit, un titre ou un intérêt acquis par cession ou concession consentie par écrit par le titulaire peut, individuellement pour son propre compte, en son propre nom comme partie à une procédure, soutenir et faire valoir les droits qu’il détient, et il peut exercer les recours prévus par la présente loi dans toute l’étendue de son droit, de son titre et de son intérêt.
[…]
37. La Cour fédérale, concurremment avec les tribunaux provinciaux, connaît de toute procédure liée à l’application de la présente loi, à l’exclusion des poursuites visées aux articles 42 et 43.
[…]
38.1 (1) Sous réserve du présent article, le titulaire du droit d’auteur, en sa qualité de demandeur, peut, avant le jugement ou l’ordonnance qui met fin au litige, choisir de recouvrer, au lieu des dommages-intérêts et des profits visés au paragraphe 35(1), des dommages-intérêts préétablis dont le montant, d’au moins 500 $ et d’au plus 20 000 $, est déterminé selon ce que le tribunal estime équitable en l’occurrence, pour toutes les violations — relatives à une œuvre donnée ou à un autre objet donné du droit d’auteur — reprochées en l’instance à un même défendeur ou à plusieurs défendeurs solidairement responsables.
[…]
39. (1) Sous réserve du paragraphe (2), dans le cas de procédures engagées pour violation du droit d’auteur, le demandeur ne peut obtenir qu’une injonction à l’égard de cette violation si le défendeur prouve que, au moment de la commettre, il ne savait pas et n’avait aucun motif raisonnable de soupçonner que l’œuvre ou tout autre objet du droit d’auteur était protégé par la présente loi.
[…]
41. (1) Sous réserve du paragraphe (2), le tribunal saisi d’un recours en violation ne peut accorder de réparations que si :
a) le demandeur engage des procédures dans les trois ans qui suivent le moment où la violation a eu lieu, s’il avait connaissance de la violation au moment où elle a eu lieu ou s’il est raisonnable de s’attendre à ce qu’il en ait eu connaissance à ce moment;
b) le demandeur engage des procédures dans les trois ans qui suivent le moment où il a pris connaissance de la violation ou le moment où il est raisonnable de s’attendre à ce qu’il en ait pris connaissance, s’il n’en avait pas connaissance au moment où elle a eu lieu ou s’il n’est pas raisonnable de s’attendre à ce qu’il en ait eu connaissance à ce moment.
[…]
53. (1) Le registre des droits d’auteur, de même que la copie d’inscriptions faites dans ce registre, certifiée conforme par le commissaire aux brevets, le registraire des droits d’auteur ou tout membre du personnel du Bureau du droit d’auteur, fait foi de son contenu.
[…]
55. (1) La demande d’enregistrement d’un droit d’auteur sur une œuvre peut être faite par l’auteur, le titulaire ou le cessionnaire du droit d’auteur, ou le titulaire d’une licence accordant un intérêt dans ce droit, ou en leur nom.
[215] Les droits d’auteur sont régis au Canada par un texte législatif qui tente de réaliser un équilibre entre les droits économiques et moraux des auteurs et l’importance de favoriser la publication d’œuvres de toutes sortes pour l’avancement des arts et des sciences : voir Théberge c. Galerie d’Art du Petit Champlain inc., 2002 CSC 34, [2002] 2 R.C.S. 336, aux paragraphes 30 et 31; Euro-Excellence Inc. c. Kraft Canada Inc., 2007 CSC 37, [2007] 3 R.C.S. 20, au paragraphe 76. Le principal avantage économique que reconnaît la Loi sur le droit d’auteur à un auteur est le « droit exclusif de produire ou reproduire la totalité ou une partie importante de l’œuvre, sous forme matérielle quelconque » (paragraphe 3(1)), et ce, pendant toute la durée de sa vie et une période de 50 ans après sa mort (article 6). Cette conception mercantile des droits d’auteur, qui origine du droit anglais et qui est axée sur le droit de reproduction, explique sans doute pourquoi on y réfère en anglais comme des « copyright[s] ».
[216] D’autre part, la Loi sur le droit d’auteur reconnaît également à l’auteur des droits moraux, dont on retrace l’origine dans la tradition civiliste. Ces droits, qui ont fait leur apparition de façon relativement tardive en droit canadien (L.C. 1988, ch. 15 [maintenant L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 10]), sont consacrés par les articles 14.1 [édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 10, art. 4], 14.2 [édicté, idem; L.C. 1997, ch. 24, art. 13], 28.1 et 28.2 [édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 10, art. 4]. Ils mettent l’accent sur le droit de l’artiste de préserver l’intégrité de son œuvre en lui permettant de réprimer toute modification qui serait préjudiciable à son honneur ou à sa réputation, ainsi que le droit d’en revendiquer la création ou de conserver l’anonymat. Ces droits appartiennent toujours à l’auteur, même lorsque ce dernier cède son droit économique dans l’œuvre (art. 14.1(3)), et ils sont incessibles (même si l’auteur ou sa succession peuvent y renoncer), contrairement aux droits économiques, qui peuvent être achetés ou vendus, en totalité ou en partie et pour la durée complète ou partielle de leur protection : voir, pour les droits moraux, le paragraphe 14.1(2), et pour les droits économiques, le paragraphe 13(4) [mod. par L.C. 1997, ch. 24, art. 10].
[217] Le Canada étant signataire de la Convention de Berne [Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques (Acte de Paris du 24 juillet 1971 modifié le 28 septembre 1979), [1988] R.T. Can. no 18], la protection légale offerte par le droit d’auteur se cristallise dès l’instant où l’œuvre est créée. L’enregistrement du droit d’auteur auprès du Bureau du droit d’auteur n’est donc pas obligatoire, bien qu’elle fasse naître un certain nombre de présomptions. De façon plus particulière, le paragraphe 53(2) stipule que « [l]e certificat d’enregistrement du droit d’auteur constitue la preuve de l’existence du droit d’auteur et du fait que la personne figurant à l’enregistrement en est le titulaire ». C’est dire que la personne contestant le droit d’auteur assumera le fardeau de la preuve et devra introduire des éléments de preuve crédible pour contrer cette présomption : voir Grignon c. Roussel, [1991] A.C.F. no 557 (1re inst.) (QL), au paragraphe 5; Wall v. Horn Abbot Ltd., 2007 NSSC 197, 256 N.S.R. (2d) 34 (C.S.N.-É.), au paragraphe 481.
[218] Bien entendu, la condition première à la revendication de droits d’auteur est l’originalité de l’œuvre pour laquelle on les réclame. S’il a toujours été clair que le droit d’auteur ne protège pas les idées comme telles mais uniquement la forme dans laquelle elles sont exprimées (que l’on appelle la « fixation » de l’œuvre), la notion d’originalité, en revanche, est beaucoup moins claire. Bien qu’il soit au cœur même du droit d’auteur, ce concept n’est pas défini dans la Loi sur le droit d’auteur. La Cour suprême s’est penchée sur cette question dans l’arrêt CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut-Canada, 2004 CSC 13, [2004] 1 R.C.S. 339. Après avoir passé en revue l’historique du droit d’auteur, la jurisprudence et l’objet de la Loi sur le droit d’auteur, la juge en chef, au nom d’une Cour unanime, en est arrivée à la conclusion suivante (au paragraphe 16) :
J’arrive à la conclusion que la juste interprétation se situe entre ces deux extrêmes. Pour être « originale » au sens de la Loi sur le droit d’auteur, une œuvre doit être davantage qu’une copie d’une autre œuvre. Point n’est besoin toutefois qu’elle soit créative, c’est-à-dire novatrice ou unique. L’élément essentiel à la protection de l’expression d’une idée par le droit d’auteur est l’exercice du talent et du jugement. J’entends par talent le recours aux connaissances personnelles, à une aptitude acquise ou à une compétence issue de l’expérience pour produire l’œuvre. J’entends par jugement la faculté de discernement ou la capacité de se faire une opinion ou de procéder à une évaluation en comparant différentes options possibles pour produire l’œuvre. Cet exercice du talent et du jugement implique nécessairement un effort intellectuel. L’exercice du talent et du jugement que requiert la production de l’œuvre ne doit pas être négligeable au point de pouvoir être assimilé à une entreprise purement mécanique. Par exemple, tout talent ou jugement que pourrait requérir la seule modification de la police de caractères d’une œuvre pour en créer une « autre » serait trop négligeable pour justifier la protection que le droit d’auteur accorde à une œuvre « originale ».
[219] Dans la présente affaire, M. Drolet conteste à la fois l’existence du droit d’auteur et, dans l’hypothèse où il existe, la prétention de la Stiftung à l’effet qu’elle en est le titulaire. M. Drolet prétend également qu’en tout état de cause, il n’a pas enfreint l’éventuel droit d’auteur que pourrait posséder la Stiftung dans la traduction effectuée par M. Kaufmann du Message du Graal.
[220] J’analyserai maintenant ces prétentions à la lumière de la preuve qui a été soumise de part et d’autre. Il convient tout de suite de préciser que l’œuvre dont il est question ici est la traduction française du Message du Graal effectuée par M. Kaufmann et publiée par la Stiftung, et non l’œuvre originale d’Oskar Ernst Bernhardt. Cette dernière est clairement dans le domaine public depuis 1991, et il ne subsiste aucun droit d’auteur à son égard.
a) Existence du droit d’auteur
[221] C’est l’article 5 [mod. par L.C. 1993, ch. 15, art. 2, ch. 44, art. 57; 1994, ch. 47, art. 57; 1997, ch. 24, art. 5; 2001, ch. 34, art. 34] de la Loi sur le droit d’auteur qui prévoit les conditions devant être réunies pour que prenne naissance le droit d’auteur dans une œuvre. Le demandeur n’a pas contesté que M. Kaufmann était, au moment où il a effectué sa traduction, résident habituel d’un pays signataire, conformément à l’alinéa 5(1)a) de la Loi sur le droit d’auteur. Il est d’autre part acquis qu’une traduction peut constituer une œuvre littéraire originale, le législateur y ayant explicitement pourvu (voir la définition de « toute œuvre littéraire, dramatique, musicale ou artistique originale » à l’article 2 de la Loi sur le droit d’auteur).
[222] Ce que le demandeur soutient, c’est que les traductions de M. Kaufmann ne constituent qu’une révision de traductions antérieures, et non une traduction originale de l’œuvre d’Oskar Ernst Bernhardt. En d’autres termes, M. Drolet prétend que le travail effectué par M. Kaufmann ne dénote pas un degré suffisant d’originalité pour faire naître un droit d’auteur en relation avec ses ouvrages.
[223] D’autre part, le demandeur a allégué qu’aucune autorisation valide n’avait été accordée à M. Kaufmann pour procéder à sa traduction. L’alinéa 3(1)a) prévoit en effet que le droit d’auteur comporte le droit exclusif de publier une traduction de l’œuvre. Par conséquent, M. Kaufmann devait obtenir du titulaire du droit d’auteur une autorisation pour traduire son œuvre. S’il n’avait pas une telle autorisation, il ne pouvait lui-même être qualifié d’auteur au sens juridique du terme. Or, le demandeur soutient que la Stiftung n’avait pas les droits d’auteur sur le Message du Graal au moment où elle a autorisé M. Kaufmann à le traduire; qui plus est, le texte qu’elle l’aurait autorisé à traduire ne serait pas le texte écrit ou modifié par Oskar Ernst Bernhardt lui-même, mais bien une version remaniée postérieurement à son décès. Par conséquent, on ne saurait pas ce que M. Kaufmann a traduit, à partir de quoi il l’aurait traduit, et sur la base de quelle autorité.
[224] On peut disposer de la première objection assez rapidement. La prétention du demandeur ne repose que sur une conversation qu’il aurait eue avec M. Kaufmann, au cours de laquelle ce dernier aurait affirmé ne pas avoir procédé à la traduction du Message du Graal mais simplement avoir révisé celle qui avait été effectuée par d’autres avant lui. Il s’agit là évidemment de ouï-dire, certes admissible dans les circonstances mais dont la fiabilité peut-être mise en doute étant donné l’intérêt qu’a M. Drolet dans l’issue du litige. Qui plus est, le concept de révision se prête lui-même à plusieurs interprétations et ne permet pas à lui seul de tirer une conclusion définitive sur l’originalité du travail réalisé par M. Kaufmann.
[225] Au surplus, le témoignage de M. Drolet se heurte à l’affidavit de Mme Lafeuillade, dans lequel cette dernière affirme que M. Kaufmann a bel et bien directement traduit Dans la lumière de la vérité et Exhortations et n’avoir eu recours à des traductions antérieures qu’à des fins de vérification. Il est vrai que Mme Lafeuillade a refusé de parler à la procureure du demandeur, et que le procureur des défenderesses a dit n’avoir jamais communiqué avec elle, ce qui peut semer le doute sur l’authenticité de son témoignage. Par contre, sa déclaration se trouve en quelque sorte corroborée par les certificats américains de droits d’auteur produits en preuve, et qui tous identifient M. Kaufmann comme le traducteur de l’œuvre d’Oskar Ernst Bernhardt. Compte tenu de la preuve qui a été soumise et des motifs que j’ai exposés précédemment aux paragraphes 113 à 119, je suis d’avis que les certificats américains, même s’ils ne bénéficient pas de la présomption créée par la Loi sur les droits d’auteur eu égard aux certificats enregistrés au Canada, confirment la version des défenderesses à l’effet que M. Kaufmann est bel et bien le traducteur du Message du Graal et qu’il a procédé à une nouvelle traduction. Rien ne permet de conclure que ces certificats ont été enregistrés depuis maintenant plus de 50 ans dans le seul but de permettre à la Stiftung de se constituer une preuve en vue d’un litige éventuel.
[226] M. Oort a également témoigné avoir été en contact régulier avec M. Kaufmann, et il a raconté comment ce dernier avait consacré une quarantaine d’années à parfaire sa traduction. Enfin, je note que M. Drolet lui-même a au moins implicitement reconnu dans ses actes de procédure et dans son témoignage que M. Kaufmann était l’auteur des traductions qui sont au cœur du présent litige.
[227] Enfin, M. Drolet s’est appuyé sur le rapport de M. Denis Brassard pour appuyer sa théorie à l’effet que l’ouvrage de M. Kaufmann ne serait qu’une révision de traductions antérieures. Deux caveat doivent être rapportés quant à ce rapport. D’abord, M. Brassard n’a pas témoigné lors de l’audition et n’a donc pu être contre-interrogé par le procureur des défenderesses. D’autre part, je note que M. Brassard a une formation en lettres et en pédagogie et qu’il a enseigné le français durant 33 ans; il n’a donc jamais œuvré comme traducteur et ne semble pas avoir une connaissance fonctionnelle de l’allemand.
[228] M. Brassard a comparé cinq extraits tirés des versions françaises de M. Kaufmann avec les mêmes extraits de la version publiée en 1955 sous le copyright de Maria Bernhardt. Il en a conclu que la traduction de M. Kaufmann ne serait que le résultat d’une ou de plusieurs révisions effectuées à partir d’une première traduction. Il n’en admet pas moins que la traduction de M. Kaufmann atteste d’un sérieux travail de révision du vocabulaire, et qu’il en résulte une version plus fluide, plus claire, plus littéraire. Il va même jusqu’à dire que la version de M. Kaufmann représente un « sérieux remaniement » de la version 1959 du Message (voir son rapport, à la page 13).
[229] À la lumière de tout ce qui précède, je suis prêt à reconnaître que le travail de M. Kaufmann n’est pas la simple copie d’une autre œuvre, mais reflète l’exercice de talent et de jugement, pour reprendre l’expression de la Cour suprême dans l’arrêt CCH, précité. Le fait que M. Kaufmann ait pu s’inspirer de traductions antérieures dans la rédaction de sa propre traduction ne déroge pas à l’originalité de son œuvre. Il ne s’est pas contenté de reprendre une traduction antérieure en n’y faisant que des modifications cosmétiques, mais il en a substantiellement modifié la facture pour la rendre plus littéraire et moins littérale. C’est là, sans aucun doute, la marque d’un travail créateur.
[230] De toute façon, comme le souligne avec justesse les défenderesses, les droits d’auteur dans les traductions dites « originales » auxquelles réfère M. Brassard sont également passées dans le patrimoine de la Stiftung, pour les motifs exposés dans les paragraphes qui suivent. Par conséquent, la Stiftung serait toujours titulaire de l’ensemble des droits allégués, et l’opinion de M. Brassard n’aurait aucune incidence sur la question de l’existence ou non des droits d’auteur dans la traduction de M. Kaufmann. Je suis donc d’avis que le demandeur n’a pas réussi à repousser la présomption d’originalité qui découle de l’article 34.1 [édicté par L.C. 1997, ch. 24, art. 20] de la Loi sur le droit d’auteur, selon lequel une œuvre est présumée protégée par le droit d’auteur jusqu’à preuve du contraire.
[231] En ce qui concerne la validité de l’autorisation donnée par la Stiftung et Irmingard Bernhardt à M. Kaufmann pour traduire le Message du Graal, toute la thèse du demandeur repose sur la cession qu’aurait fait Oskar Ernst Bernhardt de ses droits d’auteur à la maison d’édition qui a originalement publié son œuvre, la Verlag der Ruf. Si cette cession avait bel et bien eu lieu, les héritiers légaux de l’auteur n’auraient récupéré ses droits qu’en 1966, soit 25 ans après sa mort, conformément au paragraphe 14(1) de la Loi sur le droit d’auteur. L’épouse d’Oskar Ernst Bernhardt, Maria Bernhardt, étant décédé en 1957, c’est donc sa seule fille biologique, Édith, qui aurait alors hérité de ses droits, les enfants de Maria n’ayant jamais été légalement adoptés par Oskar Ernst Bernhardt. Par voie de conséquence, Maria n’aurait jamais hérité des droits d’auteur de son mari, et n’aurait donc pu les transmettre par testament à son fils Alexander, qui n’aurait pu à son tour les transmettre à sa sœur Irmingard, qui n’aurait pu elle non plus les transmettre à la Stiftung.
[232] Cette thèse, pour intéressante qu’elle soit, ne trouve pas appui dans la preuve soumise à la Cour. Pour les raisons déjà exposées aux paragraphes 102 à 110 des présents motifs, je suis d’avis que la chaîne de titre qu’a déposée la Stiftung démontre que Maria Bernhardt, son fils Alexander puis sa fille Irmingard Bernhardt ont bel et bien été titulaires des droits d’auteur sur l’œuvre d’Oskar Ernst Bernhardt au moment où M. Kaufmann a reçu l’autorisation de la traduire en français, et que la Stiftung était au surplus licenciée depuis 1967. La prétention du demandeur à l’effet que la Verlag der Ruf s’est vu octroyée les droits d’auteur sur l’édition originale du Message du Graal ne repose que sur un contrat d’édition entre Oskar Ernst Bernhardt et la Verlag der Ruf relativement à l’un de ses ouvrages (pièce P-55), sur le fait que cette maison d’édition a été la première à publier les œuvres de l’auteur, et sur le fait que l’on retrouve une mention du copyright de la Verlag Der Ruf sur l’édition de 1931 de l’ouvrage Dans la lumière de la vérité et sur l’édition de 1934 de Résonances (onglet 4), ainsi que sur les manuscrits de certaines conférences à l’origine des exposés intégrés par la suite dans ses ouvrages (P-53 et P-64). On a également allégué que des étiquettes avaient été apposées sur la version française du livre Dans la lumière de la vérité publié du vivant de l’auteur, de façon à ce que la mention « Copyright Maria Bernhardt » remplace la mention originale « Copyright Verlag Der Ruf ».
[233] Cela me paraît bien mince pour conclure à une cession du droit d’auteur en faveur de la Verlag der Ruf. Il est vrai que les défenderesses n’ont rien fait pour clarifier la situation, et ont admis n’avoir fait aucune recherche pour retracer les contrats qui auraient pu lier l’auteur à cette maison d’édition, outre celui que l’on a produit lors du contre-interrogatoire de M. Roudaut pour démontrer que l’auteur n’était pas opposé à toute forme de commercialisation. Je ne peux cependant leur en tenir rigueur. L’avocat des défenderesses a expliqué que les contrats liant la maison Verlag der Ruf et l’auteur ne leur paraissaient pas pertinents, ni susceptibles d’être préjudiciables à leur cause ou d’appuyer la cause du demandeur, et que ses clientes n’étaient donc pas tenues de les communiquer au terme de la règle 222 [des Règles des Cours fédérales]. L’avocate du demandeur n’a d’ailleurs pas présenté de requête pour exiger ces documents, comme la règle 225 l’y autorisait.
[234] Ceci étant dit, la preuve ne me permet pas de déduire, comme m’invite à le faire Me Dagenais, que la Verlag der Ruf était titulaire des droits d’auteur jusqu’en 1966. D’une part, le contrat d’édition mis en preuve ne porte que sur le premier tome de l’ouvrage Dans la lumière de la vérité. D’autre part, M. Bernhardt délègue aux éditions « la reproduction et la distribution » de cet ouvrage; en d’autres termes, l’auteur autorise les éditions Verlag der Ruf à reproduire et distribuer son ouvrage, mais il ne cède pas ses droits d’auteur à cette maison d’édition. Ce contrat ne peut donc avoir préséance sur le partage de la succession de l’auteur conclu entre Maria Bernhardt et Edith Nagel (la fille de l’auteur), qui précise clairement que « Madame Maria Bernhardt reçoit les droits de propriété intellectuelle, ainsi que les droits sur la maison d’édition et l’ensemble des autres éléments du patrimoine appartenant à la succession » (onglet 4, cahier de pièces du demandeur). Cette clause a clairement pour effet de transmettre les droits d’auteur sur l’ensemble de son œuvre à son épouse Maria, qui se voit confier non seulement les droits de propriété intellectuelle mais également les droits de reproduction et de distribution que pouvait avoir la maison d’édition Verlag der Ruf. Quant aux étiquettes, il est tout à fait plausible qu’elles aient été apposées suite au décès de l’auteur et après que ses droits aient été acquis par son épouse suite à l’entente conclue avec sa fille Edith. Mais plus important encore, les divers testaments ayant transféré les droits d’auteur d’Oskar Ernst Bernhardt ne semblent pas avoir été contestés jusqu’à ce jour, ni par la Verlag der Ruf ou ses successeurs ni par la fille biologique d’Oskar Ernst Bernhardt ou ses héritiers. Par conséquent, il me semble bien tard pour remettre en question la validité de cette chaîne de titres, d’autant plus que les prétentions du demandeur, je le répète, ne s’appuient que sur des suppositions et des éléments de preuve peu convaincants. J’en conclus que M. Kaufmann a reçu une autorisation valide de la Stiftung pour traduire le Message du Graal d’Oskar Ernst Bernhardt.
[235] Qu’en est-il par ailleurs de la prétention voulant que l’œuvre traduite par M. Kaufmann ne soit pas celle d’Oskar Ernst Bernhardt lui-même, mais qu’elle ait plutôt été remaniée suite à son décès? Cette hypothèse, puisque c’est bien ce dont il s’agit, repose sur les témoignages de deux disciples (M. Fischer et M. Muller), sur l’exégèse du texte lui-même, sur des déclarations que l’auteur aurait faites à la Gestapo alors qu’il était incarcéré ou en résidence surveillée, ainsi que sur l’absence de toute trace du manuscrit que l’auteur aurait retravaillé lui-même.
[236] Tel que mentionné précédemment, cette controverse a pris des proportions considérables et s’est mué en conflit idéologique entre la Stiftung ainsi que la Fondation et ses divers chapitres dans le monde, d’une part, et les « dissidents » comme M. Drolet qui soutiennent que l’œuvre diffusée par les canaux officiels est une version tronquée qui n’a rien à voir avec l’œuvre originale. Il n’appartient pas à cette Cour de s’immiscer dans ce débat qui déchire tous ceux qui se réclament du Message du Graal, non seulement parce que ce débat ne relève pas de la sphère juridique mais également parce que la preuve soumise ne me permettrait pas de toute façon de trancher.
[237] Il peut en effet paraître suspect que l’on ne puisse mettre la main sur un manuscrit aussi précieux pour les adhérents du Mouvement et qui aurait au surplus le mérite de mettre un terme à une dissension qui ne peut qu’être nuisible à l’organisation. En revanche, la version des faits qu’a toujours soutenue Irmingard (c’est-à-dire qu’elle effaçait les modifications faites au crayon mine par l’auteur après les avoir dactylographiées) est tout à fait plausible. Il faut également tenir compte du fait que l’auteur a procédé à plusieurs changements entre la première version de ses conférences et leur publication en 1931. Quant aux témoignages de MM. Muller et Fischer, ils ne sont rien d’autre que les raisons pour lesquelles ils estiment improbables que l’auteur ait pu modifier son texte avant son décès. Enfin, les déclarations faites à la Gestapo et le texte de l’œuvre elle-même sont évidemment susceptibles de se prêter à plusieurs interprétations possibles. Bref, la Cour ne peut que constater que ce procès ne permet pas de faire la lumière sur cette question, et il serait pour le moins hasardeux de ma part de prendre position en faveur de l’une ou l’autre des parties.
[238] Il ne m’est d’ailleurs pas nécessaire de le faire pour résoudre le litige. Même si l’œuvre d’Oskar Ernst Bernhardt avait été remaniée après sa mort, cela n’aurait pas empêché Irmingard et la Stiftung d’accorder une autorisation valable à M. Kaufmann pour la traduire en français. En effet, les modifications apportées (que ce soit au niveau de l’ordre dans lequel sont présentés les exposés ou du retrait de certains exposés ou passages) ne m’apparaissent pas transformer l’œuvre au point de la rendre méconnaissable et d’en faire une œuvre distincte de celle sur laquelle portait le droit d’auteur à l’origine.
[239] Je peux certes concevoir que pour les adhérents au Message du Graal, les dissemblances entre la version originale et la version posthume puissent être significatives et avoir des répercussions importantes au plan spirituel. La lecture qu’ils font de l’œuvre est certes différente de celle que peut en faire un profane, et leur schème de référence n’est pas le même. Est-ce à dire que la Cour doit adopter un point de vue semblable dans l’interprétation qu’elle doit faire au plan juridique? Je ne le crois pas.
[240] Le paragraphe 3(1) de la Loi sur le droit d’auteur précise que le droit d’auteur comporte le droit exclusif de « produire ou reproduire la totalité ou une partie importante » de l’œuvre. Cette disposition envisage donc explicitement la possibilité pour le titulaire du droit d’auteur de ne pas reproduire l’intégralité de l’œuvre et d’en extraire certaines portions limitées. Dans la même logique, j’estime que l’œuvre protégée peut faire l’objet de modifications mineures par le titulaire du droit d’auteur tant et aussi longtemps qu’elle ne s’en trouve pas dénaturée. Il s’agit là d’une question de faits qui doit être évaluée objectivement, et non pas en fonction d’une grille de lecture idéologique. Lorsque les changements sont jugés trop importants, on pourra conclure qu’il s’agit d’une nouvelle œuvre distincte de celle originalement protégée par des droits d’auteur.
[241] Bref, la question de savoir si l’œuvre traduite par M. Kaufmann est celle-là même sur laquelle la Stiftung possédait une licence et subséquemment un droit d’auteur doit être évaluée objectivement, du point de vue d’une personne raisonnable examinant la question sans être influencée par ses propres convictions. Bien sûr, cela n’exclut pas la possibilité que l’auteur lui-même (ou sa succession) se plaigne d’une violation à ses droits moraux, s’il estime que la modification apportée à son œuvre porte préjudice à son honneur ou à sa réputation.
[242] Après avoir soigneusement considéré les différentes versions du Message du Graal publié sous le nom Oskar Ernst Bernhardt, j’en suis arrivé à la conclusion qu’il s’agit toujours de la même œuvre. En fait, la question ne se poserait sans doute même pas si l’on avait la certitude que toutes les versions émanent du même auteur. La version traduite par M. Kaufmann n’est certes pas identique à la version publiée du vivant de l’auteur; j’estime néanmoins que les passages retirés et la reconfiguration des exposés ne suffisent pas à transformer radicalement l’œuvre originale à un point tel qu’une personne raisonnable et objective conclurait qu’il s’agit d’une nouvelle œuvre. Encore une fois, j’accepte que ce point de vue ne soit pas nécessairement partagé par les adhérents au Message du Graal, et plus particulièrement par ceux qui comme M. Drolet attachent une grande importance à ce qu’ils croient être la seule version authentique de l’auteur. Ce n’est cependant pas le point de vue que doit adopter le juge : la question dont est saisie cette Cour est d’ordre juridique et non spirituelle, et c’est donc à travers le prisme de la loi plutôt que de la foi qu’il faut la résoudre, étant entendu que la réponse légale n’a pas à emporter l’adhésion de ceux et celles qui abordent cette question d’un autre angle.
[243] Ayant conclu que la Stiftung avait validement accordé une sous licence à M. Kaufmann pour traduire l’œuvre d’Oskar Ernst Bernhardt, il me reste maintenant à déterminer si la Stiftung est effectivement propriétaire des droits sur les traductions effectuées à sa demande par M. Kaufmann. Au soutien de ses prétentions, la Stiftung s’est d’abord prévalue du paragraphe 53(2) de la Loi sur le droit d’auteur. Cette disposition prévoit que le certificat d’enregistrement du droit d’auteur « constitue la preuve de l’existence du droit d’auteur et du fait que la personne figurant à l’enregistrement en est le titulaire ». Cette présomption me paraît cependant bien faible dans les circonstances, les défenderesses ayant enregistré bien tardivement leur certificat de droit d’auteur. En fait, comme je l’ai déjà souligné, ce certificat n’a été enregistré par les défenderesses qu’après avoir obtenu l’autorisation du juge Pinard d’amender leur défense et de se porter demanderesses reconventionnelles en faisant valoir leur droit d’auteur. Dans un tel contexte, la présomption perd beaucoup de son intérêt. Comme l’affirmait la Cour d’appel dans l’arrêt CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut-Canada, 2002 CAF 187, [2002] 4 C.F. 213, au paragraphe 63 :
De façon générale, il n’y a pas lieu de minimiser la force probante de ces certificats du fait que le Bureau du droit d’auteur n’assume aucune responsabilité en ce qui concerne la véracité des faits déclarés dans la demande et ne procède à aucun examen (voir Circle Film Enterprises Inc. v. Canadian Broadcasting Corporation, [1959] R.C.S. 602, aux pages 606 et 607). Cependant, le juge de première instance a fait remarquer que presque tous les enregistrements ont été obtenus quelques mois avant l’instruction de la présente affaire. À mon sens, le fait que ces certificats ont vraisemblablement été obtenus uniquement en vue d’un litige diminue leur force persuasive. Par conséquent, même si ces certificats peuvent permettre de conclure à l’existence d’un droit d’auteur sur les œuvres des éditeurs, comme il est indiqué dans les certificats, ils ne sont pas selon moi particulièrement convaincants.
[244] D’autre part, les livres publiés en 1990 par la Stiftung sous les titres Dans la lumière de la vérité, tomes II et III, possèdent l’avis habituel de copyright avec le sigle du droit d’auteur (©) à l’effet que la Stiftung est titulaire des droits d’auteur :
ISBN 2-900811-21-X
SEULE ÉDITION AUTORISÉE
© 1990 BY STIFTUNG GRALSBOTSCHAFT, STUTTGART
[245] Ces deux volumes jouissent donc d’une présomption additionnelle, conformément à l’alinéa 34.1(2)b) de la Loi sur le droit d’auteur. Puisqu’aucun nom paraissant être celui de l’auteur n’y est indiqué de la manière habituelle, c’est le nom paraissant être celui de l’éditeur ou du titulaire du droit d’auteur qui est présumé être le titulaire du droit d’auteur en question.
[246] Quant aux traductions de Paul Kaufmann publiées en 1986 sous le titre Dans la lumière de la vérité, tome I, et en 1973 sous le titre Exhortations, l’avis habituel de droits d’auteur référait plutôt à Irmingard Bernhardt; cette dernière, décédée en 1990, a légué tous ses droits d’auteur à la Stiftung. Par conséquent, la présomption prévue à l’alinéa 34.1(2)b) joue également en faveur de la Stiftung pour ces deux ouvrages.
[247] En sus de ces présomptions, la Stiftung peut également s’en remettre au contrat de sous-licence qu’elle a conclu avec Paul Kaufmann le 7 juillet 1969. L’une des clauses de ce contrat, reproduit en partie au paragraphe 116 des présents motifs, stipule explicitement que M. Kaufmann cède tous ses droits dans ses traductions à la Stiftung. Il ne fait donc aucun doute dans mon esprit que la Stiftung est bel et bien titulaire des droits d’auteur dans toutes les traductions françaises des ouvrages d’Oskar Ernst Bernhardt effectuées par M. Kaufmann.
b) Violation des droits d’auteur
[248] Le paragraphe 27(1) de la Loi sur le droit d’auteur définit la violation du droit d’auteur comme étant « l’accomplissement, sans le consentement du titulaire de ce droit, d’un acte qu’en vertu de la présente loi seul ce titulaire a la faculté d’accomplir ». Or, tel que mentionné précédemment, l’article 3 de la Loi sur le droit d’auteur établit que l’un des principaux droits conféré en exclusivité au titulaire du droit d’auteur sur une œuvre est celui d’en reproduire la totalité ou une partie importante.
[249] Pour démontrer que ses droits d’auteur avaient été enfreints, la Stiftung devait donc établir 1) que l’œuvre ou une partie importante de celle-ci a été copiée, et 2) que le plagiaire avait accès à l’œuvre protégée par le droit d’auteur. Alors qu’il siégeait encore à cette Cour, le juge Richard (maintenant juge en chef de la Cour d’appel fédérale) a rappelé ces deux exigences et a précisé les facteurs qui pouvaient être pris en considération pour déterminer si la partie copiée est « importante » (U & R Tax Services Ltd. c. H & R Block Canada Inc., [1995] A.C.F. no 962 (1re inst.) (QL), au paragraphe 35) :
Pour que le tribunal puisse conclure à la violation d’un droit d’auteur, le demandeur doit établir que l’œuvre ou une partie importante de celle-ci a été copiée et que le plagiaire avait accès à l’œuvre protégée par le droit d’auteur. En l’espèce, la défenderesse a admis avoir copié une partie du formulaire d’U&R. Il s’agit donc maintenant d’examiner si la partie qui a été copiée était « importante » au sens que les tribunaux donnent à ce terme : [traduction] « ce qui constitue une partie importante » est une question de fait et, à cet égard, les tribunaux ont accordé plus d’importance à la qualité des parties plagiées qu’à leur quantité ». Dans la jurisprudence antérieure, les tribunaux ont retenu, entre autres, les facteurs suivants :
a) la qualité et la quantité des parties plagiées;
b) la gravité de l’atteinte que l’utilisation du défendeur a portée aux activités du demandeur et la mesure dans laquelle la valeur du droit d’auteur s’en trouve diminuée;
c) la question de savoir si le document plagié est protégé à bon droit par un droit d’auteur;
d) la question de savoir si le défendeur s’est intentionnellement emparé de l’œuvre du demandeur pour épargner du temps et des efforts;
e) la question de savoir si le défendeur utilise le document plagié d’une façon identique ou similaire au demandeur. [Référence omise.]
[250] En l’occurrence, la première des deux exigences ne m’apparaît pas poser de problème. Le demandeur n’a d’ailleurs pas sérieusement remis en question le fait qu’il avait eu accès à la traduction de M. Kaufmann. Il a admis, tant dans sa déclaration (paragraphe 18b)) que dans son interrogatoire en chef devant la Cour, que M. Thivierge lui avait remis les disquettes contenant le texte intégral des traductions effectuées par M. Kaufmann alors qu’il agissait à titre de conférencier pour la Fondation. Et à titre de « porteur de croix », il avait forcément accès au quatrième volume intitulé Exhortations, que l’on ne retrouve apparemment pas en vente libre. Il a donc clairement eu en sa possession l’œuvre que les défenderesses lui reprochent maintenant d’avoir copié.
[251] En revanche, M. Drolet a prétendu s’être inspiré non seulement de la traduction de M. Kaufmann, mais également de celle qu’a effectuée M. Roudaut ainsi que de la version originale allemande et de sa première traduction française par M. Siffrid. Comme il voulait reproduire en français le Message du Graal tel que publié du vivant d’Oskar Ernst Bernhardt, M. Drolet a également interverti l’ordre des chapitres tels qu’on les retrouve dans la traduction de M. Kaufmann, et a également ajouté 14 exposés et certains passages qui n’apparaissent plus dans la version publiée par la Stiftung.
[252] Les ajouts faits par M. Drolet par rapport à la dernière édition ne font pas l’objet du litige entre les parties. La Stiftung ne revendique pas de droits d’auteur sur ces portions de l’œuvre originale qui ne se retrouvent plus dans l’édition qu’elle publie.
[253] Il va de soi que la copie peut s’inférer des similitudes entre les deux œuvres. Or, la Fondation a procédé à une comparaison de l’œuvre de M. Drolet avec l’édition de la Stiftung (pièce D-41). Le résultat est frappant : sauf peut-être pour les premiers exposés, le contenu des deux ouvrages est essentiellement identique. Dans bien des cas, des paragraphes complets, voire des pages complètes, sont parfaitement identiques.
[254] M. Drolet lui-même n’a pas nié la justesse de cette comparaison, mais a tenté de faire valoir qu’il faut également tenir compte des ajouts qu’il a apportés à la version de la Stiftung. Il a également fait valoir que le réarrangement des exposés, pour mieux respecter l’intention originale de l’auteur, faisait de sa version une œuvre originale. Je ne peux me ranger à cet argument.
[255] Il ne suffit pas, pour contrer une action en violation du droit d’auteur, de remanier l’ordre des chapitres ou même d’ajouter au texte plagié. Ce qui doit être évalué, aux fins d’une telle procédure, c’est la mesure dans laquelle l’œuvre originale a été reproduite. Ce qui a pu lui être ajouté, ou l’ordre dans lequel ses composantes sont reproduites, importent peu. En fait, ces ajouts ou ces transformations pourraient en elle-même constituer une violation des droits moraux de l’auteur (en l’instance, les droits moraux de M. Kaufmann), dans la mesure où elles pourraient constituer une déformation de son œuvre qui porte préjudice à son honneur ou à sa réputation. Ces droits étant incessibles et ne pouvant par conséquent être revendiqués que par l’auteur ou sa succession, ils ne sont cependant pas en cause ici (pas plus, d’ailleurs, que les droits moraux d’Oskar Ernst Bernhardt).
[256] Dans leur rapport d’expertise, M. Richard Nagel et Mme Irmgard Lochmann, qui sont tous deux traducteurs certifiés de l’allemand au français, ont conclu à partir de six chapitres choisis au hasard dans l’ouvrage de M. Drolet que cet ouvrage ne pouvait être considéré comme le fruit d’une traduction indépendante. Comment pourrait-il d’ailleurs en aller autrement? M. Drolet n’a pas établi que sa connaissance de l’allemand était telle qu’il possédait l’expertise requise pour procéder lui-même à la traduction d’une œuvre aussi complexe que celle d’Oskar Ernst Bernhardt. Il ne pouvait donc que s’en remettre à des traductions antérieures.
[257] Quant à l’argument voulant qu’il ait pu involontairement utiliser une phraséologie similaire à celle que l’on retrouve dans la traduction effectuée par M. Kaufmann, il n’est pas suffisant pour contrer une absence d’originalité. La jurisprudence enseigne que si une création indépendante ne constitue pas une violation du droit d’auteur, une reproduction « inconsciente » doit au contraire être considérée comme une copie : Gondos v. Hardy et al. (1982), 38 O.R. (2d) 555 (H.C.J.); Francis Day & Hunter, Ltd. and Another v. Bron and Another, [1963] 2 All E.R. 16 (C.A.).
[258] Le demandeur a également prétendu que les défenderesses avaient tacitement acquiescé à ce qu’il reproduise l’œuvre de M. Kaufmann. Cette autorisation découlerait du fait que M. Thivierge lui aurait remis les disquettes contenant la traduction de M. Kaufmann, ainsi que de la connaissance que M. Thivierge aurait eu de son ouvrage puisqu’il l’aurait vu lorsqu’il est allé récupérer les accessoires d’inhumation chez M. Drolet à l’été 2001. Or, le paragraphe 27(1) de la Loi sur le droit d’auteur établit clairement que la contrefaçon découle de la reproduction d’une œuvre sans l’autorisation du titulaire du droit d’auteur.
[259] Cet argument me paraît bien ténu, et Me Dagenais ne l’a d’ailleurs pas fait valoir avec beaucoup de conviction. La jurisprudence est à l’effet que le concept d’autorisation implique un consentement, une approbation, un encouragement : voir Apple Computer Inc. c. Mackintosh Computers Ltd., [1987] 1 C.F. 173 (1re inst.), à la page 208; McCutcheon c. Haufschild, [1998] A.C.F. no 290 (1re inst.) (QL), aux paragraphes 11 à 13. L’autorisation doit également émaner de la personne qui peut effectivement la donner, soit le titulaire des droits d’auteur.
[260] La simple remise des disquettes contenant la traduction de M. Kaufmann à M. Drolet ne peut constituer une autorisation de reproduire l’œuvre. En remettant ces disquettes, M. Thivierge a témoigné que son seul but était d’aider M. Drolet dans son travail de conférencier. Non seulement ne pouvait-il se douter qu’il les utiliserait pour procéder à sa propre traduction, mais on ne peut certes déduire de son geste qu’il entendait par là même l’encourager dans cette voie.
[261] D’autre part, M. Thivierge n’est pas le titulaire des droits d’auteur dans l’ouvrage de M. Kaufmann, non plus que la Fondation du Mouvement du Graal – Canada. Les droits d’auteur appartiennent à la Stiftung, et elle seule pouvait donner cette autorisation. Par conséquent, la défense d’autorisation ne peut tenir.
[262] Qu’en est-il par ailleurs de la défense d’utilisation équitable? Le demandeur a tenté de s’appuyer sur l’article 29 de la Loi sur le droit d’auteur en prétendant qu’il n’avait eu pour objectif que de rendre justice à l’auteur en reproduisant son œuvre véritable. Il a également soutenu que sa bonne foi était manifeste, compte tenu du fait qu’il avait publié son ouvrage sous le nom de l’auteur, ou plutôt de son pseudonyme (Abdrushin), et qu’il n’avait jamais tenté de se l’approprier en prétendant qu’il en était lui-même l’auteur. Bref, son intention était totalement désintéressée et il ne cherchait qu’à diffuser la vraie pensée de l’auteur.
[263] Malheureusement, la bonne foi n’est pas le critère pertinent aux fins de déterminer si l’exception au titre de l’utilisation équitable peut trouver application. Comme l’a rappelé la Cour suprême dans l’arrêt CCH Canadian Ltée c. Barreau du Haut-Canada, précité (au paragraphe 50), la personne qui revendique le bénéfice de cette exception doit prouver 1) qu’il s’agit d’une utilisation aux fins d’étude privée ou de recherche, et 2) qu’elle était équitable.
[264] Même en interprétant de manière large le concept de « recherche », comme nous y invite la Cour suprême, il est manifeste que la publication de M. Drolet ne peut être assimilée à une simple activité de recherche. Aussi louables que puissent être les intentions de M. Drolet, un facteur qu’il faudrait certes prendre en considération au moment de décider des dommages, il ne peut raisonnablement prétendre qu’il peut se prévaloir de cette exception. En fait, il n’est même pas nécessaire de se rendre à la question de savoir si l’utilisation était équitable, puisqu’il ne s’agissait pas d’une utilisation aux fins d’étude privée ou de recherche. Le demandeur n’a d’ailleurs jamais tenté de démontrer comment la publication de son ouvrage pouvait être considérée comme une des fins visées par l’article 29.
[265] Reste la défense fondée sur la prescription. Le paragraphe 41(1) de la Loi sur le droit d’auteur prévoit un délai de prescription de trois ans à compter du moment où la violation a eu lieu, si le demandeur avait connaissance de la violation au moment où elle a eu lieu ou s’il est raisonnable de s’attendre à ce qu’il en ait eu connaissance à ce moment. Si le demandeur n’a pas eu connaissance de la violation au moment où elle a eu lieu ou s’il n’est pas raisonnable de s’attendre à ce qu’il en ait eu connaissance à ce moment, le délai de trois ans commence à courir au moment où il en prend connaissance ou au moment où il est raisonnable de s’attendre à ce qu’il en ait pris connaissance.
[266] Précisons tout de suite que la décision de mon collègue le juge Pinard d’autoriser les défenderesses à amender leurs procédures pour y ajouter une demande reconventionnelle fondée sur la violation de leurs droits d’auteur ne saurait être interprétée comme un jugement définitif à l’effet que les délais de prescription ne sont pas échus. Il ne peut s’agir là que d’une question à être tranchée par le juge du fond.
[267] Le demandeur soutient que la Stiftung avait ou aurait dû avoir connaissance de la violation dès 2001, puisque le demandeur a commencé à vendre et à distribuer son livre à cette date. Il allègue également que M. Thivierge savait depuis l’été 2001 qu’il avait publié son ouvrage. Enfin, il ajoute que les défenderesses se sont comportées de façon négligente et ont manqué de diligence en n’amendant leurs procédures que trois ans et trois mois après que le demandeur se soit adressé à la Cour fédérale, et en n’enregistrant leurs droits d’auteur que le 16 janvier 2008.
[268] Bien que la preuve ne soit pas entièrement claire quant au moment précis où M. Thivierge a pris connaissance pour la première fois du livre de M. Drolet, il ne semble pas faire de doute que ce soit avant la fin de l’année 2001. M. Oort a d’ailleurs témoigné à l’effet qu’il avait été informé de l’existence du livre de M. Drolet par M. Thivierge en 2001, et il a alors demandé à ce dernier d’avertir M. Drolet qu’il utilisait illégalement les marques de commerce enregistrées par la Stiftung (voir paragraphe 123 des présents motifs). M. Oort a également admis avoir été informé par M. Thivierge que des disquettes contenant la traduction de M. Kaufmann avaient été transmises à M. Drolet. Même si la confection de ces disquettes n’avait pas été autorisée par la Stiftung, elles n’en avaient pas moins été transmises par la Fondation, avec les représentants de laquelle M. Oort était en contact régulier. Il était dès lors raisonnable de s’attendre à ce que la Stiftung s’informe, avec le concours de la Fondation, du contenu précis du livre de M. Drolet.
[269] Je suis bien disposé à reconnaître que la détection d’une violation des droits d’auteur sur un ouvrage comportant plusieurs centaines de page s’avère un exercice plus laborieux que l’identification d’un usage illégal de marques de commerce. J’ai cependant de la difficulté à croire que plus de six ans aient été nécessaires à la Stiftung pour déceler une violation de leurs droits d’auteur. Il est encore plus surprenant que les défenderesses n’aient pas soulevé cette question au cours des 3 ans et 2 mois qui ont suivi le dépôt des procédures en Cour fédérale par le demandeur. Si les droits d’auteur sont pour la Stiftung un aspect aussi vital de leur opération que l’a soutenu M. Oort, ce qui est facilement compréhensible, comment faut-il interpréter le manque de célérité des défenderesses à scruter le livre de M. Drolet pour s’assurer qu’il n’avait pas contrevenu à ces droits? S’il a été possible pour M. Drolet, au cours de quelques jours durant la tenue du procès, de procéder à la comparaison de quelques exposés, peut-on sérieusement croire que la Stiftung n’était pas en mesure de faire le même exercice pour la totalité du livre publié par M. Drolet en quelques mois tout au plus?
[270] Force m’est donc de conclure que les défenderesses n’ont pas réussi à écarter la défense de prescription soulevée par le demandeur. En modifiant leur demande reconventionnelle pour y ajouter une action en violation du droit d’auteur plus de six ans après avoir pris connaissance du livre de M. Drolet, et plus de trois ans après l’institution des procédures devant cette Cour, les défenderesses ne se sont pas conformées au délai de prescription prévu au paragraphe 41(1) de la Loi sur le droit d’auteur. En conséquence, la demande reconventionnelle des défenderesses basée sur la violation de leurs droits d’auteur est prescrite et doit être rejetée.
Conclusion
[271] Ayant conclu que M. Drolet avait violé la marque de commerce LMC519469, enregistrée par les défenderesses sur le logo A & SERPENT DESSIN, il me faut maintenant déterminer la réparation appropriée. La Loi sur les marques de commerce prévoit notamment la possibilité d’émettre une injonction et d’accorder des dommages-intérêts pour les pertes subies par le titulaire de la marque ou pour les profits qu’auraient réalisés le contrevenant suite à l’emploi illégal de la marque.
[272] Dans les circonstances, il ne m’apparaît pas justifié d’accorder des dommages qui iraient au-delà d’un montant nominal. M. Drolet était de bonne foi en utilisant le sigle des défenderesses; son intention était simplement de reproduire la page couverture de l’œuvre originale, et il a témoigné ne pas savoir que le sigle était utilisé comme marque de commerce par la Stiftung sur tous ses documents officiels. Au surplus, M. Drolet n’a retiré aucun bénéfice de la vente de son ouvrage, et il n’y avait aucune confusion possible sur la source de cette publication pour les personnes qui l’ont achetée. Par conséquent, j’octroierais aux défenderesses un montant symbolique de 500 $ à ce chapitre.
[273] Je suis également disposé à émettre une injonction permanente à l’encontre de M. Yvon Drolet lui interdisant d’utiliser le logo de la Stiftung en liaison avec quelque publication que ce soit.
[274] En revanche, je rejetterais toutes les autres demandes de réparation formulées par les défenderesses. En effet, les marques enregistrées sur les titres français, anglais et allemand des livres faisant l’objet du présent litige ont été jugées non valides, tandis que la marque enregistrée sur le pseudonyme de l’auteur n’a pas été enfreinte par M. Drolet. Quant aux droits d’auteur de la Stiftung, leur violation ne peut donner lieu à une quelconque réparation dans la mesure où le recours des défenderesses était prescrit.
[275] La procureure du demandeur a fait valoir que des dommages exemplaires correspondant aux frais légaux devraient être octroyés, compte tenu de l’abus qu’ont fait les défenderesses du droit des marques de commerce et des restrictions à la liberté d’expression qui en résulte. On a également invoqué toute une série de tentatives visant à dissimuler des informations à l’effet que l’auteur n’aurait pas modifié son Message.
[276] Il ne m’appartient pas de me prononcer sur ces allégations, qui débordent manifestement le cadre juridique du présent litige. Quant à la prétendue volonté des défenderesses d’enregistrer des marques de commerce dans le seul but de limiter la liberté d’expression de ceux et celles qui entendent diffuser une version différente du Message de l’auteur, elle ne trouve pas appui dans la preuve qui m’a été soumise. La question de savoir si une marque de commerce peut être enregistrée sur un titre et un nom d’auteur n’avait encore jamais été examiné par les tribunaux canadiens, et le registraire des marques de commerce avait pour sa part accepté d’enregistrer les marques des défenderesses. D’autre part, M. Oort a livré un témoignage empreint de sincérité et de franchise, et il ne m’a certainement pas donné l’impression de poursuivre des objectifs détournés en sollicitant des autorités canadiennes compétentes l’enregistrement de marques de commerce et de droits d’auteur sur l’œuvre d’Oskar Ernst Bernhardt. Par conséquent, il n’y a pas lieu d’octroyer de dommages exemplaires.
[277] D’autre part, je ne crois pas qu’il s’agisse d’une affaire où il serait justifié d’accorder des dépens sur une base avocat-client. De tels dépens ne sont alloués que dans des circonstances exceptionnelles, lorsque l’une des parties a fait preuve d’un comportement outrageux et contraire aux intérêts de la justice en cours d’instance : Apotex Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social), [2000] A.C.F. no 1919 (C.A.) (QL), aux paragraphes 7, 8, 11 et 12; Microsoft Corp. c. Cerelli, 2007 CF 1364. Il n’y a rien eu de tel dans la présente instance. Le procureur des défenderesses a vigoureusement défendu les prétentions de ses clientes, mais il l’a fait à l’intérieur des paramètres prévus par les Règles de cette Cour.
[278] La règle 407 des Règles prévoit que, sauf ordonnance contraire de la Cour, les dépens entre les parties doivent être taxés en conformité avec la colonne III du tableau du Tarif B. La Cour peut cependant tenir compte des facteurs énumérés au paragraphe 400(3) pour les adjuger selon une colonne différente du Tarif. Compte tenu de l’importance et de la complexité des questions en litige, de la charge accrue de travail qui en est résulté, et du caractère tardif de l’amendement introduit par les défenderesses et soulevant la question de la violation des droits d’auteur, je suis d’avis que les dépens doivent être octroyés en conformité avec l’échelle supérieure de la colonne IV du Tarif B, en faveur du demandeur.
JUGEMENT
LA COUR :
1. ACCUEILLE en partie l’action du demandeur;
2. ACCUEILLE en partie la demande reconventionnelle des défenderesses;
3. RADIE les marques de commerce LMC520520, LMC519477 et LMC519476 du Registre des marques de commerce;
4. DÉCLARE que le demandeur n’a pas violé la marque LMC519470;
5. DÉCLARE que le demandeur a violé la marque LMC519469;
6. DÉCLARE que la demande reconventionnelle des défenderesses est prescrite;
7. CONDAMNE le demandeur à payer aux défenderesses la somme de 500 $ à titre de dommages-intérêts;
8. ÉMET une ordonnance d’injonction permanente enjoignant le demandeur de ne pas enfreindre la marque de commerce LMC519469 en relation avec toute publication qu’il pourrait faire dans l’avenir;
9. CONDAMNE les défenderesses aux dépens, à être adjugés en conformité avec l’échelle supérieure de la colonne IV du Tarif B.