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RÉFÉRENCE :

almrei (re), 2009 CF 240, [2010] 2 R.C.F. 165

DES-3-08

DES-5-08

DES-6-08

DES-7-08

AFFAIRE INTÉRESSANT un certificat signé conformément au paragraphe 77(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR);

le renvoi d’un certificat à la Cour fédérale conformément au paragraphe 77(1) de la LIPR;

et Hassan ALMREI;

Mohamed HARKAT;

Mahmoud JABALLAH;

et Mohamed Zeki MAHJOUB.

Répertorié : Almrei (Re) (C.F.)

Cour fédérale, juge Dawson—Toronto, 26 janvier; Ottawa, 5 mars 2009.

Citoyenneté et Immigration — Exclusion et renvoi — Personnes interdites de territoire — Certificat de sécurité — Il s’agissait de savoir si le paragraphe 62 de Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CSC 38, [2008] 2 R.C.S. 326 (Charkaoui 2), exige que le juge désigné vérifie tous les renseignements communiqués si les ministres et les avocats spéciaux conviennent qu’une partie des renseignements n’est pas pertinente; il s’agissait de savoir si les renseignements communiqués aux personnes visées par les certificats de sécurité et à leurs avocats devraient être versés dans les dossiers publics de la Cour — La situation en l’espèce était différente de celle dans Charkaoui 2 — L’avocat spécial est en mesure de défendre les intérêts de la personne visée par le certificat de sécurité en déterminant, notamment, les renseignements ou d’autres éléments de preuve qui ne sont pas pertinents — La Cour n’était donc pas tenue de vérifier tous les renseignements communiqués — Le principe de la publicité des débats judiciaires ne s’applique pas aux renseignements divulgués ou produits au cours d’un litige, mais non présentés en preuve — Ainsi, il n’est pas nécessaire de verser les renseignements qui n’ont pas été invoqués par les ministres ni mis en preuve dans les dossiers publics de la Cour — Cependant, il faut verser les résumés de l’information que les ministres ont fournie et utilisée dans les dossiers publics de la Cour.

Juges et tribunaux — Rôle du juge désigné lorsque les parties conviennent que la présentation exigée conformément à Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CSC 38, [2008] 2 R.C.S. 326 peut être communiquée à une personne visée par un certificat de sécurité — L’art. 83(1)d) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés exige que le juge garantisse la confidentialité des renseignements que lui fournit le ministre et que ce dernier utilise et dont la divulgation porterait atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui — Il appert d’une simple lecture de la Loi que le juge doit se conformer à cette obligation avant de communiquer des renseignements à la personne visée — Dans des situations où une intervention s’impose pour que justice soit rendue, le juge peut soulever des préoccupations concernant des documents ou des questions à trancher.

Il s’agissait des motifs donnés par la Cour conformément à une ordonnance du juge en chef quant aux deux questions de droit communes soulevées dans le cadre d’une instance relative à un certificat de sécurité, soit celles de savoir : 1) si le paragraphe 62 de l’arrêt Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CSC 38, [2008] 2 R.C.S. 326 (Charkaoui 2) exige que le juge désigné vérifie tous les renseignements communiqués par les ministres lorsque les avocats spéciaux et les avocats des ministres conviennent qu’une partie des renseignements n’est pas pertinente; et 2) si les renseignements communiqués aux personnes visées par les certificats de sécurité et à leurs avocats devraient être versés dans les dossiers publics de la Cour. Il était aussi question du rôle du juge désigné lorsque les parties conviennent qu’une partie de la présentation exigée par Charkaoui 2 peut être divulguée à la personne visée par le certificat de sécurité ainsi que de la question de savoir s’il convenait que le juge soulève des préoccupations au sujet d’un document ou d’une question à trancher.

Jugement : la Cour n’est pas tenue de vérifier les renseignements dont les parties conviennent qu’ils ne sont pas pertinents, et les renseignements divulgués conformément à Charkaoui 2 ne devraient pas être versés dans le dossier public de la Cour.

1) Dans Charkaoui 2, la Cour suprême n’a pas interprété la Loi modifiant la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (certificat et avocat spécial) et une autre loi en conséquence, qui prévoyait la création du poste d’avocat spécial. Le mandat et les responsabilités de l’avocat spécial comprennent la réception de copie de tous les renseignements qui ont été fournis au tribunal à titre confidentiel, la contestation de la pertinence, de la fiabilité et de la suffisance des renseignements fournis par les ministres et la formulation d’observations au sujet de ces renseignements. La situation en l’espèce était différente de celle dont la Cour suprême était saisie dans Charkaoui 2. L’avocat spécial est en mesure de défendre les intérêts de la personne visée par le certificat de sécurité en déterminant, notamment, les renseignements ou d’autres éléments de preuve qui ne sont pas pertinents. La Cour peut donc se fonder sur un accord entre les ministres et les avocats spéciaux dans lequel ils conviennent que certains renseignements divulgués conformément à Charkaoui 2 ne ont pas pertinents, et elle n’est pas tenue de vérifier ces renseignements. En outre, l’arrêt Charkaoui 2 portait principalement sur la vérification des allégations formulées contre l’intéressé et sur les renseignements invoqués par les ministres. Aucun élément des motifs de la Cour suprême ne laissait entendre que la Cour fédérale devait porter son attention sur des renseignements non pertinents.

Selon l’alinéa 83(1)d) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, le juge doit garantir la confidentialité des renseignements que lui fournit le ministre et dont la divulgation porterait atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui. Cette disposition s’applique aux renseignements utilisés par les ministres ainsi qu’aux renseignements fournis par ceux-ci. Il appert d’une simple lecture de la Loi que le juge doit se conformer à cette obligation avant qu’un élément de la présentation exigée par Charkaoui 2 puisse être communiqué à la personne visée par le certificat de sécurité. De plus, dans des situations où le juge peut être contraint d’intervenir pour que justice soit rendue, le juge peut soulever des préoccupations concernant des documents ou des questions à trancher auprès des avocats des ministres et des avocats spéciaux.

2) Le principe de la publicité des débats judiciaires, qui exige la transparence tant dans la procédure suivie que dans les éléments pertinents à la solution du litige, ne s’applique pas aux renseignements divulgués ou produits au cours d’un litige, mais non présentés en preuve. Il se pourrait que les ministres n’utilisent jamais la présentation exigée conformément à Charkaoui 2 et, par conséquent, que ces renseignements ne soient pas mis en preuve. Dans ces circonstances, le principe de la publicité des débats judiciaires n’exige pas que les renseignements soient versés dans le dossier public de la Cour. La présentation exigée par Charkaoui 2 devrait plutôt être communiquée directement à l’avocat de chaque partie visée par le certificat. Lorsqu’ils déposent à la Cour, à titre confidentiel, les renseignements justifiant le certificat, les ministres sont également tenus de verser un résumé des renseignements. Étant donné que ces résumés concernent de l’information que les ministres ont fournie et utilisée ainsi que des renseignements sur ce qui s’est passé au cours des audiences à huis clos, il faut que ces résumés soient versés dans les dossiers publics de la Cour, eu égard au principe de la publicité des débats judiciaires.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, n44], art. 7.

Loi modifiant la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (certificat et avocat spécial) et une autre loi en conséquence, L.C. 2008, ch. 3.

Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, L.R.C. (1985), ch. C-23, art. 12.

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 77(1) (mod. par L.C. 2008, ch. 3, art. 4), (2) (mod., idem), 78f) (mod. par L.C. 2005, ch. 10, art. 34(2)(A)), 83(1)c) (mod. par L.C. 2008, ch. 3, art. 4), d) (mod., idem), e) (mod., idem), 85.1(1) (édicté, idem), (2) (édicté, idem), 85.2 (édicté, idem), 85.4(1) (édicté, idem).

JURISPRUDENCE CITÉE

décisions examinées :

Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CSC 38, [2008] 2 R.C.S. 326; Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 R.C.S. 350; Brouillard c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 39, [1985] R.D.J. 38; R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326; Sierra Club du Canada c. Canada (Ministre des Finances), 2002 CSC 41, [2002] 2 R.C.S. 522; Personne désignée c. Vancouver Sun, 2007 CSC 43, [2007] 3 R.C.S. 253;
Juman c. Doucette, 2008 CSC 8, [2008] 1 R.C.S. 157.

décision citée :

Vancouver Sun (Re), 2004 CSC 43, [2004] 2 R.C.S. 332.

DOCTRINE CITÉE

Sopinka, John et al. The Trial of An Action, 2e éd. Toronto : Butterworths, 1998.

    RENVOI suivant une ordonnance du juge en chef pour trancher les questions de savoir : 1) si le paragraphe 62 de l’arrêt Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CSC 38, [2008] 2 R.C.S. 326, exige que le juge désigné vérifie tous les renseignements communiqués par les ministres lorsque les avocats spéciaux et les avocats des ministres conviennent qu’une partie des renseignements n’est pas pertinente; et 2) si les renseignements communiqués aux personnes visées par les certificats de sécurité et à leurs avocats devraient être versés dans les dossiers publics de la Cour. Une réponse négative a été donnée aux questions.

ONT COMAPRU

Donald A. MacIntosh, Toby J. Hoffmann et Caroline Carrasco pour les demandeurs.

Barbara L. Jackman, Marlys A. Edwardh, Lorne Waldman, Matthew C. Webber et Norman D. Boxall pour les défendeurs.

Anil K. S. Kapoor et John R. Norris à titre d’avocats spéciaux.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Le sous-procureur général du Canada pour les demandeurs.

Jackman & Associates, Toronto, Marlys Edwardh, Barristers Professional Corporation, Toronto, Waldman & Associates, Toronto, Webber Schroeder, Ottawa, Bayne, Sellar, Boxall, Ottawa, pour les défendeurs.

Anil K. S. Kapoor, Toronto et John R. Norris, Toronto, à titre d’avocats spéciaux.

    Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance rendus par

[1]     La juge Dawson : Dans une ordonnance en date du 2 janvier 2009, le juge en chef a décidé que la Cour tranchera deux questions de droit communes soulevées dans les quatre instances en l’espèce. Les deux questions communes ont été formulées comme suit dans l’ordonnance :

[traduction]

a)   Quel est le rôle du juge désigné à l’égard des renseignements supplémentaires communiqués par les ministres conformément au jugement que la Cour suprême du Canada a rendu dans Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CSC 38? Plus précisément, le paragraphe 62 de ce jugement exige-t-il que le juge « vérifie » tous les renseignements communiqués par les ministres lorsque les avocats spéciaux et les avocats des ministres conviennent tous qu’une partie des renseignements en cause n’est pas pertinente quant aux questions dont la Cour est saisie?

b)  Les renseignements communiqués aux personnes désignées et à leurs avocats devraient-ils être versés dans les dossiers publics de la Cour dans les présentes instances? Si dans l’affirmative, à quel moment?

[2]     Des observations devaient être présentées de vive voix le 26 janvier 2009. De plus, le 14 janvier 2009, la Cour a demandé aux avocats, au moyen d’une directive, de se préparer à présenter, le 26 janvier 2009, des observations de vive voix sur la question suivante :

    [traduction] Selon l’alinéa 83(1)e) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, le juge désigné doit veiller, tout au long de l’instance, à ce que soit fourni à l’intéressé un résumé de la preuve qui lui permet d’être suffisamment informé de la thèse des ministres.

    Y a-t-il une distinction à faire entre le traitement à accorder aux renseignements invoqués par les ministres et communiqués conformément à l’alinéa 83(1)e) de la Loi et aux renseignements que les ministres n’ont pas invoqués, mais qui ont été communiqués conformément à l’arrêt Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CSC 38?

[3]     Les présents motifs font état de la décision de la Cour au sujet des deux questions de droit communes.

La première question

Contexte

[4]     Dans l’arrêt Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CSC 38, [2008] 2 R.C.S. 326 (Charkaoui 2), la Cour suprême du Canada s’est penchée sur la nature de l’obligation du Service canadien du renseignement de sécurité (Service) de conserver et de communiquer l’information qu’il détient au sujet d’une personne visée par un certificat de sécurité délivré en application du paragraphe 77(1) de la Loi [Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27]. Auparavant, le Service avait eu pour politique de détruire toutes les notes opérationnelles (selon la définition énoncée dans la politique interne OPS-217) après leur transcription dans un rapport. La Cour suprême a conclu que cette politique était fondée sur une interprétation erronée de l’article 12 de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, L.R.C. (1985), ch. C-23 (Loi sur le SCRS). Elle était d’avis que, selon l’article 12 de la Loi sur le SCRS, le Service devait « acquérir de l’information dans la mesure strictement nécessaire à l’accomplissement de son mandat, puis analyser et conserver les informations et renseignements pertinents » (Charkaoui 2, au paragraphe 38).

[5]     Au paragraphe 62 de son jugement, la Cour suprême a formulé les remarques suivantes au sujet de l’obligation qui existe envers une personne visée par un certificat de sécurité :

    Dans l’état actuel des choses, la destruction de leurs notes opérationnelles par les agents du SCRS compromet la fonction même du contrôle judiciaire. Ainsi, afin de respecter le droit à l’équité procédurale des personnes telles que M. Charkaoui, le SCRS devrait être tenu de conserver l’ensemble des renseignements dont il dispose et de les divulguer aux ministres ainsi qu’au juge désigné. Ces derniers seront à leur tour responsables de vérifier l’information qui leur est remise. S’ils ont accès à l’ensemble de la preuve « originale », non détruite, comme nous le suggérons, les ministres seront mieux placés pour prendre les décisions appropriées au sujet de la délivrance du certificat. Puis, le juge désigné, qui aura à sa disposition l’ensemble des renseignements, écartera l’information susceptible de menacer la sécurité nationale et résumera le reste de la preuve, dont il aura pu vérifier l’exactitude et la fiabilité, à l’intention de la personne visée. [Non souligné dans l’original.]

[6]     L’obligation pour le Service de conserver et de divulguer à la Cour « l’ensemble des renseignements dont il dispose » sous-entend implicitement la possibilité que les ministres n’utilisent qu’une partie des renseignements en question. Dans la même veine, l’intéressé (que ce soit par l’entremise de son avocat spécial ou de son avocat, si les renseignements se trouvant en la possession du Service lui ont été communiqués ou résumés) n’utilise pas tous les renseignements dont le Service dispose. Il est donc possible qu’une partie des renseignements se trouvant en la possession du Service ne soit pas jugée pertinente par l’une ou l’autre des parties.

[7]     C’est dans ce contexte que s’est posée, au cours des audiences à huis clos tenues dans les présentes instances, la question de savoir si la Cour devait vérifier l’ensemble des renseignements dont le Service dispose (comme le laisse entendre le paragraphe 62 de l’arrêt Charkaoui 2), ou si elle était tenue de vérifier uniquement les renseignements ou autres éléments de preuve qu’une partie cherche à utiliser.

La position des parties

[8]     Les avocats spéciaux de MM. Almrei, Harkat, Jaballah et Mahjoub (personnes visées) soutiennent ce qui suit :

a. Le paragraphe 62 de l’arrêt Charkaoui 2 ne s’applique pas aux présentes instances.

b. Le juge désigné ne doit pas tenir compte des renseignements [traduction] « que les parties (par l’entremise de leurs avocats) aidées des avocats spéciaux, n’utilisent pas ». Le rôle du juge désigné [traduction] « consiste à trancher les questions en litige en tenant compte des renseignements/éléments de preuve que les parties (par l’entremise de leurs avocats) aidées des avocats spéciaux utilisent ».

[9]     Les avocats des personnes visées souscrivent à la position des avocats spéciaux et adoptent celle-ci.

[10]     Les ministres font valoir que le juge désigné n’est pas tenu de vérifier les renseignements divulgués par les ministres conformément au paragraphe 62 de l’arrêt Charkaoui 2 [traduction] « si les avocats spéciaux et les ministres conviennent qu’une partie des renseigne-ments en cause n’est pas pertinente quant aux questions dont la Cour est saisie ».

Examen de la question

[11]     Les avocats spéciaux et les ministres fondent leurs arguments sur le fait que, dans l’arrêt Charkaoui 2, la Cour suprême examinait ce qu’elle avait précédemment décrit, dans Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 R.C.S. 350 (Charkaoui 1), le « rôle pseudo‑inquisitoire » alors dévolu aux juges désignés en vertu de la Loi (voir, par exemple, le paragraphe 51 de l’arrêt Charkaoui 1).

[12]     Je suis d’accord. Au paragraphe 18 des motifs qu’elle a exprimés dans l’arrêt Charkaoui 2, la Cour suprême a pris soin de préciser qu’elle n’était pas saisie du débat sur l’interprétation de la Loi modifiant la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (certificat et avocat spécial) et une autre loi en conséquence, L.C. 2008, ch. 3 (projet de loi C-3). De plus, au paragraphe 60 de ses motifs, elle a mentionné que le cadre législatif applicable au pourvoi dont elle était saisie ne comprenait pas le projet de loi C-3.

[13]     En ce qui a trait au cadre législatif actuel qui régit les présentes instances, comme le laisse entendre son titre intégral, le projet de loi C-3 prévoyait la création du poste d’avocat spécial. Pour être avocat spécial, une personne doit être membre en règle du barreau d’une province et compter au moins 10 ans d’expérience au barreau. Selon les dispositions les plus importantes de ce nouveau régime législatif, après sa nomination, l’avocat spécial peut rencontrer l’intéressé et l’avocat de celui-ci et être alors informé de la thèse de leur cause. Par la suite, il doit recevoir copie de tous les renseignements et autres éléments de preuve qui ont été fournis au tribunal à titre confidentiel (paragraphe 85.4(1) [édicté par L.C. 2008, ch. 3, art. 4] de la Loi).

[14]     L’avocat spécial a pour rôle de « défendre les intérêts » de la personne visée par le certificat de sécurité lors de toute audience à huis clos (paragraphe 85.1(1) [édicté, idem] de la Loi). Dans le cadre de ce rôle, l’avocat spécial peut contester l’affirmation du ministre selon laquelle la divulgation de renseignements ou autres éléments de preuve porterait atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui, ainsi que « la pertinence, la fiabilité et la suffisance » des renseignements ou autres éléments de preuve fournis par le ministre, mais non communiqués à l’intéressé (paragraphe 85.1(2) [édicté, idem] de la Loi).

[15]     À cette fin, l’avocat spécial peut contre-interroger les personnes qui témoignent au cours des audiences à huis clos, formuler des observations au sujet des renseignements et autres éléments de preuve présentés au cours des audiences en question et exercer, avec l’autorisation du juge, tout autre pouvoir nécessaire à la défense des intérêts de la personne visée par le certificat de sécurité (article 85.2 [édicté, idem] de la Loi). Toutes les dispositions de la Loi qui sont actuellement en vigueur et qui sont mentionnées dans les présents motifs sont reproduites à l’annexe jointe aux présentes.

[16]     La création du poste d’avocat spécial investi du mandat et des responsabilités susmentionnés traduit l’intention présumée du législateur d’assurer une audience impartiale, conformément à l’article 7 de la Charte [Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]]. L’avocat spécial est en mesure de bien se familiariser avec la thèse qui sera invoquée au nom de l’intéressé et d’aider cette personne à connaître dans la mesure du possible les allégations à réfuter, comme l’a exigé la Cour suprême dans l’arrêt Charkaoui 1, aux paragraphes 64 et 65.

[17]     Eu égard à l’expérience de l’avocat spécial au barreau, à la possibilité qu’il a d’être informé de la thèse de la personne visée par le certificat de sécurité ainsi qu’au mandat et aux pouvoirs qui lui sont confiés, je suis d’avis que la situation est différente de celle dont la Cour suprême était saisie dans l’arrêt Charkaoui 2. Un examen de ces facteurs m’amène également à conclure que l’avocat spécial est en mesure de défendre les intérêts de la personne visée par le certificat de sécurité en déterminant, notamment, les renseignements ou autres éléments de preuve confidentiels qui ne sont pas pertinents.

[18]     En conséquence, lorsque les ministres et l’avocat spécial conviennent que certains éléments divulgués par les ministres conformément à l’arrêt Charkaoui 2 (présentation exigée par Charkaoui 2) ne sont pas pertinents quant aux questions dont la Cour est saisie, celle-ci peut se fonder sur cet accord. En pareil cas, la Cour n’est pas tenue de vérifier les renseignements dont les ministres et l’avocat spécial conviennent qu’ils ne sont pas pertinents.

[19]     Il y a une autre raison qui m’amène à en arriver à cette conclusion. Je souscris à l’argument des ministres selon lequel l’arrêt Charkaoui 2 porte principalement sur la « vérification » des allégations de fait formulées contre l’intéressé et sur les renseignements et autres éléments de preuve invoqués par les ministres à l’appui de ces allégations. C’est ce qui ressort des paragraphes 60 et 61 de l’arrêt Charkaoui 2, soit les paragraphes qui ont directement mené au paragraphe en question. Voici comment la Cour suprême s’est exprimée :

    Dans le cadre législatif applicable au pourvoi, qui exclut donc le projet de loi C-3, seuls les ministres et le juge désigné ont accès à l’ensemble de la preuve. Dans Charkaoui, notre Cour a souligné les difficultés que la loi alors en vigueur entraînait dans la vérification du caractère raisonnable du certificat et de la détention, notamment quant à l’appréciation des allégations de fait présentées contre la personne visée :

Peu importe les efforts qu’il déploie pour interroger les témoins du gouvernement et examiner la preuve documentaire, le juge se retrouve dans une situation où il doit poser des questions et, ultimement, rendre sa décision en s’appuyant sur des renseignements incomplets, qui ne sont peut‑être pas fiables. [par. 63]

    La destruction des documents originaux accentue ces difficultés. Si la preuve originale a été détruite, le juge désigné a seulement accès à des résumés produits par l’État dont la contre-vérification risque de devenir problématique, sinon illusoire. En droit criminel, notre Cour a rappelé l’utilité de la disponibilité des documents originaux pour permettre un contrôle effectif de la valeur de certains éléments de preuve. Ainsi, dans R. c. Oickle, [2000] 2 R.C.S. 3, 2000 CSC 38, par. 46, notre Cour a souligné que le visionnement d’une bande vidéo contenant un interrogatoire policier permet au juge de contrôler les méthodes d’interrogation, et que des notes qui résument un interrogatoire ne peuvent refléter le ton des propos et le langage corporel qui a pu être utilisé. [Non souligné dans l’original.]

[20]     La préoccupation de la Cour concernait principalement sa capacité d’apprécier les allégations de l’État au sujet de la personne visée par le certificat de sécurité.

[21]     Aucun élément des motifs du jugement de la Cour suprême ne laisse entendre que la Cour fédérale doit porter son attention sur des renseignements non pertinents. Effectivement, selon l’alinéa 78f) [mod. par L.C. 2005, ch. 10, art. 34(2)(A)] de la Loi, qui était alors en vigueur, les renseignements ou autres éléments de preuve ne devaient pas servir de fondement s’ils n’étaient pas pertinents. Le juge devait plutôt remettre ces renseignements ou éléments de preuve aux ministres. Il n’est pas raisonnable d’affirmer qu’il était obligatoire de vérifier les renseignements ou éléments de preuve qui devaient être remis aux ministres.

[22]     Cela permet de trancher la première question de droit commune.

[23]     Les avocats spéciaux et les ministres vont au-delà de cette question dans leurs observations écrites et orales et discutent de manière générale du rôle du juge désigné en soulevant deux points à ce sujet. Le premier concerne le rôle du juge désigné lorsque les avocats des ministres et les avocats spéciaux conviennent qu’une partie de la présentation exigée par l’arrêt Charkaoui 2 peut être divulguée à la personne visée. Le second porte sur la possibilité pour le juge désigné de tenir compte de la présentation exigée par l’arrêt Charkaoui 2 ou de soulever des préoccupations au sujet d’un document ou d’une question en litige.

[24]     En ce qui a trait à la première préoccupation, les avocats spéciaux soutiennent, dans leurs observations écrites et orales, que lorsque les ministres et eux-mêmes conviennent, après que la présentation exigée par l’arrêt Charkaoui 2 est déposée à la Cour à titre confidentiel, qu’une partie de ces éléments peut être divulguée à l’intéressé, il n’appartient pas à la Cour de réviser cette décision. À leur avis, il appartient plutôt aux ministres de revendiquer un privilège et, lorsqu’ils ne le font pas, la communication devrait être automatique.

[25]     En réponse, les avocats des ministres admettent que la communication devrait être automatique lorsque la source des renseignements n’est pas confidentielle. Après avoir d’abord exprimé des doutes sur le rôle que la Cour devrait jouer si les renseignements émanaient d’une source confidentielle, les avocats des ministres ont finalement soutenu que [traduction] « les ministres peuvent faire le point sur les éléments pouvant et devant être communiqués ». C’est apparemment ce qui s’est produit au début des présentes instances, lorsque les ministres ont préparé et produit les résumés publics initiaux sans l’approbation de la Cour.

[26]     En pratique, sauf en cas d’erreur accidentelle de la part des ministres, il est difficile d’imaginer une situation où la Cour conclurait que des renseignements que les ministres étaient disposés à révéler ne pourraient l’être pour des raisons liées à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui. Cependant, en droit, je ne puis admettre qu’une partie de la présentation exigée par l’arrêt Charkaoui 2 et déposée à la Cour à titre confidentiel peut être communiquée à la personne visée par le certificat sans l’approbation préalable de la Cour.

[27]     À mon humble avis, les arguments invoqués à cet égard ne tiennent pas compte de l’alinéa 83(1)d) [mod. par L.C. 2008, ch. 3, art. 4] de la Loi, qui énonce qu’il incombe au juge « de garantir la confidentialité des renseignements et autres éléments de preuve que lui fournit le ministre et dont la divulgation porterait atteinte, selon lui, à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui ». Cette disposition s’applique non seulement aux renseignements et autres éléments de preuve utilisés par les ministres, mais également aux renseignements et autres éléments de preuve « fournis » par ceux‑ci.

[28]     La disposition qu’a remplacée l’actuel alinéa 83(1)d) était l’une des dispositions du régime législatif qui a incité la Cour suprême à faire remarquer que « [l]a confidentialité constitue une préoccupation constante dans le régime de certificat » : voir l’arrêt Charkaoui 1, au paragraphe 55.

[29]     L’argument selon lequel les ministres doivent invoquer un privilège avant que la Cour puisse apprécier la validité de cette allégation va à l’encontre du texte clair de l’alinéa 83(1)d) de la Loi.

[30]     De même, l’analogie faite par les avocats des ministres avec la présentation du résumé public initial par le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile ne tient pas compte, à mon humble avis, du fait que le paragraphe 77(2) [mod., idem] de la Loi oblige expressément le ministre à former sa propre opinion quant aux renseignements pouvant être dévoilés dans ce résumé sans que cette divulgation porte atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui. Aucune autre disposition de la section 9 de la Loi n’accorde un pouvoir discrétionnaire semblable au ministre.

[31]     Il appert donc d’une simple lecture de la Loi qu’aucun élément de la présentation exigée par l’arrêt Charkaoui 2 ne peut être communiqué à l’intéressé ou à l’avocat de celui‑ci sans que le juge désigné ait d’abord eu la possibilité de se conformer à son obligation découlant de l’alinéa 83(1)d) de la Loi.

[32]     En ce qui a trait à la deuxième préoccupation, les avocats spéciaux font valoir que le rôle du juge désigné consiste simplement à trancher l’affaire sur la foi des renseignements que les parties, aidées des avocats spéciaux, utilisent. Le rôle du juge désigné quant à la présentation exigée par l’arrêt Charkaoui 2 se limite à trancher les allégations relatives à la pertinence et à la sécurité nationale. Le juge désigné ne doit tenir compte d’aucun élément de cette présentation, sauf s’il fait l’objet d’un désaccord ou qu’il est utilisé par une partie. Au cours de leurs observations de vive voix, les avocats spéciaux ont soutenu et les avocats du ministre ont convenu que le juge désigné ne devrait pas être autorisé à soulever auprès d’eux une préoccupation concernant un document ou une question en litige.

[33]     La Cour n’a pas été saisie de ces questions par l’ordonnance du juge en chef. Lorsque ces questions ont été débattues, la présentation exigée par l’arrêt Charkaoui 2 n’avait pas été déposée à la Cour à titre confidentiel dans plusieurs affaires. Ainsi, pour certaines d’entre elles, ni la Cour non plus que les avocats spéciaux ne connaissent la forme, la nature et la teneur de cette présentation. Dans ces circonstances, j’estime qu’il est prématuré de formuler des affirmations ayant pour effet de circonscrire le rôle du juge désigné.

[34]     Ainsi, il est possible que la présentation exigée par l’arrêt Charkaoui 2 renferme des renseignements qui ont été supprimés parce qu’ils sont visés par le privilège du secret professionnel de l’avocat, qu’ils constituent des renseignements confidentiels du cabinet ou qu’ils portent sur l’enquête relative à d’autres personnes et ne concernent pas l’intéressé. Le juge désigné pourrait donc être appelé à réviser la pertinence des renseignements supprimés, et ce rôle peut varier en fonction des circonstances propres à chaque cas.

[35]     Il est préférable de déterminer le rôle du juge désigné à la lumière d’une preuve satisfaisante qui permet aux avocats des parties et aux avocats spéciaux de formuler des observations fondées sur les faits et sur les questions dont la Cour est saisie.

[36]     Quant à la question de savoir s’il convient que le juge désigné soulève des préoccupations au sujet d’un document ou d’une question à trancher, il existe une foule de situations pouvant donner lieu à une préoccupation de la part du juge désigné. En raison de la diversité de ces situations, il n’est pas souhaitable de formuler des affirmations catégoriques.

[37]     Je souligne toutefois que, dans les observations écrites qu’ils ont déposées sur cette question dans le dossier DES-3-08 (avant la délivrance de l’ordonnance du juge en chef), les avocats spéciaux ont adopté une position différente. Au paragraphe 14 de ces observations, ils ont souligné ce qui suit :

[traduction] Lorsqu’il estime que les parties ont omis de relever une question à trancher ou n’ont pas présenté suffisamment d’éléments de preuve au sujet d’une question en litige, le juge se doit de le leur faire savoir afin qu’elles puissent corriger la lacune au dossier.

[38]     Mme Edwardh, avocate de MM. Jaballah et Mahjoub, a formulé des arguments semblables en réponse : [traduction] « dans certains cas le tribunal est le mieux placé pour agir, à tout le moins, pour soulever une question afin d’assurer en bout de ligne l’équité de la procédure. C’est également une responsabilité qui vous incombe ». Personne n’a désavoué cette observation.

[39]     L’argument de Mme Edwardh va de pair avec des jugements comme Brouillard c. La Reine., [1985] 1 R.C.S. 39, où, à la page 44, le juge Lamer (alors juge de la Cour suprême du Canada) s’est exprimé comme suit : « il est clair que l’on n’exige plus du juge la passivité d’antan; d’être ce que, moi, j’appelle un juge sphinx. Non seulement acceptons‑nous aujourd’hui que le juge intervienne dans le débat adversaire, mais croyons‑nous aussi qu’il est parfois essentiel qu’il le fasse pour que justice soit effectivement rendue. Ainsi un juge peut et, parfois, doit poser des questions aux témoins, les interrompre dans leur témoignage, et au besoin les rappeler à l’ordre ».

[40]     John Sopinka et al. s’exprime à peu près dans le même sens dans l’ouvrage intitulé The Trial of An Action, 2e éd. (Toronto : Butterworths, 1998), où il souligne, à la page 137, que la capacité du juge d’interroger un témoin [traduction] « ne se limite pas aux questions visant à éclaircir les points nébuleux, mais couvre également les questions concernant des aspects non abordés par les avocats ».

[41]     En conséquence, je rejette l’argument que les avocats spéciaux et les ministres ont invoqué verbalement et selon lequel, dans les instances fondées sur la section 9 de la Loi, le juge désigné ne peut soulever de préoccupations concernant les renseignements ou documents auprès des avocats et de l’avocat spécial. Comme c’est le cas dans toute autre instance, les circonstances peuvent parfois contraindre le juge désigné à intervenir afin de veiller non seulement à ce que justice soit rendue, mais paraisse l’avoir été.

[42]     J’en arrive maintenant à la deuxième question commune.

La deuxième question

Contexte

[43]     La deuxième question concerne également la présentation exigée par l’arrêt Charkaoui 2. Il convient de rappeler que cette présentation se compose de l’ensemble des renseignements détenus par le Service au sujet de l’intéressé et divulgués au juge désigné et à l’avocat spécial. Étant donné que, dans les présentes instances, les ministres ont déjà déposé à la Cour et mis en preuve « les renseignements et autres éléments de preuve justifiant » le certificat (comme l’exige le paragraphe 77(2) de la Loi), c’est la divulgation des renseignements non utilisés par les ministres qui est envisagée.

[44]     Les parties conviennent que, dès que les renseignements sont déposés à la Cour à titre confidentiel, il faut déterminer, dans chaque cas, ceux qui peuvent et qui devraient être divulgués ou résumés à la personne visée par le certificat et à l’avocat de cette personne. Une fois que cette décision est prise, la deuxième question de droit qui se pose est de savoir si ces renseignements et éléments sont divulgués directement à l’intéressé et à son avocat sans être également versés dans le dossier public de la Cour.

La position des parties

[45]     Les avocats spéciaux soutiennent que les renseignements ainsi présentés ou résumés à une personne visée par le certificat de sécurité devraient être communiqués en privé, c’est-à-dire d’une partie à l’autre. Ces documents ou renseignements ne devraient pas être versés dans le dossier public de la Cour. Les avocats des intéressés et des ministres sont d’accord sur ce point.

[46]     Dans le cadre de cet argument, les avocats spéciaux et les avocats des ministres font valoir ce qui suit :

a. Dans un litige, les éléments communiqués entre les parties sont traités différemment de ceux qui sont versés dans le dossier de l’instance. Cette production se fait en privé entre les parties.

b. Le principe de la publicité des débats judiciaires ne s’applique pas à la communication en privé de renseignements qui ne sont pas utilisés ni ne sont versés dans le dossier de l’instance.

[47]     Les ministres se fondent également sur un paragraphe des motifs du jugement que la Cour suprême du Canada a rendu dans R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326. Dans cette affaire, la Cour a examiné l’obligation de divulgation qui incombe à la Couronne envers la défense dans une instance criminelle et s’est exprimée comme suit, à la page 338 :

    À mon avis, le droit connaît une évolution tout à fait naturelle vers la divulgation par le ministère public de tous les renseignements pertinents. Déjà en 1951, le juge Cartwright disait dans l’arrêt Lemay v. The King, [1952] 1 R.C.S. 232, à la p. 257 :

    [traduction] Je veux qu’on comprenne bien que je ne veux rien dire qui soit considéré comme une atténuation de l’obligation du substitut du procureur général de présenter la preuve de tout fait substantiel connu de la poursuite, qu’il soit favorable ou non à l’accusé . . . [Je souligne.]

Cette affirmation concerne peut-être l’obligation du substitut du procureur général de citer des témoins plutôt qu’une obligation de divulguer les renseignements à la défense, mais je ne vois aucune raison pour laquelle le ministère public ne devrait pas s’acquitter de l’obligation en question en divulguant ces renseignements à la défense au lieu de se voir contraint de les produire en preuve. En fait, certains de ces renseignements revêtiront une forme qui rendra impossible leur production en preuve par le ministère public mais qui permettra leur utilisation par la défense, notamment à des fins de contre-interrogatoire. Leur communication à la défense représente donc l’unique façon dont l’injonction du juge Cartwright peut être respectée. [Non souligné dans l’original.]

Examen de la question

[48]     Pour examiner cette question, il convient d’abord de rappeler le principe de la publicité des débats judiciaires.

[49]     La Cour suprême du Canada a souligné à maintes reprises que le principe de la publicité des débats est une pierre angulaire de la common law qui est protégée par la Constitution. Voir, par exemple, Vancouver Sun (Re), 2004 CSC 43, [2004] 2 R.C.S. 332, aux paragraphes 22 à 26. Le principe exige « la transparence, tant dans la procédure suivie que dans les éléments pertinents à la solution du litige » : voir Sierra Club du Canada c. Canada (Ministre des Finances), 2002 CSC 41, [2002] 2 R.C.S. 522, au paragraphe 1.

[50]     Une description plus détaillée du principe figure dans les motifs du jugement que le juge LeBel (qui était dissident, mais non sur cette question) a rédigés dans Personne désignée c. Vancouver Sun, 2007 CSC 43, [2007] 3 R.C.S. 253. Voici comment il s’est exprimé au paragraphe 81 :

    Le principe de la publicité des débats judiciaires est maintenant bien établi en droit canadien. Notre Cour a d’ailleurs eu l’occasion d’en confirmer à maintes reprises l’importance fondamentale et le caractère constitutionnel [. . .] Défini d’une manière générale, le principe de la publicité des débats judiciaires implique que la justice doit être rendue publiquement. En conséquence, les débats judiciaires eux-mêmes sont en général ouverts au public. La salle d’audience où les parties plaident devant le tribunal leurs prétentions respectives doit en effet être ouverte au public et ce dernier doit avoir accès aux actes de procédure, éléments de preuve et décisions judiciaires. Par ailleurs, en principe personne ne comparaît devant les tribunaux, que ce soit comme partie ou comme témoin, sous un pseudonyme. [Non souligné dans l’original.]

[51]     Comme le laissent entendre les extraits cités plus haut des arrêts Sierra Club et Personne désignée, le principe de la publicité des débats judiciaires n’a pas été appliqué aux renseignements divulgués ou produits au cours d’un litige, mais non présentés en preuve par une partie.

[52]     Ainsi, dans l’extrait de l’arrêt Stinchcombe que les ministres ont invoqué et qui portait sur le droit criminel, la Cour suprême faisait allusion à la divulgation de renseignements à l’accusé et à l’avocat de celui-ci en privé, et non par la citation de témoins à une audience publique.

[53]     De même, dans l’arrêt Juman c. Doucette, 2008 CSC 8, [2008] 1 R.C.S. 157, au paragraphe 21, la Cour suprême a fait remarquer que, dans le contexte civil, l’interrogatoire préalable n’a pas lieu dans le cadre d’une audience publique. En conséquence, « [l]e seul moment où le principe de la “publicité des débats en justice” entre en jeu est celui de l’instruction où les documents de la partie interrogée au préalable ou les réponses tirées des transcriptions de l’interrogatoire préalable sont introduits en preuve au procès ».

[54]     Dans les affaires dont la Cour est actuellement saisie, la présentation exigée par l’arrêt Charkaoui 2 se compose ou se composera de renseignements que les ministres n’ont pas utilisés et qui n’ont donc pas été mis en preuve devant la Cour1. De plus, il se pourrait que l’intéressé n’utilise jamais les renseignements en question. Dans ces circonstances, je souscris à l’argument des avocats selon lequel le principe de la publicité des débats judiciaires n’exige pas que les renseignements ou éléments de preuve contenus dans la présentation exigée par l’arrêt Charkaoui 2 soient versés dans le dossier public de la Cour. Pareil résultat dans la présente procédure administrative serait incompatible avec la façon dont la production ou la divulgation est traitée tant en matière criminelle que civile. La présentation exigée par l’arrêt Charkaoui 2 devrait être communiquée directement à l’avocat de chaque personne visée par le certificat.

[55]     De plus, aucune disposition de la Loi n’exige que les ministres déposent cette présentation en preuve, que ce soit dans l’instance publique ou privée. Selon le paragraphe 77(2) et l’alinéa 83(1)c) [mod., idem] de la Loi, les ministres doivent présenter les renseignements et autres éléments de preuve justifiant le certificat ou visant à réfuter la preuve sur laquelle se fonde la personne visée par celui‑ci. Les ministres ne sont pas tenus de présenter en preuve les renseignements qu’ils n’utilisent pas.

[56]     Quant à la directive de la Cour en date du 14 janvier 2009 et au traitement des renseignements que les ministres utilisent, j’aimerais d’abord résumer le régime de divulgation énoncé dans la Loi.

[57]     Une procédure de certificat est engagée lorsque les ministres déposent à la Cour un certificat de sécurité dûment signé (paragraphe 77(1) [mod., idem] de la Loi). Les ministres doivent alors déposer, à titre confidentiel, en même temps que le certificat, les renseignements et autres éléments de preuve justifiant celui-ci. Ils sont également tenus de verser dans le dossier public de la Cour un résumé des renseignements, qui devrait permettre à la personne visée d’être suffisamment informée de la thèse des ministres. Cependant, ce résumé ne doit comporter aucun élément dont la divulgation, de l’avis du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, porterait atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui (paragraphe 77(2) de la Loi).

[58]     L’obligation de déposer à la Cour un résumé de façon que le public puisse le consulter va de pair avec le principe de la publicité des débats judiciaires selon lequel les actes de procédure et la preuve doivent être publiquement accessibles. Cette obligation permet également de concilier le principe de la transparence avec la nécessité de protéger les renseignements dont la divulgation risquerait de porter atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui.

[59]     Par la suite, le juge désigné est tenu, tout au long de l’instance, de veiller à ce que la personne visée par le certificat reçoive des résumés des renseignements et autres éléments de preuve qui lui permettent d’être suffisamment informée de la thèse des ministres (alinéa 83(1)e) [mod., idem] de la Loi) et de ce qui s’est passé au cours des audiences à huis clos. Cette dernière information comprendrait, notamment, les principaux renseignements obtenus au cours du contre‑interrogatoire d’un témoin cité par les ministres. Ces résumés ne doivent comporter aucun élément dont la divulgation porterait atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui.

[60]     Je partage l’avis des parties et des avocats spéciaux selon lequel, étant donné que les résumés en l’espèce concernent de l’information que les ministres fournissent et utilisent ainsi que des renseignements sur ce qui s’est passé au cours des audiences à huis clos, il est nécessaire que ces résumés soient versés dans les dossiers publics de la Cour, eu égard au principe de la publicité des débats judiciaires. Comme l’a souligné M. Kapoor, un des avocats spéciaux, ces résumés [traduction] « visent essentiellement à remplacer la présence de la personne visée [. . .] et du public » à l’audience à huis clos de la Cour.

[61]     Cela permet de trancher la deuxième question de droit commune.

Conclusion

[62]     Pour les motifs exposés ci-dessus, j’en arrive aux conclusions suivantes :

a) Lorsque les ministres et l’avocat spécial conviennent que les éléments divulgués par les ministres conformément à l’arrêt Charkaoui 2 ne sont pas pertinents quant aux questions dont la Cour est saisie, celle-ci peut se fonder sur cet accord. En pareil cas, la Cour n’est pas tenue de vérifier les renseignements dont les ministres et les avocats spéciaux conviennent qu’ils ne sont pas pertinents.

b) Aucun renseignement déposé à la Cour à titre confidentiel conformément à l’arrêt Charkaoui 2 ne peut être divulgué à la personne visée par le certificat de sécurité sans l’approbation préalable de la Cour.

c) Les renseignements ou autres éléments de preuve divulgués aux personnes visées conformément à l’arrêt Charkaoui 2 devraient être communiqués directement à l’avocat de chacune des personnes visées par le certificat de sécurité. La présentation exigée par l’arrêt Charkaoui 2 ne devrait pas être versée dans le dossier public de la Cour. Ces renseignements ou autres éléments de preuve ne deviendraient publics que si une partie utilisait ceux-ci et les présentait en preuve.

d) Les résumés des renseignements ou autres éléments de preuve qui sont préparés conformément à l’alinéa 83(1)e) de la Loi doivent être versés dans le dossier public de la Cour, parce qu’ils concernent des renseignements que les ministres utilisent et des renseignements sur ce qui s’est passé au cours des audiences à huis clos.

[63]     Si une partie désire qu’une ordonnance soit rendue à l’égard des présents motifs, elle pourra déposer un court mémoire faisant état de cette demande et du contenu proposé de ladite ordonnance.

1   Il se pourrait que les ministres cherchent plus tard à compléter les renseignements sur lesquels le certificat de sécurité est fondé ou à modifier le rapport produit au soutien de celui-ci en invoquant une partie de la présentation exigée par l’arrêt Charkaoui 2. Je ne me prononce pas sur l’admissibilité de cette démarche.

ANNEXE

    Paragraphes 77(1) et (2), alinéas 83(1)c), d) et e), paragraphes 85.1(1) et (2), article 85.2 et paragraphe 85.4(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

    77. (1) Le ministre et le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration déposent à la Cour fédérale le certificat attestant qu’un résident permanent ou qu’un étranger est interdit de territoire pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux, grande criminalité ou criminalité organisée.

    (2) Le ministre dépose en même temps que le certificat les renseignements et autres éléments de preuve justifiant ce dernier, ainsi qu’un résumé de la preuve qui permet à la personne visée d’être suffisamment informée de sa thèse et qui ne comporte aucun élément dont la divulgation porterait atteinte, selon le ministre, à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui.

[. . .]

    83. (1) Les règles ci-après s’appliquent aux instances visées aux articles 78 et 82 à 82.2 :

[. . .]

c) il peut d’office tenir une audience à huis clos et en l’absence de l’intéressé et de son conseil — et doit le faire à chaque demande du ministre — si la divulgation des renseignements ou autres éléments de preuve en cause pourrait porter atteinte, selon lui, à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui;

d) il lui incombe de garantir la confidentialité des renseignements et autres éléments de preuve que lui fournit le ministre et dont la divulgation porterait atteinte, selon lui, à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui;

e) il veille tout au long de l’instance à ce que soit fourni à l’intéressé un résumé de la preuve qui ne comporte aucun élément dont la divulgation porterait atteinte, selon lui, à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui et qui permet à l’intéressé d’être suffisamment informé de la thèse du ministre à l’égard de l’instance en cause;

[. . .]

    85.1 (1) L’avocat spécial a pour rôle de défendre les intérêts du résident permanent ou de l’étranger lors de toute audience tenue à huis clos et en l’absence de celui-ci et de son conseil dans le cadre de toute instance visée à l’un des articles 78 et 82 à 82.2.

    (2) Il peut contester :

a) les affirmations du ministre voulant que la divulgation de renseignements ou autres éléments de preuve porterait atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui;

b) la pertinence, la fiabilité et la suffisance des renseignements ou autres éléments de preuve fournis par le ministre, mais communiqués ni à l’intéressé ni à son conseil, et l’importance qui devrait leur être accordée.

[. . .]

    85.2 L’avocat spécial peut :

a) présenter au juge ses observations, oralement ou par écrit, à l’égard des renseignements et autres éléments de preuve fournis par le ministre, mais communiqués ni à l’intéressé ni à son conseil;

b) participer à toute audience tenue à huis clos et en l’absence de l’intéressé et de son conseil, et contre-interroger les témoins;

c) exercer, avec l’autorisation du juge, tout autre pouvoir nécessaire à la défense des intérêts du résident permanent ou de l’étranger.

[. . .]

    85.4 (1) Il incombe au ministre de fournir à l’avocat spécial, dans le délai fixé par le juge, copie de tous les renseignements et autres éléments de preuve qui ont été fournis au juge, mais qui n’ont été communiqués ni à l’intéressé ni à son conseil.

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