RÉférence : |
Ramotar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 362, [2010] 1 R.C.F. 232 |
IMM-4219-08 |
Hardat Ramotar, Seelochanie Ramotar et Davendra Ramotar, représenté par son tuteur à l’instance, Hardat Ramotar (demandeurs)
c.
Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (défendeur)
Répertorié : Ramotar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (C.F.)
Cour fédérale, juge Kelen—Toronto, 1er avril; Ottawa, 9 avril 2009.
Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle un agent d’immigration a rejeté la demande de résidence permanente présentée par les demandeurs pour motifs d’ordre humanitaire (CH) en vertu de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. L’agent d’immigration a conclu que la situation personnelle des demandeurs n’établissait pas que les difficultés causées par le fait de se voir refuser la dispense CH seraient inhabituelles et injustifiées ou excessives. Les demandeurs, des Guyaniens, étaient un homme, son épouse et leur fils mineur. Malgré le rejet de leur demande d’asile, ils n’ont jamais quitté le Canada et ils ont acheté une maison. Par la suite, leur fille adulte a obtenu la résidence permanente après avoir été parrainée par son mari canadien. Depuis, leur fille a présenté une demande en vue de parrainer les demandeurs en tant que membres de la catégorie du regroupement familial. La demande d’examen des risques avant renvoi (la demande d’ERAR) des demandeurs, qui a été déposée en même temps que leur demande CH, a été examinée et rejetée par le même agent.
Les points litigieux étaient ceux de savoir si l’agent d’ERAR a commis une erreur lorsqu’il a conclu qu’il n’y avait aucun obstacle au fait que les demandeurs reviennent au pays en tant que membres de la catégorie du regroupement familial, s’il a confondu le critère relatif à l’ERAR avec le critère CH relativement aux risques et aux difficultés connexes, s’il a tiré des conclusions déraisonnables au sujet de l’établissement des demandeurs au Canada, s’il a omis de prendre en considération l’intérêt supérieur du demandeur mineur et s’il était tenu de prendre en compte un autre critère de « difficultés » CH.
Jugement : la demande doit être accueillie.
L’agent d’ERAR n’a pas conclu à tort que les demandeurs pouvaient présenter de l’étranger une demande de résidence permanente dans la catégorie du regroupement familial sans « obstacles manifestes ». L’agent d’ERAR a conclu, en examinant les liens familiaux des demandeurs, que les difficultés causées par le fait d’être séparés de leur famille élargie au Canada n’équivaudraient pas à des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives. La conclusion de l’agent ne dépendait pas d’une présomption selon laquelle les demandeurs seraient sûrement capables de revenir à titre de membres de la catégorie du regroupement familial. Rien n’indique que, si l’agent d’ERAR pensait que les demandeurs ne seraient peut-être pas capables de revenir, il conclurait que les difficultés requises avaient été établies. Il ressort très clairement de la décision que les difficultés que subiraient les demandeurs au moment de leur renvoi ne se situaient pas au niveau qui justifie l’octroi d’une dispense CH. Qui plus est, les conséquences légales du fait de ne pas se conformer à une mesure de renvoi exécutoire (soit la présentation d’une demande d’autorisation de revenir au Canada conformément à l’article 52 de la Loi) ne peuvent pas être considérées comme une « difficulté » inhabituelle, injustifiée ou excessive qui justifie l’octroi d’une dispense CH.
L’agent d’ERAR n’a pas commis d’erreur en évaluant les prétentions des demandeurs au sujet des risques dans la demande CH en appliquant le mauvais critère (c.-à-d. une norme relative à l’ERAR plutôt qu’une norme CH). Comme tous les Indo-Guyaniens sont confrontés à la même menace de criminalité lorsqu’ils quittent le Canada pour retourner au Guyana, il était raisonnablement loisible à l’agent d’immigration de décider que les demandeurs ne seraient pas exposés à des « difficultés inhabituelles ou excessives » par rapport à tous les Indo-Guyaniens renvoyés dans leur pays après le rejet d’une demande d’asile au Canada.
Les conclusions que l’agent d’ERAR a tirées au sujet de l’établissement au Canada étaient raisonnables. Même si les demandeurs se sont certainement intégrés à la collectivité et sont demeurés économiquement stables, il était raisonnablement loisible à l’agent d’ERAR de conclure qu’il s’agissait là d’un degré d’établissement normal ne justifiant pas une dispense CH. De même, il n’y avait aucune indication que l’agent a tranché la demande en se fondant sur la question de savoir si les demandeurs « méritaient » de rester au Canada. Pour examiner le séjour prolongé au Canada de l’auteur d’une demande CH, il est acceptable qu’un agent d’immigration vérifie si la totalité ou une partie de ce séjour a été faite par choix. L’agent d’ERAR a constaté à juste titre que les demandeurs ont acheté leur maison alors qu’ils étaient sous le coup d’une mesure de renvoi. Le critère des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives a été mentionné correctement dans la décision, et ces conclusions n’établissent pas que l’agent d’ERAR a commis une erreur ou a appliqué le mauvais critère.
S’agissant de déterminer l’intérêt supérieur de l’enfant, la question pertinente n’est pas de savoir si le fait de rester au Canada est la meilleure option possible pour le demandeur mineur, mais si le renvoi aurait une incidence défavorable sur son intérêt supérieur. En l’espèce, l’agent d’ERAR a appliqué le critère approprié lorsqu’il a statué qu’il n’y aurait pas d’effet défavorable sur l’intérêt supérieur du demandeur mineur parce que celui-ci connaissait bien le Guyana et qu’il bénéficierait du soutien de ses parents. Par conséquent, l’agent d’ERAR n’a pas omis de tenir dûment compte de l’intérêt supérieur de l’enfant.
Un critère de « difficultés » CH qui n’a pas été pris en considération en l’espèce et qui méritait d’être examiné était la demande de parrainage des demandeurs par leur fille en vue d’obtenir le statut de résident permanent. Il incombait à l’agent CH de prendre en compte la situation et la probabilité de succès de la demande de parrainage de la fille afin de s’assurer que le défendeur n’impose pas de difficultés inutiles aux demandeurs en les expulsant et en leur disant ensuite, quelques mois plus tard, qu’ils peuvent rentrer au Canada à titre de résidents permanents. Cette perturbation, causée par des retards bureaucratiques pourrait être considérée par l’agent d’immigration comme une « difficulté inhabituelle, injustifiée ou excessive » pour les besoins de leur demande CH.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 25 (mod. par L.C. 2008, ch. 28, art. 117), 52.
JURISPRUDENCE CITÉE
décisions appliquées :
Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, 329 R.N.-B. (2e) 1; Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817; Lee c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 368; Irimie c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. no 1906 (1re inst.) (QL); Serda c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 356; Benjamin c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 582.
décisions examinées :
Arulraj c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 529; Malekzai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1099; Shchegolevich c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 527; Raposo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 118; Barrak c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 962; Mooker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 518; Pacia c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 804; Vasquez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 91.
décision citée :
Gonzalez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 81.
DEMANDE de contrôle judiciaire de la décision par laquelle un agent d’immigration a rejeté la demande de résidence permanente présentée par les demandeurs pour motifs d’ordre humanitaire en vertu de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Demande accueillie.
ONT COMPARU
Daniel Kingwell pour les demandeurs.
Michael W. Butterfield pour le défendeur.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Mamann Sandaluk Immigration Lawyers, Toronto, pour les demandeurs.
Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par
[1] Le juge Kelen : Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire concernant une décision datée du 21 août 2008 par laquelle un agent d’immigration a rejeté la demande de résidence permanente présentée par les demandeurs pour motifs d’ordre humanitaire en vertu de l’article 25 [mod. par L.C. 2008, ch. 28, art. 117] de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR).
LES FAITS
[2] Les demandeurs, un homme, son épouse et leur fils mineur, sont citoyens du Guyana. Ils sont entrés au Canada à titre de visiteurs en compagnie de leur fille le 20 août 2002 et ils ont demandé l’asile environ un mois plus tard, soutenant qu’ils — et leur entreprise — avaient été victimes d’attaques. La Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté leurs demandes d’asile le 23 mars 2003 parce que les attaques dirigées contre eux n’étaient pas fondées sur des motivations d’ordre politique et que le risque n’était pas persistant. Les demandeurs n’ont pas quitté le Canada.
[3] Les demandeurs ont présenté une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire (la demande CH) en mars 2006, de même qu’une demande d’examen des risques avant renvoi (la demande d’ERAR) en juillet 2008. La fille des demandeurs adultes s’est mariée depuis ce temps à un citoyen canadien; elle a obtenu la résidence permanente en étant parrainée par son époux en qualité de membre de la catégorie du regroupement familial, et elle n’est donc pas visée par la présente demande.
[4] Les demandeurs ont été entendus par le même agent d’ERAR pour la demande CH et la demande d’ERAR, et ces deux dernières ont été rejetées en août 2008. Ils ont déposé une requête en sursis à la mesure de renvoi consécutive à ces décisions défavorable. Le juge Russell a fait droit à la requête en sursis concernant la décision CH et il a rejeté la requête en sursis concernant la décision relative à l’ERAR le 8 octobre 2008.
La décision faisant l’objet du présent contrôle judiciaire
[5] L’agent d’ERAR a conclu que la situation personnelle des demandeurs n’établissait pas que les difficultés causées par le fait de se voir refuser la dispense pour motifs d’ordre humanitaire (la dispense CH) seraient inhabituelles et injustifiées ou excessives. Cet agent a conclu ce qui suit :
a. les risques dont les demandeurs ont fait état n’étaient pas personnalisés et la protection de l’État était disponible. Ils ont déclaré qu’ils craignaient d’être victimes de criminalité, de violence et de tension raciale et qu’ils avaient peur d’être pris pour cible en tant que rapatriés. L’agent d’ERAR a déclaré qu’« en Guyana, tout le monde est soumis à ces conditions » et que le risque que couraient les demandeurs n’équivalait pas au niveau de difficulté qui justifie une dispense CH (paragraphe 2b);
b. les demandeurs ne se sont pas établis au Canada « au‑delà du degré ordinaire d’établissement auquel on s’attendrait de la part des demandeurs dans les circonstances » (paragraphe 2b). L’agent d’ERAR a reconnu que les demandeurs adultes avaient un emploi, qu’ils fréquentaient un temple hindou et qu’ils travaillaient comme bénévoles auprès de certaines organisations, et ils avaient fourni des lettres de références de la part d’amis; il a toutefois conclu que ces faits n’allaient pas au‑delà du degré ordinaire d’établissement. L’agent d’ERAR a reconnu aussi que les demandeurs avaient fait l’achat d’une maison au Canada, mais il a ajouté que celle‑ci avait été achetée à l’époque où le statut d’immigrant des demandeurs n’était pas légal ou n’avait pas été fixé, et qu’ils étaient au courant qu’on pouvait les renvoyer du Canada;
c. l’agent d’ERAR a reconnu que, en plus de la fille des demandeurs adultes qui avait établi sa résidence permanente au Canada, ces derniers avaient une famille élargie au Canada, dont la mère et la sœur de l’épouse, toutes deux citoyennes canadiennes, la sœur du demandeur adulte, citoyenne canadienne, ainsi qu’un certain nombre de tantes, d’oncles, de neveux, de nièces et de cousins. L’agent d’ERAR a toutefois conclu que rien ne s’opposait à ce que les demandeurs présentent une demande à titre d’immigrants dans le cadre du programme du regroupement familial et que la réunification des familles, même s’il s’agissait d’un objectif du système d’immigration, n’était pas le but visé par une dispense CH. L’agent d’ERAR a signalé aussi que la famille élargie du demandeur résidait en Guyana et était en mesure de fournir un soutien aux demandeurs (paragraphe 2c);
d. le séjour prolongé des demandeurs au Canada n’était pas dû à des circonstances indépendantes de leur volonté. La mesure d’interdiction de séjour conditionnelle a été prise quand leur demande d’asile a été refusée le 23 mars 2003, et les demandeurs sont restés au Canada six années de plus de leur propre initiative (paragraphe 2c);
e. l’intérêt supérieur de l’enfant mineur n’obligeait pas ce dernier à rester au Canada. L’enfant, Davendra, était âgé de 9 ans quand les demandeurs sont entrés au Canada; il en a 15 aujourd’hui. L’agent d’ERAR a conclu qu’étant donné que Davendra a vécu en Guyana la majeure partie de sa jeune vie, qu’il a fréquenté l’école dans ce pays et qu’il parle la langue et connaît bien les coutumes, il n’aurait pas de difficultés marquées à se réadapter à la vie dans ce pays, compte tenu surtout de son aptitude à s’adapter à la vie au Canada. L’agent d’ERAR a déclaré que le demandeur mineur pourrait compter sur ses parents pour l’aider dans cette transition (paragraphe 2c).
[6] Pour ces motifs, l’agent d’ERAR a rejeté la demande CH des demandeurs.
LES QUESTIONS EN LITIGE
[7] Selon les demandeurs, l’agent d’ERAR a commis les cinq erreurs qui suivent :
a. il a conclu qu’il n’y a aucun obstacle au fait que les demandeurs reviennent au pays en tant que membres de la catégorie du regroupement familial;
b. il a confondu le critère relatif à l’ERAR avec le critère CH, relativement aux risques et aux difficultés connexes;
c. il a conclu que l’établissement des demandeurs au Canada était simplement normal et « attendu »;
d. il a qualifié le critère CH qui s’applique aux difficultés comme étant simplement « non mérité », en interprétant mal la preuve et en rendant une décision déraisonnable au sujet de la durée du séjour des demandeurs au Canada et de leur établissement;
e. il a omis de prendre en considération l’intérêt supérieur du demandeur mineur.
[8] Les troisième et quatrième questions énumérées ci‑dessus ont trait à l’appréciation par l’agent d’ERAR de l’établissement des demandeurs au Canada. Je les considérerai donc comme une seule et même question, soit celle de savoir si les conclusions que l’agent d’ERAR a tirées au sujet de l’établissement des demandeurs étaient raisonnables.
LA NORME DE CONTRÔLE APPLICABLE
[9] Dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, la Cour suprême du Canada a conclu, au paragraphe 62, que lors de l’exécution d’une analyse relative à la norme de contrôle, la première étape consiste à « vérifie[r] si la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier ».
[10] Dans l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, la Cour suprême du Canada a établi que la décision raisonnable est la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer aux décisions portant sur une demande CH. Voici ce que la Cour a déclaré au paragraphe 62 :
Je conclus qu’on devrait faire preuve d’une retenue considérable envers les décisions d’agents d’immigration exerçant les pouvoirs conférés par la loi, compte tenu de la nature factuelle de l’analyse, de son rôle d’exception au sein du régime législatif, du fait que le décideur est le ministre, et de la large discrétion accordée par le libellé de la loi. Toutefois, l’absence de clause privative, la possibilité expressément prévue d’un contrôle judiciaire par la Cour fédérale, Section de première instance, et la Cour d’appel fédérale dans certaines circonstances, ainsi que la nature individuelle plutôt que polycentrique de la décision, tendent aussi à indiquer que la norme applicable ne devrait pas en être une d’aussi grande retenue que celle du caractère «manifestement déraisonnable». Je conclus, après avoir évalué tous ces facteurs, que la norme de contrôle appropriée est celle de la décision raisonnable simpliciter. [Non souligné dans l’original.]
[11] Pour contrôler la décision de l’agent d’ERAR en prenant pour base la norme de la décision raisonnable, la Cour aura égard « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, au paragraphe 47).
[12] Dans les cas où le demandeur prétend que l’agent d’ERAR a commis une erreur de droit en appliquant le mauvais critère, la norme de contrôle est celle de la décision correcte.
ANALYSE
Les principes fondamentaux qui s’appliquent à l’évaluation d’une décision CH
[13] Dans la décision Lee c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 368, aux paragraphes 1 et 2, le juge Michel Shore énonce clairement les principes fondamentaux à appliquer au moment d’évaluer une demande CH :
Il importe de souligner que la situation des demandeurs ne donne aucunement à penser qu’elle s’inscrit dans la catégorie spéciale des affaires qui sont susceptibles de mener à une décision favorable. Les demandeurs ne sont que d’éventuels immigrants dont la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire (la demande CH) repose principalement sur l’existence d’enfants mineurs et sur le fait qu’ils se trouvent au Canada depuis quelques années. S’il s’agissait là de la norme en fonction de laquelle il fallait approuver ce type de demande, presque aucune ne serait refusée. En outre, cela inciterait les étrangers à faire totalement abstraction des procédures d’immigration ordinaires [. . .]
Essentiellement, les décisions CH favorables sont réservées aux circonstances suffisamment disproportionnées ou injustes, dont la nature est telle qu’il convient d’autoriser les intéressés à solliciter le statut de résident permanent en sol canadien, plutôt que de retourner chez eux et de se joindre à une longue file d’attente dans laquelle attendent de nombreuses autres personnes.
[14] Le fait que les demandeurs se trouvent au Canada depuis un certain nombre d’années n’est donc pas une raison pour leur permettre de présenter une demande d’établissement en sol canadien pour un motif CH, plutôt que de retourner dans leur pays et de se joindre « à une longue file d’attente dans laquelle attendent de nombreuses autres personnes ».
[15] Dans la décision Irimie c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. no 1906 (1re inst.) (QL), le juge Denis Pelletier (alors juge à la Cour fédérale) a conclu que, pour déclencher des « difficultés », il doit y avoir quelque chose d’autre que celles qui découlent du fait que l’on demande à une personne de partir une fois qu’elle est au pays depuis un certain temps. Le fait de quitter sa famille, ses amis, son emploi et son lieu de résidence au Canada ne suffit pas. Les demandeurs doivent prouver l’existence de « difficultés inhabituelles », des difficultés supérieures à celles que subiraient d’autres personnes à qui l’on demande de quitter le Canada après que leurs droits légaux de rester au pays aient expiré. Voici ce qu’indique le juge Pelletier (au paragraphe 12) :
Si l’on examine ensuite les commentaires qui figurent dans le Guide au sujet des difficultés inhabituelles ou injustifiées, on conclut que ces difficultés sont appréciées par rapport à la situation d’autres personnes à qui l’on demande de quitter le Canada. Il semblerait donc que les difficultés qui déclencheraient l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire pour des raisons d’ordre humanitaire doivent être autres que celles qui découlent du fait que l’on demande à une personne de partir une fois qu’elle est au pays depuis un certain temps.
[16] Dans la décision Serda c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 356, le juge Yves de Montigny indique ceci au paragraphe 31 :
Enfin, les demandeurs font valoir que la situation en Argentine est pitoyable et néfaste pour les enfants. Ils citent des statistiques tirées de la preuve documentaire que l’agente d’immigration a elle‑même examinée pour démontrer que le Canada est un endroit plus agréable pour vivre en général. Mais le fait que le Canada soit un endroit plus agréable pour vivre n’est pas un facteur déterminant dans l’issue d’une demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire [. . .] s’il en était autrement, il faudrait donner à la vaste majorité des personnes qui vivent illégalement au Canada le statut de résident permanent pour des raisons d’ordre humanitaire. De toute évidence, telle n’était pas l’intention du Parlement lorsqu’il a promulgué l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.
Le fait que les demandeurs bénéficient au Canada de conditions meilleures qu’en Guyana ne constitue donc pas des motifs de difficultés CH lorsqu’il leur est demandé de quitter le pays.
[17] Enfin, le juge de Montigny conclut ce qui suit au paragraphe 23 :
Le demandeur qui se voir refuser le statut de réfugié est parfaitement en droit d’épuiser tous les recours mis à sa disposition par la loi mais il doit savoir que ce faisant, son éventuel renvoi en sera d’autant plus pénible.
[18] Un demandeur d’asile débouté qui ne quitte pas le Canada avant un certain nombre d’années, comme l’ont fait les demandeurs, le fait donc en sachant que son renvoi en sera d’autant plus pénible quand ce moment-là arrivera. Les demandeurs ont dépassé la durée du séjour légalement autorisé au Canada. Le fait d’avoir passé un certain nombre d’années au pays ne leur donne pas droit à une dispense CH par rapport à l’obligation de présenter de l’étranger une demande de résidence permanente au Canada.
Question n° 1 : L’agent d’ERAR a‑t‑il conclu à tort que les demandeurs pouvaient présenter de l’étranger une demande de résidence permanente dans la catégorie du regroupement familial sans « obstacles manifestes »?
[19] Les demandeurs sont actuellement visés par une demande que leur fille a présentée en vue de les parrainer en tant que membres de la catégorie du regroupement familial. Cette demande de parrainage a été déposée il y a plus d’un an, et le défendeur en a accusé réception le 24 avril 2008. Le défendeur a informé la fille que les demandes de parrainage concernant des parents [traduction] « sont soumises à des délais de traitement plus longs »; en clair : n’attendez pas une réponse rapide. L’agent d’ERAR a indiqué dans sa décision (au paragraphe 2c du dossier de demande) :
[traduction] Il est compréhensible que les demandeurs veuillent demeurer au Canada auprès de leur famille élargie, vu qu’ils sont ensemble depuis leur dernier voyage au Canada [. . .] Cependant, je signale que le pouvoir discrétionnaire CH a pour objet d’avoir la latitude requise pour pouvoir approuver les cas méritants que la loi ne prévoit pas. Je me dois d’examiner la possibilité de réunification dans le cadre d’un programme existant, comme celui du regroupement familial, qui s’applique aux cas semblables à celui qui m’est soumis. Je conclus qu’il n’existe pas d’obstacles manifestes à la présentation d’une demande de parrainage de l’étranger.
[20] Les demandeurs sont d’avis que cet énoncé est erroné car il leur faudrait une autorisation de revenir au Canada (l’ARC), conformément à l’article 52 de la LIPR, lequel prévoit que, lorsqu’une mesure de renvoi a été exécutée, le ressortissant étranger ne peut revenir au Canada sans une autorisation. De plus, soutiennentils, une ARC n’est pas accordée automatiquement aux membres de la catégorie du regroupement familial et l’agent a donc eu tort de conclure qu’il n’y a pas d’« obstacles manifestes » qui empêchent les demandeurs d’être acceptés en tant que membres de la catégorie du regroupement familial présentant une demande de l’étranger.
[21] Les demandeurs s’appuient sur un certain nombre de décisions à l’appui de leur thèse, à savoir qu’une hypothèse erronée selon laquelle un demandeur d’asile peut revenir au Canada en déposant une autre demande suffit pour faire infirmer une décision CH : Arulraj c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 529; Malekzai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1099; Shchegolevich c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 527, et Raposo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 118. Dans les trois premières de ces décisions, la question pertinente était l’intérêt supérieur des enfants et les difficultés dues au fait de séparer un enfant d’un parent qui était renvoyé du Canada. Dans ces affaires, les agents CH ont conclu que les difficultés que subiraient les demandeurs étaient restreintes car la séparation du parent n’était que provisoire. Dans Raposo, les faits étaient semblables, sauf qu’il était question de séparer les enfants de leurs grands‑parents. S’il y avait eu un risque que la séparation du parent soit longue ou permanente, il était clair que les agents CH seraient arrivés à la conclusion que la séparation aurait eu un effet négatif sur l’intérêt supérieur de l’enfant.
[22] En l’espèce, l’agent d’ERAR a conclu, en examinant les liens familiaux des demandeurs, que les difficultés causées par le fait d’être séparés de leur famille élargie au Canada n’équivaudraient pas à des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives et que les demandeurs avaient également une famille élargie en Guyana qui pourrait les aider et les soutenir. En outre, au moment d’examiner l’intérêt supérieur de l’enfant, l’agent d’ERAR a conclu que le demandeur mineur serait en mesure de se rajuster à la vie en Guyana parce que ses parents seraient avec lui pour lui offrir de l’amour et du soutien. Ainsi, contrairement aux causes citées par le demandeur, la conclusion de l’agent d’ERAR ne dépendait pas en l’espèce d’une présomption selon laquelle les demandeurs seraient sûrement capables de revenir à titre de membres de la catégorie du regroupement familial. Rien n’indique que, si l’agent d’ERAR pensait que les demandeurs ne seraient peut‑être pas capables de revenir, il conclurait que les difficultés requises avaient été établies. En fait, il ressort très clairement de la décision que les difficultés que subiraient les demandeurs au moment de leur renvoi ne se situent pas au niveau qui justifie l’octroi d’une dispense CH. Pour cette raison, la déclaration de l’agent d’ERAR selon laquelle les demandeurs pourraient demander de l’étranger le statut de membre de la catégorie du regroupement familial sans [traduction] « obstacles manifestes » n’est pas une erreur qui justifie l’annulation de la décision.
[23] Par ailleurs, je suis d’accord avec le défendeur que les conséquences légales du fait de ne pas se conformer à une mesure de renvoi exécutoire ne peuvent pas être considérées comme une « difficulté » qui justifie l’octroi d’une dispense CH. L’article 52 de la LIPR a pour objet de fournir aux personnes visées par une mesure de renvoi une forte incitation à s’y conformer. Les personnes qui restent au Canada après la prise d’une mesure d’expulsion s’exposent au risque d’avoir à demander une ARC si elles souhaitent revenir au Canada. Il ne s’agit pas là d’une difficulté inhabituelle, injustifiée ou excessive.
Question n° 2 : L’agent d’ERAR a‑t‑il commis une erreur en évaluant les prétentions des demandeurs au sujet des risques?
[24] Les demandeurs soutiennent que l’agent d’ERAR a commis une erreur en appliquant le mauvais critère pour évaluer les risques et les « difficultés » auxquelles ils s’exposeraient. Plus précisément, soutiennent‑ils, la conclusion de cet agent selon laquelle ils n’ont pas établi l’existence d’un risque et de « difficultés » personnalisés montre que ce dernier a évalué le risque en fonction d’une norme relative à l’ERAR, plutôt que d’une norme CH.
[25] L’agent d’ERAR a déclaré ce qui suit (au paragraphe 2b du dossier de demande) :
[traduction] Les demandeurs disent qu’ils craignent d’être victimes de criminalité, de violence et de tension raciale en Guyana. Ils craignent d’être pris pour cible à titre de rapatriés en Guyana. Cependant, ils n’établissent pas de quelle façon ces incidents de criminalité et de violence les toucheront personnellement. Une évaluation plus détaillée de la situation régnant dans le pays, à partir de sources impartiales et bien connues, indique qu’en Guyana tout le monde est exposé à ces risques, et que ces derniers ne visent pas exclusivement les demandeurs. La preuve n’établit pas que les demandeurs s’exposent personnellement à des risques dans ce pays. Elle établit que les demandeurs peuvent se prévaloir de la protection de l’État.
Les demandeurs sont d’avis qu’un risque généralisé peut être suffisant pour établir l’existence de « difficultés » et que, de ce fait, une absence de preuve de l’existence d’un risque personnalisé n’est pas déterminante. Ils déclarent que l’article 25 de la LIPR ne comporte pas, pour les « difficultés », la même condition de présence d’un risque personnalisé que ne le fait l’article 113 pour une demande d’ERAR. Ils ajoutent que l’agent d’ERAR aurait dû prendre en considération le risque général qu’ils avaient d’être exposés à des crimes violents s’ils étaient renvoyés en Guyana. La jurisprudence n’est pas claire sur cette affirmation.
[26] Cependant, dans la décision Barrak c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 962, le juge de Montigny conclut ceci aux paragraphes 32 et 34 :
Bien que l’agente ait eu le droit de s’appuyer sur les mêmes faits pour examiner la demande d’ERAR et la demande CH, elle était tenue d’appliquer le critère de la difficulté inhabituelle et injustifiée ou excessive à ces faits, un critère moins exigeant que le critère de la menace à la vie ou de la peine cruelle et inusitée qui doit être appliqué dans le cadre d’une décision d’ERAR.
[. . .]
Il se peut très bien que l’agente se soit penchée sur la crainte du demandeur principal d’être arrêté, d’être torturé, d’être tué ou d’être battu, ou encore sur l’intolérance religieuse envers les chrétiens maronites. Cependant, elle n’a pas expliqué pourquoi ces craintes ne suffisaient pas à constituer une difficulté inhabituelle et injustifiée ou excessive, même si elles ne représentent pas un risque personnalisé pour les demandeurs. Puisqu’il n’est pas certain que le résultat de son analyse aurait été le même si elle avait appliqué le bon critère, l’affaire doit être renvoyée pour être examinée de nouveau.
[27] Dans le même ordre d’idées, dans la décision Mooker [Mooker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 518], le juge Beaudry tire la conclusion suivante au paragraphe 19 :
Le courant jurisprudentiel sur lequel les demandeurs se sont fondés (Ramirez et Mooker, précitées; Dharamraj c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2006] A.C.F. no 853, 2006 CF 674; Pinter c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] A.C.F. no 366, 2005 CF 296), impose à l’agent chargé de trancher une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire l’obligation d’apprécier le risque généralisé de violence ou les risques découlant de la discrimination en fonction du critère approprié, mais il ne l’oblige pas à conclure que la discrimination et un risque généralisé de violence constituent toujours des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives.
[28] Les demandeurs font également état de l’avis aux voyageurs de 2008 concernant le Guyana et diffusé par le ministère des Affaires étrangères, qui indique ceci (dossier de demande, à la page 538) :
Les Guyaniens de retour dans leur pays et les étrangers sont les cibles favorites des criminels [. . .] les voyageurs devraient éviter de transporter d’importantes quantités d’espèces.
Le défendeur soutient qu’il s’agit là d’un risque général pour ceux qui semblent bien nantis.
[29] Les demandeurs font aussi valoir que, contrairement à ce que l’agent d’ERAR a déclaré, les auteurs d’une demande CH ne sont pas tenus de montrer qu’ils ne bénéficient pas de la protection de l’État pour établir que les difficultés qu’ils éprouvent sont suffisantes pour justifier une dispense CH. Dans la décision Pacia c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 804, le juge Mosley mentionne ce qui suit, au paragraphe 13 :
L’agent a accepté le témoignage de la demanderesse concernant un différend de longue date qui déchirait sa communauté et les menaces qu’elle a reçues. La conclusion portant que la demanderesse pouvait bénéficier de la protection de l’État philippin ne règle pas la question de savoir si cette dernière subirait un préjudice indu à supposer qu’elle ait à s’en prévaloir.
[30] Le défendeur dit que la déclaration de l’agent d’ERAR selon laquelle, pour les besoins de la demande CH, il prendrait [traduction] « en considération l’allégation de risque des demandeurs dans le contexte plus général de leur degré de difficultés » (paragraphe 2b), montre qu’il était conscient de la norme à appliquer pour évaluer les risques dans une demande CH.
[31] Tous les Indo‑Guyaniens sont confrontés à la même menace de criminalité lorsqu’ils quittent le Canada pour retourner en Guyana. Il était donc raisonnablement loisible à l’agent d’immigration de décider que les demandeurs ne s’exposeraient pas à des [traduction] « difficultés inhabituelles ou excessives » par rapport à tous les Indo‑Guyaniens renvoyés dans leur pays après le rejet d’une demande d’asile au Canada. Sans cela, une conclusion CH [traduction] « ouvrirait tout grand la porte » comme l’a laissé entendre le défendeur, en ce sens que tous les Indo-Guyaniens prolongeraient indûment leur statut juridique au Canada et déposeraient une demande CH en disant qu’ils s’exposent à un risque de « difficultés » s’ils sont renvoyés dans leur pays d’origine à cause de l’importance de la criminalité exercée contre les Indo‑Guyaniens en Guyana.
Question n° 3 : Les conclusions que l’agent d’ERAR a tirées au sujet de l’établissement au Canada étaient‑elles raisonnables?
[32] Les demandeurs soutiennent que leur degré d’établissement au Canada est exceptionnellement élevé et que la conclusion de l’agent d’ERAR selon laquelle leur établissement ne [traduction] « dépassait pas l’établissement normal auquel on s’attendrait » était déraisonnable. Ils soutiennent que cette conclusion fait abstraction de l’emploi stable et de longue durée des demandeurs adultes, de la présence de leur famille élargie au Canada, de leur participation à la vie de la collectivité, ainsi que de l’intégration de leur fils à l’école et au sein de la collectivité.
[33] Le défendeur est d’avis que la situation des demandeurs est [traduction] « un scénario anodin et relativement commun » et que le fait d’être productif sur le plan économique ou scolaire ne transforme pas le retour en Guyana en une difficulté inhabituelle, injustifiée ou excessive. Je suis d’accord. Je ne conclus pas que le fait d’occuper un emploi et de s’intégrer à la collectivité pendant une période de six ans constitue un degré d’établissement exceptionnellement élevé. Il n’y a rien dans la situation des demandeurs qui oblige à conclure que ces derniers s’inscrivent « dans la catégorie spéciale des affaires » qui justifient la présentation d’une demande CH : Lee c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration). Les demandeurs se sont certainement intégrés à la collectivité et sont demeurés économiquement stables, mais il était raisonnablement loisible à l’agent d’ERAR de conclure qu’il s’agissait là d’un degré d’établissement normal ne justifiant pas une dispense CH.
[34] Les demandeurs font également valoir que l’agent d’ERAR a pris en considération leur établissement uniquement par rapport à la question de savoir si une difficulté quelconque causée par leur renvoi serait « injustifiée ». Pour preuve, ils font état de la déclaration de l’agent d’ERAR selon laquelle les demandeurs sont demeurés au Canada par choix après le refus de leur demande d’asile et qu’ils ont fait l’achat d’une maison pendant qu’ils étaient sous le coup d’une mesure de renvoi.
[35] Je conclus qu’il n’y a aucune indication que l’agent a tranché la demande en se fondant sur la question de savoir si les demandeurs « méritaient » de rester au Canada, comme le soutiennent ces derniers. Pour examiner le séjour prolongé au Canada de l’auteur d’une demande CH, il est acceptable qu’un agent d’immigration vérifie si la totalité ou une partie de ce séjour a été fait par choix. Il convient aussi de conclure que les demandeurs ne peuvent pas tirer avantage du temps écoulé après qu’ils eurent décidé de présenter une demande d’ERAR et une demande CH : Gonzalez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 81, au paragraphe 29. Il était loisible à l’agent d’ERAR de noter, avec raison, que les demandeurs ont acheté leur maison alors qu’ils étaient sous le coup d’une mesure de renvoi. Le critère des « difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives » a été mentionné correctement dans la décision, et ces conclusions n’établissent pas que l’agent d’ERAR a commis une erreur ou a appliqué le mauvais critère.
Question n° 4 : L’agent d’ERAR a‑t‑il omis de tenir dûment compte de l’intérêt supérieur de l’enfant?
[36] Les demandeurs soutiennent que l’agent d’ERAR a omis d’être attentif et sensible à l’intérêt supérieur du demandeur mineur. Cet agent a statué qu’il n’y aurait pas d’effet défavorable sur l’intérêt supérieur du demandeur mineur parce que celui‑ci connaissait bien le Guyana et qu’il bénéficierait du soutien de ses parents. Les demandeurs soutiennent que cette conclusion n’est pas fondée sur le critère approprié (mémoire des faits et du droit du demandeur, à la page 25) :
[traduction] Ici, l’agent ne détermine pas l’intérêt supérieur de Davendra, pas plus qu’il ne prétend le faire. Au lieu de cela, il détermine simplement ce qui est convenable pour lui. L’agent n’était pas tenu de trancher la demande en se fondant uniquement sur l’intérêt supérieur de l’enfant, mais il doit au moins indiquer ce qui est le mieux pour lui, et évaluer ensuite cela par rapport à d’autres considérations.
[37] Avec le respect que je leur dois, les demandeurs énoncent mal le critère. La question pertinente n’est pas de savoir si le fait de rester au Canada est la meilleure option possible pour le demandeur mineur, mais si le renvoi aurait une incidence défavorable sur son intérêt supérieur. Dans la décision Vasquez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 91, le juge Russell indique ce qui suit, aux paragraphes 41 à 44 :
Ce que les demandeurs disent en réalité ici, c’est que les enfants seraient évidemment mieux au Canada qu’au Mexique ou au Honduras et, parce qu’ils seraient mieux ici, alors les obligations internationales du Canada font que ce facteur doit être considéré d’une importance prédominante dans une décision en matière de motifs d’ordre humanitaire qui fait intervenir à la fois les parents et les enfants.
Je ne crois pas que la loi, la logique ou un quelconque précédent impose la conclusion que les demandeurs voudraient voir la Cour adopter.
Eu égard aux circonstances de la présente affaire, rien ne permet d’affirmer que les enfants seraient exposés à des risques ou ne pourraient se rétablir avec succès au Mexique ou au Honduras. Le fait que les enfants puissent se trouver mieux au Canada, sur le plan du confort en général ou celui des possibilités futures, ne saurait, à mon avis, être concluant dans une décision en matière de motifs d’ordre humanitaire qui a pour objet de voir s’il y a des difficultés excessives.
Je suis d’avis que les propos tenus par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Legault c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 4 C.F. 358 (QL); 2002 CAF 125, au paragraphe 12, demeurent applicables à la présente affaire :
Bref, l’agent d’immigration doit se montrer « réceptif, attentif et sensible à cet intérêt » (Baker, précité, au paragraphe 75), mais une fois qu’il l’a bien identifié et défini, il lui appartient de lui accorder le poids qu’à son avis il mérite dans les circonstances de l’espèce. La présence d’enfants [. . .] n’appelle pas un certain résultat.
[38] Aucune preuve n’étaye la déclaration des demandeurs selon laquelle le demandeur mineur serait [traduction] « plongé dans la violence et l’incertitude sur le plan scolaire ».
Un critère de « difficultés » CH qui n’a pas été pris en considération
[39] Il existe un autre critère de difficultés CH qui mérite d’être examiné. Il ne s’agit pas de l’intérêt supérieur d’un enfant mineur. Il ne s’agit pas du fait que les demandeurs sont présents au Canada depuis un certain nombre d’années. Il ne s’agit pas du fait que les demandeurs ont une famille élargie au Canada, qu’ils ont de bons emplois au Canada et qu’ils ont acheté une maison au Canada. Il ne s’agit pas du fait que la situation économique et la criminalité en Guyana constituent une difficulté injustifiée ou excessive. L’aspect « difficultés » qu’un agent CH devrait examiner est le parrainage des demandeurs par leur fille. Les demandeurs ont été parrainés par leur fille en vue d’obtenir le statut de résident permanent au Canada. Cette demande de parrainage est en instance depuis un an, et le défendeur a indiqué que, pour les demandes de parrainage de parents, les délais de traitement à son bureau de Mississauga sont plus longs que pour les autres demandes de parrainage. (Le défendeur a avisé la fille de ce fait en avril 2008.)
[40] Il peut s’agir pour les demandeurs d’une « difficulté inhabituelle, injustifiée ou excessive » d’avoir à retourner en Guyana en attendant que l’on traite la demande de parrainage de leur fille en raison du retard du bureau de Mississauga du défendeur, lequel retard est causé par le manque de ressources bureaucratiques. En d’autres termes, il peut s’agir d’une « difficulté excessive » pour les demandeurs de renoncer à leur maison, de renoncer à leurs emplois, de renoncer à leur collectivité canadienne et de se rétablir en Guyana, le tout pour une période de quelques mois, voire d’un an ou deux, pendant que la bureaucratie du défendeur traite leur demande. Le défendeur peut décider rapidement et facilement, [traduction] « après évaluation sur dossier », s’il y a des chances que la demande de parrainage soit approuvée; si, [traduction] « après évaluation sur dossier », il est probable que la demande de parrainage sera approuvée, l’agent CH peut alors décider que le fait d’avoir à se déraciner du Canada pour ensuite y revenir peu de temps après constitue une « difficulté inhabituelle, injustifiée et excessive ».
[41] Dans la décision Benjamin c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 582, le juge Konrad von Finckenstein (alors juge à la Cour fédérale) a déclaré, dans une remarque incidente faite dans le cadre du contrôle judiciaire d’une décision CH, qu’il ne pouvait voir aucun avantage à renvoyer le demandeur au Nigeria, pendant que sa demande parrainée par son épouse était en cours de traitement, pour ensuite le ramener au Canada à toute vitesse si sa demande était accueillie. Le juge von Finckenstein a ajouté ce qui suit, au paragraphe 18 :
Une telle façon de procéder ne tient absolument pas compte de la douleur, du bouleversement et des difficultés émotionnelles que cause un renvoi. Le défendeur devrait tenir compte de ces facteurs avant d’ordonner le renvoi du demandeur pendant que le traitement de sa demande dans la catégorie des époux au Canada est en cours.
[42] Le même raisonnement s’applique au parrainage des demandeurs par leur fille. Peut‑être qu’il s’agit là d’un aspect dont doit tenir compte un agent de renvoi à qui l’on demande de reporter le renvoi. Peut‑être qu’il s’agit d’un aspect légitime pour un agent CH. Quoi qu’il en soit, il est important que la main droite du défendeur sache ce que fait la main gauche. Comme cette question a été soumise à un agent CH en vue de la prise d’une décision, il incombe à ce dernier de prendre en compte la situation et la probabilité de succès de la demande de parrainage de la fille afin de s’assurer que le défendeur n’impose pas de difficultés inutiles aux demandeurs en les expulsant et en leur disant ensuite, quelques mois plus tard, qu’ils peuvent rentrer au Canada à titre de résidents permanents.
[43] Pour ce motif, la présente demande sera accueillie et l’affaire renvoyée à un autre agent d’immigration en vue de la prise d’une nouvelle décision, de pair avec une directive de la Cour portant que l’agent d’immigration doit déterminer la situation et la probabilité de succès, après évaluation sur dossier, de la demande de parrainage qui a été présentée pour que les demandeurs deviennent résidents permanents.
Conclusion
[44] En conséquence, le risque d’être victime d’un crime en Guyana ne constitue pas, en soi, une « difficulté » pour les besoins d’une demande CH, à moins que ce fait soit combiné, comme dans le cas des demandeurs, à une demande de parrainage présentée en temps opportun par la fille, ce qui permettrait au défendeur, à la suite d’une rapide [traduction] « évaluation sur dossier », de déterminer si les demandeurs auront probablement légalement droit au statut de résident permanent au Canada. Dans un tel cas, il pourrait s’agir pour les demandeurs d’une « difficulté inhabituelle et injustifiée ou excessive » d’être renvoyés en Guyana, d’être tenus de se réinstaller dans ce pays, où ils courraient le risque réel d’être victimisés par des criminels, et de se faire dire ensuite, après un an ou deux, qu’ils peuvent revenir au Canada à titre de résidents permanents. Cette perturbation, causée par des retards bureaucratiques compréhensibles dans le traitement de la demande de parrainage, pourrait être considérée par l’agent d’immigration comme une « difficulté inhabituelle, injustifiée ou excessive » pour les besoins de leur demande CH. L’ajout de la demande de parrainage, assortie d’une évaluation sur dossier faite par le défendeur quant aux chances de succès de cette demande, est ce qui distingue la situation des demandeurs de celle d’autres Indo‑Guyaniens qui ont présenté une demande CH et qui doivent retourner en Guyana après le rejet de leurs demandes d’asile et d’ERAR.
Absence de question certifiée
[45] Les deux parties ont informé la Cour que, à leur avis, la présente affaire ne soulève pas une question sérieuse qui devrait être certifiée pour appel. La Cour est d’accord.
JUGEMENT
LA COUR ORDONNE :
1. la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie;
2. la décision CH datée du 21 août 2008 est infirmée;
3. la présente affaire est renvoyée à un autre agent CH pour qu’il rende une nouvelle décision après avoir déterminé la situation et la probabilité de succès, après une évaluation sur dossier, de la demande de parrainage qui a été présentée pour que les demandeurs deviennent résidents permanents.