Jugements

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Référence :

Kurukkal c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration),

2009 CF 695, [2010] 3 R.C.F. 195

IMM-309-08

IMM-309-08

2009 CF 695

Kamadchy Sundareswaraiye Gurumoorthi Kurukkal (demandeur)

c.

Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (défendeur)

Répertorié : Kurukkal c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (C.F.)

Cour fédérale, juge Mactavish—Toronto, 4 juin; Ottawa, 3 juillet 2009.

Citoyenneté et Immigration — Pratique en matière d’immigration — Contrôle judiciaire de la décision par laquelle un agent d’immigration a rejeté la demande de résidence permanente du demandeur fondée sur des motifs d’ordre humanitaire (CH) parce que le demandeur a omis de fournir le certificat de décès de sa défunte épouse avant le prononcé de la décision — L’agent a refusé de réexaminer la demande sur le fondement du principe du functus officio — Il s’agissait de savoir si le principe du functus officio s’applique dans le contexte d’une demande CH — La jurisprudence est divisée sur l’application du principe aux décisions de nature non juridictionnelle en matière d’immigration — L’art. 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés et le Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés sont muets sur la question du réexamen dans le contexte des demandes CH — Il ne s’ensuit pas nécessairement que ce mutisme législatif est synonyme de l’absence d’un pouvoir de réexamen relativement aux demandes CH — Le processus fondé sur des motifs d’ordre humanitaire est informel, donnant à penser qu’il y a une souplesse procédurale plus grande que dans le cas de processus décisionnels plus formalistes — Le seul recours dont peut se prévaloir un demandeur qui n’a pas eu gain de cause est le contrôle judiciaire — Une cour de révision ne tiendra pas compte de nouveaux éléments de preuve — La restriction quant à l’admissibilité de nouveaux éléments de preuve milite en faveur d’une conclusion selon laquelle le principe du functus officio ne devrait pas s’appliquer relativement aux décisions CH — Le besoin de souplesse et de réponse à l’évolution d’une situation et à de nouveaux renseignements dans le processus d’appréciation des motifs d’ordre humanitaire l’emporte sur l’avantage d’avoir un processus décisionnel comportant un caractère définitif — Le principe ne s’applique pas à la détermination des demandes CH — Demande accueillie — Question certifiée quant à la question de savoir si l’agent responsable d’apprécier les demandes CH est dessaisi après avoir rendu une décision à l’égard d’une demande CH.

Droit administratif — Le principe du functus officio prévoit qu’une fois qu’un décideur a tout fait ce qui était nécessaire pour compléter sa décision, il lui est alors interdit de réexaminer cette décision — Le principe n’est pas limité aux décisions judiciaires; il peut également s’appliquer aux décisions des tribunaux administratifs — Cependant, il peut être nécessaire d’appliquer le principe d’une manière plus souple et moins formaliste dans le contexte des tribunaux administratifs.

Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle un agent d’immigration a rejeté la demande de résidence permanente du demandeur fondée sur des motifs d’ordre humanitaire (CH) parce que ce dernier a omis de fournir le certificat de décès de sa défunte épouse. Le demandeur a fourni le certificat de décès quelques jours après avoir été avisé de la décision défavorable. La demande de réexamen de la demande CH du demandeur a été rejetée sur le fondement du principe du functus officio.

Le demandeur est venu au Canada muni d’un visa de visiteur en 2001 et il avait déclaré dans sa demande que son épouse ne l’accompagnerait pas pendant son séjour. Cependant, dans sa demande CH, le demandeur a déclaré qu’il était veuf depuis 2000. Compte tenu des renseignements contradictoires, l’agent a demandé au demandeur de présenter le certificat de décès de son épouse et il a obtenu un délai pour ce faire. Après avoir pris connaissance de la décision défavorable, l’avocat du demandeur a demandé le réexamen de la décision de rejet de l’agent, expliquant les motifs du retard dans la présentation du certificat de décès. Le demandeur a été renvoyé au Sri Lanka et il a présenté une deuxième demande CH.

La question litigieuse à trancher était celle de savoir si le principe du functus officio s’applique dans le contexte des demandes CH, de manière à empêcher un agent d’immigration d’examiner un nouvel élément de preuve.

Jugement : la demande doit être accueillie.

Le principe du functus officio prévoit qu’une fois qu’un décideur a tout fait ce qui était nécessaire pour compléter sa décision, il lui est alors interdit de réexaminer cette décision. Bien que ce principe ne soit pas limité aux décisions judiciaires, mais qu’il puisse également s’appliquer aux décisions des tribunaux administratifs, il peut être nécessaire d’appliquer le principe d’une manière plus souple et moins formaliste dans le contexte des tribunaux administratifs. La jurisprudence de la Cour fédérale est divisée sur la question de savoir si le principe s’applique à ceux qui prennent des décisions de nature non juridictionnelle en matière d’immigration, telles que les décisions CH. Compte tenu de cette divergence, la Cour devait décider si « les avantages du caractère définitif et certain du processus décisionnel l’emportent sur la capacité de répondre à l’évolution des situations, aux nouveaux renseignements ou aux changements d’avis ».

Le paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR) et le Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés sont muets sur la question du réexamen dans le contexte des demandes CH. Il ne s’ensuit pas nécessairement que ce mutisme législatif est synonyme de l’absence d’un pouvoir de réexamen relativement aux demandes CH. Le silence de la loi dans le cas de décisions rendues en application de processus plus informels par des fonctionnaires à qui aucun délai n’est imposé n’indique pas forcément que l’intention du législateur était de ne pas permettre le réexamen de la décision. Il peut vouloir dire que le pouvoir discrétionnaire d’accepter ou de refuser de le faire a été laissé au fonctionnaire. Le paragraphe 25(1) de la LIPR accorde aux agents d’immigration un très vaste pouvoir discrétionnaire, leur permettant d’offrir la souplesse d’approuver les cas fondés non prévus dans la loi. Contrairement au processus judiciaire ou à celui des tribunaux juridictionnels, le processus fondé sur des motifs d’ordre humanitaire est assez informel, donnant à penser qu’il y a une souplesse procédurale plus grande que dans le cas de processus décisionnels plus formalistes ou juridictionnels. Qui plus est, il n’existe pas de droit d’appel de la décision d’un agent d’immigration relativement aux décisions CH. Le seul recours dont peut se prévaloir un demandeur qui n’a pas eu gain de cause est le contrôle judiciaire avec l’autorisation de la Cour fédérale. Étant donné qu’une cour de révision ne tiendra pas compte de nouveaux éléments de preuve, la restriction quant à l’admissibilité de nouveaux éléments de preuve tendrait à militer en faveur d’une conclusion selon laquelle le principe du functus officio ne devrait pas s’appliquer relativement aux décisions CH. Enfin, contrairement à un jugement civil ou la décision d’un tribunal qui règle un différend entre deux ou plusieurs parties, une décision concernant une demande CH aura probablement uniquement un effet direct sur le demandeur ou les demandeurs mêmes.

Compte tenu de ces divers facteurs, le besoin de souplesse et de réponse à l’évolution d’une situation et à de nouveaux renseignements dans le processus d’appréciation des motifs d’ordre humanitaire l’emporte sur l’avantage d’avoir un processus décisionnel comportant un caractère définitif. En conséquence, le principe du functus officio ne s’applique pas au processus décisionnel informel et de nature non juridictionnelle que comporte la détermination des demandes CH.

Enfin, la question de savoir si un agent responsable d’apprécier les demandes CH est dessaisi après avoir rendu une décision à l’égard d’une demande de dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire a été certifiée.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Loi d’interprétation, L.R.C (1985), ch. I-21, art. 31(3).

Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2.

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 25(1) (mod. par L.C. 2008, ch. 28, art. 117).

Règlement sur l’immigration de 1978, DORS/78/172, art. 11.401 (édicté par DORS/94-681, art. 3).

Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227.

JURISPRUDENCE CITÉE

décisions appliquées :

Nouranidoust c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] 1 C.F. 123 (1re inst.); Selliah c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 872, conf. par 2005 CAF 160.

décisions différenciées :

Park c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 165; Nazifpour c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 35, [2007] 4 R.C.F. 515.

décisions examinées :

Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, 329 R.N.-B. (2e) 1; Chandler c. Alberta Association of Architects, [1989] 2 R.C.S. 848; Chan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1996] 3 C.F. 349 (1re inst.); Soimu c. Canada (Secrétaire d’État), [1994] A.C.F. no 1330 (1re inst.) (QL); Kherei c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. no 1383 (1re inst.) (QL); Dumbrava c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] A.C.F. no 1238 (1re inst.) (QL); Herzig c. Canada (Ministère de l’Industrie), 2002 CAF 36.

décisions citées :

Tchassovnikov c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.C.F. n1111 (1re inst.) (QL); McLaren c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 373; Jimenez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.C.F. n372 (1re inst.) (QL); Duque c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 1367; Dimenene c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 1101; Phuti c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. n1233 (1re inst.) (QL); Brar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1997] A.C.F. n1527 (1re inst.) (QL); Owusu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 38, [2004] 2 R.C.F. 635; Kisana c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 189.

DOCTRINE CITÉE

Bower, George Spencer et Sir Alexander Kingcome Turner. The Doctrine of Res Judicata, 2e éd. Londres : Butterworths, 1969.

Brown, Donald J. M. et John M. Evans. Judicial Review of Administrative Action in Canada, feuilles mobiles. Toronto : Canvasback Publishing, 1998.

Citoyenneté et Immigration Canada. Guide sur le traitement des demandes au Canada (IP). Chapitre IP 5 : Demande présentée par des immigrants au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire, en ligne : <http://www.cic.gc.ca/francais/ressources/guides/ip/ip05-fra.pdf>.

Waldman, Lorne. Immigration Law and Practice, 2e éd., feuilles mobiles. Markham, Ont. : LexisNexis Canada, 2005.

    DEMANDE de contrôle judiciaire de la décision par laquelle un agent d’immigration a rejeté la demande de résidence permanente du demandeur fondée sur des motifs d’ordre humanitaire parce que le demandeur a omis de fournir le certificat de décès de sa défunte épouse avant le prononcé d’une décision. Demande accueillie.

ONT COMPARU

Max Berger pour le demandeur.

I. John Loncar pour le défendeur.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Max Berger Professional Law Corporation, Toronto, pour le demandeur.

Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur.

    Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par

[1]     La juge Mactavish : La demande de résidence permanente de Kamadchy Sundareswaraiye Gurumoorthi Kurukkal fondée sur des motifs d’ordre humanitaire [CH] a été rejetée, parce qu’il a omis de fournir le certificat de décès de sa défunte épouse lorsque l’agent d’immigration examinant sa demande le lui a demandé.

[2]     M. Kurukkal a fourni le certificat de décès quelques jours après avoir été avisé de la décision défavorable et il a demandé le réexamen de la décision à la lumière du nouvel élément de preuve. Le défendeur a refusé de rouvrir ou de réexaminer la demande CH de M. Kurukkal, faisant valoir qu’il n’existait pas de pouvoir pour ce faire, en raison du principe du functus officio.

[3]     Dans la présente demande de contrôle judiciaire, la principale question est de savoir si le principe du functus officio s’applique dans le contexte des demandes CH, de manière à empêcher un agent d’immigration d’examiner un nouvel élément de preuve. Pour les motifs qui suivent, j’ai conclu que le principe du functus officio ne s’applique pas dans le contexte des demandes CH. En conséquence, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

I. Le contexte

[4]     Âgé de 68 ans, M. Kurukkal est un Tamoul du Nord du Sri Lanka qui est venu au Canada muni d’un visa de visiteur en 2001. Il a un fils au Canada et deux filles qui vivent toujours au Sri Lanka.

[5]     Lorsque le demandeur a demandé son visa de visiteur en 2001, il a déclaré dans sa demande que son épouse ne l’accompagnerait pas au Canada, parce qu’elle ne possédait pas de passeport. Le fait d’avoir une épouse qui restait au Sri Lanka a aidé M. Kurukkal dans sa demande de visa, puisque cela renforçait ses liens avec ce pays, rendant plus probable son retour chez lui à la fin de sa visite.

[6]     En revanche, dans sa demande CH, M. Kurukkal a déclaré qu’il était veuf et que son épouse était décédée en 2000. Il est fort compréhensible que les renseignements contradictoires que M. Kurukkal a fournis à l’égard de l’état de sa femme aient été une source de préoccupations et aient amené l’agent d’immigration à lui demander de présenter le certificat de décès de son épouse. Cette demande a été faite le 17 août 2007.

[7]     N’ayant reçu aucun certificat de décès, l’agent a téléphoné au fils de M. Kurukkal le 12 octobre 2007, pour lui demander où se trouvait le certificat. Cinq jours plus tard, l’agent faisait un suivi en envoyant une lettre à M. Kurukkal, dans laquelle il réitérait la demande d’une copie du certificat de décès. Dans une lettre datée du 29 octobre 2007, le fils de M. Kurukkal avisait l’agent qu’un autre délai de 15 jours était nécessaire pour obtenir le certificat de décès du Sri Lanka et il sollicitait une prorogation de délai.

[8]     Les 15 jours se sont écoulés sans que l’agent reçoive aucun certificat de décès, et ni M. Kurukkal ni son fils n’ont demandé une prorogation de délai supplémentaire pour produire le certificat. En conséquence, le 26 novembre 2007, l’agent a apprécié la demande CH de M. Kurukkal et a décidé qu’elle devait être rejetée.

[9]     La décision de l’agent a été communiquée à M. Kurukkal le 14 décembre 2007. Même si des motifs supplémentaires sont consignés dans les notes de l’agent, le seul motif de rejet de la demande apparaissant dans la lettre de décision était l’omission de M. Kurukkal de convaincre l’agent qu’il était réellement veuf. Il est inutile d’examiner le bien-fondé de cette décision, car aucune demande de contrôle judiciaire n’a été présentée à son égard.

[10]     M. Kurukkal déclare qu’il a reçu une copie du certificat de décès de son épouse, par courrier du Sri Lanka, le lendemain. Le 18 décembre 2007, l’avocat de M. Kurukkal a écrit à l’agent, pour lui expliquer que le retard dans la présentation du certificat découlait de l’état de chaos perpétuel à Colombo. L’avocat a accompagné la lettre d’une copie du certificat de décès et a demandé que la décision de rejet soit réexaminée.

[11]     Dans une lettre du 9 janvier 2008, la demande de réexamen de M. Kurukkal a été rejetée. Tel qu’il a été mentionné précédemment, le défendeur a adopté la position selon laquelle il n’existait pas de pouvoir pour rouvrir ou réexaminer la demande CH de M. Kurukkal, en raison du principe du functus officio. Le certificat de décès même, qui avait trait au fondement de la demande CH de M. Kurukkal, ne semble pas avoir fait l’objet d’un quelconque examen.

[12]     La présente demande concerne la décision refusant de réexaminer la décision CH originale.

[13]     M. Kurukkal a sollicité un sursis de l’exécution de sa mesure de renvoi en attendant la décision concernant sa demande de contrôle judiciaire. La requête a été rejetée, sans être motivée par écrit, bien que le dossier indique que le sursis a été rejeté en raison de la conclusion de la Cour concernant la question du préjudice irréparable. M. Kurukkal a été renvoyé au Sri Lanka en mars 2008.

[14]     Un affidavit déposé par le défendeur indique que, depuis son retour au Sri Lanka, M. Kurukkal a présenté une autre demande CH. Même si le dossier comporte une certaine confusion quant à la date exacte du dépôt de la deuxième demande CH, il est acquis qu’elle a été déposée au printemps 2008.

[15]     Tout en reconnaissant qu’il a été en mesure de déposer une autre demande CH, qui comporte une copie du certificat de décès de son épouse, M. Kurukkal déclare que, s’il était tenu de présenter une demande à l’étranger, le traitement de sa deuxième demande pourrait prendre jusqu’à quatre ans. Il affirme que cela lui causerait un préjudice sérieux, car il dit ne pas avoir de résidence au Sri Lanka et que son pays est actuellement une zone de guerre. M. Kurukkal affirme que le réexamen de sa demande CH présentée au Canada entraînerait probablement une décision beaucoup plus rapide.

II. La norme de contrôle

[16]     S’il s’applique, le principe du functus officio a pour effet de dessaisir un décideur une fois une décision rendue : voir Brown et Evans, Judicial Review of Administrative Action in Canada, feuilles mobiles, Toronto : Canvasback Publishing, 1998, à la page 12-99.

[17]     Par conséquent, la question de savoir si un agent responsable d’examiner les demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire a toujours le pouvoir de réexaminer une décision une fois qu’elle a été rendue est une véritable question de compétence, comme l’envisage l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 59. À ce titre, la décision de l’agent portant que le principe du functus officio s’applique dans le contexte des décisions CH est une décision susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte.

III. Analyse

[18]     Je dois faire remarquer, dès le départ, que le défendeur n’a pas soutenu que la lettre du 9 janvier 2008 rejetant le réexamen de la demande CH de M. Kurukkal était simplement une lettre de courtoisie et qu’elle n’était pas donc une « décision » susceptible de contrôle judiciaire. Je comprends que le défendeur a admis que la lettre du 9 janvier 2008 était en effet une nouvelle « décision » pouvant faire l’objet d’un contrôle judiciaire.

[19]     De plus, rien dans la demande de M. Kurukkal sollicitant le réexamen de sa demande CH n’indique qu’elle a été présentée à une fin indirecte, à savoir la prorogation du délai pour présenter une demande de contrôle judiciaire.

[20]     Il convient aussi de souligner que la question de savoir si un agent d’immigration est dessaisi (functus officio) de l’affaire après avoir rendu une décision CH ne doit être tranchée que si l’information supplémentaire présentée par M. Kurukkal était suffisamment importante pour éventuellement modifier l’issue dans le cadre d’une décision de réexamen.

[21]     Tel qu’il est souligné précédemment, le seul motif de rejet de la demande CH de M. Kurukkal fourni dans la lettre de décision était son omission de présenter une copie du certificat de décès de son épouse. Il s’ensuit que le certificat était nettement un élément de preuve extrêmement important, qui aurait fort bien pu donner lieu à un résultat différent, si l’affaire avait été réexaminée.

[22]     En conséquence, il est nécessaire de décider si le principe du functus officio s’applique aux décisions rendues par des agents d’immigration concernant des demandes CH.

A. Le principe du functus officio

[23]     Avant d’examiner la question de savoir si le principe du functus officio s’applique dans le contexte des décisions CH, il est utile de commencer par examiner la nature et l’objet du principe. Il est également utile d’examiner ce que les tribunaux ont dit relativement à son application dans le contexte du processus décisionnel administratif.

[24]     Le principe du functus officio prévoit qu’une fois qu’un décideur a tout fait ce qui était nécessaire pour compléter sa décision, il lui est alors interdit de réexaminer cette décision, sauf pour corriger des erreurs matérielles ou d’autres fautes mineures. Le fondement visé par la politique qui sous-tend ce principe est la nécessité du caractère définitif des procédures : Chandler c. Alberta Association of Architects, [1989] 2 R.C.S. 848, aux pages 861 et 862.

[25]     La Cour suprême a aussi indiqué dans l’arrêt Chandler que le principe du functus officio n’est pas limité aux décisions judiciaires, mais qu’il peut également s’appliquer aux décisions des tribunaux administratifs. Il peut cependant être nécessaire d’appliquer le principe d’une manière plus souple et moins formaliste dans le contexte des tribunaux administratifs, lorsque, par exemple, un droit d’appel peut exister uniquement à l’égard de points de droit. En effet, la Cour a statué comme suit : « Il est possible que des procédures administratives doivent être rouvertes, dans l’intérêt de la justice, afin d’offrir un redressement qu’il aurait par ailleurs été possible d’obtenir par voie d’appel » : Chandler, à la page 862.

[26]     Pour que le principe du functus officio s’applique, il est nécessaire que la décision en cause soit définitive. Dans le contexte du processus décisionnel judiciaire, une décision doit être décrite comme définitive [traduction] « lorsqu’il ne subsiste rien qui puisse être tranché ou déterminé par la suite par un tribunal, de façon à lui donner effet et à la rendre susceptible d’exécution. Une décision est définitive lorsqu’elle est absolue, complète et certaine ». (George Spencer Bower et A. K. Turner, The Doctrine of Res Judicata, 2e éd., Londres : Butterworths, 1969, à la page 132, cité dans Judicial Review of Administrative Action in Canada.)

[27]     Ces précisions étant données sur la nature et l’objet du principe du functus officio, j’examine maintenant la jurisprudence concernant l’applicabilité du principe relativement aux décisions de nature non juridictionnelle en matière d’immigration, telles que la décision CH à l’examen en l’espèce.

B. La jurisprudence de la Cour fédérale

[28]     L’étude de la jurisprudence de la Cour fédérale révèle que la question de savoir si le principe du functus officio s’applique à ceux qui ont la responsabilité de prendre des décisions de nature non juridictionnelle en matière d’immigration, telles que les décisions CH, est une question qui survient assez régulièrement. Les conclusions sur ce point sont cependant quelque peu divisées, car deux courants de jurisprudence se sont développés quant à la question de savoir si des agents d’immigration, tels que les agents responsables d’examiner les demandes CH, ont le pouvoir de réexaminer les décisions pour cause de nouveaux éléments de preuve.

[29]     Les deux courants jurisprudentiels seront examinés l’un après l’autre, en commençant par un examen des décisions qui concluent que le principe du functus officio ne s’applique pas dans des affaires comme celle-ci.

i) Le principe du functus officio ne s’applique pas aux décisions des agents d’immigration

[30]     Le premier de ces courants jurisprudentiels est illustré par la décision de la Cour dans Nouranidoust c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] 1 C.F. 123 (1re inst.), qui a statué que le principe du functus officio ne s’applique pas aux décisions de nature non juridictionnelle en matière d’immigration.

[31]     Nouranidoust visait la décision d’un agent d’immigration qui avait conclu qu’une personne n’avait aucun droit d’établissement en application des dispositions réglementaires relatives aux immigrants visés par une mesure de renvoi à exécution différée (IMRED) (DORS/94-681) [Règlement sur l’immigration de 1978, DORS/78-172, art. 11.401 (édicté par DORS/94-681, art. 3)]. La question à trancher était de savoir si un agent d’immigration pouvait réexaminer cette décision sur la base de nouveaux éléments de preuve.

[32]     Même si la nature de la demande en cause était quelque peu différente, les faits dans la décision Nouranidoust sont assez semblables à ceux de l’espèce. La demande d’établissement de M. Nouranidoust a été rejetée, parce qu’il n’avait pas été en mesure de fournir un passeport ou d’autres documents de voyage. Peu après avoir reçu la décision défavorable, M. Nouranidoust a pu obtenir un passeport de l’ambassade iranienne et l’a transmis à l’agent d’immigration qui a confirmé le rejet initial. Il appartenait alors à la juge Reed de se prononcer sur la question de savoir si, dans les circonstances, l’agent d’immigration était dessaisi ou s’il avait le pouvoir de réexaminer la demande d’établissement.

[33]     La juge Reed a commencé son analyse en souscrivant à l’observation de la Cour dans la décision Chan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1996] 3 C.F. 349 (1re inst.), selon laquelle aucune disposition de la Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, ne visait la question de savoir si un agent des visas pouvait réexaminer les décisions déjà rendues. Dans la décision Chan, la Cour a déclaré ce qui suit : « Je n’interprète cependant pas ce silence comme prohibant un tel réexamen. Je crois plutôt que l’agent des visas a la compétence nécessaire pour reconsidérer ses décisions, particulièrement lorsque de nouveaux renseignements sont connus » : Chan, au paragraphe 28.

[34]     Elle a aussi examiné la décision Soimu c. Canada (Secrétaire d’État), [1994] A.C.F. no 1330 (1re inst.) (QL), dans laquelle le juge Rothstein [maintenant juge à la Cour suprême du Canada] a décidé que, puisque la Loi sur l’immigration était muette sur la question de savoir si les agents des visas pouvaient réviser des décisions déjà rendues, il semblait qu’ils n’agiraient pas functus officio quant à une demande de réexamen.

[35]     En concluant que le principe du functus officio ne s’appliquait pas dans le cas des agents d’immigration, la juge Reed a tenu compte des observations de la Cour suprême dans l’arrêt Chandler, précité. Plus particulièrement, elle a mentionné l’avertissement donné par le juge Sopinka selon lequel l’application du principe doit être plus souple et moins formaliste dans le cas des décisions des tribunaux administratifs : Nouranidoust, au paragraphe 13.

[36]     La juge Reed a conclu son analyse en énonçant ce qui suit (aux paragraphes 24 et 25) :

    Je ne suis pas prête, en l’absence d’une décision contraire de la Cour d’appel fédérale, à conclure que l’agent d’immigration n’avait pas un tel pouvoir. Il est clair que les agents d’immigration et les agents des visas, dans la pratique, réexaminent souvent leurs décisions sur la base de nouvelles preuves (voir Waldman, précité). En lisant la jurisprudence, je pense que le besoin de trouver un pouvoir explicite ou implicite dans la loi pertinente pour réexaminer une décision est directement relié à la nature de la décision et à l’instance décisionnelle en question. Le silence dans une loi relativement au réexamen d’une décision judiciaire rendue à la suite d’une audience en bonne et due forme et après que les faits pertinents eurent été établis peut indiquer qu’aucun réexamen n’est voulu. Le silence dans une loi relativement au réexamen d’une décision qui se trouve à l’autre extrémité du spectre, une décision rendue par un fonctionnaire en application d’une procédure très informelle, à qui aucun délai n’est imposé, doit être apprécié compte tenu de la loi prise dans son ensemble. Le silence dans de tels cas n’indique pas forcément que l’intention du législateur était de ne pas permettre le réexamen de la décision rendue par le fonctionnaire concerné. Il peut simplement vouloir dire que le pouvoir discrétionnaire d’accepter ou de refuser de le faire a été laissé au fonctionnaire.

    Tel qu’indiqué, l’arrêt Chandler précise que le principe functus officio devrait être appliqué avec souplesse dans le cas de décisions administratives puisque la justice peut exiger le réexamen de ces décisions. Je suis convaincue que le silence du législateur, dans le cas de demandes d’établissement de personnes déclarées admissibles parce qu’elles relèvent de la catégorie des IMRED, ne visait pas à empêcher l’agent d’immigration de réexaminer un dossier lorsque ce dernier pense qu’il y va de l’intérêt de la justice.

[37]     D’autres juges de la Cour en sont arrivés à une conclusion semblable relativement à divers types de demandes en matière d’immigration comportant des processus informels semblables à ceux que comportent les demandes CH : voir, à titre d’exemples, Chan c. Canada et Soimu c. Canada, toutes deux précitées; Tchassovnikov c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.C.F. no 1111 (1re inst.) (QL); Kherei c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. no 1383 (1re inst.) (QL); McLaren c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 373.

[38]     En outre, comme la Cour l’a souligné dans la décision Kherei, la doctrine appuie ce point de vue moins technique : voir à titre d’exemple, Lorne Waldman, Immigration Law and Practice, 2e éd., feuilles mobiles [Markham, Ont. : LexisNexis Canada], aux paragraphes 11:20 à 11:29.

ii) Le principe du functus officio s’applique aux décisions des agents d’immigration

[39]     Il existe aussi une importante jurisprudence allant dans l’autre sens. Une des décisions de principe sur le sujet est la décision Dumbrava c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] A.C.F. no 1238 (1re inst.) (QL).

[40]     L’affaire Dumbrava concernait une demande de résidence permanente au Canada. Après avoir reçu la décision de rejet initiale de l’agente, le demandeur a sollicité le réexamen de cette décision au motif qu’elle constituait une « erreur de droit ». Lors du contrôle judiciaire, la Cour a identifié la « question qui se pos[ait] vraiment » à l’égard de la demande comme étant la question de savoir si l’agente des visas était habilitée à revoir sa décision initiale comme elle l’a fait : au paragraphe 18.

[41]     À ce sujet, la Cour a déclaré ce qui suit (Dumbrava, au paragraphe 19) :

[. . .] faute d’attribution expresse de compétence, il est douteux qu’une autorité décisionnaire puisse revoir une décision antérieure sur la base de nouveaux motifs et exercer son pouvoir discrétionnaire derechef. L’agente des visas tire son pouvoir décisionnaire de la loi écrite, elle ne peut donc exercer que les pouvoirs qui y sont expressément prévus. Je ne doute pas que les lapsus, fautes de frappe et autres erreurs matérielles visibles puissent être rectifiés après coup, mais à mon avis, le pouvoir discrétionnaire de l’autorité décisionnaire est vidé, une fois qu’il a été exercé de la manière prévue par la loi. Il s’ensuit que cette autorité ne peut prononcer deux fois sur la même question. [Renvoi omis.]

[42]     La Cour a poursuivi en observant qu’une fois que l’agente des visas a rejeté la demande du demandeur, elle n’avait pas la compétence pour rendre une autre décision réexaminant la décision antérieure. Il s’ensuivait que la demande de contrôle judiciaire « n’a[vait] pas d’objet ».

[43]     Plusieurs décisions ont suivi le raisonnement dans la décision Dumbrava relativement à des demandes en matière d’immigration qui comportaient des processus informels semblables à celui des demandes CH : voir à titre d’exemples, Jimenez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.C.F. no 372 (1re inst.) (QL); Duque c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 1367; Dimenene c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 1101; Phuti c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. no 1233 (1re inst.) (QL); Brar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1997] A.C.F. no 1527 (1re inst.) (QL).

C. La jurisprudence de la Cour d’appel fédérale

[44]     Dans la décision Selliah c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 872, il a été demandé au juge Blanchard de certifier la question suivante [au paragraphe 95] :

2.      Lorsqu’un agent d’immigration a rendu sa décision sur [. . .] une demande fondée sur des considérations humanitaires, l’agent est-il dépouillé de sa fonction, de telle sorte qu’il ne lui serait pas possible d’étudier des preuves nouvelles pour savoir si elles sont de nature à modifier sa décision?

Le juge Blanchard a statué que les documents additionnels que l’agente n’avait pas pris en compte n’auraient pas modifié sa décision ultime. Par conséquent, la question ne pouvait disposer d’un appel et elle n’a pas été certifiée.

[45]     Le juge Blanchard a cependant certifié une question différente dans la décision Selliah, et un appel a été interjeté : voir Selliah c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 160. Dans de brefs motifs, la Cour d’appel fédérale a traité de la question du réexamen, déclarant ce qui suit (aux paragraphes 4 et 5) :

    Quant aux nouveaux éléments de preuve qui ont été présentés à l’agent après que la décision eut été prise, mais avant que l’avis de cette décision ait été reçu par le demandeur, nous ne sommes pas portés à intervenir. Même si la loi ne le prévoit pas expressément, le demandeur aurait pu présenter une demande de réexamen fondée sur ces nouveaux éléments de preuve après avoir reçu l’avis de décision.

    Il n’est donc pas nécessaire de statuer sur la question du functus officio dans ce cas-ci. [Non souligné dans l’original.]

[46]     Ainsi, même si la Cour d’appel fédérale a expressément refusé d’examiner la question du principe du functus officio dans l’arrêt Selliah, les motifs semblent indiquer que le réexamen d’une décision CH puisse en effet être possible.

[47]     Deux autres décisions de la Cour d’appel fédérale méritent qu’on s’y attarde quelque peu, car elles sont mentionnées dans plusieurs décisions citées plus tôt dans les présents motifs. Il s’agit des arrêts Park c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 165, et Nazifpour c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 35, [2007] 4 R.C.F. 515.

[48]     Dans l’arrêt Park, une personne a été avisée qu’un visa d’immigrant serait délivré. Toutefois, avant la délivrance du visa, il a été décidé que le demandeur était interdit de territoire au Canada. La Cour a conclu que l’exercice du seul pouvoir autorisé par la loi était de délivrer ou de refuser un visa. Compte tenu qu’aucun pouvoir prévu par la loi n’avait été exercé au moment où le demandeur avait été avisé que le visa serait délivré, il s’ensuivait que le principe du functus officio ne s’appliquait pas. Compte tenu des différences dans les faits et le fondement législatif de l’arrêt Park, je suis d’avis que cette décision est d’une utilité limitée en l’espèce.

[49]     L’arrêt Nazifpour visait le pouvoir de la Section d’appel de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié de rouvrir un appel. La Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés [L.C. 2001, ch. 27 (LIPR)] autorisait expressément la réouverture des appels dans certaines situations précises. La Cour devait trancher la question de savoir si les appels pouvaient être rouverts dans d’autres situations.

[50]     Dans l’arrêt Nazifpour, la Cour a porté une grande attention à l’interprétation de la disposition législative en cause, de même qu’à son historique législatif, afin de déterminer l’intention du législateur. Encore ici, il est facile de faire une distinction entre cette décision et la situation en l’espèce.

D. Quel courant jurisprudentiel faut-il suivre?

[51]     Compte tenu de la divergence fondamentale dans la jurisprudence relativement à l’applicabilité du principe du functus officio aux demandes informelles et de nature non juridictionnelle en matière d’immigration, telles que les demandes sollicitant des dispenses pour des motifs d’ordre humanitaire, comment décider de l’approche à suivre?

[52]     Dans Judicial Review of Administrative Action in Canada, Brown et Evans indiquent qu’une analyse pragmatique et fonctionnelle doit être effectuée afin de vérifier la question de savoir si le principe du functus officio doit s’appliquer dans le contexte d’un type de processus décisionnel particulier.

[53]     Cela signifie qu’il faut mettre en balance [traduction] « l’absence d’équité qui découlera de la réouverture de la décision à l’égard de la personne avec le préjudice qui pourrait être causé au public en empêchant l’organisme de s’acquitter du mandat que la loi lui a confié si la décision n’est pas rouverte ». De plus, la Cour doit également tenir compte de [traduction] « la nature du mandat confié par la loi au décideur et de l’étendue du pouvoir discrétionnaire conféré, ainsi que des autres recours offerts, par exemple un droit d’appel » : Judicial Review of Administrative Action in Canada, à la section 12:6221.

[54]     En d’autres mots, la tâche de la Cour consiste à décider si [traduction] « les avantages du caractère définitif et certain du processus décisionnel l’emportent sur la capacité de répondre à l’évolution des situations, aux nouveaux renseignements ou aux changements d’avis » : Judicial Review of Administrative Action in Canada, à la section 12:6221.

[55]     Les dispositions législatives pertinentes doivent être le point de départ de l’analyse de la Cour. Ni le paragraphe 25(1) [mod. par L.C. 2008, ch. 28, art. 117] de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, ni le Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés [DORS/2002-227] ne fournissent d’indications explicites, car tous deux sont muets sur la question du réexamen.

[56]     Le paragraphe 31(3) de la Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, est également pertinent. Il prévoit ce qui suit : « Les pouvoirs conférés peuvent s’exercer, et les obligations imposées sont à exécuter, en tant que de besoin. » Selon Brown et Evans, cette disposition a l’effet suivant : [traduction] « à moins que la loi n’empêche une autre décision ou que la décision fasse l’objet d’une quelconque forme de préclusion, les décisions de nature non juridictionnelle peuvent être réexaminées et modifiées à l’occasion » : voir Judicial Review of Administrative Action in Canada, à la section 12:6100.

[57]     Plusieurs facteurs militent en faveur d’une conclusion selon laquelle les agents d’immigration peuvent réexaminer des décisions CH défavorables dans des circonstances appropriées, de même que d’autres facteurs mènent à une conclusion contraire.

[58]     La première question à examiner est le fait que ni la LIPR ni le Règlement ne confèrent aux agents d’immigration un pouvoir explicite de réexamen dans le contexte de demandes CH. Il ne s’ensuit toutefois pas nécessairement que ce mutisme législatif est synonyme de l’absence d’un pouvoir de réexamen relativement aux demandes CH.

[59]     À cet égard, je souscris aux observations de la juge Reed dans la décision Nouranidoust, précitée, dans laquelle elle indique que, même si l’existence d’un pouvoir expressément prévu par la loi peut être nécessaire pour réexaminer des décisions rendues à la suite d’une audience en bonne et due forme, on ne peut en dire autant relativement aux décisions rendues en application de processus plus informels par des fonctionnaires à qui aucun délai n’est imposé.

[60]     Selon la juge Reed, le silence de la loi dans cette dernière catégorie de causes n’indique pas forcément que l’intention du législateur était de ne pas permettre le réexamen de la décision. Il peut simplement vouloir dire que le pouvoir discrétionnaire d’accepter ou de refuser de le faire a été laissé au fonctionnaire : Nouranidoust, au paragraphe 24.

[61]     La Cour d’appel fédérale a également reconnu l’importance du genre de fonctions exercées par les tribunaux administratifs en ce qui a trait à l’applicabilité du principe du functus officio dans l’arrêt Herzig c. Canada (Ministère de l’Industrie), 2002 CAF 36. Dans cet arrêt, la Cour a semblé limiter l’application du principe du functus officio aux tribunaux administratifs qui exercent des fonctions de nature juridictionnelle, déclarant ce qui suit (au paragraphe 16) :

    Selon le principe du functus officio, en règle générale lorsqu’un tribunal administratif exerçant un pouvoir juridictionnel a statué définitivement sur une question, l’affaire est close et aucune modification ne peut être apportée à la décision en l’absence d’un droit d’appel. [Non souligné dans l’original.]

[62]     Le paragraphe 25(1) de la LIPR accorde aux agents d’immigration un très vaste pouvoir discrétionnaire. Cette disposition accorde un pouvoir discrétionnaire aux agents d’immigration pour leur offrir la souplesse d’approuver les cas fondés non prévus dans la loi : voir Guide sur le traitement des demandes au Canada (IP), le chapitre IP 5 du guide de Citoyenneté et Immigration Canada, Demande présentée par des immigrants au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire, à la section 2.

[63]     De plus, contrairement au processus judiciaire ou à celui des tribunaux juridictionnels, le processus fondé sur des motifs d’ordre humanitaire est assez informel. Cela indique une souplesse procédurale plus grande que dans le cas de processus décisionnels plus formalistes ou juridictionnels.

[64]     En ce qui a trait à l’accès à d’autres recours comme un droit d’appel, il n’existe pas de droit d’appel de la décision d’un agent d’immigration relativement aux décisions CH. Lorsqu’un droit d’appel existe, il est possible de présenter de nouveaux éléments de preuve à la cour d’appel, pourvu que la partie qui cherche à présenter de tels éléments puisse respecter le critère applicable.

[65]     Cependant, dans le cadre des décisions CH, le seul recours dont peut se prévaloir un demandeur qui n’a pas eu gain de cause est le contrôle judiciaire par la Cour, et ce, uniquement avec l’autorisation de celle-ci. De manière générale, une cour de révision limitera son examen aux documents dont était saisi le décideur et ne tiendra pas compte de nouveaux éléments de preuve. Cette restriction à l’admissibilité de nouveaux éléments de preuve tendrait à militer en faveur d’une conclusion selon laquelle le principe du functus officio ne devrait pas s’appliquer relativement aux décisions CH.

[66]     Cela dit, une décision CH défavorable ne sera pas nécessairement le dernier mot à propos de la capacité d’une personne de demeurer au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire. Contrairement à un jugement ou à la décision d’un tribunal qui se prononce de manière définitive sur les droits d’une personne, il est toujours loisible à une personne de déposer une autre demande CH, après le refus de la première. En effet, M. Kurukkal s’est prévalu de cette possibilité.

[67]     Néanmoins, les droits de dépôt élevés et les longs délais de traitement rendent cette option peu attrayante pour plusieurs et limitent son efficacité comme moyen de surmonter une décision défavorable.

[68]     En outre, tout en reconnaissant qu’il y a toujours un avantage au caractère définitif du processus décisionnel, il faut également reconnaître que la nature d’une décision CH est fondamentalement différente, par exemple, d’un jugement civil ou de la décision d’un tribunal qui règle un différend entre deux ou plusieurs parties. Dans ce dernier genre d’affaires, la partie ou les parties qui ont gain de cause peuvent s’appuyer sur les décisions de la cour ou du tribunal pour la conduite de leurs affaires. Ces personnes seraient alors susceptibles de subir un préjudice dans le cas où la décision de la cour ou du tribunal était ultérieurement réexaminée et modifiée.

[69]     En revanche, il n’existe pas un pur lis inter partes, ou un litige ou différend actuel, entre les parties dans le contexte des demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire. Une décision concernant une demande CH aura probablement uniquement un effet direct sur le demandeur ou les demandeurs mêmes. Personne n’est susceptible de s’appuyer sur une décision CH à son désavantage.

[70]     Il est vrai qu’il incombe à ceux qui présentent des demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire de démontrer qu’ils subiraient des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives s’ils étaient tenus de présenter une demande de résidence permanente depuis l’étranger. Les demandeurs doivent « présenter leurs meilleurs arguments » dans leur demande et s’ils omettent des renseignements pertinents dans celle-ci, c’est à leurs risques et périls : voir, à titre d’exemples, Owusu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 38, [2004] 2 R.C.F. 635, au paragraphe 8, et Kisana c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 189, au paragraphe 45.

[71]     Cependant, il ne s’ensuit pas de ce qui précède qu’un agent ne peut jamais examiner des renseignements supplémentaires fournis par un demandeur après que la décision CH initiale a été rendue. Ces décisions appuient plutôt simplement la proposition selon laquelle un agent d’immigration qui apprécie une demande CH n’est pas tenu de retourner au demandeur pour dénicher des renseignements supplémentaires à l’appui de la demande, lorsque le demandeur même n’a pas fourni ces renseignements.

[72]     Enfin, on peut craindre que la capacité des agents d’immigration de réexaminer des demandes CH puisse entraîner un recours abusif au régime d’immigration. Ainsi, on demande souvent à des agents de renvoi de reporter une mesure de renvoi en attente d’une décision à l’égard d’une demande CH. En effet, la Cour accorde parfois un sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi lorsqu’une décision CH est imminente. La possibilité pour les demandeurs de fournir des éléments de preuve supplémentaire et de demander le réexamen de leur demande CH pourrait éventuellement empiéter sur la capacité de renvoyer des personnes sans statut au Canada dès que les circonstances le permettent.

[73]     Cette préoccupation pourrait cependant être réglée si, à la réception d’une demande de réexamen, les agents d’immigration examinaient promptement le caractère substantiel et la fiabilité des éléments de preuve en question. Les agents seraient également tenus d’examiner si les éléments de preuve en question sont véritablement « nouveaux » ou s’ils auraient pu être obtenus auparavant en exerçant une diligence raisonnable. Un agent d’immigration devrait également être en mesure d’apprécier si une demande sollicitant la réouverture d’une demande CH est présentée pour des motifs valables ou si elle est présentée pour une fin indirecte, comme appuyer une demande de reporter un renvoi imminent du Canada.

IV. Conclusion

[74]     Après avoir soupesé soigneusement les différents facteurs analysés dans les paragraphes qui précèdent, j’ai conclu que le besoin de souplesse et de réponse à l’évolution d’une situation et à de nouveaux renseignements dans le processus d’appréciation des motifs d’ordre humanitaire l’emporte sur l’avantage d’avoir un processus décisionnel comportant un caractère définitif et certain. Je souligne que cette conclusion est compatible avec les enseignements de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Selliah, précité, au paragraphe 44.

[75]     En outre, j’ai conclu que le principe du functus officio ne s’applique pas au processus décisionnel informel et de nature non juridictionnelle que comporte la détermination des demandes CH. En conséquence, je conclus que l’agent d’immigration a commis une erreur en refusant de tenir compte du certificat de décès fourni par M. Kurukkal en l’espèce et la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

V. Certification

[76]     La question de savoir si un agent responsable d’apprécier les demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire est dessaisi après avoir rendu une décision à l’égard d’une demande de dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire est une question de droit qui est non seulement déterminante en l’espèce, mais qui transcende les intérêts des parties aux présentes.

[77]     Aucune des parties n’a présenté de question à certifier en l’espèce. Toutefois, compte tenu des incertitudes du droit en ce domaine, je suis convaincue que ceux qui participent au processus en matière d’immigration tireraient profit des opinions de la Cour d’appel fédérale sur cette question. Je certifierai donc la question suivante :

Une fois qu’une décision a été rendue relativement à une demande de dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, la capacité du décideur de rouvrir ou de réexaminer la demande en raison d’autres éléments de preuve fournis par un demandeur est-elle limitée par le principe du functus officio?

JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration pour une nouvelle décision, conformément aux présents motifs. Outre les autres renseignements déposés par M. Kurukkal relativement à sa première demande CH, il est ordonné à l’agent de tenir compte du certificat de décès de l’épouse de M. Kurukkal et de déterminer le poids à y accorder, le cas échéant.

2. La question suivante est certifiée :

Une fois qu’une décision a été rendue relativement à une demande de dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, la capacité du décideur de rouvrir ou de réexaminer la demande en raison d’autres éléments de preuve fournis par un demandeur est-elle limitée par le principe du functus officio?

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.