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[2012] 2 R.C.F. 218

IMM-152-09

2010 CF 1082

Chanthirakumar Sellathurai (demandeur)

c.

Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (défendeur)

Répertorié : Sellathurai c. Canada (Sécurité publique et Protection civile)

Cour fédérale, juge SniderToronto, 20 octobre; Ottawa, 3 novembre 2010.

* Note de l’arrêtiste : Cette dévision a été infirmée en partie en appel (A-431-10, 2011 CAF 223). Les motifs du jugement, qui ont été prononcés le 11 juillet 2011, seront publiés dans le Recueil des décisions des Cours fédérales.

Citoyenneté et Immigration — Exclusion et renvoi — Personnes interdites de territoire — Requête pour une ordonnance enjoignant le retour de documents transmis par inadvertance à l’avocate du demandeur et interdisant la divulgation des passages pertinents des documents contestés — Le demandeur a déposé une demande d’autorisation  et de contrôle judiciaire d’une décision interlocutoire de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié rendue dans le cadre d’une enquête visant à déterminer s’il devrait être interdit de territoire en vertu de l’art. 34(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR) — Cette demande a été accompagnée d’une requête visant à obtenir une suspension de l’enquête  jusqu’à ce qu’une décision soit rendue au sujet d’une demande de dispense ministérielle présentée en vertu de l’art. 34(2) de la LIPR — Le défendeur en l’espèce demandait le retour de documents divulgués par inadvertance en réponse à la demande de dispense ministérielle, au motif que la divulgation de leur contenu porterait atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui — Les principaux points litigieux étaient de savoir si la requête du défendeur devait être entendue et tranchée en vertu de l’art. 87 de la LIPR ou en vertu de l’art. 38 de la Loi sur la preuve au Canada (LPC), si sa requête en vue d’obtenir la restitution des documents contestés devait être accueillie, et si la Cour devait désigner un avocat spécial en vertu de l’art. 87.1 de la LIPR — 1) La Cour avait compétence pour juger la requête, directement ou  par analogie, en vertu de l’art. 87 de la LIPR — L’art. 38 de la LPC est censé s’appliquer aux instances dans lesquelles la loi ne prévoit pas de mécanisme pour traiter de la non-divulgation des documents qui font l’objet d’un privilège fondé sur la sécurité nationale — La LIPR contient un régime législatif conçu expressément pour traiter de la non-divulgation des renseignements dans le contexte de l’immigration — Le législateur a expressément chargé la Cour de protéger les renseignements dans le cadre de l’application de la LIPR lorsque leur divulgation porterait atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui — 2) Une divulgation par inadvertance n’a pas pour effet d’écarter le pouvoir de la Cour de protéger les documents à l’égard duquel un privilège fondé sur la sécurité nationale est revendiqué — Ce raisonnement vaut également dans le cas de l’art. 87 de la LIPR — Il faut déterminer au cas par cas si la divulgation par inadvertance entraîne la perte du privilège Le privilège qui était revendiqué sur les passages des documents contestés n’avait pas été perdu par suite de leur divulgation — 3) Compte tenu des facteurs examinés dans l’affaire Kanyamibwa c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), les considérations d’équité et de justice naturelle n’exigeaient pas la nomination d’un avocat spécial en vue de la défense des intérêts du demandeur Requête accordée.

Preuve — Requête pour une ordonnance enjoignant le retour de documents transmis par inadvertance à l’avocate du demandeur dans le cadre d’une enquête visant à déterminer s’il devrait être interdit de territoire en vertu de l’art. 34(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR) — Le défendeur demandait le retour de documents divulgués par inadvertance en réponse à la demande de dispense ministérielle, au motif que la divulgation de leur contenu porterait atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui — Question de savoir si la requête du défendeur devait être entendue et tranchée en vertu de l’art. 87 de la LIPR ou en vertu de l’art. 38 de la Loi sur la preuve au Canada (LPC) — L’art. 38 de la LPC est censé s’appliquer aux instances dans lesquelles la loi ne prévoit pas de mécanisme pour traiter de la non-divulgation des documents qui font l’objet d’un privilège fondé sur la sécurité nationale — La LIPR contient un régime législatif conçu expressément pour traiter de la non-divulgation des renseignements dans le contexte de l’immigration — L’art. 38 de la LPC n’était pas le moyen approprié pour traiter de l’objet de la présente requête.

Il s'agissait d'une  requête pour une ordonnance enjoignant le retour de documents transmis par inadvertance à l’avocate du demandeur et interdisant la divulgation des passages pertinents des documents contestés.

Le dossier s’inscrit dans le cadre d’une enquête de la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la SI) visant à déterminer si le demandeur devrait être interdit de territoire en vertu du paragraphe 34(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR). Dans une décision interlocutoire, la SI a refusé de suspendre l’enquête en attendant l’issue d’une demande de dispense ministérielle présentée en vertu du paragraphe 34(2) de la LIPR. Le demandeur a alors déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de cette décision, ainsi qu’une requête visant à obtenir une suspension jusqu’à ce qu’une décision soit rendue au sujet de la demande de dispense ministérielle. Ces demandes ont été accordées, et l’audience relative à la demande de contrôle judiciaire a été ajournée sine die.

En l’espèce, le défendeur demandait le retour de documents divulgués par inadvertance en réponse à la demande de dispense ministérielle, au motif que la divulgation de leur contenu porterait atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui.

Les principaux points litigieux étaient de savoir si la requête devait être entendue et tranchée en vertu de l’article 87 de la LIPR ou en vertu de l’article 38 de la  Loi sur la  preuve au Canada (LPC), si sa requête en vue d’obtenir la restitution des documents contestés devait être accueillie, et si la Cour devait désigner un avocat spécial en vertu de l’article 87.1 de la LIPR.

Jugement : la requête doit être accordée.

La Cour avait compétence pour juger la requête, directement ou  par analogie, en vertu de l’article 87 de la LIPR. La Cour suprême a reconnu l’importance de l’intérêt de l’État et du public en matière de sécurité nationale. Ces deux facteurs ont été jugés suffisants pour justifier de limiter la divulgation de renseignements aux personnes touchées par la non‑divulgation. Une extension naturelle de ces principes se traduit par l’intérêt de l’État à récupérer les documents qui ont été divulgués par inadvertance et ce, dans le but d’être en mesure de protéger de nouveau des renseignements qui font légitimement l’objet d’un privilège fondé sur la sécurité nationale. L’article 38 de la LPC est censé s’appliquer aux instances dans lesquelles la loi ne prévoit pas de mécanisme pour traiter de la non-divulgation des documents qui font l’objet d’un privilège fondé sur la sécurité nationale. La LIPR contient un régime législatif conçu expressément pour traiter de la non-divulgation des renseignements dans le contexte de l’immigration. L’application de la LPC plutôt que de la LIPR irait à l’encontre de la présomption d’absence de redondance, un principe d’interprétation des lois. L’article 38 de la LPC n’était pas le moyen approprié pour traiter de l’objet de la présente requête. Le législateur a expressément chargé la Cour fédérale de protéger les renseignements dans le cadre de l’application de la LIPR lorsque leur divulgation porterait atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui. Bien que les documents contestés aient été divulgués en réponse à la demande de dispense ministérielle, cette divulgation fait partie de l’essence même de la demande de contrôle judiciaire qui a été ajournée sine die. Même s’il était possible de conclure que les documents contestés n’entrent pas directement dans le cadre de l’instance en contrôle judiciaire qui avait été ajournée et qu’ils ne correspondaient donc pas au libellé explicite de l’article 87, le résultat serait le même. Les documents contestés avaient été communiqués relativement à une question relevant de la LIPR, plus précisément du paragraphe 34(2). Les faits particuliers de l’affaire et les liens étroits qui existaient entre l’instance introduite en vertu du paragraphe 34(1) et la demande de dispense ministérielle permettaient de conclure qu’il était possible de recourir à l’article 4 des Règles des Cours fédérales pour combler la lacune. L’adoption par analogie de la procédure bien établie prévue à l’article 87 de la LIPR pour les besoins de la requête permettrait de la trancher de la manière la plus juste, expéditive et économique possible.

Concernant la requête en vue d’obtenir la restitution des documents contestés, l’affidavit secret déposé par le défendeur renfermait un témoignage détaillé ainsi que le raisonnement expliquant pourquoi chacune des expurgations étaient nécessaire pour protéger la sécurité nationale et la sécurité d’autrui. Les passages expurgés devaient bénéficier d’un privilège fondé sur la sécurité nationale. Une divulgation par inadvertance n’a pas pour effet d’écarter, pour cause de renonciation, le pouvoir de la Cour fédérale de protéger les documents à l’égard duquel un privilège fondé sur la sécurité nationale est revendiqué. Ce raisonnement vaut également dans le cas de l’article 87 de la LIPR. Il faut déterminer au cas par cas si la divulgation par inadvertance entraîne la perte du privilège. Le privilège fondé sur la sécurité nationale qui était revendiqué sur les passages des documents contestés n’avait pas été perdu par suite de leur divulgation par inadvertance. Bien que le défendeur ait reconnu que les versions non expurgées des documents contestés n’auraient jamais dû être transmises à l’avocate du demandeur, cette mesure n’avait pas été prise intentionnellement et aucun élément ne permettait de penser à la présence de circonstances qui emporteraient renonciation au privilège sur les documents contestés. L’importance que revêt la protection de la sécurité nationale ne s’évanouit pas lorsqu’une erreur se solde par la divulgation par inadvertance de renseignements. Il est dans l’intérêt du public d’assurer la confidentialité des renseignements intéressant la sécurité nationale et de faire en sorte qu’advenant le cas où ils seraient divulgués par inadvertance, il existe des moyens de les rendre de nouveau confidentiels. Il existe des exceptions claires au principe de la publicité des débats judiciaires et le privilège fondé sur la sécurité nationale en est une.

Finalement, la désignation d’un avocat spécial est une mesure qui relève du pouvoir discrétionnaire du juge désigné. Compte tenu des facteurs examinés dans l’affaire Kanyamibwa c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), les considérations d’équité et de justice naturelle n’exigeaient pas la nomination d’un avocat spécial en vue de la défense des intérêts du demandeur. 

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 7.

Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C-5, art. 38 à 38.16 (édictés par L.C. 2001, ch. 41, art. 43, 141).

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 34, 77 (mod. par L.C. 2008, ch. 3, art. 4), 78 (mod., idem), 79 (mod., idem), 80 (mod., idem), 81 (mod., idem), 82 (mod., idem), 82.1 (édicté, idem), 82.2 (édicté, idem), 82.3 (édicté, idem), 82.4 (édicté, idem), 83 (mod., idem), 84 (mod., idem), 85 (mod., idem), 85.1 (édicté, idem), 85.2 (édicté, idem), 85.3 (édicté, idem), 85.4 (édicté, idem), 85.5 (édicté, idem), 85.6 (édicté, idem), 86 (mod., idem), 87 (mod., idem), 87.1 (édicté, idem).

Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, règles 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 2), 3, 4.

JURISPRUDENCE CITÉE

décisions appliquées :

Rajadurai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 119; Ugbazghi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 694, [2009] 1 R.C.F. 454; Abou-Elmaati v. Canada (Attorney General), 2010 ONSC 2055, 101 O.R. (3d) 424, 318 D.L.R. (4th) 459, 255 C.C.C. (3d) 177; Kanyamibwa c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2010 CF 66, [2011] 1 R.C.F. 423.

décisions examinées :

Jahazi c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 242, [2011] 3 R.C.F. 85; Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3; Canada (Procureur général) c. Khawaja, 2007 CF 490, [2008] 1 R.C.F. 547; Almrei c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 54, [2005] 3 R.C.F. 142; Fonds de développement économique local c. Canadian Pickles Corp., [1991] 3 R.C.S. 388; Henrie c. Canada (Comité de surveillance des activités de renseignements de sécurité), [1989] 2 C.F. 229 (1re inst.); Chapelstone Developments Inc. c. Canada, 2004 NBCA 96, 277 R.N.-B. (2d) 350; Khadr c. Canada (Procureur général), 2008 CF 549; Farkhondehfall c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1064; Varela c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 145, [2010] 1 R.C.F. 129.

décisions citées :

Sellathurai c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), IMM-152-09, juge Mosley, ordonnance rendue le 7 décembre 2009, C.F.; Ruby c. Canada (Solliciteur général), 2002 CSC 75, [2002] 4 R.C.S. 3; Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 R.C.S. 350; Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Chiarelli, [1992] 1 R.C.S. 711; Segasayo c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 585; Mohammed c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1310, [2007] 4 R.C.F. 300; Babcock c. Canada (Procureur général), 2002 CSC 57, [2002] 3 R.C.S. 3; Sierra Club du Canada c. Canada (Ministre des Finances), 2002 CSC 41, [2002] 2 R.C.S. 522.

DOCTRINE CITÉE

Bryant, Alan W. The Law of Evidence in Canada, 3e éd. Markham, Ont. : LexisNexis Canada, 2009.

Sullivan, Ruth. Sullivan and Driedger on the Construction of Statutes, 4e éd. Markham, Ont. : Butterworths, 2002.

REQUÊTE pour une ordonnance enjoignant le retour de documents transmis par inadvertance à l’avocate du demandeur et interdisant la divulgation des passages pertinents des documents contestés. Requête accordée.

ONT COMPARU

Barbara L. Jackman pour le demandeur.

Jamie R. D. Todd pour le défendeur.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Jackman & Associates, Toronto, pour le demandeur.

Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur.

Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance et de l’ordonnance rendus par

La juge Snider :

I.          Introduction

[1]        Dans la présente requête, le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (le ministre) demande qu’on lui retourne des documents qui ont été transis par inadvertance à l’avocate de M. Chanthirakumar Sellathurai (le demandeur). Le ministre soutient qu’un privilège fondé sur la sécurité nationale s’applique à trois documents confidentiels non expurgés (les documents contestés), que certains passages des documents contestés n’auraient pas dû être divulgués et que la divulgation par inadvertance des documents contestés n’emportait pas renonciation au privilège revendiqué.

[2]        Le ministre réclame une ordonnance interdisant la divulgation des passages pertinents des documents contestés ainsi qu’une ordonnance enjoignant au demandeur de lui retourner les documents contestés non expurgés.

[3]        La présente requête soulève des questions particulières dans le contexte d’une série d’instances déjà complexes. Pour les motifs qui suivent, j’arrive à la conclusion qu’il y a lieu de faire droit à la requête du ministre.

II.         Questions en litige

[4]        Voici comment je formulerais les questions et les sous‑questions soulevées par la présente requête :

1. La Cour fédérale a‑t‑elle compétence pour juger la présente requête et accorder la mesure sollicitée par le ministre en vertu de l’article 87 [mod. par L.C. 2008, ch. 3, art. 4] de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR)?

2. La requête présentée par le ministre en vue d’obtenir la restitution des documents contestés devrait‑elle être accueillie?

a) Les documents en question font‑ils l’objet d’un privilège fondé sur la sécurité nationale?

b) Le ministre a‑t‑il renoncé au privilège fondé sur la sécurité nationale sur les documents contestés?

c) Le privilège fondé sur la sécurité nationale constitue‑t‑il une exception au « principe de la publicité des débats judiciaires »?

3. La Cour devrait‑elle désigner un avocat spécial en vertu de l’article 87.1 [édicté, idem] de la LIPR pour défendre les intérêts du demandeur?

III.        Contexte

[5]        Le dossier IMM‑152‑09 s’inscrit dans le cadre d’une enquête de la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la SI) visant à déterminer si le demandeur devrait être interdit de territoire au Canada en vertu du paragraphe 34(1) de la LIPR. Dans une décision interlocutoire datée du 29 décembre 2008, la SI a refusé de suspendre l’enquête menée en vertu du paragraphe 34(1) en attendant l’issue de la demande que le demandeur avait présentée en 2002 en vertu du paragraphe 34(2) de la LIPR (la demande de dispense ministérielle). Le demandeur a déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision interlocutoire de la SI et a saisi la Cour d’une requête visant à obtenir une suspension jusqu’à ce qu’une décision soit rendue au sujet de la demande de dispense ministérielle. La Cour fédérale a fait droit à la requête présentée par le demandeur en vue d’obtenir une suspension jusqu’à ce qu’il ait été statué sur la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire (Sellathurai c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) (7 décembre 2009), Toronto, IMM‑152‑09, le juge Mosley).

[6]        L’autorisation demandée a été accordée au sujet de la demande sous‑jacente de contrôle judiciaire et la date d’audience a été fixée au 23 février 2010. Le juge Roger Hughes a ajourné sine die l’audience relative à la demande de contrôle judiciaire au motif que l’économie des ressources judiciaires favorisait un règlement pratique de la demande de dispense ministérielle avant que la demande de contrôle judiciaire de la décision de la SI ne soit entendue.

[7]        Voici les principaux jalons qui ont marqué la requête dont je suis saisie en l’espèce :

• Le 12 juillet 2010, des fonctionnaires de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) ont remis au demandeur un dossier d’équité en réponse à la demande de dispense ministérielle. Ce dossier contenait les documents non expurgés contestés.

• Le 11 août 2010, l’avocat du ministre s’est aperçu que les documents avaient été communiqués par inadvertance et, le 12 août 2010, il a écrit à l’avocate du demandeur pour l’informer que des renseignements classifiés avaient été divulgués par inadvertance. L’avocat du ministre a demandé que le dossier contenant les documents en question soit scellé et retourné au complet. Une seconde demande a été transmise le 16 août 2010.

• Dans une lettre datée du 19 août 2010, l’avocate du demandeur a informé l’avocat du ministre que les documents contestés avaient été retirés du dossier et qu’ils avaient été mis dans une enveloppe scellée. L’avocate du demandeur a demandé qu’une version expurgée des documents contestés lui soit envoyée.

• Le 30 août 2010, l’avocat du ministre a écrit à la Cour pour lui réclamer des directives au sujet de la divulgation par inadvertance des documents contestés. Le demandeur a répondu à cette lettre le 2 septembre 2010.

[8]        À la suite de ces événements, le juge Hughes a, le 2 septembre 2010, donné les directives suivantes dans la présente affaire :

• L’avocate du demandeur devait insérer les documents contestés dans une enveloppe scellée qu’elle devait déposer à la Cour au plus tard le 8 septembre 2010;

• L’avocat du ministre devait fournir à l’avocate du demandeur une version expurgée des documents contestés au plus tard le 8 septembre 2010;

• Le ministre devait déposer une requête le 8 septembre 2010 ou vers cette date [traduction] « pour être entendue au besoin par un juge désigné afin d’obtenir de plus amples précisions quant à la façon de traiter les documents en question ».

Les directives en question ont été suivies.

IV.       Analyse

A.        Question 1 : La Cour fédérale a‑t‑elle compétence pour juger la présente requête en vertu de l’article 87 de la LIPR?

[9]        Après avoir entendu les plaidoiries du demandeur et du défendeur, la Cour constate que ni l’un ni l’autre n’affirme sérieusement que la Cour fédérale n’a pas compétence pour juger la présente requête. La question en litige est cependant celle de savoir si la présente requête devrait être entendue et tranchée en vertu de l’article 87 de la LIPR ou en vertu de l’article 38 [articles 38 à 38.16 inclusivement (édictés par L.C. 2001, ch. 41, art. 43, 141)] de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C‑5 (la LPC).

[10]      Le ministre reconnaît que ni la LIPR ni les Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 [règle 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 2)], ne prévoient de procédure légale explicite en cas de divulgation par inadvertance de documents dans le contexte de la LIPR. Le ministre signale toutefois que le législateur a expressément chargé la Cour fédérale de protéger les renseignements dans le cadre de l’application de la LIPR lorsque leur divulgation porterait atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui (LIPR, articles 77 à 87.1 [art. 77 (mod. par L.C. 2008, ch. 3, art. 4), 78 (mod., idem), 79 (mod., idem), 80 (mod., idem), 81 (mod., idem), 82 (mod., idem), 82.1 (édicté, idem), 82.2 (édicté, idem), 82.3 (édicté, idem), 82.4 (édicté, idem), 83 (mod., idem), 84 (mod., idem), 85 (mod., idem), 85.1 (édicté, idem), 85.2 (édicté, idem), 85.3 (édicté, idem), 85.4 (édicté, idem), 85.5 (édicté, idem), 85.6 (édicté, idem), 86 (mod., idem)]). Le ministre soutient en outre que notre Cour dispose d’un pouvoir de contrôle absolu en ce qui concerne le régime législatif de la LIPR, de sorte que la présente requête pourrait être entendue tant en vertu de l’article 87 de la LIPR qu’en vertu de la « règle des lacunes » prévue à la règle 4 des Règles des Cours fédérales.

[11]      Le demandeur soutient, en revanche, que la présente requête ne peut être entendue en vertu de l’article 87 de la LIPR parce que la divulgation par inadvertance [traduction] « n’a rien à voir » avec une demande de contrôle judiciaire présentée parallèlement. Le demandeur affirme que le seul moyen par lequel la Cour fédérale peut trancher la présente requête consiste à procéder en vertu de l’article 38 de la LPC. Le demandeur ajoute qu’il est dans l’intérêt de la justice d’appliquer l’article 38 de la LPC, parce que c’est cet article, et non l’article 87 de la LIPR, qui permet de pondérer comme il se doit les intérêts favorables ou défavorables à la divulgation.

[12]      Pour les motifs qui suivent, je conclus que c’est la thèse du ministre qu’il y a lieu de retenir. Plus précisément, je conclus que la Cour a compétence pour appliquer l’article 87 de la LIPR aux documents contestés.

[13]      Notre Cour a déjà expressément abordé la question de l’importance d’empêcher la divulgation par inadvertance de documents (et, par voie de conséquence selon moi, d’en réclamer la restitution). Dans le jugement Jahazi c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 242, [2011] 3 R.C.F. 85 (Jahazi), au paragraphe 21 (citant l’arrêt Ruby c. Canada (Solliciteur général), 2002 CSC 75, [2002] 4 R.C.S. 3, aux paragraphes 42 et 43), le juge Yves de Montigny déclare :

Dans cet arrêt [Ruby], la Cour suprême a reconnu que l’État a un intérêt légitime à maintenir ses sources étrangères de renseignements et a souligné que la divulgation accidentelle de renseignements porterait sensiblement atteinte à la sécurité nationale […] [Non souligné dans l’original.]

[14]      L’État a un intérêt important à protéger la sécurité nationale et la sécurité de ses services de renseignement. La divulgation par inadvertance de renseignements confidentiels se situe au cœur même de ce que l’État a intérêt à protéger. Il y aura toujours une opposition d’intérêts entre le droit du public à un système transparent et la nécessité pour l’État de protéger des renseignements qui seraient susceptibles d’être préjudiciables pour l’ensemble du public.

[15]      La Cour suprême a reconnu l’importance de l’intérêt de l’État et du public en matière de sécurité nationale. Ces deux facteurs ont été jugés suffisants pour justifier de limiter la divulgation de renseignements aux personnes touchées par la non‑divulgation (voir Jahazi, précité [au paragraphe 22], citant les arrêts Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 R.C.S. 350, au paragraphe 58; Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Chiarelli, [1992] 1 R.C.S. 711, à la page 744; Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3 (Suresh), au paragraphe 122; et Ruby c. Canada (Solliciteur général), précité, aux paragraphes 38 à 44).

[16]      Une extension naturelle de ces principes se traduit par l’intérêt de l’État à récupérer les documents qui ont été divulgués par inadvertance, et ce, dans le but d’être en mesure de protéger de nouveau des renseignements qui font légitimement l’objet d’un privilège fondé sur la sécurité nationale. Il serait illogique d’empêcher la récupération de documents qui ont été divulgués par inadvertance au simple motif que les documents ont été divulgués, si le fait de mettre ces documents entre les mains d’un « observateur bien informé » porterait atteinte à la sécurité nationale. Les principes susmentionnés devraient donc s’appliquer aux documents qui font régulièrement l’objet d’un privilège fondé sur la sécurité nationale, indépendamment de la question de savoir si les documents ont été divulgués par inadvertance ou s’ils font l’objet d’une ordonnance interdisant leur divulgation.

[17]      Ni le demandeur ni le ministre n’a prétendu devant moi que l’État ne devrait pas protéger les renseignements qui font légitimement l’objet d’un privilège fondé sur la sécurité nationale. L’essentiel de leur argumentation porte sur la façon dont l’État devrait protéger les renseignements contenus dans les documents contestés qui ont été divulgués par inadvertance et sur l’opportunité de les protéger.

[18]      Le demandeur affirme que le seul moyen par lequel la Cour fédérale peut trancher la présente requête est de procéder en vertu de l’article 38 de la LPC. Je ne suis pas de cet avis.

[19]      Aux termes de l’article 38 de la LPC, une demande peut être présentée à la Cour fédérale en vue d’obtenir une ordonnance de divulgation en vertu du paragraphe 38.06(2) [édicté par L.C. 2001, ch. 41, art. 43]. L’article 38 de la LPC a pour objet de « protéger les renseignements dont la divulgation est susceptible de porter préjudice à la défense nationale ou aux relations internationales » et de faire en sorte que « les prétentions gouvernementales concernant la confidentialité de ces renseignements [soient] soumises à la surveillance des tribunaux » (Canada (Procureur général) c. Khawaja, 2007 CF 490, [2008] 1 R.C.F. 547 (Khawaja), aux paragraphes 87 et 88). De plus, dans l’arrêt Almrei c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 54, [2005] 3 R.C.F. 142, la Cour d’appel fédérale a déclaré que l’article 38 de la LPC a pour objet d’empêcher, dans le cadre d’une instance, la divulgation de renseignements qui, s’ils étaient divulgués, seraient susceptibles de porter préjudice à la sécurité nationale (au paragraphe 74).

[20]      Le demandeur fait valoir que l’article 38 de la LPC constitue un code complet qui prévoit la procédure à suivre lorsque la communication de renseignements sensibles est en cause. Plus précisément, le paragraphe 38.06(2) impose la mise en balance des raisons d’intérêt public qui justifient la divulgation et des raisons d’intérêt public qui justifient la non‑divulgation (Khawaja, précité, au paragraphe 89). Le demandeur affirme que l’article 38 de la LPC est le seul moyen qui permet de traiter les documents contestés en l’espèce.

[21]      Il est évident que l’article 38 de la LPC est censé s’appliquer comme un code complet aux instances dans lesquelles la loi ne prévoit pas de mécanisme pour traiter de la non-divulgation des documents qui font l’objet d’un privilège fondé sur la sécurité nationale. Ce n’est pas le cas en l’espèce. La LIPR contient un régime législatif conçu expressément pour traiter de la non-divulgation des renseignements dans le contexte de l’immigration. On pourrait soutenir que l’application de la LPC plutôt que de la LIPR à la présente requête irait à l’encontre de la présomption d’absence de redondance, un principe d’interprétation des lois.

[22]      Le législateur est présumé ne pas utiliser de mots superflus ou dénués de sens, ne pas se répéter inutilement ni s’exprimer en vain. Chaque mot de la loi est présumé avoir un sens et jouer un rôle précis dans la réalisation de l’objectif du législateur (Ruth Sullivan, Sullivan and Driedger on the Construction of Statutes, 4e éd. (Markham, Ont. : Butterworths, 2002), à la page 158).

[23]      Le juge Iacobucci a exprimé le même principe dans l’arrêt Fonds de développement économique local c. Canadian Pickles Corp., [1991] 3 R.C.S. 388, aux pages 408 et 409 :

C’est un principe d’interprétation législative qu’il faut donner un sens à chaque terme d’une loi: [traduction] «Une interprétation qui laisserait sans effet une partie des termes employés dans une loi sera normalement rejetée» (Maxwell on the Interpretation of Statutes (12e éd. 1969), à la p. 36).

[24]      La présomption d’absence de redondance empêcherait la Cour d’appliquer l’article 38 de la LPC au cas qui nous occupe. Si le législateur avait voulu que notre Cour utilise l’article 38 chaque fois qu’une question de non‑divulgation est soulevée dans le contexte de l’immigration, l’article 87 de la LIPR serait alors redondant. Compte tenu de l’affirmation du juge Iacobucci suivant laquelle il faut donner un sens à chaque terme de la loi, force est de conclure que telle ne pouvait être l’intention du législateur.

[25]      Ayant conclu que l’article 38 de la LPC n’est pas le moyen approprié pour traiter de l’objet de la présente requête, je passe maintenant à l’application de l’article 87 de la LIPR et aux principes qui y sont énoncés.

[26]      Le législateur a expressément chargé la Cour fédérale de protéger les renseignements dans le cadre de l’application de la LIPR lorsque leur divulgation porterait atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui (LIPR, articles 77 à 87.1). L’article 87 de la LIPR dispose :

87. Le ministre peut, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, demander l’interdiction de la divulgation de renseignements et autres éléments de preuve. L’article 83 s’applique à l’instance, avec les adaptations nécessaires, sauf quant à l’obligation de nommer un avocat spécial et de fournir un résumé.

Interdiction de divulgation — contrôle judiciaire

[27]      Le demandeur soutient que l’article 87 de la LIPR ne peut s’appliquer à la présente requête parce qu’il ne s’applique que « dans le cadre d’un contrôle judiciaire »; suivant le demandeur, la présente requête [traduction] « n’a rien à voir avec un contrôle judiciaire ». Je ne suis pas de cet avis. Par ses propres actes, le demandeur a, en sollicitant la suspension de l’audience de la SI et l’ajournement de l’instance en contrôle judiciaire, inextricablement lié la demande de dispense ministérielle au contrôle judiciaire de la décision interlocutoire de la SI. En conséquence, il n’y a guère de doute dans mon esprit que les documents divulgués dans le contexte de la demande de dispense ministérielle se rapporteront à la demande de contrôle judiciaire lorsqu’elle sera entendue, en supposant qu’elle le soit. Il s’ensuit que, bien que les documents contestés aient été divulgués en réponse à la demande de dispense ministérielle, cette divulgation fait partie de l’essence même de la demande de contrôle judiciaire qui a été ajournée sine die.

[28]      Même s’il était possible de conclure que les documents contestés n’entrent pas directement dans le cadre de l’instance en contrôle judiciaire qui a pour le moment été ajournée et qu’ils ne correspondent donc pas au libellé explicite de l’article 87, le résultat serait le même. Les documents contestés ont de toute évidence été communiqués relativement à une question relevant de la LIPR, plus précisément du paragraphe 34(2). Les faits particuliers de la présente affaire et les liens étroits qui existent entre l’instance introduite en vertu du paragraphe 34(1) et la demande de dispense ministérielle m’amènent à conclure que l’on peut recourir à la règle 4 des Règles des Cours fédérales pour combler la lacune (Segasayo c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 585 (Segasayo); Mohammed c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1310, [2007] 4 R.C.F. 300). L’adoption par analogie de la procédure bien établie prévue à l’article 87 de la LIPR pour les besoins de la présente requête permettrait de trancher la présente requête de la manière la plus juste, expéditive et économique possible (la règle 3, Règles des Cours fédérales).

[29]      En résumé, je conclus que la Cour fédérale a compétence pour juger la présente requête, directement ou par analogie, en vertu de l’article 87 de la LIPR.

B.        Question 2 : La requête présentée par le ministre en vue d’obtenir la restitution des documents contestés devrait‑elle être accueillie?

1) Les documents en question font‑ils l’objet d’un privilège fondé sur la sécurité nationale?

[30]      Le ministre affirme que les documents font régulièrement l’objet d’un privilège fondé sur la sécurité nationale.

[31]      La Cour suprême du Canada a confirmé qu’une approche large et souple s’applique en matière de sécurité nationale et que ces questions donnent lieu à l’application d’une norme de contrôle judiciaire caractérisée par la retenue, et que, dès lors que le « ministre peut produire une preuve étayant raisonnablement la conclusion que l’intéressé constitue un danger pour la sécurité du Canada, les tribunaux ne doivent pas intervenir et modifier sa décision » (Suresh, précité, au paragraphe 85).

[32]      Le ministre s’inspire des facteurs énoncés par le juge Addy dans le jugement Henrie c. Canada (Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité), [1989] 2 C.F. 229 (1re inst.), aux pages 241 et 242, pour déterminer si des renseignements pourraient nuire à la sécurité nationale :

En cherchant à savoir si la divulgation de renseignements particuliers pourrait nuire à la sécurité nationale et en appréciant l’étendue possible de ce tort, il faut se rappeler que l’objectif fondamental et de fait la raison d’être d’une enquête en matière de renseignement de sécurité diffèrent et se distinguent considérablement de ceux d’une enquête qui porte sur l’application de la loi en matière criminelle, où l’on est généralement en présence d’une infraction commise fournissant un cadre dans les paramètres duquel l’enquête doit se tenir et peut facilement être contenue. Son but est l’obtention d’éléments de preuve admissibles dans des poursuites au criminel. D’autre part, les enquêtes de sécurité visent la collecte de renseignements et elles tendent généralement à prédire des événements futurs en reconnaissant des tendances dans les événements passés et présents.

Il existe peu de limites aux sortes de renseignements de sécurité, souvent obtenus à long terme, qui peuvent aider à reconnaître une menace. Celle‑ci pourrait se rapporter à n’importe quel aspect de nos activités nationales et elle pourrait être immédiate ou viser délibérément un avenir relativement lointain. Un renseignement, qui en lui‑même pourrait sembler anodin, se révélera souvent, rapproché d’autres renseignements, extrêmement utile et même vital à la reconnaissance d’une menace. La nature et la source mêmes du renseignement le rendent bien souvent irrecevable en preuve devant tout tribunal judiciaire. Certains renseignements sont le résultat d’échanges d’informations entre des pays amis du monde occidental, et leur source ou leur mode d’obtention est rarement divulgué par le pays informateur. [Non souligné dans l’original.]

[33]      Le demandeur soutient, en revanche, qu’il incombe au ministre d’établir que la divulgation a été faite par inadvertance et que la non-restitution des documents porterait atteinte à la sécurité nationale. Le demandeur affirme que l’affidavit de Mme Barrette (qui a été versé au dossier de la requête) n’indique pas pourquoi la divulgation des documents contestés non expurgés compromettrait la sécurité nationale. Le demandeur affirme de plus que la question est celle de savoir s’il est régulièrement possible d’invoquer un privilège fondé sur la sécurité nationale, compte tenu du fait que les documents ont déjà été communiqués.

[34]      Pour les motifs qui suivent, je conclus que les passages expurgés des documents contestés font régulièrement l’objet d’un privilège fondé sur la sécurité nationale.

[35]      Le demandeur cite des passages des documents contestés expurgés qui semblent ne pas être importants pour la « sécurité nationale » (en l’occurrence des noms et des adresses). Toutefois, ainsi qu’il a été précisé dans la décision récente Rajadurai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 119 (Rajadurai), bien que, pris isolément, un document puisse sembler anodin, il peut quand même porter atteinte à la sécurité nationale du point de vue de l’« observateur bien informé ». Au paragraphe 16 de sa décision, le juge de Montigny fait observer :

Il importe de se rendre compte qu’un [traduction] « observateur bien informé », c’est‑à‑dire une personne qui s’y connaît en matière de sécurité et qui est membre d’un groupe constituant une menace, présente ou éventuelle, envers la sécurité du Canada, ou une personne associée à un tel groupe, connaîtra les rouages de celui‑ci dans leurs moindres détails ainsi que les ramifications de ses opérations dont notre service de sécurité pourrait être relativement peu informé. En conséquence de quoi l’observateur bien informé pourra parfois, en interprétant un renseignement apparemment anodin en fonction des données qu’il possède déjà, être en mesure d’en arriver à des déductions préjudiciables à l’enquête visant une menace particulière ou plusieurs autres menaces envers la sécurité nationale. Il pourrait, par exemple, être en mesure de déterminer, en tout ou en partie, les éléments suivants : (1) la durée, l’envergure et le succès ou le peu de succès d’une enquête; (2) les techniques investigatrices du service; (3) les systèmes typographiques et de téléimpression utilisés par le SCRS; (4) les méthodes internes de sécurité; (5) la nature et le contenu d’autres documents classifiés; (6) l’identité des membres du service ou d’autres personnes participant à une enquête.

[36]      Me plaçant du point de vue de l’« observateur bien informé » et en ma qualité de juge désignée, j’ai examiné les documents contestés, les passages dont l’expurgation est réclamée ainsi que le témoignage de la personne qui a souscrit l’affidavit secret qui m’a été soumis. J’ai tenu compte des propos susmentionnés tenus par le juge de Montigny dans la décision Rajadurai ainsi que des recommandations formulées par la juge Eleanor Dawson dans la décision Ugbazghi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 694, [2009] 1 R.C.F. 454. L’affidavit secret ne renfermait pas une simple liste de conclusions, mais bien un témoignage détaillé ainsi que le raisonnement expliquant pourquoi, de l’avis de la déclarante, chacune des expurgations était nécessaire pour protéger la sécurité nationale et la sécurité d’autrui. M’étant acquittée de la sérieuse tâche consistant à passer les documents en revue, je suis d’accord avec le ministre pour dire que les passages expurgés des documents contestés devraient bénéficier d’un privilège fondé sur la sécurité nationale.

2) Le défendeur a‑t‑il renoncé au privilège fondé sur la sécurité nationale en ce qui concerne les documents?

[37]      Le ministre soutient que la divulgation des documents contestés a été faite par inadvertance et qu’elle n’était pas censée emporter renonciation au privilège fondé sur la sécurité nationale dont ces documents bénéficiaient. Le demandeur, en revanche, affirme que, même si le privilège fondé sur la sécurité nationale s’était appliqué à l’origine, le ministre a renoncé à ce privilège en divulguant les documents contestés à l’avocate du demandeur.

[38]      Les tribunaux canadiens ont établi que la divulgation par inadvertance de renseignements privilégiés n’emporte pas automatiquement renonciation au privilège, et que les renseignements privilégiés se rapportant à la sécurité nationale du Canada ne font pas exception à la règle (Alan W. Bryant, Sydney N. Lederman et Michelle K. Fuerst, The Law of Evidence in Canada, 3éd. (Markham, Ont. : LexisNexis Canada, 2009)). De plus, il n’est pas possible de renoncer, dans tous les sens courants du terme, à l’immunité d’intérêt public (Babcock c. Canada (Procureur général), 2002 CSC 57, [2002] 3 R.C.S. 3, au paragraphe 32).

[39]      Dans l’affaire Abou‑Elmaati v. Canada (Attorney General), 2010 ONSC 2055, 101 O.R. (3d) 424, le tribunal, qui examinait l’article 38 de la LPC, a déclaré qu’une divulgation par inadvertance n’a pas pour effet d’écarter, pour cause de renonciation, le pouvoir de la Cour fédérale de protéger les documents à l’égard duquel un privilège fondé sur la sécurité nationale est revendiqué. À mon sens, ce raisonnement vaut également dans le cas de l’article 87 de la LIPR. Dans le jugement Khawaja, précité, le juge Richard Mosley cite l’arrêt Chapelstone Developments Inc. c. Canada, 2004 NBCA 96, 277 R.N.‑B. (2e) 350, dans lequel la Cour d’appel du Nouveau-Brunswick a jugé que la divulgation par inadvertance de renseignements protégés n’entraînait pas automatiquement la perte du privilège et qu’il faut davantage pour que la communication protégée soit admissible (Khawaja, précité, au paragraphe 109; Chapelstone, précité, au paragraphe 55).

[40]      Dans l’affaire Khadr c. Canada (Procureur général), 2008 CF 549 (Khadr), la Cour s’est penchée sur la question de savoir dans quel cas la divulgation par inadvertance emportait renonciation au privilège fondé sur la sécurité nationale. La Cour a conclu que la méthode à suivre pour déterminer si un document ne devait pas être divulgué au public était la même pour tous les documents et ce, que les renseignements aient été divulgués ou non par inadvertance.

[41]      Je suis d’accord avec le demandeur pour dire qu’il faut déterminer au cas par cas si la divulgation par inadvertance entraîne la perte du privilège (Khawaja, précité, au paragraphe 109).

[42]      Après avoir tenu compte des circonstances particulières de la présente requête, je conclus que le privilège fondé sur la sécurité nationale qui est revendiqué sur les passages des documents contestés en litige n’a pas été perdu par suite de leur divulgation par inadvertance. Bien que le ministre reconnaisse que les versions non expurgées des documents contestés n’auraient jamais dû être transmises à l’avocate du demandeur, cette mesure n’a pas été prise intentionnellement et je ne dispose d’aucun élément qui me permettrait de penser que nous sommes en présence de « circonstances » comme celles dont il était question dans les affaires Khawaja et Khadr et qui emporteraient renonciation au privilège sur les documents contestés. L’importance que revêt la protection de la sécurité nationale ne s’évanouit pas lorsqu’une erreur se solde par la divulgation par inadvertance de renseignements. Il est dans l’intérêt du public d’assurer la confidentialité des renseignements intéressant la sécurité nationale et de faire en sorte qu’advenant le cas où ils seraient divulgués « par inadvertance », il existe des moyens de les rendre de nouveau confidentiels.

3) Le privilège fondé sur la sécurité nationale constitue‑t‑il une exception au principe de la publicité des débats judiciaires?

[43]      Le demandeur soutient que le privilège fondé sur la sécurité nationale va à l’encontre du principe de la publicité des débats judiciaires, qui exige « la transparence, tant dans la procédure suivie que dans les éléments pertinents à la solution du litige » (Sierra Club du Canada c. Canada (Ministre des Finances), 2002 CSC 41, [2002] 2 R.C.S. 522, au paragraphe 1).

[44]      Il existe des exceptions claires au principe de la publicité des débats judiciaires et le privilège fondé sur la sécurité nationale en est une (Ugbazghi, précité, aux paragraphes 24 à 28).

C.        Question 3 : La Cour devrait‑elle désigner un avocat spécial pour défendre les intérêts du demandeur?

[45]      Le demandeur affirme que, si des éléments de preuve doivent être présentés et des observations formulées à huis clos et ex parte, la Cour devrait nommer un avocat spécial pour défendre les intérêts du demandeur conformément à l’article 87.1 de la LIPR.

[46]      Le demandeur est conscient du fait que la nomination d’un avocat spécial est une décision discrétionnaire. Il affirme toutefois que ce pouvoir discrétionnaire devrait être exercé en sa faveur lorsque des considérations d’équité l’exigent. Le demandeur affirme qu’en l’espèce, des considérations d’équité requièrent la nomination d’un avocat spécial.

[47]      Le demandeur affirme que les droits que lui reconnaît l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44] (la Charte), entrent en jeu étant donné que la mesure en question s’inscrit dans le cadre d’une décision générale qui pourrait se solder par son renvoi du Canada, ce qui l’exposerait au risque d’être persécuté et torturé au Sri Lanka. Le demandeur cite l’arrêt Charkaoui, précité, dans lequel la Cour suprême a souligné que la non‑divulgation et le manquement à l’équité dans le cadre d’une procédure susceptible de se solder par un renvoi porteraient atteinte aux droits que la Charte reconnaît à la personne en cause.

[48]      L’article 87.1 de la LIPR dispose :

87.1 Si le juge, dans le cadre du contrôle judiciaire, ou le tribunal qui entend l’appel de la décision du juge est d’avis que les considérations d’équité et de justice naturelle requièrent la nomination d’un avocat spécial en vue de la défense des intérêts du résident permanent ou de l’étranger, il nomme, parmi les personnes figurant sur la liste dressée au titre du paragraphe 85(1), celle qui agira à ce titre dans le cadre de l’instance. Les articles 85.1 à 85.5 s’appliquent alors à celle‑ci avec les adaptations nécessaires.

Avocat spécial

[49]      Ainsi que la Cour l’a fait observer dans la décision Farkhondehfall c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1064, au paragraphe 29, la désignation d’un avocat spécial est une mesure qui relève du pouvoir discrétionnaire du juge désigné :

[traduction] Bien qu’à la suite des modifications apportées à la LIPR dans la foulée de l’arrêt Charkaoui, la nomination d’un avocat spécial soit devenue obligatoire dans les instances relatives aux certificats de sécurité, cette mesure est laissée à la discrétion du tribunal dans les autres types d’instances visées par la Loi.

[50]      Récemment, dans le jugement Kanyamibwa c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2010 CF 66, [2011] 1 RC.F. 423, aux paragraphes 43 à 56, le juge de Montigny a analysé les exigences dont le tribunal devrait tenir compte pour décider si la désignation d’un avocat spécial est nécessaire dans une affaire ne portant pas sur la délivrance d’un certificat de sécurité. Dans ce jugement, le juge de Montigny a conclu qu’il n’était pas nécessaire de désigner un avocat spécial pour faciliter l’examen d’une requête en interdiction de divulgation fondée sur l’article 87. Pour arriver à cette conclusion, le juge de Montigny a tenu compte de plusieurs facteurs :

1. Atteinte : La divulgation porterait‑elle atteinte à la sécurité nationale ou à la sécurité d’autrui?

2. Incidence immédiate : La décision du ministre aurait‑elle une incidence limitative immédiate sur le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité du demandeur?

3. Réfugié au sens de la Convention : La qualité de réfugié au sens de la Convention a‑t‑elle déjà été reconnue au demandeur?

4. Type de demande : S’agit‑il du refus d’accorder une dispense ministérielle ou d’un certificat de sécurité?

5. Étendue de l’interdiction de divulgation : L’étendue de l’interdiction de divulgation est‑elle limitée?

6. Caractère substantiel : Quel est le caractère substantiel ou probant des renseignements en cause?

[51]      Dans la requête dont je suis saisie, presque tous les facteurs militent contre la désignation d’un avocat spécial. Ainsi que je l’ai déjà signalé, j’ai conclu que la divulgation des documents contestés non expurgés porterait atteinte à la sécurité nationale. Deuxièmement, le contrôle judiciaire de la décision du ministre de refuser d’accorder la dispense prévue au paragraphe 34(2) [de la LIPR] diffère considérablement de la décision judiciaire concernant le caractère raisonnable du certificat de sécurité et du contrôle judiciaire de la décision de détenir une personne visée par un certificat de sécurité (Segasayo, précité, au paragraphe 28). De plus, dans le cas qui nous occupe, aucune décision n’a encore été rendue sur la question de savoir si le demandeur se verra refuser la dispense ministérielle qu’il sollicite. À mon avis, les renseignements qu’on cherche à protéger sont minimaux. Pour le moment, on ne sait pas avec certitude si le ministre se servira de ces renseignements pour répondre à la demande de dispense ministérielle. Enfin, le demandeur n’est pas exposé à un renvoi imminent et il n’est pas détenu.

[52]      Compte tenu de tous ces facteurs, je conclus que les considérations d’équité et de justice naturelle n’exigent pas la nomination d’un avocat spécial en vue de la défense des intérêts du demandeur.

V.        Dispositif

[53]      En conclusion, je suis convaincue qu’il y a lieu de faire droit à la requête du ministre. Si j’ai bien compris la situation, les parties se sont conformées à l’ordonnance du juge Hughes. Il n’est pas nécessaire que je répète dans mon ordonnance les questions qui ont déjà été examinées.

[54]      Comme la présente requête concerne la LIPR, j’ai demandé aux avocats à la fin de leurs plaidoiries de me préciser s’il y avait une question à certifier. J’ai refusé de reporter l’examen de cette question jusqu’à ce que mes motifs soient publiés. Ainsi que la Cour d’appel fédérale l’a fait observer dans l’arrêt Varela c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 145, [2010] 1 R.C.F. 129, « une question grave de portée générale découle des questions en litige dans l’affaire et non des motifs du juge » (au paragraphe 29). J’ai donné au demandeur jusqu’au vendredi 22 octobre 2010 et au ministre jusqu’au mardi 26 octobre 2010 pour me soumettre leurs observations sur toute question dont la certification serait proposée.

[55]      Les observations de l’avocate du demandeur n’ont été reçues que le 25 octobre 2010. Les raisons qu’elle a invoquées pour justifier ce dépôt tardif étaient totalement insuffisantes. La Cour ne fixe pas des délais pour qu’ils soient ignorés. Toutefois, en tout état de cause, malgré le fait qu’elle renferme des suppositions, la lettre déposée tardivement se termine par l’affirmation suivante : [traduction] « Il n’y a donc pour le moment aucune question dont la certification est demandée ».

[56]      Dans les observations qu’elle a formulées en réponse (et dont la présentation a été retardée en raison du retard qu’accusait le dépôt des observations de l’avocate du demandeur), l’avocat du ministre a expliqué qu’il serait peut‑être prématuré de certifier une question, mais qu’[traduction] « il serait peut‑être prudent de certifier une question au sujet de la procédure préférable ou appropriée à suivre dans les circonstances ». Le caractère vague de cette demande n’aide pas la Cour.

[57]      Compte tenu des circonstances particulières de la présente requête, je suis convaincue que la présente affaire ne soulève aucune question grave de portée générale à certifier.

ORDONNANCE

LA COUR :

1. CONFIRME l’ordonnance rendue par le juge Hughes le 2 septembre 2010;

2. CONFIRME le privilège fondé sur la sécurité nationale revendiqué par le ministre sur certains passages des documents contestés;

3. ORDONNE, dans la mesure où les mesures suivantes n’ont pas encore été prises :

• au demandeur de sceller et de retourner au ministre, par l’intermédiaire de son avocate, toute copie papier des documents contestés non expurgés;

• au demandeur de détruire toute copie électronique des documents contestés non expurgés se trouvant sous le contrôle ou en la possession du demandeur ou de son avocate;

• au demandeur et à son avocate de détruire les notes qui se trouvent en leur possession ou sous leur contrôle et qui se rapportent aux passages expurgés des documents contestés.

4. ORDONNE que les documents contestés non expurgés qui se trouvent présentement dans une enveloppe scellée déposée à la Cour et qui ont été versés au dossier de la Cour soient retournés par le greffe à l’avocat du ministre;

5. DÉCLARE qu’aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

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