[2012] 3 R.C.F. 3
IMM-4423-09
2010 CF 1175
Le Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (demandeur)
c.
Brandon Carl Huntley (défendeur)
Répertorié : Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Huntley
Cour fédérale, juge Russell—Toronto, le 13 juillet; Ottawa, le 24 novembre 2010.
* Note de l’arrêtiste : Cette décision a été confirmée en appel (A-482-10, 2011 CAF 273). Voici la référence de publication des motifs du jugement prononcés le 3 octobre 2011 : [2012] 3 R.C.F. 118.
Citoyenneté et Immigration — Statut au Canada — Réfugiés au sens de la Convention et personnes à protéger — Contrôle judiciaire d’une décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié qui conférait au défendeur le statut de réfugié, au sens de l’art. 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés — Le défendeur est un Sud-Africain blanc, qui alléguait avoir été victime d’agressions à mobile raciste de la part de Sud-Africains noirs — Il n’avait pas demandé la protection de l’État et avait tardivement présenté une demande d’asile — La SPR a conclu que le défendeur était crédible et que le témoignage du témoin du défendeur était « venu sauver » la demande d’asile — Elle a conclu, entre autres, que le défendeur craignait avec raison d’être persécuté — La violence et la criminalité dont le défendeur avait été victime constituaient-elles de la persécution? — La preuve du défendeur était ambivalente, ne donnant pas à penser que les attaques étaient motivées par le racisme — Il n’y a pas de preuve d’agressions à caractère raciste et systémiques contre le défendeur, ni contre les Blancs d’Afrique du Sud — Il y a absence de crainte subjective du défendeur — La crainte de la criminalité qui s’est répandue n’est pas un fondement pour étayer une prétention de persécution — Le défendeur n’a donné aucune explication raisonnable quant à la raison pour laquelle il n’avait pas sollicité la protection de l’État — La SPR ne s’est pas fondée sur la preuve objective concernant la protection de l’État — Les conclusions que la SPR a tirées au sujet de la valeur du témoignage du témoin sont déraisonnables — En affirmant que la SPR a un parti pris ou qu’elle est une institution partiale, le défendeur tente simplement de mettre sa cause à l’abri d’un contrôle judiciaire et d’une nouvelle audition — Demande accueillie.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Vie, liberté et sécurité — La Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a reconnu au défendeur la qualité de réfugié en application de l’art. 96 — Le défendeur alléguait que la demande de contrôle judiciaire, en l’espèce, constituait un abus de procédure et une violation des droits que l’art. 7 de la Charte lui confère, au vu des pressions politiques exercées par l’Afrique du Sud — La demande de contrôle judiciaire constitue-t-elle un abus de procédure et une violation des droits que confère la Charte au défendeur? — Il n’y a aucune preuve que la procédure de contrôle judiciaire a été engagée en raison des pressions exercées par l’Afrique du Sud — La décision de demander le contrôle judiciaire était fondée sur le fait que le demandeur croyait que la décision de la SPR était viciée — Les allégations d’ingérence politique et d’abus du défendeur reposent sur un fondement factuel faible, dépendent d’affidavits viciés et ne sont pas étayées par la preuve.
Il s’agissait d’une demande en vue de soumettre à un contrôle judiciaire la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié avait reconnu au défendeur la qualité de réfugié au sens de la Convention en application de l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Le demandeur avait revendiqué le statut de réfugié en disant craindre d’être victime de discrimination, de harcèlement et peut-être de mort du fait de sa race.
Le défendeur, un citoyen de race blanche de la République de l’Afrique du Sud, avait dit avoir été attaqué et agressé à maintes reprises par des Sud-Africains noirs. Il avait allégué que ces agressions avaient un mobile raciste et il avait affirmé qu’il n’avait pas demandé la protection de la police ou de l’État, car les autorités n’avaient pas la capacité ou la volonté d’aider les Sud‑Africains blancs. Après l’expiration de son permis de travail, le défendeur avait tenté de s’enrôler dans les Forces armées canadiennes et avait épousé une citoyenne canadienne avant de présenter sa demande d’asile. La SPR avait conclu que le défendeur était digne de foi et avait accepté son témoignage au sujet des agressions. L’un des témoins du défendeur, Mme Kaplan, dont le frère avait été victimisé par des Sud‑Africains noirs, avait aussi relaté dans son témoignage que la police était corrompue et qu’elle ne voulait pas aider les Sud-Africains blancs, et que les Sud-Africains blancs faisaient l’objet d’un génocide. La SPR avait souligné que le témoignage de Mme Kaplan avait corroboré les allégations du défendeur à propos de la persécution des Sud-Africains blancs et qu’il était « venu sauver » sa demande d’asile. Finalement, la SPR avait conclu que, bien qu’il eut tardé à demander l’asile, le défendeur craignait avec raison d’être persécuté par les Sud‑Africains noirs, au vu de la preuve objective qu’on lui avait soumise, qui démontrait que l’État n’avait pas la capacité ou la volonté de protéger le défendeur et que ce dernier ne bénéficiait d’aucune possibilité de refuge intérieur viable en Afrique du Sud.
Le défendeur a allégué, notamment, que la demande présentée par le demandeur constituait un abus de procédure, au vu des pressions politiques exercées par le gouvernement de l’Afrique du Sud, et qu’elle violait les droits que l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés lui confère. Le défendeur a aussi prétendu que le fait que le demandeur ait qualifié d’actes de violence aléatoires la persécution qu’il avait subie ne découle pas de la preuve et que la SPR avait correctement apprécié la crainte subjective du demandeur en se fondant sur la preuve et les faits qui lui avaient été soumis.
Les principales questions en litige étaient de savoir si la violence et la criminalité dont le défendeur avait été victime constituaient de la persécution, et si la demande de contrôle judiciaire du ministre constituait un abus de procédure et violait les droits que confère au défendeur la Charte.
Jugement : la demande doit être accueillie.
Il existait de l’ambivalence dans le témoignage du défendeur au sujet du mobile des agressions dont il avait été victime, des raisons pour lesquelles il était venu au Canada et des motifs pour lesquels il n’avait pas sollicité la protection de la police en Afrique du Sud. Le témoignage du défendeur ne donnait pas l’impression que ces agressions avaient un caractère manifestement raciste, à part les insultes racistes proférées par ses agresseurs. Ces mots ne sont pas en soi un indice objectif que le défendeur avait été agressé parce qu’il était blanc. La preuve ne donnait pas à penser que les agressions étaient motivées par des mobiles mixtes, c'est-à-dire que les agressions avaient pour but de permettre aux agresseurs de s’emparer de ses biens et de le châtier, parce qu’il était blanc. En fait, les agressions avaient pour but de lui voler et ses biens et son argent. La race du défendeur était simplement un indice de richesse relative, et cela ne rendait pas les agressions racistes. De façon générale, le témoignage non sollicité du défendeur ne pouvait étayer raisonnablement une conclusion d’agressions à caractère raciste et systémiques. La preuve documentaire objective produite par le défendeur n’étayait pas non plus ses allégations au sujet d’une criminalité systémique fondée sur une discrimination raciale à l’égard des Sud‑Africains blancs.
La preuve faisait ressortir un manque de crainte subjective du défendeur. Le défendeur ne pouvait être plus clair lorsqu’il a mentionné que les raisons pour lesquelles il était venu au Canada étaient d’ordre économique et n’avaient rien à voir avec une crainte de violence à caractère raciste. Sa crainte de la criminalité qui s’est répandue en Afrique du Sud n’était pas suffisante pour étayer une prétention de persécution. L’omission du défendeur de signaler les agressions à la police confirmait son absence de crainte subjective. Il n’a donné aucune explication raisonnable quant à la raison pour laquelle il n’avait pas sollicité la protection de l’État, bien que certaines de ces agressions soient survenues à une époque où le régime d’apartheid blanc était en plein contrôle et résolu à mater les Sud‑Africains noirs. Aucune preuve n’a été soumise à la SPR pour démontrer que le défendeur avait sollicité l’aide de la police ou qu’on lui avait refusé une aide quelconque. Bien que la documentation fournie par le défendeur ait été pertinente, celle-ci était personnelle, partiale et politique, et devait être examinée par rapport à un éventail plus vaste de sources plus indépendantes. Cela étant, la volonté et la capacité de l’État sud-africain à protéger les Sud‑Africains blancs est une question qui reste à être tranchée en fonction d’un fondement probant plus objectif que celui auquel la SPR s’est reportée et sur lequel elle s’est fondée. Finalement, un retard aussi long à demander l’asile aurait été habituellement retenu contre une allégation de crainte subjective. Dans le cas présent, la SPR a excusé ce retard, parce qu’elle avait souscrit au point de vue de Mme Kaplan, qui était partial et fondé sur son appartenance à une classe raciale et socioéconomique particulière, sur ce qui se passe en Afrique du Sud, et qu’elle avait décidé que ce point de vue permettait de reconnaître au défendeur le statut de réfugié. Les conclusions que la SPR avait tirées au sujet de la valeur du témoignage de Mme Kaplan, ainsi que le fait qu’elle s’était servie de ce témoignage pour « sauver » la demande d’asile du défendeur, étaient déraisonnables.
En ce qui concerne la façon dont la SPR avait traité la documentation, celle-ci s’était fondée en général sur des facteurs qui ont peu de pertinence à l’égard de la demande d’asile du défendeur. La décision de la SPR comportait également de nombreuses erreurs qui faisaient en sorte qu’elle était déraisonnable.
Il n’existait aucune preuve que le gouvernement du Canada avait cédé de quelque manière aux pressions diplomatiques de l’Afrique du Sud en décidant d’engager ou non la procédure de contrôle judiciaire en l’espèce. La teneur, la texture, le poids et le bien-fondé de la demande ne dénotaient rien de plus qu’une décision prise par le demandeur de faire contrôler judiciairement une décision viciée de la SPR. Le moment où la demande de contrôle judiciaire a été présentée par le demandeur ne prouve rien non plus. Les allégations d’ingérence politique et d’abus du défendeur reposaient sur un fondement factuel des plus faibles et dépendaient principalement d’affidavits viciés qui ne satisfaisaient pas aux critères énoncés dans la décision Ly c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration). Les arguments constitutionnels et d’abus du défendeur n’étaient donc pas étayés par la preuve.
L’affirmation du défendeur voulant que la SPR ne pouvait maintenant plus réexaminer d’une manière équitable et impartiale sa demande d’asile si elle devait lui être renvoyée pour réexamen, en raison de la publicité et de la controverse entourant l’affaire, constituait simplement une tentative de mettre sa cause à l’abri d’un contrôle judiciaire et d’une nouvelle audition. Le défendeur ne pouvait pas devenir un réfugié au sens de la Convention par défaut ainsi que par de simples affirmations de parti pris ou de partialité institutionnelle de la part de la SPR.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 7.
Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F‑7, art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14), 18 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 4; 2002, ch. 8, art. 26), 18.1 (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5; 2002, ch. 8, art. 27).
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 72, 96.
Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, règles 1 (mod. par DORS/2004‑283, art. 2), 81 (mod. par DORS/2009‑331, art. 2).
Règles des Cours fédérales en matière d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93‑22 (mod. par DORS/2005-339, art. 1), art. 12 (mod. par DORS/2002-232, art. 15).
JURISPRUDENCE CITÉE
décisions appliquées :
Ly c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1184; Committee for Justice and Liberty et autres c. Office national de l’énergie et autres, [1978] 1 R.C.S. 369.
décision différenciée :
États-Unis d’Amérique c. Cobb, 2001 CSC 19, [2001] 1 R.C.S. 587.
décisions examinées :
Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Huntley, 2010 CF 407; Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, 329 R.N.-B. (2e) 1; 2008 CSC 9; Zhuravlvev c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2004] 4 C.F. 3 (1re inst.); Shahiraj c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 453; Flores c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 893; Smirnov c. Canada (Secrétaire d’État), [1995] 1 C.F. 780 (1re inst.); Deigan c. Canada (Ministre de l’Industrie), [1996] A.C.F. no 1360 (C.A.) (QL); Mackin c. Nouveau-Brunswick (Ministre de Finances); Rice c. Nouveau-Brunswick, 2002 CSC 13, [2002] 1 R.C.S. 405, (2002), 245 R.N.‑B. (2e) 299; Kozak c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 124, [2006] 4 R.C.F. 377; Pillai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 1417, [2002] 3 C.F. 481.
décisions citées :
Song c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 467; Legault c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125, [2002] 4 C.F. 358; Mendoza Cornejo c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 261; Liang c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 450; Blake c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CF 572, [2009] 1 R.C.F. 179; Smith c. Canada (Chef d’état-major de la Défense), 2010 CF 321; Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689; Prophète c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 31; Caballero c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. no 483 (C.A.) (QL); Hernandez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 1211; Ramirez Tenorio c. Canada (Citoyenneté et Immigration) 2007 CF 63; Mejia c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1180; Syed c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2000 CanLII 16201 (C.F. 1re inst.); Danquah c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 832; Smith Kline & French Laboratories Ltd. c. Novopharm Ltd., [1984] A.C.F. no 223 (C.A.) (QL); First Green Park Pty. Ltd. c. Canada (Procureur général), [1997] 2 C.F. 845 (1re inst.); Bressette c. Kettle and Stony Point First Nations Band Council, 1997 CanLII 5436 (C.F. 1re inst.); Éthier c. Canada (Commissaire de la GRC), [1993] 2 C.F. 659 (C.A.); Nation crie de Tataskweyak c. Sinclair, 2007 CF 1107; Lumonics Research Limited c. Gould, [1983] 2 C.F. 360 (C.A.); Kassab c. Bell Canada, 2008 CF 1181; Liyanagamage c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1994] A.C.F. no 1637 (C.A.) (QL); Zazai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 89.
DOCTRINE CITÉE
Africa Ka Mahamba. « Taking from whites is not a crime in SA », Daily Sun (23 mars 2004).
Amnesty International – Rapport 2008 : Afrique du Sud, en ligne : <http://archive.amnesty.org/report2008/fra/regions/africa/south-africa.html>.
Bullard, David. « Loss of freedom creeps up on us like a face of wrinkles », Sunday Times (21 octobre 2007).
Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada. Cartable national de documentation, Exposés et Documents d’information sur un pays : Afrique du Sud, 25 mars 2009, en ligne : <http://www.irb-cisr.gc.ca:8080/Publications/pubndp_cdn.aspx?id=2328>.
Europa World Year Book 2008, 49e éd. Londres : Routledge, 2008.
Hijacking Awareness Guide, en ligne : <http://rocci.org/Hijacking_Awareness_Guide.pdf>.
Human Rights Watch. World Report 2008: South Africa: Events of 2007, en ligne : <http://www.hrw.org/sites/default/files/reports/wr2k8_web.pdf>.
IRIN : Service des nouvelles et analyses humanitaires du Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations Unies. « South Africa: Burning the welcome mat », en ligne : <http://irinnews.org/report.aspx?reportid=78302>.
M. Riordan-Bull Kleinmond. « Attacks have shown most of ANC to be racists », Cape Argus (31 mai 2008).
Morley, Robert. « South Africa: The Next Zimbabwe », theTrumpet.com (3 février 2009), en ligne : <http://www.thetrumpet.com/?q=5919.4283.0.0>.
« South Africa’s crime crisis », BBC News (27 mai 1999), en ligne : <http://news.bbc.co.uk/2/hi/special_report/1999/05/99/south_africa_elections/353596.stm>.
U.S. Department of State. 2008 Human Rights Report: South Africa. Washington : Bureau of Democracy, Human Rights, and Labor, en ligne : <http://www.state.gov/g/drl/rls/hrrpt/2008/af/119025.htm>.
DEMANDE en vue de soumettre à un contrôle judiciaire la décision (X (Re), 2009 CanLII 90063) par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié avait reconnu au défendeur la qualité de réfugié au sens de la Convention en application de l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Demande accueillie.
ONT COMPARU
Bernard Assan et B. Asha Gafar pour le demandeur.
Rocco Galati et Russell L. Kaplan pour le défendeur.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Le sous-procureur général du Canada pour le demandeur.
Rocco Galati Law Firm Professional Corporation, Toronto, pour le défendeur.
Table des matières
Paragraphe
Motifs du jugement et jugement |
|
Le contexte |
|
La décision faisant l’objet du présent contrôle |
6 |
Les questions en litige |
28 |
Les dispositions législatives applicables |
29 |
La norme de contrôle applicable |
34 |
Les arguments invoqués |
41 |
Le demandeur |
41 |
Les questions préliminaires |
41 |
Les affidavits |
41 |
L’absence d’abus de procédure |
41 |
Les erreurs commises dans la décision |
49 |
La protection de l’État |
50 |
L’évaluation de la preuve était déraisonnable |
57 |
Pas de preuves à l’appui des opinions du témoin |
58 |
L’absence de preuve de génocide |
61 |
La politique d’action positive |
63 |
L’accent mis sur les fermiers blancs est déraisonnable |
65 |
La conclusion de l’existence d’une PRI est arbitraire |
66 |
L’utilisation sélective de la preuve documentaire objective |
67 |
Des actes de violence aléatoires ne constituent pas de la persécution |
69 |
L’absence de crainte subjective |
71 |
Le retard |
73 |
Le défendeur |
76 |
L’abus de procédure |
76 |
La réévaluation de la preuve |
79 |
La protection de l’État |
82 |
Les conclusions de fait |
83 |
La persécution |
85 |
La crainte subjective |
86 |
Les dépens |
89 |
Analyse |
90 |
Généralités |
90 |
Le témoignage du défendeur |
96 |
L’interrogatoire de Me Kaplan |
122 |
La preuve objective de la motivation raciste |
126 |
La crainte subjective |
146 |
Les motifs de la venue au Canada |
150 |
Le défaut de signaler les agressions à la police |
157 |
Le retard à demander l’asile |
162 |
Les conclusions concernant le témoignage personnel du défendeur |
169 |
Le témoignage de Mme Lara Kaplan |
171 |
Les incidentes personnels de Mme Lara Kaplan |
189 |
Le récit fait par Mme Kaplan d’agressions contre des tiers |
197 |
Les opinions générales de Mme Kaplan |
204 |
La preuve documentaire |
210 |
Le Cartable national de documentation |
223 |
Les conclusions de la SPR |
230 |
Les conclusions sur le bien-fondé de la demande d’asile |
231 |
Les considérations externes |
237 |
La preuve de l’ingérence |
239 |
L’affidavit de Mme Stefanie Gude |
240 |
L’affidavit de Me Amina Sherazee |
261 |
La jurisprudence |
275 |
Le recours |
294 |
Les questions à certifier |
300 |
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par
[1] Le juge Russell : Il s’agit d’une demande présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi) en vue de soumettre à un contrôle judiciaire la décision, datée du 27 août 2009 [X (Re), 2009 CanLII 90063] (la décision), par laquelle la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a reconnu au défendeur la qualité de réfugié au sens de la Convention en application de l’article 96 de la Loi.
LE CONTEXTE
[2] Le défendeur, Brandon Carl Huntley, est un citoyen de race blanche de la République de l’Afrique du Sud (l’Afrique du Sud), qui a revendiqué le statut de réfugié en disant craindre d’être victime de discrimination, de harcèlement et peut-être de mort du fait de sa race. Il dit avoir été attaqué et agressé à maintes reprises par des Sud-Africains noirs. Ses agresseurs ont proféré contre lui des insultes racistes.
[3] Le défendeur est arrivé au Canada muni d’un permis de travail en 2004, pour travailler comme préposé dans un parc d’attractions. Il est ensuite retourné en Afrique du Sud en novembre 2004 quand son premier permis de travail a expiré. Il est revenu au Canada muni d’un autre permis de travail en juin 2005. Ce permis-là a expiré en décembre 2006.
[4] Après l’expiration de son second permis de travail, le défendeur est demeuré illégalement au Canada. Il a épousé une citoyenne canadienne, Melani Crête, en août 2007. Il a ensuite demandé l’asile en avril 2008, et sa demande a été accueillie. Cependant, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le demandeur ou le ministre) voudrait maintenant faire annuler la décision.
[5] Le 31 mars 2010, le défendeur a présenté une requête pour que sa demande soit convertie en une action ou qu’il soit ordonné au ministre de lui faire part de ses motifs pour introduire une procédure de contrôle judiciaire. Le juge Yvon Pinard a entendu sa requête et, par une ordonnance rendue le 16 avril 2010, il l’a rejetée [2010 CF 407].
LA DÉCISION FAISANT L’OBJET DU PRÉSENT CONTRÔLE
[6] La SPR a conclu que le défendeur était un témoin digne de foi et elle a accepté son témoignage au sujet des agressions dont il avait été victime. En outre, elle a conclu que le témoignage de Mme Lara Anne Kaplan, elle aussi citoyenne de l’Afrique du Sud, corroborait les allégations du défendeur à propos de la persécution des Sud-Africains blancs.
[7] Mme Kaplan a déclaré que [traduction] « les choses ont commencé à changer en défaveur des Sud-Africains blancs » une fois que Nelson Mandela est sorti de prison et a été élu comme président. Une partie des changements, a-t-elle ajouté, a inclus une série d’efforts pour [traduction] « permettre aux Sud-Africains noirs auparavant défavorisés d’entrer dans le monde des affaires et de commencer à gagner plus d’argent ». C’est ce que l’on a appelé l’émancipation économique des Noirs, le Black Economic Empowerment (BEE). De plus, Mme Kaplan a laissé entendre qu’en Afrique du Sud les mesures d’action positive comprennent l’application de normes différentes afin de permettre à des Sud-Africains noirs d’accéder à des postes d’influence et de pouvoir. Selon le commissaire de la SPR [au paragraphe 41], « À l’époque, le témoin était au sommet de l’échelle administrative. Cependant, elle s’est rendue compte que, après 12 ou 13 ans de carrière, elle a cessé d’obtenir des promotions et que [traduction] “beaucoup de Noirs arrivaient pour prendre nos places”. »
[8] Mme Kaplan a également fait état de deux incidents dans lesquels elle a été accostée par des Sud-Africains noirs, qui l’ont menacée à la pointe d’une arme à feu.
[9] La SPR [au paragraphe 45] a noté la conviction de Mme Kaplan selon laquelle « les [Sud-Africains noirs] croient que tous les Blancs sont également responsables de l’apartheid et que [traduction] “nous devrions être éradiqués et écrasés comme des fourmis”. » Elle a qualifié la situation actuelle en Afrique du Sud de [traduction] « apartheid inversé » et a soutenu que tous les Blancs ressentent la haine des Sud-Africains noirs à leur égard.
[10] Mme Kaplan a allégué qu’en Afrique du Sud, la police, elle-même composée principalement de Sud-Africains noirs, n’intervient pas à la suite des crimes que des Sud‑Africains noirs commettent contre des Sud-Africains blancs. De l’avis du témoin, cela est dû au fait que la police est « corrompue » et « de mèche avec les criminels ». Selon Mme Kaplan, la police ne veut pas aider les Sud-Africains blancs qui sont agressés. La police croit que [traduction] « les Blancs méritent ce qui leur arrive, qu’il en était grandement temps ».
[11] Mme Kaplan a ensuite décrit le sort qu’a connu l’un de ses frères, Robert Kaplan. Pendant que le fils de ce dernier dormait dans la maison, quatre Sud-Africains noirs y ont fait irruption, voulant censément faire du mal à son enfant. Robert les a suppliés de ne pas s’en prendre à son fils et leur a dit qu’ils pouvaient plutôt faire de lui ce qu’ils voulaient. Il a alors été ligoté, torturé, poignardé à neuf reprises, tiré à trois reprises dans la poitrine, brûlé au fer chaud et [traduction] « laissé pour mort ». Robert a survécu à ce supplice, mais il a eu besoin d’une intervention chirurgicale à cœur ouvert et de soins intensifs de longue durée.
[12] Cet incident a été relaté en détail à la télévision, à la radio et dans les journaux. Mme Kaplan a dit croire qu’on s’en était pris à son frère parce qu’il était à la fois blanc et riche. La SPR [aux paragraphes 56 et 57[*]] a décrit en ces termes la façon dont Mme Kaplan a relaté cet incident :
Au cours de son témoignage, le témoin a éclaté en sanglots. C’était prévisible. Ce à quoi je ne m’attendais pas, c’était de voir le conseil du demandeur d’asile, [Russell Kaplan], pleurer aussi pendant qu’elle décrivait la torture qu’avait subie son frère.
Il s’est avéré que le conseil du demandeur d’asile, M. [Kaplan], est également le frère [du témoin] et de [Robert]. Il est également né en Afrique du Sud et a immigré au Canada il y a quelques années. Si je comprends bien la preuve, il a quitté l’Afrique du Sud pour les mêmes raisons que [sa sœur], soit l’espèce d’apartheid inversé qui sévit dans ce pays.
[13] La SPR a ensuite pris en considération la preuve documentaire présentée, dont l’article d’Africa Ka Mahamba publié dans le Daily Sun [en date du 23 mars 2004] sous le titre « Taking from whites is not a crime in SA », où il était dit qu’un dirigeant d’une organisation de jeunes basée à Pretoria ne voyait rien de mal à ce que les Blancs soient victimes de vols dans les banlieues parce que [traduction] « Les Blancs nous volent depuis le 6 avril 1652 » et que le fait de [traduction] « Voler les Blancs n’est pas un crime parce que vous reprenez ce qui vous appartient. »
[14] Mme Kaplan a également fourni à la SPR des comptes rendus d’incidents concernant d’autres personnes qui, agressées par des Sud-Africains noirs, avaient subi un préjudice psychologique et physique.
[15] Un de ces incidents a mis en cause l’ami d’une femme qui, selon celle-ci, a été abattu d’un coup de feu, sans raison aucune, [traduction] « par des rebuts du genre humain de voleurs » pendant qu’il attendait la fin de l’entraînement de soccer de son fils dans un parc. Selon cette femme, des hommes noirs sud-africains essayaient de voler le téléphone cellulaire d’une autre femme et, en passant devant eux en courant, ils ont abattu son ami d’une balle dans le cou. La SPR [au paragraphe 66] a fait remarquer que Mme Kaplan « n’a aucun doute que la victime a été abattue uniquement parce qu’elle était blanche et que les tueurs noirs savaient qu’ils s’en tireraient sans avoir à subir de conséquences ». Comme l’a indiqué la SPR [au paragraphe 67], Mme Kaplan a exprimé l’avis suivant : « dans n’importe quel autre pays, un génocide de masse […] à la même échelle que ce qui se produit contre les Blancs en Afrique du Sud serait considéré comme un génocide et un crime contre l’humanité ».
[16] La SPR a ensuite pris en considération le fait que Mme Kaplan avait été élevée dans une famille instruite. Comme la SPR l’a fait remarquer [au paragraphe 71] : « Ils [la famille Kaplan] ne pouvaient pas se douter que, après l’arrivée au pouvoir de Nelson Mandela, les politiques du gouvernement changeraient au point où les Sud-Africains noirs deviendraient les maîtres et les Sud-Africains blancs les serviteurs, avec toutes les conséquences qui s’ensuivent. »
[17] Dans sa décision, la SPR a déclaré [au paragraphe 72] que « [l]e témoignage du témoin est venu sauver la demande d’asile du demandeur d’asile » et que le témoin a amené à l’audience un « récit poignant et détaillé » sur ce qui se passe en Afrique du Sud à l’égard des Sud-Africains blancs, ainsi que sur l’indifférence d’une force policière principalement noire à protéger les Blancs.
[18] La SRP a ensuite examiné la situation personnelle du défendeur et a fait remarquer que ce dernier n’avait pas demandé l’asile dès la première occasion venue. Elle a admis que, lors de son premier voyage au Canada, le défendeur n’avait pas demandé l’asile parce qu’il n’était pas au courant du système de protection des réfugiés. En outre, lors de son second voyage au Canada, le défendeur n’a pas demandé l’asile parce qu’il croyait à tort que, comme il ne parlait pas le français, celui-ci lui était interdit.
[19] La SPR a fait remarquer que le défendeur a tenté de s’enrôler dans les Forces armées canadiennes pour éviter de retourner en Afrique du Sud. Elle a également signalé [au paragraphe 79] qu’il « a rencontré sa femme et est tombé amoureux d’elle. Il l’a épousée en croyant qu’elle pourrait l’aider à obtenir la résidence permanente au Canada. Il a plus tard découvert qu’elle [traduction] “n’était pas gentille”. » Il s’est donc séparé d’elle vers le mois de décembre 2008.
[20] La SPR a signalé que le fait de tarder à demander l’asile peut avoir une incidence sur la crédibilité de la demande, mais elle a convenu que, quand son visa de travail a expiré, le défendeur s’est efforcé de consolider son séjour au Canada en tentant de se joindre aux Forces armées et en épousant une citoyenne canadienne. Elle a donc conclu [au paragraphe 87] que « la crainte subjective du demandeur d’asile d’être persécuté est demeurée constante tant avant qu’il présente sa demande d’asile qu’au long du processus d’examen de la demande d’asile ».
[21] La SPR a ensuite examiné la situation en Afrique du Sud. Elle a fait état de comptes rendus de graves problèmes sur le plan des droits de la personne, dont l’utilisation d’une force excessive par la police, des actes de violence dus à des groupes de justiciers et d’émeutiers, ainsi que des actes de violence imputables à des tensions sociales, raciales et ethniques. La SPR a fait mention d’assassinats et de crimes violents dont avaient été victimes des fermiers blancs et leurs familles, et qui se poursuivent dans les régions rurales.
[22] La SPR a ensuite pris en considération un certain nombre des [traduction] « comptes rendus » contenus dans l’index des documents du défendeur, dont des articles tels que celui de M. Riordan-Bull Kleinmond, intitulé « Attacks have shown most of ANC to be racists », publié dans le Cape Argus (31 mai 2008), et celui de David Bullard, intitulé « Loss of freedom creeps up on us like a face of wrinkles », paru dans le Sunday Times (21 octobre 2007).
[23] La SPR a ensuite examiné plus en détail l’assassinat de près de 2 000 fermiers blancs en Afrique du Sud, dont un grand nombre avaient aussi été brutalement torturés. Elle a fait remarquer [au paragraphe 115] que « [c]ertaines victimes ont été brûlées avec des fers lisseurs ou se sont fait verser de l’eau bouillante dans la gorge » et que « [c]e type de torture ressemble à celle qu’a subie le frère du témoin, [Robert]. » Des photographies de certains de ces assassinats ont été incluses dans la preuve soumise à la SPR.
[24] La SPR a conclu que les faits suivants étaient prouvés, au vu de la preuve qui lui a été soumise :
a. que le défendeur a été agressé par des Sud-Africains noirs « à six ou sept reprises au moins en raison de sa peau blanche » [au paragraphe 119];
b. que le défendeur « a des cicatrices à diverses parties du corps » [au paragraphe 120];
c. que Mme Kaplan a été agressée et menacée à la pointe d’une arme à feu par des Sud-Africains noirs « à deux occasions distinctes en raison de la couleur de sa peau et de ce qui est perçu comme sa richesse » [au paragraphe 121];
d. que le frère de Mme Kaplan, Robert, « qui a été torturé par des Sud-Africains noirs, sur qui ces derniers ont tiré et qui a miraculeusement survécu, éprouve maintenant des problèmes physiques et psychologiques graves » [au paragraphe 122];
e. que le frère de Mme Kaplan, Robert, ainsi que son père « ont survécu seulement en raison de leur richesse, puisqu’ils ont été en mesure d’installer des dispositifs de surveillance et de protection tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de leur maison » [au paragraphe 123].
[25] La SPR [au paragraphe 124] a également conclu que les éléments de preuve qui lui ont été soumis « brossent un tableau d’indifférence et d’incapacité ou témoignent d’un manque de volonté de la part du gouvernement et des forces de sécurité à protéger les Sud-Africains blancs contre la persécution infligée par les Sud-Africains noirs ». Elle a conclu [au paragraphe 125] que le défendeur avait présenté une « preuve “claire et convaincante” de l’incapacité ou du manque de volonté de l’État de le protéger ». De plus [au paragraphe 126], « le demandeur d’asile a été victime de sa race (Sud-Africain blanc) plutôt que de la criminalité et […] il a établi un lien entre sa crainte d’être persécuté et l’un des cinq motifs énoncés à la définition de la Convention ».
[26] Par ailleurs, la SPR a conclu que le défendeur ne bénéficiait d’aucune possibilité de refuge intérieur (PRI) viable à quelque endroit que ce soit en Afrique du Sud. Elle s’est fondée sur l’Europa World Year Book 2008 pour conclure que les Sud-Africains noirs forment environ 80 p. 100 de la population, contre 9 p. 100 pour les Européens blancs. Elle a donc conclu [au paragraphe 128] que « le demandeur d’asile “détonnerait” n’importe où dans le pays en raison de sa couleur ».
[27] La SPR a estimé qu’au vu de la preuve objective qu’on lui avait soumise, le défendeur craignait avec raison d’être persécuté par les Sud-Africains noirs. Après avoir pris en considération les éléments de preuve et les observations des avocats, la SPR a conclu que le défendeur s’était acquitté du fardeau d’établir l’existence d’une possibilité sérieuse de persécution pour l’un des motifs prévus dans la Convention, c’est-à-dire la race.
LES QUESTIONS EN LITIGE
[28] Il est possible de résumer comme suit les questions qui sont en litige dans la présente demande :
1. si la SPR a commis une erreur en concluant que le défendeur avait réfuté d’une manière suffisante la présomption d’une protection de l’État;
2. si la SPR a commis une erreur dans son évaluation de la preuve;
3. si la violence et la criminalité dont le défendeur a été victime constituent de la persécution;
4. si la SPR a commis une erreur dans son évaluation du manque de crainte subjective du défendeur d’être persécuté;
5. si la demande de contrôle judiciaire du ministre constitue un abus de procédure et viole les droits que confère au défendeur la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44] (la Charte).
LES DISPOSITIONS LÉGISLATIVES APPLICABLES
[29] Les dispositions suivantes de la Loi s’appliquent en l’espèce :
72. (1) Le contrôle judiciaire par la Cour fédérale de toute mesure — décision, ordonnance, question ou affaire — prise dans le cadre de la présente loi est subordonné au dépôt d’une demande d’autorisation. |
Demande d’autorisation |
(2) Les dispositions suivantes s’appliquent à la demande d’autorisation : […] d) il est statué sur la demande à bref délai et selon la procédure sommaire et, sauf autorisation d’un juge de la Cour, sans comparution en personne; […] |
Application |
96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques : a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays; b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner. |
Définition de « réfugié » |
[30] Les dispositions suivantes de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F‑7 [art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14), 18 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 4; 2002, ch. 8, art. 26), 18.1 (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5; 2002, ch. 8, art. 27)] s’appliquent en l’espèce :
18. (1) Sous réserve de l’article 28, la Cour fédérale a compétence exclusive, en première instance, pour : a) décerner une injonction, un bref de certiorari, de mandamus, de prohibition ou de quo warranto, ou pour rendre un jugement déclaratoire contre tout office fédéral; b) connaître de toute demande de réparation de la nature visée par l’alinéa a), et notamment de toute procédure engagée contre le procureur général du Canada afin d’obtenir réparation de la part d’un office fédéral. |
Recours extraordinaires : offices fédéraux |
(2) Elle a compétence exclusive, en première instance, dans le cas des demandes suivantes visant un membre des Forces canadiennes en poste à l’étranger : bref d’habeas corpus ad subjiciendum, de certiorari, de prohibition ou de mandamus. |
Recours extraordinaires : Forces canadiennes |
(3) Les recours prévus aux paragraphes (1) ou (2) sont exercés par présentation d’une demande de contrôle judiciaire. |
Exercice des recours |
18.1 (1) Une demande de contrôle judiciaire peut être présentée par le procureur général du Canada ou par quiconque est directement touché par l’objet de la demande. |
Demande de contrôle judiciaire |
(2) Les demandes de contrôle judiciaire sont à présenter dans les trente jours qui suivent la première communication, par l’office fédéral, de sa décision ou de son ordonnance au bureau du sous-procureur général du Canada ou à la partie concernée, ou dans le délai supplémentaire qu’un juge de la Cour fédérale peut, avant ou après l’expiration de ces trente jours, fixer ou accorder. |
Délai de présentation |
(3) Sur présentation d’une demande de contrôle judiciaire, la Cour fédérale peut : a) ordonner à l’office fédéral en cause d’accomplir tout acte qu’il a illégalement omis ou refusé d’accomplir ou dont il a retardé l’exécution de manière déraisonnable; b) déclarer nul ou illégal, ou annuler, ou infirmer et renvoyer pour jugement conformément aux instructions qu’elle estime appropriées, ou prohiber ou encore restreindre toute décision, ordonnance, procédure ou tout autre acte de l’office fédéral. |
Pouvoirs de la Cour fédérale |
(4) Les mesures prévues au paragraphe (3) sont prises si la Cour fédérale est convaincue que l’office fédéral, selon le cas : a) a agi sans compétence, outrepassé celle-ci ou refusé de l’exercer; b) n’a pas observé un principe de justice naturelle ou d’équité procédurale ou toute autre procédure qu’il était légalement tenu de respecter; c) a rendu une décision ou une ordonnance entachée d’une erreur de droit, que celle-ci soit manifeste ou non au vu du dossier; d) a rendu une décision ou une ordonnance fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il dispose; e) a agi ou omis d’agir en raison d’une fraude ou de faux témoignages; f) a agi de toute autre façon contraire à la loi. |
Motifs |
(5) La Cour fédérale peut rejeter toute demande de contrôle judiciaire fondée uniquement sur un vice de forme si elle estime qu’en l’occurrence le vice n’entraîne aucun dommage important ni déni de justice et, le cas échéant, valider la décision ou l’ordonnance entachée du vice et donner effet à celle-ci selon les modalités de temps et autres qu’elle estime indiquées. |
Vice de forme |
[31] La disposition suivante des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 [règle 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 2), 81(1) (mod. par DORS/2009-331, art. 2)], s’applique aussi en l’espèce :
81. (1) Les affidavits se limitent aux faits dont le déclarant a une connaissance personnelle, sauf s’ils sont présentés à l’appui d’une requête — autre qu’une requête en jugement sommaire ou en procès sommaire — auquel cas ils peuvent contenir des déclarations fondées sur ce que le déclarant croit être les faits, avec motifs à l’appui. |
Contenu |
[32] Les dispositions suivantes des Règles des Cours fédérales en matière d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93‑22 [mod. par DORS/2005-339, art. 1, règle 12 (mod. par DORS/2002-232, art. 15)] s’appliquent également :
12. (1) Tout affidavit déposé à l’occasion de la demande d’autorisation est limité au témoignage que son auteur pourrait donner s’il comparaissait comme témoin devant la Cour.
(2) Sauf ordonnance contraire rendue par un juge pour des raisons spéciales, le contre-interrogatoire de l’auteur de l’affidavit déposé à l’occasion de la demande n’est pas permis avant que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie.
[33] La disposition suivante de la Charte s’applique elle aussi :
7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale. |
Vie, liberté et sécurité |
LA NORME DE CONTRÔLE APPLICABLE
[34] Dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 (Dunsmuir), la Cour suprême du Canada décrète qu’il n’est pas nécessaire de procéder dans tous les cas à une analyse de la norme de contrôle applicable. Au contraire, lorsque la jurisprudence établit clairement quelle est la norme de contrôle applicable à la question particulière qui lui est soumise, la cour de révision peut l’adopter. Ce n’est que dans les cas où cette recherche est infructueuse que la cour de révision doit analyser les quatre facteurs constituant l’analyse de la norme de contrôle applicable. En l’espèce, la jurisprudence traite de la norme de contrôle qui s’applique à chacune des questions en litige.
[35] Pour déterminer si la SPR a commis une erreur en concluant que le défendeur a réfuté d’une manière suffisante la présomption d’une protection de l’État, c’est la norme de la décision raisonnable qui s’applique. Voir Song c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 467, au paragraphe 6.
[36] L’évaluation que fait la SPR de la preuve, ainsi que ses conclusions de fait, appellent une déférence considérable et sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable. Voir Legault c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125, [2002] 4 C.F. 358, au paragraphe 11; de même Dunsmuir, précité, au paragraphe 51.
[37] La décision raisonnable est également la norme de contrôle qui s’applique pour décider si la SPR a commis une erreur dans son évaluation de la crainte subjective du défendeur. Voir Mendoza Cornejo c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 261, au paragraphe 17.
[38] La décision de la SPR à propos de la question de savoir si la violence et la criminalité dont le défendeur a été victime constituent de la persécution est une question mixte de faits et de droit, et elle sera donc contrôlée d’après la norme de la décision raisonnable. Voir Liang c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 450, au paragraphe 15.
[39] Pour contrôler une décision en fonction de la norme de la décision raisonnable (ou raisonnabilité), l’analyse doit avoir trait « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » : Dunsmuir, précité, au paragraphe 47. Autrement dit, la Cour ne doit intervenir que si la décision est déraisonnable, en ce sens que cette dernière se situe en dehors du cadre des « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».
[40] Pour ce qui est de l’allégation du défendeur selon laquelle la présente demande de contrôle judiciaire constitue un abus de procédure et une violation des droits que lui confère la Charte, la norme de contrôle applicable est la décision correcte. Voir, par exemple, Blake c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CF 572, [2009] 1 R.C.F. 179; et Smith c. Canada (Chef d’état-major de la Défense), 2010 CF 321.
LES ARGUMENTS INVOQUÉS
Le demandeur
Les questions préliminaires
Les affidavits
[41] Le demandeur soutient qu’il convient de radier les deux affidavits déposés à l’appui de la position du défendeur car ils traitent de questions dont leurs auteurs n’ont pas connaissance ou ne sont pas pertinents.
[42] Selon le demandeur, l’affidavit de Mme Stefanie Gude n’est pas pertinent. Ce document fait référence à diverses réactions à la décision de la SPR, qui sont survenues après que cette dernière a été rendue et qui n’ont pas d’incidence sur les erreurs que la SPR a commises. En outre, la déclarante exprime des opinions et formule des affirmations dont elle n’a pas connaissance, ce qui est contraire à la règle 81 des Règles des Cours fédérales et au paragraphe 12(1) des Règles des Cours fédérales en matière d’immigration et de protection des réfugiés.
[43] Dans le même ordre d’idées, l’affidavit de Me Amina Sherazee est peu pertinent et argumentatif; il repose simplement sur ses opinions et ne montre pas qu’elle a une connaissance personnelle quelconque des sujets dont elle traite. Le demandeur est d’avis que Me Sherazee émet des hypothèses quant aux raisons pour lesquelles le ministre présente une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire au sujet de la décision de la SPR. Cependant, il n’y a aucune preuve qu’elle a eu connaissance de discussions qui auraient pu amener le ministre à présenter une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire. Dans ce contexte, elle n’a aucune connaissance personnelle de la présente affaire. Par ailleurs, dans son affidavit, Me Sherazee tente de tirer des conclusions juridiques et critique la Cour.
[44] Dans la décision Ly c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1184 (Ly), au paragraphe 10, la Cour conclut comme suit :
À l’exception des requêtes, les affidavits se limitent aux faits dont le déclarant a une connaissance personnelle : paragraphe 81(1) des Règles de la Cour fédérale (1998). L’affidavit ne doit pas contenir d’arguments et le déclarant ne doit pas interpréter la preuve qui a déjà été examinée par un tribunal ou tirer des conclusions juridiques […] Lorsqu’un affidavit ne satisfait pas à ces exigences, la demande peut uniquement être accueillie si une erreur est manifeste au vu du dossier […] [Références omises.]
[45] Le demandeur déclare que les affidavits que le défendeur a produits ne satisfont pas aux exigences énoncées par la Cour dans la décision Ly, précitée. Il soutient donc qu’il faudrait soit les rayer du dossier, soit en faire tout à fait abstraction.
[46] L’argument du défendeur selon lequel la demande de contrôle judiciaire du ministre constitue un abus de procédure est dénué de tout fondement. Le défendeur tente de faire valoir qu’il faudrait empêcher le ministre de soumettre à un contrôle judiciaire une décision qu’il juge déraisonnable et viciée. De plus, le défendeur allègue que la Cour n’est pas compétente pour entendre la demande. Cette allégation ne tient pas compte de l’indépendance de la Cour, ni de sa capacité de rendre ses propres décisions.
[47] L’allégation du défendeur selon laquelle la demande de contrôle judiciaire du ministre est le résultat de pressions politiques est sans fondement. Il est loisible au gouvernement sud-africain de protester contre une conclusion selon laquelle il préside au génocide des Sud-Africains blancs ou que tous les Sud-Africains noirs veulent l’éradication des citoyens blancs. La décision qu’a prise le ministre d’introduire une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire repose toutefois sur les erreurs de droit et de fait commises dans la décision de la SPR.
[48] Comme la demande du ministre fait ressortir de sérieuses questions, le principe de la primauté du droit exige que le ministre — à l’instar de toutes les parties comparaissant devant la Cour — ait la chance de se faire entendre. Hormis les conjectures non fondées qu’il a formulées, le défendeur n’a pas montré qu’il y a eu un abus de procédure quelconque, pas plus que la demande du ministre est dénuée de fondement et que la Cour ne devrait pas l’entendre.
Les erreurs commises dans la décision
[49] Le demandeur soutient que la SPR a commis une erreur en :
a. concluant que le défendeur a réfuté la présomption d’une protection de l’État;
b. faisant abstraction d’éléments de preuve qui revêtaient une importance cruciale pour la décision à rendre;
c. assimilant des actes aléatoires de violence et de criminalité à de la persécution imputable à la race du défendeur;
d. omettant d’évaluer convenablement la crainte subjective du défendeur à cause du temps mis par ce dernier pour présenter une demande d’asile.
La protection de l’État
[50] En l’espèce, il incombait au défendeur de prouver de manière claire et convaincante que le gouvernement sud-africain n’a pas la capacité ou la volonté de le protéger. Cependant, dans les motifs de la SPR, aucune mention ou aucun examen ne sont faits du fardeau du défendeur à cet égard.
[51] Le défendeur admet n’avoir jamais signalé les agressions dont il aurait été victime aux autorités. La SPR a reconnu que le défendeur n’a pas sollicité la protection de l’État, mais elle a omis d’examiner convenablement l’incidence de ce fait sur le fardeau qui incombe au défendeur de réfuter la présomption d’une protection de l’État.
[52] En outre, la preuve n’étaye pas l’argument du défendeur selon lequel il n’a signalé aucune des agressions dont il aurait été victime parce que, dans d’autres cas, de telles plaintes « se sont perdues dans le système ». Au dire du demandeur, la SPR a commis une erreur en admettant simplement qu’en Afrique du Sud la majorité des policiers sont noirs et ne sont pas intéressés à protéger les Blancs. En effet, cette conclusion est viciée pour un certain nombre de raisons.
[53] Premièrement, les deux premières agressions dont le défendeur a été victime sont survenues en 1991 et en 1992, à l’époque où l’apartheid sévissait encore en Afrique du Sud. Dans ce contexte, la police et les autres services de sécurité étaient régis par l’apartheid, dont l’objectif premier était de protéger la situation privilégiée de la minorité blanche et de réprimer la majorité noire de la population. Aucune preuve n’a été soumise à la SPR qui lui aurait permis de conclure raisonnablement que, dans ce pays, à cette époque‑ci, les autorités policières n’auraient pas été intéressées à protéger un Blanc qui avait été censément agressé par des Noirs. Le fait que le défendeur n’avait pas signalé les premières agressions dont il avait été victime en 1991 et en 1992 aurait donc dû être pris en compte par la SPR dans son analyse de la protection de l’État.
[54] Par ailleurs, l’argument du défendeur selon lequel la police sud-africaine n’est pas intéressée à protéger les Blancs ne résiste pas à un examen, car le défendeur a déclaré que sa famille avait signalé un vol qualifié en 2005. Selon le témoignage du défendeur, la police a répondu à cette plainte et a aussi fait enquête sur elle. Le fait de ne pas déposer d’accusations n’est pas une preuve d’un manque de protection de la part de l’État. Comme il est dit dans la décision Zhuravlvev c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] 4 C.F. 3 (1re inst.) : « Toute activité policière est sujette à l’échec, en particulier dans un État démocratique. Même au Canada, les actes de vandalisme ou de violence commis au hasard entraînent rarement des déclarations de culpabilité » (paragraphe 19).
[55] La plainte que la propre famille du défendeur a déposée auprès de la police, de même que l’enquête qui a suivi, minent la prétention du défendeur — ainsi que la conclusion de la SPR — à savoir que la police sud-africaine ne se soucie pas de la protection des Sud-Africains blancs. Même si la police était intervenue quand sa famille avait sollicité sa protection, le défendeur a omis de signaler les agressions dont il avait été victime. Le demandeur soutient que ce défaut ne cadre pas avec le fardeau du défendeur, qui est énoncé dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689.
[56] En outre, la décision de la SPR semble suggérer que, lorsqu’un demandeur d’asile n’est pas de la même ethnie que les membres du service de police, il s’ensuit que l’obligation de solliciter la protection de l’État est assouplie ou amoindrie, même dans les cas où aucune preuve digne de foi de l’incapacité ou du manque de volonté de cet État d’assurer une protection n’a été démontrée. Selon le demandeur, ce point de vue n’est pas étayé par le droit international ou la jurisprudence canadienne, et il repose en grande partie sur l’évaluation lacunaire que la SPR a faite de la situation dans le pays.
L’évaluation de la preuve était déraisonnable
[57] Dans sa décision, la SPR a souligné [au paragraphe 72] que la demande d’asile du défendeur a été rehaussée et étayée par le témoignage de vive voix d’un témoin qui « est venu sauver la demande d’asile du demandeur d’asile ». On peut inférer que la SPR a conclu que Mme Kaplan était digne de foi et a considéré que son témoignage était véridique. Dans ce dernier, Mme Kaplan a fait de nombreuses affirmations qu’il faut considérer comme admises par la SPR. Ces affirmations comprennent les suivantes :
a. que la police sud-africaine, composée principalement de Noirs, est « corrompue » et « de mèche avec les criminels » qui s’en prennent aux Blancs;
b. que les Sud-Africains noirs éprouvent de la haine et un sentiment de vengeance à l’égard des Sud-Africains blancs à cause des injustices du régime d’apartheid, et tous les Blancs ressentent cette haine;
c. que tous les Noirs en Afrique du Sud tiennent tous les Blancs également responsables de l’apartheid et veulent que ces derniers soient éradiqués et écrasés comme des fourmis;
d. que l’Afrique du Sud est aux prises avec un génocide massif de Sud-Africains blancs par la majorité noire.
D’après le demandeur, le fait que la SPR a admis ces affirmations, lesquelles n’ont aucun fondement de preuve objectif, illustre bien le caractère déraisonnable de la décision.
Pas de preuve à l’appui des opinions du témoin
[58] Il n’existe pas de preuve à l’appui des déclarations de Mme Kaplan sur l’attitude générale des Sud-Africains noirs à l’endroit de leurs compatriotes blancs. La SPR a omis d’analyser de manière critique les déclarations du témoin. Dans ce contexte, la SPR semble avoir considéré que les déclarations du témoin reflétaient les sentiments et les croyances de tous les Sud-Africains noirs.
[59] Les preuves sur la situation du pays qui ont été soumises à la SPR ne corroborent pas les déclarations de Mme Kaplan. Selon le ministre :
[traduction] Ni dans les documents relatifs à la situation du pays qui émanent de sources dignes de foi et de confiance comme Amnesty International, Human Rights Watch ou le département d’État des États-Unis, ni dans les articles de journaux présentés pour le compte du défendeur est-il fait mention d’une animosité générale de la part de tous les Noirs à l’égard des Blancs et du souhait que les Blancs soient « éradiqués et écrasés comme des fourmis ». [Souligné dans l’original.]
[60] En disant du témoignage de Mme Kaplan qu’il est « venu sauver » la demande d’asile du défendeur, la SPR donne l’impression d’avoir souscrit aux affirmations injustifiées du témoin et d’avoir fondé sa décision sur elles. Le demandeur soutient que cela est à la fois déraisonnable et arbitraire.
L’absence de preuve de génocide
[61] La SPR a en outre commis une erreur en omettant de traiter de l’affirmation de Mme Kaplan selon laquelle, en Afrique du Sud, la majorité noire se livre à un génocide contre les Sud-Africains blancs. Comme le témoignage de Mme Kaplan est « venu sauver » la demande d’asile du demandeur d’asile, le fait que la SPR n’ait rien dit sur cette affirmation doit être considéré comme une acceptation des déclarations du témoin sur un génocide dont les Blancs en Afrique du Sud sont actuellement victimes.
[62] Si la SPR avait consulté comme il le fallait la preuve documentaire, elle se serait rendu compte que le témoignage de Mme Kaplan n’était pas étayé. Même s’il ressort de la preuve que, ces dernières années, de nombreux membres de profession libérale blancs de l’Afrique du Sud ont émigré, cette preuve fait également état d’un vaste mouvement de ressortissants étrangers (comme des citoyens britanniques) vers l’Afrique du Sud. Certains de ces citoyens ne sont peut‑être pas blancs, mais cette tendance dénote néanmoins qu’il y a des Blancs qui n’ont aucune difficulté à s’installer ou à résider dans ce pays. Selon le demandeur, cette preuve contredit les dires du témoin sur l’existence d’un génocide et montre que l’évaluation qu’a faite la SPR de la situation en Afrique du Sud est à la fois incomplète et trompeuse.
La politique d’action positive
[63] La SPR a également commis une erreur dans son évaluation de la politique d’action positive de l’Afrique du Sud. Même si la SPR semble croire que les mesures positives prises en faveur des Noirs et d’autres groupes raciaux constituent de la persécution parrainée par l’État, cela est manifestement inexact. La politique d’action positive vise plutôt à garantir que les Sud‑Africains noirs et les minorités sont convenablement représentés au sein de la population active.
[64] Le fait que la SPR n’ait cité aucune preuve dénotant que la politique d’action positive de l’Afrique du Sud reflète de l’animosité envers les Sud-Africains blancs témoigne du caractère arbitraire de ses conclusions. Le demandeur fait valoir de plus que l’accent mis par la SPR sur la politique d’action positive de l’Afrique du Sud et sur son incidence sur les Blancs est d’autant plus déraisonnable qu’il n’existe aucune preuve digne de foi que le défendeur a été empêché à un moment quelconque de progresser dans sa carrière du fait de sa race.
L’accent mis sur les fermiers blancs est déraisonnable
[65] Dans sa décision, la SPR sous-entend que la situation des fermiers blancs étaye les allégations de Mme Kaplan au sujet d’un génocide motivé par le racisme. Il ne s’agit pas là d’un point de vue raisonnable : il est déraisonnable de conclure que le triste sort des fermiers montre ce que subira le défendeur s’il retourne en Afrique du Sud. Le demandeur décrit la situation des fermiers de l’Afrique du Sud comme étant [traduction] « la conséquence d’une longue histoire et de circonstances précises », mais ces dernières sont à distinguer de celles du défendeur.
La conclusion de l’existence d’une PRI est arbitraire
[66] La conclusion de la SPR selon laquelle le défendeur ne peut pas retourner en Afrique du Sud parce que « le demandeur d’asile “détonnerait” n’importe où dans le pays en raison de sa couleur » est déraisonnable et arbitraire. D’après la preuve soumise à la SPR, les Sud-Africains blancs constituent environ 10 p. 100 de la population totale du pays et leur pourcentage est nettement supérieur dans les grandes villes et les grands centres urbains. La conclusion de la SPR selon laquelle il serait impossible au défendeur de trouver un lieu de refuge à cause de la couleur de sa peau est inconciliable avec les chiffres de population qui lui ont été soumis.
L’utilisation sélective de la preuve documentaire objective
[67] La preuve documentaire « objective » sur laquelle la SPR s’est fondée se composait des documents suivants : a) des lettres adressées à des journaux, b) les opinions personnelles de chroniqueurs et d’autres particuliers, et c) des comptes rendus sur la situation des fermiers blancs. Ces documents manquent manifestement de preuves documentaires objectives, issues de sources telles qu’Amnesty International, Human Rights Watch, le département d’État des États‑Unis et le Home Office de la Grande-Bretagne, des sources que l’on utilise habituellement dans les affaires de demande d’asile.
[68] La preuve que la SPR a évaluée donne l’impression que le Congrès national africain est indifférent au sort difficile que vit la population blanche minoritaire. Le demandeur soutient qu’il s’agit là d’une évaluation incomplète de la situation dans le pays car, en Afrique du Sud, la majorité noire est aussi bien victimisée par des criminels, sinon plus. Voir, par exemple, le reportage de BBC News intitulé « South Africa’s crime crisis » (27 mai 1999). Il est évident que la SPR a omis d’examiner de manière équilibrée la preuve qu’elle avait en main.
Des actes de violence aléatoires ne constituent pas de la persécution
[69] La SPR a de plus commis une erreur en assimilant les actes aléatoires de violence et de criminalité subis par les Sud-Africains de toutes origines à de la persécution dont les Sud‑Africains blancs sont victimes. Le demandeur soutient que la criminalité est répandue en Afrique du Sud et que tous les Sud-Africains, quelle que soit leur race, en sont victimes. Il faudrait plutôt dire qu’il y a plus de risques que les Sud-Africains blancs soient ciblés parce qu’ils sont perçus comme riches.
[70] En l’espèce, aucune preuve, à part quelques insultes racistes équivoques, ne montre que les agressions dont le défendeur a été victime avaient un caractère raciste. De plus, même si la Cour était convaincue que les agressions avaient un mobile raciste, ces dernières ne comportent pas l’élément systémique qui est nécessaire pour constituer de la persécution. La décision de la SPR est déraisonnable et ne cadre pas avec le principe selon lequel les actes de violence ou de criminalité aléatoires ne constituent pas de la persécution. Voir Prophète c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 31.
L’absence de crainte subjective
[71] La SPR a également commis une erreur en omettant d’examiner convenablement si le retour du défendeur en Afrique du Sud, après son premier voyage au Canada, minait son allégation d’une crainte subjective de persécution. Le demandeur soutient que, d’après la jurisprudence, le retour d’un demandeur d’asile dans le pays où se serait produite la persécution est incompatible avec une crainte subjective de persécution ou exclut une crainte fondée de persécution. Voir, par exemple, Caballero c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. no 483 (C.A.) (QL).
[72] Il était déraisonnable pour la SPR de souscrire à l’explication du défendeur, à savoir que ce dernier ne croyait pas qu’il pouvait présenter une demande d’asile parce qu’il ne parlait pas le français. La SPR a toutefois adhéré à cette explication sans preuve aucune que le défendeur avait fait un effort quelconque pour vérifier la véracité de cette croyance en communiquant avec un avocat, Citoyenneté et Immigration Canada, la Commission de l’immigration et du statut de réfugié ou une clinique juridique communautaire.
[73] La SPR a commis une erreur en souscrivant à l’explication donnée par le défendeur pour justifier son retard juste parce qu’elle n’avait pas tiré d’autres conclusions défavorables quant à la crédibilité. Selon le demandeur, il n’est pas obligatoire de tirer une conclusion défavorable au sujet de la crédibilité d’un demandeur d’asile pour que la SPR tire une inférence défavorable de son retard à demander une protection. Un retard est plutôt un facteur pertinent qu’il est nécessaire de prendre en considération, même dans les cas où l’on conclut que le demandeur d’asile est digne de foi.
[74] Se marier ou chercher du travail auprès d’un organisme gouvernemental n’est pas une explication suffisante pour un retard. En outre, le défendeur a demandé l’asile uniquement après s’être séparé de son épouse. Selon le demandeur, cela démontre la fausseté de la conclusion de la SPR selon laquelle le défendeur a tenté de régulariser son statut au Canada en épousant une citoyenne canadienne.
[75] Qui plus est, le défendeur soutient avoir été victime de nombreuses agressions sur une période de 10 ans. Malgré cela, il n’a quitté l’Afrique du Sud qu’en 2004, après avoir été engagé pour travailler au Canada. Cette conduite ne cadre pas avec l’existence d’une crainte subjective de persécution.
L’abus de procédure
[76] Le défendeur allègue qu’au vu des pressions politiques exercées par le gouvernement sud-africain à la suite de la décision ainsi que de la nature politique de cette dernière, la demande de contrôle judiciaire du ministre constitue un abus de procédure. Il faudrait donc la rejeter pour les motifs énoncés dans l’arrêt États-Unis d’Amérique c. Cobb, 2001 CSC 19, [2001] 1 R.C.S. 587 (Cobb). La Cour, soutient-il, ne peut adopter [traduction] « l’abus exécutif » d’une partie telle que le ministre sans se priver de ses pouvoirs de décision.
[77] Le défendeur dit aussi que la décision prise par le ministre de soumettre à un contrôle judiciaire la décision dont il est question en l’espèce est fondée très probablement sur les pressions exercées par le gouvernement sud-africain sur le gouvernement canadien. Le moment où la présente demande a été déposée et les circonstances qui l’entourent, de même que [traduction] « la teneur, la texture et le poids ou le mérite inexistants » des motifs invoqués, font maintenant que la demande est politiquement abusive. Cela a donné lieu à un abus de procédure, ainsi qu’à une violation des droits que l’article 7 de la Charte confère au défendeur.
[78] De plus, le défendeur soutient que [traduction] « les antécédents de l’honorable Cour, relativement aux demandes présentées pour le compte de demandeurs d’asile ou d’immigrants par opposition à celles du ministre » démontrent l’existence d’une crainte raisonnable de partialité de la part de la Cour. Cela étant, qu’il y ait eu une perte réelle d’indépendance, ou que l’on appréhende simplement que la Cour ait acquiescé aux pressions exercées par un gouvernement étranger, il en résulte que la Cour a été privée de sa compétence.
La réévaluation de la preuve
[79] Le défendeur soutient que le demandeur voudrait que la Cour réévalue la preuve soumise à la SPR juste parce qu’il est insatisfait de la décision de cette dernière. Cependant, une telle approche est contraire à l’arrêt Dunsmuir, précité, où il est indiqué [au paragraphe 49] que « [l]a déférence commande en somme le respect de la volonté du législateur de s’en remettre, pour certaines choses, à des décideurs administratifs, de même que des raisonnements et des décisions fondés sur une expertise et une expérience dans un domaine particulier ».
[80] Selon le défendeur, il est injuste et inexact de confondre l’exposé d’un témoignage de vive voix qui est fait dans la décision (c.-à-d., le témoignage de Mme Kaplan) avec la présomption que la SPR a admis ces énoncés comme étant des conclusions de fait. Il convient plutôt de lire la décision de manière convenable et en tenant compte de son contexte, sans présumer que la SPR a fait sienne tout ce que Mme Kaplan a dit dans son témoignage. En effet, la SPR a souscrit aux allégations de persécution du témoin; mais cela ne veut pas dire qu’elle a souscrit aux vastes généralisations qui ont été faites par Mme Kaplan, ni aux conclusions que celle-ci a tirées. La SPR a simplement relaté son témoignage sans tirer de conclusions de fait.
[81] En outre, le demandeur s’est mépris sur l’utilisation que la SPR a faite du témoignage de Mme Kaplan. La SPR indique clairement qu’elle considère que la position du témoin et ses expériences sont similaires à celles du défendeur.
[82] Les conclusions de la SPR au sujet de la protection de l’État étaient raisonnables en l’espèce. Le défendeur a fourni une preuve digne de foi sur les agressions qu’il avait subies et le témoignage d’un témoin s’étant trouvé dans une situation similaire pour réfuter la présomption de la protection de l’État. Le défendeur a réfuté cette présomption en fournissant une preuve claire et convaincante qui établissait l’incapacité ou l’absence de volonté de l’État sud-africain à assurer une protection. Le défendeur n’était pas tenu de risquer sa vie en sollicitant la protection inefficace de l’État simplement pour démontrer son inefficacité. Voir Hernandez c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 1211, au paragraphe 19.
[83] Le demandeur a indiqué à tort que les conclusions de fait de la SPR englobent toutes les déclarations que Mme Kaplan a faites. Même des témoins dignes de foi peuvent tirer des conclusions injustifiées; cependant, cela n’a pas d’incidence sur la crédibilité de leur témoignage, pas plus que cela ne signifie que la SPR a tenu pour avérée la moindre conclusion que le témoin a tirée.
[84] Le demandeur caractérise à tort les conclusions de la SPR dans le but de faire réévaluer la preuve. Selon le défendeur, [traduction] « la teneur, la texture et le poids des arguments du demandeur sont de faire en sorte que la présente Cour réentende la demande et se prononce de nouveau sur cette dernière, en se fondant sur des notions politiquement correctes mais erronées, et sur la crainte de déclencher peut-être une avalanche (blanche) provenant de l’Afrique du Sud ».
[85] Le demandeur qualifie aussi la persécution qu’a subie le défendeur d’[traduction] « actes de violence aléatoires ». Mais cette conclusion ne découle pas de la preuve qui a été soumise à la SPR, laquelle indiquait que le défendeur avait été l’objet d’insultes racistes, comme [traduction] « chien blanc », [traduction] « colon » et [traduction] « enculé blanc », quand il avait été agressé à de nombreuses reprises. À l’évidence, ces agressions n’étaient pas aléatoires. Cela a été confirmé par Mme Kaplan et corroboré par la preuve documentaire.
[86] Il était loisible à la SPR de conclure à l’existence d’une crainte subjective au vu de la preuve et des faits qui lui étaient soumis. Et surtout à la lumière des sept agressions physiques graves que le défendeur a subies, ainsi que du témoignage corroborant de Mme Kaplan et de la preuve documentaire.
[87] Il était également loisible à la SPR de prendre en considération et d’évaluer la question du retard. Elle a évalué convenablement cette question en disant qu’il s’agissait simplement d’un facteur dans la détermination de l’existence d’une crainte fondée de persécution.
[88] Par ailleurs, il a été conclu que le défendeur était digne de foi, et le demandeur n’a pas tenté de contester sa crédibilité.
[89] Le défendeur soutient qu’il a droit aux dépens entre parties en raison des circonstances de l’affaire.
ANALYSE
[90] À en juger par la preuve soumise à la SPR dans cette affaire, les habitants de l’Afrique du Sud traversent une période extrêmement dangereuse et difficile dans l’histoire de leur pays. La preuve révèle que les Sud-Africains de toutes races sont victimes d’une criminalité généralisée et endémique et que les tensions raciales et ethniques continuent de secouer durement le pays depuis la fin de l’apartheid. Nombreux sont ceux qui, trouvant la situation intolérable, sont partis. Un grand nombre de ceux qui sont restés, et qui ont les moyens de le faire, ont adopté une mentalité d’assiégés, vivant dans des enclaves protégées ou dans des maisons hautement sécurisées et surveillées.
[91] J’ai été saisi d’une preuve selon laquelle, quand la SPR a rendu une décision favorable dans cette affaire et a conclu que le défendeur était admissible à une protection, à titre de réfugié, contre les crimes à caractère raciste commis en Afrique du Sud, les autorités sud-africaines ont qualifié la décision même de la SPR de [traduction] « raciste » et [traduction] « ridicule » et ont laissé entendre que cette décision, si elle était maintenue, risquait [traduction] « de nuire sérieusement aux relations entre les deux pays ». Les tentatives faites pour exercer des pressions diplomatiques sur le gouvernement du Canada afin de veiller à ce que la décision soit infirmée donnent lieu à des questions complexes sur le plan de la Constitution, de la Charte et de la compétence; il faudra maintenant que la Cour examine ces questions dans le cadre de la présente demande. Si de telles menaces sont représentatives de l’attitude des autorités sud-africaines, elles dénotent dans ce cas une regrettable méprise quant à la façon dont le principe de la primauté du droit est appliqué au Canada et un manque tout aussi regrettable de sympathie à l’endroit des citoyens sud-africains qui jugent intolérable la situation dans laquelle se trouve actuellement leur propre pays.
[92] Compte tenu des preuves présentées en l’espèce au sujet des crimes endémiques, et souvent horribles, que l’on commet en Afrique du Sud, il ne serait certes pas surprenant pour quiconque qu’un Sud-Africain tel que le défendeur en vienne à conclure qu’il est victime de la violence dirigée contre les Sud-Africains blancs et que les autorités sud-africaines ne sont ni disposées à le protéger ni en mesure de le faire. Quelles que soient les conclusions que la Cour puisse tirer à propos de la décision de la SPR dans le cas présent, les tentatives faites par le défendeur pour obtenir l’asile sont, à tout le moins, compréhensibles. Il ressort clairement de la preuve que ce dernier a été agressé et poignardé à maintes reprises par des agresseurs noirs en Afrique du Sud. Il n’est donc pas manifestement illusoire qu’il ait pu avoir le sentiment que ses agresseurs étaient motivés par la couleur de sa peau. Le fait que les autorités sud-africaines aient qualifié la décision de la SPR de [traduction] « raciste » et de menace aux relations entre le Canada et l’Afrique du Sud dénote une intolérance face aux critiques de l’un de ses propres citoyens et une attitude selon laquelle aucun Blanc ne devrait être autorisé à prétendre qu’il a été ciblé sur le plan racial, même après avoir été agressé à maintes reprises par des criminels noirs.
[93] Au bout du compte cependant, et malgré les ramifications juridiques qu’ont fait entrer en jeu les actions des autorités sud-africaines en réponse à la décision de la SPR, la présente demande ne concerne pas ce que le gouvernement sud-africain ou le gouvernement canadien, ni même la présente Cour, croient qu’il se passe en Afrique du Sud. La demande a trait à la question de savoir si, compte tenu des éléments de preuve présentés à l’audience de la SPR, il était déraisonnable pour cette dernière de conclure que le défendeur a été victime de crimes racistes contre lesquels les autorités sud-africaines ne peuvent pas, ou ne veulent pas, le protéger. Cela ne veut pas dire que la SPR, en rendant une décision favorable sur cette question, avait raison; la question consiste à savoir si la décision appartient aux issues possibles et acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Le simple fait que certaines personnes n’apprécient pas la décision et ne la considèrent pas comme défendable pour des raisons d’ordre politique ne la rend pas déraisonnable.
[94] Selon le ministre, la décision est déraisonnable parce que, eu égard aux faits et au droit, elle n’appartient pas aux issues possibles et acceptables. Selon le défendeur, la décision est raisonnable parce que, même si tous ne conviennent peut-être pas que les crimes que commettent les Noirs contre les Blancs en Afrique du Sud sont tous fondés sur la race, il ressort clairement de la preuve qu’au moins certains d’entre eux le sont, que c’est ce qui est arrivé dans son cas et que les autorités ne peuvent pas ou ne veulent pas protéger les citoyens blancs démunis, comme l’est le défendeur, qui ont été victimisés à maintes reprises par leurs compatriotes noirs.
[95] De façon générale, la question de savoir si la décision est raisonnable ou non dépend de la qualité et du traitement de la preuve que le défendeur a soumise à la SPR.
[96] Il m’apparaît, après avoir examiné le dossier, qu’il existe un degré considérable d’ambivalence dans le témoignage personnel du défendeur sur la raison pour laquelle celui-ci est venu au Canada et sur la raison pour laquelle il n’a pas sollicité la protection de la police en Afrique du Sud quand il a été agressé et volé par ses agresseurs noirs.
[97] La SPR a jugé que l’exposé circonstancié du défendeur était entièrement digne de foi et, en ce qui concerne les agressions dont il a été victime et les blessures qu’il a subies, rien ne donne à penser que cette conclusion est déraisonnable. L’ambivalence découle de ce que dit le défendeur au sujet du mobile des agressions, des raisons pour lesquelles il est venu au Canada et des motifs pour lesquels il n’a pas sollicité la protection de la police en Afrique du Sud.
[98] Quand la SPR l’a interrogé sur les sept agressions qu’il a subies entre 1991 et 2003 environ, le défendeur, dans ses réponses, ne donne pas l’impression que ces agressions avaient un caractère manifestement raciste, à part les insultes racistes proférées pendant ces agressions. Selon son propre témoignage, il semble que les criminels voulaient ses biens personnels et son argent.
[99] Il a déclaré qu’en 1991, quand il avait été poignardé à bord du train, ses agresseurs avaient dit qu’il était assis à leur place et qu’ils voulaient de l’argent, et qu’ils l’avaient poignardé parce qu’il n’en avait pas.
[100] Quant à l’agression survenue en 1992 à l’arrêt d’autobus, il a déclaré que les agresseurs [traduction] « voulaient [ses] chaussures et [son] argent, ou quelque chose du genre ». Quand la SPR lui a demandé ce que voulaient les agresseurs, le défendeur a expliqué la situation en ces termes :
[traduction] Voyez-vous, ils veulent tout ce que nous avons parce que nous, comment dirais-je, ils n’ont pas beaucoup d’argent à cause de ce que nous leur avons fait subir dans le passé […]
[101] L’incident lui-même, comme l’explique le défendeur, donne à penser que le crime a été commis par des Noirs qui, à cause d’injustices passées, n’ont pas beaucoup d’argent. Il est fort possible que le défendeur ait été repéré à cause de sa peau blanche, mais cela ne veut pas dire qu’il a été agressé parce qu’il est blanc. Dans le récit de l’incident que le défendeur a relaté, rien n’indique que les agresseurs souhaitaient le voler ou le blesser parce qu’il était blanc. La couleur de sa peau était simplement un indice de richesse relative, et les individus l’ont agressé pour tenter de mettre la main sur ce qu’il pouvait avoir sur lui qui leur serait précieux.
[102] Cela suscite évidemment une question conceptuelle difficile. Il se peut fort bien que l’on ait remarqué le défendeur à bord du train et à l’arrêt d’autobus parce qu’il était blanc. Et cela est dû au fait que, dans le contexte de la culture et de l’histoire de l’Afrique du Sud, la couleur blanche est le signe d’une richesse considérable ou relative. À mon avis, cependant, cela ne rend pas les agressions racistes. Selon le témoignage non sollicité du défendeur, les agressions avaient pour but de permettre aux agresseurs de s’emparer de biens et non de châtier le défendeur parce qu’il était blanc. Rien ne prouve qu’on ne s’en prend pas à des Noirs en Afrique du Sud qui affichent également les attributs d’une richesse considérable ou relative. En fait, la SPR a été saisie d’une preuve que les Sud-Africains de toutes races et de toutes origines ethniques sont volés et poignardés par des criminels noirs. Comme l’a expliqué le défendeur à la SPR, de nombreux voleurs sont noirs à cause de ce qui est arrivé dans le passé, et de nombreux Noirs sont démunis et prêts à poser des gestes criminels pour acquérir de l’argent et d’autres biens.
[103] Le défendeur a également été poignardé par des agresseurs noirs en 1996, aux abords d’une boîte de nuit. Là encore, il a déclaré que les agresseurs voulaient [traduction] « des chaussures et de l’argent ».
[104] En 1998, le défendeur a reçu un coup de couteau à la main. Là encore, selon son récit de l’incident, il se trouvait à un arrêt d’autobus et [traduction] « ils voulaient de nouveau [ses] choses; [il a] réussi à faire un pas en arrière et [il a] été poignardé dans la main ».
[105] La cinquième agression est survenue en 2000, pendant que le défendeur prenait part à une partie de rugby. Son récit non sollicité est le suivant
[traduction] Ouais, je jouais une partie de rugby, je crois que c’était en 2000 et je n’ai pas été le seul à me faire poignarder. Nous étions dans une ville un peu louche, une ville industrielle, et nous jouions au rugby. Moi et deux autres types, on n’a pas été poignardés; on a plutôt été égratignés parce que nous étions au beau milieu d’une partie de rugby et nous avons essayé de le dire à l’arbitre, mais tout ce qu’il a voulu faire c’est juste arrêter la partie.
[106] Cette fois-ci, l’agresseur [traduction] « a en quelque sorte égratigné le genou [du défendeur] avec une espèce de tournevis aiguisé, un couteau improvisé, et deux autres types ont été égratignés; au bras je pense et un autre à la main ».
[107] On ignore à ce stade-ci si les [traduction] « deux autres types » qui ont été [traduction] « égratignés » étaient noirs ou blancs. Ce détail est important car le défendeur dit que même si l’équipe adverse était entièrement composée de Noirs, il y avait, à part lui-même, deux autres joueurs blancs au sein de son équipe.
[108] Ce qui est intéressant et important, à mes yeux, c’est que le défendeur n’avait manifestement pas peur de jouer au rugby contre une équipe entièrement composée de Noirs dans une petite ville industrielle, et au sein d’une équipe mixte qui comptait trois joueurs blancs et douze joueurs noirs.
[109] Quand la SPR lui a demandé pourquoi il avait été agressé pendant la partie de rugby, le défendeur a répondu de manière catégorique : [traduction] « Parce qu’ils perdaient. »
[110] On a aussi demandé au défendeur s’il avait peur de jouer contre une équipe d’Africains noirs défavorisés dans [traduction] « un secteur africain ». Sa réponse a été la suivante : [traduction] « Cela dépend où. »
[111] Là encore, rien n’indique ici que le défendeur a été agressé pour des motifs racistes. Il dit que lui, et deux autres (blancs eux aussi, déclare-t-il plus tard), ont été agressés parce que l’équipe contre laquelle ils jouaient perdait.
[112] Le sixième incident a été relaté par le défendeur en ces termes :
[traduction] Ouais. Mon ami et moi nous étions au […], comme le marché que vous avez ici, nous nous trouvions dans le genre de marché que nous avons chez nous, au Cap, et nous étions en train de nous diriger vers la voiture pour rentrer à la maison quand nous avons vu un Africain qui essayait de voler la voiture ou d’ouvrir la portière; quand nous avons essayé de l’en empêcher environ cinq autres qui se cachaient autour des voitures sont apparus. Et j’ai été, ma main a été, la paume de ma main a été éraflée et mon copain a été poignardé dans la fesse.
[113] Il n’y a là aucune preuve que le défendeur a été pris pour cible parce qu’il était blanc. Il semble être tombé sur un individu qui essayait de s’introduire par effraction dans l’automobile de son ami. On ne nous dit pas si son ami était blanc ou noir. La SPR lui a posé une question sur cet ami, mais tout ce que le défendeur a répondu c’est : [traduction] « Nous avons en quelque sorte grandi ensemble dans la même ville. »
[114] À mon avis, rien ne prouve que cette agression avait un mobile raciste. Il n’y a aucune preuve, par exemple, que le criminel noir savait qu’il tentait de s’introduire par effraction dans l’automobile d’un Blanc ou, en fait, que l’automobile était celle d’un Blanc. Le défendeur et son ami sont tombés sur un acte criminel en train d’être commis, ils ont décidé d’intervenir et la bande leur est tombée dessus. C’est tout.
[115] La septième agression a eu lieu quelque temps après l’année 2000, tard dans la nuit, pendant que le défendeur et un ami rentraient à pied à la maison après une soirée de [traduction] « plage, tous les pubs et la vie nocturne ». Les deux ont été confrontés par des Noirs qui [traduction] « tentaient de [les] intimider ». Le défendeur déclare qu’il n’a pas été intimidé parce qu’il était [traduction] « assez près de la maison ». Voici ce qui, dit-il, s’est passé à la suite de la confrontation :
[traduction] Et ils m’ont fait ce qu’ils appellent un « smiley », ils tiennent leur briquet à l’envers de façon à ce que la flamme brûle le milieu et dans [inaudible] ça laisse une espèce de « smiley ».
[116] Quant à l’ami du défendeur, [traduction] « il s’est fait tabasser parce qu’il était plus petit que moi et qu’ils ont vu qu’il avait peur ».
[117] Une fois de plus, la SPR a demandé pourquoi le défendeur et son ami avaient été agressés. La réponse a été simplement : [traduction] « Il y a un … cela fait partie de notre vie ».
[118] La SPR a également demandé si les agresseurs voulaient de l’argent. Le défendeur a répondu : [traduction] « N’importe quoi. Voyez-vous, ils aiment nous intimider parce qu’il n’y a rien que l’on peut faire contre eux, alors c’est ce qu’ils font. »
[119] En plus des agressions dont il a été lui-même victime, le défendeur a parlé aussi d’une agression commise contre un ami appelé Jamie McAlister, dont le frère a accompagné le défendeur au Canada en 2004. Jamie a été enlevé à l’extérieur d’une boîte de nuit par [traduction] « quatre Africains et une Africaine ». Le défendeur n’est pas sûr des raisons pour lesquelles son ami Jamie a été agressé :
[traduction] J’ignore s’il s’agissait d’une sorte d’initiation mais elle voulait le harceler sexuellement ou le violer ou quelque chose du genre et après qu’ils ont vu, qu’ils en ont eu assez, ils l’ont abandonné vêtu seulement de ses sous-vêtements au beau milieu de nulle part.
[120] On ne sait pas vraiment comment le défendeur est au courant de ce qui est arrivé à Jamie, ni la mesure dans laquelle il a été lui-même témoin de cet incident. Là encore, cependant, rien n’est dit à propos d’une dimension raciste dans le cas de cette agression. Ce n’est pas parce que les agresseurs de Jamie étaient Noirs et que lui était blanc qu’ils l’ont enlevé et battu.
[121] De façon générale, le témoignage non sollicité du défendeur ne peut étayer raisonnablement une conclusion d’agressions à caractère raciste et systémiques.
[122] Il ressort clairement du dossier que les aspects racistes des agressions auxquels j’ai fait référence ont été introduits en preuve quand le défendeur a été interrogé par son propre avocat, Me Kaplan. Quand on parcourt les notes sténographiques, on a la vive impression que ce dernier tente de rappeler au défendeur qu’il a présenté une demande d’asile et que l’élément raciste est primordial. Pour ce faire, Me Kaplan revient sur les agressions et pose au défendeur des questions extrêmement suggestives sur les mobiles racistes. Les questions que pose Me Kaplan suggèrent de façon évidente les réponses qu’il veut entendre. En fait, selon moi, Me Kaplan incite et encourage le défendeur à donner une réponse particulière.
[123] Je vais utiliser l’incident de la partie de rugby pour illustrer ce point. Ici, Me Kaplan passe en revue l’ordre des événements avec le défendeur :
[traduction]
Q. Très bien. Maintenant, dans l’incident du match de rugby, le commissaire vous a demandé, le commissaire, le président pour être plus précis, et il vous a demandé, le juge, il vous a demandé pourquoi vous avez été poignardé et vous avez répondu que c’était parce qu’ils perdaient.
R. Ouais. C’est aussi parce que… il ne faut pas oublier que nous avions de beaux chandails de rugby parce que nous sommes un club; ils, c’est une ville défavorisée, et c’est la raison pour laquelle ils s’en prennent à nous. C’est ce qu’ils font. Quand je suis rentré au pays en 2004, il y avait des gens dans l’avion, lorsque nous sommes sortis il y avait les mesures de sécurité, ils ont reconnu notre accent et ils s’en sont pris à nous. Ils voulaient vérifier nos bagages, et ça, c’était à l’extérieur de l’aéroport, même pas aux Douanes. C’est ça qu’ils font…
Q. Très bien. Je m’excuse, Brandon, une seconde. Dans cette partie de rugby, vous faisiez partie de l’équipe, vous avez dit qu’il y avait trois Blancs.
R. Ouais.
Q. Et douze Africains dans l’équipe; maintenant est-il exact de dire que les quinze membres de votre équipe porteraient de plus beaux chandails de rugby, vous portiez les mêmes chandails que votre…
R. Ouais, mais nous faisons partie d’un club.
Q. Oui. Mais les autres joueurs africains…?
R. Ouais.
Q. Y avait-il, selon vous, une motivation raciste quelconque dans cet incident particulier?
R. Je veux dire, de notre équipe…
Q. Vous avez été poignardé, n’est-ce pas?
R. Ouais.
Q. D’un coup de tournevis, et c’était par un Africain de l’autre équipe.
R. Ouais.
Q. Et ensuite il y a deux autres personnes qui ont été blessées elles aussi, est-ce exact? Ces deux autres personnes, étaient-elles africaines ou blanches?
R. Elles étaient blanches.
Q. Donc, les trois personnes de cette équipe, de votre équipe, qui étaient blanches ont été poignardées. Y avait-il… vous avez dit que cela est arrivé parce que vous perdiez. Y avait‑il, selon vous, une motivation raciste pour vous poignarder, vous et les deux autres gars?
R. Eh bien, ils… ils ont un petit sourire narquois et ils nous font des remarques et nous ne pouvions pas nous plaindre à l’arbitre parce que lui aussi était africain et que tout ce qu’il a fait, ça a été d’arrêter la partie, rien d’autre n’a été fait. Parce qu’il y a, c’est-à-dire, qu’allez-vous faire quand il y a environ un millier de gens qui regardent la partie et qu’ils se mettent en colère? Donc, même s’il est de notre couleur, c’est un arbitre, il doit être neutre. Mais on ne peut pas lui reprocher d’avoir agi comme ça, mais que lui arrive-t-il lorsqu’il quitte le terrain; ils s’en prennent à lui parce qu’il prend parti pour nous et ça c’est interdit.
Q. Pensez-vous que l’agression avait une motivation raciste?
R. Sûrement.
[124] Non seulement faut-il rappeler au défendeur la dimension raciste de l’incident et l’inciter à donner une réponse qui le fera correspondre à la définition d’un réfugié au sens de la Convention, mais la réponse qu’il donne révèle que, en réalité, il ne sait pas réellement si l’agression avait un mobile raciste ou non. La réponse [traduction] « Sûrement » est une conjecture. Il a déclaré plus tôt à la SPR que l’agression avait eu lieu [traduction] « Parce qu’ils perdaient » mais à ce stade-ci, et uniquement après que son avocat l’a incité en utilisant les mots [traduction] « motivation raciste », il répond : « Sûrement ».
[125] Le défendeur est guidé de la même façon par son avocat quand celui-ci lui demande de relater d’autres incidents. Comme on peut le lire ailleurs dans les notes sténographiques, le défendeur semble assimiler la persécution raciale aux mesures d’action positive et aux difficultés qu’il avait à trouver du travail en Afrique du Sud. C’est donc dire que le sens que donne le défendeur à la motivation raciste et à la persécution n’est jamais tout à fait clarifié. Il croit que la situation générale en Afrique du Sud est actuellement préjudiciable sur le plan racial aux Sud-Africains blancs comme lui. C’est la raison pour laquelle, selon lui, les agressions physiques dont il a été victime étaient [traduction] « [s]ûrement » motivées par le racisme.
La preuve objective de la motivation raciste
[126] En fait, la seule preuve objective que le défendeur a offerte pour donner à penser que les agressions étaient motivées par le racisme est que ses agresseurs étaient toujours noirs et qu’ils proféraient des insultes racistes. Il me semble que si l’on vit dans un pays où la population noire représente 80 p. 100 de la population et où la population européenne blanche n’est que de 9 p. 100 et si, comme le défendeur, vous ne vivez pas dans une enclave à prédominance blanche et décidez de vous rendre dans des boîtes de nuit, dans des pubs et sur des plages que fréquentent des Noirs et de jouer au rugby contre des équipes entièrement composées de joueurs noirs, les risques que les agresseurs soient noirs si vous êtes volé ou agressé doivent être assez proches de 100 p. 100. Le fait que, dans chaque cas, les agresseurs étaient noirs ne peut donc pas, en soi, être assimilé à une motivation raciste. Les Noirs qui vivent dans les mêmes secteurs que le défendeur, qui fréquentent ces mêmes secteurs ou qui s’adonnent aux mêmes passe-temps sont presque sûrs que, s’ils sont volés, les auteurs du crime seront noirs, et ce, pour les mêmes raisons démographiques.
[127] Quant aux insultes et aux qualificatifs racistes, il serait fort étrange que ce ne soit pas un état de choses ordinaire dans un pays où les tensions et les disparités raciales ont fait autant partie de son histoire sociale et politique et où ces tensions, même si l’époque de l’apartheid est chose du passé, ne sont pas encore réglées. Le fait que les agresseurs noirs du défendeur l’ont qualifié de [traduction] « chien blanc », de « boer », de [traduction] « colon » ou de « witnai » en s’en prenant à lui ne veut pas dire qu’ils l’ont agressé parce qu’il était blanc ou parce qu’ils le considéraient comme un [traduction] « chien blanc » ou un « witnai ». La violence verbale et raciste est une forme d’agression et un moyen de dénigrer ou d’effrayer la victime. Ces mots ne sont pas en soi un indice objectif que le défendeur a été agressé parce qu’il était blanc. À mon avis, cela n’équivaut pas au fait d’être privé de ses biens, d’être agressé ou rassemblé et tué parce qu’on est juif ou tutsi; cela n’équivaut pas non plus au fait d’être lynché parce qu’on est noir. L’utilisation d’insultes racistes n’étaye pas en soi, selon moi, le fait que le défendeur a été victime d’agressions à caractère raciste et systémiques.
[128] Me Galati, qui représentait le défendeur à l’audience que j’ai présidée, a attiré avec justesse mon attention sur le fait que les mobiles d’un crime peuvent fort bien être mixtes et que, même s’il n’y avait qu’un élément de motivation raciste qui sous-tendait le sort que des Sud‑Africains blancs pourraient subir aux mains de Sud-Africains noirs, notre jurisprudence n’exclut pas la possibilité d’accorder l’asile juste parce que les motifs sont mixtes. Il m’a renvoyé aux affaires suivantes : Shahiraj c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 453 et Flores c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 893, qui indiquent clairement qu’un lien suffisant pour étayer une revendication du statut de réfugié au sens de la Convention peut être établi lorsque la motivation de la persécution est mixte, à la condition toutefois qu’elle puisse être liée en partie à un motif énoncé dans la Convention. Dans ces deux affaires, la décision soumise à un contrôle judiciaire a été infirmée parce que la Commission de l’immigration et du statut de réfugié avait omis de prendre en considération des éléments de preuve qui liaient le ciblage de la victime à un motif énoncé dans la Convention. Dans la décision Shahiraj, il y avait lieu de croire que le demandeur avait été victime d’extorsion de la part de la police en Inde au moins en partie à cause des liens qu’il avait avec son frère, un sikh militant. Dans la décision Flores, la Commission a commis une erreur parce qu’elle a omis d’examiner une preuve documentaire selon laquelle, au Mexique, les représentants de l’État déposaient souvent de fausses accusations de trafic d’armes et de drogue en vue de poursuivre de présumés zapatistes.
[129] Dans la présente affaire, il n’est pas question des motivations mixtes de représentants de l’État et de la police, qui usent peut-être de prétextes criminels pour cibler des militants politiques. Selon la demande d’asile du défendeur, ce dernier a été agressé par des concitoyens parce qu’il était blanc. Cela étant, en ce qui concerne les motivations mixtes, il faudrait qu’il y ait une preuve que le défendeur a été agressé et volé non pas seulement parce que les agresseurs voulaient son argent ou ses biens mais aussi parce qu’ils voulaient lui faire du mal et le punir parce qu’il était blanc. Je suis d’accord avec l’avocat du défendeur qu’une telle motivation mixte est possible. Ce qui manque en l’espèce, selon moi, c’est une preuve objective que les agressions commises avaient pour but, en partie du moins, de persécuter le défendeur parce qu’il était blanc. L’une des agressions sur laquelle la SPR s’est fondée est survenue dans un terrain de stationnement, où c’est le défendeur qui a pris l’initiative d’intervenir face à des hommes noirs qui tentaient de s’introduire par effraction dans l’automobile de son ami. Dans cet incident, le défendeur n’était même pas ciblé.
[130] Me Galati fait valoir, intuitivement, que dans un pays où tant de crimes sont commis par des agresseurs noirs contre des victimes blanches une partie de ces crimes est certainement motivée par le racisme, et cela signifie sûrement qu’une partie au moins de la motivation des agressions commises contre le défendeur était de nature raciste.
[131] Ma réponse à ces arguments perceptifs est que dans un pays où la population est noire à 80 p. 100 et où la population européenne blanche ne représente que 9 p. 100, la plupart des crimes dont les Blancs sont victimes doivent forcément être perpétrés par des Noirs, tout comme la majeure partie des crimes dont les Noirs sont victimes doivent aussi, forcément, être perpétrés par des Noirs. Cette conclusion est encore plus inévitable quand on entre en ligne de compte les facteurs économiques et de classe.
[132] Mais, et surtout dans l’affaire du défendeur, la seule qui m’est soumise, il était presque inévitable que ses agresseurs soient noirs à cause de l’endroit où il vivait et à cause de certaines des activités auxquelles il s’adonnait au moment où les agressions ont eu lieu. Si vous jouez au rugby contre une équipe formée de 15 joueurs noirs, votre agresseur sera forcément noir. Le témoignage non sollicité du défendeur sur la raison pour laquelle ses agresseurs noirs s’en étaient pris à lui était qu’ils voulaient le voler ou que, dans le cas de la partie de rugby, ils étaient en train de perdre. Le défendeur a peut-être bien été ciblé pour vol parce qu’il était blanc (et donc vraisemblablement mieux nanti que la plupart des Noirs), mais il n’a pas été volé ou poignardé parce qu’il était blanc; du moins, c’est ce que l’on retire de son témoignage non sollicité.
[133] Il est bien sûr possible qu’un Sud-Africain noir puisse décider de voler ou de poignarder un Sud-Africain blanc parce que ce dernier est blanc et à cause des injustices commises dans le passé par les Sud-Africains blancs contre les Sud-Africains noirs. Cela conférerait selon moi un caractère raciste à l’agression car celle-ci aurait pour but de châtier la victime et de lui faire du mal parce qu’elle est blanche, plutôt que de s’emparer de ses biens ou de la blesser dans une confrontation personnelle. Selon le témoignage non sollicité du défendeur, ce dernier a été volé et poignardé non pas pour le châtier ou lui faire du mal parce qu’il était blanc, mais pour mettre la main sur ses chaussures, son argent et ses [traduction] « choses ». Je suis d’accord avec l’avocat du défendeur selon qui, d’un point de vue conceptuel au moins, il est possible de voler et de poignarder une personne pour obtenir ses biens et pour la châtier et lui faire du mal parce qu’elle est blanche. Ce serait manifestement le cas dans une situation où des Noirs n’agressaient et ne voleraient que des victimes blanches. Dans le cas présent, toutefois, dans son témoignage non sollicité le défendeur ne laisse pas entendre qu’il y avait des mobiles mixtes présents, et même les réponses qu’il a données aux questions suggestives de son avocat n’indiquent pas clairement comment il pouvait savoir qu’un élément raciste était présent, sinon par voie de conjecture. Par ailleurs, aucune preuve ne donne à penser que les individus qui ont agressé et volé le défendeur n’agressaient et ne volaient que des Sud-Africains blancs.
[134] Me Galati a également attiré mon attention sur le formulaire de renseignements personnels (FRP) du défendeur, dans lequel ce dernier affirme que les agressions étaient motivées par le racisme. Il soutient que le FRP est une preuve devant la SPR, et que celle-ci a donc eu raison de faire abstraction des incohérences entre le témoignage non sollicité qu’a fait le défendeur quand il a été interrogé par la SPR et le témoignage qu’il a fait quand il a été interrogé par Me Kaplan.
[135] L’exposé circonstancié personnel du défendeur dit effectivement que ce dernier craint d’être tué ou persécuté parce qu’il est blanc :
[traduction] J’ai peur d’être tué par des Sud-Africains noirs qui me tueront parce que j’ai la peau blanche. Je crois à tout le moins que je serai victime de discrimination parce que je suis blanc. Ce type de discrimination m’a touché dans tous les aspects de la vie et elle se poursuivra — sinon pire — si je retourne en Afrique du Sud. Je crois aussi que j’ai été persécuté et que ma vie serait en péril si je retournais en Afrique du Sud parce que je suis un Sud-Africain blanc. En plus de la discrimination, j’ai été agressé parce que j’ai la peau blanche à six reprises au moins et j’ai également été menacé à cause de ma peau blanche.
[136] Le défendeur indique clairement que [traduction] « à tout le moins » il a été victime de discrimination, mais la persécution demeure une affaire de croyance. Il déclare cependant qu’il a été [traduction] « agressé parce que j’ai la peau blanche à six [sic] reprises au moins » et qu’il a été [traduction] « menacé aussi à cause de ma peau blanche ».
[137] En ce qui concerne le sixième incident, survenu au marché (en 2000, dit-il dans les notes sténographiques), il déclare dans son FRP que l’affaire a eu lieu en 2002. Il dit clairement que c’est l’automobile de son ami qui était visée :
[traduction] Nous nous sommes approchés et avons tenté d’empêcher cet individu (qui était Africain) et, à ce moment, environ cinq autres Africains sont sortis de nulle part (je pense qu’ils se cachaient derrière d’autres véhicules) et ont essayé de nous poignarder. J’ai levé les mains pour me protéger et j’ai été poignardé aux mains. Mon ami a lui aussi été poignardé (à la fesse).
[138] Là encore, on ne nous dit pas si l’ami en question était noir ou blanc, mais il est évident que le défendeur n’était même pas personnellement visé dans cet incident. Les agresseurs tentaient de s’introduire par effraction dans l’automobile de quelqu’un d’autre, et le défendeur a essayé d’intervenir.
[139] Quant aux autres incidents relatés dans l’exposé circonstancié personnel, il n’y a rien d’inhérent aux agressions elles-mêmes qui donne à penser que ces dernières étaient motivées par le racisme, sinon que les agresseurs étaient toujours noirs et qu’ils ont proféré des insultes et des qualificatifs racistes. J’ai traité plus tôt de ces questions-là. Tout ce qu’il nous reste dans l’exposé circonstancié personnel ce sont les croyances et les opinions du défendeur, qui ne reposent pas sur une preuve objective de motivation raciste :
[traduction] Mon point de vue sur ces incidents : ils aiment s’en prendre aux « grands gars blancs » pour se venger. Ils croient que c’étaient de « grands gars blancs » qui s’en prenaient à eux auparavant et que le temps est maintenant venu de « payer pour le passé ».
[140] Ce point de vue est avancé à titre conceptuel ou théorique. Il ne s’agit pas d’une preuve objective. La tâche de la SPR était d’évaluer si la théorie du défendeur reposait sur une preuve objective.
[141] Autrement dit, je ne crois pas que ce que le défendeur dit dans son exposé circonstancié personnel apporte une preuve objective quelconque à l’appui de son opinion selon laquelle les agressions avaient un caractère raciste. En fait, il est difficile de voir en quoi l’agression survenue au marché mettait même en cause le ciblage d’un Blanc. Comment les agresseurs auraient-ils pu savoir qu’ils tentaient de s’introduire par effraction dans l’automobile d’un Blanc? Cette agression était manifestement motivée par l’intervention du défendeur et de son ami.
[142] De plus, il n’y a rien dans l’exposé circonstancié personnel qui dissipe l’impression générale que créent les notes sténographiques de l’audience de la SPR, à savoir qu’il a fallu que le défendeur soit incité par son avocat, Me Kaplan, à soutenir que les agressions mettaient toutes en cause de la [traduction] « discrimination raciale » et qu’il s’agit là d’une opinion que n’étaye pas de manière objective le témoignage personnel du défendeur. C’est pourquoi il me semble que le témoignage de Mme Kaplan est [traduction] « venu sauver » la demande d’asile du défendeur. La SPR, comme je l’analyserai plus loin, avait manifestement l’impression que la demande d’asile du défendeur ne pouvait subsister — et était vouée à l’échec — si l’on se fiait au propre témoignage du défendeur.
[143] Les motifs indiqués dans la décision semblent dénoter que le témoignage qu’a fait le défendeur au sujet de ses expériences personnelles n’était pas suffisant pour étayer son opinion selon laquelle les agressions étaient motivées par le racisme. J’ai parcouru en détail le propre récit non sollicité du défendeur sur ces agressions pour déterminer clairement pour quelle raison il devrait en être ainsi. Dans la mesure où la SPR conclut que le récit personnel du défendeur n’était pas suffisant pour établir l’existence d’une motivation raciste et faire ainsi entrer le défendeur dans le cadre de la définition d’un réfugié au sens de la Convention, il s’ensuit, selon moi, que la SPR a tiré une conclusion raisonnable. Dans la mesure où la SPR a pu avoir l’impression, tout comme l’actuel avocat du défendeur, Me Galati, que le défendeur lui-même avait fourni suffisamment de preuves pour justifier une motivation raciste (un point de vue qui n’apparaît pas, je crois, dans la décision), il faudrait alors que je dise qu’une telle conclusion est déraisonnable pour les motifs mentionnés plus tôt.
[144] Si l’on revient au FRP du 27 mai 2008 — la déclaration sous serment du défendeur sur ce qu’il craint en Afrique du Sud et la raison pour laquelle il demande l’asile du fait de sa race — l’explication concerne nettement plus la discrimination économique que la violence des Noirs :
[traduction] Depuis que le nouveau gouvernement est au pouvoir, nous les Blancs avons des difficultés. Les emplois sont donnés aux gens de couleur à cause de l’« action positive ». Il est plus facile pour nous de trouver du travail à l’étranger. Ils ont la loi de leur côté. Ils racontent des histoires aux Blancs. La criminalité a atteint un sommet. Les assassinats de fermiers s’intensifient. C’est ce qu’on appelle la réforme foncière. Jusqu’ici, rien n’a été fait.
[145] Fait important, cet énoncé ne dit rien sur les agressions personnelles que le défendeur a subies et sur lesquelles il a fondé sa demande d’asile. L’exposé circonstancié semble avoir évolué à cet égard, comme je l’analyserai plus tard, quand le défendeur a été soumis à l’influence de la famille Kaplan et à son opinion sur ce qui se passe en Afrique du Sud.
[146] En lisant le dossier en détail, je suis frappé aussi par une touche de fierté récurrente chez le défendeur quant au fait de ne pas avoir été intimidé par ce qui lui arrivait. Il y a des références à sa taille et à sa force. Nous avons affaire à un [traduction] « grand gars blanc » — pour reprendre ses propres paroles — qui ne craignait pas de se rendre dans un district industriel noir pour jouer contre une équipe locale entièrement noire, au sein d’une équipe où il n’était que l’un des trois joueurs blancs. Quand il voit un individu tentant de s’introduire par effraction dans l’automobile de son ami au marché, il ne craint pas d’intervenir immédiatement. Quand le défendeur et son ami ont été agressés en rentrant à la maison la nuit, après avoir été à la plage, il dit qu’il n’a pas été intimidé. Son ami a été battu parce qu’[traduction] « ils ont vu qu’il avait peur ». Autrement dit, le défendeur n’était visiblement pas effrayé. Quand la SPR lui a demandé pourquoi son ami et lui avaient été agressés, le défendeur a répondu : [traduction] « cela fait partie de notre vie ».
[147] L’impression générale que l’on en tire est que le défendeur n’a pas été effrayé par les agressions parce qu’il est fort et ne peut pas être intimidé et parce que les confrontations de ce genre ne sont pour lui qu’un mode de vie. Même quand il n’est pas obligé de le faire, il s’élance pour s’en prendre à un Noir qui tente d’entrer par effraction dans l’automobile de son ami au marché. C’est là une situation dont il peut se charger.
[148] Cette touche de fierté devient évidente aussi quand on demande au défendeur pourquoi il n’a signalé à la police aucune des agressions. Sa réponse donne à penser que le défendeur craint plus son père que ses agresseurs. Il semble être une personne qui a grandi dans un milieu blanc où les vrais hommes se chargent eux-mêmes des agresseurs noirs. Il est un [traduction] « grand gars blanc » et [traduction] « cela fait partie de notre vie ».
[149] Ce fait devient important quand on le considère par rapport à la façon dont la SPR a traité le retour du défendeur en Afrique du Sud et le retard avec lequel ce dernier a présenté une demande d’asile.
Les motifs de la venue au Canada
[150] D’autres points qui minent davantage l’élément de crainte subjective sont les raisons qu’a données le défendeur pour expliquer sa venue au Canada.
[151] Quand la SPR a demandé pourquoi il est venu au Canada, la réponse du défendeur est sans équivoque et elle n’a rien à voir avec une crainte de violence à caractère raciste :
[traduction] Je suis venu ici pour chercher du travail parce que je n’arrive pas à en trouver dans mon pays et qu’il est plus facile d’en trouver à l’étranger; j’ai donc profité de l’occasion pour — je n’ai pas choisi le Canada, c’est juste qu’ils ont fait de la publicité dans le journal pour le travail dans un parc d’attractions et j’ai donc inscrit mon nom et je suis parti parce que l’employeur payait notre transport jusqu’ici. Sans cela, je n’aurais jamais pu m’en aller.
[152] Cette réponse indique on ne peut plus clairement que les raisons pour lesquelles le défendeur est venu au Canada étaient d’ordre économique et n’avaient rien à voir avec le fait d’être un réfugié.
[153] Une fois de plus, Me Kaplan, l’avocat du défendeur, doit rappeler à ce dernier, en interrogatoire, qu’il ne suffit pas d’être venu au Canada pour chercher du travail :
[traduction]
Q. Quand le commissaire (de la SPR) vous a demandé ce matin lorsque vous étiez venu au Canada et que vous cherchiez du travail, vouliez-vous réellement trouver une vie meilleure ou sauver votre vie. Le commissaire vous a donc demandé…
R. Eh bien, c’est les deux.
Q. … quand vous êtes arrivé, laissez-moi d’abord finir ma question, Brandon.
R. Désolé.
Q. Donc, il vous a demandé si, quand vous êtes venu, vous cherchiez une vie meilleure ou si vous vouliez sauver votre vie. Ce matin vous avez dit que c’était pour sauver votre vie et, très bien, vous dites maintenant que c’est les deux. J’aimerais juste que vous clarifiiez votre réponse, s’il-vous-plaît. Donc, quand vous êtes venu au Canada, quelle était votre motivation pour venir ici?
R. Eh bien, je n’arrivais pas à trouver du travail et j’en ai assez de vivre dans la peur, j’en ai assez de l’attitude des gens. C’est-à-dire que je suis né là-bas et que c’est comme s’ils ne veulent pas que j’y sois. J’ai donc profité de l’occasion pour quitter mon pays, mais je n’ai pas choisi le Canada. J’ai présenté une demande pour de nombreux autres emplois, mais cette compagnie, c’est elle qui payait notre voyage pour venir, ce qui fait que j’ai sauté sur l’occasion. Et je voulais rester. Ensuite, la dame qui a rempli nos documents a dit qu’il fallait que nous rentrions au pays pour pouvoir revenir.
Q. Très bien, je vais vous poser une question sur cela parce qu’il s’agit d’un élément important de l’affaire d’aujourd’hui. Mais vous avez dit deux choses, vous en aviez assez de vivre dans la peur.
R. Ouais.
Q. Très bien. Dites-moi exactement quelle était la peur que vous éprouviez.
R. C’est-à-dire qu’on peut être n’importe où, n’importe où, c’est un problème que de rentrer à pied chez soi parce que… la nuit ou même quand on va au magasin, c’est-à-dire qu’on ne laisse même plus nos enfants marcher seuls nulle part. C’est la même chose quand on prend l’auto, les détournements d’auto, on peut écrire la lettre à la police, si une caméra vous capte après minuit, il suffit d’écrire une lettre et de dire : eh bien, il y avait quelques Africains qui se tenaient là et ce qu’ils faisaient là à cette heure de la nuit, debout le long de la route, à côté du feu de circulation. Parce qu’il y a des gens qui vendent des journaux, ils font le tour des autos et ils vendent des journaux, mais si c’est tard la nuit, qu’est-ce qu’ils font là?
Et les femmes, ils ne trouvent même pas les femmes de… eh bien, il suffit d’écrire une lettre et ils vont jeter l’affaire à la poubelle parce qu’on sait qu’on a un problème comme celui-là et qu’est-ce qu’on peut faire?
Q. Vous avez dit il y a quelques secondes : « je suis né là-bas et c’est comme s’ils ne veulent pas que j’y sois ». Expliquez simplement cette partie-là : je suis né là-bas mais ils ne me veulent pas, de qui s’agit-il et pourquoi avez-vous l’impression qu’ils ne vous veulent pas là-bas.
R. Ouais, les Africains et le gouvernement ont pris tous nos… ils nous ont lié les mains. C’est comme les assassinats de fermiers, ils se sont débarrassés des commandos, les types, les réservistes, les gars de la réserve qui patrouillent les fermes, ils s’en sont débarrassés parce qu’ils savent que… comme ils se sont débarrassés de la peine de mort et de tout cela. Maintenant, ils nous considèrent simplement comme un lien avec le passé et pourquoi ils sont comme ça. Mais comme ça, ils n’ont rien parce que nous avons des bidonvilles [inaudible] ou des agglomérations informelles et le problème, c’est que maintenant les villes et les banlieues deviennent de plus en plus grandes et qu’ils commencent à se rapprocher. Donc, c’est comme si… c’est-à-dire c’est comme si vous décidiez de partir, vous décidez de partir un vendredi et un type peut sauter par-dessus le mur et rester là assis pendant 48 heures et vous ne pouvez pas le chasser, c’est sa parcelle de terrain, il peut faire ce qu’il veut. Maintenant, qui nous protège contre ça, personne. Qui protège les gens qui meurent dans les fermes ou pour la réforme foncière, et il ne s’agit pas d’une question de les chasser des terres. Ils tuent les grands-mères, les mères, les enfants, les chiens, les animaux, les vaches, c’est comme ça qu’ils font. Comme la ferme n’a plus personne à qui être transmise dans la famille, elle va au gouvernement, mais ce fermier, il donne une centaine d’occasions de travail, de sorte que la terre est remise et elle est perdue.
[154] À part le fait d’inciter le défendeur à répondre à cette série de questions et la tentative manifeste de Me Kaplan d’amener le défendeur à dire qu’il est venu au Canada pour échapper à la violence raciale dirigée contre lui, il est évident que le défendeur, même s’il n’apprécie pas la situation en Afrique du Sud, ne renonce pas à sa réponse initiale, à savoir qu’en venant au Canada sa motivation première était celle de trouver du travail.
[155] Même quand Me Kaplan agite le carton aide-mémoire sur lequel était inscrit le mot [traduction] « PEUR » devant lui, le défendeur ne fait état d’aucun motif objectif de ressentir une crainte personnelle. Il parle des Blancs — les fermiers, les femmes, les grands-mères et les mères. Malgré les incitations qui lui sont faites, il est évident que le défendeur veut parler de l’opinion qu’il a (tout comme les Kaplan) de ce qui se passe en général en Afrique du Sud. À certains endroits dans les notes sténographiques (à la page 43, par exemple), il dit qu’il a peur de se rendre dans certaines parties de l’Afrique du Sud, mais il prétend ne pas avoir été effrayé quand il a été agressé parce que [traduction] « cela fait partie de notre vie » (page 46). Ce n’est pas parce que le défendeur craint peut-être de vivre en Afrique du Sud que les agressions dont il a été victime sont à caractère raciste. Selon la preuve, de nombreux habitants de l’Afrique du Sud, blancs et noirs, sont victimes de la criminalité, et celle-ci est endémique. Je crois que l’on peut présumer sans se tromper que les Sud-Africains noirs vivent aussi dans la crainte de cette criminalité répandue.
[156] Là encore, selon moi, la conclusion selon laquelle le défendeur, d’après son témoignage personnel, a quitté l’Afrique du Sud parce qu’il craint la criminalité à caractère raciste n’a aucun fondement objectif. Il trouve intolérable l’absence de possibilités économiques et il est à la recherche d’un meilleur mode de vie. Il craint peut-être aussi la criminalité qui s’est répandue en Afrique du Sud, mais, selon moi, cela n’est pas suffisant pour étayer une prétention de persécution.
Le défaut de signaler les agressions à la police
[157] Le défendeur n’a signalé à la police aucune des agressions sur lesquelles il se fonde maintenant pour appuyer sa revendication du statut de réfugié. Ce fait devient un facteur important pour l’analyse que la SPR a faite de la protection de l’État, mais il confirme aussi l’absence de crainte subjective du défendeur.
[158] Les notes sténographiques révèlent ce qui suit :
[traduction]
Q. Bon, très bien; alors pourquoi n’êtes-vous pas allé à la police?
R. Parce que rien ne sera fait. On devient perdu dans le système.
Q. Rien ne sera fait. Comment le savez-vous?
R. Eh bien, parce qu’il est possible que l’on doive attendre trois, quatre ans juste pour se rendre devant un tribunal, parce qu’y a plein de crimes et de violence, les tribunaux sont trop pleins. Nous avons encore nos empreintes digitales sur papier [inaudible], nous sommes encore en retard et…
Q. Donc, il faut trois ou quatre ans avant de se rendre devant un tribunal?
R. Jusqu’à ce que l’on obtienne finalement une décision ou… vous voyez, ils font un exemple de nous parce que nous sommes instruits car nous avons eu notre chance; donc vous n’irez nulle part à moins d’avoir beaucoup, beaucoup d’argent.
Q. Donc, les tribunaux sont trop pleins de crimes.
R. Ouais.
L’AVOCAT (à la personne concernée)
Q. Une seconde, Monsieur. Désolé, pourriez-vous répéter ce que vous avez dit, Brandon, quand vous avez déclaré qu’ils veulent faire de nous un exemple, pourriez-vous répéter ce que vous avez dit s’il-vous-plaît?
R. Par exemple, si vous ne payez pas un billet de stationnement, vous… ils viennent et vous attrapent. Mais quelqu’un d’autre qui commet un meurtre, il suffit qu’il dise qu’ils ont tué son père dans le temps et personne ne peut lui enseigner à distinguer le bien du mal, et rien ne lui arrive. Nos prisons débordent.
Q. Pourriez-vous simplement… dans cette partie vous utilisez des pronoms.
R. Oh, désolé.
Q. Pronoms, savez-vous ce que sont les pronoms : lui, eux, pourriez-vous être plus précis? Donc vous avez dit : si vous ne payez pas un billet de stationnement ils viennent et vous attrapent; de qui s’agit-il quand vous dites « ils » et « vous »?
R. « Moi », ce sont les Blancs et la police africaine, la police sud-africaine parce qu’il s’agit d’un travail gouvernemental et « nous » [inaudible] présentons une demande pour cela.
Q. Et quand vous avez parlé du meurtre, pouvez-vous me dire seulement les couleurs, qui parle, quelqu’un a commis un meurtre.
R. Ouais. Si un Africain commet un meurtre, ils sont désolés pour lui parce qu’il ne distingue pas le bien du mal, parce que les Blancs ont mal agi dans l’ancien temps alors ils font simplement… comme nous faire payer pour le passé. Ils font un exemple de nous dans tout.
LE PRÉSIDENT (à la personne concernée)
Q. Donc, si un Blanc… un Noir tue un Noir, que font-ils?
R. Cela dépend où, parce que si c’est dans les secteurs ruraux, quelqu’un peut même aller voir la police, la police est très sollicitée. C’est un travail dangereux et il n’y a donc pas [inaudible] comme quand il y a une émeute ils ferment simplement les routes et attendent qu’elle arrête.
Q. Vous dites que vous n’allez pas voir la police à cause de votre manque de confiance.
R. Ouais.
Q. Où les demandes disparaissent dans le système et cetera et il n’y a rien qui peut être fait.
R. Et on ne veut pas aller en prison en tant que Blanc, on… c’est seulement… nous sommes la minorité de sorte qu’il n’y a rien que nous puissions faire, absolument rien.
Q. Donc, voulez-vous dire que tous les crimes commis en Afrique du Sud qui mettent en cause des Blancs, personne n’a jamais…
R. Non, non, il y a des Blancs, oui.
Q. Personne ne le signale à la police?
R. Eh bien, cela dépend si [inaudible] dans la police parce que c’est fait ouvertement, mais nous ne, vous ne pouvez… c’est même effrayant d’aller au poste de police parce qu’ils saccagent les bureaux de poste, les postes de police, les hôpitaux, il n’y a pas assez de personnel, la police. Et ils aideraient plutôt les leurs que…
Q. La police n’a pas assez d’effectifs, vous dites, est-ce exact?
R. Ouais. Et c’est 90 p. 100, 80 p. 100 de la police qui sont tous des Africains parce qu’il s’agit d’un travail gouvernemental.
Q. Ouais.
R. Par exemple, je ne peux pas m’enrôler dans l’armée, je ne corresponds pas au critère de couleur, ce n’est qu’un exemple.
Q. Donc, les 20 p. 100 restants de la police sont blancs?
R. Peut-être les types en situation d’autorité, peut-être même moins.
Q. Mais si 80 p. 100 sont des Africains, les 20 p. 100 restants sont-ils blancs?
R. Ouais.
L’AVOCAT (à la personne concernée)
Q. Avez-vous dit 80 ou 90?
R. J’ai dit 80 ou 90. Il y a très peu de policiers blancs parce qu’ils, je ne sais pas quel est le mot, mais ce qu’ils font c’est… prenez mon père par exemple. Il a travaillé auprès de la municipalité pour le gouvernement pendant quinze ans, et ce qu’ils font c’est donner… si vous êtes Africain vous n’avez qu’à choisir ce que vous voulez faire et ils vous donneront l’emploi, et il doit apprendre à quelqu’un le travail qu’il fait depuis quinze ans. Il doit former ce type pendant quelques mois et ce type peut être, il doit en quelque sorte savoir lire ou écrire et, après cela, ils disent à mon père : salut, au revoir, il faut que tu t’en ailles maintenant. Parce que, ce qu’on appelle l’action positive, les emplois du gouvernement vont aux autres gens pour que ce soit équitable. L’action positive signifie faire les choses équitablement. Et les emplois aussi, ils appliquent des lois dans la législation qui doivent être… ils ne peuvent pas dire : vous lancez une compagnie et vous avez besoin de cinq personnes, vous ne pouvez pas embaucher simplement votre sœur ou votre mère et votre cousin, vous ne pouvez pas faire cela. Il faut leur donner un travail et c’est comme ça que ça fonctionne.
[159] Dans cette série de questions et de réponses il y a bien des aspects qui n’ont tout simplement rien à voir avec le fait de savoir pourquoi le défendeur n’a pas signalé les agressions à la police. Une fois de plus, il se fonde sur des opinions générales sur ce qui se passe en Afrique du Sud. Le peu de choses pertinentes qu’il dit donne à penser qu’il ne s’est pas adressé à la police parce qu’il croit que celle-ci manque d’effectifs et que les poursuites peuvent prendre un certain temps. Il révèle également qu’il croit que les mesures d’action positive sont un problème. En un sens, cela n’est pas pertinent non plus parce que la demande d’asile du défendeur est fondée sur plusieurs agressions personnelles impliquant des actes de violence physique. Il semble dire, cependant, qu’il n’a pas contacté la police parce que, à cause des mesures d’action positive, il y a plus de policiers noirs, qui vont s’occuper des gens comme eux mais qui, pour lui, ne feront vraisemblablement rien.
[160] L’avocat du demandeur a tenté de clarifier la situation avec le défendeur, ce qui a donné le résultat suivant :
[traduction]
Q. Oui, effectivement. Quelques mots sur la police. Ce matin vous avez dit, je crois, que de 80 à 90 p. 100 des policiers sont noirs et que les 10 à 20 p. 100 restants sont blancs. Pourriez-vous répéter une fois de plus pourquoi vous n’êtes pas allé voir la police?
R. Parce que ça fait peur, parce que tous les emplois gouvernementaux, chaque emploi gouvernemental, que ce soit dans la police ou ailleurs, ils l’obtiennent parce qu’on leur en donne la chance. Maintenant, si moi je me rends au poste de police et que je déclare que je viens tout juste d’être poignardé, qu’on m’a volé mes chaussures, les policiers vont dire quelque chose comme : très bien, vous savez, maintenant vous savez ce que nous‑mêmes avons vécu, et cetera. Donc, si vous y allez, ça va… vous allez vous perdre dans le système. Il y a tant de… et je ne dis pas que ce sont eux seulement, il y a beaucoup de mauvais Blancs encore, mais nous sommes bien moins nombreux. Et ils voient les Blancs aussi; il y en a deux sortes : les Anglais et les Afrikaners et eux aussi, comme dans l’auberge parce que mon nom de famille est anglais, ils, les Afrikaners et les Anglais, ils n’aiment pas, comment dire, comme les Français et les Anglais, ils ne voient pas [les] choses du même œil, c’est la même chose pour nous au pays. Parce que les Afrikaners veulent faire les choses à leur manière et que les Anglais veulent faire les choses à leur manière.
Q. Selon votre expérience, est-ce que la police voulait aider?
R. Eh bien, elle doit nous aider [inaudible] poste de police et ont ouvert le dossier et tout ça mais… je vais vous donner un exemple. L’un de mes amis s’est fait prendre à fumer de la drogue dans un lieu public et il a fallu attendre trois ans avant que l’accusation soit rejetée par le tribunal, trois ans pour quelque chose… et c’était sa première fois. Je sais que fumer ce n’est pas bien, mais j’utilise ce cas comme un exemple réel. Ou le fameux Mark Yeoman (ph), il a eu des problèmes pour avoir, je crois que c’était un DVD piraté, pas piraté, mais il avait toutes les copies chez lui, et il faisait ensuite comme son propre « mix personnel » qu’il écoutait en conduisant sa voiture et le policier lui a demandé directement sur place, mais ça, en tout cas, et il a dû comparaître devant un juge et il s’est trouvé à côté d’un type qui avait commis un meurtre et ce type est Africain et il obtient une caution, mais lui il doit payer sinon il devra passer quelques jours en prison. Parce que tout ce qu’ils ont besoin de voir, oh! la victime du système, c’est donc comme cela que ça fonctionne. C’est-à-dire qu’il y a beaucoup de Sud-Africains qui se joignent à des groupes de justiciers parce qu’ils sont obligés de voir le violeur de leurs enfants passer devant eux et que nos mains sont liées. C’est comme une chose normale. Il y a eu toute une histoire il y a deux ans, celle d’une petite fille de trois ans qui avait été violée par quatre Africains et leur excuse était que le sorcier leur avait dit que, s’ils le faisaient, le fléau du sida disparaîtrait parce que nous avons deux lois. Nous avons la loi tribale et le gouvernement ne peut rien faire parce que c’est leur communauté. C’est juste… et l’accusation a été rejetée par le tribunal parce que le policier qui avait rédigé le dossier, il était semi-illettré et donc l’accusation a été rejetée parce que le dossier était maintenant corrompu. Et ensuite ce pauvre type, il doit vivre avec cela et ça a été toute une histoire parce qu’ils pouvaient, je m’excuse pour les détails, mais ils pouvaient voir à l’intérieur de son corps parce qu’elle était en très mauvais état et absolument rien ne leur est arrivé parce qu’ils étaient des victimes du système. Et ça, ça fonctionne pour eux. Mais nous, si nous faisons quelque chose de mal, la loi s’applique pleinement à nous. C’est comme notre gouvernement, qui ne parvient même pas à empêcher les tribus de circoncire [sic] les filles et les garçons, et un millier d’entre eux meurent d’infection mais nous ne pouvons rien faire parce qu’il s’agit de la loi tribale. Mais s’ils s’installent en ville et peuvent faire la même chose, cela ne change rien.
[161] Cette tentative d’éclaircissement de la part de Me Kaplan, me semble-t-il, en dit davantage sur les perceptions du défendeur au sujet des problèmes généraux en Afrique du Sud, et les difficultés auxquelles les Noirs sont confrontés, que sur le fait que le défendeur n’ait rien signalé à la police quand il a été agressé. Aucune preuve n’a été soumise à la SPR pour démontrer que le défendeur avait sollicité l’aide de la police ou qu’on lui avait refusé une aide quelconque. Des retards dans les poursuites criminelles peuvent survenir n’importe où. Cela deviendra particulièrement important lorsqu’on examinera l’analyse que la SPR a faite de la protection de l’État, mais cela ajoute aussi à l’impression que le défendeur éprouvait peu de crainte subjective et qu’il savait comment prendre soin de lui-même dans un monde où les tensions et les confrontations raciales font partie intégrante de la vie. Un élément très révélateur à cet égard est le fait que le défendeur n’a pas fait appel à la police après les agressions de 1991 et 1992, lesquelles sont survenues à une époque où le régime d’apartheid blanc était en plein contrôle et résolu à mater les Sud-Africains noirs. Quoique le défendeur puisse dire au sujet des méthodes actuelles de la police, rien ne prouve qu’il aurait subi un retard quelconque ou d’autres problèmes s’il s’était présenté à la police en 1991 et 1992. Le fait d’avoir décidé de ne pas le faire me donne à penser qu’il estimait ne pas avoir besoin de la protection de la police, et cela ajoute à l’impression générale qu’il se sentait fort bien capable de faire face personnellement aux menaces et aux agressions physiques que, dit-il, il a subies aux mains d’agresseurs noirs. Dans sa décision, la SPR n’a pas traité de manière raisonnable du défaut du défendeur de solliciter la protection de la police.
[162] Le défendeur est arrivé pour la première fois au Canada le 9 juin 2004, mais il n’a pas demandé l’asile avant le 3 avril 2008.
[163] Dans l’intervalle, le défendeur est retourné en Afrique du Sud en novembre 2004 et il a vécu chez son père jusqu’en juin 2005, date à laquelle il est revenu au Canada muni d’un autre permis de travail, qui a été renouvelé jusqu’au 31 décembre 2006.
[164] Après le mois de décembre 2006, le défendeur est demeuré illégalement au Canada et il a présenté sa demande d’asile le 3 avril 2008.
[165] Habituellement, un retard aussi long à demander l’asile, même si ce n’est pas fatal, aurait été retenu contre une allégation de crainte subjective. Dans le cas présent, la SPR a excusé ce retard parce qu’elle a accepté l’explication du défendeur selon laquelle, au moins quand il est retourné en Afrique du Sud, il ignorait qu’il pouvait présenter une demande d’asile et, par la suite, pour les raisons suivantes :
Dans la demande d’asile à l’étude, le permis de travail du demandeur d’asile lui a conféré un statut, jusqu’à son échéance. Il a par la suite tenté d’assurer ou de justifier son séjour au Canada en tentant de se joindre aux Forces armées et en épousant une citoyenne canadienne.
[166] Le permis de travail du défendeur est venu à échéance le 31 décembre 2006. Les tentatives que ce dernier a faites pour s’enrôler dans les Forces armées, ainsi que son mariage avec une citoyenne canadienne en août 2007, ne l’ont pas empêché de présenter une demande d’asile. La SPR a tenu pour avéré que le défendeur « a tenté de se joindre aux Forces armées canadiennes pour éviter d’avoir à retourner en Afrique du Sud ». La SPR a également conclu qu’il s’est marié « en croyant [que son épouse] pourrait l’aider à obtenir la résidence permanente au Canada ». Le mariage a échoué et le défendeur a fini par s’installer ailleurs avant Noël 2008.
[167] Il est donc clair qu’après décembre 2006, le défendeur cherchait activement un moyen de rester au Canada, mais il n’a pas présenté de demande d’asile avant le mois d’avril 2008. Rien n’explique raisonnablement pourquoi une personne désireuse de rester au Canada et cherchant activement un moyen de rester au pays tenterait de se joindre aux Forces armées et de se marier, mais ne songerait pas à demander l’asile. Rien ne donne à penser que le défendeur n’avait pas l’intelligence ou les ressources nécessaires pour se lancer dans la voie d’une demande d’asile s’il estimait qu’il y était véritablement admissible.
[168] À mon avis, il ressort clairement de la décision et du dossier que la SPR a fermé les yeux sur le retard important qu’a pris le défendeur à présenter une demande d’asile parce qu’elle a adhéré à ce que, par souci de commodité, j’appellerai — et j’expliquerai plus tard — le « point de vue des Kaplan » sur ce qui se passe en Afrique du Sud. Si le facteur du retard avait été le seul aspect douteux de la décision, je n’aurais pas hésité à dire que la SPR avait soupesé la preuve et exercé son pouvoir discrétionnaire d’une manière que la Cour ne devrait pas mettre en doute. Cependant, quand on la considère de pair avec d’autres aspects de la décision, la manière dont la SPR a traité le retard ajoute à l’impression de déséquilibre et de manque déraisonnable d’objectivité.
Les conclusions concernant le témoignage personnel du défendeur
[169] À mon avis, le témoignage personnel du défendeur ne comporte aucune preuve raisonnablement acceptable à l’appui de ses affirmations conjecturales (souvent obtenues à l’instigation de son avocat, Me Kaplan), à savoir que les agressions dont il a été victime étaient motivées par le racisme (même en combinaison avec d’autres mobiles) ou qu’il éprouve une crainte subjective de persécution en Afrique du Sud. Je pense que la SPR en était parfaitement consciente et que c’est pour cela qu’elle insiste autant sur les autres éléments de preuve pour affermir ce qui était manifestement, au moment où le propre témoignage du défendeur a été pris en considération, une demande d’asile chancelante. Même en acceptant que le récit fait par le défendeur de ce qu’il a subi est digne de foi (et je ne mets pas en doute la conclusion que la SPR a tirée quant à la crédibilité à cet égard), la preuve objective d’une motivation raciste aux agressions, ou d’une crainte subjective du défendeur, est insuffisante pour étayer sa demande d’asile.
[170] Cette conclusion est étayée par la manière dont la SPR a traité du témoignage de Mme Lara Kaplan, qui a manifestement joué un rôle crucial dans la décision qu’a prise la SPR de reconnaître au défendeur le statut de réfugié.
Le témoignage de Mme Lara Kaplan
[171] Une lecture de la décision dans son ensemble révèle que la SPR a été subjuguée par le point de vue des Kaplan sur ce qui se passe en général en Afrique du Sud, ce qui l’a amenée à perdre de vue les détails de la cause du défendeur et de mettre en suspens son objectivité au moment de traiter de la situation générale du pays et de la protection de l’État.
[172] Il y a dans la décision un certain nombre de commentaires révélateurs qu’il convient de mentionner. Mais auparavant, je crois que quelques remarques d’ordre général s’imposent.
[173] Comme elle l’indique clairement, la SPR [au paragraphe 72] a considéré le témoignage de Mme Lara Kaplan comme le facteur qui « est venu sauver la demande d’asile du demandeur d’asile ».
[174] Lara Kaplan est la sœur de Me Russell Kaplan, qui représentait le défendeur devant la SPR. C’est Me Kaplan qui a décidé d’appeler sa propre sœur à témoigner pour donner plus de poids à la demande de son client.
[175] Il s’agit là d’un détail fort important car la SPR [au paragraphe 71] a tenu pour avéré que la famille Kaplan « est très unie et chaque membre se soucie beaucoup du bien-être de l’autre ».
[176] Cette famille unie et dans laquelle chaque membre se soucie du bien-être de l’autre, laquelle inclut Me Russell Kaplan, l’avocat du défendeur, et Mme Lara Kaplan, celle qui « est venue sauver la demande d’asile », a été victime en Afrique du Sud d’une horrible tragédie, pour laquelle ces deux personnes méritent ma plus profonde sympathie et celle de tous les autres. Il ne fait aucun doute dans mon esprit que la famille se sent dévastée par ce qui est arrivé à un deuxième frère, Robert Kaplan, et par le sort que connaît selon elle le pays en général. La SPR [au paragraphe 57] reconnaît que Lara et Russell Kaplan sont venus au Canada à cause de ce qu’ils perçoivent comme « l’espèce d’apartheid inversé qui sévit dans ce pays ».
[177] La vive émotion de la famille à propos de ce qui est survenu en Afrique du Sud depuis la fin de l’apartheid est plus que manifeste dans les excès du témoignage de Lara Kaplan.
[178] Lara Kaplan est d’avis que l’agression horrible et déplorable dont son frère Robert a été victime, aux mains d’agresseurs noirs en Afrique du Sud, est due au fait que Robert était perçu comme « à la fois riche et blanc ». Il est tout naturel que la situation dans son ensemble suscite chez Lara Kaplan de très vifs sentiments. Il en va de même de son frère Russell, qui est l’avocat du défendeur. Cela a amené la SPR a faire le commentaire suivant dans sa décision [au paragraphe 56] :
Au cours de son témoignage, le témoin [Lara] a éclaté en sanglots. C’était prévisible. Ce à quoi je ne m’attendais pas, c’était de voir le conseil du demandeur d’asile, [Russell Kaplan], pleurer aussi pendant qu’elle décrivait la torture qu’avait subie son frère.
[179] Je dois dire que je suis moins surpris que la SPR que Russell Kaplan ait éclaté en sanglots au rappel de ce qui était arrivé à son frère. La famille Kaplan est, comme la SPR l’a conclu [au paragraphe 71], une famille « très unie et chaque membre se soucie beaucoup du bien-être de l’autre ».
[180] Comme l’indique le témoignage de Lara Kaplan, la famille Kaplan croit qu’il existe actuellement en Afrique du Sud un « apartheid inversé » et que la famille en a souffert horriblement. En d’autres termes, et pour dire les choses carrément, Russell Kaplan n’était pas l’avocat le plus objectif que le défendeur aurait pu choisir, et Mme Lara Kaplan n’était pas le témoin le plus objectif à appeler pour donner plus de poids à la demande d’asile du défendeur. L’audience a manifestement été très émotive pour eux — et cela se comprend. Bien sûr, ils voulaient s’assurer que la SPR soit mise au courant de la version de la famille Kaplan sur la situation en Afrique du Sud et démontrer que ce qui était arrivé au défendeur étayait leur interprétation de la situation générale dans ce pays.
[181] C’est la raison pour laquelle, en définitive, le récit du défendeur sur les mobiles des agressions et la raison pour laquelle il n’en a pas fait part à la police est ambivalent. Il s’agit en partie du récit de Brandon Huntley et en partie du point de vue de la famille Kaplan. Cela explique également pourquoi Me Kaplan a été un peu dirigiste dans ses questions et ses indices verbaux au sujet de la [traduction] « motivation raciste ». De toute évidence, la famille Kaplan a un fort investissement émotif dans l’issue de l’affaire. Elle veut faire valoir devant le reste du monde son point de vue sur l’« apartheid inversé ». Je ne dis pas que Russell et Lara Kaplan ont eu tort de faire cela ou que l’opinion qu’ils ont de la situation en Afrique du Sud est déraisonnable, mais la SPR était certes tenue de traiter avec soin la preuve avancée dans cette affaire de façon à faire une distinction claire entre les faits objectifs et les points de vue fort émotifs, même s’ils sont compréhensibles, de la famille Kaplan.
[182] Me Galati soutient que l’objectivité voulue a été atteinte car la SPR, dans sa décision, fait clairement la distinction entre un compte rendu du témoignage de Lara Kaplan et les conclusions de fait qui se sont dégagées de ce témoignage.
[183] Mme Kaplan n’a été témoin d’aucune des agressions dont le défendeur a été victime. Son rôle comme témoin consistait à témoigner de ce qui était arrivé à des personnes se trouvant dans une situation semblable, elle-même inclue, et de dire si les autorités sud-africaines peuvent ou veulent assurer une protection à quelqu’un se trouvant dans la position du défendeur.
[184] Je conviens avec Me Galati que la SPR relate bel et bien le témoignage de Mme Kaplan avant de tirer ses conclusions de fait fondées sur ce témoignage. Cependant, je relève un passage crucial au paragraphe 72 de la décision :
Le témoignage du témoin [Mme Kaplan] est venu sauver la demande d’asile du demandeur d’asile. Elle a amené à l’audience un récit poignant et détaillé, tiré de sa propre expérience, narrant ce qui se produit aujourd’hui entre Blancs et Noirs en Afrique du Sud et l’indifférence d’une force policière en majeure partie noire à protéger les Blancs. Les Sud-Africains blancs, selon elle, ne sont plus les bienvenus en Afrique du Sud.
[185] Ce passage présente certaines ambiguïtés. La dernière phrase, est-il dit, est une allégation plutôt qu’une conclusion de fait, mais on ne peut faire abstraction de l’importance du reste du paragraphe. « Sauver » est un geste indispensable à la préservation et à la protection de la vie. Tous les dictionnaires ordinaires définissent ce mot de manière semblable. Quel était donc, dans le témoignage de Mme Kaplan, le geste salvateur qui était indispensable pour sauver, protéger ou préserver la demande d’asile du défendeur? Inévitablement, je crois que la SPR doit vouloir dire son « récit poignant et détaillé, tiré de sa propre expérience, narrant ce qui se passe aujourd’hui entre Blancs et Noirs en Afrique du Sud et l’indifférence d’une force policière en majeure partie noire à protéger les Blancs ».
[186] En d’autres termes, la SPR indique dans cet extrait que la demande d’asile du défendeur aurait été vaine si le témoignage de Mme Kaplan n’était pas venu le sauver. Certes, il était impossible de l’accueillir sur la foi du seul témoignage du défendeur ou de n’importe quel autre élément de preuve soumis à la SPR. Par ailleurs, le « geste salvateur » ne se compose pas de ce que dit Mme Kaplan sur les agressions particulières dont le défendeur a été victime ou sur le fait qu’il n’a pas sollicité une protection de l’État; il se compose de ce qu’elle dit sur les incidents qu’elle-même a subis et de son opinion sur la situation générale en Afrique du Sud. Il m’apparaît clairement, à ce stade de la décision, que la SPR a souscrit au point de vue de la famille Kaplan sur ce qui se passe en Afrique du Sud et qu’elle a décidé que ce point de vue permettait de reconnaître au défendeur le statut de réfugié au Canada.
[187] Le point de vue de la famille Kaplan sur « ce qui se produit aujourd’hui entre Blancs et Noirs en Afrique du Sud et l’indifférence d’une force policière en majeure partie noire à protéger les Blancs » est sombre. Il est teinté par l’expérience indubitablement horrible qu’a vécue Robert Kaplan en particulier. Même si ce point de vue est exposé par Lara Kaplan, je ne doute pas qu’il est sincèrement partagé par l’ensemble de la famille Kaplan et par de nombreux autres Sud‑Africains. Pour autant que je sache, il est peut-être parfaitement exact. Il me faut toutefois décider si, au vu de la preuve soumise, il était raisonnable que la SPR juge que le point de vue de la famille Kaplan étayait la demande d’asile du défendeur qui, selon moi et, je crois, selon la SPR, n’était pas complète en soi et avait donc besoin d’être « sauvée ».
[188] Dans son témoignage, Mme Kaplan a décrit des incidents qu’elle a elle-même vécus, des incidents subis par des tiers, ainsi qu’un point de vue général sur la situation en Afrique du Sud.
Les incidents personnels de Mme Kaplan
[189] Dans son témoignage, Mme Kaplan a relaté deux incidents précis dans lesquels elle a été personnellement accostée par des Sud-Africains noirs. Aucun des deux n’est en soi raciste. Mme Kaplan était au volant d’une BMW et a été forcément identifiée comme une personne prospère auprès de laquelle on pouvait obtenir de l’argent ou des biens de valeur.
[190] En ce qui concerne l’incident survenu en août 2008, Mme Kaplan dit qu’elle s’est bel et bien adressée à la police :
[traduction]
Q. Oh, vous avez signalé l’incident à la police?
R. Oui, et j’ai les papiers pour le prouver si vous en avez besoin.
Q. Très bien. Juste par curiosité, la police a-t-elle fait quoi que ce soit?
R. Non, elle n’a jamais rien fait. Quelle police, il n’y a ni loi ni ordre là-bas, il n’y a pas de force policière à proprement parler. On peut faire ce qu’on veut en Afrique du Sud, tuer qui on veut et s’en tirer impunément.
Q. Très bien. Juste avant de passer aux autres membres de votre famille, je voudrais que l’on parle quelques minutes de cela, parce qu’il s’agit d’un élément important de l’affaire.
R. Très bien.
Q. Vous dites : non, ils ne font jamais rien. Pouvez-vous en dire plus?
R. En Afrique du Sud, la criminalité est à ce point incontrôlée qu’elle est anoki (ph), en chute libre. Il se commet cinquante meurtres par jour, c’est l’équivalent d’un autobus plein de gens qui sont assassinés en Afrique du Sud tous les jours. La police ne peut pas faire face à l’ampleur de la criminalité. La plupart du temps, les policiers sont corrompus. Ils sont de mèche avec les criminels. Ils sont si mal payés qu’ils touchent des pots-de-vin, tout est frauduleux et corrompu et il n’y a plus de force policière à proprement parler comme c’était le cas avant 1994. Les policiers ne pourraient pas faire face à la situation même s’ils le voulaient et pour être honnête je ne crois pas qu’ils le veuillent. Ils ne s’en soucient pas, si vous êtes un Sud‑Africain blanc et si vous signalez un incident, c’est comme, vous savez, désolé, je suis occupé, c’est l’heure du thé. C’est cela qu’on perçoit.
Q. Pourquoi dites-vous que vous ne pensez même pas qu’ils voudraient intervenir?
R. Parce qu’ils… tout le monde, y compris la police, semble croire que, si vous êtes un Sud‑Africain blanc et si vous êtes agressé, c’est parce que vous le méritez. Vous avez couru après, et vous le méritez, depuis longtemps.
[191] Il ressort du témoignage de Mme Kaplan qu’elle se fonde sur ce qu’elle perçoit comme étant la situation générale en Afrique du Sud. On ne nous dit pas ce qui est arrivé du signalement qu’elle a fait à la police au sujet de l’agression dont elle a été victime, pas plus que les conséquences qui ont suivi. On ne nous dit pas si elle a relancé la police et si elle a tenté de découvrir ce qui se passait. On ne nous dit pas si la police n’a rien fait dans son cas ou si elle ne pouvait tout simplement pas retrouver les agresseurs. Dans sa décision, la SPR s’appuie simplement sur les déclarations générales de Mme Kaplan, et ne fait aucune référence aux détails des contacts qu’elle a eus avec la police.
[192] En ce qui concerne l’incident de 1997 dans lequel, dit Mme Kaplan, l’agresseur voulait s’emparer de son automobile, il n’y a aucune preuve qu’elle est allée voir la police.
[193] Il n’y a pas de fondement objectif suffisant pour conclure que la police sud-africaine n’a rien fait dans le cas de Mme Kaplan ou que la police n’aurait pas aidé le défendeur si ce dernier avait souligné les agressions dont il avait été victime. Il convient de noter qu’au lieu de fournir des détails sur ce qui s’est passé dans son cas, Mme Kaplan se retranche derrière des affirmations générales et non corroborées sur ce qu’est, selon elle, la situation générale en Afrique du Sud. On ne nous dit jamais ce qui s’est passé, ou non, à la suite de son signalement, ni pourquoi.
[194] La Cour a pris acte des difficultés auxquelles se heurte la police quand elle fait enquête sur des actes criminels aléatoires et isolés commis par des individus anonymes et quand elle les poursuit. Voir Ramirez Tenorio c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 63, au paragraphe 25; Mejia c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1180, au paragraphe 12; Syed c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2000 CanLII 16201 (C.F. 1re inst.), aux paragraphes 17 et 18; Danquah c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 832, au paragraphe 22.
[195] Dans la décision Smirnov c. Canada (Secrétaire d’État), [1995] 1 C.F. 780 (1re inst.), à la page 786, la Cour fait remarquer que c’est une « réalité moderne que la protection offerte est parfois inefficace » et que les incidents de harcèlement ou d’agression aléatoire rendent difficiles toute enquête et toute protection :
Dans de tels cas, même la police la plus efficace, la mieux équipée et la plus motivée aura de la difficulté à fournir une protection efficace. Notre Cour ne devrait pas imposer à d’autres pays une norme de protection « efficace » que malheureusement la police de notre propre pays ne peut parfois qu’ambitionner d’atteindre.
[196] Il vaut aussi la peine de mentionner que la SPR ne conclut pas que Mme Kaplan est entrée en contact avec la police comme fondement de sa décision. Le défendeur dit que je dois bien prendre soin de faire la distinction entre le récit que fait la SPR du témoignage de Mme Kaplan et les conclusions sur lesquelles repose la décision. Conformément à ce conseil, il me faut dire qu’il n’est pas conclu que Mme Kaplan s’est adressée à la police, même si cela est dit dans son témoignage.
Le récit fait par Mme Kaplan d’agressions contre des tiers
[197] Mme Kaplan a aussi parlé de ce qui est arrivé à son frère Robert. Ce dernier a été atrocement torturé par des agresseurs noirs dans sa propre maison. Il a été ligoté, torturé, poignardé à neuf reprises, tiré à trois reprises à la poitrine, brûlé au fer chaud et laissé pour mort. Il a survécu à l’intervention chirurgicale à cœur ouvert qu’il dut subir pour faire retirer les balles logées dans la poitrine. Il vit toujours en Afrique du Sud en compagnie de son père, qui a fortifié leur logement afin de bénéficier d’une certaine protection. Un autre frère, David, a fait installer une clôture électrifiée autour de sa maison en Afrique du Sud, mais il n’y a aucune preuve qu’il a été agressé. Mme Kaplan croit que Robert et elle ont été pris pour cible parce qu’ils étaient perçus comme riches et blancs.
[198] Me Galati fait remarquer que, lorsque des Blancs sont torturés de manière si horrible par des agresseurs noirs, il va sans dire que les mobiles de l’agression vont certainement plus loin que le vol qualifié. La brutalité du traitement infligé à la victime dénote l’existence d’une haine et d’une vengeance racistes. Il me semble que, pour évaluer convenablement cet argument, il faudrait examiner les preuves relatives au sort que subissent les Noirs victimes de la criminalité en Afrique du Sud quand ils sont agressés et volés par des individus noirs ou blancs. Selon la preuve de ce qui est arrivé à Robert Kaplan, il est impossible de dire si la brutalité de l’agression avait un fondement raciste ou si certains êtres humains sont juste assez sadiques pour prendre plaisir à mutiler et à tuer. La brutalité et le sadisme dont une personne fait preuve en commettant un crime ne sont pas nécessairement liés à une haine raciste.
[199] Les choses pourraient être différentes si Robert Kaplan avait été ciblé juste parce qu’il était blanc et si la seule raison pour s’introduire par effraction dans sa maison était de le torturer et de le tuer en raison de la couleur de sa peau.
[200] Quoi qu’il en soit, le défendeur n’a pas été torturé ni traité sadiquement d’une manière qui a eu un effet préjudiciable sur sa santé. Il a été poignardé et tailladé diverses fois, mais il n’y a selon moi aucune preuve objective qui étaye l’existence d’un élément raciste dans ce qu’il a vécu. Selon un reportage de BBC News intitulé « South Africa’s crime crisis », les Sud‑Africains noirs sont eux aussi victimes de crimes violents. Les Sud-Africains blancs ne sont pas les seuls à être assassinés.
[201] Mme Kaplan a également relaté un incident qu’a vécu son amie, Liza Chinn, agressée par un Sud-Africain noir pendant qu’elle faisait du jogging en plein air. L’individu a tenté de la violer, mais sans succès. Aucune preuve objective ne donne toutefois à penser que la tentative de viol avait un mobile raciste.
[202] Mme Kaplan a également reçu une télécopie de sa cousine, Liz Marcus, décrivant comment l’un de ses amis a été abattu par des voleurs noirs pendant qu’il attendait la fin de l’entraînement de soccer de son fils dans un parc. Mme Marcus a rapporté que les individus noirs essayaient de voler le téléphone cellulaire d’une autre femme et que, en passant devant eux en courant, ils ont abattu son ami d’une balle dans le cou, juste parce qu’il était blanc. Il n’y a aucune preuve objective qui étaye cette conclusion ou qui explique comment Mme Marcus savait que son ami avait été abattu simplement parce qu’il était blanc. Le Canada a aussi sa part de meurtres gratuits et il n’y a pas lieu de croire qu’ils sont forcément motivés par le racisme.
[203] Une fois de plus, aussi horribles que soient les incidents relatés par Mme Kaplan, il n’y a rien, à mon avis, qui donne à penser à l’existence d’une motivation raciste évidente. Les opinions de Mme Kaplan sur ce qui a déclenché les crimes relatés ne sont que ses opinions à elle, et ces dernières sont subordonnées aux incidents que sa famille et elle ont vécus ainsi qu’aux conclusions que sa famille et elle en sont venues à tirer sur ce qui se passe généralement en Afrique du Sud. Selon ma lecture de la décision, il s’agit là d’opinions auxquelles la SPR a adhéré et qui ont permis de « sauver » la demande d’asile du défendeur.
Les opinions générales de Mme Kaplan
[204] Dans sa décision, la SPR relate les opinions générales de Mme Kaplan qui, d’après la SPR, pense ce qui suit au sujet de la situation actuelle en Afrique du Sud :
1. elle croit que les Sud-Africains noirs haïssent les Sud-Africains blancs pour des raisons historiques et que « tous » les Blancs sont considérés comme responsables de façon égale de l’apartheid et que « [traduction] “nous devrions être éradiqués et écrasés comme des fourmis” » [au paragraphe 45];
2. elle qualifie la situation actuelle d’« [traduction] “apartheid inversé, qui se retrouve dans 200 p. 100 des esprits de tous les Sud-Africains blancs” » [au paragraphe 46];
3. elle croit que tous les Blancs en Afrique du Sud sentent la haine des Sud-Africains noirs à leur endroit;
4. elle croit que les Sud-Africains noirs n’ont aucun égard pour la vie des Sud‑Africains blancs et que la société sud-africaine est « [traduction] “brutale” » [au paragraphe 47];
5. elle croit qu’en Afrique du Sud la plupart des crimes sont commis par des Sud‑Africains noirs contre des Sud-Africains blancs;
6. elle croit que la police ne fera rien au sujet des crimes commis contre les Sud‑Africains blancs;
7. elle croit que la police sud-africaine, principalement composée de Noirs, est « corrompue » et « de mèche » avec les criminels noirs [au paragraphe 49];
8. elle croit que la police n’aidera pas les Sud-Africains blancs parce que les Blancs méritent ce qui leur arrive pour des raisons historiques et que, comme l’indique la SPR, « [traduction] “c’est le moment pour les Noirs de se venger” » [au paragraphe 49];
9. elle croit que le sort que connaissent les Blancs en Afrique du Sud aux mains des Sud-Africains noirs est une forme de génocide;
10. elle croit que depuis la fin de l’apartheid le gouvernement sud-africain a adopté et favorisé des politiques qui visent à remplacer les Sud-Africains blancs par des Sud-Africains noirs à des postes d’influence et de pouvoir.
[205] Contrairement à ce que dit la SPR au paragraphe 72 de sa décision, le témoignage de Mme Kaplan n’est pas « un récit poignant et détaillé [sur] ce qui se produit aujourd’hui en Afrique du Sud » en se basant sur « sa propre expérience ».
[206] L’expérience personnelle de Mme Kaplan est fort restreinte, et on peut difficilement dire qu’elle équivaut aux incidents que le défendeur a vécus. Mme Kaplan a personnellement été victime de deux incidents qui n’offrent pas une preuve objective de motivation raciste, et elle relate les récits de quelques autres personnes, des récits dont on ne peut pas dire raisonnablement qu’ils comportent une dimension raciste, relativement à la motivation des crimes qui ont été commis contre des victimes blanches.
[207] C’est donc dire que le « récit poignant et détaillé, tiré de sa propre expérience, narrant ce qui se produit aujourd’hui entre Blancs et Noirs en Afrique du Sud et l’indifférence d’une force policière en majeure partie noire à protéger les Blancs » de Mme Kaplan ne peut avoir qu’un lien ténu avec ce qu’elle a personnellement vécu. Ce récit est à peine plus que le point de vue personnel propagé par une famille sud-africaine blanche prospère qui, depuis la fin de l’apartheid, trouve que la [traduction] « bonne vie » qu’elle vivait avant 1994 ne l’est plus autant et qui considère les mesures d’action positive comme une forme d’« apartheid inversé ».
[208] En d’autres mots, le point de vue de Mme Kaplan est hautement partial et fondé sur son appartenance à une classe raciale et socioéconomique particulière. Indépendamment du sort brutal qu’a connu Robert Kaplan, la preuve démontre que la famille Kaplan demeure prospère et qu’elle a du succès. Ses membres ont le pouvoir et les ressources financières nécessaires pour décider s’il faut rester en Afrique du Sud (Robert et son père l’ont fait) ou se lancer dans une carrière fructueuse à l’étranger. La plupart des Sud-Africains noirs sont pauvres et n’ont pas d’autre choix que de rester en Afrique du Sud et de faire face quotidiennement à la criminalité endémique à laquelle, dit la documentation objective, ils sont soumis. Cela ne veut pas dire que les opinions de Lara Kaplan sont inexactes. D’un point de vue raisonnable, cependant, la SPR ne peut pas se fonder sur elles pour « sauver » la demande d’asile du défendeur car les expériences qu’elle a personnellement vécues n’offrent aucun fondement objectif à ses opinions générales, et ces dernières doivent être confrontées à des éléments de preuve impartiaux et objectifs.
[209] À cet égard, les conclusions que la SPR a tirées au sujet de la valeur du témoignage de Mme Kaplan sont donc déraisonnables et il est tout aussi déraisonnable de se servir de son témoignage pour « sauver » la demande d’asile du défendeur. On relève un manque semblable d’objectivité dans la façon dont la SPR a traité la preuve documentaire.
[210] En passant en revue la preuve documentaire, la SPR fait référence à la politique d’action positive de l’Afrique du Sud ou au Black Economic Empowerment (BEE) (Émancipation économique des Noirs). Il n’est pas clair si la SPR considère cela comme une forme de persécution raciale à l’endroit des Blancs. La SPR fait le commentaire suivant [au paragraphe 114] :
Le nouveau phénomène de la pauvreté des Blancs est souvent attribué à la loi établissant l’action positive, qui réserve 80 p. 100 des nouveaux emplois aux Noirs et favorise les entreprises dont les propriétaires sont noirs (p. ex. le BEE).
[211] Je ne vois pas ce que cela a à voir avec les menaces physiques qui constituent le fondement de la demande d’asile du défendeur, sauf que ce commentaire semble confirmer que le véritable but de la venue du défendeur au Canada était la recherche d’un emploi. Je ne vois pas non plus une preuve que ce genre de politique d’action positive puisse être considérée comme une forme, voire une preuve, de persécution dans un pays confronté à la tâche colossale de corriger les inéquités raciales, sociales et économiques de l’époque de l’apartheid.
[212] La SPR [au paragraphe 94] fait également référence à des documents portant sur l’assassinat de « propriétaires de ferme principalement blancs par des agresseurs noirs » qui a fait naître la crainte « chez les fermiers blancs qu’ils étaient ciblés pour des raisons raciales et politiques ». Compte tenu de la situation au Zimbabwe, cette inquiétude des fermiers sud-africains blancs est parfaitement compréhensible, mais cette question n’était pas soumise à la SPR et elle ne l’est pas à moi non plus. Le défendeur n’est pas fermier. Il dit être un Sud-Africain blanc pauvre. Une preuve qu’un certain nombre de fermiers sud-africains blancs ont été pris pour cible n’est pas une preuve que tous les Sud-Africains blancs sont pris pour cible ou que le défendeur a été, ou peut être, ciblé pour des motifs racistes.
[213] Le reste des documents auxquels la SPR fait référence sont tirés de l’« index des documents » de Me Kaplan. La SPR qualifie ces derniers de « rapports », mais il s’agit de documents personnels et quelque peu taillés sur mesure qui, comme on pourrait s’y attendre, ont pour but d’étayer l’opinion qu’a la famille Kaplan de la situation générale des Blancs en Afrique du Sud. Il n’y a rien de déraisonnable à ce que la Commission prenne en considération ces présumés « rapports », mais la SPR ne révèle pas qu’elle est consciente de la nature hautement personnelle et partisane de ces documents, pas plus qu’elle ne les met en balance avec une revue de rapports plus objectifs et faisant davantage autorité sur la situation actuelle en Afrique du Sud, dans la mesure où ils ont trait à la demande d’asile du défendeur.
[214] Me Galati m’a utilement renvoyé à divers passages figurant dans la documentation et qui, à son avis, offrent un fondement objectif et raisonnable aux conclusions que la SPR a tirées à propos des risques à caractère racial que courait le défendeur et l’incapacité ou le manque de volonté des autorités sud-africaines à assurer une protection convenable aux Sud-Africains blancs démunis, comme l’est le défendeur.
[215] Il ne fait aucun doute que ces documents peuvent servir à brosser un sombre tableau de la persécution raciale exercée contre les Sud-Africains blancs contre laquelle l’État ne peut rien faire ou, dans certains cas, que l’État encourage activement. Cependant, je crois qu’il est important de garder à l’esprit la nature de la documentation à laquelle la SPR se réfère elle-même pour étayer sa décision favorable. L’examen de la documentation est fait aux paragraphes 96 à 117 de la décision.
[216] Lorsqu’on considère ensemble ces paragraphes, il est possible de discerner de quels aspects de la documentation la SPR s’est servie pour ses conclusions de fait finales :
a. paragraphe 105 : la SPR cite un article dont l’auteur affirme que « [l]es politiques d’action positive [du Congrès national africain] ont détruit de nombreuses entreprises et fait perdre beaucoup d’emplois, ce qui a causé un exode des habiletés et de l’expertise. » À mon avis, cela n’a rien à voir avec la demande d’asile du défendeur. Il n’y a aucune preuve que la politique d’action positive et le BEE sont une forme de persécution. La persécution sur laquelle le défendeur se fonde est une violence physique contre laquelle l’État ne peut pas ou ne voudra pas le protéger. Le défendeur se qualifie lui-même de Sud-Africain blanc « pauvre ». Il a travaillé comme barman (1998 à 2001), nettoyeur, préposé au stationnement et technicien en Afrique du Sud et il est venu au Canada comme préposé de parc d’attractions. Il est difficile de voir le lien que peut avoir sa demande d’asile avec la disparition « de nombreuses entreprises et [de] beaucoup d’emplois » et « un exode des habiletés et de l’expertise »;
b. paragraphes 106 et 107 : la SPR se fonde sur cet article pour les références qu’elle fait à « la corruption policière et les chances de s’en sortir sain et sauf si l’on signale cette corruption à un autre agent de police ». Il n’est pas clair si le défendeur et Mme Kaplan ont déjà été victimes de corruption policière. Le défendeur n’a jamais signalé à la police l’une quelconque des agressions dont il a été victime et, même si Mme Kaplan dit qu’elle a rapporté l’une des agressions commises à son endroit, on n’indique pas clairement pourquoi il n’y a peut-être pas eu de réaction de la part de la police. Le principal souci qu’avait le défendeur au sujet du fait de signaler un incident était qu’en Afrique du Sud les poursuites durent longtemps. La SPR ne nous dit pas quel est le lien entre la corruption et le traitement des crimes à caractère raciste;
c. paragraphes 108 et 109 : la SPR se fonde sur ce document pour démontrer que le détournement de véhicules est une pratique répandue en Afrique du Sud, et le document « donne des instructions sur la façon d’y échapper et de reconnaître une personne ou un véhicule suspect ». Rien n’indique pourquoi la SPR a considéré que le détournement de véhicules était pertinent à l’égard de la violence raciale que le défendeur a subie ou des problèmes de protection de l’État;
d. paragraphes 110 et 111 : la SPR se reporte à ce document parce que son auteur commente la « vague d’attaques ciblant des étrangers près de Johannesburg et signale que des gens ont été brûlés par une foule en colère qui ratissait les cités à la recherche d’étrangers afin de piller leurs commerces et leurs maisons ». En fait, cet article traite de la violence commise à l’endroit des travailleurs migrants noirs issus d’autres États africains. Le défendeur et Mme Kaplan ne prétendent pas avoir été victimes de violence en tant que travailleurs étrangers migrants noirs. Ils sont tous deux des Sud-Africains blancs qui disent avoir été agressés parce qu’ils sont blancs;
e. paragraphes 112 et 113 : la SPR se sert de ce document comme guide pour déterminer quel est le type de personne que l’on considère comme un « Sud‑Africain blanc ». Cela n’est pas un point en litige en l’espèce. Il ne fait aucun doute que le défendeur et Mme Kaplan sont des Sud-Africains blancs.
[217] Par conséquent, quand on examine ce sur quoi se fonde la SPR, d’après ce qu’on peut lire dans la décision, je crois qu’il convient de dire qu’à part le problème de la corruption policière, il est difficile de voir ce que cela a de pertinent pour la demande d’asile du défendeur, qui dit avoir été victime d’une violence à caractère raciste aux mains d’agresseurs noirs contre lesquels l’État ne pouvait pas, ou ne voulait pas, le protéger. Même en ce qui concerne la corruption policière, il est difficile de voir comment celle-ci peut s’appliquer aux faits dont il est question dans la cause du défendeur.
[218] La SPR fait ensuite un certain nombre d’énoncés généraux qui reposent, vraisemblablement, sur son interprétation de la documentation :
a. paragraphe 114 : « Le nouveau phénomène de la pauvreté des Blancs est souvent attribué à la loi établissement l’action positive, qui réserve 80 p. 100 des nouveaux emplois aux Noirs et favorise les entreprises dont les propriétaires sont noirs (p. ex. le BEE). » L’action positive et ses conséquences pour l’Afrique du Sud blanche sont ce qui semble sous-tendre les doléances du défendeur et de Mme Kaplan. Les deux ne pensent pas que l’action positive est équitable pour les Blancs. Le défendeur est arrivé au Canada pour travailler et trouver une vie meilleure. Mme Kaplan est arrivée au Canada pour poursuivre [traduction] « la bonne vie » que sa famille avait connue en Afrique du Sud avant la fin de l’apartheid. Rien de cela n’a quelque chose à voir avec la demande d’asile du défendeur, mais cela révèle toutefois, selon moi, que la SPR a été déviée de sa route par des éléments peu pertinents;
b. paragraphe 115 : ce paragraphe traite de la situation difficile des fermiers blancs en Afrique du Sud : « environ 2 000 fermiers ont été assassinés lors de dizaines de milliers d’attaques contre des fermes en Afrique du Sud, de nombreuses personnes ayant été brutalement torturées, poignardées ou violées. Certaines victimes ont été brûlées avec des fers lisseurs ou se sont fait verser de l’eau bouillante dans la gorge. Ce type de torture ressemble à celle qu’a subie le frère du témoin, [Robert]. » Il s’agit effectivement de statistiques horribles et troublantes, mais la pertinence qu’elles peuvent avoir pour la demande d’asile du défendeur est ténue, c’est le mieux que l’on puisse dire. Les fermiers sont blancs et le défendeur est blanc, mais ce dernier n’est pas fermier et il ne va pas retourner en Afrique du Sud comme fermier. Robert Kaplan a les moyens de continuer à vivre en Afrique du Sud, même s’il a décidé de se protéger en vivant dans une forteresse. Le défendeur est un Sud-Africain blanc pauvre qui est né au Cap mais qui, tout récemment, vivait à Pringle Bay;
c. paragraphe 117 : « Cependant, les Sud-Africains blancs habitant dans des banlieues cossues majoritairement blanches ont été touchés par l’augmentation de 13,5 p. 100 des invasions de domicile et des crimes connexes en 2008. » C’est donc dire que la criminalité est en hausse en Afrique du Sud et que même les Sud‑Africains blancs riches en ressentent l’effet. La preuve révèle que les Sud‑Africains noirs le ressentent eux aussi. Il n’est pas contesté dans la présente demande que la criminalité est en hausse et qu’il s’agit d’un problème répandu et sérieux. À mon avis, cependant, ce fait ne nous dit rien à propos de la question de savoir si le défendeur ou Mme Kaplan ont été agressés parce qu’ils étaient blancs, ou si l’État peut protéger le défendeur ou voudra le faire.
[219] L’avocat du défendeur m’a fait remarquer avec raison à l’audience de contrôle que mon travail ne consiste pas à réévaluer la preuve ou à rendre une nouvelle décision, mais plutôt à soumettre à un contrôle judiciaire la décision de la SPR et à juger si cette dernière appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit », comme le prescrit la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Dunsmuir, précité [au paragraphe 47], et dans des décisions connexes. Cependant, il faut aussi observer le corollaire de cette position. Mon travail ne consiste pas à contrôler la décision que l’avocat du défendeur aurait, ou pourrait avoir, écrite si cette tâche lui avait été confiée. Il me faut examiner l’utilisation que la SPR a faite de la documentation qu’elle cite et tenir compte de la mesure dans laquelle elle dit s’y être fondée.
[220] Ma première observation, et la plus générale, sur cette question est que la SPR, dans sa décision, cite divers documents et se fonde sur eux pour des faits et des renseignements qui ont fort peu à voir avec le fondement de la demande d’asile du défendeur et fort peu à voir avec le genre de Sud-Africain blanc que le défendeur prétend être.
[221] En passant en revue les documents que cite la SPR, je relève également les détails qui suivent :
a. United States Department of State (DOS) Report, 25 février 2009
Même si le rapport américain du département d’État [2008 Human Rights Report: South Africa] peut être une source fort utile d’informations, dans le cas présent la SPR a utilisé cette preuve de manière sélective. En fait, le rapport indique que [traduction] « [l’] assassinat fréquent de propriétaires de ferme principalement blancs par des agresseurs noirs a fait naître chez les fermiers blancs la crainte qu’ils étaient ciblés pour des raisons raciales et politiques ». Cependant, il signale ailleurs que [traduction] « [m]algré l’inquiétude des fermiers qu’ils étaient ciblés pour des raisons raciales et politiques, des études indiquent que les auteurs des crimes étaient en général de simples criminels motivés par un gain lucratif » (non souligné dans l’original). Il est clair que le rapport du département d’État, quand on le considère dans son contexte tout entier, n’étaye pas les conclusions de la SPR;
b. « Time for the Truth » ([traduction] « Le moment de vérité »), 2009
La SPR a clairement commis une erreur en se fondant sur cet article d’opinion comme preuve objective. Cet article s’inspire d’une opinion et il a été écrit par une personne utilisant le pseudonyme « The Pied Piper » ([traduction] « Le joueur de flûte »). La SPR qualifie cet article de « rapport » et sa prétention selon laquelle cette preuve documentaire objective sur la situation actuelle en Afrique du Sud est trompeuse. Il est en fait trompeur de laisser entendre que cet article est autre chose qu’une opinion;
c. « Race-Fuelled Myopia Driving Skills out of South Africa » ([traduction] « L’aveuglement volontaire fondé sur le racisme vide l’Afrique du Sud de ses talents »), 2009
Cet article de journal soutient l’existence d’un exode des cerveaux chez les Sud-Africains blancs et dit pourquoi ce phénomène se produit. Il décrit aussi ce que le gouvernement et d’autres partis pensent de ce phénomène. À mon avis, cela n’a rien à voir avec la demande d’asile du défendeur, qui repose sur des agressions physiques motivées par le racisme;
d. « South Africa: The Next Zimbabwe » ([traduction] « L’Afrique du Sud : le prochain Zimbabwe »), 3 février 2009, theTrumpet.com, par Robert Morley
Cet article d’opinion ne peut pas être considéré comme une preuve objective. L’auteur souscrit à l’idée qu’en Afrique du Sud la [traduction] « Règle de droit » est [traduction] « la règle du crime organisé », et il renvoie à une prophétie biblique selon laquelle les fléaux avec lesquels l’Afrique du Sud [traduction] « est de plus en plus aux prises » vont empirer. Cet article semble avoir pour but d’encourager les lecteurs à lire un livret intitulé « The Wonderful World Tomorrow – What It Will Be Like » ([traduction] « Le merveilleux monde de demain – De quoi aura-t-il l’air? »);
e. « Attacks have shown most of ANC to be racists » ([traduction] « Des agressions démontrent que la plupart des membres du Congrès national africain sont racistes ») par M. Riordan-Bull Kleinmond, Cape Points, Cape Argus, 31 mai 2008
La SPR commet de nouveau une erreur en qualifiant cet article de rapport. Cet article est un commentaire sur le gouvernement. Il réclame que l’on mette au pouvoir des gens intègres et prévoit que Jacob Zuma échouera comme président;
f. « Loss of freedom creeps up on us like a face of wrinkles » ([traduction] « Liberté perdue ») par David Bullard, Sunday Times, 21 octobre 2007
Là encore, la SPR qualifie de « rapport » ce qui est à l’évidence un article d’opinion. L’auteur donne son opinion sur la façon dont l’Afrique du Sud a changé, ainsi que sur la qualité des juges, de la police et du système de justice en général. Il décrit la magistrature tout entière comme [traduction] « des gredins et des soûlards flagorneurs si désespérés qu’ils feront tout ce que le gouvernement leur dit de faire pour un emploi »;
g. Hijacking Awareness Guide ([traduction] « Guide de sensibilisation aux pirates de la route »), document établi par l’inspecteur Riaan Steenkamp, Silica Fund Administration Systems, 27 octobre 2004
En prenant ce rapport en considération, la SPR semble sous-entendre que les détournements de véhicules sont monnaie courante. Ce document a été établi par une agence, mais aucune information n’est fournie sur elle;
h. « South Africa: Burning the welcome mat » ([traduction] « Afrique du Sud : Brûler le paillasson »), IRIN, 19 mari 2008
Cet article traite de la xénophobie et ses agressions visant les ressortissants étrangers. Il ne fait aucune mention des étrangers blancs, mais se concentre sur les migrants illégaux issus d’autres parties de l’Afrique;
i. « Quite [sic] South African » ([traduction] « Assez [sic] sud-africain »), 30 avril 2009
La SPR a qualifié par erreur ce document de « rapport ». En réalité, il s’agit d’une rubrique de l’encyclopédie Wikipedia qui définit ce qu’est un [traduction] « Sud‑Africain blanc », et la SPR en a cité directement un extrait.
[222] Il est évident que la majeure partie de la « preuve objective » sur laquelle s’est fondée la SPR en l’occurrence est tout sauf objective. En fait, la SPR s’est appuyée sur un certain nombre d’articles et d’éditoriaux qui servaient plus à exprimer des opinions qu’à rapporter des faits.
Le Cartable national de documentation
[223] La SPR omet de mettre en balance les éléments de preuve mentionnés ci-dessus avec les éléments de preuve plus objectifs qui figurent dans le Cartable national de documentation de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [Exposé et Documentation d’information sur un pays : Afrique du Sud, 25 mars 2009].
[224] Il vaut la peine de mentionner que la Liste de documents du Cartable national de documentation ne comporte aucune source ou mention évidente concernant le racisme, la discrimination ou la violence axée sur les Sud-Africains blancs. En fait, la seule source que l’on trouve à la section Nationalité, ethnie et race du Cartable est un article intitulé « Information sur l’attitude de la société vis-à-vis des Africains originaires d’autres pays, en particulier ceux de la République démocratique du Congo (RDC) ».
[225] Cependant, un examen de certaines des sources apparaissant sous la rubrique Information sur les droits de la personne du Cartable révèle un certain nombre de préoccupations au sujet des tensions raciales en Afrique du Sud.
a. U.S. DOS Report
Sous la section « National/Racial/Ethnic Minorities » ([traduction] Minorités/ethniques/raciales/nationales) du DOS Report [2008 Human Rights Report: South Africa], la seule mention qui est faite des Sud-Africains blancs concerne la poursuite des assassinats de [traduction] « propriétaires de ferme principalement blancs par des agresseurs noirs ». Cependant, souligne ce rapport, et comme je l’ai fait plus tôt, des études démontrent que ces assassinats sont motivés par des considérations pécuniaires. Le rapport fait état de deux points : des préoccupations selon lesquelles certains employeurs blancs ont été accusés d’avoir tué des travailleurs agricoles noirs, et des plaintes selon lesquelles les employeurs blancs bénéficient d’un traitement préférentiel de la part des autorités. D’autres préoccupations de nature raciale incluent la sous-représentation des Noirs au sein de la population active, surtout au niveau professionnel et gestionnel. La section portant sur les personnes déplacées souligne ce qui suit :
[traduction] Au milieu du mois de mai, des agressions xénophobes contre des migrants africains étrangers et des minorités ethniques par des civils sud-africains dans les cités de Johannesburg se sont transformées en une vague nationale de violence au cours de laquelle 62 personnes ont perdu la vie […] Dont 21 Sud-Africains, 11 Mozambicains, cinq Zimbabwéens et trois Somaliens […]
Les auteurs de cette violence blâmaient les immigrants pour les pertes d’emplois et de logements et l’intensification des taux de criminalité […]
Les quelque 80 000 migrants déplacés par la violence se sont abrités dans 72 lieux de refuge temporaires […]
b. Amnesty International – Rapport 2008 : Afrique du Sud
Les sujets mis en lumière dans ce rapport incluent la pauvreté et le chômage, le recours par la police à une violence excessive, le non-respect, par les autorités, du principe du non-refoulement, la violence à l’endroit des femmes et la prévalence élevée du VIH. Rien n’est dit à propos du traitement discriminatoire des Sud-Africains blancs;
c. Human Rights Watch. World Report 2008: South Africa: Events of 2007
Human Rights Watch signale que la pauvreté généralisée, le chômage, l’inégalité entre les sexes et les taux constamment élevés de crimes violents demeurent d’importants obstacles au respect des droits de la personne en Afrique du Sud. De nombreux migrants du Mozambique et du Zimbabwe cherchent du travail dans le secteur agricole commercial de l’Afrique du Sud. Même si les travailleurs migrants étrangers ont des droits juridiques, de nombreux fermiers ne respectent pas les lois régissant le salaire minimum et le temps supplémentaire rémunéré. On peut y lire que [traduction] « [l]es migrants non munis de documents sont également souvent harcelés par la police et les fonctionnaires de l’immigration et ils sont victimes d’agression et d’extorsion lors des descentes effectuées dans les fermes » [à la page 163]. D’autres problèmes signalés dans ce rapport incluent le recours excessif à la force par la police, des problèmes avec les réfugiés et les migrants, ainsi que les droits des femmes et des enfants;
d. BBC News, « South Africa’s crime crisis », 27 mai 1999
Cet article, analysé dans les documents du demandeur, traite de la criminalité en Afrique du Sud. En fait, selon l’article, [traduction] « [e]n Afrique du Sud il se commet un crime grave toutes les 17 secondes ». On y souligne cependant que :
[traduction] Pour un peuple aussi traumatisé, le fait qu’il y ait eu si peu d’actes de vengeance depuis les premières élections multiraciales tenues il y a cinq ans n’est rien moins que miraculeux.
Mais rien ne peut excuser les pertes de vie inutiles que causent tous les jours les crimes violents dans ce pays.
Cela ajoute de nouveaux traumatismes aux anciens – car les Noirs comme les Blancs sont les victimes. [Non souligné dans l’original.]
L’article relate ensuite le récit suivant :
[traduction] L’autre jour, un de mes collègues est revenu de la banque. Il faisait la queue à l’intérieur quand, à l’extérieur, sur la chaussée, un gardien de sécurité venu livrer de l’argent comptant a été assassiné par une bande de voleurs armés.
Le gardien leur avait déjà remis ce qu’il transportait, et il les suppliait, le visage contre terre. Mais l’un des voleurs l’a abattu à bout portant.
Le gardien était noir – contraint sans aucun doute par le taux de chômage à exercer ce métier dangereux – et sa famille a peut-être perdu son seul soutien.
Cet article semble démontrer que les pertes de vie et la criminalité qui sévissent en Afrique du Sud transcendent les limites raciales et touchent tous les Sud-Africains.
[226] À mon avis, non seulement la preuve documentaire objective n’étaye pas les allégations du défendeur au sujet d’une criminalité systémique fondée sur une discrimination raciale à l’égard des Sud-Africains blancs, mais elle les contredit plutôt. En fait, la preuve documentaire où l’on analyse les problèmes raciaux se concentre principalement sur la xénophobie exercée contre les immigrants issus d’autres États africains.
[227] Peu de choses sont dites sur la violence exercée contre les Blancs dans ces rapports et ces articles, sinon pour parler de l’assassinat de fermiers blancs, que l’on attribue davantage à une motivation pécuniaire qu’à une motivation raciale. Le défendeur n’est pas un fermier blanc.
[228] De plus, dans le Cartable national de documents, la preuve documentaire brosse un tableau d’une Afrique du Sud dans laquelle les Sud-Africains noirs sont sous-représentés au sein de la population active et ont de la difficulté à « gravir les échelons » et à accéder aux niveaux professionnels et gestionnels. Il s’agit, essentiellement, de l’opposé des situations dont le défendeur et son témoin font état.
[229] Ma conclusion générale sur la façon dont la SPR a traité la documentation, comme le révèle la décision elle-même, est qu’elle s’est fondée en général sur des facteurs qui ont peu de pertinence à l’égard de la demande d’asile du défendeur. La trousse de documents qu’a établie Me Kaplan, dont la SPR a reconnu le lien émotif avec ces questions, illustre dans une large mesure l’opinion de la famille Kaplan sur ce qui se passe en Afrique du Sud. En effet, la SPR était disposée à soutenir ce point de vue en se fondant sur des sources qui professent les mêmes opinions sur la vie actuelle dans ce pays. La SPR aurait dû relever cette approche partiale à l’égard de la preuve. Elle aurait dû prendre la précaution de la confronter à des sources plus objectives et faisant davantage autorité. Le point de vue de la famille Kaplan, ainsi que le tableau brossé par les documents produits par le défendeur pour illustrer à la fois le sort des Sud‑Africains blancs en Afrique du Sud et le défaut de l’État de les protéger, ne peuvent pas être écartés, mais il était déraisonnable pour la SPR — compte tenu de sa propre identification du lien émotif de Me Kaplan, du sort de son frère, et du caractère très uni de la famille Kaplan, dans laquelle chaque membre se soucie du bien-être de l’autre — de ne pas avoir complété son évaluation par un examen de sources faisant davantage autorité, objectives et moins émotivement partiales que celles sur lesquelles elle a décidé de s’appuyer.
[230] Après avoir évalué le témoignage personnel du défendeur, le témoignage de Mme Kaplan et la preuve documentaire, la SPR a ensuite tiré ses propres conclusions. Ces dernières figurent aux paragraphes 119 à 129 de la décision. Il vaut la peine de les commenter de manière assez détaillée à cause de ce qu’elles révèlent au sujet des erreurs déraisonnables qui sous-tendent la décision :
a. « Le demandeur d’asile a été agressé personnellement par des Sud-Africains noirs à six ou sept reprises au moins en raison de sa peau blanche » [au paragraphe 119].
Il ressort clairement de la preuve factuelle que le défendeur a été agressé par des Sud‑Africains noirs. Cependant, peu d’éléments de preuve objectifs étayent la conclusion selon laquelle le défendeur a été agressé « en raison de sa peau blanche ». Selon le propre témoignage de ce dernier, ses agresseurs avaient souvent un mobile autre que sa peau blanche : soit ils voulaient le voler, soit, dans le cas de la partie de rugby, c’était parce qu’« ils perdaient la partie ». Dans le cas de l’agression survenue dans le terrain de stationnement du marché, c’est le défendeur qui a confronté le Noir qui tentait de s’introduire par effraction dans l’automobile de son ami. L’agression survenue pendant qu’il rentrait à pied chez lui la nuit en compagnie de son ami, après avoir quitté la plage, semble bel et bien comporter un élément raciste systémique. Cet incident ressemble à une tentative faite par des hommes noirs pour intimider un « grand gars blanc ». Le défendeur dit toutefois qu’il n’a pas été intimidé et que [traduction] « cela fait partie de notre vie ». Il est également notable que le genre d’intimidation raciste qui est manifeste dans cette agression a eu lieu dans un endroit — ils rentraient à pied après avoir passé une soirée de [traduction] « plage, tous les pubs et la vie nocturne » — où les tensions peuvent se transformer en violence raciale dans n’importe quel pays. De la tension raciale, ce n’est pas de la persécution. Cet incident n’étaye guère la conclusion générale selon laquelle le défendeur a été agressé à maintes reprises en raison de la couleur de sa peau. Il est possible que, dans certaines des agressions, les mobiles étaient mixtes, mais la SPR n’en traite pas et il n’existe pas d’autre preuve de motivation raciale, à part les insultes et les qualificatifs racistes proférés lors des incidents. La SPR ne traite pas convenablement de la question de savoir si la peau blanche du défendeur était un indice de richesse relative ou si le défendeur a été agressé parce qu’il était blanc. Rien ne semble indiquer non plus que le défendeur avait — ou qu’il a — une crainte subjective d’être agressé par des hommes noirs. Le but déclaré de sa venue au Canada était de nature économique. L’aspect « discrimination raciale » de la demande d’asile semble avoir été suggéré et manipulé de façon à ce que le défendeur puisse revendiquer un motif énoncé dans la Convention, plutôt que d’être un aspect explicite ou inhérent des agressions commises;
b. « Le demandeur d’asile a des cicatrices à diverses parties du corps : l’abdomen, l’œil droit, le côté droit du corps et les mains » [au paragraphe 120].
Ces faits ne sont pas contestés, mais ils n’étayent pas, en soi, l’existence d’agressions à caractère raciste et un manque de protection de l’État qui font du défendeur un réfugié;
c. « Agressions nombreuses. Le témoin, [Lara Kaplan], a été agressée et menacée avec un fusil par des Sud-Africains noirs à deux occasions distinctes en raison de la couleur de sa peau et de ce qui est perçu comme sa richesse » [au paragraphe 121].
Le fait d’être agressé parce qu’on perçoit que vous êtes riche n’est pas un motif pour accorder l’asile. La SPR mine le caractère raisonnable de sa propre décision en se basant sur la « richesse » comme motif de protection. Fait plus important, cependant, il n’existe aucune preuve objective à l’appui de la conclusion selon laquelle Mme Kaplan a été agressée « en raison de la couleur de sa peau », à part le fait que la couleur de la peau soit un indice de richesse. Selon la preuve, elle se trouvait au volant d’une BMW à ces deux occasions. Une BMW est aussi un indice de richesse relative. Les Sud-Africains noirs sont eux aussi agressés et menacés à la pointe d’un fusil par des Sud-Africains noirs. L’opinion qu’a Mme Kaplan de la raison pour laquelle elle a été agressée repose sur l’opinion générale de la famille Kaplan sur ce qui se passe en Afrique du Sud, et cela inclut la conviction que tous les crimes sont commis par des Sud-Africains noirs et qu’il existe en Afrique du Sud une situation d’« apartheid inversé » et de génocide. La SPR n’a été saisie d’aucune preuve objective qui étaye ces opinions extrêmes. Qui plus est, rien ne prouve clairement que les faits que Mme Kaplan a vécus ont été signalés en détail à la police ou que celle-ci n’est pas intervenue pour les motifs généraux qu’elle a donnés, par opposition aux difficultés particulières de sa situation;
d. « Le frère de [Lara, Robert], qui a été torturé par des Sud-Africains noirs, sur qui ces derniers ont tiré et qui a miraculeusement survécu, éprouve maintenant des problèmes physiques et psychologiques graves » [au paragraphe 122].
Ce qui est arrivé à Robert, aussi horrible que cela fût, ne peut étayer la conclusion générale selon laquelle le défendeur a été et sera victime de persécution raciale en Afrique du Sud. En plus d’être torturé et laissé pour mort, Robert a été volé par ses agresseurs noirs. Et même en présumant que, en partie du moins, Robert a été victime de coups de feu et torturé parce qu’il était blanc, ce fait en soi ne démontre pas que le défendeur court un risque de persécution raciale contre lequel l’État ne peut pas ou ne veut pas le protéger. Robert, qui a souffert nettement plus que le défendeur, vit toujours en Afrique du Sud;
e. « Le frère de [Lara], [Robert], et son père ont survécu seulement en raison de leur richesse, puisqu’ils ont été en mesure d’installer des dispositifs de surveillance et de protection tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de leur maison » [au paragraphe 123].
Rien ne prouve que le père de Mme Kaplan a personnellement souffert et qu’il a survécu à une agression quelconque. La construction d’une forteresse domestique n’est pas, en soi, un indice d’agression à caractère raciste contre les occupants. Cela démontre simplement que les riches ont des façons de se protéger contre la criminalité endémique en Afrique du Sud. De nombreux Sud-Africains noirs, qui composent la majorité des démunis, n’ont pas cette option. Ils sont constamment agressés, volés, assassinés et violés par des Sud‑Africains noirs qui, pour des raisons socioéconomiques et démographiques évidentes, sont la majorité des auteurs de crimes;
f. « Les témoignages du demandeur d’asile et du témoin [Mme Kaplan] ainsi que la preuve documentaire que j’ai jugée crédible brossent un tableau d’indifférence et d’incapacité ou témoignent d’un manque de volonté de la part du gouvernement et des forces de sécurité à protéger les Sud-Africains blancs contre la persécution infligée par les Sud-Africains noirs » [au paragraphe 124].
Le défendeur n’a donné aucune explication raisonnable quant à la raison pour laquelle il n’a pas sollicité la protection de l’État. La SPR fait entièrement abstraction du fait que les agressions commises en 1991 et en 1992 sur lesquelles le défendeur se fonde ont eu lieu avant la fin de l’apartheid en 1994 et l’accession au pouvoir du Congrès national africain. Le fait que le défendeur n’a pas sollicité la protection de l’État à une époque où il était raisonnable de s’attendre à ce qu’un Sud-Africain blanc n’ait pas de problèmes à l’obtenir aurait dû attirer l’attention de la SPR sur la preuve, dans le témoignage du défendeur, que ce dernier n’éprouve aucune crainte subjective. Par ailleurs, cela aurait dû inciter la SPR à consulter des sources d’information plus objectives et faisant davantage autorité sur la disponibilité d’une protection de l’État en Afrique du Sud pour les Sud-Africains blancs tels que le défendeur. La Cour ne peut pas dire qu’il existe bel et bien une protection de l’État adéquate, mais il faut que la SPR procède à une évaluation plus objective de cet aspect. La documentation que cite le défendeur est pertinente et on ne peut pas en faire abstraction, mais elle est personnelle, partiale et politique et doit être examinée par rapport à un éventail plus vaste de sources plus indépendantes;
g. « J’estime que le demandeur d’asile a présenté une preuve “claire et convaincante” de l’incapacité ou du manque de volonté de l’État de le protéger » [au paragraphe 125].
Le défendeur n’a jamais demandé à l’État de le protéger et il n’a pas expliqué de manière raisonnable pourquoi il n’a pas demandé l’aide de l’État, et ce, même à l’époque où il s’agissait d’un État d’apartheid dirigé par les Blancs. Le témoignage de Mme Kaplan est également lacunaire à cet égard. L’évaluation documentaire est incomplète, comme je l’ai déjà décrit, et l’utilisation qui est faite des documents (p. ex., pour citer la position des fermiers blancs) est souvent sans rapport avec la position du défendeur ou la nature de sa demande d’asile;
h. « Je conclus que le demandeur d’asile a été victime de sa race (Sud-Africain blanc) plutôt que de la criminalité et qu’il a établi un lien entre sa crainte d’être persécuté et l’un des cinq motifs énoncés à la définition de la Convention » [au paragraphe 126].
Comme je l’ai expliqué plus tôt, je ne crois pas qu’il était raisonnable pour la SPR de conclure que le défendeur, au vu du témoignage qu’il a fait, a établi une crainte même subjective de persécution, fondée sur des agressions à caractère raciste. De plus, pour les motifs indiqués plus tôt, je crois que l’évaluation que la SPR a faite de la situation objective était elle aussi déraisonnable;
i. « Je conclus qu’il n’y a aucune PRI [possibilité de refuge intérieur] valable pour le demandeur d’asile en Afrique du Sud. Selon les statistiques les plus récentes, les Sud-Africains noirs constituent environ 80 p. 100 de la population, les Européens blancs, environ 9 p. 100 et le reste de la population est composée d’autres personnes de couleur et d’Asiatiques […] J’estime que le demandeur d’asile “détonnerait” n’importe où dans le pays en raison de sa couleur » [aux paragraphes 127 et 128].
Le fondement qu’utilise la SPR pour tirer cette conclusion n’est pas clair. Les 9 p. 100 de Sud-Africains blancs ne sont pas tous dispersés parmi les 80 p. 100 de Noirs. Il existe des enclaves blanches dans lesquelles les Sud-Africains blancs continuent de vivre et de travailler. Des Blancs déménagent en Afrique du Sud pour y vivre, de sorte qu’il doit être possible pour un Sud-Africain blanc de vivre en toute sécurité dans certains secteurs au moins et de ne pas « détonner ». Il n’est donc pas exact de dire que le défendeur détonnerait « n’importe où dans le pays en raison de sa couleur » (non souligné dans l’original).
L’avocat du défendeur a fait valoir que son client ne peut pas s’installer dans une enclave blanche ou une ville dans laquelle de nombreux Sud-Africains blancs continuent de vivre et de travailler parce qu’il est [traduction] « pauvre ».
Il est vrai que le défendeur a allégué un manque d’argent en rapport avec une PRI. La SPR y fait référence au paragraphe 76 de la décision :
Le demandeur d’asile allègue qu’il n’a aucune possibilité de refuge intérieur (PRI) en Afrique du Sud, parce que les Sud-Africains noirs sont partout, et la plupart d’entre eux ont la même haine des Sud-Africains blancs. La seule façon pour lui de vivre en sécurité, s’il avait l’argent, serait d’embaucher des gardes de sécurité et d’installer des dispositifs de sécurité autour de sa maison, comme l’ont fait le père et le frère du témoin.
Le problème que pose le fait de souscrire à l’argument de l’avocat, c’est que je suis coincé par un autre argument, du même avocat, auquel j’ai souscrit.
Me Galati a affirmé (et je suis d’accord) que je dois prendre bien soin de faire une distinction, au moment de contrôler la décision, entre les parties antérieures de la décision où la SPR résume le témoignage du défendeur et de Mme Kaplan (parties indiquées par l’emploi de formules telles que « le demandeur d’asile allègue ») et les parties de la décision où la SPR tire des conclusions fondées sur ces témoignages.
Si je suis le conseil de Me Galati — ce qu’il me faut faire je crois — il faut alors, par souci de cohérence, que je considère le paragraphe 76 comme un exposé du témoignage du défendeur et non pas comme une conclusion sur laquelle la décision est fondée.
Le paragraphe 128, en revanche, est clairement la conclusion de la SPR au sujet d’une PRI, et aucune mention n’y est faite du manque d’argent présumé du défendeur. Selon cette conclusion, il « “détonnerait” n’importe où dans le pays en raison de sa couleur » (non souligné dans l’original). Manifestement, cela est indéfendable parce qu’il ne détonnerait pas « en raison de sa couleur » dans les parties du pays où se regroupent les Sud-Africains blancs.
Quoi qu’il en soit, l’allégation du défendeur, telle que résumée au paragraphe 76 de la décision, n’est pas qu’il existe des enclaves blanches où il ne peut pas s’installer, mais plutôt la suivante : « les Sud-Africains noirs sont partout, et la plupart d’entre eux ont la même haine des Sud-Africains blancs » (non souligné dans l’original). Il a allégué que « [l]a seule façon pour lui de vivre en sécurité, s’il avait l’argent serait d’embaucher des gardes de sécurité et d’installer des dispositifs de sécurité autour de sa maison, comme l’ont fait le père et le frère du témoin. »
C’est donc dire que la question d’une PRI, et celle de savoir si un Sud-Africain blanc pauvre comme le défendeur peut aller vivre en toute sécurité à un autre endroit où se regroupent des Sud-Africains blancs, ne sont jamais examinées en détail dans la décision. Cette dernière elle-même traite d’une PRI aux paragraphes 127 et 128. Il est clair que, quand on lit ces paragraphes ensemble, la SPR dit que le défendeur détonnerait « n’importe où dans le pays en raison de sa couleur » (non souligné dans l’original) parce que les Sud-Africains noirs composent 80 p. 100 de la population et les blancs 9 p. 100 seulement. La disponibilité d’une enclave blanche où se regroupent des Sud-Africains blancs et où ceux-ci composent une part importante de la population locale n’est jamais examinée. Cette conclusion sur l’existence d’une PRI est donc elle aussi déraisonnable;
j. « J’estime que la crainte du demandeur d’asile d’être persécuté par des Sud‑Africains noirs est justifiée compte tenu de la preuve objective produite » [au paragraphe 129].
Comme je l’ai déjà mentionné, la « preuve objective » est mentionnée et analysée aux paragraphes 90 à 117 de la décision, et elle est partiale et incomplète. En outre, bien sûr, la preuve objective ne peut l’emporter sur d’autres conclusions concernant le manque de crainte subjective du défendeur et le traitement déraisonnable d’une PRI.
Les conclusions sur le bien-fondé de la demande d’asile
[231] La décision comporte de nombreuses erreurs qui, individuellement ou cumulativement, font qu’elle est déraisonnable au sens de l’arrêt Dunsmuir, précité, et exige qu’elle soit renvoyée en vue d’être réexaminée par une formation différemment constituée de la SPR.
[232] Comme mes motifs l’indiquent clairement, je l’espère, les principaux points qui me préoccupent dans la décision sont le fait que la SPR s’est fondée dans une large mesure sur le témoignage et les opinions de Mme Kaplan quant à la situation générale des Sud-Africains blancs et sur le défaut de la SPR d’examiner la trousse de documentation du défendeur par rapport à des sources plus vastes et plus indépendantes d’informations générales.
[233] Je ne dis pas que l’État sud-africain veut ou peut protéger les Sud-Africains blancs persécutés. Je dis plutôt qu’il s’agit là d’une question qu’il reste à trancher en fonction d’un fondement probant plus objectif que celui auquel la SPR s’est reportée et sur lequel elle s’est fondée en l’espèce.
[234] En outre, et comme je l’ai indiqué, j’ai de sérieux doutes quant à la raison pour laquelle ce Sud-Africain blanc en particulier est venu au Canada et, après un retard considérable, a décidé de demander l’asile. Là encore, cependant, le simple fait que la situation du défendeur ne peut pas être assimilable à de la persécution au sens de l’article 96 de la Loi ne signifie pas que je dis que d’autres Sud-Africains blancs ne seraient pas admissibles.
[235] Je tiens à souligner une fois de plus que j’ai affaire à une décision précise au sujet d’un Sud-Africain en particulier, dans les limites étroites de la jurisprudence canadienne concernant les erreurs susceptibles de contrôle. Cette décision ne peut pas, et ne devrait pas, être considérée comme une opinion ou une évaluation personnelle ou politique au sujet des difficultés que peuvent subir les Sud-Africains blancs depuis la fin de l’apartheid.
[236] Cela dit, cependant, il me faut maintenant traiter d’un certain nombre de questions liées à la Constitution, à la Charte, au principe de la primauté du droit et à la compétence qui se posent en l’espèce à cause de présumées tentatives de la part des autorités sud-africaines en vue d’exercer des pressions politiques et diplomatiques pour subvertir le principe de la primauté du droit au Canada, relativement aux faits de la présente affaire.
[237] L’avocat du défendeur a — et à juste titre selon moi — soumis à l’attention de la Cour ce qu’il considère comme des tentatives peu rassurantes et coercitives de la part des autorités sud‑africaines pour subvertir le principe de la primauté du droit dans la présente affaire. Les répercussions juridiques de ces tentatives d’ingérence politique et diplomatique sont extrêmement sérieuses. Cela pourrait vouloir dire, par exemple, qu’indépendamment du bien‑fondé de la présente demande de contrôle judiciaire la Cour devrait s’abstenir de l’instruire parce que le gouvernement du Canada a agi de manière inconstitutionnelle et que la Cour ne devrait pas encourager ou tolérer un tel comportement. Cela pourrait vouloir dire que la Cour elle-même n’est plus compétente pour instruire la demande. Cela pourrait vouloir dire aussi, indépendamment des erreurs déraisonnables que j’ai relevées au sujet du bien-fondé de la demande, que je devrais refuser de renvoyer la décision en vue d’un réexamen parce que l’affaire est maintenant si viciée qu’il n’est plus possible de rendre une décision juridiquement indépendante.
[238] Je dois dire tout d’abord qu’à mon avis ces préoccupations ne sont pas tout à fait dénuées de fondement ou vexatoires, et je crois que l’avocat était doublement tenu, envers son client et envers la Cour, de les soulever.
[239] Le défendeur a déposé deux affidavits à l’appui de ses allégations d’ingérence et de perte de compétence de la Cour.
L’affidavit de Mme Stefanie Gude
[240] Mme Gude est l’adjointe de Me Galati. Ce dernier est l’avocat qui, à l’audience qui s’est déroulée devant moi, a plaidé la cause du défendeur.
[241] Mme Gude a procédé à une recherche dans Google et a découvert que, à la suite de la décision favorable de la SPR dans la présente affaire, environ 113 000 articles et interventions sont apparus sur Internet et que les répercussions de la décision ont suscité un vif débat.
[242] Ce fondant sur cette recherche sur Internet, Mme Gude fait remarquer qu’aussitôt après que la décision a été rendue, le gouvernement sud-africain a réagi de manière [traduction] « vive et hostile » et [traduction] « a laissé entendre que, si la décision n’était pas infirmée, les relations diplomatiques en pâtiraient ».
[243] Mme Gude a fourni à la Cour quelques exemples d’articles. Ces derniers soulignent, par exemple, que le Congrès national africain (CNA) a qualifié la décision de la SPR de [traduction] « raciste », [traduction] « sensationnaliste » et [traduction] « alarmante » et que [traduction] « le raisonnement formulé par le Canada pour reconnaître le statut de réfugié à Huntley [le défendeur] ne peut servir qu’à perpétuer le racisme ».
[244] Il a été rapporté dans l’Agence France-Presse le 2 septembre 2009 que [traduction] « le plus haut diplomate de l’Afrique du Sud au Canada » a été [traduction] « choqué » par la décision et il a déclaré que la décision, si elle était maintenue, pouvait [traduction] « endommager sérieusement les relations entre les deux pays ».
[245] Il a été rapporté aussi que M. Abraham Sokhaya Nkomo, Haut-commissaire de l’Afrique du Sud au Canada, a qualifié la décision de [traduction] « scandaleuse » et qu’il [traduction] « a promis de poursuivre toutes les voies possibles auprès du gouvernement Harper pour porter en appel auprès de la Cour fédérale la décision — rendue la semaine dernière par une formation, composée d’une seule personne, de la Commission du statut de réfugié ».
[246] Le même article rapporte aussi que M. Nkomo a dit qu’il avait [traduction] « déjà rencontré des hauts fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères et du Commerce international » et qu’il [traduction] « avait demandé à rencontrer le ministre de l’Immigration Jason Kenney dans un effort pour faire porter la décision en appel ». M. Nkomo aurait également déclaré : [traduction] « Nous allons poursuivre tous les recours possibles ».
[247] Le 3 septembre 2009, le National Post a signalé que la décision avait [traduction] « provoqué des tensions diplomatiques entre le Canada et l’Afrique du Sud » et que [traduction] « le gouvernement Sud-Africain [avait] demandé au Canada de porter la décision en appel parce qu’elle ne repose sur aucun fondement factuel ».
[248] Le 11 septembre 2009, la revue Macleans a souligné que M. Nkomo avait fait le vœu [traduction] « de tout faire pour que le gouvernement Harper porte la décision en appel […] devant la Cour fédérale ».
[249] Ce ne sont là que quelques exemples, mais je crois que les répercussions sont claires : le gouvernement sud-africain, très mécontent de la décision, a exercé des pressions diplomatiques sur le gouvernement canadien pour qu’il porte la décision en appel devant la présente Cour.
[250] Le gouvernement du Canada n’a aucune emprise sur la façon dont le gouvernement de l’Afrique du Sud peut décider de prendre ombrage et exercer des pressions diplomatiques, ni à quel moment cela peut arriver. Les articles donnent à penser que, à l’échelon diplomatique au moins, il était entendu que la SPR n’était pas le gouvernement du Canada et que la seule façon de contester la décision était de la porter en appel devant la Cour fédérale.
[251] Au vu des articles qui m’ont été soumis, je crois qu’on peut dire seulement qu’il est possible que les pressions exercées par le gouvernement sud-africain aient eu quelque chose à voir avec la décision qu’a prise le ministre d’engager une procédure de contrôle judiciaire devant la présente Cour.
[252] Cependant, il n’existe aucune preuve que le gouvernement du Canada a cédé de quelque manière aux pressions diplomatiques en décidant d’engager ou non la présente procédure de contrôle judiciaire. Dans son affidavit, Mme Gude tente de combler cette lacune en renvoyant la Cour à des articles qui sont parus après que la décision fut prise de présenter une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire. Cependant, ces articles soulignent simplement que la décision de porter l’affaire en appel a été prise après que l’Afrique du Sud a fait état de ses préoccupations et que le Haut-commissariat de l’Afrique du Sud s’est dit satisfait de la décision de soumettre à un contrôle la décision de la SPR.
[253] Mme Gude fait également référence à des articles où l’on cite des passages de la demande de contrôle judiciaire elle-même, mais il s’agit de passages types qui ne disent rien sur ce qui a pu avoir déclenché la procédure de contrôle judiciaire.
[254] Au vu des articles présentés dans l’affidavit de Mme Gude, je n’ai en main aucune preuve qui appuie la thèse voulant que le gouvernement du Canada ait été influencé de quelque manière par le gouvernement sud-africain pour engager la présente procédure de contrôle judiciaire. Même si des pressions diplomatiques ont amené le gouvernement du Canada à examiner la décision, rien ne prouve que le ministre a introduit la présente demande pour une raison autre que celle d’avoir décidé, après examen de la décision, de solliciter un contrôle judiciaire à cause des erreurs susceptibles de contrôle que comporte la décision elle-même.
[255] Dans son argumentation écrite, le défendeur me demande de conclure que [traduction] « il est plus vraisemblable que le ministre a pris la décision d’introduire la demande à la suite de pressions exercées par le gouvernement sud-africain (à l’encontre duquel le défendeur a présenté sa demande), c’est-à-dire au sujet d’une ingérence politique irrégulière ».
[256] Pour appuyer une telle décision, fondée sur de l’abus politique, le défendeur cite ce qui suit : a) [traduction] « le moment du dépôt de la demande et les circonstances relatives à cette dernière », et b) [traduction] « la teneur, la texture et le poids ou le bien-fondé inexistant de la demande ».
[257] Pour reprendre les propres critères du défendeur, je crois qu’il me faut dire que la teneur, la texture, le poids et le bien-fondé de la demande, comme je l’ai fait remarquer dans mes motifs concernant le bien-fondé de cette dernière, ne dénotent rien de plus qu’une décision prise par le ministre de soumettre à un contrôle judiciaire une décision sérieusement viciée de la SPR. Le moment où la décision a été rendue ne prouve rien. Le gouvernement sud-africain allait sûrement réagir aussitôt que la décision serait rendue, et le ministre devait décider s’il engagerait ou non une procédure de contrôle judiciaire dans le délai relativement court qui était alloué. Le moment n’aurait pas pu être différent, et cela ne dit rien quant à la raison pour laquelle le ministre a décidé de demander un contrôle judiciaire.
[258] Il n’y a donc aucune preuve pour étayer la conclusion selon laquelle une ingérence ou des pressions politiques ou diplomatiques ont incité ou amené le ministre à solliciter un contrôle judiciaire. Insatisfait de cela, le défendeur soutient que c’est la perception d’abus et d’ingérence qui compte, et que la Cour se doit d’examiner la question sous cet angle.
[259] D’après l’affidavit de Mme Gude, il n’existe aucune preuve qui étaye une perception quelconque, à part ce qui suit :
a. le gouvernement de l’Afrique du Sud n’a pas apprécié la décision de la SPR et a demandé au gouvernement du Canada qu’elle soit portée en appel devant la Cour fédérale;
b. le gouvernement du Canada a examiné la décision et a engagé une procédure de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale parce que la décision était sérieusement viciée et contenait des erreurs susceptibles de contrôle, au sens du droit canadien.
[260] L’affidavit de Mme Gude ne comporte aucune preuve qui permettrait à la Cour de conclure que le demandeur a introduit la présente procédure de contrôle judiciaire pour une raison autre que celle que la décision contient des erreurs susceptibles de contrôle et qu’elle doit être examinée par la Cour.
L’affidavit de Me Amina Sherazee
[261] Pour donner plus de poids à son argument fondé sur la perception, le défendeur a déposé un second affidavit. Celui-ci est signé par Me Amina Sherazee, une avocate qui exerce exclusivement dans le domaine du droit de l’immigration et des réfugiés et qui dit qu’une bonne part de son travail se fait devant la Cour fédérale.
[262] Me Sherazee fournit à la Cour les éléments de preuve et les indications qui suivent :
[traduction] Je puis dire, sans hésitation, en me basant sur mon expérience personnelle, mon expérience professionnelle et mon opinion d’expert, ainsi que sur les discussions que j’ai eues avec mes collègues du Barreau spécialisés en droit de l’immigration, des conversations et la lecture de serveurs de liste tels que ceux de la RLA (Refugee Lawyers’ Association), du CCR (Conseil canadien pour les réfugiés) et d’autres du genre, de même qu’en me fondant sur les motifs de contrôle et les « questions en litige » exposées par le ministre, que n’eût été des pressions explosives, hostiles et farcies d’allégations de « racisme » du gouvernement sud-africain, et n’eût été des menaces diplomatiques publiques qui ont été faites, ainsi que des allégations de « racisme », le ministre n’aurait pas sollicité le contrôle judiciaire d’une telle décision, qui repose sur des plaintes factuelles anémiques au sujet des preuves et des questions factuelles relatives à une protection étatique efficace, liées aux faits concédés et extrêmes que comportent les épreuves de M. Huntley, relativement aux agressions physiques dont il a été victime.
Il est clair aux yeux de tous qu’il s’agit d’une décision « politique» pour déclencher un contrôle judiciaire, et d’une décision qui n’est fondée sur aucun principe juridique visible, ce qui, à mon humble avis, déconsidère l’administration de la justice, en ce sens que cela compromet les principes constitutionnels sous-jacents de la primauté du droit, du constitutionnalisme et de l’indépendance de la magistrature.
Cette situation est aggravée par le taux d’autorisations accordées par la Cour. On évalue en général que, dans les « mauvaises années », la Cour autorise de 2 ou 3 p. 100 et, dans les « bonnes années », de 5 ou 6 p. 100 des demandes de contrôle judiciaire qu’introduisent devant elle des demandeurs d’asile ou du statut d’immigrant. On n’a presque jamais entendu dire que les demandes du ministre sont refusées. La différence, pour les avocats spécialisés en droit de l’immigration, est biaisée et inexplicable.
Ceci étant dit en toute déférence, cette situation suscite plus qu’une crainte raisonnable de partialité et d’abus de procédure de la part du ministre, relativement à la décision de la Cour sur la présente « demande d’autorisation et de contrôle judiciaire ». [Souligné dans l’original.]
[263] La Cour est surprise que Me Sherazee, qui professe avoir de l’expérience au sein de la Cour fédérale en matière de droit de l’immigration et des réfugiés, signe un affidavit qui n’est pas conforme aux règles de la Cour en matière de dépôt d’affidavits.
[264] Les dispositions applicables des Règles des Cours fédérales sur le dépôt des affidavits sont les suivantes :
81. (1) Les affidavits se limitent aux faits dont le déclarant a une connaissance personnelle, sauf s’ils sont présentés à l’appui d’une requête — autre qu’une requête en jugement sommaire ou en procès sommaire — auquel cas ils peuvent contenir des déclarations fondées sur ce que le déclarant croit être les faits, avec motifs à l’appui. |
Contenu |
(2) Lorsqu’un affidavit contient des déclarations fondées sur ce que croit le déclarant, le fait de ne pas offrir le témoignage de personnes ayant une connaissance personnelle des faits substantiels peut donner lieu à des conclusions défavorables. |
Poids de l’affidavit |
[265] L’affidavit de Me Sherazee pose problème, et ce, pour les raisons suivantes :
a. dans le premier paragraphe précité, elle ne révèle pas vraiment comment elle a acquis sa connaissance du fait que [traduction] « n’eût été des pressions explosives, hostiles et farcies d’allégations de “racisme” du gouvernement sud-africain, et n’eût été des menaces diplomatiques publiques qui ont été faites, ainsi que des allégations de “racisme”, le ministre n’aurait pas sollicité le contrôle judiciaire d’une telle décision ». Elle dit fonder sa connaissance de ce fait sur [traduction] « [son] expérience personnelle, [son] expérience professionnelle et [son] opinion d’expert, ainsi que sur les discussions [qu’elle a] eues avec [ses] collègues du Barreau spécialisés en droit de l’immigration, des conversations et la lecture de serveurs de liste tels que ceux de la RLA (Refugee Lawyers’ Association), du CCR (Conseil canadien pour les réfugiés) et d’autres du genre ». Cependant, Me Sherazee n’énonce ni ne joint, à titre de pièce, la substance, voire l’essentiel, de l’expérience personnelle ou d’une autre nature sur laquelle elle se fonde. On a l’impression qu’elle demande simplement à la Cour d’admettre son affirmation selon laquelle elle sait ce qui a déclenché la décision du ministre, même si elle n’est pas disposée à révéler comment elle le sait;
b. Me Sherazee dit aussi qu’elle fonde sa connaissance sur les [traduction] « motifs de contrôle et les “questions en litige” exposées par le ministre » et sur le fait que la demande repose sur [traduction] « des plaintes factuelles anémiques au sujet des preuves et des questions factuelles relatives à une protection étatique efficace, liées aux faits concédés et extrêmes que comportent les épreuves de M. Huntley, relativement aux agressions physiques dont il a été victime » [souligné dans l’original]. Cela n’est rien qu’un argument et une opinion juridique, et c’est à Me Galati qu’il revient de les exposer. Ils n’ont pas leur place dans un affidavit;
c. le deuxième paragraphe n’est, lui non plus, rien d’autre qu’un argument et une opinion et, si la situation est claire [traduction] « aux yeux de tous », cela m’amène à me demander pourquoi Me Sherazee ne peut pas me l’exposer clairement en faisant état des faits sur lesquels elle se fonde et en me permettant de me faire ma propre idée. À titre d’officier de la présente Cour, j’espère que Me Sherazee, en disant à la Cour qu’il est [traduction] « clair aux yeux de tous », a bel et bien pris les mesures qui conviennent et consulté [traduction] « tous » ou, si [traduction] « tous » désigne tous les avocats spécialisés en droit de l’immigration, qu’elle a bel et bien consulté [traduction] « tous » ceux qui exercent dans ce domaine. Sans explication, il m’est impossible de comprendre comment elle semble savoir de manière aussi détaillée ce que [traduction] « tous » pensent. Cette affaire va au-delà de la courtoisie professionnelle. Les avocats spécialisés en droit de l’immigration, en particulier, pourraient s’élever contre le fait que Me Sherazee présume faire ainsi état de leurs opinions devant la Cour;
d. Selon ma lecture du troisième et du quatrième paragraphe de l’extrait cité de l’affidavit de Me Sherazee, cette dernière tente de laisser entendre que les décisions que rend la Cour au sujet des demandes d’autorisation susciteront une crainte de partialité si la Cour tranche la présente demande en faveur du ministre. Me Sherazee ne révèle pas à la Cour la source de ces affirmations et on ne sait pas clairement qui elle désigne en disant [traduction] « les avocats spécialisés en droit de l’immigration ». Je crois qu’elle veut dire les avocats qui représentent les demandeurs parce que je constate, après avoir lu les documents de Me Assan (l’avocat du ministre dans la présente demande), que celui-ci comprend fort bien le processus et ne le trouve pas [traduction] « biaisé et inexplicable ». Là encore, rien de ce que Me Sherazee indique n’a sa place à juste titre dans un affidavit. Me Sherazee présente un argument et une opinion, plutôt que des faits dont elle a connaissance et que la Cour peut évaluer et utiliser pour arriver à ses propres conclusions.
[266] Comme l’a déclaré le juge Konrad von Finckenstein dans la décision Ly, précitée, au paragraphe 10 :
À l’exception des requêtes, les affidavits se limitent aux faits dont le déclarant a une connaissance personnelle : paragraphe 81(1) des Règles de la Cour fédérale (1998). L’affidavit ne doit pas contenir d’arguments et le déclarant ne doit pas interpréter la preuve qui a déjà été examinée par un tribunal ou tirer des conclusions juridiques (Deigan c. Canada (P.G.) (1996), 206 N.R. 195 (C.A.F.); West Region Tribal Council c. Booth (1992), 55 F.T.R. 28; First Green Park Pty. Ltd. c. Canada (P.G.), [1997] 2 C.F. 845). Lorsqu’un affidavit ne satisfait pas à ces exigences, la demande peut uniquement être accueillie si une erreur est manifeste au vu du dossier (Turcinovica c. Canada (MCI), 2002 CFPI 164).
[267] De plus, selon l’arrêt Deigan c. Canada (Ministre de l’Industrie), [1996] A.C.F. no 1360 (C.A.) (QL) (Deigan), au paragraphe 2, la Cour se doit de rejeter les éléments d’un affidavit qui sont « tendancieux, opiniâtres, prêtent à controverse ou sont irréguliers ».
[268] Pour déterminer si un affidavit est approprié, il me faut examiner si les faits exposés sont connus du déclarant. Pour ce faire, la Cour peut prendre en considération la charge ou les qualités du déclarant et déterminer s’il est probable qu’une personne exerçant une telle charge ou possédant de telles qualités serait au courant des faits en question. Voir Smith Kline & French Laboratories Ltd. c. Novopharm Ltd., [1984] A.C.F. no 223 (C.A.) (QL). Cependant, quel que soit son degré d’expérience, un déclarant n’a pas le droit de faire des conjectures, de formuler des arguments juridiques ou de tirer des conclusions de droit. Voir First Green Park Pty. Ltd. c. Canada (Procureur général), [1997] 2 C.F. 845 (1re inst.).
[269] En effet, le paragraphe 81(1) des Règles des Cours fédérales (les Règles) exige que les affidavits se limitent aux faits dont le déclarant a une connaissance personnelle. Cette exigence incorpore la règle de common law interdisant le ouï-dire. Voir la décision Bressette c. Kettle and Stony Point First Nations Band Council, 1997 CanLII 5436 (C.F. 1re inst.). Cela n’exclut pas nécessairement les preuves par ouï-dire. Il faut plutôt recourir à une méthode d’analyse raisonnée pour déterminer l’admissibilité de telles preuves. Voir, par exemple, Éthier c. Canada (Commissaire de la GRC), [1993] 2 C.F. 659 (C.A.).
[270] Le paragraphe 81(2) des Règles permet à la Cour de tirer une inférence défavorable du défaut d’une partie d’offrir le témoignage de personnes ayant une connaissance personnelle des faits en cause. Cela étant, un affidavit fondé sur des informations et des croyances devrait expliquer pourquoi les preuves les meilleures ne sont pas disponibles. Voir Nation crie de Tataskweyak c. Sinclair, 2007 CF 1107. Cette règle concorde avec le principe selon lequel le fait de ne pas fournir la preuve la meilleure aura une incidence sur le poids que l’on accorde à l’affidavit. Voir Lumonics Research Limited c. Gould, [1983] 2 C.F. 360 (C.A.).
[271] L’affidavit de Me Sherazee est inacceptable car il contient :
1. des faits qui débordent le cadre de sa connaissance personnelle;
2. une preuve d’opinion injustifiée;
3. des éléments argumentatifs;
4. des conclusions de droit.
[272] N’importe quelle partie de l’affidavit de Me Sherazee qui contient des énoncés factuels ne peut être dissociée des nombreux énoncés d’opinion qu’offre cette dernière. Dans ce contexte, l’affidavit est radié et aucun poids ne lui est accordé. Voir, par exemple, Deigan, précité, et la décision Kassab c. Bell Canada, 2008 CF 1181.
[273] En outre, conformément au paragraphe 81(2) des Règles, la Cour peut tirer une inférence défavorable du fait que la déclarante n’a pas fourni la source des informations sur lesquelles elle se fonde ni expliqué pourquoi la preuve la meilleure n’était pas disponible.
[274] En général, il n’y a donc rien dans l’affidavit de Me Sherazee qui soit pertinent ou admissible en rapport avec les questions litigieuses dont la Cour est actuellement saisie. Cette dernière n’a pas non plus en main de preuves qui étayent les arguments constitutionnels et d’abus du défendeur.
[275] Le défendeur a offert le fondement factuel suivant pour son allégation de violation constitutionnelle et d’abus de procédure :
1. le défendeur est un Sud-Africain blanc;
2. le défendeur s’est vu reconnaître par la Commission le statut de réfugié;
3. le ministre a engagé une procédure de contrôle judiciaire à cause de [traduction] « considérations politiques et des plaintes du gouvernement sud‑africain ».
Les points 1 et 2 ne sont pas contestés, mais le troisième énoncé de fait, autour duquel s’articule l’allégation, n’a pas été prouvé. Le défendeur soutient que le ministre a introduit sa demande de contrôle judiciaire à cause de pressions exercées par le gouvernement sud-africain, et la seule preuve alléguée à cet effet figure dans les affidavits de Mme Gude et de Me Sherazee. Cependant, ces affidavits ne satisfont pas aux critères énoncés dans la décision Ly, précitée, et sont remplis de considérations non pertinentes, de faits dont les déclarantes n’ont pas une connaissance personnelle, d’énoncés argumentatifs et de conclusions de droit. Cela étant, je n’accorde à ces documents aucun poids et ils ne peuvent pas servir à confirmer les allégations qu’ils sont censés étayer.
[276] La seule autre preuve qui, croit le défendeur, appuie son allégation d’influence politique est la proximité dans le temps de la présumée réunion entre des représentants du Canada et de l’Afrique du Sud et le début de la demande de contrôle judiciaire du ministre.
[277] Cependant, nous ne savons rien de ce qui a été dit dans la présumée réunion entre des représentants de l’Afrique du Sud et du Canada. En outre, nous n’avons aucune preuve fiable ou connaissance que cette réunion (ou toute discussion qui a eu lieu au cours de cette rencontre) est l’élément qui a incité le ministre à décider d’introduire une demande de contrôle judiciaire.
[278] Le défendeur a présenté une requête pour que le ministre justifie la demande de contrôle judiciaire, et cette requête a été rejetée par la Cour. De ce fait, le ministre n’a pas eu à justifier la raison pour laquelle il a introduit la présente demande de contrôle judiciaire. Même si le défendeur a tenté d’utiliser cela comme preuve que la demande de contrôle judiciaire du ministre résultait de pressions indûment exercées par le gouvernement sud-africain, je ne crois pas que cela a été prouvé. Il incombe au défendeur de faire la preuve de ce fait, et non au demandeur de le réfuter.
[279] Les allégations d’ingérence politique et d’abus du défendeur reposent sur un fondement factuel des plus faibles et dépendent principalement d’affidavits viciés ainsi que d’une inférence que le défendeur voudrait que je tire au sujet du moment où la demande de contrôle judiciaire a été présentée. Je ne crois pas que ce faible fondement factuel étaye convenablement la prétention du défendeur.
[280] Non seulement la prémisse des allégations du défendeur est-elle viciée, mais ce dernier voudrait que je fasse un pas de plus et que je conclue que la Cour ne peut instruire la demande de contrôle judiciaire parce que cela donnerait lieu à une crainte raisonnable de partialité et à un manque d’indépendance judiciaire ce qui, par ricochet, amènerait la Cour à perdre sa compétence sur l’affaire.
[281] Au soutien de cette allégation, le défendeur compare la présente espèce à l’affaire Cobb, précitée. Cependant, il ressort clairement d’un examen des faits dont il est question dans l’arrêt Cobb qu’il y a peu de similitudes, sinon aucune, entre les faits.
[282] Dans l’arrêt Cobb, la question en litige était les menaces qu’un juge de première instance et un procureur avaient proférées contre des Canadiens qui contestaient leur extradition aux États‑Unis. Le juge du procès avait fait la remarque suivante à un coaccusé : « Je veux que vous sachiez qu’en ce qui me concerne, si nous réussissons à les extrader et s’ils sont déclarés coupables, les individus qui ne se rendent pas et qui ne collaborent pas recevront la peine d’emprisonnement la plus sévère que la loi m’habilite à infliger » (paragraphe 7) [souligné dans l’original].
[283] Entre-temps, toujours dans l’affaire Cobb, le procureur avait menacé les appelants de viol homosexuel en prison en déclarant à la télévision nationale : « Vous deviendrez le petit ami d’un homme très méchant si vous attendez votre extradition » (paragraphe 8).
[284] Pour ce seul motif, il est clair que la situation dont il est question dans l’arrêt Cobb est nettement distincte de celle dont il est question en l’espèce. L’arrêt Cobb avait trait à l’extradition possible aux États-Unis d’appelants qui, au sein du processus juridique lui-même, avaient été menacés par des parties qui voulaient les influencer à renoncer à leur droit de contester l’extradition. Selon la Cour suprême du Canada, ces propos « visaient à influer sur le déroulement des procédures judiciaires canadiennes en exerçant des pressions sur les appelants afin qu’ils renoncent à s’opposer à la demande d’extradition » (paragraphe 43). Il s’agit là d’une situation qui se distingue nettement de celle dont il est question en l’espèce.
[285] Une autre question factuelle qui distingue l’arrêt Cobb de la présente espèce est que, dans cet arrêt, les propos du juge américain et du procureur pouvaient être directement liés à l’État requérant, lequel était partie aux procédures devant le tribunal (même s’il était représenté par le Canada). Comme le signale la Cour, les propos du juge américain et de l’avocat des États-Unis peuvent à bon droit être opposés à l’État requérant lui-même, qui était partie aux procédures. Dans l’affaire dont je suis saisi, le présumé État requérant serait l’Afrique du Sud; mais ce pays n’est manifestement pas partie aux procédures et, comme je l’ai souligné plus tôt, il n’existe aucune preuve fiable qui démontre que le ministre représente l’Afrique du Sud.
[286] Dans l’arrêt Cobb, des menaces explicites ont été proférées contre les appelants par des personnes participant aux procédures judiciaires. Cela n’est manifestement pas le cas en l’espèce. L’Afrique du Sud a plutôt exprimé son mécontentement à l’égard de la conclusion d’un tribunal administratif canadien. Rien ne prouve que le gouvernement du Canada a introduit sa demande de contrôle judiciaire à la suite de menaces quelconques. Parallèlement, s’il est conclu que le gouvernement sud-africain a fait pression de quelque manière sur le gouvernement canadien, cette pression ne visait pas à renoncer à un droit mais plutôt à exercer un droit que la loi accorde au ministre.
[287] Le défendeur a également invoqué en l’espèce l’arrêt Mackin c. Nouveau-Brunswick (Ministre des Finances); Rice c. Nouveau-Brunswick, 2002 CSC 13, [2002] 1 R.C.S. 405. Je ne crois pas que les faits de cet arrêt soient pertinents ou comparables à ceux de l’espèce. La partie de l’arrêt Mackin que cite le défendeur traite simplement du droit de l’indépendance judiciaire.
[288] Le défendeur allègue que l’indépendance judiciaire de la Cour a été compromise à cause de la raison pour laquelle le ministre a engagé la présente demande de contrôle judiciaire, mais je ne crois pas que cet argument ait un fondement quelconque et il n’y a certes aucune preuve qui m’a été soumise à l’appui d’une telle allégation. J’ai déjà examiné le motif que le défendeur impute au ministre, et j’ai conclu qu’il est fondé non pas sur une preuve mais plutôt sur une conjecture.
[289] Comme il est dit dans l’arrêt Mackin, précité, au paragraphe 35 :
Le juge est libre et tenu de régler les affaires dont il est saisi en toute impartialité, selon son interprétation des faits et de la loi, sans être soumis à des restrictions, des influences, des incitations, des pressions, des menaces ou des ingérences, directes ou indirectes, de quelque origine que ce soit. [Souligné dans l’original.]
[290] Dans le cas présent, ni le ministre ni le gouvernement du Canada n’ont exercé une pression sur la Cour. Cela étant, rien ne m’empêche d’examiner la question qui m’est soumise de façon impartiale et d’une manière conforme à mon appréciation des faits et du droit, ainsi qu’il est signalé dans l’arrêt Mackin.
[291] L’arrêt Mackin énumère trois caractéristiques essentielles de l’indépendance judiciaire : la sécurité financière, l’inamovibilité et l’indépendance administrative. Tant l’existence en fait de ces caractéristiques essentielles que le maintien de la perception qu’elles existent sont importants.
[292] Le critère permettant de déterminer l’indépendance judiciaire de la Cour ressemble à celui qui s’applique à la crainte raisonnable de partialité : « si une personne raisonnable et bien informée de toutes les circonstances considérerait qu’un tribunal donné jouit du statut indépendant requis » [souligné dans l’original]. Voir l’arrêt Mackin, au paragraphe 38, et l’arrêt Committee for Justice and Liberty et autre c. Office national de l’énergie et autres, [1978] 1 R.C.S. 369 (Committee for Justice and Liberty). Cependant, la Cour doit également souligner l’apparence d’impartialité. Selon la Cour suprême, dans l’arrêt Mackin : « L’accent est mis sur l’existence d’un statut indépendant, car non seulement faut-il qu’un tribunal soit effectivement indépendant, il faut aussi qu’on puisse raisonnablement le percevoir comme l’étant » (paragraphe 38) [souligné dans l’original].
[293] Je ne crois pas que, dans la présente demande, l’indépendance judiciaire soit une question litigieuse. Même si Me Sherazee allègue que les décisions de la Cour d’accueillir les demandes d’autorisation suscitent une perception de partialité, cette allégation repose sur des statistiques, des conjectures et une opinion personnelle non justifiées. Je ne pense pas que l’on puisse dire qu’une personne raisonnable et bien informée croirait que l’on se soucie de l’indépendance judiciaire dans la présente affaire. En outre, comme l’a déclaré la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Kozak c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 124, [2006] 4 R.C.F. 377 [au paragraphe 54], « La personne raisonnable dont il est question dans la règle interdisant la partialité ne doit pas être assimilée à la partie perdante ou à une personne exagérément méfiante. »
[294] À l’audition de la présente affaire, l’avocat du défendeur a indiqué que, même si je trouvais une erreur susceptible de contrôle dans la décision, il ne fallait pas que j’annule cette dernière et que je la renvoie pour réexamen parce que la SPR ne pouvait maintenant plus réexaminer d’une manière équitable et impartiale la demande d’asile du défendeur. Cependant, je n’ai été saisi d’aucune preuve qui donne à penser que la SPR ne peut pas examiner équitablement et impartialement la demande d’une manière conforme à mes motifs. Comme le fait remarquer le demandeur, la SPR a instruit, et continuera d’instruire, des demandes d’asile hautement publicisées et controversées.
[295] Je ne dispose tout simplement d’aucun élément de preuve qui étaye l’affirmation pure et simple — formulée par une partie non désintéressée — selon laquelle les commentaires que le gouvernement sud-africain a faits, la controverse entourant la présente affaire ou le fait que la présente instance et la façon dont elle a évolué pourraient avoir une incidence quelconque sur l’indépendance de la SPR ou de tout commissaire particulier qui instruira de nouveau la demande d’asile.
[296] Le critère relatif à une crainte raisonnable de partialité dans ce contexte est le suivant : « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique ». Voir l’arrêt Committee for Justice and Liberty, précité, à la page 394.
[297] Comme le fait remarquer le demandeur, aucun témoin raisonnable ne conclurait que la SPR a perdu son indépendance à cause d’une chose qui s’est produite en l’espèce. Il n’y a aucune preuve que la SPR a un parti pris en faveur du ministre ou a été influencée, ou pourrait l’être, de quelque manière par ce qui a été écrit ou dit sur l’affaire dans les médias.
[298] En outre, tous les arguments du défendeur sur cette question sont prématurés. Si le réexamen de l’affaire suscite de la partialité ou une crainte raisonnable de partialité, le défendeur aura alors amplement l’occasion de l’invoquer et de solliciter un contrôle judiciaire devant la présente Cour.
[299] À mon avis, le défendeur tente simplement de mettre sa cause à l’abri d’un contrôle judiciaire et d’une nouvelle audition. Il ne peut pas devenir réfugié au sens de la Convention par défaut ainsi que par de simples affirmations de parti pris ou de partialité institutionnelle de la part de la SPR.
[300] Le défendeur a suggéré deux questions à certifier. La première est la suivante :
[traduction] La décision que la CSC a rendue dans l’affaire USA c. Cobb, [2001] 1 R.C.S. 587, de même que les principes qui y sont énoncés, s’appliquent-ils en cas d’ingérence politique dans le processus (quasi) judiciaire que prévoit la LIPR?
[301] Les questions à certifier doivent être des questions graves de portée générale qui permettraient de trancher l’appel. Voir Liyanagamage c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1994] A.C.F. no 1637 (C.A.) (QL); et Zazai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 89, au paragraphe 11. En outre, il faut que la question ne soit pas hypothétique et elle « doit […] amener la Cour d’appel fédérale à examiner seulement la décision particulière qui fait l’objet de l’appel et non pas des questions larges pour lesquelles aucun fondement de fait ou du moins aucun fondement de fait adéquat n’est fourni dans l’affaire qui fait l’objet de l’appel ». Voir Pillai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 1417, [2002] 3 C.F. 481, au paragraphe 32.
[302] Le problème le plus évident que présente la première question est qu’elle est purement hypothétique. J’ai conclu qu’en fait la Cour, dans le cadre de la présente demande, n’a été saisie d’aucune preuve d’« ingérence politique », réelle ou perçue. La question n’est donc pas certifiable.
[303] La seconde question que soulève le défendeur est la suivante :
[traduction] En accordant au ministre un recours dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, contrôle dont la genèse peut raisonnablement être considérée comme une ingérence politique externe dans le processus faisant l’objet de ce contrôle, la Cour fédérale perd-elle sa compétence :
i. sur le plan constitutionnel, en perdant son indépendance judiciaire en étant « raisonnablement perçue » comme (institutionnellement) partiale, comme l’indique la CSC dans, notamment, Mackin c. Nouveau-Brunswick (Ministre des Finances), [2002] 1 R.C.S. 405;
ii. sur le plan législatif, en application des articles 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales?
[304] Une fois de plus, le problème évident que pose cette question est le suivant : au vu des faits de l’espèce, cela demeure purement hypothétique. Je suis arrivé à la conclusion de fait selon laquelle je n’ai été saisi d’aucune preuve qui dénote que l’on pourrait raisonnablement considérer la genèse de ce contrôle comme une ingérence politique externe dans le processus faisant l’objet du contrôle.
JUGEMENT
LA COUR ORDONNE :
1. la demande de contrôle judiciaire est accueillie; la décision est infirmée et l’affaire renvoyée en vue d’être réexaminée par une formation différemment constituée de la SPR, conformément à mes motifs;
2. il n’y a pas de question à certifier.
[*] Note de l’arrêtiste : À partir de ce point dans les motifs de la SPR, la numérotation des paragraphes dans la version française et anglaise ne concorde pas.