[2012] 4 R.C.F. 538
A-31-10
2011 CAF 103
Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (appelant)
c.
Muhsen Ahmed Ramadan Agraira (intimé)
Répertorié : Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile)
Cour d’appel fédérale, le juge en chef Blais, juges Noël et Pelletier, J.C.A.—Toronto, 17 septembre 2010; Ottawa, 17 mars 2011.
Citoyenneté et Immigration –– Exclusion et renvoi — Personnes interdites de territoire — Dispense ministérielle — Appel de la décision de la Cour fédérale accueillant la demande de contrôle judiciaire, présentée par l’appelant, de la décision prise au titre de l’art. 34(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR), selon laquelle la présence de l’intimé au Canada serait préjudiciable à l’intérêt national — L’intimé, un ressortissant étranger, a été interdit de territoire au Canada, pour des raisons de sécurité — Une demande de dispense ministérielle a été refusée — Le paysage législatif concernant les dispenses ministérielles a considérablement changé au cours de la période où la demande de l’intimé a été traitée — La Cour fédérale a conclu que l’appelant n’avait pas examiné les cinq questions qui doivent être abordées, aux termes des directives ministérielles, dans le traitement des demandes de dispense ministérielle — Les questions principales portent sur l’interprétation de l’art. 34(2) de la LIPR, sur la portée de celui-ci et sur le caractère raisonnable de la décision de l’appelant — En modifiant le régime législatif à l’égard des dispenses ministérielles, le législateur a intentionnellement séparé les considérations relatives à l’intérêt national des considérations d’ordre humanitaire; le législateur a situé l’examen de l’intérêt national dans le contexte de la sécurité nationale et de la sécurité publique — Il est clair que le transfert de la responsabilité du traitement des demandes de dispense ministérielle à l’appelant vise à ramener à l’avant-plan les questions de sécurité nationale et de sécurité publique lors de l’examen de ces demandes — Le critère consistant à vérifier si la présence du ressortissant étranger au Canada est préjudiciable à l’intérêt national ne vise pas à déterminer si les effets préjudiciables de cette présence l’emportent sur les effets bénéfiques; il ne s’agit pas d’un exercice de pondération — Les lignes directrices ministérielles établies par le ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration ne sont pas pertinentes pour l’exercice du pouvoir discrétionnaire de l’appelant — En ce qui concerne la portée de l’art. 34(2) de la LIPR, la dispense n’est pas illusoire, mais elle est clairement exceptionnelle — L’appelant n’a pas agi de façon déraisonnable en concluant que la présence de l’intimé au Canada serait préjudiciable à l’intérêt national — Appel accueilli.
Il s’agissait d’un appel d’une décision de la Cour fédérale qui a accueilli une demande de contrôle judiciaire de la décision de l’appelant, aux termes du paragraphe 34(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR), suivant laquelle la présence de l’intimé au Canada serait préjudiciable à l’intérêt national. L’intimé est un ressortissant étranger qui a été déclaré interdit de territoire au Canada pour des raisons de sécurité. Il a tenté de se soustraire à cette interdiction de territoire en demandant une dispense ministérielle en vertu des dispositions législatives applicables, mais l’appelant a refusé d’accorder une dispense ministérielle. Bien qu’il existe, à la Cour fédérale, une jurisprudence abondante sur la question des dispenses ministérielles, cet appel constituait la première occasion donnée à la Cour d’appel fédérale d’examiner la disposition en cause. Avant son arrivée au Canada, l’intimé, citoyen de la Libye, appartenait au Front du salut national libyen (FSNL). La demande de résidence permanente de l’intimé a été parrainée par la conjointe de celui-ci, mais l’intimé a été déclaré interdit de territoire au Canada, en raison du fait qu’il avait déjà été membre du FSNL, organisation visée à l’alinéa 34(1)f) de la LIPR, c.-à-d. une organisation dont il y avait des motifs de croire qu’elle se livrait, s’était livrée ou se livrerait à des actes de terrorisme. Entre-temps, les modifications apportées à la LIPR dans la foulée de l’adoption de la Loi sur l’Agence des services frontaliers du Canada ont changé le processus d’octroi d’une dispense ministérielle. Même si l’intimé a reçu une note documentaire recommandant l’octroi d’une dispense ministérielle, l’appelant n’a pas suivi cette recommandation et a rejeté la demande de résidence permanente de l’intimé.
La Cour fédérale a conclu que l’appelant n’avait pas examiné les cinq questions énoncées dans les directives ministérielles (Guide sur le traitement des demandes au Canada (IP). Chapitre IP 10 : Refus des cas de sécurité nationale / Traitement des demandes en vertu de l’intérêt national (guide IP 10)) et qui doivent être examinées dans le traitement des demandes de dispense ministérielle en vertu du paragraphe 34(2) de la LIPR. Elle a également conclu que les facteurs que les décisions antérieures de la Cour fédérale avaient établis comme pertinents lorsqu’il s’agit de déterminer ce qui constitue l’« intérêt national » n’avaient pas été soupesés.
Les principales questions à trancher étaient : comment interpréter le paragraphe 34(2) de la LIPR, à la lumière de son évolution législative; quelle est la portée de ce paragraphe; et peut-on établir le caractère raisonnable de la décision de l’appelant?
Arrêt : l’appel doit être accueilli.
En modifiant le régime législatif en ce qui a trait aux dispenses ministérielles, le législateur a intentionnellement séparé les considérations relatives à l’intérêt national des considérations d’ordre humanitaire, et a situé l’examen de l’intérêt national dans le contexte de la sécurité nationale et de la sécurité publique. Bien que le législateur ait transféré à l’appelant la responsabilité de se prononcer sur l’opportunité d’accorder une dispense ministérielle, il a laissé au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration le pouvoir discrétionnaire de renoncer à l’application des dispositions de la LIPR pour des raisons humanitaires. Il est clair que le législateur souhaitait que la dispense ministérielle soit accordée ou refusée pour des raisons autres que celles qui sont invoquées lorsqu’une demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire est présentée.
L’appelant exerce le pouvoir discrétionnaire que lui confère le paragraphe 34(2) de la LIPR dans le contexte du régime législatif en entier. Lorsqu’on considère ce régime dans son ensemble, on constate que le transfert de la responsabilité du traitement des demandes de dispenses ministérielles à l’appelant visait à ramener à l’avant-plan les préoccupations en matière de sécurité lors de l’examen de ces demandes. Par conséquent, la notion d’« intérêt national » dans le contexte du paragraphe 34(2) doit s’interpréter en fonction du mandat confié à l’appelant. Ainsi, les principaux, voire les seuls, facteurs dont on tient compte lors du traitement des demandes de dispense ministérielle sont la sécurité nationale et la sécurité publique, sous réserve uniquement de l’obligation de l’appelant de se conformer à la loi et à la Constitution. Le critère consistant à vérifier si la présence du ressortissant étranger au Canada est préjudiciable à l’intérêt national ne vise pas à déterminer si les effets préjudiciables de cette présence l’emportent sur ses effets bénéfiques, et l’appelant n’est pas astreint à pareille pondération. Les lignes directrices ministérielles établies par le ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration, en particulier le guide IP 10, ne sont pas pertinentes pour l’exercice du pouvoir discrétionnaire par l’appelant, étant donné que celui-ci est chargé d’établir les politiques dans le domaine des demandes de dispenses ministérielles. Le fait que la Cour fédérale se soit fondée sur l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) en rapport avec le guide IP 10 pose problème. Le raisonnement suivi dans l’arrêt Baker, qui reposait sur des facteurs d’ordre humanitaire, ne justifie pas le recours au guide IP 10 proposé par la jurisprudence de la Cour fédérale.
En ce qui concerne la portée du paragraphe 34(2) de la LIPR, il existe des cas dans lesquels ce paragraphe a pour effet de permettre à des personnes qui seraient autrement interdites de territoire, du fait qu’elles se sont livrées à une des activités énumérées au paragraphe 34(1), d’obtenir une dispense ministérielle. La dispense, au paragraphe 34(2), n’est pas illusoire, mais elle est clairement exceptionnelle.
Finalement, en ce qui concerne le caractère raisonnable de la décision de l’appelant, le manque de crédibilité de l’intimé a porté un coup fatal à sa demande. On ne peut donc pas dire que l’appelant a agi de façon déraisonnable en concluant que la présence de l’intimé au Canada serait préjudiciable à l’intérêt national.
L’appelant doit tenir compte de la sécurité nationale et de la sécurité publique pour déterminer si la présence d’un étranger au Canada serait contraire à l’intérêt national, et il n’a pas à tenir compte des cinq facteurs énumérés dans le guide IP 10.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Loi sur l’Agence des services frontaliers du Canada, L.C. 2005, ch. 38, art. 5, 6.
Loi sur le ministère de la Sécurité publique et de la Protection civile, L.C. 2005, ch. 10, art. 4 (mod. par L.C. 2007, ch. 15, art. 11).
Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 19 (mod. par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 30, art. 3; L.C. 1992, ch. 47, art. 77; ch. 49, art. 11).
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 3(1)h)(i), 4 (mod. par L.C. 2005, ch. 38, art. 118; 2008, ch. 3, art. 1), 6, 25 (mod. par L.C. 2008, ch. 28, art. 117), 34, 44(1), 190.
JURISPRUDENCE CITÉE
décisions appliquées :
Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559; Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3; Chogolzadeh c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CF 405.
décisions examinées :
Abdella c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CF 1199; Soe c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 461; Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817.
décisions citées :
A (FC) and others (FC) v. Secretary of State for the Home Department, [2004] UKHL 56, [2005] 2 A.C. 68, [2005] 2 W.L.R. 87; Kanaan c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CF 241; Tameh c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CF 884; Miller c. Canada (Solliciteur général), 2006 CF 912, [2007] 3 R.C.F. 438; Al Yamani c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 381; Afridi c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CF 1192; Ismeal c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CF 1366; Naeem c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 123, [2007] 4 R.C.F. 658.
DOCTRINE CITÉE
Citoyenneté et Immigration Canada. Guide sur le traitement des demandes au Canada (IP). Chapitre IP 10 : Refus des cas de sécurité nationale / Traitement des demandes en vertu de l’intérêt national, en ligne : <http://www.cic.gc.ca/francais/ressources/guides/ip/ip10-fra.pdf>.
APPEL d’une décision de la Cour fédérale (2009 CF 1302) qui a accueilli une demande de contrôle judiciaire de la décision de l’appelant, aux termes du paragraphe 34(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, suivant laquelle la présence de l’intimé au Canada serait préjudiciable à l’intérêt national. Appel accueilli.
ONT COMPARU
Alexis Singer et Laoura Christodoulides pour l’appelant.
Lorne Waldman pour l’intimé.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Le sous-procureur général du Canada pour l’appelant.
Waldman & Associates, Toronto, pour l’intimé.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement de la Cour rendus par
Le juge Pelletier, J.C.A. :
INTRODUCTION
[1] M. Agraira est un ressortissant étranger qui a été déclaré interdit de territoire au Canada pour des raisons de sécurité. Il a tenté de se soustraire à cette interdiction de territoire en demandant une dispense ministérielle en vertu des dispositions législatives applicables. Le paysage législatif a changé considérablement depuis que M. Agraira a présenté sa demande.
[2] Le ministre a refusé d’accorder une dispense ministérielle. La demande de contrôle judiciaire de ce refus, que M. Agraira a introduite devant la Cour fédérale, a été accueillie. Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile interjette appel devant notre Cour de la décision de la Cour fédérale [2009 CF 1302]. Bien qu’il existe, à la Cour fédérale, une jurisprudence abondante sur la question des dispenses ministérielles, le présent appel constitue la première occasion qui est donnée à notre Cour d’examiner la disposition en cause.
[3] Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis de faire droit à l’appel et d’annuler la décision de la Cour fédérale.
LES FAITS
[4] M. Agraira est un citoyen de la Libye. Il a quitté son pays d’origine en 1996 pour l’Allemagne, où il a revendiqué le statut de réfugié au sens de la Convention en invoquant son appartenance au Front du salut national libyen (le FSNL [Front national pour la sauvegarde de la Libye]). Il a été débouté parce que les autorités chargées de se prononcer sur sa demande de reconnaissance du statut de réfugié ont estimé qu’il manquait de crédibilité.
[5] En mars 1997, M. Agraira est entré au Canada muni d’un passeport italien qu’il avait acheté illégalement en Allemagne. Il a revendiqué le statut de réfugié au sens de la Convention le 13 mars 1997, en invoquant une fois de plus son association au FSNL. Dans son formulaire de renseignements personnels, il a expliqué en quoi consistaient ses activités au sein du FSNL. En tant que membre d’une cellule constituée de 11 personnes, il était chargé de livrer des enveloppes aux membres d’autres cellules, d’obtenir ou de tenter d’obtenir des fonds et de surveiller les mouvements des partisans du régime libyen et de faire rapport à ce sujet. On avait expliqué aux membres de sa cellule qu’ils recevaient une formation en vue d’activités à venir; on leur montrait comment amener les gens à parler de politique et comment solliciter de l’argent. À l’audience qui s’est déroulée devant la Section du statut de réfugié, M. Agraira a présenté, à l’appui de sa demande, une lettre du FSNL attestant son appartenance à cette organisation. Malgré ces éléments de preuve, sa revendication du statut de réfugié au sens de la Convention a été rejetée le 24 octobre 1998 pour manque de crédibilité.
[6] Entre-temps, M. Agraira a rencontré une Canadienne qu’il a épousée en décembre 1997 au cours d’une cérémonie musulmane, puis dans le cadre d’une cérémonie civile le 7 mars 1999. Sa femme a parrainé sa demande de résidence permanente en août 1999. Après s’être assurées de l’authenticité de ce mariage, les autorités de l’immigration ont dit à M. Agraira que sa demande de résidence permanente serait examinée.
[7] Le 1er mai 2002, un agent principal a écrit à M. Agraira pour l’informer que l’Administration centrale de l’Immigration à Ottawa avait reçu de nouveaux renseignements qui donnaient à penser qu’il y avait peut‑être lieu de rejeter sa demande d’établissement. L’agent principal a poursuivi dans sa lettre en expliquant que la question qui se posait était celle de savoir si M. Agraira était interdit de territoire au motif qu’il y avait des motifs raisonnables de croire qu’il était membre d’une organisation qui se livrait ou s’était livrée à du terrorisme en violation de la division 19(1)f)(iii)(B) [mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 11] de la Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I‑2 (Loi sur l’immigration) (dossier d’appel, à la page 106). La lettre ne révèle ni la source ni la nature de ces nouveaux renseignements.
[8] Suivant l’affidavit qu’il a souscrit le 15 juin 2009 (dossier d’appel, aux pages 46 à 49), M. Agraira a été reçu en entrevue par un agent du Service canadien du renseignement de sécurité (le SCRS) à l’été 2000. On l’a alors interrogé au sujet de son appartenance au FSNL. Dans l’affidavit qu’il a déposé devant la Cour fédérale, M. Agraira laisse entendre qu’il s’agissait de la source des « nouveaux » renseignements, mais ce ne sont que de pures suppositions.
[9] M. Agraira a été interrogé par une agente d’immigration le 21 mai 2002. Au cours de cette entrevue, il a admis qu’il avait été membre du FSNL. Selon le rapport établi par l’agente qui l’a interrogé, M. Agraira aurait affirmé avoir inventé une histoire au sujet de l’importance de son rôle dans le but de donner plus de poids à sa revendication du statut de réfugié (dossier d’appel, aux pages 221 à 223).
[10] Dans son rapport, l’agente a relevé plusieurs incohérences dans les renseignements que M. Agraira lui avait fournis. Ce dernier a affirmé ne pas savoir grand‑chose du FSNL, mais il a été en mesure de nommer le fondateur et chef actuel de l’organisation. Ensuite, après avoir déclaré qu’il avait participé à des assemblées du FSNL en Libye, il a affirmé qu’il n’avait pas participé à des réunions, mais qu’il avait simplement parlé de ce groupe avec des amis. Enfin, M. Agraira a déclaré qu’il n’avait eu aucun contact avec le groupe depuis son départ de la Libye, pour ensuite reconnaître qu’il avait reçu des bulletins d’information de diverses sections locales de cette organisation aux États‑Unis depuis son arrivée au Canada. L’agente a dit à M. Agraira que les réponses qu’il lui avait données semblaient contredire celles qu’il avait données à l’agent du SCRS.
[11] À la fin de l’entrevue, l’agente a informé M. Agraira qu’il y avait des motifs de croire qu’il appartenait ou avait appartenu à une organisation qui se livrait à du terrorisme et qu’il avait le droit de demander une dispense ministérielle d’une interdiction de territoire fondée sur ce motif. M. Agraira a déclaré qu’il retiendrait les services d’un avocat pour chercher à obtenir cette dispense.
[12] Au moment où elle a établi son rapport à la suite de son entrevue de M. Agraira, l’agente d’immigration avait en main la demande de dispense ministérielle de M. Agraira. Le rapport relevait d’autres incohérences entre les observations formulées par M. Agraira à l’appui de sa demande de dispense ministérielle et ses déclarations antérieures. Par exemple, dans sa demande de dispense ministérielle, tout comme dans son formulaire de renseignements personnels, M. Agraira affirmait qu’il avait participé à des réunions clandestines au cours desquelles on lui avait montré comment recruter des membres et comment solliciter des dons. Au cours de son entrevue avec l’agente d’immigration, M. Agraira a affirmé qu’il ignorait comment le FSNL se finançait et comment il recrutait ses membres.
[13] L’agente a également tiré la conclusion suivante au sujet du fait que M. Agraira était toujours membre du FSNL (dossier d’appel, à la page 223) :
[traduction] À mon avis, M. Ramadan Agraira était et est toujours membre du FSNL. Il a déclaré à la CISR qu’il en faisait partie et qu’il [expurgé] en était membre, et il a déclaré, par l’intermédiaire de son avocat, qu’il était et se considère toujours comme un membre de cette organisation.
[14] Le rapport de l’agente concluait (dossier d’appel, à la page 223) :
[traduction] À défaut d’éléments de preuve démontrant que M. Ramadan Agraira était directement lié à des actes de violence, j’accepterais les éléments de preuve qui ont été portés à ma connaissance et suivant lesquels il était surtout chargé de distribuer des feuillets et d’obtenir des appuis pour le FSNL. Je recommanderais donc au ministre d’accorder une dispense.
[15] Par ailleurs, le 22 juillet 2002, l’agente d’immigration a rédigé un rapport en vertu du paragraphe 44(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR), loi qui est entrée en vigueur le 28 juin 2002, dans lequel elle se disait d’avis que M. Agraira était interdit de territoire au Canada en vertu de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR, au motif qu’il était membre d’une organisation qui se livrait, s’était livrée ou se livrerait au terrorisme. L’agente d’immigration a motivé comme suit son opinion (dossier d’appel, aux pages 224 et 225) :
[traduction] M. Agraira a déclaré dans l’exposé écrit rédigé par son avocat qu’il était un membre actif du Front du salut national libyen. Il était notamment chargé de distribuer des feuillets, de recruter de nouveaux membres et de solliciter des dons. Il a affirmé n’avoir jamais pris part à des rencontres du FSNL depuis son arrivée au Canada. Il est toutefois [illisible] toujours membre parce qu’il appuie toujours l’objectif général de faire expulser le colonel Kadhafi du pouvoir et d’instaurer les principes démocratiques en Libye.
[16] Par suite des modifications apportées à la LIPR dans la foulée de l’adoption de la Loi sur l’Agence des services frontaliers du Canada, L.C. 2005, ch. 38 (la LASFC), l’étape suivante dans le processus d’octroi d’une dispense ministérielle consistait en la rédaction d’une note documentaire à l’intention du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (le ministre de la Sécurité publique). Le projet de note documentaire porte la date du 19 août 2005; il recommandait au ministre d’accorder une dispense ministérielle à M. Agraira. Il a été soumis à l’avocat de M. Agraira par Citoyenneté et Immigration Canada le 22 août 2005. Le 30 août 2005, l’avocat de M. Agraira a déclaré qu’il n’avait rien à ajouter aux arguments déjà formulés au nom de son client. La note documentaire a été soumise au ministre à une date ultérieure, probablement le 9 mars 2006, comme l’indique le timbre dateur.
[17] Après avoir relaté l’historique de la procédure concernant M. Agraira, la note documentaire signalait qu’à la suite de son entrevue du 21 mai 2002, M. Agraira [traduction] « a été déclaré interdit de territoire au Canada en raison du fait qu’il avait déjà été membre du FSNL, organisation visée à l’alinéa 34(1)f) de la LIPR [et] a fait l’objet d’un rapport en vertu de l’article 44 de la LIPR le 22 juillet 2002 ».
[18] La note documentaire reprenait une grande partie des renseignements qui se trouvaient déjà au dossier au sujet de l’association de M. Agraira au FSNL. Sous la rubrique [traduction] « Considérations », la note documentaire résumait les renseignements relatifs à la situation personnelle de M. Agraira ainsi que les arguments formulés en son nom par son avocat.
[19] La note documentaire concluait en recommandant qu’une dispense ministérielle soit accordée à M. Agraira au motif que [traduction] « il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve pour conclure que la présence de M. Ramadan Agraira au Canada serait préjudiciable à l’intérêt national » (dossier d’appel, à la page 43). Les raisons justifiant cette recommandation se trouvent dans le paragraphe suivant :
[traduction] M. Ramadan Agraira a admis qu’il avait joint les rangs du FSNL, ajoutant toutefois qu’il n’en avait été membre que pendant environ deux ans. Certains renseignements donnent à penser qu’il était devenu membre du FSNL à un moment où cette organisation n’était pas dans sa phase la plus active et bien après qu’elle eut pris part à une opération visant à renverser le régime libyen. Il a d’abord affirmé avoir participé à plusieurs activités au profit du FSNL, mais il a par la suite expliqué qu’il avait exagéré l’importance de sa participation pour donner plus de poids à sa revendication du statut de réfugié au Canada, ce qui est confirmé jusqu’à un certain point par le fait que les démarches qu’il avait entreprises pour obtenir le statut de réfugié en Allemagne et au Canada avaient échoué pour des raisons de crédibilité. M. Ramadan Agraira nie avoir joué un rôle dans des actes de violence ou de terrorisme et il n’y a aucun élément de preuve permettant de penser le contraire. Il semble avoir été un membre ordinaire qui n’occupait pas un poste de confiance ou d’autorité au sein du FSNL. Il ne semble pas s’être entièrement dévoué à la cause du FSNL comme le démontre en particulier le fait qu’il a déclaré à un agent d’immigration de CIC à Oshawa qu’il appuierait quiconque chercherait à renverser le régime actuel en Libye par des moyens non violents.
[20] Le ministre a répondu le 27 janvier 2009, soit 34 mois après que la note documentaire eut été soumise à son bureau. Le ministre n’a pas suivi la recommandation de l’Agence des services frontaliers du Canada. Voici le texte intégral de sa réponse, plutôt brève (dossier d’appel, à la page 45) :
[traduction] Après avoir examiné au complet les pièces et les éléments de preuve qui ont été soumis et après avoir particulièrement tenu compte des éléments suivants :
• Le demandeur a donné des récits contradictoires et incohérents au sujet de son association au Front du salut national libyen (le FSNL).
• Il y a des éléments de preuve démontrant clairement que le FSNL est un groupe qui se livre à du terrorisme et qui a eu recours à la violence et au terrorisme afin de tenter de renverser un gouvernement.
• Il y a des éléments de preuve démontrant que le FSNL a à divers moments soutenu des groupes d’opposition islamiques libyens qui ont des liens avec Al‑Qaïda.
• Il est difficile de croire que le demandeur n’était pas au courant des activités antérieures du FSNL alors que, lors de ses entrevues avec les autorités, il a expliqué qu’il avait déjà fait partie d’une « cellule » du FSNL qui avait pour mission de recruter des membres et de solliciter de l’argent pour le FSNL.
Il n’est pas dans l’intérêt national d’admettre des individus qui ont entretenu des contacts suivis avec des organisations terroristes connues ou des organisations ayant des liens avec des terroristes. La dispense ministérielle est refusée.
« L’honorable Peter Van Loan » « 27 janvier 2009 »
Ministre de la Sécurité publique
[21] Le 24 mars 2009, M. Agraira a été avisé par la poste, par un envoi de Citoyenneté et Immigration Canada, qu’il était interdit de territoire au Canada parce qu’il avait été membre d’une organisation dont il y avait des motifs de croire qu’elle se livrait, s’était livrée ou se livrerait à des actes de terrorisme (dossier d’appel, à la page 48). Sa demande de résidence permanente a par conséquent été rejetée.
LA DÉCISION FRAPPÉE D’APPEL
[22] M. Agraira a demandé sans succès l’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire de la décision déclarant qu’il était interdit de territoire en vertu du paragraphe 34(1) de la LIPR. Il a toutefois obtenu l’autorisation de demander le contrôle judiciaire de la décision du ministre suivant laquelle sa présence au Canada serait préjudiciable à l’intérêt national au sens du paragraphe 34(2). La demande de contrôle judiciaire a été tranchée par le juge Mosley (le juge de première instance) dans une décision publiée sous l’intitulé Agraira c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CF 1302 (les motifs du jugement).
[23] Le juge de première instance a expliqué que la question en litige dans la demande dont il était saisi était celle de savoir si la décision du ministre était raisonnable. À son avis, les décisions discrétionnaires ministérielles commandaient un niveau élevé de retenue judiciaire parce que le ministre ne peut déléguer les pouvoirs qui lui sont conférés. Il a souligné que le ministre avait acquis une expertise à l’égard des questions de sécurité nationale et d’intérêt national dans l’exercice de ses fonctions. Le juge de première instance a ensuite abordé le rôle des tribunaux en matière de révision de décisions « politiques », citant un passage d’une décision de la Chambre des Lords suivant laquelle il incombe aux organismes politiques de régler les questions politiques (A (FC) and others (FC) v. Secretary of State for the Home Department, [2004] UKHL 56, [2005] 2 A.C. 68, au paragraphe 29). Le juge de première instance a fait remarquer que, de prime abord, la décision du ministre de la Sécurité publique de rejeter la demande de dispense ministérielle était une question qui se rapprochait davantage d’une question politique et qu’il ne s’agissait donc pas d’une question qui se prêtait à une intervention judiciaire. Il a toutefois estimé que la décision pouvait faire l’objet d’un contrôle judiciaire.
[24] Le juge de première instance a remis en question la conclusion du ministre selon laquelle M. Agraira était membre d’un groupe terroriste. Il a conclu que, compte tenu des renseignements dont le ministre disposait, la preuve démontrant que le FSNL s’était livré à des actes de terrorisme était pour le moins limitée. Il a notamment signalé qu’Al‑Qaïda n’était mentionnée qu’une seule fois dans la documentation dont disposait le ministre et qu’on y évoquait d’autres groupes d’opposition libyens en général et non le FSNL en particulier. Le juge de première instance a également noté que le FSNL ne figurait pas sur la liste des groupes considérés par le Canada comme des organisations terroristes et que le FSNL semblait en fait avoir reçu l’appui de certains pays occidentaux lors de ses tentatives de renversement du gouvernement libyen. Cela étant dit, le juge de première instance a signalé à juste titre qu’il n’était pas saisi de la question de savoir si le FSNL était ou non une organisation terroriste.
[25] Le juge de première instance a ensuite cité une autre décision de la Cour fédérale, Abdella c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CF 1199 (Abdella), dans laquelle la Cour fédérale mentionnait les directives ministérielles applicables au traitement des demandes de dispense ministérielle, le guide opérationnel IP 10 [Guide sur le traitement des demandes au Canada (IP)], Chapitre IP 10 : Refus des cas de sécurité nationale / Traitement des demandes en vertu de l’intérêt national (le guide IP 10), qui énonce cinq questions que les fonctionnaires du Ministère doivent examiner dans le cas d’une demande de dispense ministérielle présentée en vertu du paragraphe 34(2). Ces questions sont les suivantes [aux pages 15 à 17] :
1. La présence du demandeur au Canada est‑elle inconvenante pour le public canadien?
2. Les liens du demandeur avec l’organisation/le régime sont‑ils complètement rompus?
3. Y a‑t‑il des indications quelconques que le demandeur pourrait bénéficier d’un avoir obtenu lorsqu’il était membre de l’organisation?
4. Y a‑t‑il des indications quelconques que le demandeur pourrait retirer des bénéfices de son appartenance passée à l’organisation/au régime?
5. Le demandeur a‑t‑il adopté les valeurs démocratiques de la société canadienne?
[26] Le juge de première instance a conclu que, même si les cinq questions avaient été abordées dans la note documentaire, elles n’avaient pas été examinées par le ministre.
[27] Le juge de première instance a également conclu que le ministre n’avait pas soupesé les facteurs que les décisions antérieures de la Cour fédérale avaient établis comme pertinents lorsqu’il s’agit de déterminer ce qui constitue l’« intérêt national ». Ces facteurs consistent notamment à se demander si le demandeur représente une menace pour la sécurité au Canada; si le demandeur représente un danger pour le public; depuis combien de temps le demandeur est au Canada; s’il est conforme à la réputation humanitaire du Canada d’autoriser les résidents permanents à s’établir au pays; quelles sont les conséquences du refus de la résidence permanente pour le demandeur et pour tous les autres membres de la société; si toutes les obligations internationales du Canada ont été respectées (motifs du jugement, au paragraphe 25).
[28] Le juge de première instance a convenu avec l’avocat de M. Agraira qu’il y avait lieu de craindre que la décision du ministre ait « été fondée sur l’opinion simpliste selon laquelle la présence au Canada d’une personne qui, à un moment donné dans le passé, a peut‑être été membre d’une organisation terroriste à l’étranger, ne peut jamais être dans l’intérêt national du Canada », citant la décision Kanaan c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CF 241, au paragraphe 8. Dans le même ordre d’idées, le juge de première instance a fait observer qu’on pouvait dire que l’analyse du ministre avait rendu l’exercice du pouvoir discrétionnaire inutile, citant la décision Soe c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 461 (Soe), dans laquelle la Cour déclarait, au paragraphe 34 : « cela revient à dire qu’un individu qui a commis un acte mentionné au paragraphe 34(1) ne peut demander au ministre d’exercer son pouvoir discrétionnaire du fait qu’il a commis l’acte même qui confère au ministre la compétence pour exercer son pouvoir prévu au paragraphe 34(2) ».
[29] En fin de compte, le juge de première instance a fait droit à la demande de contrôle judiciaire et a certifié la question suivante :
Dans le cadre d’une demande présentée en vertu du paragraphe 34(2), le ministre de la Sécurité publique doit‑il tenir compte de facteurs particuliers pour déterminer si la présence d’un étranger au Canada serait contraire à l’intérêt national? Plus particulièrement, le ministre doit‑il tenir compte des cinq facteurs énumérés à l’annexe D du guide IP 10?
[30] Il y a lieu de présumer que, ce faisant, le juge de première instance a conclu que l’exercice que le ministre avait fait de son pouvoir discrétionnaire était déraisonnable en raison de son défaut de tenir compte des cinq questions énumérées dans les Lignes directrices ou d’examiner les facteurs précisés dans la jurisprudence de la Cour fédérale.
QUESTIONS EN LITIGE
[31] La présente affaire soulève les questions suivantes :
1- La norme de contrôle applicable à la décision du ministre.
2- La charge de la preuve.
3- L’interprétation du paragraphe 34(2) de la LIPR.
a. Évolution législative du paragraphe 34(2) et de l’article 6 de la LIPR.
i. La séparation de l’« intérêt national » et de la sécurité nationale de l’examen des facteurs d’ordre humanitaire.
ii. L’expression « intérêt national » doit être interprétée en fonction du contexte de la sécurité nationale et de la sécurité publique.
b. La portée du paragraphe 34(2) de la LIPR.
4- Le caractère raisonnable de la décision du ministre.
1. LA NORME DE CONTRÔLE APPLICABLE À LA DÉCISION DU MINISTRE
[32] La première question est celle de savoir quelle est la norme de contrôle qui s’applique à l’interprétation législative du paragraphe 34(2) de la LIPR. Plus précisément, quel sens doit‑on attribuer à l’expression « intérêt national » dans le contexte de cette disposition? Il s’agit d’une question de droit qui ne comporte pas d’examen du processus décisionnel suivi par le ministre. C’est la norme de la décision correcte qui s’applique. Comme le ministre ne possède pas d’expertise particulière en ce qui concerne l’interprétation des dispositions de la LIPR, il n’y a aucune raison pour que la Cour fasse preuve de déférence quant à sa conclusion sur ces questions.
[33] La deuxième question est celle de savoir quelle norme il convient d’adopter en ce qui concerne la décision du ministre suivant laquelle la présence d’un ressortissant étranger au Canada est préjudiciable à l’intérêt national. Le juge de première instance a conclu — et je suis du même avis — que la norme de contrôle de l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre était celle du caractère raisonnable.
2. LA CHARGE DE LA PREUVE
[34] Il est de jurisprudence constante à la Cour fédérale que, s’agissant d’une demande de dispense ministérielle, il incombe au demandeur de convaincre le ministre qu’il doit faire droit à sa demande (Tameh c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CF 884 (Tameh), au paragraphe 40; Miller c. Canada (Solliciteur général), 2006 CF 912, [2007] 3 R.C.F. 438, au paragraphe 64; Al Yamani c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 381 (Al Yamani), au paragraphe 69). Je souscris à sa conclusion, étant donné que cette interprétation s’accorde avec le libellé non ambigu du paragraphe 34(2).
[35] Dans le cas qui nous occupe, la note documentaire soumise au ministre a eu pour effet de renverser la charge de la preuve du fait qu’il y était précisé que [traduction] « il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve pour conclure que la présence de M. Ramadan Agraira au Canada serait préjudiciable à l’intérêt national ». Ce renversement du fardeau de la preuve constituait une raison suffisante pour justifier le ministre de ne pas donner suite à la recommandation contenue dans la note documentaire.
3. INTERPRÉTATION DU PARAGRAPHE 34(2) DE LA LIPR
A. Évolution législative du paragraphe 34(2) et de l’article 6 de la LIPR
[36] Le paysage législatif a changé considérablement entre la date à laquelle M. Agraira a présenté sa demande de statut de résident permanent et celle à laquelle le ministre de la Sécurité publique a refusé sa demande de dispense ministérielle.
[37] L’évolution législative de la disposition relative à la dispense ministérielle témoigne d’un profond changement de politique en ce qui concerne l’administration des dispenses ministérielles accordées aux ressortissants étrangers interdits de territoire pour des raisons de sécurité. Le législateur a changé le responsable de cette décision en remplaçant le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration par le ministre de la Sécurité publique. À la suite de ce changement de ministre responsable, la disposition en question doit désormais être interprétée à la lumière des objets de la Loi sur le ministère de la Sécurité publique et de la Protection civile, L.C. 2005, ch. 10 (la LMSPPC), soit la loi habilitante du ministre de la Sécurité publique, de la Loi sur l’Agence des services frontaliers du Canada, précitée, soit la loi régissant l’agence chargée d’aider le ministre dans l’exercice de ses fonctions, ainsi que de ceux de la LIPR.
[38] Pour comprendre le paragraphe 34(2), il faut appliquer le principe de la « présomption de cohérence » suivant lequel les dispositions d’une loi ou d’un régime législatif sont censées fonctionner ensemble comme un tout fonctionnel, en plus de tenir compte des objets de la LIPR, du mandat du ministre de la Sécurité publique et des objectifs de l’ASFC. Dans l’arrêt Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559, au paragraphe 27, le juge Iacobucci discute de l’approche à adopter pour interpréter un régime législatif dont les éléments se retrouvent dans divers textes :
Cette méthode reconnaît le rôle important que joue inévitablement le contexte dans l’interprétation par les tribunaux du texte d’une loi. Comme l’a fait remarquer avec perspicacité le professeur John Willis dans son influent article intitulé « Statute Interpretation in a Nutshell » (1938), 16 R. du B. can., p. 6 [traduction] « les mots, comme les gens, prennent la couleur de leur environnement ». Cela étant, lorsque la disposition litigieuse fait partie d’une loi qui est elle‑même un élément d’un cadre législatif plus large, l’environnement qui colore les mots employés dans la loi et le cadre dans lequel celle‑ci s’inscrit sont plus vastes. En pareil cas, l’application du principe énoncé par Driedger fait naître ce que notre Cour a qualifié, dans R. c. Ulybel Enterprises Ltd., [2001] 2 R.C.S. 867, 2001 CSC 56, par. 52, de « principe d’interprétation qui présume l’harmonie, la cohérence et l’uniformité entre les lois traitant du même sujet ».
[39] Comme nous le verrons, les modifications qui ont été apportées au régime législatif nous permettent de tirer deux conclusions importantes :
i) le législateur a intentionnellement séparé les considérations relatives à l’intérêt national des considérations d’ordre humanitaire;
ii) le législateur a situé l’examen de l’intérêt national dans le contexte de la sécurité nationale et de la sécurité publique.
a. La séparation des considérations relatives à l’« intérêt national » des considérations d’ordre humanitaire
[40] Le 21 mai 2002, date de l’entrevue sur l’admissibilité de M. Agraira, c’était la Loi sur l’immigration qui était en vigueur. À la suite de son entrevue, il a été informé qu’il était considéré comme étant interdit de territoire et il a été informé de son droit de demander une dispense ministérielle. Les dispositions qui s’appliquaient à l’époque étaient les suivantes :
19. (1) Les personnes suivantes appartiennent à une catégorie non admissible : […] f) celles dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elles : […] (iii) soit sont ou ont été membres d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle se livre ou s’est livrée : […] (B) soit à des actes de terrorisme, le présent alinéa ne visant toutefois pas les personnes qui convainquent le ministre que leur admission ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national; |
Personnes non admissibles |
[41] À l’époque, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration était chargé à la fois de se prononcer sur l’interdiction de territoire et sur l’opportunité d’accorder une dispense ministérielle. De plus, le même ministre était également chargé d’examiner les demandes d’exemption de l’application des dispositions de la Loi sur l’immigration pour des raisons d’ordre humanitaire.
[42] Le 28 juin 2002, la Loi sur l’immigration a été abrogée et a été remplacée par la LIPR. En tant qu’instance en cours au moment de l’entrée en vigueur de la LIPR, la demande de dispense ministérielle de M. Agraira était assujettie à la LIPR (article 190 de la LIPR). Ainsi, au moment où, le 16 juillet 2002, l’avocat de M. Agraira a transmis ses observations au sujet de la dispense ministérielle au Centre d’immigration du Canada, les dispositions de l’article 19 [mod. par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 30, art. 3; L.C. 1992, ch. 47, art. 77; ch. 49, art. 11] de la Loi sur l’immigration portant sur l’interdiction de territoire pour des raisons de sécurité avaient été intégrées et reprises à l’article 34 de la LIPR, dont voici le libellé :
34. (1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants : a) être l’auteur d’actes d’espionnage ou se livrer à la subversion contre toute institution démocratique, au sens où cette expression s’entend au Canada; b) être l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement d’un gouvernement par la force; c) se livrer au terrorisme; d) constituer un danger pour la sécurité du Canada; e) être l’auteur de tout acte de violence susceptible de mettre en danger la vie ou la sécurité d’autrui au Canada; f) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte visé aux alinéas a), b) ou c). |
Sécurité |
(2) Ces faits n’emportent pas interdiction de territoire pour le résident permanent ou l’étranger qui convainc le ministre que sa présence au Canada ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national. |
Exception |
[43] Lorsque la LIPR est entrée en vigueur, le ministre chargé de prendre les décisions prévues au paragraphe 34(2) était toujours le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (voir l’article 4 de la LIPR, dans sa première rédaction). Le législateur a toutefois désigné un autre ministre responsable au moment de l’adoption de la Loi sur l’Agence des services frontaliers du Canada. Parmi les modifications découlant de l’adoption de la LASFC, la LIPR a été modifiée pour transférer la responsabilité qui ne pouvait être déléguée de prendre la décision prévue au paragraphe 34(2) du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, dans un premier temps, au « ministre, au sens de l’article 2 de la Loi sur l’Agence des services frontaliers du Canada » (LIPR, article 4, mod. par L.C. 2005, ch. 38, art. 118) et, par la suite, au ministre de la Sécurité publique (LIPR, article 4, mod. par L.C. 2008, ch. 3, art. 1). Au moment où le ministre de la Sécurité publique a pris sa décision, le 27 janvier 2009, les dispositions pertinentes de la LIPR étaient ainsi libellées :
4. (1) Sauf disposition contraire du présent article, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration est chargé de l’application de la présente loi. […] |
Compétence générale du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration |
(2) Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile est chargé de l’application de la présente loi relativement : a) au contrôle des personnes aux points d’entrée; b) aux mesures d’exécution de la présente loi, notamment en matière d’arrestation, de détention et de renvoi; c) à l’établissement des orientations en matière d’exécution de la présente loi et d’interdiction de territoire pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux ou pour activités de criminalité organisée; d) à la prise des décisions au titre des paragraphes 34(2), 35(2) ou 37(2). […] |
Compétence du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile |
6. (1) Le ministre désigne, individuellement ou par catégorie, les personnes qu’il charge, à titre d’agent, de l’application de tout ou partie des dispositions de la présente loi et précise les attributions attachées à leurs fonctions. |
Désignation des agents |
(2) Le ministre peut déléguer, par écrit, les attributions qui lui sont conférées par la présente loi et il n’est pas nécessaire de prouver l’authenticité de la délégation. |
Délégation |
(3) Ne peuvent toutefois être déléguées les attributions conférées par le paragraphe 77(1) et la prise de décision au titre des dispositions suivantes : 34(2), 35(2) et 37(2)a). |
Restriction |
[44] Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration peut toujours soustraire une personne aux obligations de la Loi pour des raisons d’ordre humanitaire en vertu du paragraphe 25(1) [mod. par L.C. 2008, ch. 28, art. 117] de la LIPR. Au moment où le ministre a pris sa décision, le paragraphe 25(1) disposait (non souligné dans l’original) :
25. (1) Le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui est interdit de territoire ou qui ne se conforme pas à la présente loi, et peut, de sa propre initiative ou sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada, étudier le cas de cet étranger et peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des circonstances d’ordre humanitaire relatives à l’étranger — compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché — ou l’intérêt public le justifient. |
Séjour pour motif d’ordre humanitaire |
[45] Ainsi, bien que le législateur ait transféré au ministre de la Sécurité publique la responsabilité de se prononcer sur l’opportunité d’accorder une dispense ministérielle, il a laissé au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration le pouvoir discrétionnaire de renoncer à l’application des dispositions de la LIPR pour des raisons d’ordre humanitaire. Il est significatif que ce pouvoir discrétionnaire puisse être exercé en faveur de personnes qui ont été déclarées interdites de territoire. Il est clair que le législateur fédéral souhaitait que la dispense ministérielle soit accordée ou refusée pour des raisons autres que celles qui sont invoquées lorsqu’une demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire est présentée. La disposition qu’il y a lieu d’invoquer pour faire valoir une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est l’article 25 de la LIPR, et non le paragraphe 34(2), lequel porte sur les demandes de dispense ministérielle.
b. L’expression « intérêt national » doit être interprétée en fonction du contexte de la sécurité nationale et de la sécurité publique
[46] Le fait que le pouvoir décisionnel a été confié au ministre de la Sécurité publique nous amène à nous pencher sur sa loi habilitante, la Loi sur le Ministère de la Sécurité publique et de la Protection civile, et sur le mandat de l’Agence des services frontaliers du Canada.
[47] Le ministre de la Sécurité publique doit agir dans le cadre du mandat que lui confie la LMSPPC. L’article 4 [mod. par L.C. 2007, ch. 15, art. 11] de la LMSPPC, qui énumère les attributions du ministre, insiste sur le rôle que le ministre est appelé à jouer à l’échelon national en matière de sécurité publique et de protection civile (non souligné dans l’original) :
4. (1) Les attributions du ministre s’étendent d’une façon générale à tous les domaines de compétence du Parlement liés à la sécurité publique et à la protection civile qui ne sont pas attribués de droit à d’autres ministères ou organismes fédéraux. |
Attributions |
(2) À l’échelon national, le ministre est chargé d’assumer un rôle de premier plan en matière de sécurité publique et de protection civile. |
Rôle de premier plan |
[48] Le ministre de la Sécurité publique est également responsable de l’ASFC en vertu de l’article 6 de la LASFC, précitée. Le mandat de l’Agence est précisé à l’article 5 de la même loi (non souligné dans l’original) :
5. (1) L’Agence est chargée de fournir des services frontaliers intégrés contribuant à la mise en œuvre des priorités en matière de sécurité nationale et de sécurité publique et facilitant le libre mouvement des personnes et des biens — notamment les animaux et les végétaux — qui respectent toutes les exigences imposées sous le régime de la législation frontalière. À cette fin, elle : a) fournit l’appui nécessaire à l’application ou au contrôle d’application, ou aux deux, de la législation frontalière; |
Mission de l’Agence |
[49] Il ressort clairement du mandat que la loi confie au ministre de la Sécurité publique que la sécurité nationale et la sécurité publique sont au cœur de sa mission. Ces considérations sont également reprises dans les objectifs de la LIPR, qui sont demeurés inchangés tout au long de l’évolution de cette loi (non souligné dans l’original) :
3. (1) En matière d’immigration, la présente loi a pour objet : […] h) de protéger la santé des Canadiens et de garantir leur sécurité; i) de promouvoir, à l’échelle internationale, la justice et la sécurité par le respect des droits de la personne et l’interdiction de territoire aux personnes qui sont des criminels ou constituent un danger pour la sécurité; |
Objet en matière d’immigration |
[50] Le ministre de la Sécurité publique exerce le pouvoir discrétionnaire que lui confère le paragraphe 34(2) de la LIPR dans le contexte du régime législatif en entier. Lorsqu’on considère ce régime dans son ensemble, on constate que le transfert de la responsabilité du traitement des demandes de dispenses ministérielles au ministre de la Sécurité publique visait à ramener à l’avant‑plan les préoccupations en matière de sécurité lors de l’examen de ces demandes. Il s’ensuit que la notion d’« intérêt national » dans le contexte du paragraphe 34(2) doit s’interpréter en fonction du mandat confié au ministre de la Sécurité publique. À mon avis, cela signifie que les principaux, voire les seuls, facteurs dont on tient compte lors du traitement des demandes de dispense ministérielle sont la sécurité nationale et la sécurité publique, sous réserve uniquement de l’obligation du ministre de se conformer à la loi et à la Constitution. Comme un constat d’interdiction de territoire ne donne pas nécessairement lieu au renvoi de l’étranger du Canada, l’exercice par le ministre de son pouvoir discrétionnaire ne soulève pas de question en ce qui concerne les obligations internationales du Canada.
[51] Le critère consistant à vérifier si la présence du ressortissant étranger au Canada est préjudiciable à l’intérêt national ne vise pas à déterminer si les effets préjudiciables de cette présence l’emportent sur ses effets bénéfiques. Le ministre de la Sécurité publique n’est pas appelé à déterminer si la contribution positive que la présence du demandeur est susceptible d’avoir sur l’intérêt national l’emporte sur les effets préjudiciables que cette même présence risque d’avoir sur l’intérêt national. Il n’y a rien dans le libellé de la loi qui astreint le ministre à pareille pondération et le mandat bien précis du ministre de la Sécurité publique milite en fait contre une telle obligation de procéder à une pondération.
[52] L’idée que le traitement des demandes de dispense ministérielle suppose une pondération de divers facteurs vient des lignes directrices du ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration portant sur le traitement des demandes de dispense ministérielle, en l’occurrence le guide IP 10, précité, dans lequel on trouve la définition suivante de l’intérêt national [à la page 4] :
L’étude de l’intérêt national comporte l’évaluation et la pondération de tous les facteurs relatifs à l’admission du demandeur, à la lumière des objectifs énoncés dans la Loi ainsi que des obligations et intérêts du Canada, tant nationaux qu’internationaux.
[53] Il est bien établi en droit qu’un document ministériel ne peut changer la loi édictée par le Parlement. Bien que cette définition puisse avoir été utile jusqu’à un certain point pour le personnel ministériel à l’époque où le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration était chargé des demandes de dispense ministérielle ainsi que des demandes fondées sur des raisons d’ordre humanitaire, la suite des événements l’a, à mon avis, rendue désuète. Comme la responsabilité de trancher les demandes de dispense ministérielle est maintenant confiée au ministre de la Sécurité publique, les lignes directrices du ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration ont une application limitée en ce qui concerne l’exercice, par ce dernier, de son pouvoir discrétionnaire, pouvoir qu’il ne peut déléguer. Cela est particulièrement vrai lorsqu’on considère que la tâche d’établir des orientations en matière « d’interdiction de territoire pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux ou pour activités de criminalité organisée » a été confiée au ministre de la Sécurité publique (voir la LIPR, alinéa 4(2)c), mod. par L.C. 2008, ch. 3, art. 1). Si des lignes directrices sont adoptées au sujet du traitement des demandes de dispense ministérielle, c’est par le ministre de la Sécurité publique qu’elles doivent être promulguées. À ma connaissance, il n’existe pas de telles lignes directrices.
[54] Il s’ensuit que les cinq facteurs auxquels renvoie la question certifiée ne sont pas, du simple fait qu’ils se trouvent dans le guide IP 10, des facteurs dont le ministre de la Sécurité publique doit tenir compte pour se prononcer sur les demandes de dispense ministérielle.
[55] La jurisprudence de la Cour fédérale a, de façon générale, adopté le point de vue que les lignes directrices ministérielles (dans le cas qui nous occupe, le guide IP 10) peuvent être considérées comme une indication du caractère raisonnable de la décision du ministre. Ce raisonnement se fonde sur l’arrêt de la Cour suprême du Canada Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, où l’on trouve ce qui suit, au paragraphe 72 :
Les directives sont une indication utile de ce qui constitue une interprétation raisonnable du pouvoir conféré par l’article, et le fait que cette décision était contraire aux directives est d’une grande utilité pour évaluer si la décision constituait un exercice déraisonnable du pouvoir en matière humanitaire.
[56] La Cour fédérale a cité ce passage dans plusieurs décisions pour justifier le recours à ces questions et, de façon générale, au guide IP 10, pour déterminer si la décision du ministre est raisonnable (voir décision Abdella, précitée, aux paragraphes 19 et suivants; Afridi c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CF 1192, au paragraphe 45; Ismeal c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CF 1366, aux paragraphes 15 et suivants; Naeem c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 123, [2007] 4 R.C.F. 658, aux paragraphes 56 et suivants; décision Soe, précitée, aux paragraphes 24 et suivants; décision Tameh, précitée, aux paragraphes 41 et suivants; décision Al Yamani, précitée, aux paragraphes 70 et suivants).
[57] À mon avis, même si l’on fait abstraction du fait que les lignes directrices n’ont pas été établies par le ministre dont la décision fait l’objet du contrôle, le fait que la Cour fédérale se soit fondée sur l’arrêt Baker en rapport avec le guide IP 10 pose problème. Les lignes directrices en cause dans l’affaire Baker citaient des cas dans lesquels le ministre était justifié de faire droit à une demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire. Ainsi que la Cour l’a résumé dans l’arrêt Baker, les lignes directrices prévoyaient ce qui suit [au paragraphe 17] :
La directive 9.07 dit qu’il existe des considérations humanitaires lorsque «des difficultés inhabituelles, injustes ou indues seraient causées à la personne sollicitant l’examen de son cas si celle‑ci devait quitter le Canada». Les directives traitent expressément de situations où il existe des liens familiaux de dépendance, et soulignent que l’obligation de quitter le Canada pour présenter une demande de l’étranger peut occasionner des difficultés à certains membres de la famille proche d’un résident canadien, parents, enfants ou autres proches qui n’ont pas de liens de sang avec le demandeur. Elles précisent que dans de tels cas, il faut aussi tenir compte des raisons pour lesquelles la personne n’a pas présenté sa demande à l’étranger et de la présence d’une famille ou d’autres personnes susceptibles de l’aider dans son pays d’origine.
[58] Lorsque les lignes directrices ordonnent expressément à un agent de vérifier si certaines circonstances précises donneront lieu à des « difficultés inhabituelles, injustes ou indues », il y a lieu de conclure que le défaut de tenir compte de ces circonstances ou de leurs conséquences sur le demandeur constitue une indication que la décision est déraisonnable.
[59] Ce n’est pas le cas pour ce qui est des cinq questions soulevées dans le guide IP 10, précité, que je reproduis ici par souci de commodité :
1. La présence du demandeur au Canada est‑elle inconvenante pour le public canadien?
2. Les liens du demandeur avec l’organisation/le régime sont‑ils complètement rompus?
3. Y a‑t‑il des indications quelconques que le demandeur pourrait bénéficier d’un avoir obtenu lorsqu’il était membre de l’organisation?
4. Y a‑t‑il des indications quelconques que le demandeur pourrait retirer des bénéfices de son appartenance passée à l’organisation/au régime?
5. Le demandeur a‑t‑il adopté les valeurs démocratiques de la société canadienne?
[60] Dans l’affaire Baker, il était possible de conclure qu’en raison de l’inclusion de certaines conditions dans les lignes directrices, les fonctionnaires du ministère considéraient que ces conditions constituaient des indices de l’existence de difficultés inhabituelles, injustes ou indues. Dans les affaires portant sur une dispense ministérielle, les questions semblent servir à identifier les ressortissants étrangers dont la présence au Canada serait préjudiciable à l’intérêt national, comme dans le cas de demandeurs qui entretiennent des liens avec des organisations terroristes, qui pourraient bénéficier d’avoirs obtenus lorsqu’ils étaient membres d’une organisation terroriste, etc. Dans cette mesure, le raisonnement suivi dans l’arrêt Baker ne s’appliquerait que pour éliminer les demandeurs inacceptables. Il ne serait pas utile pour identifier les candidats acceptables, même si le candidat répondait « correctement » à toutes les questions, étant donné que la liste n’est pas exhaustive, et ne pourrait jamais l’être, compte tenu de toutes les raisons possibles pour lesquelles la présence d’une personne au Canada pourrait être préjudiciable à l’intérêt national. Il s’ensuit que le raisonnement suivi dans l’arrêt Baker ne justifie pas le recours au guide IP 10 proposé par la jurisprudence de la Cour fédérale.
[61] Pour résumer, le transfert de la responsabilité du traitement des demandes de dispenses ministérielles au ministre de la Sécurité publique vise à ramener à l’avant‑plan les questions de sécurité nationale et de sécurité publique lors de l’examen de ces demandes. L’aspect de l’intérêt national qui est en cause dans les demandes en question est la sécurité nationale et la sécurité publique. L’examen de ces demandes n’oblige pas le ministre à se livrer à une pondération parce que le critère applicable ne vise pas à déterminer si les effets préjudiciables l’emportent sur les effets bénéfiques. Les lignes directrices ministérielles établies par le ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration, en particulier le guide IP 10, ne sont pas pertinentes pour l’exercice du pouvoir discrétionnaire par le ministre de la Sécurité publique, étant donné que ce ministre est chargé d’établir les politiques dans ce domaine et que, de toute façon, on ne peut invoquer l’arrêt Baker de la Cour suprême pour justifier le recours à ces lignes directrices.
B. Portée du paragraphe 34(2) de la LIPR
[62] La question qui se pose à ce moment‑ci est celle qui a été soulevée dans l’affaire Soe, précitée : l’importance qui est accordée à la sécurité nationale et à la sécurité publique signifie‑t‑elle que les individus qui commettent un des actes prévus au paragraphe 34(1) ne peuvent obtenir une dispense ministérielle du fait qu’ils ont commis l’acte même qui confère au ministre la compétence pour exercer son pouvoir discrétionnaire prévu au paragraphe 34(2)? Un tel résultat rendrait le paragraphe 34(2) totalement inopérant, ce qui serait absurde.
[63] On trouve une amorce de réponse à cette question dans l’arrêt Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 S.C.R. 3 (Suresh). Dans cette affaire, la Cour suprême du Canada était appelée à examiner l’article 19 de la Loi sur l’immigration, précitée, qui, comme nous l’avons vu, renfermait essentiellement les mêmes dispositions que celles que l’on trouve maintenant à l’article 34 en matière d’interdiction de territoire et de dispense ministérielle. M. Suresh soutenait que, compte tenu de sa vaste portée, l’article 19 pouvait s’appliquer à des personnes qui étaient devenues membres ou avaient appuyé de bonne foi des organisations qui, sans qu’elles le sachent, étaient des organisations terroristes, s’exposant ainsi à une expulsion vers des pays où elles risquaient de subir un traitement inhumain. La Cour suprême a statué sur cet argument en invoquant la disposition relative à la dispense ministérielle. Voici ce qu’elle déclare, au paragraphe 110 de l’arrêt Suresh, précité :
Nous croyons que le législateur n’avait pas l’intention d’inclure dans la catégorie de personnes suspectes décrite à l’art. 19 celles qui, en toute innocence, apportent une contribution à des organisations terroristes ou en deviennent membres. Cette interprétation trouve appui dans la disposition édictée à la fin de l’art. 19, qui exclut des catégories décrites à l’art. 19 les personnes qui « convainquent le ministre que leur admission ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national ». L’article 19 doit donc être considéré comme ayant pour effet de permettre à un réfugié de prouver que le fait qu’il continue de résider au Canada ne sera pas préjudiciable au Canada, malgré la preuve qu’il est associé à une organisation terroriste ou qu’il en est membre. Un réfugié peut ainsi établir que l’association avec le groupe terroriste qu’on lui reproche avait un caractère innocent. En pareil cas, la ministre exercerait son pouvoir discrétionnaire en conformité avec la Constitution en concluant que le réfugié n’appartient pas à la catégorie — visée à l’art. 19 — de personnes susceptibles d’expulsion pour des raisons de sécurité nationale.
[64] Suivant l’interprétation que j’en fais, la Cour suprême a conclu dans cet arrêt que la disposition d’exception de l’article 19 de la Loi sur l’immigration s’appliquerait pour protéger les personnes qui, de bonne foi, seraient devenues membres d’organisations ou les auraient appuyées tout en ignorant qu’il s’agissait d’organisations terroristes. Il peut exister d’autres situations dans lesquelles des personnes qui tomberaient par ailleurs sous le coup du paragraphe 34(1) de la LIPR pourraient justifier leur conduite de manière à se soustraire aux conséquences d’une interdiction de territoire. Ainsi, celles qui réussiraient à convaincre le ministre qu’elles avaient été contraintes de participer à une organisation terroriste pourraient bénéficier d’une dispense ministérielle.
[65] Il existe donc des cas dans lesquels le paragraphe 34(2) de la LIPR a pour effet de permettre à des personnes qui seraient autrement interdites de territoire du fait qu’elles se sont livrées à une des activités énumérées au paragraphe 34(1) d’obtenir une dispense ministérielle. J’abonde dans le sens du juge Shore lorsqu’il écrit, au paragraphe 54 de ses motifs dans la décision Chogolzadeh c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CF 405, que « [l]a dispense, au paragraphe 34(2), n’est pas illusoire, mais elle est clairement exceptionnelle. »
4. CARACTÈRE RAISONNABLE DE LA DÉCISION DU MINISTRE
[66] On a soutenu devant nous que le ministre n’avait pas tenu compte de certains éléments de preuve pertinents et que sa décision n’était pas suffisamment motivée. Comme nous l’avons déjà dit plus tôt, les lignes directrices du ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration, y compris le guide IP 10, ne sont pas exhaustives et elles ne sont pas déterminantes quant à savoir quels éléments de preuve sont pertinents ou doivent être pris en compte. La question pertinente est celle de savoir si l’on a effectivement tenu compte des observations formulées par M. Agraira.
[67] Abstraction faite des arguments de M. Agraira au sujet des facteurs d’ordre humanitaire qui, comme nous l’avons déjà dit, ne sont pas pertinents en ce qui concerne la décision du ministre, le principal argument invoqué par M. Agraira était que le rôle qu’il avait joué au sein du FSNL était négligeable ou que c’était de bonne foi qu’il avait participé à ses activités. M. Agraira a fait valoir, lui‑même ainsi que par l’intermédiaire de son avocat, plusieurs arguments contradictoires sur cette question. Dans sa première demande de dispense, datée du 16 juillet 2002, l’avocat de M. Agraira citait les déclarations faites par son client au sujet de son appartenance au FSNL et concluait (dossier d’appel, à la page 110) :
[traduction] En conséquence, nous invitons respectueusement le ministre, lorsqu’il examinera la présente demande de dispense ministérielle, à tenir compte du fait que les activités auxquelles M. Agraira s’est livré pour le compte du FSNL étaient banales et de peu d’envergure. Les faits révèlent que sa participation entre 1994 et 1996 était très limitée et qu’il n’a participé à aucune activité depuis 1996.
[68] M. Agraira a tenté de se distancer de cette admission et d’expliquer ses déclarations contradictoires dans l’affidavit du 15 juin 2009 qu’il a déposé devant la Cour fédérale, dans lequel il déclare ce qui suit (dossier d’appel, à la page 48) :
[traduction] En vérité, je n’ai jamais été membre du FSNL et je n’ai jamais joué quelque rôle que ce soit dans cette organisation. J’ai été mal conseillé à mon arrivée au Canada lorsqu’on m’a suggéré d’affirmer que j’avais été membre du FSNL pour donner plus de poids à ma revendication du statut de réfugié. Après avoir fait ces déclarations dans mon [Formulaire de renseignements personnels], j’avais peur de me contredire et j’ai donc continué à affirmer que j’avais été membre de cette organisation à la suite des pressions exercées par l’agent d’immigration lors de mon entrevue de 2000. Je n’ai jamais été membre du FSNL et je n’ai jamais participé à aucune de ses activités. C’est bien ce que j’ai déclaré lors de mon entrevue de mai 2002. J’ai également déclaré que je n’étais pas au courant que le FSNL recourait à la violence et j’ai précisé que je n’aurais jamais accepté de participer aux activités d’un groupe qui préconisait le recours à la violence.
[69] Le ministre a abordé directement cet argument en rejetant la demande de dispense ministérielle de M. Agraira. Le ministre a conclu que les récits que M. Agraira faisait du rôle qu’il avait joué au sein du FSNL étaient [traduction] « contradictoires et incohérents » et qu’il était [traduction] « difficile de croire » ses affirmations qu’il n’était pas au courant de la violence à laquelle le FSNL recourait.
[70] La question de savoir si M. Agraira avait rompu ses liens avec le FSNL ne se posait pas, étant donné que M. Agraira avait admis qu’il appuyait toujours cette organisation. Par ailleurs, le fait qu’il niait avoir continué d’être associé à l’organisation au Canada manquait aussi de crédibilité étant donné que, lors de son entrevue avec l’agent d’immigration, il avait admis qu’il continuait de recevoir des bulletins d’information de sections locales du FSNL aux États‑Unis.
[71] Le ministre a conclu que M. Agraira n’était pas crédible. Cette conclusion se justifiait amplement compte tenu des diverses versions contradictoires des faits que M. Agraira avait données à divers moments aux autorités de l’Immigration et aux tribunaux. Ce manque de crédibilité porte un coup fatal à la demande de M. Agraira, car le ministre ne pouvait ajouter foi à ses déclarations. On ne peut donc pas dire que le ministre a agi de façon déraisonnable en concluant que la présence de M. Agraira au Canada serait préjudiciable à l’intérêt national.
[72] Je suis conscient de l’apparente absurdité de la position dans laquelle M. Agraira se retrouve. À deux reprises, sa demande du statut de réfugié fondée sur son appartenance au FSNL a été rejetée parce qu’il manquait de crédibilité. Par la suite, lorsqu’il a demandé la résidence permanente, ses déclarations antérieures au sujet de son appartenance au FSNL ont été invoquées contre lui et sa demande de dispense ministérielle a été rejetée, là encore pour le motif qu’il manquait de crédibilité. Du point de vue de M. Agraira, il est difficile de voir comment il pouvait mentir en affirmant à la fois qu’il était membre du FSNL et qu’il n’en était pas membre.
[73] Cette absurdité est plus apparente que réelle. M. Agraira a prétendu être membre du FSNL lorsque cela faisait son affaire, et il a nié qu’il en était membre lorsque cela lui convenait. Les conclusions tirées par les divers décideurs devant lesquels il a plaidé sa cause ne sont contradictoires que dans la mesure où, par son manque de franchise, M. Agraira leur a permis de l’être.
CONCLUSION
[74] Pour ces motifs, je suis d’avis de faire droit à l’appel, d’annuler le jugement de la Cour fédérale, et, rendant le jugement que la Cour fédérale aurait dû rendre, de rejeter la demande de contrôle judiciaire de M. Agraira. Je répondrais comme suit à la question certifiée :
1- Dans le cadre d’une demande présentée en vertu du paragraphe 34(2), le ministre de la Sécurité publique doit‑il tenir compte de facteurs particuliers pour déterminer si la présence d’un étranger au Canada serait contraire à l’intérêt national?
Réponse : Il doit tenir compte de la sécurité nationale et de la sécurité publique, ainsi qu’il est précisé au paragraphe 50 des présents motifs.
2- Plus particulièrement, le ministre doit‑il tenir compte des cinq facteurs énumérés à l’annexe D du guide IP 10?
Réponse : Non.
Le juge en chef Blais : Je suis d’accord.
Le juge Noël, J.C.A. : Je suis d’accord.