Référence : |
Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Fox, 2009 CF 987, [2010] 4 R.C.F. 3 |
IMM-1930-09 |
IMM-1930-09
2009 CF 987
Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (demandeur)
c.
Timothy Roshaun Fox (défendeur)
Répertorié : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Fox
Cour fédérale, juge de Montigny—Vancouver, 23 septembre; Ottawa, 5 octobre 2009.
Jugement : la demande doit être accueillie.
Même si la décision de la Section de l’immigration d’accorder l’ajournement reposait sur son désir de permettre au défendeur de demeurer auprès de sa famille et de tirer parti de sa semi-liberté, la Section de l’immigration n’avait pas le pouvoir discrétionnaire de tenir compte de facteurs d’ordre humanitaire à l’enquête. C’est à l’étape de la rédaction du rapport sur l’interdiction de territoire ou du renvoi à la Section de l’immigration en vertu des paragraphes 44(1) et (2) de la LIPR qu’il faut tenir compte de ces facteurs. Dès lors qu’un rapport établi en vertu de l’article 44 est déféré à la Section de l’immigration, il faut procéder à l’enquête avec célérité, dans la mesure où les circonstances et les considérations d’équité et de justice naturelle le permettent. En outre, les conséquences qui découlent de la conclusion d’interdiction de territoire ne sont pas pertinentes. Le législateur a cru bon de reporter l’admissibilité des contrevenants étrangers à la semi-liberté jusqu’à ce qu’ils aient purgé la période d’exemplarité de leur peine. La Section de l’immigration ne peut pas contourner cette politique au moyen d’une ordonnance d’ajournement qui aurait pour effet de rendre le paragraphe 128(5) de la LSCMLSC inopérant et sans effet.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 7, 9, 15.
Loi sur la citoyenneté, S.C. 1974-75-76, ch. 108.
Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20, art. 125 (mod. par L.C. 1995, ch. 22, art. 13, ann. II, art. 10, ch. 42, art. 39; 1997, ch. 17, art. 24(A); 1999, ch. 5, art. 50, 53; 2001, ch. 41, art. 90), 126 (mod. par L.C. 1995, ch. 42, art. 40), 126.1 (édicté par L.C. 1997, ch. 17, art. 25), 128 (mod. par L.C. 1995, ch. 42, art. 42, 69h)(A), 71a)(xv)(F); 2001, ch. 27, art. 242).
Loi sur l’immigration de 1976, S.C. 1976-77, ch. 52.
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 36(1)a), 44, 45d), 50b), 55(1), 59, 162(2), 173b).
Règlement sur l’immigration de 1978, DORS/78-172, art. 35(1).
Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, art. 229(1)c).
Règles de la Section de l’immigration, DORS/2002-229, règle 43.
JURISPRUDENCE CITÉE
décision appliquée :
Ministre de l’Emploi et de l’Immigration c. Han, [1984] 1 C.F. 976 (C.A), infirmant [1983] A.C.F. no 600 (1re inst.) (QL).
décisions examinées :
Capra c. Canada (Procureur général), 2008 CF 1212, [2009] 3 R.C.F. 461; Szczecka c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. no 934 (C.A.) (QL); Prassad c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 1 R.C.S. 560; Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, 329 R.N.-B. (2e) 1; Wajaras c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 200.
décisions citées :
Ali c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1174, [2005] 1 R.C.F. 485; Hassanzadeh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 902, [2005] 4 R.C.F. 430; Subhaschandran c. Canada (Solliciteur général), 2005 CAF 27, [2005] 3 R.C.F. 255; Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Lundgren, [1993] 1 C.F. 187; Pfeiffer c. Canada (Surintendant des faillites), [1996] 3 C.F. 584 (1re inst.).
DEMANDE de contrôle judiciaire de la décision de la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié accordant au défendeur un ajournement de 13 mois de l’enquête devant déterminer s’il était interdit de territoire en vertu de l’alinéa 36(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Demande accueillie.
ONT COMPARU
Helen C. H. Park pour le demandeur.
Craig Costantino pour le défendeur.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Le sous-procureur général du Canada pour le demandeur.
Elgin, Cannon & Associates, Vancouver, pour le défendeur.
Ce qui suit est la version française des motifs modifiés du jugement et du jugement rendus par
[1] Le juge de Montigny : Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le ministre) demande l’annulation de la décision rendue le 26 mars 2009 par le commissaire Tessler de la Section de l’immigration (le tribunal) accordant à Timothy Roshaun Fox (le défendeur) un ajournement de 13 mois de l’enquête devant déterminer s’il est interdit de territoire en vertu de l’alinéa 36(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés [L.C. 2001, ch. 27] (LIPR). Le tribunal aurait accordé l’ajournement pour éviter l’application du paragraphe 128(5) [édicté par L.C. 2001, ch. 27, art. 424] de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition [L.C. 1992, ch. 20] (LSCMLC), en vertu duquel le défendeur ne serait plus admissible à la semi-liberté et serait réincarcéré si une mesure de renvoi était prise contre lui.
[2] Pour les motifs exposés ci-après, je suis d’avis que la décision du tribunal est entachée d’un vice fondamental et doit être annulée parce que le tribunal a tenu compte de considérations non pertinentes en accordant l’ajournement. Par conséquent, le tribunal a excédé sa compétence ou, à tout le moins, a exercé sa compétence de manière déraisonnable.
I. LES FAITS
[3] Le défendeur est un citoyen des États-Unis qui a obtenu la résidence permanente au Canada en 2002. Il est marié à une citoyenne canadienne, a un fils canadien et habite à Vancouver depuis 2001. Il a servi au sein de la marine américaine pendant neuf ans, puis a occupé divers postes dans le secteur financier au Canada.
[4] Le 4 septembre 2007, le défendeur a été reconnu coupable de l’importation de 90 kilos de cocaïne et reçu une peine d’emprisonnement de 7 ans et 10 mois, après la prise en considération des 26 mois de détention présentencielle purgés avant son procès. Ce crime sans violence était sa première infraction.
[5] Le 10 juillet 2008, un agent d’exécution à l’emploi de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) a rédigé un rapport, en vertu du paragraphe 44(1) de la LIPR, faisant valoir que, à son avis, le défendeur était interdit de territoire en application de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR et a transmis ce rapport à un délégué du ministre.
[6] Le 17 octobre 2008, la Commission nationale des libérations conditionnelles (CNLC) a ordonné la semi-liberté du défendeur le 23 décembre 2008 en vertu des articles 125 à 126.1 [art. 125 (mod. par L.C. 1995, c. 22, art. 13, ann. II, art. 10, ch. 42, art. 39; 1997, ch. 17, art. 24(A); 1999, ch. 5, art. 50, 53; 2001, ch. 41, art. 90), 126 (mod. par L.C. 1995, ch. 42, art. 40), 126.1 (édicté par L.C. 1997, ch. 17, art. 25)] de la LSCMLC (procédure d’examen expéditif pour les délinquants non violents condamnés pour la première fois). La CNLC a conclu qu’il n’y avait aucun élément d’information attestant d’un comportement ou d’antécédents de violence chez le défendeur, bien que les autorités aient saisi une arme de poing chargée qu’il portait sur lui au moment de son arrestation. Les accusations de port d’arme ont été suspendues et on a conclu qu’il n’y avait pas de motifs raisonnables de croire que, une fois libéré, le défendeur commettrait une infraction violente.
[7] Le 7 novembre 2008, le délégué du ministre a déféré l’affaire à la Section de l’immigration pour enquête, en vertu du paragraphe 44(2) de la LIPR. Le ministre n’a pas motivé sa décision.
[8] Le 13 novembre 2008, un agent d’exécution de l’ASFC s’est rendu à l’Établissement de Matsqui et a délivré un mandat d’arrestation visant le défendeur et une directive à l’intention du directeur de l’Établissement, conformément au paragraphe 55(1) et à l’article 59 de la LIPR, ordonnant que le défendeur soit confié à un agent de l’ASFC à la fin de sa période de détention en vue de la tenue de l’enquête.
[9] En novembre 2008, le défendeur a soumis une demande à Legal Aid, un organisme de services juridiques, en vue de l’enquête; toutefois, cet organisme lui a envoyé deux lettres de refus en date du 17 novembre et du 5 décembre 2008.
[10] Le 15 décembre 2008, l’enquête s’est amorcée, mais a été reportée au 3 février 2009 pour permettre au défendeur de se trouver un avocat.
[11] Le 23 décembre 2008, le défendeur a été libéré de l’Établissement de Matsqui, ayant obtenu la semi-liberté, et confié à la garde d’un agent de l’ASFC. Le même jour, la Section de l’immigration a mené un contrôle des motifs de détention, qui doit avoir lieu dans les 48 heures qui suivent le début de la détention. Durant ce contrôle, le défendeur était représenté par un avocat. Le lendemain, la commissaire King de la Section de l’immigration a ordonné que le défendeur soit libéré du centre de détention de l’immigration et commence son régime de semi‑liberté. La commissaire a conclu que le défendeur ne constituait pas un danger pour le public et qu’il était peu probable qu’il ne se présente pas à l’enquête. En fait, il a été conclu que sa bonne conduite en prison et sa situation familiale, le soutien dont il disposait et ses objectifs le dissuaderaient de commettre de nouvelles infractions ou de s’enfuir.
[12] Le défendeur a respecté les conditions de sa semi-liberté et a consacré la plupart de son temps libre avec sa famille. Il a profité de sa liberté retrouvée pour aider son épouse à prendre soin de leur fils, pour accompagner son fils à des activités sportives, pour faire lui-même de l’exercice physique et pour trouver une bonne église pour sa famille.
[13] Le 3 février 2009, le défendeur a demandé et obtenu que l’enquête soit reportée au 17 mars 2009, afin de se trouver un avocat.
[14] Le 17 mars 2009, le défendeur a comparu avec son épouse devant le commissaire Tessler de la Section de l’immigration. Mme Fox, qui n’est pas avocate, l’a assisté. Elle a demandé un nouvel ajournement de l’enquête jusqu’au 14 avril 2010 (la date d’admissibilité du défendeur à la libération conditionnelle totale) afin d’éviter que son époux soit réincarcéré jusqu’à cette date. Mme Fox a fait valoir les difficultés que causeraient une mesure de renvoi et la réincarcération au défendeur et à sa famille. Le commissaire Tessler a écouté les observations, puis a rappelé à Mme Fox qu’une enquête est une procédure distincte de l’examen fondé sur des raisons d’ordre humanitaire. Néanmoins, il a beaucoup insisté sur l’aspect humanitaire du dossier et a décidé de reporter sa décision au 26 mars 2009. Finalement, le 26 mars 2009, le commissaire Tessler a rendu une décision de vive voix dans laquelle il a accordé l’ajournement de l’enquête jusqu’au 1er avril 2010.
[15] Le 26 mars 2009, le tribunal a accueilli la demande d’ajournement de 13 mois, reportant l’enquête au 1er avril 2010.
II. LA DÉCISION CONTESTÉE
[16] Le commissaire de la Section de l’immigration avait fortement à l’esprit les répercussions d’une enquête. En fait, il a commencé son analyse en signalant que M. Fox serait réincarcéré immédiatement si le tribunal devait conclure qu’il était interdit de territoire, même s’il ne pouvait pas être renvoyé du Canada avant sa libération de prison en avril 2010. Voici ce que le commissaire a dit en guise d’introduction à son analyse sur la demande d’ajournement présentée par M. Fox :
Toutes les parties comprennent et reconnaissent que si l’enquête est instruite aujourd’hui, que M. Fox est déclaré interdit de territoire et qu’une mesure d’expulsion est prise contre lui, il perdra le privilège d’une semi-liberté et devra retourner en prison où il demeurera jusqu’à la date de sa libération d’office le 14 avril 2010, et ce, en application du paragraphe 128(5) de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition.
Toutes les parties comprennent et reconnaissent également que, si l’enquête est instruite aujourd’hui et que M. Fox est déclaré admissible -- interdit de territoire, le ministre ne pourra le renvoyer du Canada avant au moins le 14 avril 2010, en application de l’alinéa 50b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.
Par conséquent, le fait de procéder maintenant à l’enquête, qui se traduira vraisemblablement par une mesure d’expulsion, aura pour seul effet concret d’obliger M. Fox à retourner immédiatement en prison, où il demeurera jusqu’en avril 2010.
[17] Le commissaire a alors cité les sections pertinentes de la décision de la Cour dans Capra c. Canada (Procureur général), 2008 CF 1212, [2009] 3 R.C.F. 461, portée à son attention par l’avocat du demandeur. Dans cette décision, la Cour a confirmé la constitutionnalité de l’article 128 [mod. par L.C. 1995, ch. 42, art. 42, 69h)(A), 71a)(xv)(F); 2001, ch. 27, art. 242] de la LSCMLC. Le juge Russell est arrivé à cette conclusion aux motifs que cette disposition sert les intentions légitimes du législateur, notamment celle d’empêcher que des contrevenants étrangers en semi-liberté aient accès à la société canadienne plus aisément que les ressortissants étrangers visés par une mesure de renvoi qui ne sont pas des criminels [au paragraphe 43], ainsi que celle d’éviter que des contrevenants visés par une mesure de renvoi purgent des peines nettement moins longues que celles purgées par des Canadiens en raison de régimes moins rigoureux à l’étranger [au paragraphe 52].
[18] Toutefois, le tribunal a estimé que la décision Capra se distinguait de la présente espèce pour trois motifs : premièrement, M. Capra purgeait une peine découlant de nouvelles condamnations après la prise d’une mesure de renvoi et après le rejet d’un appel auprès de la SAI [Section d’appel de l’immigration]; deuxièmement, le défendeur dans la présente affaire est encore résident permanent et n’a pas encore fait l’objet d’une mesure de renvoi; et troisièmement, le défendeur était déjà en liberté depuis trois mois.
[19] Le tribunal a également examiné les dispositions législatives régissant les procédures de l’immigration et a souligné que, de manière générale, la LIPR accorde de l’importance à un équilibre judicieux entre l’absence de formalisme et l’efficacité, d’une part, et l’équité et la justice naturelle, d’autre part. Le tribunal a noté que, selon le paragraphe 162(2) de la LIPR, chacune des sections fonctionne, dans la mesure où les circonstances et les considérations d’équité et de justice naturelle le permettent, sans formalisme et avec célérité. Le tribunal a également pris en considération la règle 43 des Règles de la Section de l’immigration [DORS/2002-229], qui a trait à des questions de justice naturelle telles que le droit à un avocat, le délai de préavis et la possibilité de se préparer dans le contexte des audiences d’ajournement; parmi les divers facteurs à considérer, le tribunal a observé que l’alinéa 43(2)i) englobe aussi les considérations moins clairement définies se rapportant aux délais déraisonnables et à l’injustice, ce qui reflète encore une fois l’importance accordée à l’équité dans la LIPR.
[20] Le tribunal a alors qualifié la demande d’ajournement de situation où il faut trouver un équilibre entre l’intérêt public et l’intérêt du défendeur de conserver sa liberté. Il a reconnu que, de manière générale, il convient de favoriser un règlement rapide de la procédure, estimant toutefois qu’il n’était pas urgent d’aller de l’avant dans la présente affaire. Le ministre ne subirait aucun préjudice puisque le renvoi ne saurait être exécuté immédiatement, et l’unique conséquence d’une telle procédure serait de renvoyer M. Fox en prison. « Aller de l’avant dans ce cas », a écrit le commissaire Tessler, « semble être qu’une question de commodité administrative, comme si le processus éclipsait les personnes dans tous les cas ».
[21] Le tribunal a également rejeté l’argument du ministre selon lequel une décision immédiate permettrait à ce dernier d’offrir au défendeur un examen des risques avant renvoi, étant donné qu’il est peu probable que, au terme d’un tel examen, le risque que présente le fait d’être renvoyé aux États-Unis soit considéré comme un obstacle à son renvoi. De plus, le tribunal était d’avis que le contribuable canadien économiserait des frais importants si le défendeur n’allait pas en prison, alors que deux décideurs avaient conclu qu’il ne constituait pas une menace pour la société et qu’il ne risquait pas de s’enfuir.
[22] Compte tenu de l’importance particulière que revêtait pour le défendeur le fait de demeurer en liberté et de rester uni à sa famille, et faute de préjudice subi par le demandeur du fait que la procédure était retardée, le tribunal a conclu qu’il n’était pas déraisonnable de reporter la procédure.
III. QUESTIONS À TRANCHER
[23] À la lumière des observations orales et écrites présentées par les avocats des deux parties, il semble qu’il faut répondre à trois questions afin de statuer sur la présente demande de contrôle judiciaire :
a. La décision contestée étant de nature interlocutoire, existe-t-il des circonstances spéciales qui justifieraient le contrôle judiciaire de cette décision?
b. Si la décision du tribunal doit faire l’objet d’un contrôle judiciaire, quelle est la norme de contrôle applicable?
c. La décision du tribunal satisfait‑elle à cette norme de contrôle?
IV. ANALYSE
A. Le cadre législatif pertinent
[24] La présente affaire a trait à l’alinéa 50b) de la LIPR et aux paragraphes 128(3) à (7) de la LSCMLC, le régime législatif visant les résidents permanents et les ressortissants étrangers reconnus coupables d’infractions au Canada et condamnés à des peines d’emprisonnement au Canada qui font l’objet de mesures de renvois. Par souci de commodité, ces dispositions sont reproduites ci-dessous :
L’alinéa 50b) de la LIPR :
50. Il y a sursis de la mesure de renvoi dans les cas suivants : |
Sursis |
[. . .] |
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b) tant que n’est pas purgée la peine d’emprisonnement infligée au Canada à l’étranger; |
Les paragraphes 128(3) à (7) de la LSCMLC :
128. (1) [. . .] |
|
(3) Pour l’application de l’alinéa 50b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés et de l’article 40 de la Loi sur l’extradition, la peine d’emprisonnement du délinquant qui bénéficie d’une libération conditionnelle d’office ou d’une permission de sortir sans escorte est, par dérogation au paragraphe (1), réputée être purgée sauf s’il y a eu révocation, suspension ou cessation de la libération ou de la permission de sortir sans escorte ou si le délinquant est revenu au Canada avant son expiration légale. |
Cas particulier |
(4) Malgré la présente loi ou la Loi sur les prisons et les maisons de correction, l’admissibilité à la libération conditionnelle totale de quiconque est visé par une mesure de renvoi au titre de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés est préalable à l’admissibilité à la semi-liberté ou à l’absence temporaire sans escorte. |
Mesure de renvoi |
(5) La libération conditionnelle du délinquant en semi-liberté ou en absence temporaire sans escorte devient ineffective s’il est visé, avant l’admissibilité à la libération conditionnelle totale, par une mesure de renvoi au titre de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés; il doit alors être réincarcéré. |
Réincarcéra-tion |
(6) Toutefois, le paragraphe (4) ne s’applique pas si l’intéressé est visé par un sursis au titre des alinéas 50a) ou 66b) ou du paragraphe 114(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. |
Exception |
(7) La semi-liberté ou la permission de sortir sans escorte redevient effective à la date du sursis de la mesure de renvoi visant le délinquant pris, avant son admissibilité à la libération conditionnelle totale, au titre des alinéas 50a) ou 66b) ou du paragraphe 114(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. |
Exception |
[25] Comme je l’ai mentionné précédemment, la Cour a récemment conclu que ces dispositions sont constitutionnellement valides dans la décision Capra, précitée. Dans cette décision, la Cour a expliqué que, contrairement au citoyen canadien qui est assujetti à l’emprisonnement et à la surveillance dans la collectivité en application du mandat de dépôt sur déclaration de culpabilité jusqu’à la date d’expiration de ce mandat, le régime prévoit qu’une peine infligée à un ressortissant étranger visé par une mesure de renvoi est réputée être purgée, pour ce qui est du renvoi du Canada, lorsque le contrevenant est libéré du pénitencier dans le cadre d’une semi-liberté, d’une libération conditionnelle totale ou d’une libération d’office.
[26] Afin d’assurer que le contrevenant purge la période d’exemplarité de sa peine avant son renvoi, le contrevenant visé par une mesure de renvoi n’est pas admissible à la semi-liberté avant sa date d’admissibilité à la libération conditionnelle totale. Si le contrevenant obtient la semi-liberté avant qu’une mesure de renvoi ne soit prise contre lui, alors, lorsque la mesure de renvoi est prise, le contrevenant est réincarcéré et n’est pas admissible à une libération avant sa date d’admissibilité à la libération conditionnelle totale.
[27] Dans cette affaire, la Cour a conclu qu’il était tout à fait légitime que le législateur retarde l’admissibilité des contrevenants étrangers à la semi-liberté et aux permissions de sortir sans escorte de façon à atteindre des objectifs de principe précis, par exemple que ces personnes ne purgent pas des peines plus courtes que celles que purgent des Canadiens pour le même crime (ce qui serait le cas si elles étaient renvoyées plus tôt) et que les contrevenants ne se trouvent pas dans une situation meilleure que celle d’un étranger non délinquant visé par une mesure de renvoi en leur donnant accès à la société canadienne et au territoire canadien grâce à la semi-liberté et à une absence temporaire sans escorte. Par conséquent, la Cour a conclu que le paragraphe 128(4) de la LSCMLC était compatible avec les articles 7, 9 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, n° 44]].
[28] Il est vrai que la décision Capra met l’accent sur le paragraphe 128(4) de la LSCMLC, plutôt que sur le paragraphe 128(5), étant donné que la mesure d’expulsion avait été prise avant que le demandeur ne soit admissible à une absence temporaire sans escorte, et non après comme dans la présente affaire. Mais cette différence n’a aucune importance pour ce qui est de la constitutionnalité de l’ensemble du régime instauré par le législateur, car le paragraphe 128(5) de la LSCMLC est en fait le corollaire du paragraphe 128(4) et l’expression de la même logique qui sous-tend le paragraphe 128(4). Dans les deux causes, la différence dans la façon dont le contrevenant visé par une mesure de renvoi purgeait sa peine d’emprisonnement découle de l’existence de la mesure de renvoi, et le traitement différentiel établi aux paragraphes 128(3) à (7) de la LSCMLC est une conséquence nécessaire d’une ordonnance de renvoi valide.
[29] La présente cause porte également sur le paragraphe 162(2) et l’alinéa 173b) de la LIPR ainsi que sur la règle 43 des Règles de la Section de l’immigration (DORS/2002-229), qui ont trait au déroulement d’une enquête devant la Section de l’immigration et aux facteurs qu’il faut prendre en considération dans le cadre d’une demande d’ajournement. Voici les dispositions en question :
Les dispositions de la LIPR :
162. (1) [. . .] |
|
(2) Chacune des sections fonctionne, dans la mesure où les circonstances et les considérations d’équité et de justice naturelle le permettent, sans formalisme et avec célérité. |
Fonctionnement |
[. . .] |
|
173. Dans toute affaire dont elle est saisie, la Section de l’immigration : |
Fonctionnement |
[. . .] |
|
b) convoque la personne en cause et le ministre à une audience et la tient dans les meilleurs délais; |
La règle 43 des Règles de la Section de l’immigration :
43. (1) Toute partie peut demander à la Section de changer la date ou l’heure d’une audience. |
Demande de changement de la date ou de l’heure d’une audience |
(2) Pour statuer sur la demande, la Section prend en considération tout élément pertinent. Elle examine notamment : |
Éléments à considérer |
a) dans le cas où elle a fixé la date et l’heure de la procédure après avoir consulté ou tenté de consulter la partie, toute circonstance exceptionnelle qui justifie le changement; |
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b) le moment auquel la demande a été faite; |
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c) le temps dont la partie a disposé pour se préparer; |
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d) les efforts qu’elle a faits pour être prête à commencer ou à poursuivre l’audience; |
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e) la nature et la complexité de l’affaire; |
|
f) si la partie est représentée; |
|
g) tout report antérieur et sa justification; |
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h) si la date et l’heure qui avaient été fixées étaient péremptoires; |
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i) si le fait d’accueillir la demande ralentirait l’affaire de manière déraisonnable ou causerait vraisemblablement une injustice. |
B. La nature interlocutoire de la décision
[30] Il est bien établi que, sous réserve de circonstances spéciales, une décision d’ajournement ne doit pas faire l’objet d’un contrôle judiciaire. La Cour d’appel fédérale et la Cour ont fréquemment réitéré qu’il n’y a pas lieu de consacrer des ressources judiciaires restreintes au contrôle judiciaire de décisions préliminaires ou interlocutoires, d’autant plus qu’on disposerait par la suite d’un recours approprié pour remédier à tout défaut potentiel dans la décision interlocutoire. Comme l’a énoncé la Cour d’appel dans l’arrêt Szczecka c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. no 934 (C.A.) (QL), au paragraphe 4 :
Voilà pourquoi il ne doit pas, sauf circonstances spéciales, y avoir d’appel ou de révision judiciaire immédiate d’un jugement interlocutoire. De même, il ne doit pas y avoir ouverture au contrôle judiciaire, particulièrement un contrôle immédiat, lorsqu’il existe, au terme des procédures, un autre recours approprié. Plusieurs décisions de justice sanctionnent ces deux principes, précisément pour éviter une fragmentation des procédures ainsi que les retards et les frais inutiles qui en résultent, qui portent atteinte à une administration efficace de la justice et qui finissent par la discréditer.
Voir aussi : Ali c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1174, [2005] 1 R.C.F. 485, paragraphe 34.
[31] Le demandeur a signalé à la Cour plusieurs décisions dans lesquelles la Cour et la Cour d’appel ont accepté de se prononcer sur des décisions interlocutoires d’ajournement, acceptant donc implicitement que parfois les décisions d’ajournement répondent au critère des « circonstances spéciales » : voir Hassanzadeh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 902, [2005] 4 R.C.F. 430; Subhaschandran c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 27, [2005] 3 R.C.F. 255; Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Lundgren, [1993] 1 C.F. 187 (1re inst.); Ministre de l’Emploi et de l’Immigration c. Han, [1984] 1 C.F. 976 (C.A.). Par contre, l’avocat du demandeur n’a présenté aucune observation sur cette question.
[32] Dans la présente affaire, je suis convaincu que la nature de l’erreur justifie, à elle seule, que la Cour procède au contrôle judiciaire de la décision interlocutoire. Selon un principe bien établi, des circonstances spéciales sont réputées exister automatiquement lorsque l’erreur alléguée a trait à la compétence : Pfeiffer c. Canada (Surintendant des faillites), [1996] 3 C.F. 584 (1re inst.). Pour des motifs que j’exposerai ci-dessous, j’en suis venu à la conclusion que le tribunal a excédé sa compétence ou refusé d’exercer sa compétence en accordant l’ajournement de 13 mois demandé par le défendeur. Si la décision avait relevé du pouvoir discrétionnaire conféré par la loi au tribunal, la compétence de la Cour de contrôler cette décision aurait soulevé plus de doutes. Toutefois, ce n’est pas le cas ici.
[33] Je conviens également avec le demandeur que le ministre n’aura aucun autre recours approprié si la décision d’ajournement n’est pas infirmée. Le défendeur aura atteint sa date d’admissibilité à la libération conditionnelle totale au moment de la reprise de l’enquête, et les répercussions de la décision d’ajournement seront alors sans intérêt pratique. Il est vrai que l’ajournement de l’audience n’a aucune incidence sur une mesure de renvoi possible étant donné qu’une telle mesure, même si elle était prise, ne pourrait pas être exécutoire avant la date de reprise de l’audience. Toutefois, la demande du ministre ne vise pas principalement l’exécution de la mesure de renvoi, mais l’observation de la loi, qui prévoit qu’un contrevenant étranger devant être renvoyé doit purger la période d’exemplarité de sa peine avant d’être admissible à la semi-liberté ou à l’absence temporaire sans escorte. Autrement dit, la réincarcération du demandeur est tout autant une conséquence potentielle de l’enquête que la mesure de renvoi elle-même; de ce point de vue, on peut sûrement avancer que l’ajournement de l’enquête du demandeur à la date à laquelle ce dernier devient admissible à la libération conditionnelle totale prive le ministre de tout autre recours approprié, ce à quoi la décision finale ne peut remédier après la reprise de l’audience.
[34] Pour les motifs exposés ci-dessus, je suis d’avis qu’il convient d’accueillir la demande de contrôle judiciaire présentée par le ministre, compte tenu des circonstances spéciales de la présente affaire.
C. La norme de contrôle applicable
[35] Si le tribunal avait respecté les limites de sa compétence en accordant l’ajournement, il ne fait aucun doute que la norme de contrôle applicable serait celle de la décision raisonnable. Dans l’arrêt Prassad c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 1 R.C.S. 560, la Cour suprême a énoncé clairement [à la page 569] que les tribunaux administratifs doivent être en mesure de contrôler leurs propres procédures; ainsi, elle a conclu que l’ajournement d’une procédure relevait tout à fait du leurs pouvoirs discrétionnaires (sous réserve, évidemment, des règles d’équité).
[36] Toutefois, dans la présente affaire, il ne s’agit pas tellement de déterminer si le tribunal a correctement tenu compte des facteurs exposés au paragraphe 43(2) des Règles de la Section de l’immigration avant d’accorder l’ajournement, mais plutôt de déterminer s’il avait compétence pour accorder cet ajournement ou s’il a outrepassé sa compétence lorsqu’il a accordé l’ajournement en tenant compte de considérations non pertinentes. Il s’agit clairement d’une question de compétence pour laquelle la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte.
[37] Même s’il était possible de présenter la question de manière vraisemblable comme ayant trait à l’interprétation correcte du paragraphe 128(5) de la LSCMLC, il faudrait tout de même se reporter à la norme de la décision correcte. Il ne s’agit clairement pas d’une question se rapportant à la loi constitutive du tribunal et elle ne relève pas de son domaine d’expertise spécialisée.
[38] Par conséquent, la Cour n’a pas à faire preuve de retenue à l’égard de la décision du tribunal, et doit se fier à sa propre analyse de la question faisant l’objet d’un litige entre les parties. Comme l’a déclaré la Cour suprême dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 50 :
La cour de révision qui applique la norme de la décision correcte n’acquiesce pas au raisonnement du décideur; elle entreprend plutôt sa propre analyse au terme de laquelle elle décide si elle est d’accord ou non avec la conclusion du décideur. En cas de désaccord, elle substitue sa propre conclusion et rend la décision qui s’impose. La cour de révision doit se demander dès le départ si la décision du tribunal administratif était la bonne.
La décision d’ajourner pour une période de 13 mois était‑elle correcte?
[39] Une fois qu’un rapport établi en vertu de l’article 44 est acheminé à la Section de l’immigration pour enquête, conformément au paragraphe 162(2) et à l’alinéa 173b) de la LIPR, il faut procéder à l’enquête avec célérité, dans la mesure où les circonstances et les considérations d’équité et de justice naturelle le permettent, et dans les meilleurs délais. Le rôle du tribunal à l’enquête consiste uniquement à tirer des conclusions de fait. Si le commissaire conclut que la personne est visée par l’alinéa 36(1)a) de la LIPR, alors il doit, en application de l’alinéa 45d) de la LIPR et de l’alinéa 229(1)c) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, prendre une mesure d’expulsion contre cette personne.
[40] Il s’agit de la conclusion que le tribunal a tirée dans la présente affaire. Le tribunal a reconnu que, une fois qu’aurait commencé l’enquête visant à déterminer si le défendeur est interdit de territoire pour grande criminalité au sens de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR, le déroulement de l’affaire serait simple puisque les documents soumis à le tribunal par le défendeur attestaient qu’il purgeait une peine de sept ans et dix mois à la suite d’une condamnation au Canada pour importation de cocaïne.
[41] Pourtant, le tribunal a clairement indiqué que sa décision d’accorder l’ajournement reposait essentiellement sur son désir de permettre au défendeur de demeurer auprès de sa famille et de tirer parti de sa semi-liberté jusqu’à ce que son renvoi soit possible. C’est ce qui ressort clairement des deux paragraphes suivants de la décision :
Dans la majorité des affaires liées à l’immigration où le ministre demande la prise d’une mesure de renvoi, je conviens qu’un règlement rapide de l’affaire est la voie raisonnable à suivre, mais, dans le cas présent, il n’y a aucun besoin pressant à instruire l’enquête. Comme le ministre ne subit aucun préjudice, puisqu’un renvoi ne peut être exécuté pour l’instant et que le seul effet de la procédure serait de retourner M. Fox en prison, le fait d’exiger que l’affaire soit instruite semble revêtir une certaine qualité punitive inutile. Aller de l’avant dans ce cas ne semble être qu’une question de commodité administrative, comme si le processus éclipsait les personnes dans tous les cas.
Dans le présent cas, la demande d’ajournement devient une question d’équilibre entre l’intérêt public et l’intérêt de la personne à l’égard de sa liberté. Si le ministre insiste pour que soient remplis les objectifs de la loi, je note que, tandis qu’il est en liberté, M. Fox peut demeurer avec son épouse et son fils, ce qui sert non seulement l’intérêt supérieur de l’enfant, mais préserve aussi la réunification familiale.
[42] Il s’agit manifestement de considérations d’ordre humanitaire valables. Or, le tribunal n’a pas le pouvoir discrétionnaire de prendre en considération ces facteurs à l’enquête. C’est plutôt à l’étape de la rédaction du rapport sur l’interdiction de territoire en vertu du paragraphe 44(1) ou du renvoi à la Section de l’immigration en vertu du paragraphe 44(2) de la LIPR qu’il faut tenir compte de ces considérations. Le juge Barnes a récemment réitéré ce point comme suit (Wajaras c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 200, au paragraphe 11) :
La jurisprudence révèle que, dans le cadre de la procédure portant sur la question de savoir si un résident permanent est interdit de territoire, ce n’est que lors de la préparation du rapport d’interdiction de territoire établi en vertu du paragraphe 44(1) de la LIPR ou que lorsque le ministre défère une affaire à la Section de l’immigration en vertu du paragraphe 44(2) de la LIPR qu’il existe quelque pouvoir discrétionnaire que ce soit qui permet l’examen des facteurs atténuants ou aggravants ou bien des motifs d’ordre humanitaire : voir Hernandez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 429, 271 F.T.R. 257 [. . .] dès que la Section de l’immigration est saisie de l’affaire, la seule question qu’elle doit trancher est de savoir si la personne est interdite de territoire pour grande criminalité. L’enquête de la Section de l’immigration n’est pas l’occasion d’effectuer un examen des motifs d’ordre humanitaire ou d’examiner l’équité ou bien la proportionnalité des conséquences qui découlent de la mesure d’expulsion. Ces conséquences résultent inévitablement de l’application de la loi, et la Section de l’immigration n’a aucun pouvoir discrétionnaire de les atténuer.
[43] Le défendeur a raison de signaler que l’alinéa 43(2)i) des Règles de la Section de l’immigration autorise le tribunal à se demander si le fait d’accueillir la demande d’ajournement « causerait vraisemblablement une injustice ». Le défendeur soutient que, pour ce motif, le tribunal était justifié de prendre en considération les circonstances exceptionnelles portées à son attention, notamment le fait que le défendeur était déjà en liberté, n’était pas considéré comme une menace pour le public, ne se soustrairait vraisemblablement pas aux procédures d’immigration, était marié à une citoyenne canadienne et avait un enfant de neuf ans atteint d’hyperactivité avec déficit de l’attention.
[44] Toutefois, il ne faut pas interpréter ce paragraphe dans l’abstrait, mais plutôt en contexte. Tous les alinéas du paragraphe 43(2) des Règles de la Section de l’immigration, ainsi que le paragraphe 162(2) de la LIPR, portent sur les exigences procédurales visant à assurer que l’audience elle-même se déroule de manière équitable. L’« injustice » à laquelle renvoie l’alinéa 43(2)i) ne peut s’étendre aux conséquences de la décision définitive sur le fond rendue au terme de l’audience (c’est-à-dire la prise d’une mesure de renvoi).
[45] À vrai dire, il n’y a pas de différence substantielle entre les faits de l’espèce et la situation examinée par la Cour d’appel dans l’arrêt Han, précité. Dans cette affaire, le défendeur avait été admis au Canada à titre de résident permanent à la condition qu’il se marie dans un délai de 90 jours. Le mariage n’a pas eu lieu et un rapport signalant qu’il avait contrevenu aux conditions rattachées à son droit d’établissement a été soumis au ministre. Lorsque l’enquête a repris, le 7 juin 1983, après plusieurs ajournements le défendeur a demandé un ajournement en attendant le traitement de sa demande de citoyenneté; selon la Loi sur l’immigration de 1976 [S.C. 1976-77, ch. 52] en vigueur à l’époque, il répondait aux exigences de la Loi sur la citoyenneté [S.C. 1974-75-76, ch. 108] et pouvait prétendre de plein droit à la citoyenneté puisqu’il avait conservé son statut de résident permanent malgré la non-observation de la condition. À l’époque, le paragraphe 35(1) du Règlement sur l’immigration de 1978, DORS/78-172, précisait que l’arbitre qui préside l’enquête « peut l’ajourner à tout moment afin de veiller à ce qu’elle soit complète et régulière ». L’ajournement a été refusé, mais le juge de première instance a annulé ce refus au motif que la décision d’accorder ou de refuser un ajournement relevait toujours du pouvoir discrétionnaire, et que ce pouvoir discrétionnaire devait s’exercer de manière équitable ou conformément aux principes de la justice naturelle [Han (Re), [1983] A.C.F. no 600 (1re inst.) (QL)]. Il a conclu que le refus d’accorder l’ajournement était inéquitable parce qu’il mènerait vraisemblablement à la prise d’une mesure d’expulsion qui compromettrait le droit du défendeur de devenir citoyen canadien.
[46] La Cour d’appel a infirmé cette décision au motif que le juge de première instance avait mal interprété le paragraphe 35(1) du Règlement sur l’immigration de 1978. Les trois juges, dans des motifs distincts, sont arrivés à la conclusion que l’arbitre n’avait pas compétence pour accorder l’ajournement dans le but de permettre le traitement de la demande de citoyenneté, et que le juge de première instance avait commis une erreur en présumant qu’il avait cette compétence. Ils ont convenu que la décision d’accorder ou de refuser un ajournement ne relève pas toujours d’un pouvoir discrétionnaire illimité. La Cour d’appel a conclu que la raison pour laquelle le demandeur avait demandé l’ajournement dans cette affaire n’avait rien à voir avec la tenue plus équitable de l’enquête, mais visait plutôt à assurer que l’enquête n’ait jamais lieu. Manifestement, cela ne relevait pas de la compétence de l’arbitre. En ce qui a trait à la notion d’équité sur laquelle reposait le raisonnement du juge de première instance, la Cour d’appel a formulé les observations suivantes (Han, précité, à la page 987) :
La notion juridique d’équité (fairness), sur laquelle repose tout ledit raisonnement, ne me semble pas avoir été prise dans son sens véritable. Cette notion d’équité, développée et appliquée par les organes de contrôle chargés d’examiner des décisions purement administratives, vise des exigences de procédure, à l’instar d’ailleurs de la notion plus large de justice naturelle, dont elle est partie intégrante; elle concerne le cheminement suivi par le tribunal pour arriver à sa décision et non pas le fond de la décision. Bien entendu, le tribunal a l’obligation stricte d’agir de bonne foi, dans les limites prescrites par la loi qui lui confère sa compétence et, pour des raisons pertinentes, il doit, comme on le dit généralement, exercer sa discrétion, « de façon judiciaire »; mais l’opportunité et le caractère équitable de la décision sont entièrement laissés à son appréciation. Il ressort des motifs du premier juge que « l’élément d’iniquité » qu’il voyait concernait la décision elle-même à cause du préjudice qu’elle pouvait causer à l’intimé; cette « iniquité » n’avait rien à voir avec la façon dont l’arbitre était arrivé à sa conclusion.
[47] Le même raisonnement doit s’appliquer dans la présente affaire. Comme je l’ai dit précédemment, la question à trancher à l’enquête est la suivante : le défendeur est-il interdit de territoire pour grande criminalité? Pour trancher cette question, il n’est pas pertinent de tenir compte des conséquences qui s’ensuivraient de la conclusion qu’il est interdit de territoire. Ces conséquences ont été établies par le législateur qui a cru bon de reporter l’admissibilité des contrevenants étrangers à la semi-liberté et aux permissions de sortir sans escorte jusqu’à ce qu’ils aient purgé la période d’exemplarité de leur peine. On peut disconvenir d’une telle politique, mais il n’est pas du ressort du tribunal (ni, à vrai dire, de la Cour) d’ignorer la volonté du législateur en la contournant au moyen d’une ordonnance d’ajournement qui, à toutes fins pratiques, aurait pour effet de rendre le paragraphe 128(5) [de la LSCMLC] inopérant et sans effet. Par conséquent, je suis d’avis que le tribunal a outrepassé sa compétence.
[48] Dans ses observations écrites, le défendeur a également laissé entendre qu’il y avait peut-être un abus de pouvoir dans la mesure où le demandeur insistait de manière inappropriée pour que le défendeur soit réincarcéré même s’il ne constitue pas une menace pour le public ou n’est pas susceptible de s’enfuir. Son avocat n’a pas insisté sur cette question à l’audience, et avec raison. La Cour fédérale a déjà examiné cette question dans la décision Wajaras, précitée, et a conclu qu’elle était dépourvue de fondement. Il n’est certainement pas contraire aux intérêts de la justice que le ministre insiste, même de façon répétée, pour qu’une loi du Parlement soit respectée.
[49] Pour tous les motifs exposés ci-dessus, la présente demande de contrôle judiciaire est par conséquent accueillie. À l’audience, l’avocat du défendeur a demandé l’autorisation de soumettre une question à la certification après avoir pris connaissance de mes motifs. Je lui ai accordé cette autorisation et, par conséquent, je lui accorde sept jours après la publication des présents motifs pour rédiger toute question qui, à son avis, devrait être certifiée. S’il décide de soumettre une telle question, le demandeur disposera à son tour d’une période de sept jours pour soumettre une réponse.
JUGEMENT
LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. Une ordonnance distincte sera prononcée concernant la certification d’une ou de plusieurs questions.