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Référence :

Pathmanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration),

2009 CF 885, [2010] 3 R.C.F. 395

IMM-1187-09

IMM-1185-09

IMM-1187-09

IMM-1185-09

2009 CF 885

Sathiyakrishna Pathmanathan (demandeur)

c.

Le Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (défendeur)

Répertorié : Pathmanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (C.F.)

Cour fédérale, juge Kelen—Toronto, 2 septembre; Ottawa, 9 septembre 2009.

Citoyenneté et Immigration — Exclusion et renvoi — Renvoi de réfugiés — Contrôle judiciaire de deux décisions d’une agente d’immigration rejetant la demande d’examen des risques avant renvoi du demandeur et sa demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire présentée en application de l’art. 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés — Le demandeur, un jeune homme tamoul originaire du Nord du Sri Lanka, était un demandeur d’asile débouté — L’agente d’immigration s’était fondée sur une décision du Tribunal d’asile et d’immigration du Royaume-Uni et avait conclu que le demandeur ne serait pas exposé à un risque s’il se réinstallait à Colombo — L’agente s’était aussi fondée sur de nouvelles sources d’information décrivant des changements importants dans la situation au Sri Lanka, notamment la fin de la guerre civile et la diminution du risque pour les Tamouls — L’agente a manqué à l’équité procédurale en omettant d’informer le demandeur du fait qu’elle se fondait sur de nouvelles sources d’information et de lui donner la possibilité d’y répondre — En outre, l’agente a manqué à l’équité procédurale en ne donnant pas au demandeur la possibilité de réagir au fait qu’elle s’était basée sur une décision du Tribunal d’asile et d’immigration du Royaume-Uni  — La décision du Tribunal constituait un élément préjudiciable et important qui influait sur l’issue du dossier du demandeur — La jurisprudence ne devrait pas être utilisée comme une preuve de la situation du pays — De même, il était déraisonnable de la part de l’agente de rendre les décisions avant que la guerre soit terminée — Demandes accueillies.

Droit administratif L’agente d’immigration s’était fondée sur une décision du Tribunal d’asile et d’immigration du Royaume-Uni comme preuve pour rejeter la demande d’examen des risques avant renvoi et la demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire — La décision d’un tribunal administratif n’est pas une preuve, mais plutôt un examen judiciaire ou quasi judiciaire de la preuve produite par des témoins.

Il s’agissait de demandes de contrôle judiciaire de deux décisions d’une agente d’immigration, qui a rejeté la demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) du demandeur et sa demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire (CH) présentée en application de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Le demandeur était un jeune homme tamoul originaire du Nord du Sri Lanka dont la demande d’asile avait été rejetée. Dans ses demandes, qui ont d’abord été soumises en 2004 puis mises à jour à l’occasion, le demandeur prétendait qu’il serait exposé à un risque de la part des Tigres de libération de l’Eelam tamoul, des milices pro-gouvernement et du gouvernement à Colombo en raison de sa détention antérieure par le gouvernement. L’agente d’immigration a rendu ses décisions au début de 2009. Pour en arriver à ses décisions, elle s’était fondée sur une décision du Tribunal d’asile et d’immigration du Royaume-Uni, qui avait conclu que des organisations non gouvernementales aidaient les Tamouls du Nord qui se réinstallaient à Colombo après avoir été déboutés de leur demande d’asile au Royaume-Uni. L’agente a donc conclu que le demandeur ne serait pas exposé à un risque ou à des difficultés excessives s’il se réinstallait à Colombo, et que la ville satisfaisait au critère à deux volets en tant que possibilité de refuge intérieur viable.

Les questions à trancher étaient celles de savoir si l’agente d’immigration avait manqué à son obligation d’équité en ne donnant pas au demandeur l’occasion de se faire entendre sur les événements importants qui s’étaient déroulés au Sri Lanka à la fin de 2008 et au début de 2009 et en se fondant sur la décision du Tribunal d’asile et d’immigration du Royaume-Uni, décision qui n’avait pas été communiquée au demandeur, et de savoir si elle avait correctement tenu compte de tous les éléments de preuve.

Jugement : les demandes doivent être accueillies.

L’équité procédurale exigeait que l’agente informe le demandeur du fait qu’elle se fondait, pour tirer ses conclusions, sur de nouvelles sources d’information, notamment trois articles de la British Broadcasting Corporation qui dataient du début de 2009 et qui décrivaient des changements importants dans la situation au Sri Lanka. Ces articles établissaient la fin imminente de la guerre civile et la diminution du risque pour un Tamoul comme le demandeur. L’agente aurait dû donner au demandeur la possibilité de répondre à ces renseignements et son omission de le faire constituait un manquement à l’obligation d’équité.

L’agente a violé le droit du demandeur à l’équité procédurale lorsqu’elle ne lui a pas donné la possibilité de réagir au fait qu’elle s’était basée sur une décision du Tribunal d’asile et d’immigration du Royaume-Uni, décision qui n’avait pas été communiquée au demandeur. Cette décision a été considérée par la Haute Cour de justice du Royaume-Uni comme n’étant pas une décision de principe sur le risque pour les Tamouls au Sri Lanka. La décision était un « élément préjudiciable et important qui a eu une incidence sur l’issue du dossier [du demandeur] ». Les conclusions sur l’évaluation du risque dans cette décision signifiaient, aux yeux de l’agente, une diminution du risque de détention en cas de retour au Sri Lanka. La jurisprudence ne devrait pas être utilisée comme une preuve de la situation du pays. La décision d’un tribunal administratif n’est pas une preuve, mais plutôt un examen judiciaire ou quasi judiciaire de la preuve produite par des témoins, qui peuvent ne pas être les meilleures autorités sur un sujet précis.

Il était déraisonnable qu’en février 2009 l’agente d’immigration rende de telles décisions ERAR et CH parce que la guerre avait seulement commencé trois mois plus tôt. Comme la situation au Sri Lanka était instable et dangereuse, en particulier lorsqu’il s’agissait des Tamouls, il était déraisonnable de rendre de telles décisions avant que la guerre soit terminée.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 25 (mod. par L.C. 2008, ch. 28, art. 117).

JURISPRUDENCE CITÉE

décisions appliquées :

Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, 329 R.N.-B. (2e) 1; Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817; Mancia c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 3 C.F. 461 (C.A.).

décisions examinées :

Ramanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 843; AN & SS (Tamils – Colombo – risk?) Sri Lanka CG, [2008] UKAIT 00063; NA c. Royaume-Uni (2009), 48 E.H.R.R. 15 (C.E.D.H.); SS (Sri Lanka), R (on the application of) v. Secretary of State for the Home Department, [2009] EWHC 223 (Admin).

décisions citées :

Sketchley c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, [2006] 3 R.C.F. 392; Christopher c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 964; Erdogu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 407.

DEMANDES de contrôle judiciaire de deux décisions d’une agente d’immigration, qui a rejeté la demande d’examen des risques avant renvoi du demandeur et sa demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire présentée en application de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Demandes accueillies.

ONT COMPARU

Micheal T. Crane pour le demandeur.

Judy Michaely pour le défendeur.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Micheal Crane, Toronto, pour le demandeur.

Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par

[1] Le juge Kelen : Il s’agit de deux demandes de contrôle judiciaire présentées à l’égard de deux décisions défavorables rendues par une agente d’immigration (l’agente), les 3 et 4 février 2009, décisions portant respectivement sur la demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) et la demande, présentée en application de l’article 25 [mod. par L.C. 2008, ch. 28, art. 117] de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR), de prise en compte de considérations d’ordre humanitaire (les CH).

LES FAITS

Le contexte

[2] Le demandeur, âgé de 33 ans, est un citoyen du Sri Lanka. Il n’a pas d’enfant. Le demandeur habite avec son frère, l’épouse de son frère et leurs deux enfants.

[3] Le demandeur est entré aux États‑Unis le 15 janvier 2000 et il y a présenté une demande d’asile. Ensuite, le demandeur est entré au Canada le 15 avril 2000, avant que sa demande d’asile ait pu être examinée aux États‑Unis. Le demandeur a alors présenté une demande d’asile au Canada.

[4] Le 22 mai 2001, un tribunal de la Section du statut de réfugié de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a entendu la demande d’asile du demandeur. Le fondement de la demande d’asile du demandeur était sa crainte de persécution du fait de sa race, des opinions politiques qui lui étaient attribuées et de son appartenance à un groupe social particulier. Le demandeur a allégué que l’armée sri-lankaise, la police et les Tigres de libération de l’Eelam tamoul (TLET) l’avaient persécuté parce qu’il était un jeune homme tamoul originaire du Nord du Sri Lanka.

[5] Le 11 juillet 2001, la Commission a rejeté la demande d’asile du demandeur. La Commission a conclu que le demandeur n’était pas crédible, qu’il n’était pas digne de foi et qu’il n’avait pas été en mesure de produire des éléments de preuve crédibles selon lesquels il avait vécu dans le Nord. Ainsi, la Commission ne pouvait pas reconnaître le demandeur comme étant « un jeune homme tamoul » originaire du Nord du Sri Lanka, allégation qui était à la base de la demande d’asile du demandeur (motifs de la Commission, à la page 4).

[6] Le 6 novembre 2001, la Cour a rejeté la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision de la Commission.

[7] Le 19 mars 2004, s’appuyant sur l’article 25 de la LIPR, le demandeur a déposé une demande de résidence permanente fondée sur les CH. Aucun affidavit n’a été déposé à l’appui de cette demande CH en 2004. Plutôt, le demandeur a renvoyé l’agent à l’exposé circonstancié de son Formulaire de renseignements personnels (FRP) et aux observations de son avocat. Dans ses observations, le demandeur déclarait que sa demande CH était basée sur son solide dossier d’emploi, ses activités de bénévole, ses liens familiaux au Canada et les risques qu’il courrait en cas de retour au Sri Lanka.

[8] Le 8 avril 2004, le demandeur a déposé une demande d’ERAR. La demande d’ERAR était basée sur son risque en cas de retour au Sri Lanka en tant que jeune homme tamoul originaire du Nord du pays. Le demandeur a déposé un affidavit à l’appui de sa demande d’ERAR en 2004. Dans son affidavit, il déclare craindre d’être arrêté, détenu et torturé par les forces gouvernementales, les milices pro‑gouvernement et les TLET. La crainte du demandeur d’être détenu par les forces gouvernementales est basée sur un incident survenu en 2000, lorsqu’il a été détenu par les forces gouvernementales pendant cinq jours. Le demandeur déclare aussi craindre d’être la cible d’extorsion et d’enlèvement parce qu’il a vécu au Canada pendant plusieurs années et parce qu’il a un frère qui est établi ici.

[9] Le demandeur a déposé des mises à jour de ses deux demandes, le 22 mai 2007 et le 23 septembre 2008.

[10] Dans la mise à jour du 22 mai 2007 de ses demandes d’ERAR et CH, le demandeur a présenté de nouveaux affidavits. Dans ses affidavits, il a déclaré qu’il voulait être admis au Canada pour des motifs d’établissement, de risques, de difficultés injustifiées et de réunification familiale. Les affidavits du demandeur décrivent les piètres conditions en matière de sécurité et de droits de la personne à Colombo, ainsi que les risques d’arrestation et d’extorsion auxquels il pourrait être exposé en cas de retour.

[11] Dans sa mise à jour de 2007, le demandeur a présenté un affidavit de son frère, lequel déclarait que le demandeur n’aurait personne vers qui se tourner en cas de retour au Sri Lanka et que son identité en tant que jeune homme tamoul originaire du Nord l’obligerait à se cacher et à survivre sans travail substantiel. Le frère du demandeur a en outre déclaré que le fait d’être séparé de sa famille constituerait une difficulté excessive pour le demandeur parce qu’il s’entend très bien avec ses deux jeunes nièces et qu’il a vécu avec elles pendant environ six années.

[12] Le 23 septembre 2008, le demandeur a déposé de nouveaux affidavits signés par lui‑même et par son frère pour mettre à jour ses demandes d’ERAR et CH.

[13] Dans l’affidavit de la mise à jour de 2008, le demandeur a expliqué qu’il serait exposé à un risque de la part des TLET, des milices pro‑gouvernement, et du gouvernement de Colombo, parce que dans le passé, il avait été détenu par les forces gouvernementales et qu’il ne pouvait pas établir qu’il avait une raison valable de vivre à Colombo. Le demandeur a aussi déclaré qu’il ne pouvait ni vivre ni travailler nulle part ailleurs que dans le Nord instable, parce qu’il faut avoir, au Sri Lanka, une raison valable de vivre dans une région dont on n’est pas originaire.

[14] Dans l’affidavit de sa mise à jour de 2008, le frère du demandeur s’est fait l’écho des préoccupations du demandeur sur l’impossibilité de se réinstaller quel que soit l’endroit dans le Sud ou le Centre du Sri Lanka lorsqu’on n’a pas de raison valable de le faire.

[15] L’agente d’immigration a rendu sa décision ERAR le 3 février 2009, et sa décision CH le 4 février 2009.

Les décisions soumises au contrôle

La décision ERAR

[16] À la page 4 de la décision ERAR, l’agente d’immigration a déclaré que le demandeur n’avait pas été en mesure de réfuter les conclusions défavorables de la Commission relatives à la crédibilité, en ce qui avait trait au profil allégué du demandeur en tant que jeune homme tamoul originaire du Nord du Sri Lanka qui a vécu à Jaffna.

[17] L’agente a ensuite examiné la situation actuelle au Sri Lanka. L’agente a examiné plusieurs rapports sur la situation du pays et des articles de journaux. L’agente s’est fondée sur une décision du Tribunal d’asile et d’immigration du Royaume‑Uni, qui avait conclu que des organisations non gouvernementales offraient de l’aide aux Tamouls du Nord qui se réinstallaient à Colombo après avoir été déboutés de leur demande d’asile au Royaume‑Uni (décision ERAR, à la page 4).

[18] À la page 7 de la décision ERAR, l’agente a conclu que le demandeur ne serait pas exposé à un risque s’il se réinstallait à Colombo, et que la ville satisfaisait au critère à deux volets en tant que possibilité de refuge intérieur viable [PRI] :

[traduction] La lecture de la preuve documentaire objective actuelle me convainc que le demandeur ne sera pas exposé à une sérieuse possibilité de persécution à Colombo, et qu’il ne sera ni déraisonnable ni excessivement difficile pour lui de se réinstaller dans cette ville. Il ressort de la preuve que si cela était nécessaire pour le demandeur, il disposerait de la protection de la police à Colombo, et que des ONG et d’autres organisations peuvent aider le demandeur dans sa réinstallation dans cette ville, à son retour au pays.

La décision CH

[19] La décision CH est fondée sur la même preuve objective que celle citée dans la décision ERAR. L’agente a conclu que se prévaloir de la possibilité de refuge intérieur à Colombo n’entraînerait pas des difficultés excessives pour le demandeur. À la page 4 de la décision CH, l’agente a déclaré qu’il n’y avait pas de preuve qui étaye l’argument du demandeur selon lequel il ne pouvait pas se réinstaller à Colombo ou qu’il serait détenu par le gouvernement à son retour.

[20] L’agente a conclu que les difficultés associées au risque de retour au Sri Lanka ne sont ni inhabituelles ni excessives ni disproportionnées pour le demandeur.

Les questions en litige

[21] Le demandeur soulève les questions suivantes en l’espèce :

1. L’agente a‑t‑elle commis une erreur de droit, a‑t‑elle commis une erreur de fait ou une erreur quant à l’équité ou a‑t‑elle outrepassé sa compétence?

2. L’agente a‑t‑elle commis une erreur de droit, a‑t‑elle commis une erreur de fait ou une erreur quant à l’équité ou a‑t‑elle outrepassé sa compétence relativement à la conclusion selon laquelle il existe une PRI en se fondant sur la décision du tribunal du Royaume‑Uni?

[22] J’ai reformulé ces questions de la façon suivante :

a. L’agente d’immigration a‑t‑elle manqué à l’obligation d’équité procédurale lorsqu’elle n’a pas donné au demandeur l’occasion de se faire entendre sur les événements importants qui s’étaient déroulés au Sri Lanka à la fin de 2008 et au début de 2009?

b. L’agente d’immigration a‑t‑elle manqué à l’obligation d’équité procédurale lorsqu’elle s’est fondée sur la décision du Tribunal d’asile et d’immigration du Royaume-Uni, décision qui n’avait pas été communiquée au demandeur?

c. L’agente d’immigration a‑t‑elle correctement pris en compte tous les éléments de preuve?

LA NORME DE CONTRÔLE

[23] Dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, la Cour suprême du Canada a réexaminé le nombre des diverses normes de contrôle et leurs définitions, de même que le processus analytique utilisé pour déterminer la norme appropriée dans une situation donnée. En conséquence de l’arrêt Dunsmuir, la décision manifestement déraisonnable a été éliminée comme norme de contrôle et les cours de révision doivent maintenant se limiter à deux normes de contrôle seulement, la raisonnabilité et la décision correcte. Dans l’arrêt Dunsmuir, la Cour suprême a aussi décidé que, lorsque le type de la décision examinée a déjà été analysé de façon approfondie par la jurisprudence, les décisions ultérieures peuvent se baser sur la norme de contrôle déjà établie.

[24] Les deux premières questions sont relatives à l’équité procédurale. Il est de droit constant que les questions d’équité procédurale sont susceptibles de contrôle selon la décision correcte (voir Sketchley c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, [2006] 3 R.C.F. 392).

[25] La troisième question a trait à la raisonnabilité de la décision de l’agente d’ERAR et à la question de savoir si l’agente a bien pris en compte tous les éléments de preuve lorsqu’elle est arrivée à sa décision. Au paragraphe 62 de l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, la Cour suprême du Canada a établi que la décision raisonnable simpliciter était la norme appropriée pour le contrôle des décisions portant sur les demandes CH.

[26] Il ressort clairement de l’arrêt Dunsmuir, précité, que de telles questions doivent être contrôlées au regard de la raisonnabilité : voir Christopher c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 964; Ramanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 843; Erdogu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 407.

[27] En examinant les décisions de l’agente au regard de la raisonnabilité, la Cour examinera « la justification de la décision, […] la transparence et […] l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu[e] l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 47).

ANALYSE

Première question : L’agente d’immigration a‑t‑elle manqué à l’obligation d’équité procédurale lorsqu’elle n’a pas donné au demandeur l’occasion de se faire entendre sur les événements importants qui s’étaient déroulés au Sri Lanka à la fin de 2008 et au début de 2009?

[28] Dans la décision ERAR, l’agente a fait des commentaires sur l’évolution récente de la guerre civile au Sri Lanka. À la page 5 des motifs de la décision ERAR, l’agente a déclaré ce qui suit :

[traduction] Depuis le début de janvier 2009, les rebelles ont perdu leur capitale de fait, Kilinochchi, Elephant Pass, une bande de terre qui lie la péninsule de Jaffna à la partie principale de l’île et, récemment, la ville côtière de Mullaitivu, qui servait comme l’une de leurs principales bases militaires. (BBC, Winning war and peace in Sri Lanka, 2009) BBC, Gagner la guerre et la paix au Sri Lanka, 2009. Ces événements marquent une nouvelle phase dans les combats entre les forces de sécurité et les rebelles des Tigres tamouls. En plus de l’aide des donateurs internationaux, la chute de Kilinochchi a favorisé la reconstruction de certains des immeubles publics détruits par des années d’intenses combats. De nouveaux magasins ont ouvert leurs portes, les produits des régions périphériques ont commencé à arriver au marché local, et la réouverture de l’autoroute A9 a permis de relier la ville au reste du pays. (BBC, Key loss will test Tiger Tamils, 2009) BBC, Des pertes importantes mettront les Tigres tamouls à l’épreuve, 2009. Avec ses avancées à l’Est du pays en 2007, et les progrès dans le Nord en 2008, la majeure partie du Sri Lanka est maintenant sous le contrôle du gouvernement (BBC, Q&A: Sri Lanka Crisis, 2009) BBC, Questions et réponses : la crise au Sri Lanka, 2009.

[29] Dans son affidavit, le demandeur déclare qu’il n’y a pas eu de communication de la part de l’agente d’ERAR jusqu’à ce qu’il reçoive la décision définitive. Le demandeur est en désaccord avec l’agente sur la situation actuelle, en particulier sur l’état de l’autoroute A9 et la situation des Tamouls au Sri Lanka. Selon lui, la situation s’est détériorée depuis le début de la dernière phase des combats, à la fin de 2008.

[30] Le demandeur allègue que l’agente a commis une erreur lorsqu’elle ne lui a pas donné la possibilité de présenter des observations et de déposer des éléments de preuve relativement à la [traduction] « nouvelle phase » de la guerre civile au Sri Lanka, qui fait référence aux combats de la fin de 2008 et du début de 2009. Le demandeur soutient qu’il y a eu manquement à l’obligation d’équité parce que l’agente a pris en compte l’état de faiblesse des TLET pour conclure que le risque pour le demandeur avait faibli. Si le demandeur avait su que l’agente s’apprêtait à tirer une telle conclusion au vu de la récente évolution de la situation, il soutient qu’il aurait déposé des éléments de preuve pour établir que le risque à l’égard des hommes et des civils tamouls demeurait le même, voire qu’il avait en fait augmenté.

[31] Le demandeur invoque l’arrêt Mancia c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 3 C.F. 461 (C.A.). Au paragraphe 27 de l’arrêt Mancia, le juge Décary a précisé le droit en matière d’obligation de communiquer au demandeur les changements survenus :

a) l’équité n’exige pas que l’agent chargé de la révision des revendications refusées divulgue, avant de trancher l’affaire, les documents invoqués provenant de sources publiques relativement aux conditions générales en vigueur dans un pays, s’ils étaient accessibles et s’il était possible de les consulter dans les Centres de documentation au moment où le demandeur a présenté ses observations;

b) l’équité exige que l’agent chargé de la révision des revendications refusées divulgue les documents invoqués provenant de sources publiques relativement aux conditions générales en vigueur dans un pays, s’ils sont devenus accessibles et s’il est devenu possible de les consulter après le dépôt des observations du demandeur, à condition qu’ils soient inédits et importants et qu’ils fassent état de changements survenus dans la situation du pays qui risquent d’avoir une incidence sur sa décision. [Non souligné dans l’original.]

Le juge Décary a conclu que lorsqu’on tranche la question de savoir si l’équité requiert la communication, on doit tenir compte des facteurs suivants (arrêt Mancia, précité, au paragraphe 23) :

[…] a) la nature de la procédure et les règles en vertu desquelles agit le décideur; b) le contexte de la procédure; et c) la nature des documents en cause dans la procédure.

[32] Selon moi, l’arrêt Mancia, précité, exige la communication des documents produits après le dépôt par le demandeur de la mise à jour de ses observations, documents qui font état de changements survenus dans la situation générale du pays et qui ont une incidence sur les décisions ERAR et CH.

[33] L’agente s’est basée sur trois reportages de la BBC [British Broadcasting Corporation] qui datent du début de 2009 et qui décrivent des changements importants dans la situation au Sri Lanka qui ont eu une incidence sur la décision de l’agente. Le demandeur soutient que l’agente a conclu que l’effondrement imminent des TLET diminuait le risque pour le demandeur. Il est allégué que s’il avait obtenu communication de ces reportages, il aurait pu répondre par le dépôt d’éléments de preuve supplémentaires qui établissaient que le risque pour les hommes ou les civils tamouls n’avait pas diminué, et que l’autoroute principale qui mène à Jaffna, l’autoroute A9, n’avait en fait pas rouvert.

[34] Le demandeur a raison lorsqu’il souligne que les articles en cause font état de changements importants dans la situation au Sri Lanka. La guerre civile semblait arriver à sa fin, selon les nouveaux documents de la BBC. Le passage du Sri Lanka de pays aux prises avec une longue guerre civile qui a duré des décennies à un pays normal est un important changement et une nouveauté dans la situation du pays. L’équité procédurale exigeait que l’agente informe le demandeur du fait qu’elle se fondait sur ces nouvelles sources d’information, qui établissaient la fin imminente de la guerre civile et la diminution du risque pour un Tamoul comme le demandeur, et qu’elle donne au demandeur la possibilité de répondre. Il s’agit d’un manquement à l’obligation d’équité.

Deuxième question : L’agente d’immigration a‑t‑elle manqué à l’obligation d’équité procédurale lorsqu’elle s’est fondée sur la décision du Tribunal d’asile et d’immigration du Royaume‑Uni, décision qui n’avait pas été communiquée au demandeur?

[35] L’agente s’est fondée sur une décision du Tribunal d’asile et d’immigration du Royaume‑Uni, dans l’affaire AN & SS (Tamils – Colombo – risk?) Sri Lanka CG, [2008] UKAIT 00063, à l’appui à la fois de la décision ERAR et de la décision CH. L’agente a reproduit des extraits de cette décision aux pages 6 et 7 de la décision ERAR, et à la page 4 de la décision CH. L’agente a cité l’évaluation du risque faite dans la décision AN & SS, où l’on déclarait que la réinstallation à Colombo, même sans un réseau familial, n’était pas difficile et que le risque de détention était minime pour les activistes de la base ou peu connus, et que même en cas de détention, une telle détention serait sans doute brève.

[36] Il ressort des décisions CH et ERAR que l’agente a invoqué la décision AN & SS à l’appui de la conclusion tirée à la page 4 de la décision CH et de celle tirée à la page 7 de la décision ERAR, à savoir que le risque de persécution à Colombo n’était pas sérieux et que la réinstallation à Colombo ne serait ni déraisonnable ni excessivement difficile si le demandeur se prévalait de la protection de la police locale et faisait appel aux ONG [organisations non gouvernementales] qui aident à la réinstallation des expulsés.

[37] Le demandeur soutient que l’agente a commis une erreur lorsqu’elle s’est fondée sur la décision AN & SS, et qu’elle a commis une erreur lorsqu’elle ne lui a pas donné la possibilité, avant qu’elle rende ses décisions, de réagir au fait qu’elle s’était fondée sur une telle décision.

[38] Il y a un véritable doute en ce qui concerne la validité de la décision AN & SS, qui a été rendue le 10 juin 2008, en tant que décision faisant autorité sur le risque de détention couru par les Tamouls expulsés.

[39] Dans un arrêt rendu le 17 juillet 2008, la Cour européenne des droits de l’homme (C.E.D.H.) est arrivée à une conclusion différente de celle du tribunal britannique. Au paragraphe 145 de NA c. Royaume‑Uni, (2008) no de requête 25904/07 [(2009), 48 E.H.R.R. 15], la C.E.D.H. a conclu qu’il fallait faire preuve de la plus grande précaution lorsque la personne expulsée avait auparavant été détenue, parce que les autorités aéroportuaires du Sri Lanka pouvaient être en mesure d’accéder au casier judiciaire de la personne et que leur intérêt à l’égard d’anciens détenus pouvait fluctuer au fil du temps :

[traduction] Toutefois, la Cour estime qu’il faudrait faire preuve de la plus grande précaution lorsque, comme dans le cas du demandeur, il est admis que l’expulsé avait auparavant été détenu et qu’un casier judiciaire avait été constitué pour consigner cette détention antérieure [] De la même façon, au vu de ses observations aux paragraphes 130 à 136 et 142 ci-dessus, la Cour conclut que l’écoulement du temps ne peut pas être déterminant quant au risque du demandeur sans une évaluation correspondante de la politique générale actuelle des autorités sri‑lankaises [] L’intérêt qu’elles portent à certaines catégories d’expulsés fluctue probablement au fil du temps selon l’évolution de la situation intérieure et cet intérêt peut tout aussi bien s’accroître que s’affaiblir [] La Cour estime qu’il y a un véritable risque que, à l’aéroport, les autorités soient en mesure d’accéder au casier judiciaire du demandeur.

[40] Le 19 janvier 2009, le juge Lloyd Jones, de la Haute Cour de justice, Section du banc de la reine, Cour administrative de Londres, a rendu un jugement important dans le cadre du contrôle judiciaire de décisions du secrétaire d’État du Royaume‑Uni concernant une demande d’asile relative à un Sri Lankais. (Voir sur demande de SS (Sri Lanka), R (on the application of) v. Secretary of State for the Home Department, [2009] EWHC 223 (Admin)). Dans ce jugement, le juge a conclu que la C.E.D.H. avait infirmé la décision AN & SS du Tribunal d’asile et d’immigration du Royaume‑Uni. Sans entrer dans les détails, il suffit de dire que la décision du tribunal britannique sur laquelle l’agente d’immigration s’est basée a par la suite été considérée par la Haute Cour de justice du Royaume‑Uni comme n’étant pas une décision de principe sur le risque pour les Tamouls au Sri Lanka.

[41] Selon moi, l’agente a violé le droit du demandeur à l’équité procédurale lorsqu’elle ne lui a pas donné la possibilité de réagir au fait qu’elle s’était basée sur la décision AN & SS.

[42] La décision AN & SS a été un « élément préjudiciable et important qui a eu une incidence sur l’issue du dossier [du demandeur] » (voir le paragraphe 25 de la décision que j’ai rendue dans l’affaire Ramanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration)). Les conclusions sur l’évaluation du risque dans la décision AN & SS signifiaient, aux yeux de l’agente, une diminution du risque de détention en cas de retour au Sri Lanka.

[43] La Cour estime aussi que la jurisprudence ne devrait pas être utilisée comme une preuve de la situation du pays. La décision d’un tribunal administratif n’est pas une preuve. Il s’agit d’un examen judiciaire ou quasi judiciaire de la preuve produite par des témoins, témoins qui peuvent ne pas être les meilleurs experts ou les meilleures autorités sur un sujet précis. Et c’est bien le cas en l’espèce : la Haute Cour de justice en Angleterre ayant par la suite conclu que la décision du tribunal administratif n’était pas une décision de principe sur le risque actuel.

Troisième question : L’agente d’immigration a‑t‑elle correctement pris en compte tous les éléments de preuve?

[44] Au regard de la raisonnabilité, la Cour conclut qu’il est déraisonnable qu’en février 2009, l’agente d’immigration rende de telles décisions ERAR et CH. Ce mois‑là, la guerre venait de commencer trois mois auparavant et, avec du recul, nous savons que la guerre s’est terminée trois mois plus tard. La situation au Sri Lanka en guerre était instable et dangereuse, en particulier lorsqu’il s’agissait des Tamouls. Il n’était pas raisonnable de rendre de telles décisions avant que « la poussière soit retombée » et que la guerre soit terminée. Ensuite, l’agente d’immigration pouvait évaluer les risques, déterminer le degré de « difficultés » pour le demandeur en cas de retour au Sri Lanka, communiquer au demandeur tout nouveau document ou rapport sur lesquels elle entendait se baser et donner au demandeur l’occasion de répondre avant qu’elle rende ses décisions.

[45] Pour les motifs exposés ci-dessus, les deux demandes de contrôle judiciaire seront accueillies et les affaires seront renvoyées à un autre agent d’ERAR et à un autre agent CH pour nouvel examen.

LA CERTIFICATION D’UNE QUESTION

[46] Les deux parties ont avisé la Cour que les présentes demandes ne soulèvent pas de question grave de portée générale à certifier pour un appel. La Cour est d’accord.

JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

Les demandes sont accueillies et les affaires sont renvoyées à un autre agent d’immigration pour nouvel examen.

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