[2012] 4 R.C.F. 112
A-394-09
2011 CAF 19
Robert Kane (appelant)
c.
Procureur général du Canada et Commission de la fonction publique (intimés)
Répertorié : Kane c. Canada (Procureur général)
Cour d’appel fédérale, juges Evans, Dawson et Stratas, J.C.A.—Ottawa, 20 octobre 2010 et 19 janvier 2011.
Fonction publique –– Procédure de sélection — Principe du mérite — Appel à l’encontre de la décision par laquelle la Cour fédérale a rejeté la demande de contrôle judiciaire visant la décision par laquelle le Tribunal de la dotation de la fonction publique a rejeté la plainte d’abus de pouvoir présentée en vertu de l’art. 77(1)b) de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique — L’appelant est un fonctionnaire qui a fait l’objet d’une mutation pour travailler comme gestionnaire de la prestation des services à Service Canada — Le poste de l’appelant a été remplacé par le poste de gestionnaire régional que l’appelant occupait à titre intérimaire — Un processus de nomination annoncé a été lancé en vue de doter le poste de gestionnaire régional — L’appelant a pris part au concours mais a échoué aux tests — Dans la plainte qu’il a déposée auprès du Tribunal, l’appelant a allégué que le poste n’était pas nouveau, mais qu’il s’agissait de son ancien poste de gestionnaire de la prestation des services — Le Tribunal a conclu que, compte tenu de la portée du pouvoir discrétionnaire conféré à l’employeur par l’art. 33 de la Loi, une plainte d’abus de pouvoir ne pouvait être fondée sur le simple fait qu’un poste avait été doté au terme d’un processus annoncé de nomination interne — La Cour fédérale a souscrit à la décision du Tribunal — Il s’agissait de savoir si le Tribunal a commis une erreur en décidant que l’employeur n’a pas commis d’abus de pouvoir en l’espèce et que l’appelant n’a pas démontré que la décision de ne pas le nommer au poste de gestionnaire régional s’expliquait par un abus de pouvoir — Le juge Evans, J.C.A. (la juge Dawson, J.C.A., souscrivant à ses motifs) : La portée du pouvoir discrétionnaire conféré à l’employeur par l’art. 33 de la Loi est telle que celui-ci peut effectivement tenir compte de la question de savoir s’il s’agit d’un nouveau poste — Le Tribunal a commis une erreur susceptible de révision en considérant comme sans importance dans le cas d’une plainte la distinction entre un nouveau poste et un poste reclassifié, et que le fait que l’employeur qualifiait le poste de nouveau poste ne pouvait donner ouverture à une plainte d’abus de pouvoir — La décision rendue en vertu de l’art. 33 est arbitraire si elle repose sur une conclusion irrationnelle portant sur un fait important dont l’employeur peut tenir compte pour exercer son pouvoir — Il était également déraisonnable de la part du Tribunal de rejeter la plainte de l’appelant parce qu’il n’a pas prouvé que, même si la décision d’annoncer le poste constituait un abus de pouvoir, ce n’était pas la raison pour laquelle il n’a pas été nommé à ce poste — Appel accueilli — Le juge Stratas, J.C.A. (dissident) : Le Tribunal a procédé à une interprétation et à une application d’une loi fédérale qui se justifiaient en raison des termes clairs de l’art. 33 de la Loi — L’avis du Tribunal selon lequel l’employeur a exercé son pouvoir en respectant le cadre prévu à l’art. 33 et n’a donc pas commis d’« abus de pouvoir » se justifiait, surtout si l’on tient compte du dossier factuel inusité de la présente affaire — Les juges majoritaires n’ont pas procédé à un contrôle de la raisonnabilité véritablement empreint de déférence en concluant que le Tribunal n’a pas tenu compte d’une considération pertinente (la nouveauté du poste) — Cette approche s’est traduite par une déférence insuffisante à l’égard de la décision du Tribunal.
Il s’agissait d’un appel à l’encontre de la décision par laquelle la Cour fédérale a rejeté la demande de contrôle judiciaire visant la décision par laquelle le Tribunal de la dotation de la fonction publique a rejeté la plainte d’abus de pouvoir présentée en vertu de l’alinéa 77(1)b) de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique.
L’appelant travaillait comme fonctionnaire fédéral depuis 30 ans. Lorsque le gouvernement du Canada a créé Service Canada, l’appelant a fait l’objet d’une mutation pour y pourvoir au poste de gestionnaire de la prestation des services. Plus tard, le poste de gestionnaire régional a remplacé le poste que l’appelant avait occupé. Un processus de nomination annoncé a été lancé en vue de doter, notamment, le poste de gestionnaire régional en question. L’appelant a pris part au concours interne, mais a échoué à l’un des volets des tests standardisés et sa candidature n’a plus été considérée pour ce poste. L’appelant a néanmoins occupé ce poste à titre intérimaire jusqu’à ce qu’il soit doté. À la nomination du gestionnaire régional, l’appelant a déposé sa plainte d’abus de pouvoir auprès du Tribunal, alléguant que Service Canada avait abusé de ses pouvoirs en procédant à la nomination en cause à partir d’un répertoire de candidats sélectionnés à la suite d’un concours interne annoncé et en ne le nommant pas. Il a également allégué que le poste de gestionnaire régional n’était pas nouveau, mais qu’il s’agissait d’une reclassification de son ancien poste de gestionnaire de la prestation des services. Le Tribunal a conclu que, compte tenu de la portée du pouvoir discrétionnaire conféré par l’article 33 de la Loi en ce qui concerne le processus de nomination, une plainte d’abus de pouvoir ne pouvait être fondée sur le simple fait qu’un poste avait été doté au terme d’un processus annoncé de nomination interne. Il a également conclu que l’appelant n’avait pas été nommé gestionnaire régional parce qu’il avait échoué à l’un des tests standardisés administrés aux candidats à ce poste. La Cour fédérale a conclu que la décision du Tribunal n’était pas déraisonnable.
Il s’agissait de savoir si le Tribunal a commis une erreur en décidant que la décision de doter le poste de gestionnaire régional en recourant à un processus annoncé de nomination interne ne constituait pas un abus de pouvoir et, si le choix d’un processus annoncé constituait un abus de pouvoir, s’il a commis une erreur en concluant que l’appelant n’avait pas démontré que la décision de ne pas le nommer au poste de gestionnaire régional s’expliquait par cet abus de pouvoir.
Arrêt (le juge Stratas, J.C.A., dissident) : l’appel doit être accueilli.
Le juge Evans, J.C.A. (la juge Dawson, J.C.A., souscrivant à ses motifs) : Si la Loi ne fait pas dépendre le choix d’un processus de nomination interne en vertu de son article 33 de la question de savoir s’il s’agit d’un nouveau poste ou d’un poste reclassifié, la portée du pouvoir discrétionnaire conféré à l’employeur par l’article 33 est telle que l’employeur peut effectivement tenir compte de la question de savoir s’il s’agit d’un nouveau poste. Cependant, il ne s’agit pas d’un facteur dont l’employeur doit tenir compte pour exercer le pouvoir discrétionnaire que lui confère l’article 33. Le Tribunal a commis une erreur susceptible de révision en considérant comme sans importance dans le cas d’une plainte d’abus de pouvoir présentée en vertu de l’alinéa 77(1)b) de la Loi la distinction entre un nouveau poste et un poste reclassifié, alors que l’employeur invoque la nouveauté du poste de gestionnaire régional comme principale raison pour justifier sa décision d’annoncer le poste. L’erreur du Tribunal a été de partir à tort du principe que, parce que l’article 33 n’oblige pas l’employeur à tenir compte du fait qu’il s’agit d’un nouveau poste ou d’un poste reclassifié, le fait que l’employeur qualifiait le poste de nouveau poste ne pouvait donner ouverture à une plainte d’abus de pouvoir. Cette erreur a rendu déraisonnable la décision que le Tribunal a rendue parce qu’elle empêchait l’appelant de tenter de démontrer que le fait que l’employeur qualifiait le poste de nouveau poste n’avait aucun fondement rationnel. La décision rendue en vertu de l’article 33 est arbitraire si elle repose sur une conclusion irrationnelle portant sur un fait important dont l’employeur peut tenir compte pour exercer son pouvoir. Il était donc déraisonnable de la part du Tribunal de refuser de déterminer si la décision d’annoncer avait été prise sur le fondement d’une conclusion portant sur un fait pertinent qui ne trouvait aucun fondement rationnel dans les faits ou dans les critères applicables, à savoir le fait de qualifier le poste de gestionnaire régional de nouveau poste.
It était déraisonnable de la part du Tribunal de rejeter la plainte de l’appelant parce que celui-ci n’avait pas prouvé que, même si la décision d’annoncer le poste constituait un abus de pouvoir, ce n’était pas la raison pour laquelle il n’avait pas été nommé à ce poste. Le raisonnement du Tribunal supposait qu’à défaut d’abus de pouvoir entachant la décision de doter le poste à la suite d’un processus de nomination interne annoncé, l’employeur aurait quand même employé les mêmes méthodes pour vérifier si l’appelant possédait les compétences et les qualifications nécessaires pour occuper de façon permanente le poste de gestionnaire régional et il s’agissait de pures spéculations.
Le juge Stratas, J.C.A. (dissident) : Le Tribunal a procédé à une interprétation et à une application d’une loi fédérale qui se justifiaient en raison des termes clairs de l’article 33 de la Loi, de l’abolition par le législateur de la distinction entre les nouveaux postes et les postes reclassifiés et des objectifs de la Loi. L’avis du Tribunal selon lequel l’employeur a exercé son pouvoir en respectant le cadre prévu à l’article 33 et n’a donc pas commis d’« abus de pouvoir » se justifiait, surtout si l’on tient compte du dossier factuel inusité de la présente affaire. Les juges majoritaires n’ont pas procédé à un contrôle de la raisonnabilité véritablement empreint de déférence en concluant que le Tribunal n’a pas tenu compte d’une considération pertinente (le facteur de la nouveauté), ce qui s’est traduit par une déférence insuffisante.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Loi sur l’emploi dans la fonction publique, L.C. 2003, ch. 22, art. 12, 13, art. 2(4), 15(1),(3), 30(1),(2)a),(4), 33, 36, 47, 67(1),(3), 77, 81(1), 82, 88(1),(2),(3)b), 95(2), 98(1), 99(3), 102.
Loi sur l’emploi dans la fonction publique, L.R.C. (1985), ch. P-33, art. 10 (mod. par L.C. 1992, ch. 54, art. 10).
Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14), 18.1(4) (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5; 2002, ch. 8, art. 27).
Règlement sur l’emploi dans la fonction publique (2000), DORS/2000-80, art. 5(2)b).
JURISPRUDENCE CITÉE
décision appliquée :
Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, 329 R.N.-B. (2e) 1.
décisions examinées :
Lavigne c. Canada (Sous-ministre de la Justice), 2009 CF 684; Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, 2003 CSC 19, [2003] 1 R.C.S. 226; Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817.
décisions citées :
Tibbs c. le sous-ministre de la Défense nationale et al., 2006 TDFP 8; Bowman et al. c. le sous-ministre de Citoyenneté et Immigration Canada et al., 2008 TDFP 12; Chiasson c. le sous-ministre du Patrimoine canadien et al., 2008 TDFP 27; Jacobsen c. le sous-ministre d’Environnement Canada et al., 2009 TDFP 8; Glasgow c. Sous-ministre de Travaux publics et Services gouvernementaux Canada et al., 2008 TDFP 7; Crevier c. Procureur général du Québec et autres, [1981] 2 R.C.S. 220; U.E.S., Local 298 c. Bibeault, [1988] 2 R.C.S. 1048; Montréal (Ville) c. Administration portuaire de Montréal, 2010 CSC 14, [2010] 1 R.C.S. 427; Dalton v. Criminal Injuries Compensation Board (1982), 36 O.R. (2d) 394 (C. div.); Canada (Procureur général) c. Almon Equipment Limited, 2010 CAF 193.
DOCTRINE CITÉE
Agence de gestion des ressources humaines de la fonction publique du Canada. Lignes directrices sur la reclassification, en ligne : <http://www.tbs-sct.gc.ca/chro-dprh/pol/recls-fra.asp>.
Commission de la fonction publique du Canada. Les lignes directrices en matière de nomination : questions et réponses, en ligne : <http://www.psc-cfp.gc.ca/plcy-pltq/qa-qr/appointment-nomination/choice-choix-fra.htm>.
Jones, David Phillip et Anne S. de Villars. Principles of Administrative Law, 5e éd. Toronto : Carswell, 2009.
Mullan, David. « Deference from Baker to Suresh and Beyond—Interpreting the Conflicting Signals » dans David Dyzenhaus, éd. The Unity of Public Law, Oxford : Hart Publishing, 2004.
Mullan, David J. Administrative Law. Toronto : Irwin Law, 2001.
Mullan, David J. « Establishing the Standard of Review: The Struggle for Complexity? » (2004), 17 R.C.D.A.P. 59.
Nouveau Petit Robert : dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française. Paris : Dictionnaires Le Robert, 2010, « notamment ».
Sullivan, Ruth. Sullivan on the Construction of Statutes, 5e éd. Markham, Ont. : LexisNexis Canada, 2008.
APPEL à l’encontre de la décision (2009 CF 740) par laquelle la Cour fédérale a rejeté la demande de contrôle judiciaire visant la décision (2007 TDFP 0035) par laquelle le Tribunal de la dotation de la fonction publique a rejeté la plainte d’abus de pouvoir présentée par l’appelant en vertu de l’alinéa 77(1)b) de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique. Appel accueilli, le juge Stratas, J.C.A., étant dissident.
ONT COMPARU
Andrew Raven pour l’appelant.
Martin Desmeules et Richard Fader pour les intimés.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Raven, Cameron, Ballantyne & Yazbeck LLP/s.r.l., Ottawa, pour l’appelant.
Le sous-procureur général du Canada pour les intimés.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
Le juge Evans, J.C.A. :
A. INTRODUCTION
[1] Un des principes fondamentaux au sein de la fonction publique fédérale est que les nominations sont fondées sur le mérite. Le principe du mérite, tel qu’on l’entendait, a été modifié par la Loi sur l’emploi dans la fonction publique, L.C. 2003, ch. 22, art. 12, 13 (la Loi), dans la foulée d’un train de mesures législatives visant à moderniser l’emploi et les relations de travail dans le secteur public.
[2] En particulier, la Loi a supprimé la distinction que la loi faisait auparavant entre le mérite comparatif et le mérite individuel, et elle a conféré une plus grande latitude aux gestionnaires pour nommer une personne jugée qualifiée pour un poste, sans avoir à déterminer s’il s’agit nécessairement de la personne la plus qualifiée. La Loi vise ainsi à offrir une plus grande souplesse et à réduire les délais dans les décisions de dotation et de nomination au sein de la fonction publique fédérale.
[3] Une des distinctions les plus importantes que fait maintenant la Loi est celle qui existe entre les processus de nomination interne annoncés et les processus de nomination interne non annoncés. Ainsi, l’article 33 confère un pouvoir discrétionnaire absolu à la Commission de la fonction publique (la Commission) et à ses délégataires pour décider si, en vue d’une nomination, il y a lieu d’avoir recours à un processus de nomination annoncé ou à un processus de nomination non annoncé. Le candidat malheureux peut porter plainte devant le Tribunal de la dotation de la fonction publique (le Tribunal) en cas d’abus de pouvoir commis par l’employeur dans l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire.
[4] Même s’il était un fonctionnaire fédéral depuis 30 ans, Robert Kane n’a pas été nommé au poste qu’il occupait à titre temporaire. Il a porté plainte devant le Tribunal en alléguant que l’administratrice générale de Service Canada, lequel relève du ministère des Ressources humaines et du Développement social (l’administratrice générale), avait abusé de ses pouvoirs en procédant à la nomination en cause à partir d’un répertoire de candidats sélectionnés à la suite d’un concours interne annoncé et en ne le nommant pas. Il alléguait que la décision d’annoncer le concours reposait sur l’opinion erronée que le poste en question venait d’être créé alors que, selon ce qu’il affirmait, il s’agissait d’une reclassification du poste qu’il avait occupé.
[5] Le Tribunal a rejeté la plainte de M. Kane dans une décision datée du 3 août 2007, 2007 TDFP 0035 [Kane c. l’administrateur général de Service Canada et al.]. Le Tribunal a conclu que, compte tenu de la portée du pouvoir discrétionnaire conféré par l’article 33 en ce qui concerne le processus de nomination, il importait peu de savoir s’il s’agissait d’un nouveau poste ou d’une reclassification. La demande de contrôle judiciaire présentée par M. Kane en vue de faire annuler la décision du Tribunal a été rejetée par la Cour fédérale, 2009 CF 740. M. Kane interjette appel de cette décision devant notre Cour.
[6] La principale question à trancher dans le présent appel est celle de savoir s’il était déraisonnable de la part du Tribunal de partir du principe que le choix d’un processus de nomination interne fondé sur une erreur de fait ne peut pas constituer un abus de pouvoir. À mon avis, le fait qu’un employeur fasse reposer l’exercice de son pouvoir discrétionnaire sur un fait inexact constitue à première vue une mesure déraisonnable qui est par conséquent susceptible de constituer un abus de pouvoir, si le fait en question est important et pertinent. Ainsi, pour déterminer si la décision que l’employeur a prise dans le cas qui nous occupe constituait un abus de pouvoir, le Tribunal ne peut faire fi de la plainte de M. Kane suivant laquelle l’employeur a fondé sa décision d’annoncer le concours sur la conclusion erronée qu’il s’agissait d’un nouveau poste, élément dont l’article 33 permet à l’employeur de tenir compte, sans toutefois l’y obliger.
[7] En conséquence, je suis d’avis d’accueillir l’appel et de renvoyer l’affaire au Tribunal pour qu’il rende une nouvelle décision.
B. CONTEXTE FACTUEL
[8] En septembre 2005, le gouvernement du Canada a créé Service Canada au sein du ministère des Ressources humaines et du Développement social, en vue de faciliter l’accès des Canadiens aux services et prestations fédéraux en offrant un « guichet unique ». En prévision du lancement de Service Canada, la région de Terre-Neuve-et-Labrador avait annoncé, en mai de la même année, la mise sur pied d’une nouvelle structure organisationnelle intérimaire en ce qui concerne la gestion des secteurs d’activités à l’échelle de la région ainsi que la création du secteur d’activités des Services aux collectivités et services en personne (SCSEP), qui devait être appuyé par une nouvelle unité régionale de soutien.
[9] Le 30 août 2005, le poste de gestionnaire de la prestation des services des SCSEP a été créé et classifié au niveau PM‑05. Le 1er septembre 2005, M. Kane a fait l’objet d’une mutation latérale pour pourvoir à ce poste, le tout sans concours. On ne lui a remis qu’une description de travail générale, à partir de laquelle on lui a demandé d’énumérer les attributions du poste en vue de les inclure dans une description de travail actualisée.
[10] Le 14 février 2006, le Comité régional de gestion (le CRG) a approuvé la structure organisationnelle du bureau de l’Administration centrale régionale, qui devait comprendre un poste de gestionnaire régional pour le secteur d’activités des SCSEP de niveau PM‑06, avec l’appui de six employés, dont deux au niveau PM‑05. Le poste de gestionnaire régional PM-06 devait remplacer le poste de gestionnaire de la prestation des services de niveau PM-05 occupé par M. Kane, à qui l’on a demandé de conserver ce poste en attendant la classification du poste de gestionnaire régional.
[11] Vers la même époque, un processus de nomination annoncé a été lancé en vue de constituer un répertoire de candidats préqualifiés afin de doter ces postes ainsi que d’autres postes PM-06 et PM-05. Au début de février 2006, M. Kane a posé sa candidature.
[12] Le 1er mars 2006, le CRG a informé les employés que, si le poste de gestionnaire régional était classé au niveau PM-06, il serait doté à partir du répertoire de candidats préqualifiés qui seraient sélectionnés à la suite d’un concours interne. Le 1er mai 2006, M. Kane a été informé que sa candidature ne serait plus considérée pour les postes de niveau PM-06, parce qu’il avait échoué à un des volets des tests standardisés auxquels devaient se soumettre les candidats en vue d’être inscrits au répertoire des candidats préqualifiés.
[13] Le 15 juin 2006, le processus d’examen de la classification s’est soldé par la décision de classer le poste de gestionnaire régional au niveau PM-06. M. Kane a accepté d’occuper le poste à titre intérimaire. Il a expliqué que les attributions du gestionnaire régional n’étaient pas très différentes de celles qu’il avait exercées depuis qu’il avait été muté à un poste de gestion au secteur d’activités des SCSEP pour Terre-Neuve-et-Labrador en septembre 2005.
[14] À la suite de la classification du poste de gestionnaire régional au niveau PM-06, M. Kane a demandé une augmentation de salaire rétroactive correspondant au niveau PM-06, faisant valoir qu’il avait exécuté les attributions de gestionnaire régional pendant toute son affectation. L’augmentation lui a été accordée rétroactivement, non pas au mois de septembre 2005 comme il le demandait, mais bien au 14 février 2006, date à laquelle le CRG avait décidé de créer le poste de gestionnaire régional au niveau PM-06.
[15] En août 2006, M. Kane s’est vu offrir un poste de niveau PM-05 au sein des SCSEP après que son poste précédent eut été déclaré excédentaire. On lui a également demandé de continuer à agir comme gestionnaire régional par intérim jusqu’à la fin de septembre ou jusqu’à ce que le poste soit doté, selon la première de ces éventualités. Le 11 septembre 2006, il a déposé sa plainte d’abus de pouvoir auprès du Tribunal relativement à la nomination du gestionnaire régional.
C. CADRE LÉGISLATIF
[16] La nature du principe du mérite avant l’édiction de la Loi ressort des dispositions suivantes de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique, L.R.C. (1985), ch. P-33 (l’ancienne Loi). Le mérite était normalement, mais pas toujours, comparatif et les concours étaient la norme [art. 10 (mod. par L.C. 1992, ch. 54, art. 10)] :
10. (1) Les nominations internes ou externes à des postes de la fonction publique se font sur la base d’une sélection fondée sur le mérite, selon ce que détermine la Commission, et à la demande de l’administrateur général intéressé, soit par concours, soit par tout autre mode de sélection du personnel fondé sur le mérite des candidats que la Commission estime le mieux adapté aux intérêts de la fonction publique. |
Nomination au mérite |
(2) Pour l’application du paragraphe (1), la sélection au mérite peut, dans les circonstances déterminées par règlement de la Commission, être fondée sur des normes de compétence fixées par celle-ci plutôt que sur un examen relatif des candidats. [Non souligné dans l’original.] |
Idem |
[17] Le Règlement sur l’emploi dans la fonction publique (2000), DORS/2000-80, pris en application de l’ancienne Loi, précisait les cas dans lesquels une sélection pouvait être effectuée en fonction du mérite individuel plutôt que selon le mérite comparatif en vertu du paragraphe 10(2) de l’ancienne Loi :
5. […] |
|
(2) La sélection au mérite visée au paragraphe 10(2) de la Loi peut se faire dans l’une ou l’autre des circonstances suivantes : […] b) la nomination d’un fonctionnaire à son poste après reclassification, si l’une des situations suivantes existe : (i) la reclassification résulte d’une vérification ou d’un grief en matière de classification, (ii) le poste fait partie d’un groupe de postes semblables, qui sont pourvus, qui sont des mêmes groupe et niveau professionnels au sein du même secteur de l’organisation et qui ont tous été reclassifiés aux mêmes groupe et niveau professionnels, (iii) il n’y a aucun autre poste semblable qui est pourvu et qui est des mêmes groupe et niveau professionnels au sein du même secteur de l’organisation; |
Mérite individuel |
[18] La Loi actuelle énonce une version du principe du mérite qui insiste sur le mérite individuel plutôt que sur le mérite comparatif :
30. (1) Les nominations — internes ou externes — à la fonction publique faites par la Commission sont fondées sur le mérite et sont indépendantes de toute influence politique. |
Principes |
(2) Une nomination est fondée sur le mérite lorsque les conditions suivantes sont réunies : a) selon la Commission, la personne à nommer possède les qualifications essentielles — notamment la compétence dans les langues officielles — établies par l’administrateur général pour le travail à accomplir; […] |
Définition du mérite |
(4) La Commission n’est pas tenue de prendre en compte plus d’une personne pour faire une nomination fondée sur le mérite. |
Précision |
[19] Pour assurer une plus grande souplesse dans les décisions en matière de dotation et de nomination, la Loi confère un pouvoir discrétionnaire absolu à la Commission et à ses délégataires dans le choix entre un processus de nomination annoncé et un processus de nomination non annoncé et dans la conception d’outils permettant d’évaluer la compétence :
33. La Commission peut, en vue d’une nomination, avoir recours à un processus de nomination annoncé ou à un processus de nomination non annoncé. […] |
Processus de nomination |
36. La Commission peut avoir recours à toute méthode d’évaluation — notamment prise en compte des réalisations et du rendement antérieur, examens ou entrevues — qu’elle estime indiquée pour décider si une personne possède les qualifications visées à l’alinéa 30(2)a) […] |
Méthode d’évaluation |
[20] La Loi crée des organes et des mécanismes administratifs pour traiter les plaintes portant sur les décisions en matière de dotation et de nomination. En l’espèce, le Tribunal de la dotation de la fonction publique revêt une importance particulière :
88. (1) Est maintenu le Tribunal de la dotation de la fonction publique, composé de cinq à sept membres titulaires nommés par le gouverneur en conseil et des membres vacataires nommés en vertu de l’article 90. |
Maintien |
(2) Le Tribunal a pour mission d’instruire les plaintes présentées en vertu […] ou des articles […] 77 […] |
Mission |
(3) Il faut, pour être membre du Tribunal : […] b) avoir de l’expérience ou des connaissances en matière d’emploi dans le secteur public. […] 95. […] |
Qualités requises |
(2) Le président peut retenir temporairement les services de médiateurs et d’autres experts chargés d’assister le Tribunal à titre consultatif, et, sous réserve de l’approbation du Conseil du Trésor, fixer leur rémunération. […] |
Assistance technique |
98. (1) Les plaintes sont instruites par un membre agissant seul qui procède, dans la mesure du possible, sans formalisme et avec célérité. […] 99. […] |
Instruction par un membre unique |
(3) Le Tribunal peut statuer sur une plainte sans tenir d’audience. [Non souligné dans l’original.] |
Décision sans audience |
[21] Un employé peut porter plainte au Tribunal au sujet d’un abus de pouvoir commis lors de la prise d’une décision particulière. Voici la disposition qui nous intéresse plus particulièrement dans le présent appel :
77. (1) Lorsque la Commission a fait une proposition de nomination ou une nomination dans le cadre d’un processus de nomination interne, la personne qui est dans la zone de recours visée au paragraphe (2) peut […] présenter à celui-ci une plainte selon laquelle elle n’a pas été nommée ou fait l’objet d’une proposition de nomination pour l’une ou l’autre des raisons suivantes : […] b) abus de pouvoir de la part de la Commission du fait qu’elle a choisi un processus de nomination interne annoncé ou non annoncé, selon le cas; [Non souligné dans l’original.] |
Motifs des plaintes |
[22] La Loi ne donne pas de définition exhaustive de l’« abus de pouvoir ». Elle renferme toutefois la disposition suivante, qui permet d’en cerner le sens :
2. […] |
|
(4) Il est entendu que, pour l’application de la présente loi, on entend notamment par « abus de pouvoir » la mauvaise foi et le favoritisme personnel. |
Abus de pouvoir |
[23] La Loi prévoit les pouvoirs de réparation dont dispose le Tribunal lorsqu’il fait droit à une plainte. Elle ne lui accorde toutefois pas le pouvoir d’ordonner à la Commission ou à un administrateur général de faire une nomination ou d’entreprendre un nouveau processus de nomination :
81. (1) S’il juge la plainte fondée, le Tribunal peut ordonner à la Commission ou à l’administrateur général de révoquer la nomination ou de ne pas faire la nomination, selon le cas, et de prendre les mesures correctives qu’il estime indiquées. […] |
Plainte fondée |
82. Le Tribunal ne peut ordonner à la Commission de faire une nomination ou d’entreprendre un nouveau processus de nomination. |
Restriction |
[24] Les décisions du Tribunal sont protégées par une clause limitative :
102. (1) La décision du Tribunal est définitive et n’est pas susceptible d’examen ou de révision devant un autre tribunal. |
Caractère définitif de la décision |
(2) Il n’est admis aucun recours ni aucune décision judiciaire — notamment par voie d’injonction, de certiorari, de prohibition ou de quo warranto — visant à contester, réviser, empêcher ou limiter l’action du Tribunal en ce qui touche une plainte. |
Interdiction de recours extraordinaires |
[25] Outre le droit qui leur est reconnu de saisir le Tribunal d’une plainte d’abus de pouvoir, les employés qui sont informés au cours d’un processus de nomination interne que leur candidature n’a pas été retenue peuvent demander à la Commission de discuter de sa décision avec eux. Par suite notamment de ces échanges informels, la Commission ou l’administrateur général à qui elle a délégué le pouvoir de faire des nominations internes peut révoquer la nomination — et prendre des mesures correctives à son égard — s’il ou elle est convaincu(e) qu’une erreur, une omission ou une conduite irrégulière a influé sur le choix de la personne nommée :
15. […] |
|
(3) Dans les cas où la Commission autorise un administrateur général à exercer le pouvoir de faire des nominations dans le cadre d’un processus de nomination interne, l’autorisation doit comprendre le pouvoir de révoquer ces nominations — et de prendre des mesures correctives à leur égard — dans les cas où, après avoir mené une enquête, il est convaincu qu’une erreur, une omission ou une conduite irrégulière a influé sur le choix de la personne nommée. […] |
Révocation |
47. À toute étape du processus de nomination interne, la Commission peut, sur demande, discuter de façon informelle de sa décision avec les personnes qui sont informées que leur candidature n’a pas été retenue. […] |
Discussions informelles |
67. (1) La Commission peut mener une enquête sur tout processus de nomination interne, sauf dans le cas d’un processus de nomination entrepris par l’administrateur général dans le cadre du paragraphe 15(1); si elle est convaincue qu’une erreur, une omission ou une conduite irrégulière a influé sur le choix de la personne nommée ou dont la nomination est proposée, la Commission peut : a) révoquer la nomination ou ne pas faire la nomination, selon le cas; b) prendre les mesures correctives qu’elle estime indiquées. [Non souligné dans l’original.] |
Nominations internes — absence d’autorisation |
D. DÉCISION DU TRIBUNAL
[26] Le Tribunal a déclaré qu’en raison du vaste pouvoir discrétionnaire conféré par l’article 33, une plainte d’abus de pouvoir ne pouvait être fondée sur le simple fait qu’un poste avait été doté au terme d’un processus annoncé de nomination interne. Il a fait observer que le CRG avait décidé d’adopter un processus annoncé avant que l’examen de la classification du poste de gestionnaire régional ne soit terminé et avant que les résultats des tests standardisés ne soient connus.
[27] Le Tribunal a convenu avec l’employeur que ni la Loi ni aucune politique applicable n’obligeaient l’employeur à suivre le processus de nomination interne, indépendamment de la question de savoir si le poste à pourvoir était un nouveau poste ou un poste reclassifié qui existait déjà. De plus, à la différence de l’ancienne Loi, l’article 33 confère explicitement un vaste pouvoir discrétionnaire quant au choix d’un processus de nomination annoncé ou d’un processus de nomination non annoncé. La jurisprudence relative à l’ancienne Loi n’est donc pas pertinente.
[28] Les Lignes directrices sur la reclassification de l’Agence de gestion des ressources humaines de la fonction publique du Canada (les Lignes directrices) traitent notamment des critères permettant de distinguer entre un nouveau poste et un poste reclassifié. Le Tribunal a jugé que ces lignes directrices n’avaient pas force de loi, parce qu’elles n’avaient pas été élaborées dans le cadre de l’exercice d’un pouvoir légal délégué. Le Tribunal a conclu que, même si la Commission avait fondé sa décision d’annoncer le poste sur une mauvaise interprétation des Lignes directrices, sa décision ne constituerait pas un abus de pouvoir en raison d’une erreur de droit et ne constituerait vraisemblablement pas un abus de son pouvoir discrétionnaire.
[29] Quant à la plainte formulée par M. Kane au sujet de la décision de ne pas le nommer gestionnaire régional, le Tribunal a déclaré que l’article 36 de la Loi conférait à la Commission le pouvoir discrétionnaire absolu de recourir à toute méthode d’évaluation qu’elle estimait indiquée pour décider si une personne possède les qualifications requises pour un poste. M. Kane n’avait pas été nommé parce qu’il avait échoué à l’un des tests standardisés administrés aux candidats aux postes de niveau PM-06. Le Tribunal a par conséquent conclu que, même si la décision d’annoncer le poste constituait un abus de pouvoir, M. Kane n’avait pas démontré qu’il n’avait pas été nommé au poste en question parce qu’il s’agissait d’un processus annoncé.
E. DÉCISION DE LA COUR FÉDÉRALE
[30] Selon la juge de première instance, la principale question de fond était celle de savoir si le Tribunal avait commis une erreur de droit en considérant qu’il était sans intérêt, pour trancher la plainte d’abus de pouvoir de M. Kane, de qualifier le poste de gestionnaire régional PM-06 de nouveau poste ou de poste reclassifié.
[31] Elle a toutefois d’abord jugé, sur le fondement de l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau- Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 (Dunsmuir), que la norme de contrôle applicable était celle de la décision raisonnable. Elle a fait observer que les décisions du Tribunal étaient protégées par une forte clause limitative, que le Tribunal était un organisme spécialisé créé pour trancher les litiges en matière d’emploi au sein de la fonction publique et que la question consistant à décider s’il y avait eu abus de pouvoir était une question essentiellement factuelle relevant de l’expertise du Tribunal.
[32] Après avoir signalé que la Loi n’était plus axée sur la notion du mérite comparatif mais sur celle de mérite individuel, et après avoir constaté que la Loi ne prévoyait aucun critère qui limiterait le choix d’un processus annoncé ou d’un processus non annoncé, la juge a estimé que la jurisprudence découlant de l’ancienne loi n’était pas pertinente. Voici ce qu’elle écrit au paragraphe 40 :
La question n’est pas de savoir si le poste de gestionnaire régional PM-06 a été correctement défini comme un nouveau poste plutôt que comme un poste reclassifié, mais bien si l’employeur a commis un abus de pouvoir en décidant que le poste serait doté au moyen d’un processus annoncé après la création d’un répertoire de candidats.
[33] Elle a conclu que M. Kane n’avait pas prouvé qu’il existait une pratique dans la région de Terre-Neuve-et-Labrador qui consistait à nommer les titulaires de postes reclassifiés à leur ancien poste, et que le CRG avait décidé de pourvoir au poste de gestionnaire régional en recourant à un processus annoncé avant que les résultats du processus de classification ne soient connus ou que M. Kane ne prenne part au test standardisé.
[34] Vu l’ensemble de la preuve et le cadre législatif, la juge de première instance n’était pas convaincue que la décision du Tribunal était déraisonnable. Elle a rejeté la demande de contrôle judiciaire de M. Kane.
F. QUESTIONS EN LITIGE ET ANALYSE
[35] Il y a trois questions à trancher dans le présent appel. Premièrement, quelle norme de contrôle s’applique à la décision du Tribunal? Deuxièmement, le Tribunal a-t-il commis une erreur en décidant que la décision de doter le poste de gestionnaire régional en recourant à un processus annoncé de nomination interne ne constituait pas un abus de pouvoir? Troisièmement, si le choix d’un processus annoncé constituait un abus de pouvoir, le Tribunal a-t-il commis une erreur en concluant que M. Kane n’avait pas démontré que la décision de ne pas le nommer au poste de gestionnaire régional s’expliquait par cet abus de pouvoir?
Première question : La norme de contrôle
[36] Les questions en litige dans le présent appel concernent principalement la portée de l’expression « abus de pouvoir » à l’article 77 de la Loi et son application aux faits de la présente affaire. Je ne vois aucune raison d’écarter la présomption établie dans l’arrêt Dunsmuir (aux paragraphes 53 et 54) suivant laquelle c’est la norme de contrôle de la décision raisonnable qui s’applique à l’interprétation et à l’application que les tribunaux administratifs spécialisés font de leur loi habilitante.
[37] L’expérience ou des connaissances en matière d’emploi dans le secteur public sont des facteurs dont on tient compte pour nommer quelqu’un comme membre du Tribunal (alinéa 88(3)b) de la Loi). Ainsi, bien qu’elles comportent indéniablement un aspect juridique, les questions en litige concernent également le processus de nomination interne suivi pour doter un poste, et elles relèvent donc du champ d’expertise du Tribunal. Dans le même ordre d’idées, je constate aussi que le paragraphe 95(2) autorise le président à retenir les services d’experts chargés d’assister le Tribunal à titre consultatif y compris, selon toute vraisemblance, les services d’avocats.
[38] Le fait que l’article 102 consacre le caractère définitif des décisions du Tribunal et contient une forte clause privative milite clairement en faveur de la norme de la raisonnabilité (Dunsmuir, au paragraphe 52). En écartant tout recours à un certiorari, le paragraphe 102(2) a pour effet d’exclure tout contrôle judiciaire fondé sur les motifs d’intervention non fondés sur la compétence qui sont énumérés au paragraphe 18.1(4) [édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5; 2002, ch. 8, art. 27] de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7 [art. 1 (mod., idem, art. 14)]. En conséquence, comme aucun organe juridictionnel créé par la loi n’est autorisé à rendre des décisions déraisonnables, la décision du Tribunal, en supposant qu’elle soit déraisonnable, peut être annulée en vertu de l’alinéa 18.1(4)a) pour excès de compétence.
[39] Contrairement à ce que la Cour fédérale a dit dans la décision Lavigne c. Canada (Sous-ministre de la Justice), 2009 CF 684 (Lavigne), au paragraphe 46, je ne crois pas que l’expression « abus de pouvoir » à l’article 77 soulève une question de droit « qui revêt une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble » et qui est étrangère au domaine d’expertise du Tribunal. Cette expression ne fait que définir une conduite sur laquelle un fonctionnaire fédéral peut fonder la plainte dont il saisit le Tribunal relativement à des décisions d’emploi précises. Le fait que la portée de cette expression puisse accessoirement permettre de savoir si un employé ne peut exercer une plainte déterminée qu’en s’adressant directement à la Cour fédérale par voie de demande de contrôle judiciaire au lieu de saisir le Tribunal de la question n’a pas pour effet, à mon avis, de faire de cette plainte une question « qui revêt une importance capitale » pour le système juridique canadien.
[40] En conséquence, je souscris à la conclusion de la juge de première instance suivant laquelle la norme de contrôle applicable en l’espèce est celle de la décision raisonnable.
Deuxième question : Le Tribunal a-t-il agi de façon déraisonnable en décidant que la sélection d’un processus annoncé de nomination interne pour doter le poste de gestionnaire régional ne pouvait constituer un abus de pouvoir?
[41] Il convient de décortiquer la question parce qu’elle nous oblige à nous prononcer sur quatre aspects connexes : le fondement de la plainte d’abus de pouvoir de M. Kane, le rôle que les directives et politiques administratives ont joué dans la décision prise par l’employeur, la portée de l’expression « abus de pouvoir » et, enfin, le caractère raisonnable de la conclusion du Tribunal suivant laquelle la plainte de M. Kane ne pouvait pas constituer un abus de pouvoir.
i) La plainte de M. Kane
[42] M. Kane a, en vertu de l’alinéa 77(1)b), saisi le Tribunal d’une plainte selon laquelle l’employeur avait, vu l’ensemble des faits de l’espèce, abusé de ses pouvoirs en annonçant le poste de gestionnaire régional au lieu de le nommer à ce poste. Le Tribunal ne peut accorder une réparation pour manquement à l’alinéa 77(1)b) qu’après avoir conclu que le plaignant a prouvé que la Commission ou ses délégataires ont commis un abus de pouvoir en choisissant entre un processus de nomination interne annoncé et un processus de nomination interne non annoncé conformément à l’article 33.
[43] M. Kane affirme que l’employeur a considéré la « nouveauté » du poste de gestionnaire régional comme un facteur pertinent pour décider d’annoncer le poste. Il explique cependant que le poste n’était pas nouveau, mais qu’il s’agissait d’une reclassification de son ancien poste. Le fait que l’employeur a fondé l’exercice du pouvoir discrétionnaire prévu à l’article 33 sur un fait pertinent, alors que ce fait n’existe pas, peut constituer un abus de pouvoir. Les décisions administratives fondées sur des conclusions déraisonnables portant sur un fait important constituent un exercice arbitraire du pouvoir légal en vertu duquel elles sont prises. M. Kane affirme donc qu’en concluant qu’une telle décision ne pouvait équivaloir à un abus de pouvoir, le Tribunal a agi de manière déraisonnable.
ii) Pouvoir discrétionnaire prévu par la loi, lignes directrices et politiques
[44] La Loi ne fait pas dépendre le choix d’un processus de nomination interne en vertu de l’article 33 de la question de savoir s’il s’agit d’un nouveau poste ou d’un poste reclassifié. À la différence de l’ancienne loi, l’article 33 n’oblige pas l’employeur à se demander s’il s’agit d’un nouveau poste ou d’un poste reclassifié avant d’opter pour un processus de nomination interne ou pour l’autre. Néanmoins, la portée du pouvoir discrétionnaire conféré par l’article 33 est telle que l’employeur peut effectivement tenir compte de la question de savoir s’il s’agit d’un nouveau poste. La nouveauté du poste est donc pertinente lorsqu’il s’agit d’exercer le pouvoir discrétionnaire conféré par la loi, en ce sens qu’il s’agit d’un facteur dont l’employeur peut légalement tenir compte, mais non d’un facteur dont il doit tenir compte pour exercer le pouvoir discrétionnaire que lui confère l’article 33.
[45] La pertinence de la nouveauté du poste au sens que nous venons d’évoquer ressort des Lignes directrices, ainsi que d’une politique de Service Canada (Modalités des lignes directrices concernant les processus de nomination non annoncés (la Politique)), qui invitent les décideurs à tenir compte de ce facteur lorsqu’ils exercent le pouvoir discrétionnaire que leur confère l’article 33. Les Lignes directrices ont été adoptées avant que la Loi ne soit édictée, mais elles étaient en vigueur lorsque la décision d’annoncer le poste de gestionnaire régional a été prise. L’avocat n’a pas laissé entendre que les Lignes directrices, ou la Politique qui a été adoptée par la suite, étaient illégales parce qu’elles étaient incompatibles avec la Loi ou qu’il serait inacceptable en l’espèce que l’employeur fonde l’exercice du pouvoir discrétionnaire que lui confère l’article 33 sur ces documents.
[46] Quoiqu’elles portent principalement sur la classification des emplois, les Lignes directrices précisent ce qui suit (dossier d’appel, à la page 123) :
Le processus de nomination utilisé sera différent selon que la mesure de classification se rapporte à une reclassification ou à l’établissement d’un nouveau poste. Les conseillers en ressources humaines devraient consulter leurs conseillers en dotation et les gestionnaires avant de prendre la mesure de classification afin de comprendre les conséquences du processus de nomination proposé. [Non souligné dans l’original.]
[47] La Politique est entrée en vigueur en même temps que la Loi en vue d’offrir aux administrateurs généraux et aux gestionnaires des repères sur la façon d’exercer le pouvoir discrétionnaire que leur confère l’article 33. On y trouve ce qui suit (dossier d’appel, à la page 329) :
L’objectif de la ligne directrice vise à offrir aux gestionnaires et aux cadres subdélégués un cadre commun et des critères pour décider quand utiliser un processus de nomination non annoncé. Le choix du processus doit être fait de manière à respecter les valeurs liées à l’équité, l’accessibilité et la transparence dans les nominations tout en répondant aux besoins de souplesse, d’efficacité et d’économie et à aider l’organisation à répondre à ses besoins opérationnels.
[48] En d’autres termes, la Politique vise à assurer jusqu’à un certain point l’uniformité, la cohérence et l’obligation de rendre des comptes dans le processus de prise de décision par la direction prévu à l’article 33. Ainsi, la Politique énumère (dossier d’appel, à la page 330) « les situations où le recours à un processus non annoncé pourrait se justifier ». Parmi les critères applicables aux processus de nomination non annoncés, mentionnons les suivants (dossier d’appel, à la page 335) :
Nomination d’un employé à la suite de la reclassification de son poste en vertu des politiques et des lignes directrices de l’Agence de gestion des ressources humaines de la fonction publique du Canada (AGRHFPC) et de la CFP.
[49] À mon avis, ces extraits constituent une reconnaissance, par l’employeur, que la nouveauté du poste peut être un facteur pertinent lorsqu’il exerce le vaste pouvoir discrétionnaire que lui confère l’article 33. C’est le point important dans le présent appel. En fait, les Lignes directrices vont plus loin en déclarant que le processus de nomination sera différent selon la façon dont le poste est qualifié. La Politique est toutefois plus nuancée.
[50] La question de savoir si le défaut de tenir compte des Lignes directrices ou de la Politique (y compris de leurs dispositions relatives aux conséquences que comporte sur le processus de nomination le fait de qualifier le poste de poste nouveau ou reclassifié) constituerait un abus de pouvoir ne se pose pas en l’espèce. Ainsi que les extraits suivants du dossier le démontrent, l’employeur a considéré le poste de gestionnaire régional comme un nouveau poste et, conformément aux Lignes directrices et à la Politique, il en a tenu compte pour décider d’annoncer le poste.
[51] Dans une note de service datée du 1er mars 2006, le cadre dirigeant régional, qui écrivait au nom du CRG, a informé le personnel de la région de Terre-Neuve-et-Labrador que le poste de gestionnaire régional des SCSEP était envoyé à la classification aux fins de révision. La note de service précisait que, si le poste était classifié au niveau PM-06, il serait doté à partir du bassin de candidats créé à la suite du processus en cours. La classification du poste au niveau PM‑06 a été confirmée le 15 juin 2006.
[52] Le 20 juin 2006, le directeur des SCSEP de la région a informé M. Kane (dossier d’appel, à la page 204) que [traduction] « le nouveau poste PM 6 a été créé » (non souligné dans l’original) et que l’approbation nécessaire avait été donnée pour qu’il occupe le poste jusqu’à ce qu’il soit doté de façon permanente.
[53] Le 9 août 2006, le directeur a répondu ce qui suit à la demande d’éclaircissements que M. Kane lui avait fait parvenir au sujet de la méthode de dotation suivie pour doter le poste de gestionnaire régional (dossier d’appel, à la page 206) :
[traduction] Il ne fait aucun doute que vous avez accompli un travail considérable ces derniers mois, et que ce travail a grandement contribué à la structure organisationnelle qui a été recommandée et approuvée à la réunion du CRG tenue le 14 février. Cela dit, l’autorisation d’attribuer le niveau PM-06 aux fonctions du poste de gestionnaire à doter a nécessité la création d’un nouveau poste à ce niveau. Comme il s’agissait d’un nouveau poste à un niveau supérieur, il a été jugé équitable et indiqué de donner à tous les gestionnaires la possibilité de poser leur candidature plutôt que de procéder à une nomination au moyen d’un processus non annoncé. [Non souligné dans l’original.]
[54] Par ailleurs, dans une lettre adressée au Tribunal le 17 octobre 2006, le sous-ministre adjoint de la Direction générale des personnes et de la culture à Service Canada écrivait ce qui suit (dossier d’appel, à la page 210) :
[traduction] L’intimé a suivi les Lignes directrices susmentionnées en ce qui concerne la reclassification et a considéré le poste comme un nouveau poste. Dans ce cas bien précis, le Directeur chargé de l’unité en question a décidé d’organiser un processus de nomination interne annoncé pour donner aux employés la possibilité de se porter candidats.
[55] La principale raison invoquée par l’employeur pour justifier sa décision d’annoncer le poste était qu’il s’agissait d’un nouveau poste. En conséquence, si M. Kane était en mesure d’établir qu’il n’existait pas de raison logique de considérer comme « nouveau » le poste de gestionnaire régional de niveau PM-06 au lieu de le considérer comme un poste « reclassifié », il pouvait réussir à démontrer que la décision de recourir à un processus de nomination annoncé était arbitraire. Cela tient au fait que la décision aurait reposé en grande partie sur une conclusion déraisonnable portant sur un fait pertinent pour l’exercice du pouvoir discrétionnaire prévu à l’article 33.
[56] À l’instar des Lignes directrices, la Politique n’a pas force de loi et les gestionnaires ont le droit de s’en écarter. D’ailleurs la Politique elle-même précise qu’elle vise à « offrir aux gestionnaires et aux cadres subdélégués un cadre commun et des critères » pour décider quand utiliser un processus de nomination non annoncé. Elle est loin d’être contraignante. Néanmoins, elle vise à promouvoir « l’équité, l’accessibilité et la transparence » dans les décisions prises en vertu de l’article 33 (dossier d’appel, à la page 329). Comme on entend par équité le fait d’agir de façon uniforme de traiter de la même manière les cas semblables, les objectifs des Lignes directrices et de la Politique ne seront pas atteints si l’on confirme la validité de décisions prises en conformité avec ces documents, mais reposant sur des conclusions déraisonnables quant aux faits pertinents.
iii) Abus de pouvoir
[57] L’avocat des intimés affirme que, bien qu’elle ne soit pas définie dans la Loi, l’expression « abus de pouvoir » que l’on trouve à l’article 77 a une portée limitée. Elle se limite aux inconduites graves qui sont frappées d’un opprobre moral et elle requiert un élément moral qui s’apparente à celui qui est exigé dans le cas du délit de faute dans l’exercice d’une charge publique. Les intimés affirment dans leur mémoire des faits et du droit (au paragraphe 62) que l’« abus de pouvoir » comporte :
[traduction] […] un élément intentionnel de mauvaise foi, de favoritisme personnel, de discrimination, de corruption, d’insouciance ou d’indifférence grave, de faute lourde ou d’un acte fautif d’une gravité semblable.
[58] Les intimés rejettent le point de vue que le Tribunal a retenu dans de nombreuses affaires, à savoir que le concept d’abus de pouvoir discrétionnaire en droit administratif, en particulier comme l’expliquent les auteurs David Phillip Jones et Anne S. de Villars dans leur ouvrage Principles of Administrative Law, 5e éd. (Toronto : Carswell, 2009), aux pages 174 et 204, constitue un guide approprié pour définir la portée de l’abus de pouvoir à l’article 77 (voir, par exemple, les décisions Tibbs c. le sous-ministre de la Défense nationale et al., 2006 TDFP 8, aux paragraphes 68 à 74; Bowman et al. c. le sous-ministre de la Citoyenneté et Immigration Canada et al., 2008 TDFP 12, au paragraphe 81; Chiasson c. le sous-ministre du Patrimoine canadien et al., 2008 TDFP 27, au paragraphe 36, et Jacobsen c. le sous-ministre d’Environnement Canada et al., 2009 TDFP 8, aux paragraphes 46 à 48). L’avocat des intimés fait valoir deux arguments en faveur d’une interprétation plus étroite de cette expression.
[59] Premièrement, il affirme que cette expression doit être interprétée à la lumière du paragraphe 2(4) de la Loi, qui précise qu’« on entend notamment par “abus de pouvoir” la mauvaise foi et le favoritisme personnel ». Les intimés affirment qu’en matière d’interprétation des lois, la présomption ejusdem generis, ou règle des choses du même ordre, confine l’abus de pouvoir à des actes analogues à ceux qui sont cités à titre d’exemples.
[60] Je ne suis pas de cet avis. La présomption relative aux choses du même genre s’applique normalement lorsqu’un terme général suit une liste de choses qui ont quelque chose en commun; la portée du terme général se limite, selon cette présomption, aux choses qui présentent une caractéristique en commun avec les éléments qui sont énumérés. Certains auteurs affirment toutefois que la présomption ne s’applique pas aux dispositions comme le paragraphe 2(4) qui indiquent que les éléments précis sont inclus dans le terme générique précédant (Ruth Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes, 5e éd. (Markham, Ont. : LexisNexis Canada, 2008), aux pages 237 à 239; Glasgow c. le sous-ministre de Travaux publics et Services gouvernementaux Canada et al., 2008 TDFP 7, aux paragraphes 36 à 40).
[61] La professeure Sullivan souligne (à la page 239) qu’il arrive que le législateur englobe des éléments particuliers dans le terme générique pour d’autres raisons que pour restreindre la portée du terme générique qui précède l’énumération, notamment lorsqu’il souhaite confirmer que les éléments qui sont susceptibles de susciter des doutes sont effectivement compris dans le terme générique.
[62] Cette interprétation s’accorde avec la version française du paragraphe 2(4), qui dispose : « on entend notamment par “abus de pouvoir” la mauvaise foi et le favoritisme » [non souligné dans l’original]. Tout comme les adverbes « particulièrement » et « spécialement », l’adverbe « notamment » peut évoquer l’importance relative de quelque chose (voir Le Nouveau Petit Robert : dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris : Dictionnaires Le Robert, 2010, qui donne comme synonymes de « notamment » : « particulièrement, singulièrement, spécialement ».
[63] Deuxièmement, les intimés affirment que la notion d’« abus de pouvoir » doit être interprétée en tenant compte du pouvoir que possèdent la Commission et les administrateurs généraux de prendre des mesures correctives lorsqu’ils sont convaincus qu’« une erreur, une omission ou une conduite irrégulière » a influé sur le choix de la personne nommée (aux paragraphes 15(3) et 67(1) de la Loi). Ils soutiennent que le motif qui peut être invoqué pour corriger une décision en vertu de ces dispositions ne saurait en même temps constituer un abus de pouvoir au sens de l’article 77. Ainsi, dans la décision Lavigne, la Cour fédérale déclare (au paragraphe 62) : « L’abus de pouvoir exige plus que l’erreur ou l’omission, ou même une conduite irrégulière ». Pour les motifs qui suivent, la comparaison de ces dispositions n’est pas, à mon avis, particulièrement utile pour interpréter la portée de l’article 77.
[64] En premier lieu, les catégories en présence, à savoir l’abus de pouvoir, d’une part, et l’erreur, l’omission et la conduite irrégulière, d’autre part, sont des catégories qui se chevauchent. Tout abus de pouvoir comporte une conduite irrégulière et une erreur, alors que certains cas d’erreur, d’omission et de conduite irrégulière peuvent également constituer un abus de pouvoir. À mon avis, le fait que les erreurs, omissions ou conduites irrégulières ne constituent pas toutes un abus de pouvoir ne nous éclaire pas beaucoup sur la portée de cette dernière expression.
[65] En second lieu, le droit, d’une part, de l’employé de saisir le Tribunal, et le pouvoir discrétionnaire, d’autre part, du gestionnaire de prendre des mesures correctives avec ou sans discussion informelle préalable avec l’employé concerné, constituent des recours suffisamment différents pour que le cadre dans lequel chacun existe ne puisse être considéré comme excluant nécessairement l’autre.
[66] Il ne conviendrait pas que la Cour tente de formuler une définition exhaustive de l’abus de pouvoir au sens que l’article 77 de la Loi donne à cette expression. Je reconnais qu’en restreignant la compétence du Tribunal pour statuer sur les plaintes d’abus de pouvoir des employés, le législateur entendait certainement réduire les délais des processus de dotation et limiter la surveillance trop poussée engendrée par ce qui revenait en fait à un examen de novo en appel sous le régime de l’ancienne Loi.
[67] Je rejette néanmoins l’interprétation étroite de l’abus de pouvoir proposée par les intimés et j’estime qu’elle ne constitue pas un fondement acceptable pour déterminer si la décision du Tribunal de débouter M. Kane de sa plainte était raisonnable. Une interprétation aussi restreinte ne se justifie ni par le libellé de la loi ni, comme je l’expliquerai plus loin aux paragraphes 74 à 77 des présents motifs, par le contexte législatif et les objectifs de la loi.
iv) La décision du Tribunal était-elle déraisonnable?
[68] Pour déterminer si la décision d’un tribunal administratif est raisonnable, on tient compte des motifs et du dispositif de la décision. La cour de révision doit décider si les motifs donnés par le tribunal pour justifier sa décision démontrent que la décision est justifiée et que le processus décisionnel est transparent et intelligible, et que la décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, au paragraphe 47).
[69] La présente affaire soulève la question de savoir s’il était déraisonnable de la part du Tribunal d’exclure tout examen de la question de savoir si le poste de gestionnaire régional de niveau PM-06 était un nouveau poste, au motif que l’article 33 n’oblige pas l’employeur à tenir compte de ce facteur, mais qu’il réserve toute latitude à l’administrateur général en ce qui concerne le choix du processus de nomination. Le Tribunal a estimé que tout manquement aux Lignes directrices ne portait pas à conséquence, en expliquant que, comme les Lignes directrices n’ont pas force de loi, toute erreur d’interprétation dont elles feraient l’objet ne pouvait constituer un abus de pouvoir. Ni le Tribunal ni la Cour fédérale n’ont jugé nécessaire de proposer une interprétation de l’expression « abus de pouvoir », se contentant de considérer que l’affaire soulevait essentiellement une question de fait.
[70] L’alinéa 77(1)b) prévoit que le choix entre un processus de nomination annoncé et un processus de nomination non annoncé peut constituer un abus de pouvoir. Le législateur a donc envisagé la possibilité que, même si le pouvoir discrétionnaire prévu à l’article 33 est étendu, son exercice peut donner ouverture à une plainte d’abus de pouvoir devant le Tribunal.
[71] La question de droit soulevée dans le présent appel est celle de savoir si le Tribunal a commis une erreur susceptible de révision en considérant comme sans importance dans le cas d’une plainte d’abus de pouvoir présentée en vertu de l’alinéa 77(1)b) la distinction entre un nouveau poste et un poste reclassifié, alors que l’employeur invoque la nouveauté du poste de gestionnaire régional comme principale raison pour justifier sa décision d’annoncer le poste. À mon avis, le Tribunal a commis une erreur.
[72] Son erreur a été de partir à tort du principe que, parce que l’article 33 n’oblige pas l’employeur à tenir compte du fait qu’il s’agit d’un nouveau poste ou d’un poste reclassifié, le fait que l’employeur qualifiait le poste de nouveau poste ne pouvait donner ouverture à une plainte d’abus de pouvoir. Cette erreur a rendu déraisonnable la décision que le Tribunal a rendue parce qu’elle empêchait M. Kane de tenter de démontrer que le fait que l’employeur qualifiait le poste de nouveau poste n’avait aucun fondement rationnel.
[73] À mon avis, il était effectivement déraisonnable de la part du Tribunal de conclure qu’une plainte présentée en vertu de l’alinéa 77(1)b) ne pouvait être fondée, et ce, même si l’employeur avait décidé de recourir à un processus de nomination interne annoncé parce que le poste à doter était nouveau et que M. Kane était en mesure de démontrer qu’il ne s’agissait manifestement pas d’un nouveau poste. La décision rendue en vertu de l’article 33 est arbitraire si elle repose sur une conclusion irrationnelle portant sur un fait important dont l’employeur peut tenir compte pour exercer son pouvoir. Le fait que la distinction entre un poste nouveau et un poste reclassifié constitue un facteur pertinent pour l’exercice de ce pouvoir (en ce sens que l’employeur peut légitimement en tenir compte) est confirmé par les Lignes directrices et la Politique.
[74] Ainsi que les juges Bastarache et LeBel l’ont fait remarquer au nom de la majorité dans l’arrêt Dunsmuir (au paragraphe 42) : « Le maintien d’une décision irrationnelle va aussi à l’encontre de la primauté du droit ». Si le poste de gestionnaire régional de niveau PM-06 n’était pas nouveau, la décision de l’employeur de l’annoncer était à première vue irrationnelle, parce qu’elle était non fondée et que, dans cette mesure, elle serait incompatible avec les valeurs consacrées par la Loi : équité, responsabilité et transparence. Le Tribunal a agi de façon déraisonnable en partant du principe qu’une telle décision ne permettait pas de conclure à l’abus de pouvoir.
[75] Si les tribunaux judiciaires refusent de confirmer des décisions irrationnelles parce qu’elles vont à l’encontre de la primauté du droit, il n’est pas raisonnable de la part du Tribunal d’exclure de la portée de l’expression « abus de pouvoir » les décisions rendues en vertu de l’article 33 qui sont fondées sur des faits qui ne trouvent aucune base rationnelle dans les éléments dont disposait le gestionnaire décideur.
[76] Le contexte législatif confirme par ailleurs que l’on ne saurait raisonnablement penser que le législateur entendait soustraire les décisions irrationnelles à la compétence que l’article 77 confère au Tribunal. La plainte de M. Kane est du genre de celles qui se prêtent parfaitement à une décision par un tribunal administratif spécialisé et indépendant. Il irait également à l’encontre d’une répartition logique des attributions prévues par la Loi en ce qui concerne les griefs émanant des employés d’interpréter la notion d’« abus de pouvoir » si étroitement que les seuls recours dont disposerait M. Kane consisteraient à demander à la direction d’exercer son pouvoir de corriger ses propres erreurs (aux paragraphes 15(1) et 67(3) et à l’article 47 de la Loi), ou encore à présenter une demande de contrôle judiciaire directement à la Cour fédérale, qui n’aurait pas l’avantage de disposer d’une décision rendue par un tribunal spécialisé. Il n’est pas possible que le législateur ait voulu un tel résultat.
[77] La Loi visait à offrir une plus grande souplesse en ce qui concerne les décisions en matière de nomination et de dotation. Ces objectifs n’exigent cependant pas que l’on interprète la Loi de manière à empêcher les employés d’exercer un recours efficace en cas d’exercice arbitraire par la direction des pouvoirs discrétionnaires que lui confère la Loi.
[78] Dans le cas qui nous occupe, le Tribunal n’a pas décidé que l’administratrice générale avait fondé sa décision sur sa croyance erronée que le poste de gestionnaire régional était un nouveau poste plutôt qu’un poste reclassifié. Le Tribunal n’est pas allé aussi loin, parce qu’il a conclu que la distinction entre un nouveau poste et un poste reclassifié n’était pas pertinente lorsqu’il s’agissait de se prononcer sur la plainte d’abus de pouvoir de M. Kane dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire que l’article 33 confère à l’administrateur général.
[79] Toutefois, pour les motifs exposés aux paragraphes 72 à 75, la Cour estime qu’il était déraisonnable de la part du Tribunal de juger qu’on ne pouvait conclure que l’administratrice générale avait commis un abus de pouvoir au sens de l’alinéa 77(1)b) en décidant d’annoncer le poste à doter en tant que nouveau poste même si, comme le maintient M. Kane, il ne s’agissait manifestement pas d’un nouveau poste. Il était donc déraisonnable de la part du Tribunal de refuser de déterminer si la décision d’annoncer avait, comme le soutenait M. Kane, été prise sur le fondement d’une conclusion portant sur un fait pertinent qui ne trouvait aucun fondement rationnel dans les faits ou dans les critères applicables, à savoir le fait de qualifier le poste de gestionnaire régional de nouveau poste.
[80] Évidemment, il n’appartient pas à la Cour, dans le cadre du présent appel, d’exprimer son opinion sur la question de savoir si le poste de gestionnaire régional de niveau PM-06 était un nouveau poste ou une reclassification du poste auparavant occupé par M. Kane. Comme nous l’avons déjà signalé, M. Kane affirme que les fonctions étaient identiques, ce qui donne à penser qu’il s’agissait d’une reclassification. En revanche, la structure organisationnelle de l’unité a été modifiée, de sorte qu’il y a maintenant deux employés PM-05 qui relèvent du gestionnaire régional, ce qui laisse entrevoir que le poste PM-06 est un nouveau poste (voir les Lignes directrices, dossier d’appel, à la page 123). Il s’agit toutefois là d’une question qu’il appartient au Tribunal, et non à notre Cour, de trancher.
[81] En conséquence, je renverrais l’affaire au Tribunal pour qu’il juge de nouveau la plainte portée par M. Kane en vertu de l’alinéa 77(1)b) en partant du principe que, comme l’employeur a principalement justifié sa décision d’annoncer le poste en invoquant le fait que le poste de gestionnaire régional de niveau PM-06 était un nouveau poste, le Tribunal doit décider si cette qualification se justifiait rationnellement. Si le Tribunal répond par la négative à cette question, il lui sera loisible, après examen de l’ensemble des circonstances de l’espèce, de conclure que la décision de doter le poste en suivant un processus de nomination annoncé constituait un abus de pouvoir.
[82] En revanche, si M. Kane ne le convainc pas qu’il était déraisonnable de la part de l’employeur de considérer comme nouveau et non comme reclassifié le poste de gestionnaire régional de niveau PM‑06, le Tribunal rejettera sa plainte.
Troisième question : Était-il déraisonnable de la part du Tribunal de rejeter la plainte de M. Kane parce qu’il n’avait pas prouvé que, même si la décision d’annoncer le poste constituait un abus de pouvoir, ce n’était pas la raison pour laquelle il n’avait pas été nommé?
[83] Le Tribunal a estimé que M. Kane n’avait pas été nommé gestionnaire régional parce qu’il avait échoué à l’un des volets des tests standardisés administrés aux candidats aux postes de niveaux PM-05 et PM-06. En d’autres termes, même s’il y avait eu un abus de pouvoir dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire prévu à l’article 33, M. Kane n’avait pas démontré que cet abus de pouvoir était la raison pour laquelle il n’avait pas été nommé, ainsi qu’il était tenu de le démontrer pour que le Tribunal puisse faire droit à sa plainte en vertu de l’alinéa 77(1)b).
[84] Je ne suis pas de cet avis. Le raisonnement du Tribunal suppose qu’à défaut d’abus de pouvoir entachant la décision de doter le poste à la suite d’un processus de nomination interne annoncé, l’administratrice générale aurait quand même employé les mêmes méthodes pour vérifier si M. Kane possédait les compétences et les qualifications nécessaires pour occuper de façon permanente le poste de gestionnaire régional.
[85] Il s’agit à mon humble avis de pures spéculations. Si M. Kane a raison d’affirmer que le poste de gestionnaire régional de niveau PM-06 n’est pas un nouveau poste mais une reclassification de son ancien poste, il est fort possible que l’employeur n’aurait pas suivi un processus annoncé. Il est par conséquent déraisonnable de supposer que, même si aucun concours n’avait eu lieu, les outils d’évaluation standardisés employés lors d’un concours seraient nécessairement employés pour vérifier si M. Kane était qualifié pour continuer à occuper ce poste particulier, malgré le vaste pouvoir que l’article 36 conférait à l’employeur au sujet du choix de méthodes d’évaluation.
[86] M. Kane affirme que les attributions du gestionnaire régional ne diffèrent pas sensiblement de celles de directeur de la prestation des services, et que le poste est par conséquent une reclassification du poste qu’il occupait. S’il a raison, on pouvait raisonnablement s’attendre à ce que l’évaluation de sa capacité de faire le travail comprendrait notamment une évaluation de son rendement au cours des 12 mois de son affectation aux SCSEP, d’abord comme directeur de la prestation des services au sein de l’organisation provisoire, puis comme gestionnaire régional par intérim.
[87] D’ailleurs, l’article 36 de la Loi prévoit expressément la « prise en compte des réalisations et du rendement antérieur » de l’intéressé pour décider si elle possède les qualifications requises pour un emploi. Le rapport de rendement de M. Kane qui a été versé au dossier au sujet de son affectation au secteur d’activités des SCSEP est favorable (dossier d’appel, à la page 206), et rien ne permet de penser que son travail était insatisfaisant. Des divergences constatées entre l’évaluation du rendement et les résultats des tests peuvent amener la direction à s’interroger sur le bien-fondé des tests dans ce contexte. Inutile de dire que le fait que M. Kane avait occupé ce poste ne lui donnait pas le droit d’être nommé au poste de gestionnaire régional.
[88] Ainsi, si lorsqu’il réexaminera l’affaire, le Tribunal conclut qu’il y a eu un abus de pouvoir dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire conféré par l’article 33, il devra également décider si cet abus explique pourquoi M. Kane n’a pas été nommé gestionnaire régional.
[89] Enfin, M. Kane estime qu’on l’a arbitrairement « traité différemment » en le forçant à se présenter à un concours pour son propre emploi et en refusant de le nommer à ce poste. En tant que fonctionnaire fédéral expérimenté de la région de Terre-Neuve-et-Labrador, M. Kane déclare qu’à sa connaissance, les titulaires de poste de la région ont depuis des années toujours été nommés à leur poste à la suite d’une reclassification.
[90] Je suis d’accord avec la Cour fédérale pour dire que le Tribunal pouvait raisonnablement conclure que, même si elle n’était pas contredite, l’affirmation de M. Kane n’était pas suffisante pour lui permettre de s’acquitter du fardeau qui lui incombait, comme plaignant, de prouver qu’on a toujours suivi dans la région la pratique consistant à nommer les mêmes titulaires de postes après une reclassification. M. Kane n’a pas contesté le refus du Tribunal d’obliger l’employeur à fournir des renseignements sur le sujet.
G. DISPOSITIF
[91] Pour ces motifs, je ferais droit à l’appel avec dépens tant devant notre Cour que devant les tribunaux d’instance inférieure, j’annulerais la décision de la Cour fédérale, j’accueillerais la demande de contrôle judiciaire de M. Kane, j’annulerais la décision du Tribunal et je renverrais l’affaire au Tribunal, différemment constitué, pour qu’il procède à un nouvel examen en conformité avec les présents motifs en réponse à la plainte de M. Kane suivant laquelle il n’a pas été nommé comme gestionnaire régional en raison d’un abus de pouvoir commis par l’employeur lors du choix du processus de nomination interne annoncé. Ce nouvel examen aura lieu sur le fondement du dossier existant, bien que le Tribunal puisse permettre aux parties de le compléter et de formuler des observations oralement.
La juge Dawson, J.C.A. : Je suis d’accord.
* * *
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
[92] Le juge Stratas, J.C.A. (dissident) : Je souscris à l’exposé des faits et des questions en litige de mon collègue. Je suis d’accord avec lui pour dire que la norme de contrôle de la décision du Tribunal est celle de la décision raisonnable. Toutefois, suivant mon collègue, la décision du Tribunal ne peut être confirmée suivant la norme en question et elle devrait être annulée.
[93] Je ne suis pas d’accord avec sa conclusion. À mon avis, c’est à bon droit que la Cour fédérale a jugé que la décision du Tribunal était raisonnable et qu’elle devait être confirmée.
[94] Mon désaccord ne s’explique pas [par] une opinion différente au sujet des faits ou à une analyse subjective divergente de la norme du caractère raisonnable. Mon collègue et moi-même divergeons plutôt d’avis au niveau du principe fondamental régissant la façon dont les tribunaux judiciaires devraient procéder à l’examen du caractère raisonnable d’une décision.
a. L’approche suivie par mon collègue
[95] Si je résume l’essentiel de ses motifs, mon collègue affirme que la décision du Tribunal est déraisonnable parce que le Tribunal n’a pas tenu compte d’une considération pertinente pour décider de l’existence d’un « abus de pouvoir » au sens de l’alinéa 77(1)b) de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique, L.C. 2003, ch. 22, art. 12, 13 (la Loi). Suivant la considération pertinente (le facteur de la nouveauté), l’employeur croyait que le poste PM-06 était un nouveau poste et a considéré cette « nouveauté » comme une raison le justifiant d’annoncer le poste et d’organiser un concours alors qu’il était possible qu’il s’avère que ce poste n’était pas nouveau.
[96] Le Tribunal a confirmé la décision de dotation de l’employeur et a estimé qu’aucun « abus de pouvoir » au sens de l’alinéa 77(1)b) de la Loi n’avait été commis. Le Tribunal a jugé que le facteur de la nouveauté n’était pas pertinent pour décider s’il y avait eu un « abus de pouvoir ». Comme nous le verrons, ces conclusions étaient raisonnables. Mais mon collègue n’est pas de cet avis. Selon lui, le facteur de la nouveauté est pertinent lorsqu’il s’agit de décider si un « abus de pouvoir » a été commis et le Tribunal devait tenir compte de ce facteur et son omission de le faire a pour effet d’invalider la décision du Tribunal.
[97] Mon collègue conclut que le facteur de la nouveauté est pertinent — en raison non pas des conclusions de droit et de fait tirées par le Tribunal, mais plutôt à cause des conclusions de droit et de fait qu’il tire lui-même. Mon collègue conclut en fait que « [l]a principale raison invoquée par l’employeur pour justifier sa décision d’annoncer le poste [PM-06] était qu’il s’agissait d’un nouveau poste » (au paragraphe 55), mais il est possible qu’il ne s’agissait pas d’un nouveau poste. Mon collègue conclut en droit que la nouveauté du poste PM-06 était une considération pertinente relativement à la décision que l’employeur était appelé à prendre en vertu de l’article 33 de la Loi. Il déclare : « [l]a nouveauté du poste est donc pertinente » (au paragraphe 44), « la portée du pouvoir discrétionnaire conféré par l’article 33 est telle que l’employeur peut effectivement tenir compte de la question de savoir s’il s’agit d’un nouveau poste » et « la nouveauté du poste peut être un facteur pertinent lorsqu[e l’employeur] exerce le vaste pouvoir discrétionnaire que lui confère l’article 33 » (au paragraphe 49). Mon collègue conclut en droit que, si le poste n’était pas nouveau, « la décision de l’employeur de l’annoncer était à première vue irrationnelle, parce qu’elle était non fondée » (au paragraphe 74), de sorte que l’employeur avait pu commettre un « abus de pouvoir » au sens de l’alinéa 77(1)b) de la Loi (aux paragraphes 75 à 79). En droit, l’« abus de pouvoir » au sens de l’alinéa 77(1)b) de la Loi englobe notamment selon lui « les décisions [de l’employeur] qui sont fondées sur des faits qui ne trouvent aucune base rationnelle dans les éléments dont disposait [l’employeur] » (au paragraphe 75). Enfin, au sujet de la décision du Tribunal elle-même, il conclut qu’elle ne tient pas compte du facteur de la nouveauté. Pour mon collègue, le débat est clos : la décision du Tribunal est déraisonnable pour cette seule raison et le Tribunal doit réexaminer l’affaire en tenant compte du facteur de la nouveauté.
[98] Ce raisonnement ne correspond plus à la démarche reconnue. On n’invalide plus automatiquement une décision parce qu’il n’a pas été tenu compte d’une considération pertinente. De nos jours, notre rôle se borne à vérifier, dans un esprit de déférence, si la décision est raisonnable, et rien de plus.
b. L’abandon graduel de l’approche suivie par mon collègue
[99] L’approche préconisée par mon collègue remonte à l’époque révolue où les cours de justice n’hésitaient pas à intervenir pour sanctionner les décisions des tribunaux administratifs. Les tribunaux judiciaires s’attachaient à un certain type d’erreur, comme l’omission de tenir compte d’un élément que la cour de révision considérait elle-même pertinent pour ensuite invoquer cette erreur pour annuler la décision du tribunal administratif.
[100] De nos jours, on reconnaît que cette approche conduit souvent à un contrôle des décisions des tribunaux administratifs qui est intempestif et dénué de déférence. En l’espèce, mon collègue, se fondant sur son opinion personnelle des faits et du droit, conclut que le facteur de la nouveauté est pertinent pour se prononcer sur l’existence d’un « abus de pouvoir » au sens de l’alinéa 77(1)b), se demande si le Tribunal a tenu compte de ce facteur de la nouveauté, pour ensuite conclure que la décision du Tribunal est déficiente. Suivant la démarche de mon collègue, l’appréciation que le Tribunal a lui-même faite de ce qui est pertinent et de ce qui ne l’est pas échappe à tout examen, même à un examen empreint de déférence. Autrement dit, ce genre d’approche [traduction] « semble laisser peu de place à la déférence relativement à l’appréciation que l’auteur de la décision a faite des facteurs ou éléments qui étaient pertinents pour interpréter une disposition législative particulière ou l’exercice d’un pouvoir particulier conféré par la loi » (David Mullan, « Deference from Baker to Suresh and Beyond—Interpreting the Conflicting Signals » dans David Dyzenhaus, éd., The Unity of Public Law (Oxford : Hart Publishing, 2004), à la page 24).
[101] Au cours des dernières années, la Cour suprême a opté pour une approche différente en préconisant un contrôle de la raisonnabilité qui soit véritablement empreint de déférence. Il ne suffit plus « d’identifier simplement une erreur catégorisée ou désignée » ou « de classer une question donnée dans une catégorie précise de contrôle judiciaire », comme l’omission de tenir compte d’une considération pertinente (Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, 2003 CSC 19, [2003] 1 R.C.S. 226, aux paragraphes 22 et 25, la juge en chef McLachlin; voir également Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, et Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190. Désormais, « [l]e contrôle des conclusions d’une instance administrative doit commencer par l’application de la [norme de contrôle de la décision raisonnable] » (Dr Q, précité, au paragraphe 25; David J. Mullan, « Establishing the Standard of Review: The Struggle for Complexity? », (2004), 17 R.C.D.A.P. 59, à la page 65).
[102] Suivant la démarche proposée par la Cour suprême, on ne détermine pas quels facteurs sont pertinents pour ensuite imposer au tribunal administratif ses propres conclusions au sujet de la pertinence. On donne plutôt au tribunal administratif « une grande liberté d’action dans la détermination […] des “considérations pertinentes” » pour ensuite procéder au contrôle en vérifiant si ce que le tribunal administratif a fait était raisonnable (Baker, précité, au paragraphe 56). Le contrôle de la raisonnabilité est censé être un contrôle véritablement empreint de déférence (Dunsmuir, précité, au paragraphe 47).
C. Contrôle de la raisonnabilité véritablement empreint de déférence
[103] Ainsi que la Cour suprême l’a expliqué, le contrôle de la raisonnabilité vraiment empreint de déférence nous oblige à déterminer si les conclusions que le Tribunal a tirées appartiennent aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, précité, au paragraphe 47). Notre attitude doit être empreinte de déférence et nous devons rarement intervenir.
[104] Pour procéder à un contrôle de la raisonnabilité qui soit véritablement marqué par la déférence, nous devons garder constamment en tête une juste compréhension de notre rôle.
[105] Il y a dans le cas qui nous occupe certaines réalités qui nous rappellent notre rôle. Dans la Loi, le législateur a confié la tâche de constater les faits, d’interpréter la loi, de tirer des conclusions et d’accorder la réparation appropriée non pas à nous, mais bien au Tribunal. Pour faire bonne mesure, le législateur nous interdit d’examiner ou de réviser les décisions du Tribunal (article 102 de la Loi).
[106] Évidemment, la règle habituelle veut que les cours de justice obéissent aux lois édictées par le Parlement. Toutefois, la Constitution a préséance sur toute autre loi et les cours de justice ont « l’obligation constitutionnelle de veiller à la légalité de l’action administrative » (Dunsmuir, précité, au paragraphe 29; Crevier c. Procureur général du Québec et autres, [1981] 2 R.C.S. 220, à la page 234; U.E.S., Local 298 c. Bibeault, [1988] 2 R.C.S. 1048, à la page 1090). En l’espèce, cette obligation nous permet d’examiner les décisions du Tribunal malgré le fait que le législateur a attribué une compétence exclusive au Tribunal et malgré la clause privative contenue à l’article 102.
[107] Dans quel cas notre « obligation constitutionnelle de veiller à la légalité de l’action administrative » est-elle enclenchée, nous forçant à intervenir? Suivant l’arrêt Dunsmuir [au paragraphe 29], un de ces cas est celui où lequel le tribunal administratif arrive à une solution qui ne peut se justifier au regard des faits et du droit et de l’ensemble de la preuve, même en tenant compte de l’expertise particulière du tribunal et de son appréciation des principes applicables. Une telle solution n’appartient pas, pour reprendre la formule employée dans l’arrêt Dunsmuir, « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (au paragraphe 47). La raison pour laquelle nous intervenons est que le tribunal est arrivé à un résultat qui repose sur une interprétation ou une application d’une loi fédérale qui ne peut se justifier. Nous n’intervenons pas simplement parce que le tribunal n’a pas tenu compte d’un élément qui est pertinent à notre avis.
[108] Certes, cette approche globale du contrôle judiciaire donne lieu à déférence très grande, beaucoup plus grande que celle que prévoit l’approche de mon collègue. Mais compte tenu de notre rôle limité, c’est l’approche qu’il convient d’adopter.
[109] En l’espèce, à moins d’être en présence d’une interprétation ou d’une application d’une loi fédérale qui ne peut se justifier — et d’une décision qui n’appartient pas aux issues possibles acceptables — nous ne pouvons pas intervenir. Nous ne devons pas déborder le cadre du rôle limité qui nous est reconnu. Nous devons être conscients de notre mission.
D. Assujettissement de la décision du Tribunal à un contrôle de la raisonnabilité véritablement empreint de déférence
[110] La décision du Tribunal survit-elle au contrôle véritablement empreint de déférence de sa raisonnabilité? Est-elle injustifiable au sens que j’ai évoqué? À mon avis, elle ne l’est pas. Le Tribunal a procédé à une interprétation et à une application d’une loi fédérale qui se justifient. Nous ne pouvons pas intervenir.
[111] La présente affaire concerne un employeur qui œuvre dans un secteur d’emploi spécial, la fonction publique. L’employeur a pris une décision discrétionnaire sur la façon de doter un poste précis de la fonction publique en recourant à un mécanisme de dotation précis. La décision de l’employeur a été soumise à l’appréciation du Tribunal, qui est un tribunal administratif qui s’occupe de la dotation en personnel de la fonction publique et qui est composé de personnes qui doivent « avoir de l’expérience ou des connaissances en matière d’emploi dans le secteur public » (au paragraphe 88(3) de la Loi). Le Tribunal devait déterminer si, vu les circonstances particulièrement inusitées de la présente affaire, l’employeur avait commis un « abus de pouvoir » au sens de l’alinéa 77(1)b) de la Loi, laquelle régit l’emploi dans la fonction publique. La présente affaire relève carrément du mandat exclusif que le législateur a confié, non pas à nous, mais bien au Tribunal.
[112] Les faits portés à la connaissance du Tribunal sont inusités. La situation sur laquelle le Tribunal était appelé à se prononcer était une situation de dotation provisoire en voie de transformation en une structure plus permanente. Au départ, l’employeur a créé « une nouvelle structure organisationnelle intérimaire » (décision du Tribunal, au paragraphe 4). Il a affecté l’appelant, sans tenir de concours public, à un poste de niveau PM-05 de directeur de la prestation de services au sein de cette nouvelle structure intérimaire.
[113] Un mois plus tard, l’employeur a informé l’ensemble du personnel qu’il était en train de réviser la nouvelle structure intérimaire. Quelques mois plus tard, l’employeur avait terminé son examen. Il a annoncé la mise sur pied d’une structure de dotation définitive, qui prévoyait la création d’un nouveau poste de niveau PM-06 plus élevé. Ce poste était très semblable au poste PM-05 que l’appelant avait brièvement occupé dans le cadre de la structure intérimaire, mais elle prévoyait une structure de dotation et une structure hiérarchique différentes.
[114] Comment allait-on doter le poste de niveau supérieur PM-06? L’employeur disposait de deux options :
a) Ne pas annoncer le poste de niveau supérieur et ne pas tenir de concours pour ce poste. Suivant cette option, en supposant qu’il satisfaisait aux exigences du poste définitif de niveau supérieur, l’appelant serait automatiquement promu par l’employeur du poste PM-05 qu’il avait brièvement occupé au poste définitif de niveau supérieur.
b) Annoncer le poste de niveau supérieur et organiser un concours public. Suivant cette option, l’employeur annoncerait le poste de niveau supérieur et organiserait un concours public auquel l’appelant et d’autres employés qualifiés seraient invités à poser leur candidature.
[115] L’article 33 permet à l’employeur de choisir entre « un processus de nomination annoncé [et] un processus de nomination non annoncé », c’est-à-dire entre l’une des deux options que nous venons de mentionner. Cet article n’a pas un libellé limitatif et, ainsi que le Tribunal l’a conclu, il accorde une grande latitude à l’employeur. Outre l’article 33, la Loi comporte par ailleurs un préambule dans lequel le législateur énumère les divers objets de la loi et qui est censé guider l’employeur dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. Ce préambule indique notamment que la fonction publique est « vouée à l’excellence » et doit « obtenir des résultats pour les Canadiens ». Il énonce également d’autres principes importants (que nous énumérons sans ordre précis), notamment : la diversité, la dualité linguistique, l’absence de partisanerie, des « pratiques d’emploi équitables et transparentes », une « volonté réelle de dialogue », « le respect [des] employés » et la possibilité pour les gestionnaires de disposer « de la marge de manœuvre dont ils ont besoin pour effectuer la dotation » en recrutant les personnes les plus aptes à rendre « des services de haute qualité à [la] population ».
[116] Vu l’ensemble des faits et compte tenu du contexte général de la Loi, l’employeur a choisi d’annoncer le poste et d’organiser un concours public. L’employeur a invoqué trois raisons pour expliquer sa décision : le poste de niveau supérieur était nouveau, il s’agissait d’un « nouveau poste à un niveau supérieur » et « il a été jugé équitable et indiqué de donner à tous les gestionnaires la possibilité de poser leur candidature ».
[117] L’employeur a annoncé le poste et l’appelant a postulé. Sa candidature n’a pas été retenue et il n’a donc pas été promu au poste de niveau supérieur. Un autre candidat a obtenu de meilleurs résultats lors du concours et il a été nommé au poste en question.
[118] Une fois le concours terminé, l’appelant a porté plainte en affirmant qu’il aurait dû être promu au poste de niveau supérieur en raison du bref moment où il en avait été titulaire. À son avis, le poste PM-06 était une reclassification de son ancien (quoique intérimaire) poste PM‑05, et non un nouveau poste. L’appelant s’est adressé au Tribunal, en faisant valoir que, dans ces conditions et compte tenu du contexte de la Loi, l’employeur avait commis un « abus de pouvoir » au sens de l’alinéa 77(1)b) de la Loi.
[119] Ainsi que mon collègue l’explique (au paragraphe 66), en 2003, le législateur a inséré à l’alinéa 77(1)b) la disposition relative à l’« abus de pouvoir » pour « limiter la surveillance trop poussée engendrée par ce qui revenait en fait à un examen de novo en appel sous le régime de l’ancienne loi ». Ce ne sont pas toutes les erreurs, mauvaises interprétations ou décisions discutables de l’employeur qui donnent ouverture à un recours devant le Tribunal. La mission qui est confiée au Tribunal aux termes de l’alinéa 77(1)b) consiste à examiner l’ensemble des faits, à tenir compte de la portée de l’article 33 de la Loi et des objets de cette dernière, d’appliquer son expérience et ses connaissances en matière d’emploi dans le secteur public et de parvenir à une conclusion sur la question de savoir si l’employeur a commis ou non un abus de pouvoir. S’acquittant de cette mission, le Tribunal a décidé que l’employeur n’avait pas commis d’abus de pouvoir en faisant le choix qu’il avait fait.
[120] Plus précisément, le Tribunal a tiré les conclusions précises suivantes qui, à mon avis, se justifiaient tant en droit qu’eu égard à l’ensemble de la preuve :
a) Le Tribunal a conclu que, contrairement à l’ancienne loi, la Loi actuelle, qui a été adoptée en 2003, « ne fait aucune distinction entre un poste nouveau et un poste reclassifié » (décision du Tribunal, au paragraphe 66).
La conclusion du Tribunal se justifie. Le libellé non ambigu de l’article 33 l’appuie. De plus, sous le régime de l’ancienne loi qui existait avant 2003 (Loi sur l’emploi dans la fonction publique, L.R.C. (1985), ch. P-33 et du Règlement sur l’emploi dans la fonction publique (2000), DORS/2000-80), l’employeur était parfois appelé à se demander si un poste était nouveau ou reclassifié (voir l’article 10 de l’ancienne loi et l’alinéa 5(2)b) de l’ancien Règlement). Aux termes de l’ancienne loi, dans certaines circonstances, un poste reclassifié ne pouvait pas être annoncé et ne pouvait faire l’objet d’un concours public. Il arrivait fréquemment que, dès lors qu’il satisfaisait aux exigences du poste, le titulaire du poste pouvait simplement se voir attribuer ce poste, ou même un poste de niveau supérieur, qu’il soit ou non la meilleure personne pour l’occuper. En 2003, le législateur a aboli la distinction entre les nouveaux emplois et les emplois reclassifiés. Il a adopté à la place l’article 33 qui, ainsi que le Tribunal l’a fait observer, confère à l’employeur un pouvoir discrétionnaire considérable pour choisir le meilleur candidat dans tous les cas. De plus, en 2003, le législateur a édicté le préambule et la conclusion du Tribunal s’accorde avec bon nombre des objectifs qui y sont énoncés.
b) Le Tribunal a conclu que le pouvoir discrétionnaire de l’employeur d’annoncer un poste en vertu de l’article 33 de la Loi ne dépend pas de la question de savoir si le poste est nouveau ou reclassifié. Il peut, dans un cas comme dans l’autre, recourir à un processus de nomination annoncé ou à un processus de nomination non annoncé (décision du Tribunal, aux paragraphes 64 et 65).
Cette interprétation se défend, et elle est appuyée par le libellé large de l’article 33, par le préambule de la Loi et par la décision du législateur d’abolir en 2003 la distinction entre les nouveaux postes et les postes reclassifiés.
c) Le Tribunal a estimé qu’il n’existait pas de politiques administratives ou de lignes directrices qui exigeaient en l’espèce l’utilisation d’un processus non annoncé (décision du Tribunal, aux paragraphes 64 et 65).
Cette conclusion se justifie. Le Tribunal n’a pas cité d’énoncé de principe particulier, contrairement à mon collègue (en l’occurrence, la Politique et les Lignes directrices). Les Lignes directrices sont caduques : ainsi que mon collègue l’explique (au paragraphe 45), elles ont été rédigées sous le régime de l’ancienne loi avant que le législateur n’abolisse la distinction entre les nouveaux postes et les postes reclassifiés. Quant à la Politique, elle ne fait que donner des [traduction] « exemples de situations qui pourraient se prêter bien à un processus de nomination non annoncé », ajoutant qu’« on peut tenir compte d’autres circonstances » [non souligné dans l’original]. On pourrait à juste titre considérer que la Politique ne donne pas d’indications en ce sens. Au bout du compte, le tribunal administratif doit tenir compte des lois édictées par le législateur, ce qui, dans le cas qui nous occupe, correspond à l’article 33 et à l’alinéa 77(1)b) de la Loi, et non à des politiques administratives. Or, c’est précisément ce que le Tribunal a fait.
d) Le Tribunal a conclu que « [l]e simple fait de choisir un processus annoncé ou non annoncé ne constitue pas un abus de pouvoir en soi, car ce choix est permis aux termes de la [Loi] » (décision du Tribunal, au paragraphe 60). À mon avis, l’employeur a exercé son pouvoir en respectant le cadre prévu à l’article 33 de la Loi. Il n’a donc pas commis d’« abus de pouvoir ».
Cette conclusion se justifie elle aussi, surtout si l’on tient compte du dossier factuel inusité de la présente affaire. La structure de dotation intérimaire a été modifiée au bout de quelques mois et un poste de niveau supérieur a été créé. L’appelant a occupé le poste PM-05 pendant une très brève période. L’article 33 est très large et il a été édicté dans le cadre d’une réforme qui a eu pour effet d’abolir la distinction entre les nouveaux postes et les postes reclassifiés, et bon nombre des objectifs de la Loi qui étaient énoncés dans son préambule appuyaient l’option retenue par l’employeur en l’espèce. Sur ce dernier point, lorsque le Tribunal arrive à un résultat qu’on peut considérer comme conforme aux objectifs visés par le régime législatif, sa décision est davantage susceptible d’être considérée comme raisonnable qu’une décision qui n’est pas compatible avec les objectifs en question (Montréal (Ville) c. Administration portuaire de Montréal, 2010 CSC 14, [2010] 1 R.C.S. 427, au paragraphe 42).
E. Aspects particuliers où l’approche de mon collègue s’est traduite par une déférence insuffisante
[121] Il est vrai qu’au paragraphe 47 de l’arrêt Dunsmuir, on trouve la formulation classique suivant laquelle la norme de la raisonnabilité constitue une norme déférentielle. L’approche qu’a suivie mon collègue en l’espèce pour procéder au contrôle n’a toutefois rien de déférentielle. Comme je l’ai déjà dit et comme je vais le démontrer plus amplement plus loin, cela tient au fait qu’il s’attache à l’« erreur catégorisée » ou au classement d’une question dans « catégorie précise », soit l’omission « de tenir compte d’une considération pertinente », au lieu de procéder à un contrôle de la raisonnabilité véritablement empreint de déférence.
[122] Je relève quatre aspects où l’approche suivie par mon collègue s’est traduite par une déférence insuffisante, contrairement au rôle que nous sommes appelés à jouer.
I
[123] Voici de nouveau le facteur de la nouveauté dont, suivant mon collègue, le Tribunal n’a pas tenu compte : l’employeur a estimé que le poste PM-06 était un nouveau poste et a considéré cette « nouveauté » comme une raison d’annoncer le poste et d’organiser un concours, alors qu’il était possible que le poste ne soit pas nouveau du tout. Pour démontrer la pertinence de cette considération, mon collègue va plus loin et s’aventure dans une analyse des faits, concluant que la nouveauté du poste constituait la « principale raison » invoquée par l’employeur pour justifier sa décision d’annoncer le poste et de tenir un concours (au paragraphe 55). Les autres raisons invoquées par l’employeur — le fait que le poste était d’un niveau supérieur et la nécessité de permettre à d’autres employés méritants de postuler (au paragraphe 116, précité) — sont considérées, sur le plan de faits, comme accessoires. De plus, ainsi que je l’ai démontré au paragraphe 97 et comme je l’explique plus loin, le facteur de la nouveauté devient pertinent en ce qui concerne l’application de l’article 33 et de l’alinéa 77(1)b) parce que mon collègue interprète ces dispositions à sa manière.
[124] En résumé, compte tenu de la façon dont il a été élaboré et de la pertinence qui lui est accordée, le facteur de la nouveauté est une interprétation judiciaire fondée sur le point de vue de cours de justice quant aux faits pertinents et à la loi et non sur celui du Tribunal. À la lumière donc du facteur de la nouveauté, la décision du Tribunal est analysée pour vérifier si on y décèle une telle interprétation judiciaire. Ce n’est qu’à cette étape de l’analyse que l’on évoque le concept de contrôle de la raisonnabilité, mais il est alors trop tard : il est évident pour tous que le Tribunal n’a pas tenu compte du facteur de la nouveauté élaboré par les cours de justice. La décision du Tribunal est qualifiée de « déraisonnable » parce qu’elle répond à la définition de l’« erreur catégorisée » ou au classement d’une question dans une « catégorie précise », soit l’omission de tenir compte de considérations pertinentes. Il s’agit là d’une démarche que la Cour suprême nous dit de ne pas suivre. Il ne s’agit pas d’un contrôle de la raisonnabilité véritablement empreint de déférence, mais plutôt de l’imposition par la Cour de son point de vue à la place de celui du Tribunal, qui est le seul organe dont le point de vue devrait s’imposer, suivant le législateur fédéral.
[125] Les faits et le droit que mon collègue explore avaient déjà été analysés à fond par le Tribunal et, comme je l’ai démontré au paragraphe 120, le Tribunal a tiré des conclusions qui se justifiaient eu égard à sa propre analyse. L’appelant exhortait le Tribunal à conclure que le poste PM-06 n’était pas nouveau. Le Tribunal avait en main des éléments de preuve qui tendaient à démontrer que, contrairement à ce que l’appelant prétendait, le poste était au sens propre un nouveau poste (aux paragraphes 112 et 113 des présents motifs). Toutefois, au bout du compte, le Tribunal n’a pas accordé d’importance à cette question de fait, et a estimé que la distinction entre un poste nouveau et un poste reclassifié n’était pas pertinente en ce qui concerne le pouvoir discrétionnaire de l’employeur d’annoncer le poste en vertu de l’article 33 de la Loi ou en ce qui concerne la question de l’« abus de pouvoir » au sens de l’alinéa 77(1)b) de la Loi. Comme nous l’avons vu, l’interprétation du Tribunal se justifiait en raison des termes clairs de la Loi, de l’abolition par le législateur de la distinction entre les nouveaux postes et les postes reclassifiés et des objectifs de la Loi.
II
[126] Mon collègue estime qu’un employeur commet un abus de pouvoir au sens de l’alinéa 77(1)b) de la Loi lorsqu’il se fonde sur un fait qui est inexact et qui aurait pu influer sur sa décision. Selon lui, l’« abus de pouvoir » dont il est question à l’alinéa 77(1)b) vise les décisions de l’employeur « qui sont fondées sur des faits qui ne trouvent aucune base rationnelle dans les éléments dont disposait [l’employeur] » (au paragraphe 75). Mon collègue donne ici une définition de l’« abus de pouvoir » et il s’aventure bien loin en ce qui concerne la constatation des faits. Il s’agit là de la prérogative du Tribunal et non la nôtre. Le législateur a conféré au Tribunal le pouvoir exclusif de décider dans quels cas un employeur a commis un abus de pouvoir et, sur ce point, les conclusions du Tribunal commandent la déférence (Dunsmuir, précité, au paragraphe 47). Le Tribunal avait en main tous les éléments de preuve, y compris l’argument de l’appelant suivant lequel ce poste n’était pas nouveau et l’argument que c’était sur ce fondement précis que reposait la décision de l’employeur. Le Tribunal n’a tout simplement pas accepté ce fait. Vu l’ensemble de la preuve dont il disposait, le Tribunal a conclu que l’employeur n’avait pas commis d’« abus de pouvoir » au sens de l’alinéa 77(1)b) de la Loi. Appliquant la véritable approche déférentielle en matière de contrôle de la raisonnabilité, je conclus que la conclusion du Tribunal se justifie tant en droit qu’eu égard à l’ensemble de la preuve.
[127] Aux paragraphes 59 à 62 de ses motifs, mon collègue discute du paragraphe 2(4) de la Loi et se demande s’il faut en comprendre que « l’abus de pouvoir » au sens de l’alinéa 77(1)b) ne vise que les cas graves, comme le prétend l’intimé. Suivant mon collègue, le paragraphe 2(4) de la Loi ne conduit pas nécessairement à cette conclusion. Je suis d’ailleurs d’accord avec lui sur ce point. Mais il ne nous appartient pas de nous prononcer sur cette question. Le législateur a confié cette tâche au Tribunal. Dès lors qu’il arrive à une conclusion qui se justifie, le Tribunal a le droit de rendre une décision différente.
III
[128] Mon collègue estime que, si l’employeur s’est fondé sur une raison fausse ou irrationnelle pour annoncer le poste, il a pu commettre un « abus de pouvoir » au sens de l’alinéa 77(1)b) de la Loi. À son avis, le caractère fautif des raisons invoquées par l’employeur peut donner lieu à un « abus de pouvoir » et il importe peu de savoir si la décision de l’employeur était par ailleurs appropriée ou acceptable. Là encore, mon collègue interprète la notion d’« abus de pouvoir » prévue à l’alinéa 77(1)b). C’est au Tribunal et non à nous qu’il appartient de le faire.
[129] Le Tribunal a entendu les arguments de l’appelant suivant lesquels le poste était nouveau et l’employeur avait commis une erreur, mais le Tribunal a néanmoins conclu, vu l’ensemble des faits, qu’aucun abus de pouvoir n’avait été commis en raison du vaste pouvoir discrétionnaire conféré à l’employeur par l’article 33. Autrement dit, le Tribunal a implicitement rejeté la proposition que, si l’employeur invoque de « mauvaises » raisons à l’appui de sa décision, on a automatiquement affaire à un « abus de pouvoir » au sens de l’alinéa 77(1)b). Compte tenu de l’interprétation défendable que le Tribunal a donnée de l’article 33, des objectifs énumérés dans le préambule et de l’ensemble des faits de l’affaire, je ne puis dire que le Tribunal a agi en l’espèce d’une manière qui ne se justifiait pas.
IV
[130] Mon collègue juge pertinentes la Politique et les Lignes directrices. Il les interprète et les analyse et s’en sert pour essayer de démontrer la pertinence du facteur de la nouveauté. Il estime qu’elles constituent « une reconnaissance, par l’employeur, que la nouveauté du poste peut être un facteur pertinent lors de l’exercice du vaste pouvoir discrétionnaire que lui confère l’article 33 » (au paragraphe 49). Il conclut que les décisions de l’employeur « reposant sur des conclusions déraisonnables quant aux faits pertinents » vont à l’encontre des objectifs de la Politique (au paragraphe 56). Enfin, il signale qu’il ressort de la Politique et des Lignes directrices que la nouveauté du poste constitue un facteur pertinent pour l’exercice du pouvoir discrétionnaire que l’article 33 confère à l’employeur (au paragraphe 73).
[131] Or, le Tribunal a estimé que la Politique et les Lignes directrices n’étaient pas pertinentes et, conformément à la véritable approche déférentielle en matière de contrôle de la raisonnabilité, j’estime que cette conclusion se justifie. C’est au Tribunal, et non à nous, qu’il appartient de décider dans quel cas il y a violation d’une politique administrative dans ce domaine et de déterminer s’il y a lieu de tenir compte de cette violation pour décider si un « abus de pouvoir » a été commis au sens de l’alinéa 77(1)b) de la Loi.
[132] Nous devons nous rappeler qu’il est préférable que les politiques administratives dans des domaines spécialisés comme celui-ci soient interprétées et appliquées par des décideurs administratifs. Le Tribunal possède les connaissances et la compétence spécialisées nécessaires en matière de dotation de la fonction publique et il y connaît bien toutes les politiques administratives applicables dans ce domaine, ce qui n’est pas notre cas. Lorsque nous nous hasardons à analyser un enchevêtrement de politiques administratives, nous sommes armés d’outils légaux, mais il nous manque les connaissances spécialisées nécessaires. Nous risquons de nous tromper. Par exemple, certaines lignes directrices établies par l’intimé et que le Tribunal connaît probablement vont à l’encontre des politiques citées par mon collègue et contredisent les conclusions auxquelles il parvient. Ainsi, elles insistent sur le fait qu’il est sans importance de se demander s’il s’agit d’un nouveau poste ou d’un poste reclassifié (voir [Appointment Policy Questions and Answers] en ligne : <http://www.psc-cfp.gc.ca/plcy-pltq/qa-qr/appointment-nomination/choice-choix-eng.htm> et [Les lignes directrices en matière de nominations : questions et réponses] <http://www.psc-cfp.gc.ca/plcy-pltq/qa-qr/appointment-nomination/choice-choix-fra.htm>). Je ne me fonde pas sur ces lignes directrices pour confirmer la raisonnabilité de la décision du Tribunal, étant donné qu’elles n’ont pas été déposées en preuve devant nous. Leur existence nous rappelle toutefois quelque chose d’important : il est dangereux de nous accrocher à des déclarations de principe faites par des décideurs administratifs que les avocats ont versées au dossier, de tirer nos propres conclusions à leur sujet et de nous servir ensuite de ces conclusions pour justifier notre ingérence dans une décision du Tribunal.
F. Observations finales
[133] En l’espèce, la notion d’« abus de pouvoir » à l’alinéa 77(1)b) de la Loi est très large et le législateur n’a pas voulu restreindre la capacité du Tribunal de l’interpréter et de l’appliquer. Il s’ensuit donc, comme je l’ai déjà expliqué que, compte tenu des faits et du droit, le Tribunal était justifié de conclure comme il l’a fait.
[134] La situation pourrait toutefois être différente dans d’autres cas, qui pourraient porter sur des lois dans lesquelles, soit expressément soit tacitement, le législateur a limité d’une certaine manière le pouvoir décisionnel du tribunal administratif. Ainsi, le législateur pourrait limiter la latitude dont dispose un tribunal en donnant une définition restrictive d’une expression clé employée dans la loi, en exigeant que certaines conditions préalables soient remplies avant que le tribunal puisse rendre une décision déterminée, en énumérant les facteurs dont le tribunal doit tenir compte ou en prévoyant un critère particulier à respecter. Le tribunal pourrait ne pas être en mesure d’interpréter la loi comme il le souhaiterait ou d’échapper autrement à ces contraintes. Si le tribunal faisait fi de ces contraintes, sa décision pourrait alors représenter une interprétation ou une application d’une loi fédérale qui ne peut se justifier et qui doit être écartée (voir, par exemple, Dalton v. Criminal Injuries Compensation Board (1982), 36 O.R. (2d) 394 (C. div.); Canada (Procureur général) c. Almon Equipment Limited, 2010 CAF 193; David J. Mullan, Administrative Law (Toronto : Irwin Law, 2001), à la page 115).
[135] Je ne mentionne cela que pour bien faire comprendre que le défaut du tribunal administratif de tenir compte d’un facteur pertinent peut effectivement conduire à conclure que sa décision est déraisonnable dans certaines circonstances. Il peut constituer une contrainte ou une obligation dont le tribunal ne peut se départir ou à laquelle il ne peut se soustraire en procédant à sa propre interprétation. Mais une telle conclusion quant au caractère déraisonnable ne s’explique pas par un classement d’une question dans une « catégorie précise » ou l’existence de l’« erreur catégorisée », soit l’omission de tenir compte d’une considération pertinente, mais par le fait qu’après avoir procédé à un contrôle de la raisonnabilité véritablement empreint de déférence, la Cour conclut que la décision du tribunal constitue une interprétation ou une application des lois édictées par le législateur fédéral qui ne peut se justifier.
G. Conclusion
[136] Je suis d’accord avec la Cour fédérale pour dire que la décision du Tribunal était raisonnable. En conséquence, je rejetterais l’appel avec dépens.