Référence : |
Canada (Commission du blé) c. Canada (Procureur général), 2009 CAF 214, [2010] 3 R.C.F. 374 |
A-446-08 |
A-446-08
2009 CAF 214
Procureur général du Canada (appelant)
c.
La Commission canadienne du blé (intimée)
Répertorié : Canada (Commission du blé) c. Canada (Procureur général) (C.A.F.)
Cour d’appel fédérale, juges Noël, Evans et Layden-Stevenson, J.C.A.—Ottawa, 10 et 23 juin 2009.
Agriculture — Appel de la décision par laquelle la Cour fédérale a statué que le Décret d’instructions à la Commission canadienne du blé, interdisant à la Commission canadienne du blé d’engager des fonds pour prôner le maintien de ses pouvoirs monopolistiques, était ultra vires de la Loi sur la Commission canadienne du blé — Le décret a été pris conformément à l’art. 18(1) — La Cour fédérale a commis une erreur en statuant que le pouvoir conféré au gouverneur en conseil par l’art. 18(1) de la Loi vise à protéger les fonds du gouvernement — L’objet évident du décret est de s’assurer que la Commission de blé ne prône pas un mandat qui est contraire à la politique gouvernementale en utilisant des fonds qui sont mis à sa disposition en vertu de la Loi — L’art. 18(1) de la Loi est très large et a pour objet de fournir au gouverneur en conseil le pouvoir de donner des instructions à la Commission du blé relativement à toute question liée à la gestion dans l’éventualité d’un désaccord avec le conseil d’administration — De même, le décret est visé par l’art. 18(1) de la Loi et est conforme à la Loi dans son ensemble — En outre, conformément à l’art. 18(1.2) de la Loi, le respect des instructions est « présumé » être au mieux des intérêts de la Commission du blé — Ainsi, après la prise du décret, le fait d’engager les fonds des producteurs pour prôner un monopole n’était plus au mieux des intérêts de la Commission du blé aux fins de la Loi — Par conséquent, la Cour fédérale a commis une erreur en statuant que le décret n’était pas visé par l’art. 18(1) de la Loi — Appel accueilli.
Il s’agissait d’un appel de la décision par laquelle la Cour fédérale a accueilli la demande de contrôle judiciaire présentée par la Commission canadienne du blé. La Cour fédérale a statué que le Décret d’instructions à la Commission canadienne du blé (le décret) pris par le gouverneur en conseil conformément au paragraphe 18(1) de la Loi sur la Commission canadienne du blé était ultra vires de la Loi, qu’il portait atteinte à la liberté d’expression garantie par la Charte canadienne des droits et libertés et qu’il ne pouvait pas se justifier en vertu de l’article premier de la Charte. Le décret a été déclaré inconstitutionnel et inopérant. Le décret avait été publié en raison d’un différend entre le gouvernement fédéral et l’intimée quant au rôle futur de cette dernière, plus particulièrement quant à l’opportunité de conserver le monopole qui lui a été conféré par la loi. La politique du gouvernement vise à donner aux producteurs le choix de commercialiser leurs grains par l’entremise de l’intimée ou autrement. Le décret interdit à l’intimée d’engager des fonds pour prôner le maintien de ses pouvoirs monopolistiques.
L’intimée est un organisme de commercialisation créé par la Loi à qui ont été accordés des pouvoirs de commercialisation et de réglementation pour commercialiser les grains pour les producteurs. Elle contrôle le marché interprovincial et l’exportation du blé et de l’orge au Canada. En raison des modifications à la Loi en 1998, l’intimée a cessé d’être un organisme mandataire de l’État. Un conseil d’administration a aussi été établi. Le pouvoir de donner des instructions conformément au paragraphe 18(1) que la loi confère au gouverneur en conseil a été maintenu dans les modifications de 1998. Plusieurs dispositions (paragraphes 3.12(2), 18(1.1), 18(1.2)), qui traitent de l’obligation des administrateurs et des dirigeants de la Commission du blé d’observer les instructions, ont été ajoutées.
La question à trancher était celle de savoir si la Cour fédérale a commis une erreur en tirant ses conclusions relatives au décret.
Arrêt : l’appel doit être accueilli.
En ce qui concerne la validité, la Cour devait déterminer si le décret était autorisé par le pouvoir délégué au gouverneur en conseil par le paragraphe 18(1) de la Loi. La Cour fédérale a effectué son analyse en se fondant sur le fait que le pouvoir de donner des instructions vise à protéger les fonds du gouvernement, mais elle n’a pas expliqué pourquoi elle a agi ainsi. Il ressort du libellé du paragraphe 18(1) que cette disposition n’est pas limitée à la protection des fonds. À première vue, le pouvoir de donner des instructions couvre la gamme complète des activités que la Loi autorise la Commission du blé à exercer. La Cour fédérale a commis une erreur en statuant que le pouvoir conféré par cette disposition vise à protéger les fonds du gouvernement. L’objet évident du décret, lu conjointement avec le Résumé de l’étude d’impact de la réglementation joint au décret, est de s’assurer que la Commission du blé ne prône pas un mandat qui est contraire à la politique gouvernementale en utilisant des fonds qui sont mis à sa disposition en vertu de la Loi. Rien ne démontre que l’objet est de protéger des fonds.
Le paragraphe 18(1) de la Loi est très large et il autorise, par l’entremise du gouverneur en conseil, le gouvernement à donner des instructions à la Commission du blé relativement à la gamme complète d’activités exercées par cette dernière. Le paragraphe 18(1.2) a été ajouté pour prévoir que le respect des instructions est « présumé » être au mieux des intérêts de la Commission du blé. Le paragraphe 18(1) avait manifestement pour objet de fournir au gouverneur en conseil le pouvoir de donner des instructions à la Commission du blé relativement à toute question liée à la gestion dans l’éventualité d’un désaccord avec le conseil d’administration.
Le décret est visé par le paragraphe 18(1). Il a pour objet d’empêcher la Commission du blé d’engager les fonds qu’elle reçoit en vertu de la Loi pour prôner le maintien de ses pouvoirs monopolistiques et de verser des fonds à des tiers à cette fin. Les administrateurs ou les employés de la Commission du blé sont libres de faire, sans être rémunérés par cette dernière, des déclarations publiques en leur propre nom. Le décret semblait également être conforme à la Loi dans son ensemble. La Commission du blé a le pouvoir de déduire certaines dépenses d’entreprise prévues au paragraphe 33(1) de la Loi. Aucune des dépenses énumérées à ce paragraphe ne se rapporte à la promotion de questions touchant l’intérêt public. Ce droit de promotion ne pouvait être visé par l’objet de ses activités que selon les pouvoirs généraux de l’alinéa 6k) de la Loi autorisant la Commission du blé à « prendre les mesures utiles à l’exercice de ses activités ». Même si la Commission du blé avait un droit de promotion de questions touchant l’intérêt public, il était assujetti au pouvoir prévu au paragraphe 18(1). Au delà de la portée illimitée du pouvoir de donner des instructions et de la nature exécutoire de ces dernières, suivant le paragraphe 18(1.2) de la Loi, le respect d’une instruction est « présumé », en vertu de la Loi, être au mieux des intérêts de la Commission du blé. Ainsi, après la prise du décret, le fait d’engager les fonds des producteurs pour prôner un monopole n’était plus au mieux des intérêts de la Commission du blé aux fins de la Loi. Par conséquent, le décret était visé par le paragraphe 18(1) et la Cour fédérale avait commis une erreur en statuant autrement.
Le même raisonnement a tranché la question liée à la Charte. La Commission du blé est un organisme créé par le législateur et elle n’a donc aucun autre pouvoir, droit ou obligation que ceux qui lui sont conférés par la Loi. En raison du décret, la Commission du blé n’a aucun pouvoir en vertu de la Loi d’utiliser les fonds des producteurs pour agir contre la politique du gouvernement et il n’y avait aucun droit à protéger en vertu de l’alinéa 2b). Par conséquent, la question de savoir si un organisme ayant des attributs du gouvernement, comme la Commission du blé, peut demander la protection de la Charte n’avait pas à être tranchée en l’espèce. Cependant, cela ne signifiait pas que la Cour avait souscrit au raisonnement de la Cour fédérale sur ce point.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 1, 2b).
Décret d’instructions à la Commission canadienne du blé, DORS/2006-247.
Loi sur la Commission canadienne du blé, L.R.C. (1985), ch. C-24, art. 3.02(1) (édicté par L.C. 1998, ch. 17, art. 3), 3.12(2) (édicté, idem), 4(2) (mod., idem, art. 4), 5 (mod., idem, art. 28(A)), 6(1)c) (mod., idem, art. 6), d) (mod., idem, art. 6, 28(A)), k) (mod., idem, art. 6), 9(1)b) (mod., idem, art. 28(A)), 18(1) (mod., idem), (1.1) (édicté, idem, art. 10), (1.2) (édicté, idem), 33(1) (mod., idem, art. 19), 47.1 (édicté, idem, art. 25).
JURISPRUDENCE CITÉE
décision examinée :
Godbout c. Longueuil (Ville), [1997] 3 R.C.S. 844.
décisions citées :
Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, 329 R.N.-B. (2e) 1; Thorne’s Hardware Ltd. et autres c. La Reine et autre, [1983] 1 R.C.S. 106; Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of Canada et autre, [1980] 2 R.C.S. 735; RJR ― MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311; Friesen c. Canada, [1995] 3 R.C.S. 103; Bayer Inc. c. Canada (Procureur général), [1999] A.C.F. no 826 (C.A.) (QL); Jafari c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] 2 C.F. 595 (C.A.).
DOCTRINE CITÉE
APPEL de la décision (2008 CF 769, [2009] 2 R.C.F. 347) par laquelle la Cour fédérale a statué que le Décret d’instructions à la Commission canadienne du blé était ultra vires de la Loi sur la Commission canadienne du blé, qu’il portait atteinte à la liberté d’expression garantie par la Charte canadienne des droits et libertés et qu’il ne pouvait pas se justifier en vertu de l’article premier de la Charte. Appel accueilli.
ONT COMPARU
Stephen F. Vincent et Ryan Rempel pour l’appelant.
J. L. McDougall, c.r., Matthew Fleming et James E. McLandress pour l’intimée.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Hill Dewar Vincent, Winnipeg, pour l’appelant.
Fraser Milner Casgrain S.E.N.C.R.L., Toronto, pour l’intimée.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
Le juge Noël, J.C.A. :
[1] Il s’agit d’un appel de la décision [2008 CF 769, [2009] 2 R.C.F. 347] par laquelle le juge Hughes (le juge de la Cour fédérale) a accueilli la demande de contrôle judiciaire présentée par la Commission canadienne du blé (la Commission du blé ou l’intimée) et a déclaré : que le décret C.P. 2006‑1092 daté du 5 octobre 2006 (l’instruction/le décret, ci-après appelés le « décret » [Décret d’instruction à la Commission canadienne du blé, DORS/2006-247] pris par le gouverneur en conseil conformément au paragraphe 18(1) [mod. par L.C. 1998, ch. 17, art. 28(A)] de la Loi sur la Commission canadienne du blé, L.R.C. (1985), ch. C‑24 (la Loi) est ultra vires de la Loi; qu’il porte atteinte à la liberté d’expression garantie par la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44] (la Charte); qu’il n’y a pas de justification pour la violation de ce droit, et que, par conséquent, le décret est inconstitutionnel et inopérant.
[2] Le décret a été publié en raison d’un différend entre le gouvernement fédéral (le gouvernement) et la Commission du blé quant au rôle futur de la Commission, plus particulièrement quant à l’opportunité de conserver le monopole qui lui a été conféré par la Loi. La politique du gouvernement vise à donner aux producteurs, qui sont partagés sur cette question, le choix de commercialiser leurs grains par l’entremise de la Commission du blé ou autrement. De son côté, la Commission du blé souhaite maintenir ses pouvoirs monopolistiques.
CONTEXTE
[3] Le décret, qui interdit à la Commission du blé d’engager des fonds pour prôner le maintien de ses pouvoirs monopolistiques, est rédigé comme suit :
Sur recommandation du ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire et en vertu du paragraphe 18(1) de la Loi sur la Commission canadienne du blé, Son Excellence la Gouverneure générale en conseil donne instruction à la Commission canadienne du blé d’exercer de la manière ci-après les activités prévues par cette loi :
a) elle n’engagera aucuns fonds, de façon directe ou indirecte, notamment à des fins de publicité, de publication ou d’étude de marché, pour prôner le maintien de ses pouvoirs monopolistiques;
b) elle ne versera aucuns fonds à quiconque — personne ou entité — pour lui permettre de prôner le maintien de ses pouvoirs monopolistiques. [Note en bas de page omise.]
[4] La Commission du blé soutient que le gouvernement n’avait pas le pouvoir de prendre ce décret et qu’il est donc illégal. Les dispositions de la Loi, qui prévoient directement le pouvoir du gouverneur en conseil de donner des instructions et l’obligation des administrateurs de la Commission du blé de se conformer à ces instructions, sont rédigées ainsi [art. 3.12(2) (édicté par L.C. 1998, ch. 17, art. 3), 18(1.1) (édicté, idem, art. 10), (1.2) (édicté, idem)] :
3.12 (1) [. . .]
(2) Ils doivent observer la présente loi et ses règlements, ainsi que les règlements administratifs de la Commission et les instructions que reçoit celle-ci sous le régime de la présente loi.
[. . .]
18. (1) Le gouverneur en conseil peut, par décret, donner des instructions à la Commission sur la manière d’exercer ses activités et ses attributions.
(1.1) Les administrateurs veillent à la mise en œuvre des instructions données à la Commission, mais ils ne peuvent être tenus pour responsables des conséquences qui en découlent si, ce faisant, ils observent l’article 3.12.
(1.2) La Commission est, lorsqu’elle observe les instructions qu’elle reçoit, présumée agir au mieux de ses intérêts.
[5] Le Résumé de l’étude d’impact de la réglementation (REIR) joint à la publication du décret est également pertinent [Gaz. C. 2006.II.1546] :
RÉSUMÉ DE L’ÉTUDE D’IMPACT DE LA RÉGLEMENTATION
(Ce résumé ne fait pas partie du décret.)
[. . .]
Pendant la campagne électorale fédérale de 2006, l’engagement a été pris de laisser aux producteurs de blé et d’orge de l’Ouest canadien le choix de recourir ou non à l’entremise de la Commission. Cette dernière a pris position publiquement contre le libre choix du mode de commercialisation. Or, il est crucial que la Commission, en tant qu’organisme à régie partagée, ne mine pas les orientations stratégiques du gouvernement fédéral. Le décret donnant instruction à la Commission de ne pas consacrer de fonds pour prôner le maintien de son monopole, permet de garantir que celle-ci exerce ses attributions et activités d’une manière qui ne va pas à l’encontre de ces orientations. Le pouvoir de donner des instructions par décret est prévu à l’article 18 de la LCCB.
Solutions envisagées
L’autre solution envisagée est d’autoriser la Commission à consacrer des fonds à une prise de position publique contre l’orientation prise par le gouvernement fédéral, de donner aux producteurs de grain de l’Ouest canadien la possibilité de choisir les modes de commercialisation et de transport qui leur conviennent et, par le fait même, la possibilité de décider s’ils veulent ou non commercialiser leurs produits par l’entremise de la Commission.
Avantages et coûts
Puisque les fonds que gère la Commission proviennent des producteurs — dont certains sont en faveur d’un libre choix du mode de commercialisation de leurs produits —, ces fonds ne devraient pas servir une campagne visant à maintenir le monopole de la Commission. Les producteurs en faveur d’un libre choix appuieront les mesures visant à empêcher la Commission d’utiliser leurs fonds pour prôner le maintien de son monopole. Les producteurs en faveur du statu quo et de la Commission s’opposeront vraisemblablement, quant à eux, au décret. Ce dernier fera en sorte que les valeurs canadiennes qui consistent à tenir des votes justes et démocratiques et à donner une importance égale à tous les points de vue soient respectées par la Commission lors du processus de consultation visant à déterminer l’orientation future de la Commission.
Le décret n’empêche pas la Commission d’engager des fonds pour l’exécution de son mandat, qui est d’organiser la commercialisation du grain, ni ne restreint le droit des administrateurs ou des employés de la Commission de faire, sans être rémunérés par elle, des déclarations publiques en leur propre nom. Le décret interdit cependant à la Commission d’engager des fonds pour prôner le maintien de ses pouvoirs monopolistiques et de verser des fonds à des tiers à cette fin.
[6] Il est utile d’examiner brièvement le mandat de la Commission du blé, ses activités et les circonstances qui ont mené au différend actuel.
[7] La Commission du blé est un organisme de commercialisation créé par la Loi à qui ont été accordés des pouvoirs de commercialisation et de réglementation pour commercialiser les grains pour les producteurs. Située à Winnipeg, elle compte environ 460 employés et représente approximativement 75 000 producteurs de grains (affidavit de Measner, dossier d’appel, vol. I, page 76, paragraphe 26). Conformément à l’objet de l’article 5 [mod. par L.C. 1998, ch. 17, art. 28(A)] de la Loi, la Commission du blé contrôle le marché interprovincial et l’exportation du blé et de l’orge au Canada, ainsi que la commercialisation interprovinciale et les exportations du blé et de l’orge cultivés dans la « région désignée » (affidavit de Martin, dossier d’appel, vol. III, page 870, paragraphe 10). La « région désignée » est composée des provinces du Manitoba, de la Saskatchewan et de l’Alberta, et de la partie de la Colombie‑Britannique appelée le district de la rivière de la Paix.
[8] La Commission du blé paie un prix initial fixé par règlement à la livraison et peut faire des paiements de rajustement, avec l’approbation du gouverneur en conseil, à mesure que les récoltes pour une année sont vendues. Le gouvernement est tenu de garantir certains fonds durant certaines périodes. À la fin de la campagne agricole, ou la « période de mise en commun », le total des rentrées de fonds provenant de la vente de grains dans la mise en commun, moins les charges engagées par la Commission du blé se rapportant à ses activités liées à ce type de grain, est remis aux producteurs. La Commission du blé détermine les dépenses qui sont imputées aux comptes de la mise en commun et celles qui sont payées par les producteurs (paragraphe 36 des motifs; affidavit de Martin, dossier d’appel, vol. III, page 874, paragraphe 17).
[9] Selon le régime, nul ne peut déplacer le blé et l’orge destinés à l’alimentation humaine intérieure d’une province à une autre, ou, en ce qui concerne les exportations, sans l’approbation de la Commission du blé (affidavit de Martin, dossier d’appel, vol. III, page 874, paragraphe 18). Ces interdictions, ainsi que l’obligation de commercialiser les grains qui incombe à la Commission du blé en vertu de la partie III de la Loi, forment, sur le plan historique, une politique à « guichet unique » (affidavit de Ritter, dossier d’appel, vol. V, page 1778, paragraphe 10).
[10] En raison des modifications à la Loi en 1998, la Commission du blé a cessé d’être un organisme mandataire de l’État (les modifications de 1998). Plus particulièrement, le paragraphe 4(2) [mod., idem, art. 4] de la Loi prévoit à présent expressément que la Commission du blé n’est ni mandataire de Sa Majesté ni une société d’État. Aux termes de l’article 47.1 [édicté, idem, art. 25], le ministre désigné en vertu de la Loi (le ministre) doit consulter le conseil d’administration et demander aux producteurs de voter avant de déposer tout projet de loi ayant pour effet de modifier l’application des parties III ou IV de la Loi à un type de grain en particulier.
[11] Les modifications de 1998 prévoient l’établissement d’un conseil d’administration composé de 15 administrateurs. Dix sont élus directement par les producteurs, quatre sont nommés par le gouverneur en conseil sur la recommandation du ministre et le dernier administrateur, le président-directeur général de la Commission du blé, est nommé par le gouverneur en conseil après une consultation avec le conseil d’administration (paragraphes 31 et 36 des motifs). Ainsi, la majorité des administrateurs sont élus par les producteurs.
[12] Parallèlement, le pouvoir de donner des instructions conformément au paragraphe 18(1) que la Loi confère au gouverneur en conseil a été maintenu dans les modifications de 1998 et les paragraphes 3.12(2), 18(1.1) et 18(1.2) ont été ajoutés (ces dispositions ont été reproduites au début des motifs).
[13] Le juge de la Cour fédérale décrit comme suit le différend entre le gouvernement et les administrateurs de la Commission du blé (paragraphe 44) :
[. . .] au sujet du maintien des pouvoirs monopolistiques de la Commission. La Commission devrait‑elle fonctionner comme un « guichet unique », point de vue que défendent la majorité des administrateurs de la Commission du blé, ou devrait‑il y avoir un marché libre ou encore une forme de commercialisation mixte, position intermédiaire?
[14] La position du gouvernement a été exprimée au président-directeur général de la Commission du blé dans une lettre datée du 11 avril 2006 (paragraphe 44 des motifs) :
[traduction] Le nouveau gouvernement conservateur a fait connaître clairement son intention de permettre la participation volontaire à la Commission canadienne du blé. Une fois mise en œuvre, cette politique donnera aux agriculteurs la liberté de prendre leurs propres décisions en matière de commercialisation et de transport. À titre de ministre responsable de la gestion de la Commission, j’apprécierais recevoir la collaboration des dirigeants et administrateurs de la Commission pour le respect de cette nouvelle instruction, qui représente la politique du gouvernement du Canada.
Je tiens à noter que toute communication et tout document promotionnel publiés au nom de la Commission devraient clairement refléter la politique du gouvernement. En outre, il est inapproprié qu’un organisme du gouvernement dépense l’argent des producteurs pour des activités susceptibles d’être qualifiées de partisanes. La campagne de publicité récente encourageant les producteurs à écrire au ministre pourrait être considérée comme une activité politique.
Je suis impatient de travailler avec vous et avec la Commission à l’élaboration d’un plan de transition qui offrira une option de commercialisation solide aux agriculteurs qui choisissent de recourir à la Commission canadienne du blé.
[15] Diverses lettres ont fait suite, dans lesquelles la Commission du blé refusait de [traduction] « refléter la politique du gouvernement » (paragraphe 45 des motifs) et le litige a conduit à la prise du décret le 5 octobre 2006.
DÉCISION DE LA COUR FÉDÉRALE
[16] Le juge de la Cour fédérale a souligné qu’il était essentiel de déterminer la véritable nature de la Commission du blé pour trancher la demande, en particulier depuis les modifications de 1998 (paragraphe 27 des motifs).
[17] Après avoir examiné les modifications de 1998 (paragraphes 30, 31 et 33 des motifs), le juge de la Cour fédérale a noté que la société d’État antérieure avait été remplacée par une nouvelle société, dotée d’un conseil d’administration de 15 administrateurs qui sont chargés de la direction et de l’administration des affaires de la Commission, mais qui n’en sont pas moins tenus de respecter les instructions données par le gouvernement au pouvoir. Cette nouvelle situation est expressément reconnue par l’ajout des paragraphes 18(1.1) et (1.2) à la suite des modifications de 1998. Le juge de la Cour fédérale a également souligné précédemment dans ses motifs que le paragraphe 3.12(2) oblige les administrateurs à observer les instructions données en vertu de la Loi (paragraphes 32 et 35 des motifs).
[18] En décrivant les activités de la Commission du blé, le juge de la Cour fédérale explique qu’elle reçoit, traite et vend le grain et en distribue les recettes, moins certaines déductions, aux producteurs. Le gouvernement est tenu de garantir certains fonds pour certaines périodes, il est remboursé une fois que la plupart des recettes des ventes sont touchées et sa responsabilité n’est mise en jeu qu’en cas de déficit. Par conséquent, les producteurs fournissent le stock de marchandises de la Commission du blé et le gouvernement garantit le financement (paragraphe 36 des motifs).
[19] Le juge de la Cour fédérale a cru comprendre que le procureur général avait fait valoir que « le gouvernement s’expose financièrement en vertu de la Loi et qu’il a droit de ce fait de protéger ses intérêts financiers par la voie d’instructions » (paragraphe 38 des motifs). Il a convenu qu’il serait prudent de donner une instruction appropriée lorsqu’il existe une préoccupation réelle à l’égard de la sauvegarde des fonds ou la réduction du risque de perte (idem).
[20] Selon le juge de la Cour fédérale, le décret a été formulé en termes d’engagement de fonds. Cependant, rien au dossier n’établit qu’on ait sérieusement pris en considération la nature ou le volume des fonds qui étaient en cause ou à risque (paragraphe 43 des motifs).
[21] Le juge de la Cour fédérale a poursuivi en concluant que malgré l’apparence d’une fin donnée, le décret visait principalement à réduire au silence la Commission du blé « en ce qui concerne toute action de promotion de la politique du “guichet unique” à laquelle elle pourrait se livrer » (paragraphe 46 des motifs). Il a ensuite souligné qu’une ordonnance qui « vise en apparence une fin donnée, [mais qui] vise en réalité une autre fin [. . .] n’est pas dans la portée de la loi habilitante, interprétée correctement » (paragraphe 48 des motifs).
[22] Le juge de la Cour fédérale a insisté sur le fait qu’il peut être approprié de publier une instruction pour limiter ou orienter le versement de fonds, s’il a été établi qu’il existe une véritable préoccupation que l’obligation du Parlement de compenser un déficit financier important puisse vraisemblablement se concrétiser. Or, la preuve au dossier n’a rien établi de tel en l’espèce (paragraphe 49 des motifs). Selon le juge de la Cour fédérale, le véritable objectif était de réduire au silence la Commission du blé, ce qui n’est pas permis. Il a donc conclu que le décret était ultra vires et inopérant (paragraphe 50 des motifs).
[23] Cette conclusion était déterminante pour le litige dont le juge de la Cour fédérale était saisi, mais il a ensuite examiné si le décret contrevenait également à la Charte. La question soulevée en l’espèce est de savoir si la Commission du blé est une entité qui peut demander la protection de la Charte, lui permettant ainsi d’invoquer la liberté d’expression garantie par l’alinéa 2b) (paragraphes 53 et 54 des motifs).
[24] Selon le juge de la Cour fédérale, le but et l’effet du décret sur la promotion et les dépenses étaient de limiter une forme d’expression particulière, en l’occurrence la promotion d’une position contraire à la politique du gouvernement sur la Commission du blé. Si la Commission du blé était une entité habilitée à invoquer la Charte, le décret serait sans aucun doute invalide pour ce motif (paragraphe 55 des motifs).
[25] Le juge de la Cour fédérale cite ensuite un extrait tiré du paragraphe 47 des motifs de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Godbout c. Longueuil (Ville), [1997] 3 R.C.S. 844 (Godbout), portant que certaines entités, même si elles ne sont pas, à strictement parler, de nature « gouvernementale », pourraient être assujetties à la Charte. Il s’exprime comme suit (paragraphe 58 de ses motifs) :
La Cour suprême reconnaît donc qu’une entité autre que celle qui n’est pas strictement le gouvernement ou l’un de ses organismes peut être assimilée au gouvernement si certains facteurs, par exemple le degré de contrôle, sont manifestes. Il doit donc être tout aussi vrai qu’une entité qui n’est manifestement pas le gouvernement ou l’un de ses organismes et qui est assujettie au contrôle du gouvernement sur ce qui serait autrement un acte indépendant, doit pouvoir dans ces circonstances invoquer la Charte.
[26] En appliquant ce raisonnement, le juge de la Cour fédérale a statué que la Commission du blé, telle qu’elle est constituée depuis les modifications de 1998, n’est pas de nature gouvernementale et peut donc demander la protection de la Charte. Puisque le décret n’est pas autorisé en vertu de la Loi et qu’il freine la liberté d’expression, il a conclu qu’il contrevient à l’alinéa 2b) de la Charte (paragraphe 59 des motifs).
[27] Enfin, le juge de la Cour fédérale a conclu que le décret ne peut être sauvegardé par l’application de l’article premier de la Charte (paragraphe 60 des motifs).
LES QUESTIONS SOULEVÉES EN APPEL
[28] L’appelant soutient que le raisonnement du juge de la Cour fédéral lié aux questions de validité et à la Charte sont fondamentalement viciées. S’agissant de la question de validité, l’appelant affirme que le juge de la Cour fédérale a commis une autre erreur en fondant son analyse sur le fait que le pouvoir conféré par le paragraphe 18(1) se limite à la protection de fonds gouvernementaux et en concluant que le décret a été pris à des fins illégitimes.
[29] À cet égard, l’appelant reconnaît que l’objet du décret était d’empêcher la Commission du blé de dépenser l’argent des producteurs pour promouvoir une politique à « guichet unique ». Toutefois, l’appelant soutient que cette instruction relève du pouvoir conféré au gouverneur en conseil par le paragraphe 18(1) de la Loi et du contexte de la Loi dans son ensemble. Selon l’appelant, le juge de la Cour fédérale n’a pas abordé, dans ses motifs, le vaste pouvoir conféré par cette disposition et n’a pas expliqué la raison pour laquelle le décret n’était pas autorisé.
[30] L’appelant affirme qu’il n’a jamais fait valoir devant le juge de la Cour fédérale que le décret avait été pris dans le but de protéger les fonds du gouvernement. L’appelant soutient que la conclusion du juge de la Cour fédérale portant que le « véritable » objectif du décret avait été masqué est sans fondement. À cet égard, l’appelant s’en tient au contenu du REIR
[31] S’agissant de la question relative à la Charte, l’appelant soutient que le juge de la Cour fédérale a commis une erreur en ne faisant pas l’analyse établie par la jurisprudence afin de déterminer si la Commission du blé fait partie du gouvernement et en concluant que la Commission du blé, qui tire son origine de la Loi et qui est assujettie à des mesures de contrôle importantes, doit en quelque sorte être traitée comme une entité ayant des droits garantis par la Charte opposables au gouvernement.
[32] L’intimée, de son côté, soutient que le juge de la Cour fédérale a tiré une conclusion appropriée quant à la validité et à la Charte. Pour appuyer sa thèse, elle se fonde principalement sur les motifs du juge de la Cour fédérale.
[33] En ce qui concerne la validité, l’intimée souscrit à la conclusion du juge de la Cour fédérale portant que malgré le fait que le décret est présenté comme une mesure de contrôle des fonds, il [traduction] « s’inspire principalement de la volonté de réduire au silence la Commission du blé en ce qui concerne toute action de promotion de la politique du “guichet unique” à laquelle elle pourrait se livrer » (mémoire de l’intimée, paragraphe 35).
[34] Selon l’intimée, le juge de la Cour fédérale s’est appuyé sur le principe approprié lorsqu’il a statué que l’utilisation du paragraphe 18(1) pour limiter les dépenses peut, dans certaines circonstances, être appropriée et conforme au but et à l’objet de la Loi (idem, paragraphe 41). Or, le juge de la Cour fédérale a limité adéquatement l’exercice du pouvoir discrétionnaire du gouverneur en conseil étant donné qu’il a agi [traduction] « dans une intention illégitime » (idem, paragraphe 62). [traduction] « Bref, si un pouvoir qui est accordé à une certaine fin est utilisé pour servir une autre fin, il n’a pas été exercé validement » (idem, paragraphe 63).
[35] En ce qui concerne la question liée à la Charte, l’intimée fait valoir que le juge de la Cour fédérale a correctement conclu, pour les motifs qu’il a exposés, que la Commission du blé a droit à la protection de la Charte, que le décret contrevient à la liberté d’expression de la Commission du blé et que cette violation ne peut être justifiée au sens de l’article premier de la Charte.
ANALYSE
[36] Tout d’abord, en ce qui concerne la validité, la Cour doit déterminer, selon la norme de la décision correcte, si le décret était autorisé par le pouvoir délégué au gouverneur en conseil par le paragraphe 18(1) de la Loi (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, paragraphe 59).
[37] Il est bien établi en droit que lorsque le gouverneur en conseil exerce un pouvoir conféré par une loi, il doit demeurer dans les limites de la loi habilitante en ce qui a trait à l’habilitation et à la finalité. Le gouverneur en conseil est à tous les autres égards libre d’exercer son pouvoir conféré par la loi sans l’intervention de la Cour, sauf dans un cas flagrant ou lorsque la preuve établit l’absence de bonne foi (Thorne’s Hardware Ltd. et autres c. La Reine et autre, [1983] 1 R.C.S. 106, page 111; Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of Canada et autre, [1980] 2 R.C.S. 735, page 752).
[38] Dans sa décision, le juge de la Cour fédérale a fondé son analyse sur le fait que le paragraphe 18(1) confère le pouvoir de limiter ou d’orienter le versement de fonds et a alors conclu que l’appelant n’avait pas démontré que le gouverneur en conseil avait une véritable préoccupation relativement à la protection des fonds du gouvernement. Voici comment il s’est exprimé à ce sujet (paragraphe 49 des motifs) :
[. . .] il peut être approprié de publier une instruction pour limiter ou orienter le versement de fonds dans un but légitime, s’il a été établi qu’il existe une véritable préoccupation que l’obligation du Parlement de compenser un déficit financier important puisse vraisemblablement se concrétiser. La preuve au dossier n’a rien établi de tel en l’espèce.
[39] Plus tôt dans ses motifs, il a exprimé le même avis dans les termes suivants (paragraphe 43 des motifs) :
L’instruction est formulée en termes d’engagement de fonds. Cependant, rien au dossier n’établit qu’on ait sérieusement pris en considération la nature ou le volume des fonds qui étaient en cause ou à risque.
[40] En fin de compte, le juge de la Cour fédérale a conclu que « l’instruction s’inspire principalement de la volonté de réduire au silence la Commission du blé en ce qui concerne toute action de promotion de la politique du “guichet unique” à laquelle elle pourrait se livrer » (paragraphe 46 des motifs).
[41] L’appelant ne conteste pas cette dernière conclusion. Il reconnaît que l’objectif du décret est d’empêcher la Commission du blé d’utiliser les fonds des producteurs pour prôner la politique du « guichet unique ». Toutefois, l’appelant conteste la prémisse sur laquelle se fonde le juge de la Cour fédérale dans son analyse et l’hypothèse (paragraphe 48 des motifs) portant que cet objectif était caché sous le couvert d’une préoccupation financière.
[42] Le juge de la Cour fédérale n’explique pas pourquoi il a effectué son analyse en se fondant sur le fait que le pouvoir de donner des instructions vise à protéger les fonds du gouvernement. Il ressort clairement du libellé du paragraphe 18(1) que cette disposition n’est pas limitée à la protection de fonds. Certaines mesures, comme celles qui ont des conséquences financières qui pourraient toucher le gouvernement, sont expressément assujetties à l’approbation du gouvernement (voir par exemple les alinéas 6(1)c) [mod. par L.C. 1998, ch. 17, art. 6], 6(1)d) [mod., idem, art. 6, 28(A)] ou 9(1)b) [mod., idem, art. 28(A)]), mais le paragraphe 18(1) n’est pas aussi limité. Cette disposition permet au gouverneur en conseil de donner des instructions « sur la manière d’exercer ses activités et ses attributions ». À première vue, le pouvoir de donner des instructions couvre la gamme complète des activités que la Loi autorise la Commission du blé à exercer. Le juge de la Cour fédéral a commis une erreur en statuant que le pouvoir conféré par cette disposition vise à protéger les fonds du gouvernement.
[43] Le juge de la Cour fédérale semble également avoir compris que le décret visait à protéger les fonds du gouvernement (paragraphe 38 des motifs). Or, l’avocat de l’appelant ne se rappelait pas avoir adopté ce point de vue devant le juge de la Cour fédérale et l’avocat de l’intimée était incapable d’étayer la prétention portant qu’une telle thèse avait été formulée.
[44] L’objet du décret ressort clairement de son libellé et est précisé dans le REIR joint a sa publication. L’utilisation du REIR pour déterminer l’objectif d’une mesure léglislative subordonnée est bien établie (RJR — MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311, pages 352 et 353; Friesen c. Canada, [1995] 3 R.C.S. 103, paragraphe 63; Bayer Inc. c. Canada (Procureur général), [1999] A.C.F. no 826 (C.A.) (QL), paragraphe 10).
[45] L’objet évident du décret, lu conjointement avec le REIR, est de s’assurer que la Commission du blé ne prône pas un mandat qui est contraire à la politique gouvernementale en utilisant des fonds qui sont mis à sa disposition en vertu de la Loi. Rien ne démontre que l’objet est de protéger des fonds. L’hypothèse soulevée par le juge de la Cour fédérale portant que l’objet du décret était caché sous le couvert d’une préoccupation financière non existante est, en toute déférence, mal fondée.
[46] La première étape d’une analyse de la validité consiste à identifier la portée et l’objet du pouvoir conféré par la loi en vertu duquel le décret contesté a été publié. Un tel exercice exige que le paragraphe 18(1) soit examiné dans le contexte de la Loi dans son ensemble. La deuxième étape consiste à déterminer si le pouvoir conféré par la loi permet cette législation par délégation particulière (Jafari c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] 2 C.F. 595 (C.A.), page 602).
[47] En ce qui concerne la première étape, le paragraphe 18(1) est très large. Comme il a été mentionné précédemment, le paragraphe 18(1) autorise, par l’entremise du gouverneur en conseil, de donner des instructions à la Commission du blé relativement à la gamme complète d’activités exercées par cette dernière.
[48] L’avocat de l’intimée allègue que les modifications de 1998 limitent implicitement le vaste pouvoir conféré par le paragraphe 18(1). Il s’est appuyé en particulier sur le fait que la Commission du blé a cessé d’être mandataire de Sa Majesté ni une société d’État (paragraphe 4(2)), que la majorité des administrateurs étaient donc élus par les producteurs (paragraphe 3.02(1) [édicté, idem, art. 3]) et que le ministre responsable est tenu, en vertu de la Loi, de consulter le conseil d’administration et de s’assurer du vote des producteurs avant de déposer un projet de loi touchant au monopole créé en vertu de la Loi (paragraphe 47.1).
[49] Ces modifications indiquent un accroissement du rôle du conseil d’administration. Or, elles ont non seulement eu pour effet de préserver le paragraphe 18(1) mais elles l’ont également renforcé. En plus du paragraphe 3.12(2) qui prévoit l’obligation particulière des administrateurs d’observer toute instruction reçue sous le régime du paragraphe 18(1), le paragraphe 18(1.2) a été ajouté pour prévoir que le respect des instructions est « présumé » être au mieux des intérêts de la Commission du blé. Parallèlement, les administrateurs ne peuvent être tenus responsables des conséquences découlant de l’observation des instructions (paragraphe 18(1.1)).
[50] En examinant les modifications de 1998 dans leur ensemble et le fait que, depuis leur entrée en vigueur, la majorité des administrateurs sont élus par les producteurs, il devient évident que le paragraphe 18(1) a pour objet de fournir au gouverneur en conseil le pouvoir de donner des instructions à la Commission du blé relativement à toute question liée à la gestion dans l’éventualité d’un désaccord avec le conseil d’administration. En exigeant que ce pouvoir soit exécuté officiellement et publiquement, soit par décret, le législateur s’est assuré que le gouvernement serait tenu responsable sur le plan politique de l’utilisation de ce pouvoir. Le dépositaire et le mode d’exercice du pouvoir de ce dernier renforcent l’importante portée du pouvoir prévu au paragraphe 18(1) et l’intention du législateur portant que le gouvernement devrait conserver le pouvoir ultime de trancher dans l’éventualité d’un désaccord.
[51] Je devrais ajouter que compte tenu de l’importance des modifications de 1998, le fait que le pouvoir de donner des instructions n’a jamais été utilisé en dépit de l’objection de la Commission du blé et qu’il a été employé de façon modérée (21 fois au cours des 45 dernières années) (affidavit de Measner, dossier d’appel, Vol. I, page 74, paragraphe 17) n’est d’aucune importance aux fins de la présente instance.
[52] La deuxième question consiste à déterminer si le décret est visé par le paragraphe 18(1). À cette fin, on doit identifier l’objet du décret. Comme il a été mentionné précédemment, l’objet peut être dégagé du décret lui-même ou du REIR : on ordonne à la Commission du blé de ne pas engager les fonds qu’elle reçoit en vertu de la Loi pour prôner le maintien de ses pouvoirs monopolistiques ni de verser aucuns fonds à des tiers à cette fin (voir le paragraphe 3 des présents motifs). Le décret est limité à l’utilisation des fonds, et les administrateurs ou les employés de la Commission du blé sont libres de faire, sans être rémunérés par cette dernière, des déclarations publiques en leur propre nom (REIR, précité, au paragraphe 5 des présents motifs).
[53] Le décret semble également être conforme à la Loi dans son ensemble. Aux termes de l’article 5, la Commission a pour mission d’organiser, dans le cadre du marché interprovincial et de l’exportation, la commercialisation du grain cultivé au Canada. Pour accomplir ce mandat, la Commission du blé est investie de pouvoirs extraordinaires à l’égard des producteurs de grains, dont l’exigence selon laquelle les producteurs doivent vendre leur blé et leur orge à la Commission du blé, et du pouvoir de déduire des dépenses d’entreprise avant de verser le produit aux producteurs. Le pouvoir de déduire des dépenses d’entreprise tirées des mises en commun est prévu au paragraphe 33(1) [mod., idem, art. 19] de la Loi. Aucune des dépenses énumérées à ce paragraphe ne se rapporte à la promotion par la Commission du blé de questions touchant l’intérêt public.
[54] Seuls les pouvoirs généraux de l’alinéa 6k) [mod., idem, art. 6] pourraient autoriser à la Commission du blé de prévoir une mesure dans l’objet de ses activités lui permettant de promouvoir des questions touchant l’intérêt public à l’aide des fonds des producteurs. L’alinéa 6k) prévoit que la Commission du blé peut, « de façon générale, prendre les mesures utiles à l’exercice de ses activités ».
[55] Cependant, même si un tel droit existe, il est assujetti au pouvoir prévu au paragraphe 18(1). Je souligne à cet égard qu’au delà de la portée illimitée du pouvoir de donner des instructions et de la nature exécutoire de ces dernières, le respect d’une instruction est « présumé », en vertu de la Loi, être au mieux des intérêts de la Commission du blé (paragraphe 18(1.2)).
[56] Ainsi, après la prise du décret, le fait d’engager les fonds des producteurs pour prôner une politique à « guichet unique » n’est plus au mieux des intérêts de la Commission du blé aux fins de la Loi. Si le décret est intra vires, les restrictions des dépenses comprises dans le décret a le même effet qui si elles avaient été écrites dans la Loi elle-même. C’est la conséquence inéluctable du paragraphe 18(1.2).
[57] Par conséquent, je conclus que le décret est visé par le paragraphe 18(1) et que le juge de la Cour fédérale a commis une erreur en statuant autrement.
[58] Le même raisonnement tranche la question liée à la Charte. La conclusion tirée par le juge de la Cour fédérale à cet égard est que la Commission du blé a le droit en vertu de la Loi d’utiliser les fonds des producteurs pour faire valoir son opinion et que d’empêcher la Commission du blé d’exercer ce droit, ce que le décret vise à faire, porte atteinte à la liberté d’expression de la Commission du blé garantie par l’alinéa 2b) de la Charte (paragraphe 59 des motifs).
[59] La Commission du blé est un organisme créé par le législateur et elle n’a donc aucun autre pouvoir, droit ou obligation que ceux qui lui sont conférés par la Loi. Puisque j’ai conclu qu’en raison du décret, la Commission du blé n’a aucun pouvoir en vertu de la Loi d’utiliser les fonds des producteurs pour agir contre la politique du gouvernement, il n’y a aucun droit à protéger en vertu de l’alinéa 2b). À ce titre, l’avocat de l’intimée reconnaît que sa thèse se fondait sur l’hypothèse portant que la Loi permet d’engager des fonds pour prôner une politique à « guichet unique ».
[60] La question de savoir si un organisme ayant des attributs du gouvernement, comme la Commission du blé, peut demander la protection de la Charte ne doit donc pas être tranchée dans le présent appel. Or, il faut souligner que cela ne signifie pas que la Cour souscrit au raisonnement du juge de la Cour fédérale sur ce point.
[61] Pour ces motifs, j’accueillerais l’appel, avec dépens, j’annulerais la décision du juge de la Cour fédérale et, compte tenu de la décision que ce dernier aurait dû rendre, je rejetterais la demande de contrôle judiciaire, avec dépens.
Le juge Evans, J.C.A. : Je suis d’accord.
La juge Layden-Stevenson, J.C.A. : Je suis d’accord.
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