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[2010] 1 R.C.F. 73

2009 CAF 246

A-208-09

Le Premier ministre du Canada, le ministre des Affaires étrangères, le directeur du Service canadien du renseignement de sécurité et le commissaire de la Gendarmerie royale du Canada (appelants)

c.

Omar Ahmed Khadr (intimé)

Répertorié : Khadr c. Canada (Premier ministre) (C.A.F.)

Cour d’appel fédérale, juges Nadon, Evans et Sharlow, J.C.A.—Ottawa, 23 juin et 14 août 2009.

Droit constitutionnel — Charte des droits — Vie, liberté et sécurité — Appel de la décision de la Cour fédérale rejetant la demande de contrôle judiciaire intentée pour contester la décision de la Couronne de ne pas demander le rapatriement de l’intimé au Canada — L’intimé, qui était mineur pendant la période en cause en l’espèce, est incarcéré à la prison de la baie de Guantánamo, où il aurait été torturé et détenu illégalement — Il a été interrogé par des responsables du Service canadien du renseignement de sécurité et du ministère des Affaires étrangères et du Commerce international, qui ont ensuite relayé les renseignements recueillis aux autorités américaines — L’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés obligeait les responsables canadiens à observer les principes de justice fondamentale lorsqu’ils interrogeaient l’intimé — Interroger un prisonnier qui a subi des cruautés et de mauvais traitements ne saurait être conforme à ces principes — Il y a donc eu atteinte à l’art. 7 de la Charte — Cette violation a été exacerbée par le fait qu’au moment considéré, l’intimé était un « enfant » au sens de la Convention relative aux droits de l’enfant — La conclusion portant que le refus de la Couronne de demander le rapatriement de l’intimé porte atteinte aux droits qui lui sont garantis par l’art. 7 de la Charte n’est pas erronée — Appel rejeté — Selon le juge Nadon, J.C.A. (motifs dissidents) : Dans l’hypothèse où le Canada avait le devoir, en vertu de l’art. 7 de la Charte, de protéger l’intimé, la Cour fédérale a commis une erreur en concluant que le Canada avait manqué à son devoir puisqu’il n’avait pas tenu compte du contexte de la détention de l’intimé — Le Canada a pris tous les moyens nécessaires à sa disposition pour protéger l’intimé.

Droit constitutionnel — Charte des droits — Recours — L’interrogatoire de l’intimé par des responsables canadiens à la prison de la baie de Guantánamo portait atteinte à l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés — L’ordonnance de rapatriement constituait la réparation la plus appropriée et la plus évidente en vertu de l’art. 24(1) de la Charte — Le juge appelé à accorder cette réparation doit s’inspirer des facteurs énumérés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Doucet-Boudreau c. Nouvelle-Écosse (Ministre de l’Éducation) — La Cour fédérale a tenu compte des facteurs énoncés dans cet arrêt — La réparation accordée ne constituait pas un abus — Selon le juge Nadon, J.C.A. (motifs dissidents) : La réparation que constitue le rapatriement débordait le cadre des attributions de la Cour fédérale et était totalement disproportionnée.

Couronne — Prérogatives — La décision de réclamer le rapatriement d’un citoyen canadien relève du mandat conféré au ministre des Affaires étrangères et du Commerce international par l’art. 10 de la Loi sur le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international — Il n’y a pas de loi ou de texte réglementaire définissant la façon dont le ministre doit s’acquitter de ce mandat — La prérogative royale en matière de conduite des affaires étrangères est assujettie à la Charte canadienne des droits et libertés — Selon le juge Nadon, J.C.A. (motifs dissidents) : L’ordonnance de rapatriement de l’intimé constituait une ingérence directe dans la conduite par le Canada de ses affaires étrangères.

Droit international — En adhérant à la Convention contre la torture, le Canada a exprimé qu’il souscrivait à l’interdiction générale frappant les traitements cruels, inhumains ou dégradants en tant que principe de justice fondamentale — Cette adhésion éclaire tout examen de la portée de l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés — La violation de l’art. 7 de la Charte en l’espèce a été exacerbée par le fait qu’au moment considéré, l’intimé était un « enfant » au sens de la Convention relative aux droits de l’enfant — Selon le juge Nadon, J.C.A. (motifs dissidents) : La Cour fédérale n’a pas reconnu la portée territoriale limitée des instruments internationaux auxquels le Canada a adhéré.

Il s’agissait d’un appel à l’encontre de la décision par laquelle la Cour fédérale a rejeté une demande de contrôle judiciaire intentée pour contester la décision et la politique par lesquelles la Couronne a refusé de demander le rapatriement de l’intimé au Canada des États-Unis. Depuis 2002, l’intimé, un citoyen canadien, est incarcéré par les États-Unis à la prison de la baie de Guantánamo en attendant d’être jugé par une commission militaire américaine ou par un tribunal fédéral américain. Il fait face à plusieurs accusations, dont celle de meurtre d’un soldat américain en Afghanistan. Lorsque les événements en cause en l’espèce ont eu lieu, l’intimé était un mineur qui était gardé en détention, mais qui n’était pas représenté par un avocat, qui n’avait pas accès à sa famille et qui ne bénéficiait pas de l’aide consulaire du Canada. Des représentants du Service canadien du renseignement de sécurité et du ministère des Affaires étrangères et du Commerce international ont interrogé l’intimé à la baie de Guantánamo. Les renseignements recueillis lors de ces entretiens ont été relayés aux autorités américaines, et aucune demande n’a été faite en vue de restreindre l’utilisation que celles-ci pouvaient en faire. L’intimé a affirmé avoir fait l’objet de divers types de tortures au cours de sa détention et que le régime aux termes duquel il est détenu est contraire à la loi puisqu’il contrevient aux normes internationales en matière de droits de l’homme.

La Cour fédérale a conclu que les autorités canadiennes avaient porté atteinte aux droits garantis à l’intimé par l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés lorsqu’elles l’ont interrogé à la prison de la baie de Guantánamo et ont relayé les renseignements recueillis aux autorités américaines. La réparation qu’elle a accordée en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte était que l’intimé soit rapatrié le plus tôt possible. Le point litigieux en l’espèce était celui de savoir si la Cour fédérale a commis une erreur de droit en concluant que, dans les circonstances de l’espèce, la conduite des responsables canadiens portait atteinte aux droits garantis à l’intimé par l’article 7 de la Charte.

Arrêt (juge Nadon, J.C.A., motifs dissidents) : l’appel doit être rejeté.

Selon les juges Evans et Sharlow, J.C.A. : La décision de réclamer le rapatriement d’un citoyen canadien détenu à l’étranger relève du mandat conféré au ministre des Affaires étrangères et du Commerce international par l’article 10 de la Loi sur le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international. Il n’y a pas de loi ou de texte réglementaire définissant la façon dont le ministre doit s’acquitter de son mandat conformément à cet article ou qui précise comment le ministre doit exercer son pouvoir de décider de l’opportunité de réclamer le rapatriement d’un citoyen canadien détenu à l’étranger ou le moment où il doit le faire.

Nombre de décisions prises par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada c. Khadr (Khadr 2008) s’appliquaient en l’espèce. Le principe général établi dans la décision de la Cour suprême est que la Charte régit la conduite des autorités canadiennes lorsqu’elles participent à une procédure juridique étrangère qui est contraire aux obligations internationales du Canada en matière de droits de l’homme. Comme la liberté de l’intimé était en jeu, l’article 7 de la Charte obligeait les responsables canadiens à se comporter en conformité avec les principes de justice fondamentale lorsqu’ils l’interrogeaient. Interroger un prisonnier pour lui extorquer des renseignements après lui avoir fait subir des cruautés et de mauvais traitements en vue de l’inciter à parler ne saurait être une façon d’agir qui est conforme aux principes de justice fondamentale. Le Canada ne peut se soustraire à la responsabilité qu’entraîne sa participation au processus qui avait cours à la prison de la baie de Guantánamo en invoquant le fait que l’intimé avait été maltraité par les autorités américaines, parce que les responsables canadiens étaient au courant de ces mauvais traitements lorsqu’ils ont procédé aux entretiens et qu’ils ont cherché à en tirer profit. Qui plus est, en adhérant à la Convention contre la torture, le Canada a exprimé qu’il souscrivait à l’interdiction générale frappant les traitements cruels, inhumains ou dégradants en tant que principe de justice fondamentale, lequel doit éclairer tout examen de la portée de l’article 7 de la Charte. En conséquence, les droits que l’article 7 de la Charte garantit à l’intimé ont été violés lorsque les responsables canadiens l’ont interrogé à la prison de la baie de Guantánamo et ont relayé les renseignements ainsi obtenus aux autorités américaines. Cette violation a été exacerbée par le fait qu’au moment considéré, les autorités savaient que l’intimé était un « enfant » au sens de la Convention relative aux droits de l’enfant à laquelle le Canada est partie. Enfin, les tribunaux ont déjà jugé que la prérogative royale en matière de conduite des affaires étrangères est assujettie à la Charte. Par conséquent, la Cour fédérale n’a pas commis d’erreur de droit ou de fait en concluant que, vu les circonstances particulières de l’espèce, le refus de la Couronne de réclamer le rapatriement de l’intimé portait atteinte aux droits garantis à ce dernier par l’article 7 de la Charte, que l’argument relatif à l’article premier n’était pas fondé et que l’atteinte aux droits n’était pas justifiée par l’article premier de la Charte.

Le fait de réclamer le rapatriement de l’intimé dans les circonstances inusitées de l’espèce constituait la réparation la plus appropriée et la plus évidente en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte, réparation qui pourrait être susceptible d’atténuer les effets de la violation de la Charte. Le juge appelé à accorder une réparation convenable et juste en cas de violation d’un droit garanti par la Charte doit s’inspirer des facteurs énumérés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Doucet-Boudreau c. Nouvelle-Écosse (Ministre de l’Éducation) et la Cour fédérale a tenu compte de ces facteurs. En conséquence, la réparation accordée ne constituait pas un abus du pouvoir discrétionnaire.

Selon le juge Nadon, J.C.A. (motifs dissidents) : La Cour fédérale a commis une erreur en concluant que le Canada n’avait pas protégé l’intimé et en ce qui concerne la réparation appropriée. Le Canada a pris tous les moyens nécessaires à sa disposition pour protéger l’intimé pendant toute la durée de sa détention à la prison de la baie de Guantánamo. Dans l’hypothèse où le Canada avait le devoir, en vertu de l’article 7 de la Charte, de protéger l’intimé, le Canada n’a pas manqué à son devoir compte tenu des faits de l’espèce. Le Canada n’a pas participé à l’arrestation de l’intimé en Afghanistan, à son transfèrement à la baie de Guantánamo ni à sa détention. La Cour fédérale a commis une erreur en raison de la façon dont elle a déterminé et défini l’obligation du Canada. Les démarches entreprises par le Canada, le contexte de la détention de l’intimé et la mesure dans laquelle était limitée la capacité du Canada de le protéger n’ont pas été pris en compte. De même, en imposant des obligations au Canada sur le fondement des instruments internationaux auxquels le Canada a adhéré, la Cour fédérale n’a pas reconnu la portée territoriale limitée de ces instruments. Même si le Canada n’aurait pas dû procéder aux interrogatoires en 2003 et 2004 et qu’il n’aurait pas dû relayer aux autorités américaines les renseignements recueillis lors de ces interrogatoires, cette violation a été corrigée par l’ordonnance rendue par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Justice) c. Khadr pour que le Canada communique à l’intimé les renseignements qui avaient été relayés aux autorités américaines. Enfin, rien dans les éléments de preuve ne démontrait que le Canada avait participé consciemment aux mauvais traitements infligés à l’intimé. Par conséquent, si l’article 7 de la Charte imposait au Canada l’obligation de protéger l’intimé, le Canada s’était acquitté de cette obligation.

S’agissant de la réparation accordée par la Cour fédérale, soit que le Canada demande le rapatriement de l’intimé, elle déborde le cadre des attributions de la Cour fédérale, qui n’avait pas le pouvoir de l’accorder. Elle constituait une ingérence directe dans la conduite par le Canada de ses affaires étrangères et il était préférable de la laisser au pouvoir exécutif. Dans les circonstances, il fallait nécessairement laisser au pouvoir exécutif une très grande latitude pour traiter de questions comme celle soulevée en l’espèce. En outre, il n’y avait pas de lien entre le caractère inopportun des interrogatoires ainsi que le partage des renseignements et la réparation que constitue le rapatriement, qui était totalement disproportionné dans les circonstances.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, n44], art. 1, 6, 7, 12, 24(1).

Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 269.1(1) « torture » (édicté par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 10, art. 2).

Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C-5, art. 38 à 38.16 (édictés par L.C. 2001, ch. 41, art. 43, 141).

Loi sur le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international, L.R.C. (1985), ch. E-22, art. 10 (mod. par L.C. 1995, ch. 5, art. 7(F)).

Loi sur le transfèrement international des délinquants, L.C. 2004, ch. 21.

Military Commissions Act of 2006, Pub. L. No. 109-366, 120 Stat. 2600, § 948r(c).

Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, règles 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 1), 302.

TRAITÉS ET AUTRES INSTRUMENTS CITÉS

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, 10 décembre 1984, [1987] R.T. Can. no 36.

Convention de Vienne sur les relations consulaires, 24 avril 1963, [1974] R.T. Can. n25, art. 36.

Convention relative aux droits de l’enfant, 20 novembre 1989, [1992] R.T. Can. no 3, art. 37a).

Protocole facultatif à la Convention relative aux droits de l’enfant, concernant l’implication d’enfants dans les conflits armés, 25 mai 2000, [2002] R.T. Can. n5.

JURISPRUDENCE CITÉE

décisions suivies :

Canada (Justice) c. Khadr, 2008 CSC 28, [2008] 2 R.C.S. 125; modifiant Khadr c. Canada (Ministre de la Justice), 2007 CAF 182, [2008] 1 R.C.F. 270.

décisions appliquées :

Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3; Doucet-Boudreau c. Nouvelle-Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62, [2003] 3 R.C.S. 3.

décisions examinées :

Khadr c. Canada (Procureur général), 2008 CF 807; Khadr c. Canada (Ministre des Affaires étrangères), 2004 CF 1145; Khadr c. Canada, 2009 CF 497; États-Unis c. Burns, 2001 CSC 7, [2001] 1 R.C.S. 283; Abbasi & Anor, R (on the application of) v. Secretary of State for Foreign & Commonwealth Affairs & Seceretary of State for the Home Department, [2002] EWCA Civ 1598; Al Rawi & Ors, R (on the application of) v. Secretary of State for Foreign & Commonwealth Affairs & Anor, [2006] EWCA Civ 1279, [2007] 2 W.L.R. 1219.

décisions citées :

Khadr c. Canada, 2005 CF 1076, [2006] 2 R.C.F. 505; Khadr c. Canada (Procureur général), 2004 CF 1394; R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326; R. c. Hape, 2007 CSC 26, [2007] 2 R.C.S. 292; Rasul v. Bush, 542 U.S. 466 (2004); Hamdan v. Rumsfeld, 548 U.S. 557 (2006); Renvoi: Motor Vehicle Act de la C.-B., [1985] 2 R.C.S. 486; Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038; Kindler c. Canada (Ministre de la Justice), [1991] 2 R.C.S. 779.

DOCTRINE CITÉE

Hogg. Peter W. Constitutional Law of Canada, 5éd. supplémentée. Toronto : Thomson/Carswell, 2007.

Société Radio-Canada. Doc Zone. « The U.S. vs Omar Khadr », le 16 octobre 2008.

APPEL de la décision (2009 CF 405, [2010] 1 R.C.F. 34 (par laquelle la Cour fédérale a statué que les autorités) canadiennes ont porté atteinte aux droits garantis à l’intimé par l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés lorsqu’elles l’ont interrogé à la prison de la baie de Guantánamo et ont relayé les renseignements recueillis aux autorités américaines. Appel rejeté, le juge Nadon, J.C.A., motifs dissidents.

ONT COMPARU

Doreen C. Mueller et Jonathan Martin pour les appelants.

Nathan J. Whitling et Dennis Edney pour l’intimé.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Le sous-procureur général du Canada pour les appelants.

Parlee McLaws LLP, Edmonton, et Edney, Dennis, Professional Corporation, Edmonton, pour l’intimé.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[1] Les juges Evans et Sharlow, J.C.A. : Depuis 2002, l’intimé Omar Ahmed Khadr est incarcéré par les États‑Unis à la prison de la baie de Guantánamo en attendant d’être jugé par une commission militaire américaine ou par un tribunal fédéral américain. Dans le jugement Khadr c. Canada (Premier Ministre), 2009 CF 405, [2010] 1 R.C.F. 34, le juge O’Reilly de la Cour fédérale a conclu que les autorités canadiennes avaient porté atteinte aux droits garantis à M. Khadr par l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] lorsqu’elles avaient interrogé M. Khadr à la prison de la baie de Guantánamo et avaient relayé aux États‑Unis les renseignements recueillis lors de cet entretien. À titre de mesure de réparation, le juge O’Reilly a ordonné à la Couronne, en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte, de demander aux États‑Unis de renvoyer M. Khadr au Canada aussi tôt que possible. La Couronne a interjeté appel de cette décision. L’élément fondamental de l’appel de la Couronne est qu’elle devrait avoir le pouvoir discrétionnaire absolu de décider de l’opportunité de réclamer le rapatriement d’un citoyen canadien détenu à l’étranger et du moment où elle devrait le faire. Elle ajoute que cette question relève de sa compétence exclusive en matière d’affaires étrangères. Pour les motifs qui suivent, nous sommes venus à la conclusion que l’appel de la Couronne devrait être rejeté avec dépens.

Questions préliminaires

Les dossiers d’appel

[2] Conformément à l’usage habituellement suivi devant notre Cour, les parties se sont entendues sur le contenu du dossier d’appel, et la Couronne, en tant qu’appelante, a préparé et déposé des dossiers d’appel qui étaient conformes à cette entente. L’avocat de M. Khadr a par la suite constaté que l’entente excluait plusieurs des documents qui avaient été annexés à l’affidavit souscrit par le Capitaine de corvette (Capc) William C. Kuebler le 4 août 2008, ainsi que l’affidavit souscrit par April Bedard le 8 août 2008. Ces deux affidavits, avec toutes les pièces qui y étaient jointes, ont été déposés devant la Cour fédérale pour le compte de M. Khadr et le juge O’Reilly en était saisi lorsqu’il a rendu le jugement frappé d’appel.

[3] L’avocat de M. Khadr a sollicité le consentement de la Couronne pour déposer un dossier d’appel supplémentaire contenant les documents précédemment exclus. La Couronne a consenti au dépôt du dossier d’appel supplémentaire, mais s’est opposée à l’inclusion de certaines des pièces jointes aux affidavits.

[4] Avec l’autorisation de notre Cour, l’avocat de M. Khadr a préparé et déposé deux volumes d’appel supplémentaires, pour que la formation chargée d’instruire l’appel puisse se prononcer sur le bien‑fondé de l’objection de la Couronne. Le volume I renferme les documents antérieurement exclus qui, comme la Couronne l’admet, font régulièrement partie du dossier d’appel. Le volume II contient les documents antérieurement exclus qui, selon ce qu’affirme la Couronne, ne devraient pas faire partie du dossier d’appel.

[5] La Couronne s’oppose à ce que les documents contenus dans le volume II du dossier d’appel supplémentaire soient déposés, parce qu’ils n’étaient pas mentionnés dans les renvois de bas de page du mémoire des faits et du droit soumis pour le compte de M. Khadr lors de l’audience de la Cour fédérale. Cette objection est mal fondée. Le juge O’Reilly avait en main les documents que l’on trouve dans le volume II. Même si l’avocat de M. Khadr ne les a pas mentionnés dans sa plaidoirie devant la Cour fédérale, il convient qu’ils soient mis à la disposition de notre Cour, qui pourra les consulter au besoin, au cours de l’audience ou lors de ses délibérations. Pour cette raison, la Cour estime que les deux volumes du dossier d’appel supplémentaire doivent faire partie du dossier d’appel.

Éléments de preuve jugés inadmissibles

[6] Le dossier d’appel contient l’affidavit supplémentaire souscrit par April Bedard le 22 octobre 2008. À cet affidavit est jointe la copie DVD d’un documentaire intitulé « The U.S. vs Omar Khadr » [Société Radio-Canada. Doc Zone, le 16 octobre 2008]. Le juge O’Reilly a conclu, au paragraphe 90 de ses motifs, que cet enregistrement n’était pas pertinent. Il a donc refusé de l’admettre en preuve. Cette décision n’est pas contestée dans le présent appel. Ainsi, bien que le dossier d’appel comprenne cet enregistrement, celui‑ci n’est pas mentionné.

Le contexte

[7] M. Khadr est un citoyen du Canada. Il est né au Canada en 1986. Il a déménagé avec sa famille au Pakistan en 1990. En 1995, son père a été arrêté au Pakistan pour avoir, disait‑on, pris part à un attentat à la bombe visant l’ambassade d’Égypte, à Islamabad, à la suite de quoi les autres membres de la famille sont rentrés au Canada. Ils sont toutefois retournés au Pakistan en 1996, après la mise en liberté du père de M. Khadr. La famille est revenue au Canada de nouveau en 2001, pour quelques mois, pour ensuite déménager en Afghanistan.

[8] Après les attaques du 11 septembre 2001 survenues à New York et à Washington, le père et les frères aînés de M. Khadr ont fréquenté des camps d’entraînement associés à Al‑Qaïda. L’avocat de M. Khadr explique que, contrairement à ce qu’affirme le juge O’Reilly au paragraphe 5 de ses motifs, rien ne permet de penser que M. Khadr a fréquenté ces camps. L’avocat de la Couronne n’a pas prétendu que le dossier renfermait des éléments de preuve qui démontrent que M. Khadr a fréquenté un camp d’Al‑Qaïda.

[9] Les États‑Unis ont capturé M. Khadr en juillet 2002, à la suite d’un échange de tirs en Afghanistan. Les États‑Unis allèguent qu’au cours de cet affrontement, M. Khadr a lancé une grenade qui a tué un soldat américain. M. Khadr a été détenu par les États‑Unis à la base aérienne de Bagram, en Afghanistan, où il a été soigné pour les blessures qu’il avait subies lors de l’affrontement. À l’époque, M. Khadr avait 15 ans.

[10] Dans des notes diplomatiques datées du 30 août et du 13 septembre 2002, le Canada a demandé aux États‑Unis de permettre à des représentants consulaires canadiens de se rendre auprès de M. Khadr pendant qu’il était en détention à Bagram. Cette demande a été refusée. Les États‑Unis ont continué à refuser de permettre à des représentants consulaires de se rendre auprès de M. Khadr, n’autorisant, à partir de 2005, que des visites visant à s’assurer du bien‑être de M. Khadr, visites sur lesquelles nous reviendrons plus loin dans les présents motifs.

[11] La note diplomatique du 30 août 2002 signalait que M. Khadr était un mineur et qu’on avait demandé aux représentants du service de renseignement des États‑Unis de ne pas le transférer à la prison de la baie de Guantánamo. La note diplomatique du 13 septembre 2002 exhortait de plus les autorités américaines à tenir compte du fait que M. Khadr était un mineur et soulignait que, tant selon les lois du Canada que selon celles des États‑Unis, les mineurs ont droit à un traitement spécial sur le plan juridique et judiciaire, et qu’il serait ainsi inopportun de détenir M. Khadr à la prison de la baie de Guantánamo.

[12] Le Canada a poursuivi ses démarches diplomatiques au nom de M. Khadr en 2003. On peut résumer comme suit la preuve documentaire présentée au sujet de ces démarches :

Note diplomatique 9 juillet 2003

Demande que M. Khadr fasse l’objet d’un examen spécial en tant que mineur et formulation de la crainte qu’il n’était pas traité comme les autres détenus mineurs.

Lettre du ministre 6 octobre 2003

Expression de la crainte que M. Khadr encoure la peine de mort et de l’intention du Canada de demander l’assurance que cette peine ne serait pas appliquée.

Note diplomatique 11 novembre 2003

Demande que les Canadiens détenus à la prison de la baie de Guantánamo soient informés avant leur mise en liberté de leur droit de retourner au Canada s’ils le désirent, et demande qu’on leur accorde la possibilité d’exercer ce droit.

Note diplomatique 12 novembre 2003

Demande d’assurances que M. Khadr était soigné pour ses blessures.

[13] On ne trouve pas au dossier de réponse officielle à ces communications. Il n’y a aucun document dans lequel les États‑Unis auraient assuré le Canada que la peine de mort ne serait pas réclamée ou appliquée, que M. Khadr serait informé de son droit de rentrer au Canada s’il était mis en liberté ou qu’on lui permettrait d’exercer ce droit.

[14] Malgré les démarches diplomatiques entreprises par le Canada au nom de M. Khadr, les États‑Unis ont incarcéré ce dernier à la base navale américaine de la baie de Guantánamo en octobre 2002, alors qu’il avait 16 ans. Il s’y trouve depuis. En dépit de son jeune âge, M. Khadr a été détenu seul ou avec des adultes et il n’a jamais été placé dans l’aile de la prison qui avait auparavant servi à la détention des mineurs. À la fin de mars 2004, M. Khadr n’avait pas encore été autorisé à communiquer avec sa famille. On ne sait pas avec certitude si on lui a permis par la suite de communiquer avec sa famille, ni à quel moment, si tel est le cas. M. Khadr n’a pu consulter un avocat qu’à partir de novembre 2004.

[15] M. Khadr attend de subir son procès devant une commission militaire ou un tribunal fédéral des États‑Unis. Il fait face à plusieurs accusations graves, dont celle de meurtre. Le procès a été retardé. L’avocat de M. Khadr ignore si le procès reprendra ou quand il reprendra.

[16] En février et en septembre 2003, de même que le 30 mars 2004, des représentants du Service canadien du renseignement de sécurité (le SCRS) et du ministère des Affaires étrangères et du Commerce international (le MAECI) ont interrogé M. Khadr à la prison de la baie de Guantánamo. Tous les entretiens ont été surveillés et enregistrés par les autorités américaines. Ainsi que le juge O’Reilly le signale au paragraphe 17 de ses motifs, lors du dernier de ces entretiens, le 30 mars 2004, M. Khadr « était un mineur âgé de 17 ans, qui était gardé en détention mais qui n’était pas représenté par un avocat, qui n’avait pas accès à sa famille et qui ne bénéficiait pas de l’aide consulaire du Canada ».

[17] Ces entretiens visaient à recueillir des renseignements et non à rassembler des éléments de preuve pour aider les autorités américaines lors des poursuites contre M. Khadr (Khadr c. Canada, 2005 CF 1076, [2006] 2 R.C.F. 505, aux paragraphes 23 et 24; et Khadr c. Canada (Procureur général), 2008 CF 807, au paragraphe 73). Les renseignements recueillis lors de ces entretiens ont cependant été relayés aux autorités américaines, et aucune demande n’a été faite en vue de restreindre l’utilisation que celles‑ci pouvaient en faire.

[18] On trouve au dossier des comptes rendus des entretiens des autorités canadiennes avec M. Khadr. À l’exception du compte rendu de l’entretien du 30 mars 2004, les comptes rendus sont considérablement expurgés. Il est impossible de savoir si les renseignements que les représentants canadiens ont obtenus de M. Khadr seraient utiles aux poursuivants américains.

[19] Dans l’arrêt Canada (Justice) c. Khadr, 2008 CSC 28, [2008] 2 R.C.S. 125 (Khadr 2008), la Cour suprême du Canada a tenu les propos suivants au sujet du régime légal auquel la détention et le procès de M. Khadr étaient assujettis entre 2002 et 2004 (aux paragraphes 21 à 24) :

La Cour suprême des États‑Unis s’est penchée sur la légalité des conditions de détention et de mise en accusation qui avaient cours à Guantanamo lorsque les responsables canadiens ont interrogé M. Khadr puis relayé l’information aux autorités américaines, entre 2002 et 2004. Disposant d’un dossier factuel complet, elle a statué que les détenus avaient été illégalement privés du recours à l’habeas corpus et que la procédure en vertu de laquelle ils étaient poursuivis contrevenait aux Conventions de Genève. Ces conclusions se fondent sur des principes compatibles avec la Charte et les obligations du Canada en droit international, ce qui permet en l’espèce d’établir le manquement à ces dernières obligations.

Dans l’arrêt Rasul c. Bush, 542 U.S. 466 (2004), la Cour suprême des États‑Unis a conclu que les détenus de Guantanamo qui, comme M. Khadr, n’étaient pas citoyens américains, pouvaient contester la légalité de leur détention en exerçant le recours en habeas corpus que leur conférait la loi (28 U.S.C. § 2241). Partant, le décret qui avait fait obstacle à la contestation de la détention était illégal. Dans ses motifs concordants, le juge Kennedy a relevé que [traduction] « les personnes sont détenues pour une période indéterminée et aucune procédure n’est engagée en vue de la détermination de leur statut » (p. 487‑488). M. Khadr était détenu à Guantanamo au cours de la période visée par l’arrêt Rasul et, pendant la même période, des responsables canadiens l’ont interrogé, puis ont relayé l’information aux autorités américaines.

Au moment où il a été interrogé par les agents du SCRS, M. Khadr risquait également un procès devant une commission militaire suivant le décret no 1 sur les commissions militaires. Dans l’affaire Hamdan c. Rumsfeld, 126 S. Ct. 2749 (2006), la Cour suprême des États‑Unis a examiné la légalité de ce décret. Elle a conclu que parce qu’elles tranchaient avec la procédure judiciaire militaire établie et que l’existence d’une urgence militaire n’avait pas été démontrée, les règles de procédure des commissions militaires contrevenaient au code uniforme de justice militaire (Uniform Code of Military Justice, 10 U.S.C. § 836) et à l’art. 3 des dispositions générales des Conventions de Genève. Les différents juges majoritaires se sont attachés à des entorses différentes au code et aux Conventions de Genève, mais tous ont convenu que, dans les circonstances, les écarts étaient suffisamment importants pour qu’une commission militaire ne soit plus « un tribunal régulièrement constitué, assorti des garanties judiciaires reconnues comme indispensables par les peuples civilisés » au sens de l’art. 3 des dispositions générales des Conventions de Genève.

Les violations des droits de la personne relevées par la Cour suprême des États‑Unis sont de nature à nous permettre de conclure que les règles relatives à la détention et à la tenue d’un procès qui s’appliquaient à M. Khadr lorsque le SCRS l’a interrogé constituaient une atteinte manifeste aux droits fondamentaux de la personne reconnus en droit international.

[20] En plus de ces questions sur la légalité du régime régissant sa détention et son procès, M. Khadr affirme qu’il a fait l’objet de divers types de tortures au cours de sa détention. Dans son affidavit, son avocat américain, le Capc Kuebler, appuie ces allégations. Le juge O’Reilly n’a pas estimé nécessaire de déterminer si toutes les allégations de torture de M. Khadr étaient véridiques. Il a toutefois fait observer qu’il était incontestable que, le 30 mars 2004, lorsque des représentants canadiens ont interrogé M. Khadr à la prison de la baie de Guantánamo, ils savaient que M. Khadr avait été soumis à une méthode particulière de privation de sommeil connue sous le nom de « programme grand voyageur ». Suivant le compte rendu de cet entretien préparé par un fonctionnaire du MAECI le 24 avril 2004, cette procédure visait à [traduction] « le rendre plus docile et disposé à parler ». Le rapport parle des mauvais traitements infligés à M. Khadr au présent, de sorte qu’on peut raisonnablement en conclure qu’ils ont commencé avant l’entretien du 30 mars 2004 et qu’ils se poursuivaient à cette date.

[21] Peu de temps avant l’entretien du 30 mars 2004, une action a été introduite devant la Cour fédérale au nom de M. Khadr, au motif que ce dernier avait fait l’objet de plusieurs violations des droits qui lui étaient garantis par la Charte. Dans cette action, qui est en instance, M. Khadr réclame des dommages‑intérêts et une injonction interdisant tout autre interrogatoire par des représentants canadiens. La Couronne a été déboutée de sa requête en radiation de la déclaration par le juge von Finckenstein (Khadr c. Canada (Procureur général), 2004 CF 1394).

[22] Le 8 août 2005, le juge von Finckenstein a fait droit à la requête présentée par M. Khadr en vue d’obtenir une injonction interlocutoire interdisant tout nouvel interrogatoire jusqu’à ce qu’il soit statué sur son action en dommages-intérêts (Khadr c. Canada, 2005 CF 1076). Une exception a été prévue dans le cas des visites consulaires. Aux termes d’une autre ordonnance prononcée le 17 octobre 2005, cette exception a été clarifiée pour permettre des visites visant à s’assurer du bien‑être de M. Khadr, c’est-à-dire pour permettre à des fonctionnaires du MAECI qui ne s’occupent pas de questions de sécurité lors de leurs fonctions habituelles de se rendre auprès de M. Khadr dans le but de l’observer, de recueillir ses impressions sur son incarcération et sur ses conditions de détention, pour se faire une idée de son état de santé et pour savoir s’il est en mesure de s’acquitter de ses obligations religieuses. Cette ordonnance exigeait qu’un compte rendu de chacune de ces visites soit communiqué à l’avocat de M. Khadr dans les 30 jours suivant la visite. De telles visites ont eu lieu en mars et décembre 2005, en juillet 2006, ainsi qu’en juin, août et novembre 2007, et chaque mois de février à juin 2008.

[23] Le 31 mars 2004, la Cour fédérale a été saisie d’une demande de contrôle judiciaire réclamant notamment, au nom de M. Khadr, une ordonnance enjoignant au MAECI d’assurer des services consulaires à M. Khadr. La Couronne a présenté une requête en radiation de la demande. Le juge von Finckenstein a radié la partie de la demande qui faisait double emploi avec les réparations sollicitées dans l’action de M. Khadr, mais a permis au reste de la demande de suivre son cours, estimant que la demande révélait une cause possible d’action (Khadr c. Canada (Ministre des Affaires étrangères), 2004 CF 1145). La Couronne a interjeté appel de cette décision mais s’est désistée de son appel en mars 2005. M. Khadr a abandonné sa demande en février 2009.

[24] Entre juin 2004 et avril 2006, les autorités canadiennes ont fait parvenir aux autorités américaines d’autres notes diplomatiques qu’on peut résumer comme suit :

Note diplomatique 7 juin 2004

Demande générale d’assurances que les détenus de la prison de la baie de Guantánamo sont traités conformément au droit humanitaire international et au droit international des droits de l’homme.

Note diplomatique 9 juillet 2004

Demande d’assurances que M. Khadr puisse, dans un avenir rapproché, faire contrôler la légalité de sa détention par un tribunal régulièrement constitué lui assurant toutes les garanties judiciaires d’une procédure régulière et toutes les garanties prévues par le droit international, et réitération de la demande qu’on offre à M. Khadr le choix de revenir au Canada s’il est mis en liberté.

Note diplomatique 13 janvier 2005

Réitération de la demande que les autorités canadiennes soient autorisées à se rendre auprès de M. Khadr pour s’assurer de son bien-être, que M. Khadr fasse l’objet d’une évaluation médicale indépendante et que ses rapports médicaux les plus récents soient communiqués à sa famille.

Expression de la crainte qu’on n’assurait pas à M. Khadr une représentation en justice appropriée, étant donné que la procédure régissant le droit de visite et la communication de renseignements empêchait son avocat canadien d’entrer en contact avec lui et d’être mis au courant de l’ensemble de sa situation par son avocat américain.

Note diplomatique 11 février 2005

Préoccupations exprimées au sujet des allégations de mauvais traitements de M. Khadr, et demande que des représentants canadiens soient autorisés à se rendre auprès de M. Khadr pour s’assurer de son bien-être, et demande que M. Khadr fasse l’objet d’une évaluation médicale indépendante et que les résultats de cette évaluation soient communiqués au Canada et à l’avocat de M. Khadr.

Demande d’assurances formelles que la peine de mort ne sera pas appliquée dans le cas de M. Khadr, et rappel aux États‑Unis que M. Khadr n’avait que 15 ans lorsqu’il a été détenu pour la première fois.

Note diplomatique 12 juillet 2005

Demande de rapport médical et d’autorisation de visite médicale par un médecin canadien et demande que
M. Khadr soit autorisé à parler aux membres de sa famille au téléphone.

Note diplomatique 10 novembre 2005

Accusé de réception de renseignements donnés par les autorités américaines, selon lesquelles les éléments de preuve jusqu’ici recueillis ne justifient pas la peine de mort, et remarque que les autorités américaines n’avaient pas donné les assurances catégoriques réclamées à plusieurs reprises par le Canada que, comme M. Khadr était un mineur à l’époque de l’infraction reprochée, la poursuite ne réclamera pas la peine de mort et que M. Khadr ne sera pas non plus condamné à la peine capitale par la commission militaire.

Nouvelle demande que M. Khadr se voit accorder la possibilité de répondre pleinement aux accusations portées contre lui dans le cours d’une procédure lui garantissant son droit à une procédure régulière, y compris un contrôle judiciaire indépendant de la commission militaire, la reconnaissance du fait qu’il était mineur au moment de l’infraction reprochée, l’avocat de son choix, et une nette distinction entre le rôle du poursuivant et celui du juge.

Demande de permettre à des représentants de se rendre sans délai auprès de M. Khadr en vue de s’assurer de son bien‑être en vertu de l’article 36 de la Convention de Vienne sur les relations consulaires [24 avril 1963, [1974] R.T. Can. no 25].

Déclaration de l’intention du Canada de participer dans la mesure du possible aux instances engagées contre M. Khadr en tant qu’observateur, et demande que d’autres observateurs impartiaux soient autorisés à y assister et que le Canada soit avisé en temps utile de la tenue des audiences.

Note diplomatique 17 avril 2006

Nouvelle demande d’évaluation médicale indépendante et d’assurances que M. Khadr ait accès sans délai à l’avocat de son choix, y compris un avocat canadien.

[25] Le 3 janvier 2006, M. Khadr a introduit devant la Cour fédérale une instance en contrôle judiciaire de la décision du ministre de la Justice de ne pas donner suite à la demande par laquelle M. Khadr réclamait qu’on lui communique tous les renseignements se trouvant en la possession de la Couronne qui pouvaient avoir trait aux accusations portées contre lui aux États‑Unis. Notre Cour a ordonné la communication de ces documents suivant la norme énoncée dans l’arrêt R. c. Stinchcombe, [1991] 3 R.C.S. 326, sous réserve de leur examen par un juge de la Cour fédérale conformément à l’article 38 [articles 38 à 38.16 inclusivement (édictés par L.C. 2001, ch. 41, art. 43, 141)] de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C‑5 (Khadr c. Canada (Ministre de la Justice), 2007 CAF 182, [2008] 1 R.C.F. 270). La Couronne a interjeté appel de cette décision devant la Cour suprême du Canada, qui a accueilli l’appel en partie (Khadr 2008, précité). La Cour a convenu que M. Khadr avait droit à la communication de ces documents, mais elle en a limité la portée par rapport à celle qu’avait définie notre Cour. La Cour a ordonné la communication des documents « (i) [qui] se rapportent aux entretiens des responsables canadiens avec M. Khadr ou (ii) [qui] constituent des renseignements dont la communication aux autorités américaines découle directement du fait que le Canada a interrogé M. Khadr » (arrêt Khadr 2008, au paragraphe 40).

[26] Le principe général établi par l’arrêt Khadr 2008 est que la Charte régit la conduite des autorités canadiennes lorsqu’elles participent à une procédure juridique étrangère qui est contraire aux obligations internationales du Canada en matière de droits de l’homme (voir également l’arrêt R. c. Hape, 2007 CSC 26, [2007] 2 R.C.S. 292). Par ailleurs, plusieurs des conclusions précises tirées dans l’arrêt Khadr 2008 s’appliquent au cas qui nous occupe. Nous y reviendrons plus loin.

[27] Dans l’arrêt Khadr 2008, la Cour suprême du Canada a expressément refusé de se prononcer sur la question de savoir si les autorités canadiennes avaient porté atteinte aux droits de M. Khadr garantis à l’article 7 de la Charte en l’interrogeant et en relayant aux autorités américaines les renseignements recueillis, parce qu’elle n’a pas jugé nécessaire de trancher cette question. L’affaire Khadr 2008 portait uniquement sur une demande de communication de renseignements.

[28] Le 25 juin 2008, le juge Mosley a procédé à l’examen des documents conformément à l’article 38 [et suivants] de la Loi sur la preuve au Canada (Khadr c. Canada (Procureur général), 2008 CF 807). Son examen l’a conduit à formuler les observations suivantes (aux paragraphes 72 à 74 et 85 à 89), qui s’appliquent au présent appel :

Comme on le sait bien maintenant, en février 2003, trois responsables du SCRS et un agent de la Direction du renseignement extérieur du MAECI ont été autorisés par le département de la Défense des États‑Unis à visiter Guantanamo. Ils se sont entretenus avec M. Khadr pendant quatre jours : du 13 au 16 février 2003. Des responsables du SCRS et du MAECI sont ensuite retournés à Guantanamo pour s’entretenir avec le demandeur en septembre 2003. Un responsable du MAECI s’y est à nouveau rendu en mars 2004. Ces visites avaient principalement pour objet la cueillette de renseignements. Les notes et les rapports d’entretien préparés par les responsables canadiens ont été partagés avec la GRC. Des versions révisées de ces rapports ont par la suite été fournies à des organismes américains.

Des questions ont été soulevées dans la présente instance quant à savoir si les visites visaient notamment l’application de la loi, ce qui fait l’objet d’un certain désaccord entre le procureur général et les avocats de M. Khadr. L’ancien directeur adjoint des opérations du SCRS a été contre‑interrogé à ce sujet dans une instance antérieure. D’après ce que j’ai vu, les entretiens n’ont clairement pas été menés pour aider les autorités américaines à monter leur dossier contre M. Khadr ni pour monter un dossier contre lui au Canada. Je note qu’aucun agent d’application de la loi n’a été autorisé à assister aux entretiens à cette époque. Les renseignements recueillis lors des entretiens ont été fournis à la GRC à des fins de renseignement. Cependant, il est tout aussi clair que les autorités américaines étaient intéressées à ce que le Canada examine la question de savoir si M. Khadr pourrait être poursuivi ici et qu’elles ont fourni à cette fin à des responsables canadiens des détails concernant les éléments de preuve contre lui. Néanmoins, les entretiens menés par les responsables canadiens l’ont été dans le but de recueillir des renseignements et non des éléments de preuve.

À chacune des visites de responsables canadiens à Guantanamo, des responsables américains ont surveillé les entretiens. Un enregistrement audio et vidéo des entretiens de février 2003 a été réalisé. On ne sait pas sous quel format ces enregistrements ont initialement été réalisés, mais on les a décrits comme étant des cassettes vidéo. Le SCRS a obtenu par la suite des copies des cassettes vidéo enregistrées en février. Des copies en format DVD ont été remises à la Cour à titre de pièces. Selon la preuve qui m’a été présentée, les responsables canadiens n’ont aucune copie des enregistrements qui auraient pu être réalisés des entretiens de septembre 2003 ou de mars 2004.

[…]

Le rapport de la visite de mars 2004 à Guantanamo rédigé par le responsable du MAECI qui s’y était rendu est inclus dans la série de documents à titre de pièce 168. La version remise au demandeur est presque entièrement non expurgée. Le défendeur souhaite protéger un paragraphe à la page 2 du rapport puisqu’il contient des renseignements communiqués à titre confidentiel par un membre de l’armée américaine concernant les mesures prises par les autorités de Guantanamo pour préparer le demandeur en vue de la visite des Canadiens. Il y [sic] aussi un commentaire marginal fait par le responsable du MAECI que le procureur général souhaite protéger parce qu’il risquerait de nuire aux relations canado‑américaines.

Comme l’indiquait récemment un rapport du bureau de l’inspecteur général du département de la Justice des États-Unis, au cours de la période en question, les détenus à Guantanamo étaient soumis à plusieurs techniques d’interrogatoire musclées qui n’auraient pas été admises en droit américain à des fins d’application de la loi et dont l’emploi par l’armée a depuis été interdit.

Les obligations internationales du Canada en matière de droits de la personne comprennent le respect de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, R.T. Can 1987 no 36, dont les États‑Unis sont également signataires. La Cour suprême d’Israël a examiné l’application de cette convention à certaines pratiques précises d’interrogatoire employées par des forces armées contre des détenus dans l’arrêt Public Committee against Torture in Israel c. Israel, 38 I.L.M. 1471 (1999), et a estimé que la pratique consistant à recourir à ces techniques pour affaiblir la résistance à l’interrogatoire constituait un traitement cruel et inhumain au sens de la Convention.

La pratique décrite au responsable canadien en mars 2004 constituait, à mon avis, une violation du droit international en matière de droits de la personne relativement au traitement de détenus en vertu de la Convention susmentionnée et des Conventions de Genève de 1949. Le Canada est devenu partie à la violation lorsque le responsable du MAECI a obtenu les renseignements expurgés et a choisi de procéder à l’entretien.

Le Canada ne peut pas s’opposer maintenant à la communication de ces renseignements. Ils sont pertinents quant aux plaintes de mauvais traitement du demandeur durant sa détention. Bien que cela soit susceptible de causer un certain préjudice aux relations canado-américaines, cet effet sera minimisé par le fait que le recours à de telles techniques d’interrogatoire par l’armée américaine à Guantanamo est maintenant notoire et débattu sur la place publique. En tout état de cause, je suis convaincu que les raisons d’intérêt public qui justifient la divulgation de ces renseignements l’emportent sur les raisons d’intérêt public qui justifient leur non‑divulgation.

[29] Le 13 mai 2009, le juge Mosley a autorisé M. Khadr à modifier la déclaration de son action en dommages-intérêts pour solliciter une réparation pour atteinte à l’article 12 de la Charte, sur le fondement d’éléments de preuve qui démontrent que, lorsqu’ils l’ont interrogé, les représentants canadiens étaient au courant qu’il avait été privé de sommeil pour le préparer pour son entretien (Khadr c. Canada, 2009 CF 497, au paragraphe 14).

[30] Les règles de droit qui régissent aux États‑Unis la détention et le procès de M. Khadr ont été modifiées depuis 2004 dans la foulée des arrêts rendus par la Cour suprême des États‑Unis dans les affaires Rasul v. Bush, 542 U.S. 466 (2004) et Hamdan v. Rumsfeld, 548 U.S. 557 (2006). En réponse à ces décisions, la loi intitulée Military Commissions Act of 2006 (Loi de 2006 sur les commissions militaires), Pub. L. No. 109‑366, 120 Stat. 2600, a été adoptée. Il semble que, suivant le régime juridique actuel, M. Khadr possède certains droits qui lui avaient d’abord été refusés, y compris le droit de saisir les tribunaux fédéraux américains de requêtes en habeas corpus. Une requête en ce sens a été introduite au nom de M. Khadr, mais la procédure a été suspendue.

[31] On ne sait pas avec certitude si les déclarations faites par M. Khadr par suite de son interrogatoire par des représentants américains ou par d’autres personnes seraient admissibles lors de son procès devant une commission militaire américaine. Il semblerait que le juge militaire peut admettre une déclaration lorsqu’il y a un débat au sujet du degré de coercition, mais seulement lorsque [traduction] « la déclaration est fiable et possède une valeur probante suffisante, vu l’ensemble des faits » et que [traduction] « l’intérêt de la justice commande l’admission en preuve des déclarations » (§ 948r(c) de la Military Commissions Act of 2006, cité au paragraphe 48 de l’affidavit du Capc Kuebler).

L’instance en cours

[32] Le 8 août 2008, M. Khadr a déposé devant la Cour fédérale la demande de contrôle judiciaire qui est à l’origine du présent appel. Il cherchait à contester la décision et la politique par lesquelles la Couronne refusait de demander son rapatriement. Sa demande a été accueillie par le juge O’Reilly, qui a conclu que les autorités canadiennes avaient porté atteinte aux droits garantis à M. Khadr par l’article 7 de la Charte et qui a ordonné, à titre de réparation accordée en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte, que le Canada demande aux États‑Unis de retourner M. Khadr au Canada aussi tôt que possible. La Couronne a interjeté appel de ce jugement.

Analyse

Questions préliminaires

[33] Il y a lieu de formuler deux observations préliminaires pour situer le présent appel dans son contexte.

[34] En premier lieu, les questions de droit qui sont soulevées dans la présente affaire ont une portée étroite et les faits sont fort inusités. Le juge O’Reilly n’a pas décidé que le Canada est obligé de demander le rapatriement de tout citoyen canadien détenu à l’étranger. Il n’a pas décidé que le Canada avait l’obligation de réclamer le rapatriement de M. Khadr parce que les conditions de son incarcération contreviennent aux normes internationales en matière de droits de l’homme. Il n’a pas décidé que le Canada devait accorder une réparation pour quoi que ce soit qui a été fait par les États‑Unis. Ces questions ne se posent pas en l’espèce et il ne conviendrait pas que notre Cour exprime son avis à leur égard.

[35] Le juge O’Reilly s’est surtout penché sur certains actes des représentants canadiens, en l’occurrence les entretiens qu’ils ont eus avec M. Khadr à la prison de la baie de Guantánamo dans le but de recueillir des renseignements, et le fait qu’ils ont relayé le fruit de ces entretiens aux autorités américaines sans tenter de limiter l’usage que ces dernières feraient de ces renseignements. En agissant ainsi, les responsables canadiens étaient susceptibles de porter atteinte au droit de M. Khadr à la liberté et à la sécurité de sa personne et, surtout, ils ont accompli ces actes à un moment où ils savaient que M. Khadr était un mineur gardé en détention qui ne bénéficiait d’aucune aide consulaire, qui n’était pas représenté par un avocat, qui n’avait pas accès à sa famille et qui avait été soumis à des méthodes abusives de privation de sommeil visant à l’inciter à parler. La question à laquelle la Cour est appelée à répondre en l’espèce est celle de savoir si le juge O’Reilly a commis une erreur de droit en concluant que, dans ces conditions, la conduite des responsables canadiens portait atteinte aux droits garantis à M. Khadr par l’article 7 de la Charte.

[36] En second lieu, le fait que, tant dans l’affaire Khadr 2008 que dans la présente espèce, les mêmes actes des représentants canadiens ont été considérés comme une atteinte aux droits garantis à M. Khadr par l’article 7 de la Charte n’est pas pertinent sur le plan juridique. Cette situation tient au fait que les deux affaires concernent deux décisions différentes prises par le gouvernement canadien au sujet de M. Khadr ou, plus précisément, des contestations juridiques distinctes visant deux décisions gouvernementales différentes. En principe, une demande de contrôle judiciaire ne peut porter que sur une seule décision (Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 [règle 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 1)], règle 302).

[37] Dans l’affaire Khadr 2008, M. Khadr contestait la décision de la Couronne de refuser de lui communiquer certains documents. La Cour suprême du Canada est intervenue dans cette affaire au motif que la Couronne avait porté atteinte aux droits garantis à M. Khadr par l’article 7 de la Charte et, à titre de réparation de cette atteinte, elle a ordonné la divulgation de certains des documents dont M. Khadr réclamait la communication.

[38] La communication de ces documents a fourni à M. Khadr des éléments de preuve sur lesquels s’appuyer pour contester la décision de la Couronne de ne pas réclamer son rapatriement. C’est ce qu’il a fait en introduisant une nouvelle demande de contrôle judiciaire. Le juge O’Reilly est intervenu dans cette affaire essentiellement en raison des mêmes actes des représentants canadiens que ceux dont il était question dans l’affaire Khadr 2008, envisagés cette fois-ci à la lumière des nouveaux éléments de preuve. La Couronne ne prétend pas, dans son avis d’appel, que les questions soulevées dans la présente instance soient chose jugée en raison de l’arrêt Khadr 2008. Elle ne conteste pas non plus le rejet, par le juge O’Reilly, de l’argument de la Couronne suivant lequel il n’y avait pas de « décision » qui pouvait faire l’objet d’un contrôle de la part de la Cour fédérale.

[39] L’analyse qui suit des questions soulevées dans le présent appel débute par un rappel du contexte constitutionnel et juridique, suivi d’un examen de la question de savoir si l’on a porté atteinte à l’article 7 de la Charte, puis, dans l’affirmative, de la question de savoir si cette atteinte était justifiée, ou, dans le cas contraire, si la réparation qui a été accordée était convenable.

Le contexte constitutionnel et juridique

[40] La décision de réclamer le rapatriement d’un citoyen canadien détenu à l’étranger constitue un aspect de la conduite des affaires étrangères qui relève du mandat conféré au ministre des Affaires étrangères et du Commerce international par l’article 10 [mod. par L.C. 1995, ch. 5, art. 7(F)] de la Loi sur le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international, L.R.C. (1985), ch. E‑22, dont voici le texte :

10. (1) Les pouvoirs et fonctions du ministre s’étendent d’une façon générale à tous les domaines de compétence du Parlement non attribués de droit à d’autres ministères ou organismes fédéraux et liés à la conduite des affaires extérieures du Canada, notamment en matière de commerce international et de développement international.

(2) Dans le cadre des pouvoirs et fonctions que lui confère la présente loi, le ministre :

a) dirige les relations diplomatiques et consulaires du Canada;

b) est chargé des communications officielles entre le gouvernement du Canada, d’une part, et les gouvernements étrangers ou les organisations internationales, d’autre part;

c) mène les négociations internationales auxquelles le Canada participe;

d) coordonne les relations économiques internationales du Canada;

e) stimule le commerce international du Canada;

f) a la tutelle de l’Agence canadienne de développement international;

g) coordonne les orientations données par le gouvernement du Canada aux chefs des missions diplomatiques et consulaires du Canada;

h) assure la gestion des missions diplomatiques et consulaires du Canada;

i) assure la gestion du service extérieur;

j) encourage le développement du droit international et son application aux relations extérieures du Canada;

k) exerce tous autres pouvoirs et fonctions qui lui sont attribués de droit.

[41] Il n’y a pas de loi ou de texte réglementaire définissant la façon dont le ministre doit s’acquitter du mandat que lui confie l’article 10 de la Loi sur le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international ou qui précise comment le ministre doit exercer son pouvoir de décider de l’opportunité de réclamer le rapatriement d’un citoyen canadien détenu à l’étranger, ou le moment où il doit le faire.

[42] La demande de M. Khadr est fondée sur la Charte, laquelle, en tant que texte faisant partie de la Constitution canadienne, impose des limites à l’exercice, par l’autorité publique, de ses pouvoirs à l’égard des particuliers. M. Khadr se plaint qu’on a porté atteinte aux droits qui lui sont garantis par les articles 7 et 12 de la Charte, qui sont ainsi libellés :

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

[…]

12. Chacun a droit à la protection contre tous traitements ou peines cruels et inusités.

[43] M. Khadr invoque le pouvoir que le paragraphe 24(1) de la Charte confère à la Cour fédérale et qui permet à celle-ci de lui accorder une réparation. Le paragraphe 24(1) dispose :

24. (1) Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s’adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.

[44] Comme nous l’avons déjà mentionné, le juge O’Reilly a conclu que des représentants canadiens
avaient interrogé M. Khadr à la prison de la baie de Guantánamo dans le but d’obtenir de lui des renseignements et ont relayé le fruit de ces entretiens aux autorités américaines sans tenter de limiter l’usage que ces dernières feraient de ces renseignements. À l’époque, les responsables canadiens en question étaient au courant des conditions de détention de M. Khadr. Ils savaient en particulier que M. Khadr avait subi de mauvais traitements graves visant à l’amener à parler. Le juge O’Reilly a conclu qu’on avait porté atteinte aux droits garantis à M. Khadr par la Charte et, à titre de réparation, le juge O’Reilly a enjoint à la Couronne de demander aux États‑Unis de retourner M. Khadr au Canada dès que possible. L’exécution de ce jugement a été suspendue de consentement aux termes d’une ordonnance prononcée par le juge en chef Richard le 13 mai 2009.

[45] Dans le présent appel, la Couronne affirme que les droits que la Charte reconnaît à M. Khadr n’ont pas été violés et, à titre subsidiaire, que s’il y a eu violation, celle-ci peut être justifiée par l’article premier de la Charte. Elle soutient aussi que, s’il y a eu une violation injustifiée des droits garantis à M. Khadr par la Charte, la réparation qui a été accordée n’est pas convenable.

Y a-t-il eu violation de l’article 7 de la Charte?

[46] Il est nécessaire, à ce moment-ci, d’énoncer les conclusions spécifiques tirées dans l’arrêt Khadr 2008 qui doivent être appliquées en l’espèce. On peut les résumer comme suit. Lorsque les responsables canadiens ont interrogé M. Khadr et ont relayé les renseignements ainsi obtenus aux autorités américaines, ils prenaient part à un processus qui était illégal en droit américain et qui allait à l’encontre des obligations internationales du Canada en matière de droits de l’homme. Pour cette raison, les actes accomplis par les responsables canadiens emportaient application de la Charte. Comme la liberté de M. Khadr était en jeu, l’article 7 de la Charte obligeait les responsables canadiens à se comporter en conformité avec les principes de justice fondamentale lors de ces entretiens. L’article 7, qui a déjà été cité, est reproduit ici par souci de commodité :

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

[47] Compte tenu de l’arrêt Khadr 2008, la Couronne doit accepter le fait que les actes accomplis à l’étranger par des responsables canadiens peuvent, dans certaines circonstances, porter atteinte aux droits d’une personne au point de faire entrer en jeu la Charte. Dans l’arrêt Khadr 2008, la Cour a jugé que la Charte s’appliquait lorsque les représentants canadiens avaient interrogé M. Khadr à la prison de la baie de Guantánamo. Par leur conduite, ils ont pris part aux méthodes suivies dans cette prison, en violation du droit de M. Khadr à la liberté et à la sécurité de sa personne. Le juge O’Reilly était donc tenu de conclure que les responsables canadiens avaient participé à la procédure suivie à la prison de la baie de Guantánamo dans le cas de M. Khadr, et que leurs actes avaient fait entrer en jeu la Charte. Il n’est pas loisible à notre Cour de tirer une conclusion différente sur ces questions.

[48] Lorsque l’arrêt Khadr 2008 a été rendu, M. Khadr n’avait pas encore en main les éléments de preuve suivant lesquels, lorsqu’ils l’avaient interrogé, les responsables canadiens étaient au courant des mauvais traitements qui lui avaient été infligés sous forme de privation de sommeil. Ces éléments de preuve n’ont été mis au jour que par suite de la communication des documents examinés par le juge Mosley à la suite de l’arrêt Khadr 2008. Suivant ces éléments de preuve, les responsables canadiens ont non seulement participé à un processus qui n’était pas conforme aux normes du droit international en matière des droits de l’homme, mais ils l’ont fait en toute connaissance de cause.

[49] La Couronne s’oppose énergiquement à l’affirmation que les responsables canadiens se sont associés aux mauvais traitements infligés à M. Khadr. Elle affirme que tous les mauvais traitements que M. Khadr a pu subir étaient le fait des représentants américains et non des responsables canadiens. Cet argument est indéfendable, compte tenu de l’arrêt Khadr 2008, mais même en faisant abstraction de l’autorité de cet arrêt, il ne peut être retenu. Il est vrai que les États‑Unis sont les premiers responsables des mauvais traitements subis par M. Khadr. Il n’en demeure pas moins que les mauvais traitements qui lui ont été infligés sous forme de privation de sommeil visaient à l’inciter à parler et que les responsables canadiens étaient au courant de ce fait lorsqu’ils ont rencontré M. Khadr en vue d’obtenir des renseignements de sécurité. Il n’y a aucun doute que leur conduite équivaut à une participation délibérée aux mauvais traitements dont M. Khadr a fait l’objet.

[50] Interroger un prisonnier pour lui extorquer des renseignements après lui avoir fait subir des cruautés et de mauvais traitements en vue de l’inciter à parler ne saurait être une façon d’agir qui est conforme aux principes de justice fondamentale. Cette affirmation est bien illustrée par les observations suivantes de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002]   R.C.S. 3, aux paragraphes 50 et 51 :

On peut avec confiance affirmer que les Canadiens ne considèrent pas la torture comme une pratique équitable ou compatible avec la justice. Notre Code criminel ne tolère pas le recours à la torture, de fait il l’interdit (voir, par exemple, l’art. 269.1). Les Canadiens, par la voix de leurs élus, ont rejeté l’idée de toute forme de torture sanctionnée par l’État. Nos tribunaux veillent à ce que les confessions ne puissent être soutirées par la menace ou la force […] Nous n’irions pas jusqu’à dire qu’il peut y avoir adéquation parfaite, à un moment donné, entre la politique gouvernementale ou l’opinion publique d’une part et les principes de justice fondamentale d’autre part, mais le fait que les gouvernements et les parlements qui se sont succédé aient refusé de soumettre quiconque à la torture ou à la peine de mort reflète sûrement une conviction fondamentale des Canadiens quant aux limites devant assortir le système de justice pénale.

Lorsque le Canada a adopté la Charte en 1982, il a confirmé l’opposition du peuple canadien à la torture sanctionnée par l’État en interdisant, à l’art. 12, les traitements ou peines cruels et inusités. Une peine est cruelle et inusitée lorsqu’elle « est excessive au point de ne pas être compatible avec la dignité humaine » : voir R. c. Smith, [1987] 1 R.C.S. 1045, p. 1072-1073, le juge Lamer (plus tard Juge en chef). Elle doit être si intrinsèquement répugnante qu’elle ne saurait jamais constituer un châtiment approprié, aussi odieuse que soit l’infraction. La torture appartient à cette dernière catégorie. La perspective de la torture provoque la peur et les conséquences de la torture peuvent être dévastatrices, irréversibles, voire fatales. Il peut arriver qu’elle soit infligée sans distinction ou arbitrairement, pour aucune infraction en particulier. Le but ultime de la torture est de priver une personne de son humanité. Ce but ne fait pas partie du domaine légitime du système de justice pénale : voir, de façon générale, E. Scarry, The Body in Pain : The Making and Unmaking of the World (1985), p. 27-59. La torture est un instrument de terreur et non de justice. Comme l’a affirmé le juge Lamer dans l’arrêt Smith, précité, p. 1074, « certaines peines ou certains traitements seront toujours exagérément disproportionnés et incompatibles avec la dignité humaine : par exemple, l’imposition d’un châtiment corporel ». En ce sens, la torture est considérée au Canada comme fondamentalement injuste.

[51] Le paragraphe 269.1(1) [édicté par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 10, art. 2] du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, auquel il est fait allusion dans le passage précité, érige en infraction le fait pour un agent de la paix ou un fonctionnaire public de torturer une autre personne. La même disposition définit la « torture » comme tout acte par lequel une douleur ou des souffrances aiguës sont intentionnellement infligées à une personne afin notamment d’obtenir d’elle des renseignements ou de l’intimider ou de faire pression sur elle. On peut voir qu’en adoptant le paragraphe 269.1(1), le législateur reconnaissait que la protection contre de tels mauvais traitements délibérés constitue un droit de l’homme fondamental (paragraphe 164 de l’arrêt R. c. Hape, précité).

[52] Le Canada est un des signataires de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, 10 décembre 1984, [1987] R.T. Can.  no 36 (entrée en vigueur le 26 juin 1987). Il n’est pas nécessaire en l’espèce de décider si la Convention contre la torture confère aux citoyens canadiens des droits qu’ils peuvent faire valoir en justice. Qu’il suffise de dire qu’en adhérant à la Convention contre la torture, le Canada a exprimé de la façon la plus catégorique possible qu’il souscrivait à l’interdiction générale frappant les traitements cruels, inhumains ou dégradants en tant que principe de justice fondamentale, lequel doit éclairer tout examen de la portée de l’article 7 de la Charte. Il convient également de signaler l’analyse que la Cour suprême fait, aux paragraphes 61 à 64 de l’arrêt Suresh (précité), pour expliquer les raisons pour lesquelles on considère la prohibition absolue de la torture comme une norme impérative du droit international coutumier, ou jus cogens.

[53] De surcroît, la violation de la Charte qui découle des actes des responsables canadiens est exacerbée par le fait qu’au moment considéré, les autorités savaient que M. Khadr était un « enfant » au sens de la Convention relative aux droits de l’enfant, 20 novembre 1984, [1992] R.T. Can. no 3 (entrée en vigueur le 2 septembre 1990). Il est raisonnable d’inférer que, lorsqu’il a adhéré à cette Convention, le Canada a accepté que les normes internationales les plus importantes qui y sont énoncées constituent des principes de justice fondamentale. Voici l’extrait de l’alinéa 37a) de la Convention qui nous intéresse :

Article 37

Les États parties veillent à ce que

a) Nul enfant ne soit soumis à la torture ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.

[54] Comme nous l’avons déjà précisé, les principes de justice fondamentale interdisent d’interroger un prisonnier en vue de lui extorquer des renseignements alors qu’il a subi des traitements cruels et abusifs visant à l’inciter à parler et ce, que les mauvais traitements aient été infligés par la personne qui interroge ou par une autre personne au su de la personne qui interroge. Le Canada ne peut se soustraire à la responsabilité qu’entraîne sa participation au processus qui avait cours à la prison de la baie de Guantánamo en invoquant le fait que M. Khadr a été maltraité par les autorités américaines, parce que les responsables canadiens étaient au courant de ces mauvais traitements lorsqu’ils ont procédé aux entretiens et qu’ils ont cherché à en tirer profit.

[55] En conséquence, les droits que l’article 7 de la Charte garantit à M. Khadr ont été violés lorsque les responsables canadiens l’ont interrogé à la prison de la baie de Guantánamo et qu’ils ont relayé les renseignements ainsi obtenus aux autorités américaines.

[56] Au paragraphe 50 de ses motifs, le juge O’Reilly explique que les conditions de la détention de M. Khadr et le rôle qu’ont joué les responsables canadiens en l’interrogeant obligeaient le Canada à prendre des mesures pour protéger M. Khadr et pour s’assurer qu’il ne subisse pas d’autres mauvais traitements. Le juge O’Reilly a expliqué que la seule protection que la Couronne pouvait offrir à M. Khadr à ce moment-là consistait à demander son rapatriement, ce que la Couronne a refusé de faire, de sorte que le refus de demander son rapatriement portait atteinte aux droits garantis à M. Khadr par l’article 7 de la Charte.

[57] La Couronne n’a pas avancé de raison acceptable permettant de conclure que le juge O’Reilly a commis une erreur en procédant à cette extension logique de sa conclusion principale. Les arguments invoqués par la Couronne pour contester cet aspect des motifs du juge O’Reilly sont une variante de sa thèse principale, soit que la conduite des affaires étrangères relève de la prérogative royale et donc de la compétence exclusive du pouvoir exécutif. La thèse de la Couronne sur ce point n’est pas compatible avec le principe qu’au Canada, la règle de la primauté du droit fait en sorte que toute action gouvernementale est susceptible d’être assujettie à la Charte et aux droits individuels qu’elle garantit. La Cour suprême du Canada a déjà décidé, dans l’arrêt Khadr 2008, que la Charte trouvait application parce que la conduite que les responsables canadiens avaient eue aux États‑Unis envers M. Khadr équivalait à une participation par le Canada au processus illégal qui avait cours à la prison de la baie de Guantánamo.

[58] Par ailleurs, les tribunaux ont déjà jugé que la prérogative royale en matière de conduite des affaires étrangères est assujettie à la Charte. Ainsi, lorsque l’on demande au Canada en vertu d’un traité d’extrader un citoyen canadien pour qu’il subisse un procès dans un autre pays pour une infraction pour laquelle il peut être passible de la peine de mort, le ministre de la Justice doit refuser la demande à défaut d’assurances des autorités chargées de la poursuite qu’elles ne réclameront pas la peine de mort. Dans l’arrêt États‑Unis c. Burns, 2001 CSC 7, [2001] 1 R.C.S. 283, la Cour, qui se penchait sur la constitutionnalité de la décision du ministre de livrer M. Burns, a ainsi déclaré (au paragraphe 38) :

Nous confirmons que c’est généralement au ministre, et non à la Cour, qu’il incombe de soupeser les considérations qui s’opposent dans l’application de la politique d’extradition canadienne, mais le fait que la peine de mort puisse être infligée fait intervenir, au même titre que la mort elle‑même, une dimension particulière.

Dans le même ordre d’idées, l’implication consciente des responsables canadiens dans les mauvais traitements qui ont été infligés à M. Khadr en violation du droit international des droits de l’homme, notamment lorsqu’ils l’ont interrogé en sachant qu’on l’avait privé de sommeil pour l’inciter à parler, « fait intervenir une dimension particulière » de nature constitutionnelle et justiciable.

[59] Enfin, l’argument de la Couronne suivant lequel le fait pour un tribunal d’obliger le gouvernement à demander le rapatriement de M. Khadr constitue une ingérence grave dans la compétence de la Couronne en ce qui concerne la conduite des affaires extérieures du Canada ne repose sur aucun fondement factuel. La Couronne n’a pas présenté d’éléments de preuve qui démontrent que le fait de l’obliger à demander le retour de M. Khadr nuirait aux relations entre le Canada et les États‑Unis (voir l’arrêt Burns, au paragraphe 136). D’ailleurs, pressé de questions lors des débats, l’avocat de la Couronne a admis que la Couronne ne prétendait pas que le fait d’exiger que le Canada formule une telle demande nuirait à ses relations avec les États‑Unis.

[60] Le juge O’Reilly n’a pas commis d’erreur de droit ou de fait en concluant que, vu les circonstances particulières de la présente affaire, le refus de la Couronne de réclamer le rapatriement de M. Khadr portait atteinte aux droits garantis à ce dernier par l’article 7 de la Charte.

La violation était-elle justifiée par l’article premier de la Charte?

[61] La Couronne soutient que, s’il y a eu violation des droits garantis à M. Khadr en vertu de l’article 7, cette violation était justifiée par l’article premier de la Charte, lequel est ainsi libellé (non souligné dans l’original) :

1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique.

[62] Pour justifier la violation de la Charte, la Couronne invoque l’article 10 de la Loi sur le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international, précité. La thèse de la Couronne est que, compte tenu de l’étendue du mandat que l’article 10 confère au ministre, et comme il n’y a pas de loi ou de texte réglementaire qui restreint l’exercice, par le ministre, de son pouvoir discrétionnaire, toute décision prise par le ministre qui entre dans le champ d’application de l’article 10 justifie une violation de la Charte si elle se rattache logiquement à la promotion des intérêts du Canada sur la scène internationale, notamment en ce qui concerne la lutte au terrorisme international. Pour justifier la décision du ministre de ne pas demander le rapatriement de M. Khadr, on explique que les intérêts du Canada sont mieux servis si l’on reporte toute décision en ce sens jusqu’à ce que M. Khadr ait été jugé par une commission militaire ou un tribunal fédéral des États‑Unis. L’argument de la Couronne est mal fondé.

[63] Tout d’abord, comme le tribunal qui procède au contrôle judiciaire aura déjà tenu compte des intérêts opposés de l’État pour définir la portée des principes de justice fondamentale pour l’application de l’article 7, il y aura habituellement peu de latitude lors de l’exercice de pondération exigé par l’article premier. Suivant la Cour suprême du Canada [dans l’arrêt Renvoi : Motor Vehicle Act de C.-B., [1985] 2 R.C.S. 486, à la page 518], une violation de l’article 7 est justifiée par l’article premier seulement dans des circonstances exceptionnelles, comme « les désastres naturels, le déclenchement d’hostilités, les épidémies et ainsi de suite » (Peter W. Hogg, Constitutional Law of Canada, 5e éd. supplémentée, vol. 2 (Toronto : Thomson/Carswell, 2007), à la page 38-46). La Couronne ne prétend pas que le fait de réclamer le rapatriement de M. Khadr nuirait aux relations du Canada avec les États‑Unis ou que son rapatriement mettrait la sécurité du Canada en danger, et elle n’a présenté aucun élément de preuve en ce sens. Pour cette raison, on ne saurait affirmer, de façon plausible, qu’il existe, vu l’ensemble des faits de l’espèce, des « circonstances exceptionnelles » qui exigent de procéder à une analyse fondée sur l’article premier pour savoir si la violation des droits garantis à M. Khadr par l’article 7 est justifiée.

[64] En second lieu, ni la loi ni la prérogative royale n’exigeaient expressément ou implicitement que les responsables canadiens interrogent M. Khadr dans la situation dans laquelle ce dernier s’est retrouvé, ou qu’on refuse de demander le rapatriement de M. Khadr, en violation des droits que lui reconnaît la Charte. Ce que M. Khadr conteste, c’est la décision du gouvernement de ne pas réclamer son rapatriement, et non la constitutionnalité de la loi en vertu de laquelle cette décision a été prise. En conséquence, toute justification fondée sur l’article premier doit se trouver dans la décision elle-même (Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038, aux pages 1077 à 1080). Il n’y a pas de fondement juridique ou factuel qui permettrait à la Cour de conclure que la décision de ne pas demander le rapatriement de M. Khadr est justifiée en tant que limite raisonnable aux droits que la Charte reconnaît par ailleurs à M. Khadr.

[65] Le juge O’Reilly n’a pas commis d’erreur en affirmant, au paragraphe 91 de ses motifs, que la Couronne n’avait invoqué aucun argument à l’appui du moyen qu’elle tirait de l’article premier. Il n’a pas non plus commis d’erreur en concluant que l’atteinte aux droits garantis à M. Khadr par la Charte n’était pas justifiée par l’article premier de la Charte.

La réparation est-elle appropriée?

[66] Dès lors que le juge O’Reilly avait conclu que, compte tenu des circonstances inusitées de la présente affaire, le Canada avait l’obligation de demander le rapatriement de M. Khadr, la réparation la plus évidente consistait à ordonner au Canada de s’acquitter de cette obligation. Dans ces conditions, la Couronne doit s’acquitter d’une très lourde charge si elle veut convaincre la Cour que le juge O’Reilly a abusé du vaste pouvoir discrétionnaire que lui confère le paragraphe 24(1) en ce qui concerne la réparation à accorder en ne choisissant pas une réparation autre que la réparation la plus évidente.

[67] Le juge appelé à accorder une réparation convenable et juste en cas de violation d’un droit garanti par la Charte doit s’inspirer des facteurs énumérés dans l’arrêt Doucet‑Boudreau c. Nouvelle‑Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62, [2003] 3 R.C.S. 3. Bien que le juge O’Reilly ne cite pas l’arrêt Doucet‑Boudreau, il est évident qu’il a tenu compte de toutes les considérations pertinentes soulevées par la Couronne.

[68] En premier lieu, le juge O’Reilly s’est interrogé sur l’efficacité de la réparation. Au paragraphe 88 de ses motifs, il aborde l’argument de la Couronne suivant lequel le fait d’ordonner au Canada de demander le rapatriement de M. Khadr n’est pas une réparation efficace parce qu’il n’y a qu’une infime possibilité que les États‑Unis accèdent à cette demande. Le juge O’Reilly a écarté cet argument en se fondant sur l’affidavit souscrit par l’avocat américain de M. Khadr, le Capc Kuebler. Voici ce qu’on lit au paragraphe 52 de cet affidavit :

[traduction] Après avoir discuté de la question avec l’avocat canadien d’Omar, je sais que le gouvernement américain a entrepris des démarches en vue de convaincre le gouvernement canadien d’accepter le retour d’Omar au Canada pour y subir son procès, et que le gouvernement américain a transmis au gouvernement canadien des preuves à charge concernant Omar pour faciliter son rapatriement. Je crois que le gouvernement américain libérerait Omar de la baie de Guantánamo et autoriserait son rapatriement si le gouvernement canadien lui présentait une demande en ce sens.

[69] La Couronne n’a invoqué aucun argument qui aurait permis au juge O’Reilly d’écarter cette preuve. L’affirmation que la Couronne a faite, lors des débats, qu’il n’y a [traduction] « qu’une chance sur un million » que les États‑Unis donnent suite à la demande de rapatriement de M. Khadr que leur adresserait le Canada ne repose sur aucun élément de preuve. Elle est également contredite par le fait que les États‑Unis ont accédé à toutes les demandes que leur avaient adressées d’autres pays occidentaux en vue d’obtenir le rapatriement de leurs ressortissants incarcérés à la prison de la baie de Guantánamo.

[70] Le dossier ne permet pas de prévoir avec certitude quelle suite les États‑Unis donneraient à une demande de rapatriement de M. Khadr. Ce n’est toutefois pas parce que le Canada n’a aucun contrôle sur la réponse des États‑Unis qu’il s’ensuit pour autant qu’il ne convient pas de lui ordonner de formuler la demande en question. Compte tenu des circonstances de la présente affaire, présenter une demande de rapatriement constitue la réparation la plus appropriée que le Canada puisse offrir à M. Khadr et qui est susceptible d’atténuer les effets de la violation de la Charte. La Couronne affirme qu’une autre réparation efficace qui pourrait être accordée consisterait à déclarer que les droits garantis à M. Khadr par la Charte ont été violés. Or, cette solution de rechange réduirait à néant les possibilités pour M. Khadr de faire valoir ses droits.

[71] Deuxièmement, le juge O’Reilly s’est demandé si la réparation qu’il proposait risquait de porter préjudice aux intérêts du Canada. Aux paragraphes 84 à 86 de ses motifs, il examine la question de savoir si la réparation risquait de nuire aux relations étrangères du Canada, et notamment de porter préjudice aux relations canado-américaines. Il a conclu que rien ne permettait de conclure à l’existence d’un tel préjudice. Il a également abordé l’argument de la Couronne suivant lequel la réparation proposée par M. Khadr n’était pas convenable parce qu’elle impliquait une intrusion injustifiée du pouvoir judiciaire dans l’exercice, par la Couronne, de sa prérogative en matière de conduite des affaires étrangères. Il a de nouveau relevé qu’aucun élément de preuve ne lui avait été soumis en ce sens. L’absence d’éléments de preuve quant à un éventuel préjudice causé aux intérêts du Canada constitue le fondement de la déclaration du juge O’Reilly suivant laquelle la réparation qu’il accordait « ferait intrusion le moins possible » dans la prérogative royale à l’égard des affaires étrangères (paragraphe 89 de ses motifs). Compte tenu des circonstances inusitées de la présente affaire, il était raisonnable de la part du juge O’Reilly de conclure que la présentation d’une telle demande à un allié proche constituait une intrusion relativement faible dans la conduite des relations internationales.

[72] Troisièmement, le juge O’Reilly a examiné la question de savoir si la réparation qu’il proposait excéderait la compétence des tribunaux. Il a conclu que ce n’était pas le cas. Cette conclusion est raisonnable, compte tenu des circonstances de l’affaire. L’ordonnance du juge O’Reilly est précise et spécifique, elle n’exige pas des connaissances spéciales que ne possèdent pas les tribunaux, et elle n’exige pas une supervision judiciaire continue. À défaut d’indices contraires, la Cour fédérale est en droit de présumer que le gouvernement se conformera de bonne foi à une ordonnance judiciaire lui enjoignant de réclamer le rapatriement de M. Khadr.

[73] Contrairement à ce que prétend la Couronne, l’ordonnance du juge O’Reilly n’oblige pas le procureur général à poursuivre M. Khadr au Canada. Si M. Khadr est rapatrié, il appartiendra alors au procureur général de décider, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, de l’opportunité d’intenter au Canada des poursuites pénales contre M. Khadr. Bien que le Canada eût peut-être préféré ne pas intervenir et laisser la procédure visant M. Khadr aux États‑Unis suivre son cours, la violation, par des représentants canadiens, de droits que lui reconnaît la Charte a eu pour effet de faire disparaître ce choix.

[74] Lorsqu’on considère globalement les facteurs énoncés dans l’arrêt Doucet‑Boudreau et les motifs exposés par le juge O’Reilly, on constate que la réparation accordée par ce dernier ne constitue pas un abus de son pouvoir discrétionnaire. Lorsqu’il a élaboré la réparation à accorder, le juge O’Reilly a pris en compte les facteurs pertinents pour ordonner une réparation adaptée aux faits, et on ne peut dire que la façon dont il les a appréciés l’a conduit à proposer une solution déraisonnable.

Dispositif

[75] Pour ces motifs, le présent appel devrait être rejeté avec dépens.

* * *

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

[76] Le juge Nadon, J.C.A. (dissident) : J’ai pris connaissance du projet de motifs dans lesquels mes collègues les juges Evans et Sharlow concluent qu’il y a lieu de rejeter l’appel. Plus précisément, mes collègues proposent que nous souscrivions à la conclusion à laquelle est venu le juge O’Reilly de la Cour fédérale aux paragraphes 91 et 92 du jugement Khadr c. Canada (Premier Ministre), 2009 CF 405, [2010] 1 R.C.F. 34 :

Je conclus que le gouvernement du Canada est tenu par l’article 7 de la Charte de demander le rapatriement de M. Khadr au Canada afin de se conformer à un principe de justice fondamentale, soit l’obligation de protéger les personnes se trouvant dans la même situation que celle de M. Khadr, et ce, en prenant des mesures pour veiller au respect de leurs droits fondamentaux, lesquels sont énoncés dans des instruments internationaux largement reconnus, tels que la Convention relative aux droits de l’enfant. Les défendeurs n’ont invoqué aucun argument permettant de conclure que l’atteinte aux droits de M. Khadr était justifiée au regard de l’article premier de la Charte.

Le refus constant du Canada de solliciter le rapatriement de M. Khadr est contraire à un principe de justice fondamentale et porte atteinte aux droits que l’article 7 de la Charte lui garantit. Pour atténuer l’effet de cette atteinte, le Canada doit demander le plus tôt possible aux États-Unis de rapatrier M. Khadr.

[77] Au paragraphe 35 de leurs motifs, mes collègues formulent comme suit la question qui nous est soumise dans le présent appel :

Le juge O’Reilly s’est surtout penché sur certains actes des représentants canadiens, en l’occurrence les entretiens qu’ils ont eus avec M. Khadr à la prison de la baie de Guantánamo dans le but de recueillir des renseignements, et le fait qu’ils ont relayé le fruit de ces entretiens aux autorités américaines sans tenter de limiter l’usage que ces dernières feraient de ces renseignements. En agissant ainsi, les responsables canadiens étaient susceptibles de porter atteinte au droit de M. Khadr à la liberté et à la sécurité de sa personne et, surtout, ils ont accompli ces actes à un moment où ils savaient que M. Khadr était un mineur gardé en détention qui ne bénéficiait d’aucune aide consulaire, qui n’était pas représenté par un avocat, qui n’avait pas accès à sa famille et qui avait été soumis à des méthodes abusives de privation de sommeil visant à l’inciter à parler. La question à laquelle la Cour est appelée à répondre en l’espèce est celle de savoir si le juge O’Reilly a commis une erreur de droit en concluant que, dans ces conditions, la conduite des responsables canadiens portait atteinte aux droits garantis à M. Khadr par l’article 7 de la Charte.  [Non souligné dans l’original.]

[78] Mes collègues concluent que le juge O’Reilly n’a pas commis d’erreur de fait ou de droit en estimant que le refus du gouvernement du Canada (le Canada) de demander le rapatriement de M. Khadr portait atteinte aux droits garantis à ce dernier par l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte). Ils poursuivent en concluant que le juge O’Reilly n’a pas commis d’erreur en estimant que la violation des droits garantis à M. Khadr par la Charte n’était pas justifiée par l’article premier de la Charte. Enfin, les juges Evans et Sharlow concluent que la réparation accordée par le juge O’Reilly ne constitue pas un abus de son pouvoir discrétionnaire.

[79] Je ne puis souscrire au point de vue de mes collègues et je dois donc exprimer ma dissidence. À mon avis, l’appel devrait être accueilli. Toutefois, avant d’exposer mes motifs, j’estime utile de rappeler brièvement le raisonnement qu’a suivi le juge O’Reilly pour arriver à sa conclusion finale.

[80] Le juge O’Reilly a estimé que la décision du Canada de ne pas réclamer le rapatriement de M. Khadr pouvait faire l’objet d’un contrôle judiciaire. Tout en reconnaissant que les décisions prises par le Canada en matière d’affaires étrangères relevaient de l’exécutif, le juge O’Reilly a souligné le fait que la prérogative du pouvoir exécutif dans ce domaine était susceptible de contrôle judiciaire en vertu de la Charte. Au paragraphe 49 de ses motifs, le juge O’Reilly conclut comme suit sur cette question :

La décision du gouvernement est susceptible de contrôle judiciaire en vertu de la Charte mais, en même temps, son opinion quant à la meilleure façon de traiter des questions qui ont une incidence sur les relations internationales et les affaires étrangères a droit à un [traduction] « poids particulier ».

[81] Le juge O’Reilly a ensuite abordé la question de savoir si la Charte s’appliquait en l’espèce. Se fondant sur l’arrêt Canada (Justice) c. Khadr, 2008 CSC 28, [2008] 2 R.C.S. 125, de la Cour suprême du Canada, il a estimé que la Charte s’appliquait effectivement aux représentants du Canada qui s’étaient rendus auprès de M. Khadr à la baie de Guantánamo pour l’interroger, dans la mesure où leur conduite emportait la participation du Canada à une procédure qui contrevenait aux obligations internationales du Canada. Au paragraphe 52 de ses motifs, le juge O’Reilly conclut que « la participation consciente [du Canada] aux mauvais traitements infligés à M. Khadr est un motif encore plus convaincant pour conclure que la Charte s’appliquait aux responsables canadiens présents à la baie de Guantanamo ».

[82] Le juge O’Reilly a ensuite examiné la question soulevée au regard de l’article 7 de la Charte. Il s’est d’abord demandé si le Canada avait l’obligation, en vertu des principes de justice fondamentale, de protéger M. Khadr. Après avoir examiné divers instruments internationaux — à savoir la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, la Convention relative aux droits de l’enfant et le Protocole facultatif à la Convention relative aux droits de l’enfant concernant l’implication d’enfants dans les conflits armés [25 mai 2000, [2002] R.T. Can. no 5] — et la situation particulière de M. Khadr, il a conclu que l’« obligation de protéger les personnes se trouvant dans la même situation que celle de M. Khadr » était un principe de justice fondamentale (au paragraphe 71 de ses motifs). Il a également conclu que « les principes de justice fondamentale obligeaient le Canada à protéger M. Khadr en prenant des mesures appropriées pour veiller à ce que son traitement cadre avec les normes internationales en matière de droits de la personne » (au paragraphe 75 de ses motifs).

[83] Ayant conclu que le Canada avait porté atteinte aux droits reconnus à M. Khadr par l’article 7 de la Charte, le juge O’Reilly s’est ensuite penché sur la question de la réparation qu’il convenait d’accorder. Plus particulièrement, il a cherché à déterminer « la réparation qui convient pour atténuer les conséquences de la participation de responsables canadiens aux mauvais traitements que M. Khadr a subis à la baie de Guantánamo » (au paragraphe 77 de ses motifs). Il a conclu que la réparation qui convenait en l’espèce consistait à obliger le Canada à demander le rapatriement de M. Khadr au Canada, ajoutant qu’« aucune autre réparation ne semblerait pouvoir atténuer les conséquences des violations de la Charte qui sont en litige ou ne cadrerait avec l’obligation du gouvernement de favoriser la réadaptation physique et psychologique et la réinsertion sociale de M. Khadr » (au paragraphe 78 de ses motifs). Après être arrivé à cette conclusion, le juge O’Reilly a souligné que le Canada n’avait « fait état d’aucun préjudice particulier que pourrait occasionner le fait de demander le rapatriement de M. Khadr » (au paragraphe 86 de ses motifs).

[84] Enfin, en raison de la conclusion qu’il avait tirée au sujet de l’article 7 de la Charte, le juge O’Reilly n’a pas abordé les moyens que M. Khadr tirait des articles 6 et 12 de la Charte.

[85] À mon avis, le juge O’Reilly a commis une erreur en tirant ces conclusions. En premier lieu, il a commis une erreur en concluant que le Canada n’avait pas protégé M. Khadr. En second lieu, il a commis une erreur en ce qui concerne la réparation appropriée.

[86] Bien que je sois loin d’être convaincu que le Canada avait l’obligation de protéger M. Khadr, il n’est pas nécessaire que j’aborde cette question, vu la conclusion à laquelle je suis arrivé au sujet des démarches entreprises par le Canada pour le protéger. À mon avis, le Canada a pris tous les moyens nécessaires à sa disposition pour protéger M. Khadr pendant toute la durée de sa détention à la prison de la baie de Guantánamo. En conséquence, en présumant qu’il avait le devoir, en vertu de l’article 7 de la Charte, de protéger M. Khadr, le Canada n’a pas manqué à son devoir compte tenu des faits de l’espèce.

[87] Pour déterminer si le Canada a respecté son obligation de protéger M. Khadr, il est, à mon humble avis, très important de tenir compte du fait qu’il a été arrêté par l’armée américaine en Afghanistan en juillet 2002, que l’armée américaine l’a transféré à la prison de la baie de Guantánamo en octobre 2002, où il est détenu depuis par l’armée américaine. Le Canada n’a participé ni à son arrestation, ni à son transfèrement, ni à sa détention, et il n’a jamais été consulté à cet égard par l’armée américaine ou par le gouvernement américain.

[88] Je passe maintenant aux mesures qu’a prises le Canada pour protéger M. Khadr à partir du moment où il a été informé de son arrestation en Afghanistan. Aux paragraphes 59 et 60 de son mémoire, le Canada relate les diverses mesures qu’il a prises pour protéger M. Khadr. Comme les faits qui y sont exposés ne sont pas contestés par M. Khadr, il sera plus facile pour moi de les reproduire plutôt que de tenter de les résumer. Le Canada a relaté les démarches qui ont été entreprises en les regroupant par objet, à savoir, le jeune âge de M. Khadr, les soins médicaux dont il avait besoin, son manque d’instruction, le fait qu’il n’avait pas accès à des services consulaires ou à un avocat, son incapacité à contester sa détention ou ses conditions de détention à la prison de la baie de Guantánamo devant une cour de justice et, enfin, les mauvais traitements qu’il a subis de la part des autorités américaines :

[traduction]

59.  […]

a. Le jeune âge de l’intimé [l’intimé est M. Khadr]

•  En 2002, le Canada a demandé aux États-Unis de ne pas transférer l’intimé à Guantánamo en raison de son âge.

•  Après que l’intimé eut été transféré à Guantánamo, le Canada a de nouveau exprimé ses préoccupations aux États-Unis, demandant que l’on tienne compte du jeune âge de l’intimé lors de sa détention, et demandant que l’on envisage de toute urgence de le transférer dans un établissement pour jeunes combattants ennemis.

b. Les soins médicaux dont l’intimé a besoin :

•   Les représentants canadiens qui ont interrogé l’intimé ont demandé en février 2003 qu’il soit vu par un médecin.

•  Plus tard en 2003, le Canada a réclamé des assurances que l’intimé recevait des soins médicaux adéquats.

•  À plusieurs reprises en 2005 et en 2006, le Canada a demandé que l’intimé fasse l’objet d’une évaluation médicale indépendante. Les communications constantes échangées avec les autorités américaines par le biais des visites effectuées pour s’assurer du bien-être de l’intimé ont permis aux responsables canadiens d’assurer un suivi en ce qui concerne les problèmes médicaux et dentaires de l’intimé.

c. Le manque d’instruction de l’intimé :

•  Lors des visites effectuées pour s’assurer de son bien-être, les représentants canadiens ont remis à l’intimé des ouvrages éducatifs, des livres et des magazines et ont tenté, dans leurs communications avec les autorités américaines, de faciliter les possibilités pour l’intimé de poursuivre ses études.

d. Le fait que l’intimé n’a pas accès à des services consulaires :

•  Bien que les États-Unis refusent à l’intimé l’accès à des services consulaires depuis 2002, le Canada a obtenu la permission, depuis mars 2005, de se rendre auprès de l’intimé pour s’assurer de son bien-être et a procédé depuis à une dizaine de visites à cette fin.

e. Le fait que l’intimé n’a pas accès aux services d’un avocat :

•  Le Canada a exprimé aux États-Unis ses préoccupations au sujet de la justesse du choix de l’avocat de l’intimé en 2005 et a aidé son avocat canadien à finalement avoir accès à l’intimé.

f. L’incapacité de l’intimé de contester en justice sa détention ou ses conditions de détention :

a)               Le 9 juillet 2004, le Canada a informé les États-Unis qu’il souhaitait que M. Khadr puisse faire contrôler la légalité de sa détention par un tribunal régulièrement constitué lui assurant toutes les garanties judiciaires d’une procédure régulière et toutes les garanties prévues par le droit international.

b)               En 2007, les États-Unis ont adopté une nouvelle loi sur les commissions militaires en réponse aux préoccupations exprimées dans l’arrêt Hamdan v. Rumsfeld [126 S.Ct. 2749 (2006)].

c)               En 2008, la Cour suprême des États-Unis a confirmé, dans l’arrêt Boumediene v. Bush [553 U.S. 723 (2008) S.Ct. 2229] que la Constitution reconnaissait aux détenus le droit à l’habeas corpus.

g. La présence de l’intimé dans une prison éloignée, sans contact avec sa famille :

•  Le Canada a facilité les communications de l’intimé avec les membres de sa famille.

60. Par ailleurs, en ce qui concerne les mauvais traitements que l’intimé a subis de la part des autorités américaines, le Canada a entrepris plusieurs démarches :

a.    Le Canada a réclamé et obtenu en 2003 des assurances que l’intimé était traité avec humanité et d’une manière compatible avec les principes énoncés dans la Troisième Convention de Genève de 1949.

b.               Le 7 juin 2004, le Canada a envoyé une note diplomatique réclamant des États-Unis des assurances que les détenus de la prison de Guantánamo seraient traités conformément au droit humanitaire international et au droit international des droits de la personne.

c.    En janvier 2005, le Canada a envoyé une autre note diplomatique réitérant sa position que les allégations de mauvais traitements devaient faire l’objet d’une enquête et que leurs auteurs devaient être traduits en justice.

d.               Le Canada a renouvelé ces démarches en envoyant en février 2005 une nouvelle note dans laquelle il se disait extrêmement préoccupé après avoir été mis au courant d’allégations de mauvais traitements de l’intimé. Dans cette note, il réclamait aussi des renseignements au sujet des allégations en question et l’assurance que l’intimé était traité avec humanité.

e.               La première fois qu’ils se sont rendus auprès de l’intimé pour s’assurer de son bien-être, en mars 2005, les représentants du MAECI ont posé aux autorités américaines des questions précises relativement au respect de l’Ensemble de règles minimales pour le traitement des détenus du Haut-Commissariat pour les droits de l’homme. Les visites effectuées de 2005 à 2008 ont permis de constater que l’intimé était en général en bonne santé.

[89] Le Canada explique que, en déterminant les facteurs pertinents dont il devait tenir compte pour définir la portée des principes de justice fondamentale en cause, le juge O’Reilly a commis une erreur en ne concluant pas que les démarches entreprises par le Canada par la voie diplomatique constituaient effectivement une réponse aux facteurs en question ou que ces facteurs avaient changé depuis que M. Khadr avait été arrêté en Afghanistan par l’armée américaine. Pour faire cette affirmation, le Canada se réfère notamment au paragraphe 70 des motifs du juge O’Reilly où celui-ci déclare ce qui suit :

Dans le cas de M. Khadr, les facteurs qu’il convient de prendre en considération sont les suivants : sa jeunesse, les soins médicaux dont il a besoin, son manque d’instruction et d’accès à une aide consulaire et aux services d’un avocat, son incapacité à contester sa détention ou ses conditions de détention devant une cour de justice, de même que sa présence dans une prison inconnue, éloignée et isolée, sans contact avec sa famille.

[90] Je suis entièrement d’accord avec le Canada pour dire que le juge a commis une erreur. Plus particulièrement, non seulement le juge a-t-il omis de conclure que les démarches entreprises par le Canada constituaient effectivement une réponse aux facteurs qui avaient été déterminés, mais encore il ne s’est jamais penché sur la question de savoir si ces démarches étaient suffisantes pour conclure que le Canada s’était acquitté de son obligation de protéger M. Khadr. J’estime que le juge a commis une erreur en raison de la façon dont il a déterminé et défini l’obligation du Canada.

[91] Au paragraphe 54 de ses motifs, le juge explique qu’il lui faut décider si les principes de justice fondamentale applicables exigeaient que le Canada protège M. Khadr. Pour se prononcer sur cette question, il a invoqué les trois instruments internationaux que j’ai déjà mentionnés. Il a d’abord examiné la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ce qui l’a amené à conclure qu’en relayant aux autorités américaines « les informations qu’il avait obtenues en interrogeant M. Khadr », le Canada avait manqué à son obligation de veiller à ce que les déclarations faites par M. Khadr ne puissent être invoquées contre lui dans un procès (au paragraphe 57 de ses motifs). Pour arriver à cette conclusion, le juge O’Reilly s’est fondé sur l’article 15 de la Convention précitée.

[92] Le juge O’Reilly a ensuite examiné la Convention relative aux droits de l’enfant, ce qui l’a amené à tirer plusieurs conclusions et plus particulièrement celles que l’on trouve aux paragraphes 63, 64 et 65 de ses motifs, que je reproduis ici :

La CDE [la Convention relative aux droits de l’enfant] impose au Canada un certain nombre d’obligations précises à l’égard de M. Khadr. Le Canada était tenu d’intervenir pour protéger M. Khadr contre toutes formes de violence, d’atteinte ou de brutalités physiques ou mentales, ou de mauvais traitements. Nous savons que le Canada a fait part de ses préoccupations au sujet du traitement de M. Khadr, mais il a aussi toléré implicitement le fait qu’on lui impose des techniques de privation du sommeil, en ayant procédé à des interrogatoires tout en sachant qu’il avait été soumis à ces techniques.

Le Canada a l’obligation de protéger M. Khadr contre toute forme de torture ou d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, contre le fait d’être détenu illégalement, ainsi que contre le fait d’être gardé en détention pendant un temps qui dépasse la durée la plus brève possible. Dans le cas de M. Khadr, le Canada, même s’il a fait des démarches au sujet du mauvais traitement possible de M. Khadr, a aussi participé directement à une conduite qui a manqué de respect envers les droits de M. Khadr, et il a omis d’intervenir pour le soustraire à une période prolongée de détention illégale parmi des détenus adultes, sans contact avec sa famille.

Le Canada se trouvait dans l’obligation de prendre toutes les mesures voulues pour favoriser le rétablissement physique, psychologique et social de M. Khadr.

[93] Le juge a ensuite examiné le Protocole facultatif à la Convention relative aux droits de l’enfant concernant l’implication d’enfants dans les conflits armés. Voici les observations que cet examen lui inspire, au paragraphe 68 de ses motifs :

À l’évidence, le Canada était obligé de reconnaître que M. Khadr, étant un enfant, risquait de se trouver coincé dans un conflit armé par suite de sa situation personnelle et sociale en 2002 et plus tôt. Le Canada ne peut se désister du fait d’avoir reconnu qu’il est nécessaire de protéger les mineurs, tels que M. Khadr, qui sont plongés dans des hostilités avant de pouvoir juger mûrement des choix qu’ils ont à faire.

[94] Enfin, au paragraphe 70 de ses motifs, que j’ai déjà reproduit, le juge passe en revue un certain nombre de facteurs additionnels qu’il estimait pertinents pour se prononcer sur cette question.

[95] Le juge O’Reilly s’est ensuite demandé si l’obligation de protéger M. Khadr était un principe de justice fondamentale. Il répond à cette question par l’affirmative et, au paragraphe 75 de ses motifs, il conclut que les principes de justice fondamentale obligeaient le Canada « à protéger M. Khadr en prenant des mesures appropriées pour veiller à ce que son traitement cadre avec les normes internationales en matière de droits de la personne ». Cependant, nulle part dans ses motifs le juge n’examine les démarches entreprises par le Canada ni ne tient compte, à mon humble avis, du contexte de la détention de M. Khadr et du fait que la capacité du Canada de le protéger était limitée. Plus particulièrement, en imposant des obligations au Canada sur le fondement des instruments internationaux auxquels le Canada a adhéré, le juge O’Reilly n’a pas reconnu la portée territoriale limitée de ces instruments.

[96] Il ressort des motifs du juge que celui-ci a formulé l’obligation du Canada de protéger M. Khadr dans les termes les plus absolus, sans tenir compte du contexte effectif de sa détention. Il s’ensuit que je suis absolument incapable de comprendre comment le Canada pourrait arriver à s’acquitter de l’obligation de protection que le juge O’Reilly a définie, en particulier au paragraphe 64 de ses motifs. Ainsi, comment le Canada pourrait-il empêcher M. Khadr d’être illégalement détenu par l’armée américaine à la baie de Guantánamo? De plus, comment le Canada pourrait-il empêcher les États-Unis de garder M. Khadr en détention « pendant un temps qui dépasse la durée la plus brève possible »? Et comment le Canada pourrait-il soustraire M. Khadr « à une période prolongée de détention illégale parmi des détenus adultes » ?

[97] Je dois avouer que j’ai de sérieux doutes au sujet du bien-fondé de l’affirmation du juge O’Reilly, que l’on trouve au paragraphe 65 de ses motifs, suivant laquelle le Canada « se trouvait dans l’obligation de prendre toutes les mesures voulues pour favoriser le rétablissement physique, psychologique et social de M. Khadr ». En toute déférence, il semble que le juge ait une fois de plus oublié que M. Khadr était détenu par l’armée américaine à Guantánamo et que c’est toujours le cas.

[98] Les propos qu’a tenus le juge O’Reilly permettent, selon moi, de comprendre pourquoi il n’a pas sérieusement tenu compte des démarches que le Canada a entreprises dès qu’il a été mis au courant de l’arrestation de M. Khadr en Afghanistan. À mon avis, lorsqu’on les situe comme il se doit dans leur contexte, ces démarches étaient suffisantes pour pouvoir conclure que le Canada s’est acquitté de son obligation de protéger M. Khadr. En d’autres termes, les seules démarches que le Canada pouvait entreprendre, si l’on envisage la situation de façon juste et réaliste, sont celles qu’il a entreprises par la voie diplomatique, ainsi que je l’ai expliqué au paragraphe 88 des présents motifs. J’ajouterais que le Canada n’était pas assujetti à une obligation de moyens. Comme le seul moyen d’action du Canada était la voie diplomatique, les moyens à employer ne pouvaient être déterminés que par le Canada dans le cadre de l’exercice de ses pouvoirs en matière de politique étrangère et de défense de l’intérêt national.

[99] En résumé, le Canada a demandé que M. Khadr ait accès à des services consulaires, ce que les États-Unis ont refusé. Il a également demandé sans succès aux États-Unis de ne pas transférer M. Khadr à la prison de la baie de Guantánamo, en raison de son âge. De plus, à une autre occasion, le Canada a essayé de convaincre les États-Unis que, vu son jeune âge, M. Khadr devait être transféré dans un établissement pour jeunes combattants ennemis. À l’automne 2003, le Canada a fait part aux États‑Unis de sa crainte que M. Khadr encourt la peine de mort, et il a réclamé des assurances au sujet de son état de santé. En juin 2004, le Canada a demandé aux États-Unis l’assurance que les détenus de la prison de la baie de Guantánamo seraient traités conformément au droit humanitaire international et au droit international des droits de la personne. En outre, pendant toute l’année 2004, le Canada a continué à suivre de près la situation de M. Khadr et est demeuré en contact avec les autorités américaines à ce sujet. En juillet 2004, le Canada a fait savoir aux États-Unis qu’il s’attendait à ce que M. Khadr puisse faire contrôler la légalité de sa détention par un tribunal régulièrement constitué lui assurant toutes les garanties judiciaires d’une procédure régulière et toutes les garanties prévues par le droit international. En janvier 2005, après avoir pris connaissance de rapports établissant que l’on recourait à la contrainte physique et psychologique contre les détenus de la prison de la baie de Guantánamo, le Canada a fait savoir aux États‑Unis qu’il s’attendait à ce que les détenus soient traités avec humanité et que les auteurs des mauvais traitements soient traduits en justice.

[100] En 2005 et en 2006, le Canada a demandé que M. Khadr fasse l’objet d’une évaluation médicale indépendante. Bien que les États-Unis aient continué à refuser à M. Khadr l’accès à des services consulaires en 2005, ils ont permis à des représentants canadiens de lui rendre visite à la baie de Guantánamo pour s’assurer de son bien-être. De telles visites ont eu lieu en mars et décembre 2005, en juillet 2006, ainsi qu’en juin, août et novembre 2007, et par la suite, chaque mois, de février à juin 2008.

[101] Hormis le fait que, comme la Cour suprême du Canada l’a jugé dans l’arrêt Khadr, précité, le Canada n’aurait pas dû procéder aux interrogatoires en 2003 et 2004 et qu’il n’aurait pas dû relayer aux autorités américaines les renseignements recueillis lors de ces interrogatoires, je ne vois pas comment on pourrait critiquer la conduite du Canada. En fin de compte, il semble donc que c’est le fait que des responsables canadiens ont interrogé M. Khadr en 2003 et en 2004 qui explique l’ordonnance que le juge a prononcée. Or, à mon humble avis, cette violation a été corrigée par l’ordonnance rendue par la Cour suprême dans l’arrêt Khadr, précité. Ainsi donc, en dépit du fait que les interrogatoires n’auraient pas dû avoir lieu, et compte tenu des conditions de détention de M. Khadr, je suis convaincu que les mesures prises par le Canada de 2002 à 2008 étaient suffisantes pour lui permettre de s’acquitter de son obligation de protéger M. Khadr. Ainsi que j’ai tenté de l’expliquer, l’étendue de l’obligation du Canada dépend nécessairement des circonstances de l’espèce et, dans le cas qui nous occupe, des circonstances entourant la détention de M. Khadr.

[102] Je tiens à ajouter que je ne puis souscrire aux propos du juge O’Reilly lorsqu’il affirme, au paragraphe 52 de ses motifs, qu’en interrogeant M. Khadr, le Canada a participé consciemment aux mauvais traitements qui lui ont été infligés. À mon avis, cette conclusion ne trouve aucun appui dans les éléments de preuve qui ont été portés à notre connaissance. Le fait que le Canada a appris que les autorités américaines utilisaient une technique d’interrogatoire consistant à priver les détenus de sommeil ne peut, à lui seul, emporter la participation du Canada à cette procédure ou entraîner une quelconque responsabilité de sa part à cet égard. Les autorités canadiennes n’ont pas participé aux mauvais traitements qu’a subis M. Khadr et elles n’ont pas fermé les yeux sur de tels traitements. On ne saurait non plus sérieusement prétendre, à mon avis, que le Canada avait directement ou indirectement l’intention de soumettre M. Khadr à de mauvais traitements. Au contraire, ainsi que la preuve le démontre à l’évidence, le Canada a pris une série de mesures, que j’ai déjà relatées, pour assurer la sécurité de M. Khadr. Il faut également se rappeler qu’au moment où les interrogatoires ont eu lieu, les États-Unis ne permettaient pas l’accès à des services consulaires et n’avaient pas encore autorisé les visites visant à s’assurer du bien-être de M. Khadr. En fait, tant avant qu’après les interrogatoires, les autorités canadiennes ont exercé des pressions auprès des États-Unis pour pouvoir se rendre auprès de M. Khadr afin de s’assurer de son bien-être. De plus, le Canada a formulé plusieurs demandes aux États-Unis au sujet du traitement de M. Khadr. Ce n’est qu’en mars 2005 que des responsables canadiens ont été autorisés à rendre visite à M. Khadr pour s’assurer de son bien-être.

[103] Je conclus donc que, si l’article 7 de la Charte imposait au Canada l’obligation de protéger M. Khadr, le Canada s’est effectivement acquitté de cette obligation.

[104] Je passe maintenant à la réparation accordée par le juge O’Reilly, laquelle, à mon sens, constitue, la seconde erreur qu’il a commise.

[105] Le Canada affirme — et j’abonde dans son sens — que la réparation que le juge O’Reilly a accordée semble être une tentative de sa part de tenir compte du fait que le Canada était au courant des mauvais traitements subis par M. Khadr en 2004. Ainsi que je l’ai déjà dit, le fait que le Canada était au courant n’emporte pas sa participation aux mauvais traitements infligés à M. Khadr. Je n’en dirai donc pas plus sur le sujet.

[106] À mon avis, la réparation accordée par le juge O’Reilly déborde le cadre des attributions de la Cour fédérale, qui n’avait pas le pouvoir de l’accorder. Ordonner au Canada de demander le rapatriement de M. Khadr constitue, à mon sens, une ingérence directe dans la conduite par le Canada de ses affaires étrangères. Il est manifeste que le Canada a décidé pour le moment de ne pas solliciter le rapatriement de M. Khadr. À mon humble avis, il ne nous appartient pas de critiquer ou de sonder les raisons pour lesquelles le Canada a adopté cette position. Il est préférable de laisser au pouvoir exécutif le soin de décider si le Canada devrait réclamer le rapatriement de M. Khadr. En d’autres termes, c’est à ceux qui sont chargés, dans le cadre du processus démocratique, de gérer ces questions au nom du peuple canadien qu’il revient de décider comment le Canada devrait conduire ses affaires étrangères, y compris ses relations avec les États-Unis, et d’arrêter les moyens par lesquels le Canada devrait faire valoir son point de vue pour défendre l’intérêt national du Canada et lutter contre le terrorisme.

[107] Pour étayer mon opinion, je citerai deux affaires anglaises. La première est l’affaire Abbasi & Anor, R (on the application of) v. Secretary of State for Foreign & Commonwealth Affairs & Secretary of State for the Home Department, [2002] EWCA Civ 1598. Dans cette affaire, la question soumise à la Cour d’appel était celle de savoir si l’on pouvait contraindre le Foreign Office à intervenir en faveur de M. Abbasi, un ressortissant britannique qui avait été capturé par l’armée américaine en Afghanistan et qui est détenu depuis janvier 2002 à la baie de Guantánamo, ou à prendre d’autres mesures appropriées en son nom. La Cour a rejeté la demande de contrôle judiciaire de M. Abbasi en expliquant ce qui suit, au paragraphe 106 de ses motifs :

[traduction] Voici comment nous pourrions résumer notre opinion en ce qui concerne les principes établis par la jurisprudence :

i.    En réponse à une demande de contrôle judiciaire, le défendeur est irrecevable à prétendre que le Foreign Office tire ses pouvoirs de la prérogative royale. C’est le sujet en cause qui est déterminant.

ii.    Malgré l’abondante jurisprudence qui a été citée, il n’y a rien qui permette d’affirmer que l’État a, en matière de protection de ses ressortissants, une obligation dont on peut obtenir l’exécution devant les tribunaux. La Convention européenne des droits de l’homme n’impose pas une telle obligation. Le fait que cette convention ait été incorporée en droit interne ne saurait donc constituer un motif valable qui permettrait à notre Cour de s’estimer liée par cette jurisprudence.

iii.   Le Foreign Office a cependant toute latitude pour décider de l’opportunité d’exercer le droit — droit qu’il possède incontestablement — de protéger les citoyens britanniques. Il a précisé ce à quoi un citoyen britannique peut s’attendre de lui. Les attentes en la matière ne sont pas illimitées et la latitude dont jouit le Foreign Office est très vaste. Cependant, il n’y a aucune raison qui justifierait de ne pas soumettre sa décision ou son inaction à un contrôle judiciaire si l’on peut démontrer qu’il a agi de manière irrationnelle ou contrairement aux attentes légitimes. Les tribunaux ne peuvent toutefois s’engager dans des zones interdites, notamment pour tout ce qui a trait aux décisions touchant la politique étrangère.

iv.   Il est tout à fait probable que les décisions du Foreign and Commonwealth Office en matière d’intervention sur le plan diplomatique seront étroitement liées aux décisions touchant la politique étrangère de ce pays, mais il semble improbable qu’en soi, une obligation de tenir compte de la situation d’un ressortissant britannique déterminé et d’examiner dans quelle mesure une intervention pourrait être faite en sa faveur, empiéterait sur des zones interdites.

v.      La mesure dans laquelle il peut être possible d’exiger du Secrétaire au Foreign Office qu’il ne se contente pas de tenir dûment compte de la demande d’assistance dépend des faits de l’espèce. [Non souligné dans l’original.]

[108] J’insiste plus particulièrement sur les éléments iii, iv et v, où la Cour affirme qu’elle ne peut intervenir dans les décisions touchant la politique étrangère, que les décisions du Foreign and Commonwealth Office quant à savoir s’il convient d’intervenir en faveur d’un citoyen [traduction] « seront étroitement liées aux décisions touchant la politique étrangère de ce pays », et que la possibilité d’exiger du Secrétaire au Foreign Office qu’il ne se contente pas de tenir dûment compte de la demande d’assistance [traduction] « dépend des faits de l’espèce ».

[109] Le fait que les autorités canadiennes ont mené des interrogatoires qui n’auraient pas dû avoir lieu ne nous autorise pas, à mon humble avis, à nous engager dans ce que la Cour d’appel de l’Angleterre appelle [traduction] « des zones interdites ». Il faudrait des circonstances beaucoup plus exceptionnelles que celles dont il a été fait état dans le cas qui nous occupe pour que nous envisagions la possibilité de nous immiscer dans des questions de politique étrangère et d’intérêt national.

[110] Dans un arrêt ultérieur, Al Rawi & Ors, R (on the application of) v. Secretary of State for Foreign & Commonwealth Affairs & Anor, [2006] EWCA Civ 1279, la Cour d’appel de l’Angleterre a réaffirmé l’opinion qu’elle avait exprimée dans l’arrêt Abbasi, précité. Dans l’affaire Al Rawi, trois des appelants, des résidents du Royaume‑Uni, étaient détenus à la prison de la baie de Guantánamo. Ils demandaient à la Secrétaire au Foreign Office d’intervenir auprès du gouvernement américain pour obtenir leur libération. Après avoir essuyé un refus, les appelants ont demandé à la Haute Cour d’ordonner à la Secrétaire au Foreign Office de présenter une telle demande. Suivant les éléments de preuve dont disposait la Cour, la Secrétaire au Foreign Office était d’avis qu’il n’y avait pas lieu de formuler une telle demande. Comme la Cour l’explique, au paragraphe 1 de ses motifs :

[traduction] Suivant la preuve, la Secrétaire au Foreign Office […] croit préférable d’agir ainsi. Elle estime qu’une intervention de sa part serait probablement perçue par les États-Unis comme une demande pressante spéciale injustifiée du Royaume-Uni et qu’elle serait probablement inefficace et ferait plus de mal que de bien.

[111] En plus de confirmer l’opinion qu’elle avait déjà exprimée dans l’arrêt Abbasi, précité, la Cour d’appel a formulé les remarques suivantes, aux paragraphes 147 et 148 :

[traduction] Pour trancher le présent débat, nous aborderons la question sous l’angle suivant. Les tribunaux ont des obligations particulières en matière de droits de la personne. Ces obligations s’expliquent en partie par les dispositions de la Loi sur les droits de la personne et en partie par le soin jaloux avec lequel la common law veille à s’assurer que toute intervention de l’État soit toujours strictement justifiée. Le gouvernement élu a des obligations spéciales dans ce qu’on pourrait appeler le domaine de la stratégie politique, comme la conduite des affaires étrangères et les questions de sécurité nationale. Cette obligation s’explique en partie par des considérations de compétence et en partie par l’obligation faite par la Constitution de rendre des comptes à l’électorat. Dans l’arrêt Secretary of State for the Home Department v. Rehman [2003] 1 AC 153, lord Hoffmann dit ce qui suit, au paragraphe 62 :

Non seulement le pouvoir exécutif a accès à des sources d’information et d’expertise particulières en la matière, mais ces décisions, susceptibles d’avoir de graves répercussions sur la collectivité, doivent avoir une légitimité qui ne peut exister que si elles sont confiées à des personnes responsables devant la collectivité dans le cadre du processus démocratique. Pour que la population accepte les conséquences de ces décisions, elles doivent être prises par des personnes que la population a choisies et qu’elle peut écarter.

La présente affaire soulève des questions qui ont trait surtout à la conduite des affaires étrangères par le gouvernement, mais aussi à la sécurité nationale. Dans ces domaines, la common law confie aux représentants élus du gouvernement le devoir de rendre une décision au mérite. Et ce principe est encore plus vrai lorsque les deux aspects sont combinés dans la même affaire. Ainsi que lord Hoffmann l’explique, c’est la loi, tant pour des raisons d’ordre constitutionnel que pour des raisons d’ordre pratique. Le rôle des tribunaux consiste à s’assurer que l’État se conforme rigoureusement à toutes les exigences formelles et qu’il examine de façon rationnelle la question qu’il est appelé à résoudre. En l’espèce, en raison du sujet en cause, la loi accorde au pouvoir exécutif une marge de manœuvre particulièrement large. En tirant cette conclusion, nous ne voudrions pas donner l’impression que le sort des appelants nous laisse indifférents. D’entrée de jeu, nous avons qualifié la présente affaire d’épineuse, vu l’ensemble des faits, et c’est bien le cas. Mais notre devoir consiste à tracer la ligne de démarcation entre les fonctions exécutives et les fonctions judiciaires. C’est à cet exercice que nous avons principalement consacré notre analyse dans le présent appel. [Non souligné dans l’original.]

[112] En l’espèce, je ne vois absolument rien qui pourrait justifier la réparation accordée par le juge O’Reilly. Le fait que le Canada a refusé de réclamer le rapatriement de M. Khadr et que le Canada n’a « fait état d’aucun préjudice particulier que pourrait occasionner » l’octroi d’une telle réparation n’est pas, à mon humble avis, une considération pertinente. La réparation accordée par le juge O’Reilly ne peut tout simplement pas se justifier. Dans ces conditions, nous devons nécessairement, ainsi que le juge O’Reilly le reconnaît un peu plus haut dans ses motifs, laisser au pouvoir exécutif une très grande latitude pour traiter de questions comme celle qui nous est soumise. Le Canada s’est penché sur la question de l’opportunité de demander le rapatriement et il a décidé qu’il ne le réclamerait pas. Voilà qui, à mon avis, devrait vider le débat.

[113] J’estime par ailleurs que la réparation accordée par le juge O’Reilly est inopportune parce qu’elle n’a aucun lien avec la présumée violation, par le Canada, des droits garantis à M. Khadr par l’article 7 de la Charte. Je le répète, c’est le fait que les autorités canadiennes ont interrogé M. Khadr en 2003 et 2004 et qu’elles ont relayé aux autorités américaines les renseignements qu’elles avaient obtenus, ajouté à la conclusion du juge O’Reilly selon laquelle le Canada a consciemment participé aux mauvais traitements infligés à M. Khadr, qui sont à l’origine de sa décision d’accorder la réparation en question.

[114] En toute déférence, je ne vois pas de lien entre le caractère inopportun des interrogatoires et la réparation que constitue le rapatriement, laquelle est, à mon sens, totalement disproportionnée dans les circonstances. Dans l’arrêt Khadr, précité, la Cour suprême s’est penchée sur la question de la violation du Canada en lui ordonnant de communiquer à M. Khadr les renseignements qui avaient été relayés aux autorités américaines. La Cour aurait peut-être pu rendre une ordonnance interdisant au Canada de se servir des renseignements recueillis auprès de M. Khadr dans le cas où le Canada déciderait de le poursuivre au Canada. Une telle réparation aurait à tout le moins un certain rapport avec la violation reprochée. Il aurait aussi pu suffire, dans les circonstances de l’espèce, que la Cour rende, comme le Canada le suggère, un jugement déclaratoire précisant quels actes accomplis par le Canada sont inconstitutionnels.

[115] Je tiens à ajouter que le fait que le juge O’Reilly pensait que « les États-Unis accéderaient probablement à une demande [de rapatriement] du Canada » (au paragraphe 88 de ses motifs) est une considération dénuée de pertinence et constitue de toute façon de la pure spéculation de sa part. Ainsi que j’ai tenté de le démontrer le plus clairement possible, la décision quant à l’opportunité de présenter une telle demande appartient au Canada et non au juge O’Reilly ou à notre Cour. C’est au Canada, dans l’exercice de ses pouvoirs en matière de politique étrangère, qu’il appartient de décider de la ligne de conduite la plus appropriée qu’il convient d’adopter face aux États-Unis dans le cas de M. Khadr.

[116] Un dernier point. Comme il a conclu que les droits garantis à M. Khadr par l’article 7 avaient été violés, le juge O’Reilly n’a pas abordé les autres moyens invoqués par M. Khadr, qui soutenait que les droits qu’il possédait en vertu des articles 6 et 12 de la Charte avaient également été violés.

[117] À mon avis, comme ni l’un ni l’autre de ces articles n’a été violé, on ne peut forcer le Canada à réclamer le rapatriement de M. Khadr en vertu de ces articles. L’article 6 de la Charte prévoit que tout citoyen canadien « a le droit de demeurer au Canada, d’y entrer ou d’en sortir ». Toutefois, les responsables canadiens n’ont pas privé M. Khadr de ce droit d’entrer au pays; ce sont en fait les autorités américaines qui le retiennent à la prison de la baie de Guantánamo. Si jamais M. Khadr est mis en liberté par les États-Unis, il aura alors conservé son droit constitutionnel de rentrer au Canada. En fait, le Canada affirme que, si M. Khadr est reconnu coupable par la commission militaire américaine, il peut demander de purger sa peine au Canada en vertu de la Loi sur le transfèrement international des délinquants, L.C. 2004, ch. 21.

[118] L’article 12 de la Charte dispose : « [c]hacun a droit à la protection contre tous traitements ou peines cruels et inusités ». Cependant, les mauvais traitements qu’a subis M. Khadr à la baie de Guantánamo lui ont été infligés par les autorités américaines, et non par des représentants du Canada, et l’article 12 de la Charte ne s’applique pas aux accusations ou aux peines prévues par une loi étrangère (Kindler c. Canada (Ministre de la Justice), [1991] 2 R.C.S. 779, aux pages 846 et 847; voir aussi Peter W. Hogg, Constitutional Law of Canada, 5e éd. supplémentée, vol. 2 (Toronto : Thomson/Carswell, 2007), à la page 47-25). Le fait que des responsables canadiens ont interrogé M. Khadr ne peut être considéré comme un traitement cruel ou inusité, et ce, même si ces responsables étaient au courant que M. Khadr avait été privé de sommeil. La simple connaissance des mauvais traitements subis par M. Khadr n’emportait pas une participation à ces mauvais traitements.

[119] Pour ces motifs, j’accueillerais l’appel avec dépens et je rejetterais la demande de contrôle judiciaire de M. Khadr, également avec dépens.

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