Référence : |
Li c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CAF 75, [2010] 3 R.C.F. 347 |
A-251-09 |
A-251-09
2010 CAF 75
Le Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (appelant) (défendeur en Cour fédérale)
c.
Dong Zhe Li et Dong Hu Li (intimés) (demandeurs en Cour fédérale)
Répertorié : Li c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (C.A.F.)
Cour d’appel fédérale, juges Noël, Pelletier et Layden-Stevenson, J.C.A.—Vancouver, 14 décembre 2009; Ottawa, 17 mars 2010.
Il s’agissait d’un appel d’une décision par laquelle la Cour fédérale a accueilli la demande de contrôle judiciaire de la décision d’une agente chargée d’examiner les risques avant renvoi (l’agente d’ERAR) portant que les intimés étaient visés par l’alinéa 112(3)c) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR). L’alinéa 112(3)c) précise que l’asile ne peut être conféré au demandeur qui a été débouté de sa demande d’asile au titre de la section F de l’article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés.
Les intimés étaient des ressortissants chinois qui sont entrés au Canada grâce à des visas de résident temporaire, mais qui ont été exclus en raison de leur refus de quitter le Canada à l’expiration de leurs visas. Dans l’intervalle, des mandats d’arrêt ont été lancés contre eux pour fraude. Les intimés ont demandé l’asile, mais ils ont été déclarés inadmissibles à présenter ces demandes d’asile en raison de l’existence de mesures d’exclusion prises contre eux. En conséquence, ils ont présenté des demandes d’ERAR en application de l’article 112 de la LIPR. Même si la Cour a conclu à leur exclusion de la protection accordée aux réfugiés par application de l’article 98 de la LIPR parce qu’ils étaient visés par l’alinéa Fb) de l’article premier de la Convention, elle a aussi statué, par application de l’alinéa 113d) et de l’article 97 de la LIPR, qu’ils seraient exposés au risque d’être torturés s’ils étaient renvoyés en Chine. L’alinéa 113d) précise que, s’agissant du demandeur visé au paragraphe 112(3), il est disposé de la demande d’asile sur la base des éléments mentionnés à l’article 97.
Dans le cadre du contrôle judiciaire, la Cour fédérale a conclu que l’agente d’ERAR avait commis une erreur en appliquant l’alinéa 113d) alors que la LIPR l’obligeait à appliquer l’alinéa 113c) (qui traite des demandeurs non visés par le paragraphe 112(3)) et à examiner la demande à la lumière des articles 96 à 98 de la LIPR. La Cour fédérale a certifié deux questions. Les principaux points litigieux soulevés en l’espèce ont été formulés de la façon suivante : 1) était-il raisonnable de la part de l’agente d’ERAR de conclure que les intimés étaient des personnes dont on avait des raisons sérieuses de penser qu’elles avaient commis un crime grave de droit commun en dehors du pays d’accueil avant d’y être admises comme réfugiés, contrairement à l’alinéa Fb) de l’article premier de la Convention et à l’article 98 de la LIPR; 2) une demande présentée en vertu de l’article 112 est-elle une demande d’asile; 3) l’agent d’ERAR a-t-il compétence pour refuser de décider de l’exclusion d’une personne du droit à l’asile par application de l’article 98 de la LIPR et 4) si une telle décision est prise, l’agent d’ERAR a-t-il le droit d’examiner la demande de cette personne en vertu de l’alinéa 113d) de la LIPR?
Arrêt : l’appel doit être accueilli.
La Convention vise à empêcher certaines personnes que l’on estime ne pas mériter la protection internationale d’invoquer la Convention pour revendiquer le statut de réfugié au sens de la Convention. L’atteinte de cet objectif ne dépend pas du moment où la demande d’asile est présentée, mais plutôt du fait que cette demande est soumise. Par conséquent, pour que l’exclusion s’applique (section F de l’article premier de la Convention et article 98 de la LIPR), on doit avoir des motifs sérieux de croire que la personne en question a commis un ou plusieurs des actes énumérés aux sections E et F de l’article premier de la Convention, et il faut que cette personne ait demandé le statut de réfugié au sens de la Convention. Il importe peu que la demande d’asile soit faite avant ou après l’entrée au Canada.
En incorporant dans le régime de protection des réfugiés de la LIPR les exclusions prévues aux sections E et F de l’article premier de la Convention, le législateur voulait manifestement que ces exclusions s’appliquent à toutes les demandes d’asile et non seulement aux demandes de statut de réfugié. Par conséquent, le fait que les intimés sont entrés au Canada grâce à des visas de résident temporaire, et non pas à titre de réfugiés, n’empêchait pas l’application des sections E et F de l’article premier de la Convention à leur demande d’asile. Même si ni la richesse des intimés ni la délivrance des mandats ne satisferaient en soi au critère prévu à la section F de l’article premier de la Convention, la combinaison des deux était propre à appuyer de façon raisonnable la conclusion de l’agente d’ERAR en l’espèce.
L’asile peut être octroyé à la suite d’une demande de protection adressée au ministre ainsi que le prévoit la disposition liminaire de l’article 112. Ainsi, une demande de protection présentée en vertu de l’article 112 peut se solder soit par l’octroi de l’asile au demandeur, soit par un sursis de la mesure de renvoi le visant. La demande de protection visée à l’article 112 est donc une demande d’asile. Ce constat tient même si, comme c’est le cas en l’espèce, le demandeur est irrecevable à demander l’asile au titre de l’article 99 parce qu’il est visé par une mesure de renvoi. L’article 99 n’empêche pas de présenter une demande de protection en vertu de l’article 112. Il empêche seulement de présenter une demande d’asile à un agent, puis à la Section de la protection des réfugiés. En conséquence, en dépit du fait qu’ils étaient inadmissibles à soumettre une demande à la Section de la protection des réfugiés, les intimés étaient en mesure de présenter leurs demandes au ministre en vertu de l’article 112 et de se voir ainsi conférer l’asile.
L’agent d’ERAR a compétence pour décider d’exclure une personne par application de l’article 98 de la LIPR. Les articles 95 et 112 précisent clairement que la demande prévue à l’article 112 est soumise au ministre qui, lorsque le demandeur n’a pas été exclu par application de l’article 98, est, aux termes de l’alinéa 113c), tenu d’examiner la demande sur la base des articles 96, 97 et 98. Le ministre doit par conséquent avoir compétence pour examiner l’article 98 et pour prononcer l’exclusion du demandeur par application de cet article si les faits justifient son exclusion.
Si, après avoir commencé, en vertu de l’alinéa 113c), l’examen des risques avant renvoi à l’égard du demandeur, l’agente d’ERAR avait le droit, dès lors qu’elle a conclu à l’exclusion du demandeur par application de l’article 98 de la LIPR, d’examiner la demande en vertu de l’alinéa 113d). Bien que l’article 113 donne une feuille de route pour la façon dont une demande fondée sur l’article 112 doit être examinée, l’agent d’ERAR doit d’abord déterminer si le demandeur s’est, jusqu’à ce moment-là, vu refuser l’asile parce qu’il a été exclu aux termes de la section E ou F de l’article premier de la Convention. Si le demandeur n’a pas été ainsi exclu, l’agent d’ERAR doit examiner sa demande en vertu de l’alinéa 113c). Cependant, si l’agent conclut qu’il existe des motifs justifiant l’exclusion du demandeur, celui-ci devient alors une personne visée à l’alinéa 112(3)c) et l’agent doit alors revenir à l’article 113 et procéder en vertu de l’alinéa 113d). Suivant cet alinéa, l’agent doit déterminer s’il y a lieu de surseoir à la mesure d’expulsion prise contre le demandeur.
La Cour fédérale a donc commis une erreur de droit en concluant que l’agente d’ERAR ne pouvait pas examiner la demande des intimés en vertu de l’alinéa 113d) de la LIPR après avoir établi, par suite de son analyse menée suivant l’alinéa 113c), qu’ils étaient exclus du droit à l’asile par application de l’article 98.
LOI ET RÈGLEMENTS CITÉS
Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14), 52 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 17; 2002, ch. 8, art. 50).
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 29(2), 41a), 95, 96, 97, 98, 99, 112, 113, 114, 115(1).
Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, art. 223.
TRAITÉS ET AUTRES INSTRUMENTS CITÉS
Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6, art. 1E, 1F.
JURISPRUDENCE CITÉE
décision différenciée :
Xie c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 250, [2005] 1 R.C.F. 304.
décision examinée :
Liu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 877.
décisions citées :
Li c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 941; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Li, 2009 CAF 85, [2010] 2 R.C.F. 433; Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, 2003 CSC 19, [2003] 1 R.C.S. 226; Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982, motifs modifiés, [1998] 1 R.C.S. 1222; Saeed c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1016; Saleem c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 389; Soares c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 190; Thamotharem c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 198, [2008] 1 R.C.F. 385; Cui c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 945; Deng c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 943; Zeng c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 956.
appel d’une décision (2009 CF 623, [2010] 2 R.C.F. 467) par laquelle la Cour fédérale a accueilli la demande de contrôle judiciaire de la décision d’une agente chargée d’examiner les risques avant renvoi portant que les intimés étaient visés par le paragraphe 112(3) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Appel accueilli.
ONT COMPARU
Cheryl D. E. Mitchell et Jennifer Dagsvik pour l’appelant.
Christopher Elgin pour les intimés.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Le sous-procureur général du Canada pour l’appelant.
Elgin, Cannon & Associates, Vancouver, pour les intimés.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
Le juge Pelletier, J.C.A. :
INTRODUCTION
[1] Les appelants, Dong Zhe Li et Dong Hu Li (les frères Li ou, simplement, les frères), sont entrés au Canada munis de visas de résidents temporaires. Ils n’ont pas quitté le pays lorsque leurs visas ont expiré. Ils ont finalement été arrêtés et des mesures d’exclusion ont été prises contre eux, ce qui a eu pour effet de les empêcher de présenter devant la Section de la protection des réfugiés des demandes de statut de réfugié. Au cours de l’examen des risques avant renvoi dont ils ont fait l’objet, étape qui représentait leur dernière chance de demander l’asile, l’agente chargée d’examiner les risques avant renvoi (l’agente d’ERAR) a estimé que les frères étaient exclus du droit à l’asile parce qu’ils étaient visés aux sections E ou F de l’article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés [28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6] (la Convention).
[2] La question en litige dans le présent appel [les motifs du jugement de la Cour fédérale sont rapportés à 2009 CF 623, [2010] 2 R.C.F. 467] est celle de savoir si l’agente d’ERAR était compétente pour rendre cette décision. Les frères Li affirment que seule la Section de la protection des réfugiés peut décider si une personne est exclue du droit à l’asile. Ils soutiennent, en tout état de cause, que l’agente d’ERAR ne disposait d’aucun fondement factuel lui permettant de décider de leur exclusion.
LES FAITS
[3] Les frères Li, citoyens de la République populaire de Chine, ont été admis au Canada le 31 décembre 2004 en vertu de visas de résidents temporaires. À l’expiration de leurs visas, le 30 juin 2005, ils n’ont pas quitté le pays comme ils étaient tenus de le faire. En février 2007, les autorités de l’immigration les ont repérés et ont pris des mesures d’exclusion contre eux en raison de leur refus de quitter le Canada à l’expiration de leurs visas, contrairement au paragraphe 29(2) et à l’alinéa 41a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi). Les frères ont contesté la validité des mesures d’exclusion devant la Cour fédérale, qui a rejeté leur contestation dans la décision publiée sous l’intitulé Li c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 941. Cette décision n’a pas été portée en appel.
[4] Dans l’intervalle, les autorités publiques chinoises ont lancé des mandats d’arrêt visant les frères Li dans lesquels il était allégué qu’ils avaient commis, avec d’autres individus, un vol de plus de 170 millions de yuan, ce qui correspond à environ 24 millions de dollars canadiens, en fraudant des titres négociables. Ce n’est qu’après leur arrestation par les autorités de l’immigration que les frères ont demandé l’asile. Ils ont toutefois été déclarés inadmissibles à présenter ces demandes d’asile en raison de l’existence des mesures d’exclusion prises contre eux : voir le paragraphe 99(3) de la Loi et l’article 223 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑27 (le Règlement) :
99. (1) [. . .]
(3) Celle de la personne se trouvant au Canada se fait à l’agent et est régie par la présente partie; toutefois la personne visée par une mesure de renvoi n’est pas admise à la faire.
223. Les mesures de renvoi sont de trois types : interdiction de séjour, exclusion, expulsion.
[5] Les frères ont intenté sans succès une série de recours judiciaires en vue de retarder leur renvoi du Canada. Ces procédures sont décrites dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Li, 2009 CAF 85, [2010] 2 R.C.F. 433, au paragraphe 28. Leur dernier espoir de demeurer au Canada consistait à présenter une demande de protection en vertu de l’article 112 de la Loi dans le cadre d’une procédure connue sous le nom d’examen des risques avant renvoi. Ils n’ont obtenu qu’en partie gain de cause. La Cour a conclu à leur exclusion de la protection accordée aux réfugiés par application de l’article 98 de la Loi, mais a estimé qu’ils seraient exposés au risque d’être torturés s’ils devaient retourner en Chine. Ainsi, même si la qualité de personnes à protéger leur a été refusée, l’exécution des mesures de renvoi prises contre eux a été suspendue pour une durée indéterminée, sous réserve de leur éventuel renvoi en vertu de l’alinéa 113d) de la Loi.
LA DÉCISION DE L’AGENTE D’ERAR
[6] L’article 113 de la Loi précise de quelle manière il doit être disposé d’une demande de protection :
112. (1) La personne se trouvant au Canada et qui n’est pas visée au paragraphe 115(1) peut, conformément aux règlements, demander la protection au ministre si elle est visée par une mesure de renvoi ayant pris effet ou nommée au certificat visé au paragraphe 77(1).
[. . .]
113. Il est disposé de la demande comme il suit :
[. . .]
c) s’agissant du demandeur non visé au paragraphe 112(3), sur la base des articles 96 à 98;
d) s’agissant du demandeur visé au paragraphe 112(3), sur la base des éléments mentionnés à l’article 97 et, d’autre part :
(i) soit du fait que le demandeur interdit de territoire pour grande criminalité constitue un danger pour le public au Canada,
(ii) soit, dans le cas de tout autre demandeur, du fait que la demande devrait être rejetée en raison de la nature et de la gravité de ses actes passés ou du danger qu’il constitue pour la sécurité du Canada.
[7] Après avoir examiné la situation personnelle des frères Li, y compris les accusations portées contre eux, l’agente d’ERAR a commencé son analyse en se demandant si les frères Li étaient visés au paragraphe 112(3) de la Loi, étant donné que, selon la réponse que l’on donne à cette question, l’agente devait procéder selon l’alinéa 113c) ou selon l’alinéa 113d). Voici les extraits pertinents du paragraphe 112(3) :
112. (1) [. . .]
(3) L’asile ne peut être conféré au demandeur dans les cas suivants :
[. . .]
c) il a été débouté de sa demande d’asile au titre de la section F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés;
[8] L’agente d’ERAR a conclu que les frères Li étaient visés à l’alinéa 112(3)c) au motif qu’il s’agissait de personnes dont on avait des raisons sérieuses de penser qu’elles avaient commis un crime grave de droit commun en dehors du pays d’accueil avant d’y être admises comme réfugiés, contrairement à la section Fb) de l’article premier de la Convention et à l’article 98 de la Loi.
Article 1
[. . .]
F. Les dispositions de cette Convention ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser:
[. . .]
b) qu’elles ont commis un crime grave de droit commun en dehors du pays d’accueil avant d’y être admises comme réfugiés.
98. La personne visée aux sections E ou F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés ne peut avoir la qualité de réfugié ni de personne à protéger.
[9] Ayant tiré cette conclusion, l’agente d’ERAR a examiné les demandes présentées par les frères Li en vertu de l’alinéa 113d). Elle s’est donc attardée à la question de savoir si les frères Li seraient exposés au risque d’être soumis à la torture ou à des traitements inhumains s’ils devaient retourner en Chine, ainsi que le prévoit l’article 97 de la Loi :
97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :
a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;
b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :
(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,
(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,
(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles‑ci ou occasionnés par elles,
(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.
[10] L’agente d’ERAR a conclu qu’il existait un risque réel que les frères Li soient torturés, compte tenu de la nature des accusations qui pesaient contre eux. Elle a ensuite soumis le dossier au délégué du ministre pour qu’il examine les facteurs militant contre l’éventuelle décision de permettre aux frères Li de demeurer au Canada, c’est‑à‑dire la nature et la gravité des crimes qui leur étaient reprochés. Cet exercice de mise en balance n’est toujours pas terminé. Cependant, compte tenu de la conclusion de l’agente d’ERAR suivant laquelle ils sont visés au paragraphe 112(3), les frères peuvent tout au plus espérer obtenir un sursis des mesures de renvoi les visant, comme le prévoit le paragraphe 114(1) de la Loi :
114. (1) La décision accordant la demande de protection a pour effet de conférer l’asile au demandeur; toutefois, elle a pour effet, s’agissant de celui visé au paragraphe 112(3), de surseoir, pour le pays ou le lieu en cause, à la mesure de renvoi le visant.
LA DÉCISION DE LA COUR FÉDÉRALE
[11] Les frères Li ont contesté la décision de l’agente d’ERAR au moyen d’une demande de contrôle judiciaire. Ils soutenaient que, comme ils étaient irrecevables à présenter une demande d’asile en raison des mesures d’exclusion prises contre eux, ils ne pouvaient être considérés comme des personnes ayant été déboutées de leur demande d’asile. À leur avis, seule la Section de la protection des réfugiés était compétente pour rendre une telle décision, et l’agente d’ERAR n’avait pas ce pouvoir.
[12] En conséquence, si la personne qui présente une demande en vertu de l’article 112 ne s’est pas préalablement vu refuser l’asile, il faut, selon eux, interpréter l’alinéa 113c) de la Loi sans tenir compte de l’article 98. Dans le mémoire des faits et du droit qu’ils ont déposé en réponse à l’appel du ministre, les frères Li soutiennent que la mention de l’article 98 à l’alinéa 113c) est une erreur de rédaction (voir le paragraphe 67).
[13] La demande de contrôle judiciaire des frères a été examinée par la juge Heneghan. Elle a annulé la décision de l’agente d’ERAR et a renvoyé l’affaire à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision.
[14] La juge a conclu que l’agente d’ERAR devait tout d’abord déterminer s’il existait, par application du paragraphe 112(3), une restriction à la possibilité d’obtenir la protection. Elle a analysé chacun des cas prévus au paragraphe 112(3) et a conclu que chacun d’entre eux prévoyait qu’une mesure avait déjà été prise ou qu’une décision avait déjà été rendue au moment où la demande de protection était faite. Elle a notamment conclu que l’alinéa 112(3)c) visait la situation où une demande d’asile avait été rejetée à la suite d’une audience tenue devant la Section de la protection des réfugiés. À son avis, l’alinéa 112(3)c) ne visait pas les personnes qui étaient irrecevables à présenter une demande d’asile en raison du paragraphe 99(3) de la Loi.
[15] La juge a fait observer que l’examen des demandes de protection présentées en vertu de l’article 112 devait suivre la « feuille de route » prévue à l’article 113. Suivant la juge, l’agent d’ERAR doit d’abord déterminer si la demande doit être examinée en vertu de l’alinéa 113c) ou de l’alinéa 113d). Si la personne n’est pas visée au paragraphe 112(3) au moment où elle présente sa demande en vertu de l’article 112, la demande doit être examinée conformément à l’alinéa 113c). Si la personne est visée au paragraphe 112(3), l’examen de sa demande est régi par l’alinéa 113d).
[16] La juge a rejeté l’argument des frères Li suivant lequel l’agente d’ERAR n’avait pas compétence pour examiner l’article 98. Elle a estimé qu’il apparaissait clairement, à la simple lecture du libellé de l’alinéa 113c), que l’agente avait compétence pour examiner l’article 98. Elle a toutefois conclu que l’agente d’ERAR avait commis une erreur en l’espèce en limitant son examen de la demande des frères Li à l’article 97 de la Loi. En d’autres termes, elle s’est fondée sur l’alinéa 113d) alors que la Loi l’obligeait à se fonder sur l’alinéa 113c). La juge a par conséquent annulé la décision de l’agente d’ERAR et a renvoyé l’affaire à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision.
[17] La juge de première instance a certifié les deux questions suivantes :
[traduction]
1) Les agents d’examen des risques avant renvoi ont‑ils compétence pour exclure des personnes du droit à l’asile par application de l’article 98 de la LIPR (la Loi) et pour conclure qu’elles sont visées à l’alinéa 112(3)c) de la LIPR?
2) L’alinéa 112(3)c) de la LIPR ne s’applique‑t‑il qu’aux rejets des demandes par la Section de la protection des réfugiés sur la base de la section F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés ou s’applique‑t‑il aussi aux décisions défavorables rendues par les agents d’examen des risques avant renvoi sur la base de la section F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés?
QUESTIONS EN LITIGE
[18] À mon avis, la meilleure façon de résoudre les points litigieux soulevés par les questions certifiées consiste à examiner une série de questions plus fondamentales :
i. Quelle est la norme de contrôle appropriée?
ii. Était‑il raisonnable de la part de l’agente d’ERAR de conclure que les frères Li étaient des personnes dont on avait des raisons sérieuses de penser qu’elles avaient commis un crime grave de droit commun en dehors du pays d’accueil avant d’y être admises comme réfugiés, contrairement à l’alinéa Fb) de l’article premier de la Convention et à l’article 98 de la Loi?
iii. Une demande présentée en vertu de l’article 112 de la Loi est‑elle une demande d’asile?
iv. L’agent d’ERAR a‑t‑il compétence pour refuser de décider de l’exclusion d’une personne du droit à l’asile par application de l’article 98 de la Loi?
v. S’il décide qu’une personne est exclue du droit à l’asile par application de l’article 98 de la Loi, l’agent d’ERAR a‑t‑il le droit d’examiner la demande de cette personne en vertu de l’alinéa 113d) de la Loi?
ANALYSE
1. Quelle est la norme de contrôle appropriée?
[19] Le rôle d’une juridiction d’appel saisie de l’appel d’une décision rendue par un tribunal de révision consiste à décider si le tribunal de révision a choisi la norme de contrôle appropriée qu’il devait appliquer et à confirmer ensuite si le tribunal de révision a bien appliqué cette norme (Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, 2003 CSC 19, [2003] 1 R.C.S. 226, au paragraphe 43). En l’espèce, la juge a conclu que la question de savoir si les frères Li étaient visés au paragraphe 112(3) était une question de fait, dont le contrôle ne pouvait donc s’effectuer qu’en fonction de la norme de la décision raisonnable, et que les questions d’interprétation des lois et de compétence étaient quant à elles assujetties à la norme de contrôle de la décision correcte.
[20] À mon avis, il est plus exact de dire que la question de savoir si les frères Li étaient des personnes dont on avait des raisons sérieuses de penser qu’elles avaient « commis un crime grave de droit commun en dehors du pays d’accueil » au sens de la section F de l’article premier de la Convention est une question mixte de fait et de droit, puisqu’elle commande l’application d’un critère légal à une série de faits déterminés. Cette question est donc assujettie à la norme de contrôle de la décision raisonnable. Une fois que cette question était tranchée, celle de savoir si les frères Li étaient visés au paragraphe 112(3) était une question de droit, étant donné qu’elle obligeait la Cour à décider si la décision rendue en vertu de l’article 99 satisfaisait au critère énoncé à l’alinéa 112(3)c). De même, les conséquences d’une décision rendue en vertu de l’article 112 sur le traitement de la demande des frères en vertu de l’article 113 est une question de droit. Ces questions sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte.
2. Était‑il raisonnable de la part de l’agente d’ERAR de conclure que les frères Li étaient des personnes dont on avait des raisons sérieuses de penser qu’elles avaient commis un crime grave de droit commun en dehors du pays d’accueil avant d’y être admises comme réfugiés, contrairement à la section Fb) de l’article premier de la Convention et à l’article 98 de la Loi?
[21] Les frères Li, en tant qu’intimés en appel, n’ont pas formulé les questions qui sont en litige dans le présent appel. Il leur est toutefois loisible de contester la décision en invoquant l’un ou l’autre des moyens qui ont été invoqués devant la juge. Ainsi, ils font valoir que le ministre devrait être débouté de son appel même si ses arguments sont acceptés, parce que la conclusion de l’agente d’ERAR suivant laquelle on avait des raisons sérieuses de penser qu’ils avaient commis des crimes graves de droit commun en Chine était déraisonnable. Comme la réponse à cette question scellera le sort de l’appel si elle est tranchée en faveur des frères Li, je propose de l’examiner en premier.
[22] Pour ce faire, il me faut aborder une question préliminaire qui n’a pas été soulevée par les parties mais qui constitue néanmoins une question à laquelle il faut répondre pour pouvoir disposer de l’appel. Au sujet du pouvoir de la Cour de statuer sur une question qui n’a pas été débattue à fond devant elle, voir l’arrêt Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982, au paragraphe 25.
[23] La question qui se pose est celle de savoir si l’article 98 et la section F de l’article premier de la Convention s’appliquent aux frères Li étant donné qu’ils ne sont pas entrés au Canada en tant que réfugiés, mais en tant que personnes munies d’un visa de résident temporaire. La section F de l’article premier, on s’en souviendra, traite des personnes dont on a des raisons sérieuses de penser qu’elles ont commis un crime grave de droit commun en dehors du pays d’accueil avant d’y être admises comme réfugiés. Si l’on doit prendre ces mots au pied de la lettre, les exclusions contenues aux sections E et F de l’article premier de la Convention ne s’appliqueraient qu’aux personnes qui soit sont entrées au Canada après que le statut de réfugié leur a été reconnu à l’étranger par un agent des visas, soit ont présenté une demande de statut de réfugié à un point d’entrée et ont été admises au Canada en attendant qu’une décision soit prise au sujet de leur demande d’asile.
[24] La jurisprudence renferme de nombreux exemples de personnes qui sont entrées au Canada sans revendiquer le statut de réfugié et qui ont par la suite saisi la Section de la protection des réfugiés d’une demande (pour des exemples récents, voir Saeed c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1016; Saleem c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 389; Soares c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 190; Thamotharem c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 198, [2008] 1 R.C.F. 385). Il semble peu probable que le législateur ait voulu que ces personnes soient à l’abri d’une exclusion parce qu’elles ne sont pas entrées au Canada en qualité de réfugiés. Une telle solution aurait simplement pour effet d’inciter fortement les personnes qui risquent vraisemblablement d’être exclues d’entrer au Canada sous le couvert d’une autorisation légale quelconque (à savoir un visa de visiteur, un visa d’étudiant ou un visa de résident temporaire) au lieu de demander l’asile avant d’entrer au Canada ou à leur entrée au Canada.
[25] De plus, le fait de ne donner effet à l’exclusion que dans le cas des personnes qui revendiquent le statut à leur entrée au Canada conduirait au genre de recherche du tribunal le plus accommodant à laquelle on a assisté dans l’affaire Liu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 877, où le demandeur, qui avait cherché sans succès à entrer au Canada avec de faux documents, avait présenté une demande de statut de réfugié, qu’il avait par la suite retirée pour la remplacer par une demande fondée sur l’article 112 dans laquelle il soutenait que les exclusions prévues à la Convention ne pouvaient être invoquées pour faire échec à sa demande d’asile.
[26] L’obligation que les faits donnant lieu à l’exclusion se soient produits avant l’entrée du demandeur au Canada ne soulève pas de problème particulier. La question qui se pose est celle de savoir si les personnes qui seraient autrement visées par l’exclusion ne peuvent être exclues que si elles entrent au Canada comme réfugiés. La Convention vise à empêcher certaines personnes que l’on estime ne pas mériter la protection internationale d’invoquer la Convention pour revendiquer le statut de réfugié. L’atteinte de cet objectif ne dépend pas du moment où la demande de statut de réfugié est présentée mais plutôt du fait que ce statut est revendiqué. Il me semble donc que deux conditions doivent être réunies pour que l’exclusion s’applique. En premier lieu, on doit avoir des motifs sérieux de croire que la personne en question a commis un ou plusieurs des actes énumérés aux sections E et F de l’article premier et, en second lieu, il faut que cette personne ait demandé le statut de réfugié. À mon avis, il importe peu que la demande de statut de réfugié soit faite avant ou après l’entrée au Canada. L’objectif visé par la Convention est réalisé par l’application de l’exclusion au moment où la demande de statut de réfugié est faite, et ce, peu importe le moment où elle l’est.
[27] Il semble qu’en incorporant dans le régime de protection des réfugiés les exclusions prévues aux sections E et F de l’article premier de la Convention, le législateur voulait que ces exclusions s’appliquent à toutes les demandes d’asile et non seulement aux demandes de statut de réfugié. Ainsi, pour que l’exclusion s’applique, il faut qu’il existe des motifs sérieux de croire que la personne en cause a commis un ou plusieurs des actes énumérés aux sections E et F de l’article premier de la Convention et qu’avant ou après être entrée au Canada, cette personne ait présenté une demande d’asile. Ainsi, lorsqu’une demande d’asile est présentée, il y a lieu de se demander — et ce, indépendamment du moment où la demande est présentée — si la personne a commis des actes qui lui font perdre le droit à la protection internationale. Je suis par conséquent d’avis de conclure que le fait que les frères Li ne sont pas entrés au Canada comme réfugiés n’empêche pas l’application des sections E et F de l’article premier de la Convention à leur demande d’asile.
[28] La Section de la protection des réfugiés et la Cour fédérale ont récemment examiné des affaires dans lesquelles une exclusion avait été prononcée contre des personnes qui n’avaient pas demandé le statut de réfugié avant ou à leur arrivée au Canada. L’applicabilité de l’exclusion à ces personnes ne semble pas avoir été soulevée (voir les affaires Cui c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 945; Deng c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 943; et Zeng c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 956). Ces affaires illustrent à tout le moins le point de vue dominant suivant lequel l’exclusion s’applique aux personnes qui ne sont pas entrées au Canada en tant que réfugiés.
[29] Les frères Li contestent la conclusion de l’agente d’ERAR suivant laquelle il existe de sérieuses raisons de penser qu’ils ont commis des crimes graves de droit commun en Chine avant leur arrivée au Canada. À leur avis, la preuve démontre que la propriété et les biens qu’ils ont acquis au Canada l’ont été entre 2000 et 2002, alors que les mandats qui ont été délivrés contre eux visaient des crimes qui auraient été commis en 2003 et en 2004. On ne peut donc pas faire un lien entre leur richesse inexpliquée et les mandats qui faisaient état d’actes criminels graves.
[30] Il est vrai que les renseignements communiqués par les autorités chinoises ne visent que des crimes qui auraient été commis entre 2003 et 2004. Le rapport Armstrong, sur lequel l’agente d’ERAR s’est fondée, mentionne quatre séries de fraudes commises à partir de 2002. Il fait également état de diverses opérations, dont certaines sont antérieures aux années 2003–2004, et d’autres activités qui ont eu lieu pendant cette période ou après, bien qu’on doive reconnaître que très peu de détails sont fournis.
[31] Le rapport Armstrong signale aussi une série d’opérations par lesquelles il y a eu liquidation d’actifs et aliénation de biens au nom des frères Li à la suite de leur arrivée au Canada. Il n’est pas possible d’établir de lien entre le produit de ces biens et les frères Li. Le rapport Armstrong indique ceci : [traduction] « Aucune des personnes susmentionnées visées par le rapport ne possède de compte bancaire, de véhicule, de facture de services publics ou de bien en son nom » (dossier d’appel, à la page 871). Une série de faits démontre qu’on a recouru à des prête‑noms pour cacher l’identité des frères Li ou celle du propriétaire des biens.
[32] Les affidavits déposés par les frères Li sont, comme l’agente d’ERAR l’a fait remarquer, l’équivalent d’un plaidoyer d’innocence. Ils ne fournissent aucune explication au sujet de leur richesse, hormis leur affirmation qu’ils ont exploité des entreprises florissantes, affirmation qui n’est pas corroborée par les renseignements donnés à l’auteur du rapport Armstrong.
[33] La question de savoir s’il existe des motifs sérieux de croire que les frères Li ont commis des crimes graves de droit commun en Chine est une question mixte de fait et de droit qui est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable. La combinaison de la richesse des frères Li, de leurs affirmations non corroborées quant à la provenance de leur richesse (même si elles ont été faites sous serment), de la liquidation de leurs actifs canadiens à leur arrivée au Canada et de la disparition du produit de la disposition de ces biens, le tout ajouté à la délivrance de mandats d’arrêt contre eux et aux détails des crimes qu’on leur reproche, permettent raisonnablement de conclure qu’il y a des raisons de croire que les frères Li ont commis des crimes graves de droit commun en Chine.
[34] Il importe de se rappeler que les frères Li sont les personnes qui en savent le plus sur leurs opérations commerciales. Lorsque les circonstances font en sorte que des explications au sujet de leur richesse sont de mise, ce sont eux qui sont les mieux placés pour fournir pareilles explications. L’agente d’ERAR a le droit de tenir compte de la qualité des explications données par des personnes se trouvant dans la situation des frères pour déterminer s’il existe des raisons sérieuses de croire qu’ils ont obtenu leurs biens par la commission d’infractions.
[35] Ni la richesse des frères Li, ni la délivrance des mandats ne satisferaient en soi au critère prévu à la section F de l’article premier de la Convention. Toutefois, la combinaison des deux, à la lumière des explications boiteuses données au sujet de leur richesse et de la série d’opérations par lesquelles il y a eu liquidation d’actifs et dissimulation du produit de la disposition des biens, est propre à appuyer de façon raisonnable la conclusion de l’agente d’ERAR.
3. Une demande présentée en vertu de l’article 112 de la Loi est‑elle une demande d’asile?
[36] Les frères Li ont soutenu devant nous que l’agente d’ERAR n’avait pas rejeté des demandes d’asile étant donné qu’elle avait examiné les demandes des frères en tenant uniquement compte de l’article 97. Comme les demandes d’asile sont visées à l’article 96, le fait que l’agente d’ERAR n’a pas rendu sa décision en vertu de cet article signifie qu’elle n’a pas rejeté des demandes d’asile. Les frères Li ont par ailleurs soutenu que seule la Section de la protection des réfugiés avait compétence pour statuer sur les demandes d’asile. Comme ils étaient irrecevables à présenter des demandes d’asile en raison des mesures d’exclusion prises contre eux, il ne pouvait y avoir eu de rejet de demandes d’asile au moment où ils ont présenté leurs demandes en vertu de l’article 112.
[37] L’article 95 de la Loi précise dans quels cas l’asile peut être conféré :
95. (1) L’asile est la protection conférée à toute personne dès lors que, selon le cas :
a) sur constat qu’elle est, à la suite d’une demande de visa, un réfugié ou une personne en situation semblable, elle devient soit un résident permanent au titre du visa, soit un résident temporaire au titre d’un permis de séjour délivré en vue de sa protection;
b) la Commission lui reconnaît la qualité de réfugié ou celle de personne à protéger;
c) le ministre accorde la demande de protection, sauf si la personne est visée au paragraphe 112(3).
[38] Les trois cas visés à l’article 95 sont les suivants : demande présentée à l’étranger à un agent des visas, demande soumise au Canada à la Section de la protection des réfugiés et demande adressée au ministre en vertu de l’article 112. Ce qu’il importe de signaler ici, c’est que l’asile (comme l’indique la disposition liminaire de l’article 95) peut être octroyé à la suite d’une demande de protection adressée au ministre (ainsi que le prévoit la disposition liminaire de l’article 112).
[39] Cette constatation est confirmée par l’article 114 de la Loi (ci‑après reproduit de nouveau, par souci de commodité), qui énumère les conséquences possibles d’une demande présentée en vertu de l’article 112 qui est accueillie :
114. (1) La décision accordant la demande de protection a pour effet de conférer l’asile au demandeur; toutefois, elle a pour effet, s’agissant de celui visé au paragraphe 112(3), de surseoir, pour le pays ou le lieu en cause, à la mesure de renvoi le visant.
[40] Ainsi, une demande de protection présentée en vertu de l’article 112 peut se solder soit par l’octroi de l’asile au demandeur (comme le prévoient l’article 95 et le paragraphe 114(1)), soit par un sursis de la mesure de renvoi le visant. Dans ce dernier cas, le demandeur se voit accorder une certaine forme de protection du fait qu’il est sursis à son renvoi, et ce, même si l’article 98 empêche de lui conférer l’asile ou de lui reconnaître la qualité de personne à protéger.
[41] J’estime en conséquence qu’il est clair que la demande de protection visée à l’article 112 est une demande d’asile.
[42] Est‑ce que ce constat tient toujours lorsque, comme en l’espèce, le demandeur est irrecevable à demander l’asile au titre de l’article 99 parce qu’il fait l’objet d’une mesure d’exclusion qui a pris effet? La réponse réside dans le fait que l’article 99 empêche de présenter une demande d’asile à un agent, puis à la Section de la protection des réfugiés. Il n’empêche pas de présenter une demande de protection en vertu de l’article 112. Toute personne qui se trouve au Canada et qui fait l’objet d’une mesure d’expulsion (à l’exception des personnes visées aux paragraphes 115(1) et 112(2)) peut présenter une demande de protection en vertu de cet article. À l’issue d’une telle demande, l’asile peut être conféré au demandeur et, n’eut été de l’article 98, cette demande aurait pu se solder par l’octroi de l’asile aux frères Li. En conséquence, en dépit du fait qu’ils étaient inadmissibles à soumettre une demande à la Section de la protection des réfugiés, les frères Li étaient en mesure de présenter leurs demandes au ministre en vertu de l’article 112 et de se voir ainsi conférer l’asile. Les demandes qu’ils ont soumises au ministre étaient, en fait et en droit, des demandes d’asile.
[43] Cette conclusion s’accorde parfaitement avec la décision rendue par notre Cour dans l’affaire Xie c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 250, [2005] 1 R.C.F. 304 (Xie). Dans cette affaire, il s’agissait de savoir si l’exclusion prévue à la section F de l’article premier de la Convention pouvait être invoquée dans le cas de crimes purement économiques. L’argument de l’appelante était qu’une telle conclusion l’exposait au risque d’être expulsée vers un pays où elle serait torturée. Pour se prononcer sur cet argument, la Cour a dressé la liste des diverses décisions qui peuvent être rendues en réponse à une demande d’asile. Au paragraphe 28 de ses motifs, notre Cour a écrit ce qui suit :
Le troisième moyen d’obtenir l’asile consiste à présenter une demande de protection en vertu de l’article 112. Les personnes qui risquent l’expulsion peuvent réclamer la protection du ministre en alléguant qu’elles risquent de subir de mauvais traitements si elles retournent dans leur pays d’origine. Si la demande de protection est accordée, ces personnes se voient conférer l’asile en vertu de l’alinéa 95(1)c).
[44] La Cour a poursuivi en examinant les conséquences d’une décision faisant droit à une demande fondée sur l’article 112 et a conclu ce qui suit (au paragraphe 32) :
Pour toutes les personnes, sauf celles qui sont visées au paragraphe 112(3), la décision accueillant la demande de protection a pour effet de conférer l’asile et la qualité de personne protégée au demandeur. Dans le cas des personnes visées au paragraphe 112(3), elle a pour effet de surseoir à la mesure de renvoi les visant.
[45] Dans l’affaire Xie, notre Cour n’était pas appelée à se prononcer sur les conséquences d’une exclusion prononcée en vertu de l’article 99. L’argument qu’une demande présentée en vertu de l’article 112 n’équivaut pas à une demande d’asile dans la situation dans laquelle se trouvent les frères Li, est un argument portant sur l’effet de l’article 99, et non un argument sur l’effet de l’article 98. En conséquence, l’arrêt Xie n’est d’aucune utilité pour les frères Li.
4. L’agent d’ERAR a‑t‑il compétence pour refuser de décider de l’exclusion d’une personne du droit à l’asile par application de l’article 98 de la Loi?
[46] La conclusion suivant laquelle une demande présentée au titre de l’article 112 constitue effectivement une demande d’asile répond à la deuxième question, soit celle de savoir si l’agent d’ERAR a compétence pour décider d’exclure une personne par application de l’article 98.
[47] Il ressort de l’article 95, précité, ainsi que de l’article 112 lui‑même que la demande prévue à l’article 112 est soumise au ministre. Lorsqu’il examine une demande qui lui a été présentée en vertu de l’article 112 et que le demandeur n’a pas été exclu par application de l’article 98, le ministre est, aux termes de l’alinéa 113c), tenu d’examiner la demande sur la base des articles 96, 97 et 98. Le ministre doit par conséquent avoir compétence pour examiner l’article 98 et pour prononcer l’exclusion du demandeur par application de cet article si les faits justifient son exclusion. Sinon, la loi imposerait une obligation au ministre sans lui accorder les pouvoirs nécessaires pour s’en acquitter. Il n’est pas possible que le législateur ait voulu un tel résultat.
5. S’il décide qu’une personne est exclue du droit à l’asile par application de l’article 98 de la Loi, l’agent d’ERAR a‑t‑il le droit d’examiner la demande de cette personne en vertu de l’alinéa 113d) de la Loi?
[48] La question à laquelle il faut répondre ici est celle de savoir si, après avoir commencé, en vertu de l’alinéa 113c) de la Loi, l’examen des risques avant renvoi à l’égard du demandeur, l’agente d’ERAR avait le droit, dès lors qu’elle a conclu à l’exclusion du demandeur par application de l’article 98, d’examiner la demande en vertu de l’alinéa 113d). La juge de première instance semble avoir estimé que l’agente d’ERAR ne pouvait pas agir ainsi lorsqu’elle a conclu que, même si l’agente d’ERAR avait compétence pour examiner l’article 98, elle avait commis une erreur en prétendant évaluer les demandes des frères en fonction de l’alinéa 113d) alors qu’elle était tenue de les examiner en fonction de l’alinéa 113c) (au paragraphe 56). Cette constatation découle de la conclusion de la juge de première instance suivant laquelle les facteurs énumérés au paragraphe 112(3) étaient des questions qu’il fallait résoudre avant de pouvoir présenter une demande en vertu de l’article 112. La juge a par conséquent conclu que l’agente d’ERAR avait compétence pour examiner l’article 98, mais qu’elle avait commis une erreur de compétence en poursuivant l’examen des demandes présentées par les frères Li en vertu de l’article 112 en fonction de l’alinéa 113d) alors qu’elle l’avait commencé en vertu de l’alinéa 113c).
[49] L’argument que l’agente d’ERAR a commis une erreur en appliquant l’article 98 à l’article 96, qui porte sur les réfugiés, mais en ne l’appliquant pas à l’article 97, qui traite des personnes à protéger, est semblable. Les frères Li font valoir que, comme l’article 98 prévoit que la personne qui est exclue aux termes de la section F de l’article premier de la Convention ne peut avoir ni la qualité de réfugié ni de personne à protéger, l’agente d’ERAR ne peut refuser de leur reconnaître la qualité de réfugiés par application de l’article 98 tout en se demandant s’ils ont la qualité de personnes à protéger au sens de l’article 97. Ils soutiennent que le libellé de l’article 98 lui‑même exclut un tel résultat.
[50] À mon sens, ces deux arguments reposent sur une fausse prémisse, en l’occurrence celle suivant laquelle dès lors que l’agent d’ERAR entame son examen en vertu de l’alinéa 113c), il ne peut plus réévaluer la demande s’il découvre que l’article 98 s’applique au demandeur. Je suis d’accord avec la juge de première instance pour dire que l’article 113 prévoit une feuille de route pour la façon dont une demande fondée sur l’article 112 doit être examinée. Je conviens également avec elle que l’agent d’ERAR doit d’abord déterminer si le demandeur s’est, jusqu’à ce moment‑là, vu refuser l’asile parce qu’il a été exclu aux termes de la section E ou de la section F de l’article premier de la Convention. Je suis d’accord pour dire que, si le demandeur n’a pas été ainsi exclu, l’agent d’ERAR doit examiner sa demande en vertu de l’alinéa 113c).
[51] Cela dit, j’estime que l’analyse à laquelle l’agent d’ERAR procède en vertu de l’alinéa 113c) doit commencer par un examen de l’article 98. Lorsque le demandeur n’a pas présenté de demande à la Section de la protection des réfugiés, la question de son exclusion n’a pas encore été abordée. S’il n’existe aucun motif justifiant son exclusion en vertu de l’article 98, l’analyse de l’agent d’ERAR a lieu sur la base des articles 96 et 97. En revanche, si l’agent d’ERAR conclut qu’il existe des motifs justifiant l’exclusion du demandeur, celui‑ci devient alors une personne visée à l’alinéa 112(3)c), et l’agent d’ERAR doit alors revenir à l’article 113 et procéder en vertu de l’alinéa 113d). À cette étape, la meilleure issue à laquelle le demandeur peut s’attendre est de se voir accorder une forme de protection limitée, soit un sursis indéterminé de la mesure d’expulsion prise contre lui.
[52] Lorsqu’il procède en vertu de l’alinéa 113d), l’agent d’ERAR n’essaie pas de savoir si le demandeur pourrait se voir reconnaître la qualité de personne à protéger, contrairement à ce que prétendent les frères Li. L’article 98 réfute catégoriquement cet argument. Ce sur quoi l’agent d’ERAR est appelé à se prononcer, c’est l’opportunité de surseoir à la mesure d’expulsion prise contre le demandeur.
[53] Les frères Li se fondent sur les observations suivantes, tirées du paragraphe 40 des motifs exposés par notre Cour dans l’arrêt Xie :
Plus précisément, je dirais qu’un demandeur peut se voir refuser l’asile par la Section de la protection des réfugiés en cas d’infraction purement économique. Je souligne le mot asile parce que la question certifiée semble laisser entendre que l’exclusion s’applique aussi aux demandes de protection, ce qui n’est pas le cas. L’exclusion vaut uniquement pour les demandes d’asile.
[54] Cette observation concerne les conséquences d’une déclaration d’exclusion faite en vertu de l’article 98; elle ne porte pas sur la nature de la demande prévue à l’article 112, et elle n’est pas incompatible avec la conclusion à laquelle je suis parvenu. Malgré le fait qu’elle estimait que l’article 98 s’appliquait aux frères Li, l’agente d’ERAR a poursuivi en concluant qu’ils seraient exposés au risque d’être torturés s’ils retournaient en Chine et elle a transmis le dossier au représentant du ministre pour qu’il apprécie les facteurs se rapportant à leur renvoi en Chine, compte tenu de ce risque. Ainsi, bien qu’ils soient exclus du droit à l’asile, les frères Li peuvent quand même bénéficier d’une certaine protection sous la forme d’un sursis des mesures d’expulsion prises contre eux.
[55] Je relève que le juge Russell arrive à la même conclusion dans la décision Liu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) où il a succinctement exprimé son point de vue dans les termes suivants (au paragraphe 131) :
En d’autres mots, je ne pense pas que la disposition de l’alinéa 113c) selon laquelle « [i]l est disposé de la demande [. . .] sur la base des articles 96 à 98 » signifie que l’agent d’ERAR qui prend une mesure d’exclusion fondée sur l’alinéa Fb) de l’article premier ne puisse pas ensuite examiner un risque visé par l’article 97 en vertu de l’alinéa 113d). Je suis également d’avis que l’approche de ces dispositions législatives par l’agent d’ERAR ainsi que la façon de celui‑ci de traiter les articles 96 à 98 de la Loi étaient conformes aux directives données par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Xie. L’agent a maintenu les deux volets distincts et a veillé à ce que l’exclusion ne s’applique qu’à l’asile.
[56] Je conclus donc que la juge de première instance a commis une erreur de droit en concluant que l’agente d’ERAR ne pouvait pas examiner la demande des frères Li en vertu de l’alinéa 113d). Après que l’analyse qu’elle menait en vertu de l’alinéa 113c) l’eut conduit à la conclusion que les frères Li étaient exclus du droit à l’asile par application de l’article 98, de sorte qu’ils étaient des personnes visées à l’alinéa 112(3)c), l’agente d’ERAR avait le droit de poursuivre son examen de la demande des frères Li en vertu de l’alinéa 113d).
DISPOSITIF
[57] Je suis d’avis de répondre comme suit aux questions certifiées :
1) Les agents d’examen des risques avant renvoi ont‑ils compétence pour exclure des personnes du droit à l’asile par application de l’article 98 de la LIPR et pour conclure qu’elles sont visées à l’alinéa 112(3)c) de la LIPR?
Réponse : Oui.
2) L’alinéa 112(3)c) de la LIPR ne s’applique‑t‑il qu’aux rejets des demandes par la Section de la protection des réfugiés sur la base de la section F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés ou s’applique‑ t‑il aux décisions défavorables rendues par les agents d’examen des risques avant renvoi sur la base de la section F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés?
Réponse : L’alinéa 112(3)c) s’applique aux conclusions d’exclusion fondées sur la section F de l’article premier de la Convention par les agents d’examen des risques avant renvoi ainsi qu’aux conclusions d’exclusion tirées par la Section de la protection des réfugiés.
[58] Pour ces motifs, j’accueillerais l’appel et j’annulerais la décision de la juge de première instance. Plutôt que de lui renvoyer l’affaire pour qu’elle procède à un nouvel examen, je ferais appel à la compétence que l’article 52 [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 17; 2002, ch. 8, art. 50] de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F‑7 [art. 1 (mod., idem, art. 14)], confère à la Cour et, rendant le jugement que la Cour fédérale aurait dû rendre, je rejetterais la demande de contrôle judiciaire.
Le juge Noël, J.C.A. : Je suis d’accord.
La juge Layden‑Stevenson, J.C.A. : Je suis d’accord.