[2012] 4 R.C.F. 411
T-1007-10
2011 CF 275
Juan Ramon Fernandez (demandeur)
c.
Le procureur général du Canada (défendeur)
Répertorié : Fernandez c. Canada (Procureur général)
Cour fédérale, juge Mosley—Toronto, 31 janvier; Ottawa, 9 mars 2011.
Libération conditionnelle — Libération d’office — Contrôle judiciaire de la décision de la Section d’appel de la Commission nationale des libérations conditionnelles confirmant l’ordonnance de la Commission de maintenir en incarcération le demandeur jusqu’à l’expiration du mandat de dépôt — Le Service correctionnel du Canada estimait que le demandeur commettrait une infraction en matière de drogue avant la date d’expiration du mandat de dépôt — La Commission a examiné, notamment, les liens du demandeur avec le crime organisé — La Section d’appel a jugé que la décision de la Commission n’était pas entachée de partialité et qu’elle était bien étayée — Le demandeur prétendait que la Commission a commis une erreur en l’interrogeant au sujet d’un comportement qui n’a pas donné lieu à des accusations criminelles, et qu’elle n’a pas respecté les directives formulées dans l’arrêt Coscia c. Canada (Procureur général) — La décision de la Section d’appel était raisonnable, et le demandeur n’a pas été privé de son droit à l’équité procédurale — Le législateur voulait manifestement que la Commission évalue le risque que la mise en liberté d’un détenu pourrait représenter pour la société — Relier l’infraction antérieure au crime organisé était pertinent quant à l’évaluation de la Commission — Dans l’arrêt Coscia, la Cour craignait que les termes de la Commission ne soient ambigus — L’article 13 de la Charte canadienne des droits et libertés protège le demandeur contre l’auto-incrimination par des éléments de preuve qu’il peut fournir à la Commission — Le fait de poser des questions au demandeur à ce sujet ne comportait pas le moindre élément inéquitable lié à un risque auquel il aurait été exposé — Les commentaires dans l’arrêt Coscia ne visaient pas à établir une proposition de droit contraignante, mais à guider la Commission afin qu’elle évite de formuler des propos ambigus — L’intention de la Cour dans l’arrêt Coscia ne pouvait pas être d’empêcher la Commission de poser des questions sur le passé criminel du demandeur et sur le risque qu’il représente pour la société — Demande rejetée.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Procédures criminelles et pénales — La Section d’appel de la Commission nationale des libérations conditionnelles a confirmé l'ordonnance de la Commission de maintenir en incarcération le demandeur jusqu’à l’expiration du mandat de dépôt — La Commission a examiné, notamment, les liens du demandeur avec le crime organisé — Le demandeur prétendait que la Commission a commis une erreur en l’interrogeant au sujet d’un comportement qui n’a pas donné lieu à des accusations criminelles — L’article 13 de la Charte protège le délinquant contre l’utilisation, lors de procédures criminelles subséquentes, des éléments de preuve incriminants qu’il peut fournir au cours d’une audience tenue devant la Commission — Aucune admission que le demandeur a pu faire au sujet de ses liens avec des organisations criminelles n’aurait pu être utilisée contre lui — Le fait de poser des questions au demandeur à ce sujet ne comportait pas le moindre élément inéquitable lié à un risque auquel le demandeur aurait été ainsi exposé.
Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue par la Section d’appel de la Commission nationale des libérations conditionnelles confirmant l’ordonnance de la Commission de maintenir en incarcération le demandeur après la date prévue pour sa libération d’office, jusqu’à l’expiration du mandat de dépôt.
Le demandeur, un citoyen de l’Espagne, purgeait une peine relative à diverses infractions. Le Service correctionnel du Canada estimait que le demandeur commettrait une infraction grave en matière de drogue avant l’expiration du mandat de dépôt et a renvoyé le dossier du demandeur à la Commission, conformément à l’alinéa 129(2)b) et au paragraphe 129(3) de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition (la Loi) aux fins d’examen en vue d’un éventuel maintien en incarcération. En refusant la demande de libération conditionnelle et en ordonnant le maintien en incarcération du demandeur jusqu’à l’expiration de sa peine, la Commission a examiné, notamment, l’implication persistante du demandeur dans des activités criminelles liées à la drogue, ses liens avec des criminels, voire des membres du crime organisé, et l’absence de programme de surveillance viable jusqu’à son expulsion en Espagne. La Section d’appel a conclu que la Commission avait traité le demandeur de manière équitable, que la décision ne comportait pas le moindre élément donnant lieu à une crainte raisonnable de partialité, et que les motifs de la Commission étaient bien étayés et correspondaient aux critères énoncés dans la Loi.
Le demandeur a fait valoir que la Commission avait commis une erreur en l’interrogeant au sujet d’un comportement qui n’avait pas donné lieu à des accusations criminelles. Plus précisément, il a plaidé que la Commission n’a pas respecté les directives que la Cour d’appel fédérale avait données dans Coscia c. Canada (Procureur général), parce qu’elle l’a interrogé au sujet d’agissements qui pourraient appuyer une accusation de participation aux activités d’une organisation criminelle.
Il s’agissait de savoir si la Commission a manqué à son devoir d’équité envers le demandeur, et si la Section d’appel a commis une erreur en concluant que l’audience relative à l’examen d’un éventuel maintien en incarcération était inéquitable.
Jugement : la demande doit être rejetée.
La décision de la Section d’appel confirmant la décision de la Commission était raisonnable et le demandeur n’a pas été privé de son droit à l’équité procédurale en raison de la façon dont il a été interrogé. En autorisant la Commission à refuser d’accorder la réduction légale de peine à un détenu et à ordonner le maintien en incarcération de celui-ci jusqu’à l’expiration de la totalité de la peine infligée à l’égard d’un certain nombre d’infractions graves, le législateur voulait manifestement que la Commission évalue le risque que la mise en liberté d’un détenu pourrait représenter pour la société. Dans le cadre de son évaluation du risque, la Commission peut tenir compte de tous les renseignements disponibles pertinents, pourvu qu’ils n’aient pas été obtenus irrégulièrement. Il était raisonnable de la part de la Commission de déterminer si le demandeur commettrait un autre crime grave avant l’expiration du mandat de dépôt, en explorant les circonstances dans lesquelles celui-ci avait participé à la commission d’un crime grave. Relier l’infraction antérieure au crime organisé était pertinent quant à cette évaluation, parce qu’il permettait d’obtenir des renseignements au sujet des liens du demandeur avec le milieu criminel et que ces renseignements devaient aider la Commission à savoir s’il y avait des raisons de croire qu’il s’associerait de nouveau à ces personnes. Dans l’arrêt Coscia, la majorité de la Cour d’appel fédérale craignait que la série de questions ne place le délinquant dans une situation difficile parce que les termes que la Commission avait employés au sujet du crime organisé étaient ambigus. Les protections accordées contre l’auto-incrimination, c’est-à-dire l’alinéa 11c) et l’article 13 de la Charte canadienne des droits et libertés, n’ont pas été invoquées par l’une ou l’autre des parties dans Coscia, mais elles l’ont été en l’espèce. Les procédures portées devant la Commission sont de nature administrative, et la Commission doit tenir compte de tout facteur pertinent quant à la détermination du risque que l’intéressé commette une infraction grave en matière de drogue. L’article 13 de la Charte protège le délinquant contre l’utilisation, lors de procédures criminelles subséquentes, des éléments de preuve incriminants qu’il peut fournir au cours d’une audience tenue devant la Commission. Aucune admission que le demandeur a pu faire au sujet de ses liens avec des organisations criminelles n’aurait pu être utilisée contre lui. La police et les procureurs de la Couronne ont eu l’occasion d’accuser le demandeur d’avoir participé aux activités d’une organisation criminelle lors de son arrestation, mais ils ont décidé de ne pas se prévaloir de cette possibilité. Par conséquent, le fait de poser des questions au demandeur ne comportait pas le moindre élément inéquitable lié à un risque auquel celui-ci aurait été exposé. Les commentaires dans l’arrêt Coscia ne visaient pas à établir une proposition de droit contraignante, mais plutôt à guider la Commission afin qu’elle évite de formuler des propos ambigus qui prêteraient à confusion et pourraient priver le demandeur de son droit à une audience équitable. Une interprétation trop rigide de l’arrêt Coscia aurait pu empêcher la Commission, dans la présente affaire, de poser des questions sur des sujets portant directement sur le passé criminel du demandeur et sur le risque qu’il représente pour la société. Telle ne pouvait pas être l’intention de la Cour d’appel fédérale.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 7, 11c), 13.
Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 467.11 (édicté par L.C. 2001, ch. 32, art. 27).
Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20, art. 99 « libération d’office », 100, 101, 102 (mod. par L.C. 1995, ch. 42, art. 27(F)), 127 (mod., idem, art. 41; 1999, ch. 31, art. 66(A)), 128 (mod. par L.C. 1995, ch. 42, art. 42, 69(A), 71(A); 2001, ch. 27, art. 242), 129 (mod. par L.C. 1995, ch. 42, art. 44; 1998, ch. 35, art. 117), 130 (mod. par L.C. 1995, ch. 42, art. 44; 1997, ch. 17, art. 26(F); 1998, ch. 35, art. 118), 131 (mod. par L.C. 1995, ch. 42, art. 46; 1997, ch. 17, art. 27), 132 (mod. par L.C. 1995, ch. 42, art. 47), 133 (mod., idem, art. 48, 71(F); 1997, ch. 17, art. 28).
JURISPRUDENCE CITÉE
décision différenciée :
Coscia c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 132, [2006] 1 R.C.F. 430, confirmant 2004 CF 1004.
décisions examinées :
Mooring c. Canada (Commission nationale des libérations conditionnelles), [1996] 1 R.C.S. 75; R. c. Zarzour, 2000 CanLII 16726 (C.A.F.); Allaire c. Canada (Procureur général), 2010 CF 132.
décisions citées :
Ontario Provincial Police v. MacDonald, 2009 ONCA 805, 3 Admin. L.R. (5th) 278; Communications, Energy and Paperworkers Union of Canada, Local 141 v. Bowater Mersey Paper Co. Ltd., 2010 NSCA 19, 289 N.S.R. (2d) 351, 3 Admin. L.R. (5th) 261, 192 L.A.C. (4th) 193; Tehrankari c. Canada (Service correctionnel), 2000 CanLII 15218 (C.F. 1re inst.); Brown c. Canada (Procureur général), 2006 CF 463; Russell c. Canada (Procureur général ), 2006 CF 1209; Cartier c. Canada (Procureur général), 2002 CAF 384, [2003] 2 C.F. 317; Latham c. Canada, 2006 CF 284; Prasad c. Canada (Commission nationale des libérations conditionnelles), [1991] A.C.F. no 1165 (1re inst.) (QL); Yussuf c. Canada (Procureur général), 2004 CF 907; Lepage c. Canada (Procureur général), 2007 QCCA 567; R. v. Antoine. 2008 SKCA 25 (CanLII), 310 Sask. R. 246; Normand c. Canada (Commission nationale des libérations conditionnelles), [1996] A.C.F. no 1628 (1re inst.) (QL); Martin c. Beaudry, [1996] 1 R.C.S. 898; Martineau c. M.R.N., 2004 CSC 81, [2004] 3 R.C.S. 737; Giroux c. Canada (Commission nationale des libérations conditionnelles), [1994] A.C.F. no 1750 (1re inst.) (QL); Davis v. R., 1996 CanLII 8449 (C. sup. C.-B.); R. v. Carlson, 1984 CanLII 528, 47 C.R. (3d) 46, 14 C.R.R. 4 (C. sup. C.-B.); R. v. Tyhurst, 1993 CanLII 814 (C. sup. C.-B.); R. v. Sicurella (1997), 120 C.C.C. (3d) 403, 14 C.R. (5th) 166, 47 C.R.R. (2d) 317 (C.J. Ont.); Donald v. Law Society of British Columbia, 1983 CanLII 550, 2 D.L.R. (4th) 385, [1984] 2 W.W.R. 46, 48 B.C.L.R. (2d) 210 (C.A.C.-B.); Gillis v. Eagleson, 1995 CanLII 7190, 23 O.R. (3d) 164, 37 C.P.C. (3d) 252 (Div. gén.); Royal Trust Corp. of Canada v. Fisherman, 2000 CanLII 22384, 49 O.R. (3d) 187, 46 C.P.C. (4th) 388, 76 C.R.R. (2d) 153 (C.S.); R. c. S. (R.J.), [1995] 1 R.C.S. 451; British Columbia Securities Commission c. Branch, [1995] 2 R.C.S. 3; David Polowin Real Estate Ltd. v. Dominion of Canada General Insurance Co., 2005 CanLII 21093, 76 O.R. (3d) 161, 255 D.L.R. (4th) 633, 23 C.C.L.I. (4th) 191 (C.A.); Lefebvre c. Québec (Commission des affaires sociales), 1991 CanLII 3040, [1991] R.J.Q. 1864, 39 Q.A.C. 206 (C.A.); Baker v. The Queen, [1975] A.C. 774, [1975] 3 All E.R. 55 (P.C.); R. v. Henry, 2005 CSC 76, [2005] 3 R.C.S. 609.
DOCTRINE CITÉE
Jones, David Phillip, c.r. « Recent Developments in Administrative Law ». Conférence de la section nationale du droit du travail et de l’emploi et du droit de la vie privée et de l’accès à l’information. Behind the Eight Ball or Ahead of the Curve. Ottawa : Association du Barreau canadien, 26 et 27 novembre 2010, en ligne : <http://www.cba.org/cba/cle/PDF/adm10_jones_paper.pdf>.
Service correctionnel Canada. Directive du commissaire no 568-3, « Identification et gestion des organisations criminelles », 11 juillet 2008, en ligne : <http://www.csc-scc.gc.ca/text/plcy/doc/568-3-cd.pdf>.
DEMANDE de contrôle judiciaire d’une décision de la Section d’appel de la Commission nationale des libérations conditionnelles confirmant l’ordonnance de la Commission de maintenir en incarcération le demandeur après la date prévue pour sa libération d’office, jusqu’à l’expiration du mandat de dépôt. Demande rejetée.
ONT COMPARU
John L. Hill et Carmine T. Iacono pour le demandeur.
Philippe Alma et Dominique Guimond pour le défendeur.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Hill, John L., Cobourg (Ontario), pour le demandeur.
Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par
[1] Le juge Mosley : L’issue de la présente affaire repose en grande partie sur la question de savoir si la Commission nationale des libérations conditionnelles peut interroger un délinquant sur un comportement antérieur qui aurait pu, du moins en théorie, étayer une poursuite relative à une infraction d’organisation criminelle dont il n’a pas été accusé. Dans les circonstances de la présente affaire, je conclus que la Commission pouvait mener cet interrogatoire. La Commission a ordonné le maintien en incarcération du demandeur après la date prévue pour sa libération d’office, jusqu’à l’expiration du mandat de dépôt. La Section d’appel de la Commission a confirmé cette ordonnance. Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision de la Section d’appel. Pour les motifs exposés ci‑dessous, la demande est rejetée.
LES FAITS À L’ORIGINE DU LITIGE
[2] Le demandeur est un citoyen d’Espagne né le 23 décembre 1956. Il est arrivé au Canada alors qu’il était enfant et a eu des démêlés avec la justice depuis son adolescence. Ses antécédents judiciaires comme adulte, qui sont nombreux, remontent à 1975 et comportent notamment une déclaration de culpabilité pour homicide involontaire coupable. En conséquence, il a passé une grande partie de sa vie en prison et son dossier institutionnel est chargé. Il appert des parties de ce dossier qui ont été jointes comme pièces à la preuve par affidavit du défendeur que le demandeur est considéré depuis longtemps par la police et par les autorités correctionnelles comme une personne ayant des liens avec le crime organisé.
[3] Le demandeur a été expulsé deux fois du Canada et y est revenu par des voies illégales. En septembre 1995, alors qu’il purgeait une peine relative à l’infraction d’homicide involontaire coupable et à une infraction de possession de stupéfiants en vue d’en faire le trafic dont il avait subséquemment été déclaré coupable, la Commission a ordonné qu’il soit détenu jusqu’à l’expiration du mandat de dépôt parce qu’il existait des motifs raisonnables de croire qu’il commettrait une autre infraction grave. En septembre 1998, il a été déclaré coupable d’avoir comploté avec un autre détenu pendant sa détention pour importer un stupéfiant.
[4] Le 8 juillet 2004, le demandeur a plaidé coupable à différentes infractions, notamment : fait de conseiller à une personne de commettre un acte criminel (meurtre), complot en vue de commettre un acte criminel (importation de cocaïne), possession d’un faux passeport, possession d’une carte de crédit volée, fraude de plus de 5 000 $ et entrée illégale au Canada. Il a été condamné à purger une peine d’emprisonnement de 12 ans à l’égard de l’infraction la plus grave, les peines relatives aux autres infractions devant être purgées concurremment. D’autres accusations ont été retirées. Compte tenu de la période présentencielle portée à son actif, le demandeur devait être incarcéré au pénitencier pour une période de 7 ans, 8 mois et 14 jours. La date de sa libération d’office, fixée conformément à l’article 127 [mod. par L.C. 1995, ch. 42, art. 41; 1999, ch. 31, art. 66(A)] de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20 (la Loi), était le 27 août 2009. À cette date, alors qu’il purgeait encore le reste de cette peine, il aurait eu le droit d’être mis en liberté et de le demeurer tout en étant surveillé, sous réserve de la suspension, de l’annulation ou de la révocation de sa mise en liberté : paragraphe 127(7) et article 128 [mod. L.C. 1995, ch. 42, art. 42, 69(A), 71(A); 2001, ch. 27, art. 242] de la Loi.
[5] Le 2 décembre 2008, conformément à l’alinéa 129(2)b) [mod. par L.C. 1995, ch. 42, art. 44] et au paragraphe 129(3) [mod., idem] de la Loi, le Service correctionnel du Canada (le SCC ou le Service) a renvoyé le dossier du demandeur à la Commission aux fins d’un examen en vue d’un éventuel maintien en incarcération, parce qu’il estimait que celui‑ci commettrait une infraction grave en matière de drogue avant l’expiration du mandat de dépôt. À l’audience du 22 mai 2009, la Commission a examiné tant le renvoi que la demande de libération conditionnelle totale du demandeur afin qu’il puisse être expulsé en Espagne. Le SCC a recommandé le maintien en incarcération du demandeur et s’est opposé à la libération conditionnelle de celui‑ci en raison de l’absence de plan de surveillance viable, étant donné qu’il ne pourrait être surveillé s’il était expulsé en Espagne.
[6] Le demandeur s’est fait assister d’un avocat, qui a présenté des observations à la fin de l’audience. Une décision a été rendue le même jour : la Commission a ordonné le maintien en incarcération du demandeur jusqu’à l’expiration du mandat et a refusé la demande de libération conditionnelle.
[7] Le demandeur a interjeté appel de la décision relative au renvoi devant la Section d’appel. Son avocat a présenté des observations écrites le 4 août 2009. Le 19 août de la même année, la Section d’appel a confirmé la décision de la Commission. La présente demande de contrôle judiciaire a été déposée le 24 juin 2010, après l’octroi d’une demande de délai supplémentaire non contestée.
[8] Pour les besoins de la présente demande, les parties ont convenu que les décisions de la Commission et de la Section d’appel devraient être traitées comme une seule décision. Cependant, c’est la décision de la Section d’appel qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.
LES DÉCISIONS VISÉES PAR LA DEMANDE DE CONTRÔLE
La décision de la Commission — 22 mai 2009
[9] La Commission a mis l’accent sur le risque que le demandeur commette une infraction grave en matière de drogue avant l’expiration de la peine. L’essentiel de la décision de la Commission est bien résumé dans l’extrait suivant :
[traduction] Après avoir examiné en détail l’ampleur et la nature de vos infractions, y compris une implication persistante dans des activités criminelles liées à la drogue, même pendant votre détention, la profondeur de votre enracinement dans le milieu de la drogue et vos liens continus avec des criminels, voire avec des membres du crime organisé, votre désobéissance chronique aux lois même après votre expulsion à deux reprises de votre pays d’accueil, votre manque de compréhension de la portée de votre conduite et votre absence de désir de changement ainsi que l’absence de programme de surveillance viable pour assurer la gestion des préoccupations majeures liées à la sécurité publique que vous représentez actuellement pour la société, la Commission a conclu qu’il existe des motifs raisonnables de croire que vous risquez de commettre une infraction grave en matière de drogue avant l’expiration légale de votre peine. En conséquence, la Commission ordonne votre maintien en incarcération jusqu’à l’expiration de votre peine.
La décision de la Section d’appel — 19 août 2009
[10] La Section d’appel s’est penchée sur les questions suivantes : 1) le devoir d’équité de la Commission : crainte raisonnable de partialité; 2) le caractère erroné et incomplet des renseignements; 3) le caractère raisonnable de la décision. La Section d’appel a conclu que la Commission avait traité le demandeur de manière équitable et que la décision ne comportait pas le moindre élément donnant lieu à une crainte raisonnable de partialité. En ce qui a trait au caractère erroné et incomplet des renseignements et au caractère raisonnable général de la décision, la Section d’appel a jugé que les motifs de la Commission étaient bien étayés et correspondaient aux critères énoncés dans la Loi.
LES QUESTIONS EN LITIGE
[11] Selon les motifs énoncés dans l’avis de demande dont la Cour fédérale a été saisie, la Commission aurait commis une erreur et n’aurait pas respecté les principes de justice naturelle en interrogeant à plusieurs reprises le demandeur au sujet de ses liens avec des organisations criminelles et en se fondant sur des renseignements inexacts fournis par le SCC au sujet du risque que le demandeur commette une infraction grave en matière de drogue avant l’expiration du mandat.
[12] Dans sa preuve par affidavit, le demandeur soutient également que la Commission n’a pas respecté les délais prescrits par la loi lorsqu’elle a fixé les dates relatives à la tenue de l’audience et au prononcé d’une décision. Cette question n’a pas été soulevée dans l’avis de demande du demandeur ni n’a été débattue par l’avocat de celui‑ci à l’audience. En conséquence, je ne trancherai pas cette question ici. En tout état de cause, après avoir examiné la preuve du défendeur au sujet des mesures prises ainsi que les dispositions législatives, j’estime qu’il n’y a eu aucune violation des délais applicables à l’examen en vue d’un éventuel maintien en incarcération.
[13] À mon avis, les questions à trancher sont les suivantes :
i. La Commission a‑t‑elle manqué à son devoir d’équité envers le demandeur et la Section d’appel a‑t‑elle commis une erreur en concluant que l’audience relative à l’examen en vue d’un éventuel maintien en incarcération était inéquitable?
ii. La décision était‑elle raisonnable au vu de l’ensemble de la preuve?
LE CADRE LÉGISLATIF
[14] Avant d’analyser les questions en litige, il m’apparaît utile de passer en revue les dispositions législatives régissant les procédures d’examen en vue d’un éventuel maintien en incarcération. Tel qu’il est mentionné plus haut, le demandeur en l’espèce avait droit à une libération d’office en août 2009. À l’article 99 de la Loi, la « libération d’office » est définie comme la mise en liberté sous surveillance, en conformité avec l’article 127, avant l’expiration de la peine que purge le détenu. Selon le paragraphe 127(1) et sous réserve des autres dispositions de cette même loi, le délinquant a le droit d’être mis en liberté à la date fixée conformément à cet article et de le demeurer jusqu’à l’expiration de la peine. Jusqu’à l’expiration de sa peine, le délinquant demeure sous surveillance et, selon l’article 133 [mod. par L.C. 1995, ch. 42, art. 48, 71(F); 1997, ch. 17, art. 28], assujetti aux conditions prévues par règlement ou imposées par l’autorité compétente qui, aux fins de la libération d’office, est la Commission.
[15] Ces dispositions figurent dans la partie II de la Loi [art. 99 à 156], qui porte sur la mise en liberté sous condition, le maintien en incarcération et la surveillance de longue durée. Les articles 100 et 101 de la Loi énoncent l’objet et les principes de la mise en liberté sous condition. La mise en liberté sous condition vise à contribuer au maintien d’une société juste, paisible et sûre en favorisant, par la prise de décisions appropriées quant au moment et aux conditions de leur mise en liberté, la réadaptation et la réinsertion sociales des délinquants en tant que citoyens respectueux des lois. Le critère déterminant dans tous les cas est la protection de la société. La Commission doit également tenir compte de toute l’information pertinente disponible, notamment les motifs du juge qui a infligé la peine ainsi que les renseignements fournis par les autorités correctionnelles et le délinquant.
[16] Les articles 129 [mod. par L.C. 1995, ch. 42, art. 44; 1998, ch. 35, art. 117] et 130 [mod. par L.C. 1995, ch. 42, art. 44; 1997, ch. 17, art. 26(F); 1998, ch. 35, art. 118] de la Loi énoncent la procédure applicable au renvoi par le Service d’un cas pour examen de la détention par la Commission. Voici le texte des dispositions pertinentes :
129. (1) Le commissaire fait étudier par le Service, préalablement à la date prévue pour la libération d’office, le cas de tout délinquant dont la peine d’emprisonnement d’au moins deux ans comprend une peine infligée pour une infraction visée à l’annexe I ou II ou mentionnée à l’une ou l’autre de celles‑ci et qui est punissable en vertu de l’article 130 de la Loi sur la défense nationale. |
Examen de certains cas par le Service |
(2) Au plus tard six mois avant la date prévue pour la libération d’office, le Service défère le cas à la Commission — et lui transmet tous les renseignements en sa possession et qui, à son avis, sont pertinents — s’il estime que : […] b) dans le cas où l’infraction commise relève de l’annexe II, il y a des motifs raisonnables de croire que le délinquant commettra, avant l’expiration légale de sa peine, une infraction grave en matière de drogue. […] |
Renvoi à la commission |
130. (1) Sous réserve des paragraphes 129(5), (6) et (7), la Commission informe le détenu du renvoi et du prochain examen de son cas — déféré en application des paragraphes 129(2), (3) ou (3.1) — et procède, selon les modalités réglementaires, à cet examen ainsi qu’à toutes les enquêtes qu’elle juge nécessaires à cet égard. […] |
Examen par la Commission |
(3) Au terme de l’examen, la Commission peut, par ordonnance, interdire la mise en liberté du délinquant avant l’expiration légale de sa peine autrement qu’en conformité avec le paragraphe (5) si elle est convaincue : […] b) dans le cas où la peine comprend une peine infligée pour une infraction visée à l’annexe II, ou qui y est mentionnée et qui est punissable en vertu de l’article 130 de la Loi sur la défense nationale, qu’il commettra, s’il est mis en liberté avant l’expiration légale de sa peine, une infraction désignée en matière de drogue; c) en cas de renvoi au titre du paragraphe 129(3) ou (3.1), qu’il commettra, s’il est mis en liberté avant l’expiration légale de sa peine, l’une ou l’autre de ces infractions. |
Ordonnance de la Commission |
[17] L’article 131 [mod. par L.C. 1995, ch. 42, art. 46; 1997, ch. 17, art. 27] de la Loi prévoit un réexamen annuel de la décision portant maintien en incarcération d’un délinquant au cours de la période prévue pour la libération d’office. L’article 132 [mod. par L.C. 1995, ch. 42, art. 47] énonce une liste non exhaustive de facteurs à prendre en compte pour les examens, recommandations et décisions se rapportant au maintien d’un détenu en incarcération. Ces facteurs comprennent un certain nombre d’éléments qui seraient pertinents quant à l’évaluation du risque que le délinquant commette, avant l’expiration légale de sa peine, une infraction de nature à causer la mort ou un dommage grave à une autre personne ou une infraction sexuelle.
[18] Le législateur a énoncé expressément, au paragraphe 132(2), les facteurs pertinents quant à la question de savoir s’il y a un risque que le délinquant commette une infraction grave en matière de drogue s’il est mis en liberté :
132. […] |
|
(2) Le Service et le commissaire, dans le cadre des examens et renvois prévus à l’article 129, ainsi que la Commission, pour décider de l’ordonnance à rendre en vertu de l’article 130 ou 131, prennent en compte tous les facteurs utiles pour évaluer le risque que le délinquant commette, s’il est mis en liberté avant l’expiration légale de sa peine, une infraction grave en matière de drogue, notamment : a) une implication persistante dans des activités criminelles liées à la drogue, attestée par divers éléments, en particulier : (i) le nombre de condamnations infligées au délinquant en relation avec la drogue, (ii) la gravité de l’infraction pour laquelle il purge une peine d’emprisonnement, (iii) les type et quantité de drogue en cause dans la perpétration de l’infraction pour laquelle le délinquant purge une peine d’emprisonnement ou de toute autre infraction antérieure, (iv) l’existence de renseignements sûrs établissant que le délinquant est toujours impliqué dans des activités liées à la drogue, (v) un degré élevé d’indifférence quant aux conséquences de ses actes pour autrui; b) les rapports de médecins, de psychiatres ou de psychologues indiquant que, par suite de maladie physique ou mentale ou de troubles mentaux, il présente un tel risque; c) l’existence de renseignements sûrs obligeant à conclure que le délinquant projette de commettre, avant l’expiration légale de sa peine, une infraction grave en matière de drogue; d) l’existence de programmes de surveillance qui protégeraient suffisamment le public contre le risque que présenterait le délinquant jusqu’à l’expiration légale de sa peine. |
Facteurs — infraction liée à la drogue |
ANALYSE
La norme de contrôle
[19] Aucune analyse de la norme de contrôle n’est nécessaire lorsque l’équité procédurale est en cause. Comme l’explique Me David Phillip Jones, c.r., dans son ouvrage intitulé « Recent Developments in Administrative Law », Association du Barreau canadien, Ottawa, 26 et 27 novembre 2010, il convient plutôt de se demander si les exigences relatives à l’équité procédurale et à la justice naturelle ont été respectées dans les circonstances de l’espèce. La question est de savoir non pas si la décision était « correcte », mais plutôt si la procédure utilisée était équitable. La retenue judiciaire envers le décideur n’est pas en litige. Voir : Ontario Provincial Police v. MacDonald, 2009 ONCA 805, 3 Admin. L.R. (5th) 278, au paragraphe 37, et Communications, Energy and Paperworkers Union of Canada, Local 141 v. Bowater Mersey Paper Co. Ltd., 2010 NSCA 19, 289 N.S.R. (2d) 351, aux paragraphes 30 à 32.
[20] Les parties conviennent que, dans la mesure où les points en litige dans la présente affaire concernent des questions de droit, la norme devrait être celle de la décision correcte : Tehrankari c. Canada (Service correctionnel), 2000 CanLII 15218 (C.F. 1re inst.); Brown c. Canada (Procureur général), 2006 CF 463; Russell c. Canada (Procureur général), 2006 CF 1209. Il n’est pas nécessaire que je tranche cette question en l’espèce. Les tribunaux ont reconnu que la Commission et sa Section d’appel possèdent une compétence spécialisée en ce qui concerne les décisions relatives à la mise en liberté sous condition. En conséquence, leurs conclusions de fait ainsi que la façon dont elles appliquent les lois et règlements pertinents à ces faits appellent une grande retenue. C’est donc la norme de la décision raisonnable qui s’applique : Cartier c. Canada (Procureur général), 2002 CAF 384, [2003] 2 C.F. 317; Latham c. Canada, 2006 CF 284, aux paragraphes 6 à 8.
La Commission a‑t‑elle manqué à son devoir d’équité envers le demandeur?
[21] Avant d’aborder l’examen de cette question, il m’apparaît utile de rappeler que l’audience tenue dans la présente affaire avait un double objet. Elle visait premièrement à examiner la recommandation du SCC quant au maintien en incarcération du demandeur jusqu’à l’expiration du mandat, et deuxièmement à établir si le demandeur devrait obtenir une libération conditionnelle totale en vue de son expulsion vers son Espagne natale.
[22] Ces deux objets portaient sur l’application du mandat de la Commission en matière de mise en liberté sous condition et étaient exposés dans l’énoncé général de l’objet et des principes figurant aux articles 100 et 101 de la Loi. La protection de la société était donc le critère prépondérant dont la Commission devait tenir compte : l’arrêt Cartier, précité, au paragraphe 12. La Cour suprême du Canada a reconnu ce principe dans l’arrêt Mooring c. Canada (Commission nationale des libérations conditionnelles), [1996] 1 R.C.S. 75, qui concernait une question constitutionnelle découlant de la révocation d’une libération conditionnelle. Au paragraphe 27, le juge Sopinka a fait remarquer que les facteurs prédominants que la Commission doit prendre en considération dans son évaluation du risque sont ceux qui concernent la protection de la société.
[23] Je ne souscris pas à l’argument du demandeur selon lequel la Commission ne mène aucune évaluation du risque dans le cadre de l’examen d’un cas en vue d’un éventuel maintien en incarcération. Aucune disposition de la Loi ne donne à penser que le législateur avait l’intention d’exclure la prise en compte de ces facteurs lors de l’accomplissement de ce mandat par la Commission. En autorisant la Commission à refuser d’accorder la réduction légale de peine à un détenu et à ordonner le maintien en incarcération de celui‑ci jusqu’à l’expiration de la totalité de la peine infligée à l’égard d’un certain nombre d’infractions graves, le législateur voulait manifestement que la Commission évalue le risque que la mise en liberté d’un détenu pourrait représenter pour la société : alinéa 132(2)d).
[24] Dans le cadre de son évaluation du risque, la Commission peut tenir compte de tous les renseignements disponibles pertinents, pourvu qu’ils n’aient pas été obtenus irrégulièrement : article 101; arrêt Mooring, précité, au paragraphe 27. Elle doit agir de façon équitable et s’assurer que les renseignements sur lesquels elle se fonde sont fiables et convaincants. Si le dossier institutionnel renferme des renseignements erronés, le délinquant peut contester l’exactitude desdits renseignements auprès du SCC, conformément à la procédure de grief : décision Latham, précitée, aux paragraphes 42, 43 et 53, ou devant la Commission.
[25] La Commission peut décider de ne pas se fonder sur les renseignements contenus dans les dossiers du SCC lorsqu’elle estime qu’ils sont inexacts ou qu’ils ne sont pas fiables. Comme la Cour d’appel fédérale l’a souligné dans l’arrêt R. c. Zarzour, 2000 CanLII 16726, au paragraphe 38, « confronter le principal intéressé avec les allégations faites à son endroit et lui permettre de les commenter et de les réfuter constitue aussi un mode significatif de vérification ».
[26] Les renseignements sur lesquels la Commission s’appuie peuvent comprendre des renseignements au sujet d’accusations criminelles qui n’ont pas donné lieu à des déclarations de culpabilité : arrêt Mooring, précité, au paragraphe 26; Prasad c. Canada (Commission nationale des libérations conditionnelles), [1991] A.C.F. no 1165 (1re inst.) (QL); Yussuf c. Canada (Procureur général), 2004 CF 907; Lepage c. Canada (Procureur général), 2007 QCCA 567; R. v. Antoine, 2008 SKCA 25 (CanLII), 310 Sask. R. 246; Normand c. Canada (Commission nationale des libérations conditionnelles), [1996] A.C.F. no 1628 (1re inst.) (QL), où la Cour fédérale cite, au paragraphe 24, plusieurs décisions dans lesquelles une demande d’habeas corpus a été refusée pour ce motif et que la Cour suprême du Canada a approuvées dans Martin c. Beaudry, [1996] 1 R.C.S. 898.
[27] Dans la présente affaire, le demandeur reproche à la Commission d’avoir commis une erreur en l’interrogeant directement au sujet d’un comportement qui n’a pas donné lieu à des accusations criminelles. Plus précisément, il fait valoir que la Commission n’a pas respecté la directive que la Cour d’appel fédérale avait donnée dans l’arrêt Coscia c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 132, [2006] 1 R.C.F. 430, parce qu’elle l’a interrogé au sujet d’agissements qui pourraient appuyer une accusation de participation aux activités d’une organisation criminelle contrairement à l’article 467.11 [édicté par L.C. 2001, ch. 32, art. 27] du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46.
[28] Au soutien de cet argument, le demandeur cite un certain nombre d’extraits de la transcription de l’audience qui portent sur sa participation à des activités criminelles et sur ses liens avec des membres de groupes du crime organisé. Ces extraits se trouvent aux pages 31, 32, 39, 40, 61, 68 et 69, où le demandeur a subi un interrogatoire serré au sujet d’événements de son passé criminel.
[29] À l’ouverture de l’audience, un représentant du SCC a informé la Commission que le Service recommandait qu’une ordonnance de maintien en incarcération soit rendue, en raison de l’existence :
[traduction] […] d’une implication persistante dans des activités criminelles liées à la drogue en l’espèce, ainsi qu’une affiliation avec des membres du crime organisé traditionnel. Différentes possibilités de surveillance communautaire ont été envisagées comme solutions de rechange au maintien en incarcération. Cependant, du point de vue de la surveillance, le cas du délinquant ne pourrait être contrôlé dans la société […] tout porte à croire que le délinquant participera à d’autres activités liées au crime organisé malgré toute condition ou surveillance imposée […] Les liens de M. Fernandez avec des organisations criminelles constitue un facteur important qui rehausse le risque de danger qu’il représente pour la population […] Le SCC est d’avis que M. Fernandez est un délinquant non repenti qui a persisté à commettre des infractions graves en matière de drogue et que, compte tenu de l’absence de tout changement touchant ses valeurs criminelles, il répond aux critères juridiques applicables au maintien en incarcération […]
[30] Au cours de l’audience, le demandeur a nié à maintes reprises être membre d’une organisation criminelle, mais il a reconnu avoir vendu de la drogue à des membres de groupes de motards, comme les Hell’s Angels, et avoir eu des liens avec des membres reconnus du crime organisé traditionnel à Montréal.
[31] Le demandeur s’est fait demander directement (aux pages 34 et 35 de la transcription) s’il avait déjà retenu les services d’une personne [traduction] « pour éliminer quelqu’un d’autre ». Il a répondu par la négative et donné une explication tortueuse quant à la manière dont il en est venu à plaider coupable à l’accusation d’avoir conseillé à une personne de commettre un meurtre. Le demandeur avait fourni une arme de poing chargée à un informateur de police banalisé aux fins du recouvrement d’une créance. L’informateur a remis l’arme à la police. Aux pages 39 et 40 de la transcription, le demandeur explique à la Commission qu’il a fourni l’arme de poing afin de recouvrer une somme d’environ 700 000 $ qui [traduction] « appartenait à deux de nos amis » :
[traduction]
Q. Qui est la victime de l’enquête pour meurtre?
R. Heu, Constantin Alevizos? Constantin Alevizos.
[…]
Q. Oui. Alors, il s’agit de la même personne que vous auriez voulu faire tuer?
R. Oui, Mademoiselle.
Q. Alors, et vous niez, vous niez […]
R. Je vais expliquer comment nous en sommes arrivés là.
Q. D’accord, mm‑hmm.
R. Alors, M. Santos est venu à Toronto et il m’a demandé du travail […] Alors, je lui ai demandé s’il voulait s’occuper de [la] perception. Il a dit : oui, mais donne‑moi une arme, etc. Je lui en ai donné une et tout ça. Il devait s’occuper de la perception.
[…]
Q. Qui avait l’argent?
R. C’était Alvarez.
Q. Alevi[z]os. Constantin?
R. Oui.
Q. Et à qui devait‑il cet argent?
R. Il devait cet argent à certaines personnes pour l’utilisation des machines à poker.
Q. Sans donner les noms, ces personnes faisaient‑elles partie du crime organisé?
R. Les personnes?
Q. Oui.
R. Oui, Mademoiselle.
[32] Il était raisonnable de la part de la Commission d’explorer les circonstances dans lesquelles le demandeur avait participé à la commission d’un crime grave afin de déterminer s’il commettrait un autre crime grave avant l’expiration du mandat de dépôt. L’établissement du lien avec l’infraction antérieure liée au crime organisé était pertinent quant à cette évaluation, parce qu’il permettait d’obtenir des renseignements au sujet des liens du demandeur avec le milieu criminel. Ces renseignements devaient aider la Commission à savoir s’il y avait des raisons de croire qu’il s’associerait de nouveau à ces personnes. Le demandeur n’avait pas joué un rôle accessoire. Il avait fourni une arme de poing aux fins du recouvrement d’une somme due à des personnes qui étaient impliquées dans le crime organisé. Cette conduite était pertinente quant au mandat de la Commission. En effet, la Commission doit tenir compte de la gravité de l’infraction pour laquelle la peine est purgée : sous‑alinéa 132(2)a)(ii).
[33] Dans plusieurs autres extraits, les membres de la Commission citent directement des passages des transcriptions certifiées des motifs de la peine que le juge Joseph F. Kenkel a infligée au demandeur le 29 juin 2004 ainsi que de la transcription de l’audience du 8 juillet 2004 à l’issue de laquelle des ordonnances de confiscation de biens infractionnels saisis du demandeur ont été rendues. La Commission doit tenir compte de ces motifs : alinéa 101b). À mon avis, les commentaires du juge Kenkel justifiaient amplement les questions de la Commission au sujet des liens du demandeur avec le crime organisé.
[34] Aux pages 31 et 32 de la transcription de l’audience de la Commission, le président cite les motifs que le juge Kenkel a prononcés verbalement à l’audience du 8 juillet 2004 :
[traduction]
Q. D’accord. Alors, vous êtes venu illégalement une fois sans vous faire prendre. Vous êtes ensuite revenu en juin 2001 et, selon le document, vous avez alors été constamment surveillé à compter du moment où vous […]
R. C’est possible, oui, Mademoiselle.
Q. […] êtes entré au Canada. Vous vous êtes alors fait prendre alors que vous aviez en votre possession quelques bijoux très coûteux; d’après le document, « [i]l y a une preuve abondante de sa participation au crime organisé, notamment à des systèmes de fraude à grande échelle »; il est également question des appels que vous auriez faits, dans le cadre de cette fraude, à des bijouteries et à d’autres boutiques offrant des objets de luxe, par exemple, des produits Versace. Alors, avez‑vous — est‑ce exact?
[…]
Q. […] et la cour était convaincue que vous aviez participé activement à ça; plus loin, il est question du degré important de participation à des activités liées à la fraude et au crime organisé? [Non souligné dans l’original.]
[35] Le passage souligné figure aux pages 1 et 3 de la transcription certifiée des motifs de la décision du juge Kenkel, qui a formulé plus loin la remarque suivante, laquelle se trouve aux pages 7 et 8 de cette même transcription :
[traduction] Le ministère public invoque une preuve abondante montrant que l’accusé se trouvait illégalement au Canada à l’époque et faisait l’objet d’une surveillance constante au cours de la période où ont été commises les infractions; son revenu ne provenait d’aucune source légale, mais découlait en grande partie de sa participation au crime organisé, notamment au trafic de stupéfiants et à des systèmes de fraude à grande échelle touchant les cartes de crédit […]
[36] Au cours de l’audience relative à la détermination de la peine, le juge Kenkel souligne que l’accusé a admis les faits invoqués par le ministère public. Il fait remarquer que les accusations découlaient d’une enquête policière sur le crime organisé et s’exprime comme suit :
[traduction] En ce qui concerne les infractions dont la Cour est saisie, je tiens compte des circonstances entourant leur perpétration, qui sont décrites dans l’exposé conjoint des faits et dans les documents supplémentaires mentionnés à l’audience et que l’accusé a admises. Je conviens avec le ministère public que les faits montrent que M. Fernandes [sic] a participé à un niveau élevé à des activités liées au crime organisé. Il a également traité avec des organisations considérées comme des organisations criminelles dans ce contexte, comme les Hell’s Angels, à des fins de trafic de stupéfiants. Même si le complot reproché est un « complot stérile », dans la mesure où aucun stupéfiant n’a été saisi, il est évident que les efforts de M. Fernandes [sic] étaient orientés vers l’importation de grandes quantités de cocaïne en vue d’en faire le trafic à haut niveau. Sa capacité d’entrer illégalement au Canada et d’obtenir de nombreuses fausses pièces d’identité afin de commettre des fraudes de l’ampleur décrite ici montre que ses activités criminelles ont atteint un degré élevé de raffinement. Je conviens également avec le ministère public que, compte tenu de l’ensemble de la preuve montrant qu’il a conseillé à une autre personne de commettre un meurtre, qu’il a eu recours à l’intimidation, qu’il a eu accès à des armes à feu et qu’il est lié de très près au crime organisé, il est évident que M. Fernandes [sic] constitue un danger et une menace pour la sécurité du public. [Non souligné dans l’original.]
[37] Les passages soulignés ont été cités au demandeur dans des questions qui figurent à la page 68 de la transcription :
[traduction]
R. Je ne fais pas partie du crime organisé.
Q. Je vous lis un extrait des remarques de la cour : « Je conviens avec le ministère public que » — il s’agit du juge — « les faits montrent que M. Fernandez a participé à un degré élevé à des activités liées au crime organisé. Il a également traité avec des organisations considérées comme des organisations criminelles dans ce contexte, comme les Hell’s Angels, à des fins de trafic de stupéfiants, même si le complot en question […] » et ainsi de suite.
[…]
Q. Et il poursuit en disant qu’il convenait également que, « compte tenu de l’ensemble de la preuve montrant qu’il a conseillé à une autre personne de commettre un meurtre, qu’il a eu recours à l’intimidation, qu’il a eu accès à des armes à feu et qu’il est lié de très près au crime organisé, il est évident que vous constituez un danger et une menace pour la sécurité du public ». Alors, ce n’est pas la police qui parle, ce n’est pas un travailleur social. C’est le juge qui a formulé ces remarques lorsqu’il a prononcé votre peine.
[38] Je souligne qu’au cours des observations finales qu’il a formulées à l’audience de la Commission, la personne qui assistait le demandeur, un avocat, a laissé entendre que les liens de celui‑ci avec le crime organisé remontaient aux années 1970 et 1980 et que [traduction] « tous les acteurs sont maintenant incarcérés », de sorte que le demandeur ne pouvait plus avoir de liens avec eux. Le juge Kenkel a conclu que le demandeur a continué à avoir des liens avec le crime organisé après son retour au Canada en 2001. Il s’agissait là d’une conclusion manifestement pertinente qu’il était loisible à la Commission d’explorer. Le passé criminel du demandeur couvrait un vaste éventail d’infractions. Pour chercher à savoir s’il y avait des raisons de croire que le demandeur commettrait une infraction grave en matière de drogue s’il était remis en liberté, il n’était pas inéquitable de la part de la Commission de tenir compte de l’ensemble du passé du délinquant.
[39] Le demandeur fait valoir que la Commission n’a pas suivi la directive donnée dans l’arrêt Coscia en soulevant des allégations relatives à des crimes dont il n’avait pas été déclaré coupable ou accusé, soit l’importation de stupéfiants et la subornation de jurés.
[40] Le demandeur a subi un interrogatoire serré au sujet de sa participation à des crimes liés à la drogue. Il a admis avoir participé à l’achat et à la vente de drogues illicites, mais a farouchement nié avoir participé directement à leur importation. Ce faisant, le demandeur a coupé les cheveux en quatre. Il a inscrit un plaidoyer de culpabilité à l’accusation d’avoir conspiré en vue d’importer de la cocaïne en 2004. Il a aussi admis que les drogues qu’il a vendues, comme la cocaïne, étaient importées. Lorsqu’il a été interrogé à l’audience, il a également reconnu avoir été déclaré coupable d’avoir comploté au cours d’une période d’incarcération précédente afin d’inciter la grand‑mère d’un codétenu à importer de l’huile de cannabis de la Jamaïque. Je ne vois aucun élément inéquitable dans le fait que la Commission a interrogé le demandeur à ce sujet.
[41] L’avocat soutient que le demandeur a également été interrogé de façon inéquitable au sujet de la subornation de jurés. L’avocat renvoie, je crois, à un bref échange qui figure à la page 67 de la transcription, où le demandeur était interrogé au sujet des allégations de subornation de témoins :
[traduction]
Q. Juste une question rapide. Avez‑vous suborné les témoins pendant […]
R. Non, il n’y a pas eu subornation.
Q. Alors, je sais qu’il y avait une accusation, à un certain moment, et c’était […]
R. Non, je n’ai jamais fait ça. Je ne sais même pas — ils ne m’ont jamais parlé de ça.
Q. Vous n’avez pas fait ça?
R. Non.
[42] Il appert de l’évaluation que les fonctionnaires du SCC ont préparée au soutien de la recommandation en faveur du maintien en incarcération que le demandeur a été détenu dans des établissements provinciaux pendant une période prolongée après que le juge Kenkel eut prononcé la peine à son endroit. Cette peine concernait les accusations d’entrave à la justice qui avaient été portées contre le demandeur avant son transfèrement au pénitencier. L’avocat du ministère public a informé le SCC que les accusations avaient finalement été retirées, parce que le demandeur avait déjà été condamné à purger une longue peine d’emprisonnement et qu’il ne serait vraisemblablement condamné qu’à une autre peine d’emprisonnement à purger concurremment avec la peine de 12 ans à laquelle il a été condamné pour le fait d’avoir conseillé la perpétration d’un meurtre.
[43] Puisque ces accusations avaient été retirées avant l’audience, le demandeur ne risquait plus d’être poursuivi à l’égard des infractions reprochées lorsqu’il a été interrogé à leur sujet. Le ministère public ne pouvait non plus porter à nouveau les accusations sans risquer de devoir répondre à un argument d’abus de procédure. En tout état de cause, comme je l’explique plus loin, aucun renseignement donné par le demandeur à la Commission au sujet de ces questions n’aurait pu être utilisé contre lui comme preuve dans un procès subséquent à l’égard des infractions en question ou d’autres infractions. Cependant, l’information selon laquelle ces accusations avaient été portées contre le demandeur ainsi que les circonstances s’y rapportant étaient pertinentes quant au mandat de la Commission de protéger l’intérêt public. À mon avis, la Commission n’a pas manqué à son devoir d’équité en interrogeant le demandeur à ce sujet.
L’arrêt Coscia tranche‑t‑il la présente affaire?
[44] L’arrêt Coscia, précité, découlait d’une décision par laquelle la Commission avait refusé à l’intimé sa libération conditionnelle conformément à l’article 102 [mod. par L.C. 1995, ch. 42, art. 27(F)] de la Loi. L’intimé avait déjà été en semi‑liberté, mais cette libération conditionnelle avait été suspendue parce qu’il a été accusé de menaces de mort, accusation dont il a subséquemment été déclaré coupable. À l’audition de la demande de libération conditionnelle de l’intimé, la Commission l’a interrogé au sujet de ses liens avec le crime organisé. L’intimé a reconnu avoir participé avec d’autres personnes à des activités criminelles, mais a nié toute implication dans les activités du crime organisé traditionnel, c’est‑à‑dire la « mafia ». Dans sa décision, la Commission a commenté les réponses évasives que l’intimé avait données au sujet de ces liens.
[45] Lors du contrôle judiciaire, le juge des requêtes a conclu que l’intimé s’était vu refuser la libération conditionnelle en raison de son implication dans des activités du crime organisé traditionnel [2004 CF 1004]. Il a jugé que la Commission et sa Section d’appel avaient effectivement conclu que l’intimé était de fait, sinon en droit, membre du crime organisé. De l’avis du juge des requêtes, cette conclusion ne pouvait être tirée sans une déclaration de culpabilité pour cette infraction en vertu du Code criminel. Pour cette raison et d’autres motifs, la décision de la Section d’appel a été annulée et la tenue d’une nouvelle audience de libération conditionnelle devant une Commission composée de nouveaux membres a été ordonnée.
[46] Le procureur général du Canada a interjeté appel de la décision aux motifs que le juge des requêtes avait appliqué la mauvaise norme de contrôle et mal interprété les raisons que la Commission avait invoquées pour refuser la libération anticipée. La majorité de la Cour d’appel fédérale a convenu, au paragraphe 28 de ses motifs, que le juge avait appliqué la mauvaise norme de contrôle et mal interprété les motifs que la Commission avait fournis à l’appui de sa décision. Cependant, elle a conclu, au paragraphe 33, que « la Commission avait manqué à l’équité procédurale en posant de façon insistante des questions à double sens, sans apprécier ou comprendre la position difficile dans laquelle elle plaçait l’intimé ».
[47] Le demandeur invoque en l’espèce trois paragraphes de l’arrêt Coscia où la majorité de la Cour d’appel fédérale a expliqué ses préoccupations au sujet de l’interrogatoire mené par la Commission dans cette affaire (aux paragraphes 34 à 36) :
À cet égard, la Commission ne peut pas se justifier en disant qu’elle ne cherchait pas à déterminer si l’intimé était membre du crime organisé au sens légal du terme. Même si la Commission n’avait pas une telle préoccupation, il reste qu’admettre être membre ou participant d’une organisation criminelle, c’est s’exposer à une condamnation en vertu du Code criminel et à être considéré membre d’une organisation criminelle suivant la Directive. La Commission n’était pas habilitée à accorder l’immunité à ce titre et elle ne prétendait pas le faire.
À supposer que le requérant était ou est membre d’une organisation criminelle, comme le croyait la Commission, et compte tenu du fait qu’il n’a jamais été reconnu comme tel, ni en vertu du Code criminel ni suivant la Directive, la série de questions de la Commission le plaçait dans une situation très difficile, soit celle de répondre à la satisfaction de la Commission sans faire un aveu enregistré selon lequel il était ou est membre d’une organisation criminelle ou un participant à une telle organisation. L’intimé et son avocat ont tous deux tenté sans succès de porter cette difficulté à l’attention de la Commission. La Commission a conclu que les réponses évasives de l’intimé à ces questions devaient être attribuées à la non‑acceptation de sa responsabilité pour son comportement criminel.
Bien qu’il soit loisible à la Commission de se renseigner sur les relations de l’intimé avec d’autres personnes (criminalisées) qui ont comploté avec lui pour commettre des infractions pour lesquelles il a été condamné (et d’ailleurs de se renseigner sur la poursuite de quelque relation avec ce genre de personne), elle devrait éviter d’utiliser des termes qui, advenant une réponse affirmative, peuvent donner lieu à un aveu quant à la perpétration d’une infraction criminelle pour laquelle aucune condamnation n’a été obtenue, ou au moins être attentive à la difficulté posée par son choix de mots. [Non souligné dans l’original.]
[48] D’après ces extraits et d’autres parties des motifs du jugement, il est évident que la Cour d’appel craignait que la série de questions ne place le délinquant dans une situation difficile parce que les termes que la Commission a employés au sujet du crime organisé étaient ambigus. De l’avis de la Cour d’appel, la Commission a aggravé ce manquement lorsqu’elle a tiré une inférence négative du fait que l’intimé niait avoir des liens avec la « mafia » ou d’autres criminels.
[49] La directive que la Cour d’appel a mentionnée dans ces paragraphes est la Directive du commissaire numéro 568-3 [« Identification et gestion des organisations criminelles »]. Cette directive énonce la procédure à suivre pour identifier un détenu comme membre d’une « organisation criminelle », définie comme une association ou un groupe qui est continuellement impliqué dans des activités criminelles. Le paragraphe 20 de la version de la directive modifiée le 11 juillet 2008 prévoit ce qui suit : « L’appartenance ou l’association à une organisation criminelle doit être considérée comme un facteur de risque important lors de la prise de décision concernant un délinquant ». Comme le soutient l’intimé, il s’agit d’une directive qui s’applique au SCC, mais non à la Commission.
[50] Le demandeur en l’espèce est considéré depuis longtemps par les autorités correctionnelles comme un individu ayant des liens avec des personnes qui sont ou étaient membres d’organisations criminelles. D’ailleurs, au cours de sa plaidoirie finale à l’audience de la Commission, l’avocat du demandeur a soutenu essentiellement que ce facteur devrait être écarté, parce que toutes ces personnes sont maintenant en prison. Ces associations ont depuis longtemps des conséquences négatives sur le cheminement carcéral du demandeur et font partie des facteurs ayant incité des agents correctionnels fédéraux et provinciaux à prendre à son sujet des décisions liées à des transfèrements et aux niveaux de sécurité. En tout état de cause, le demandeur ne pouvait craindre une décision de cette nature en raison des questions que la Commission lui a posées en 2009 parce que cette décision avait déjà été prise depuis longtemps.
[51] Le demandeur fait valoir qu’il n’était pas prêt à répondre à des questions de cette nature à l’audience. Cependant, tel qu’il est mentionné plus haut, ses affiliations avaient été préalablement consignées dans son dossier institutionnel à de nombreuses occasions et il était parfaitement au courant de l’effet qu’elles ont eu sur sa vie en prison. Au cours de l’audience tenue devant la Commission, le demandeur a nié son implication dans des activités du crime organisé, mais il a reconnu avoir des liens étroits avec des personnes qui sont membres de ces groupes et avoir acheté et vendu de la drogue à certains d’entre eux. Il est évident que le demandeur pense que cette série de questions était inéquitable parce qu’il ne se considère pas lui‑même comme un membre de ces organisations. Au cours de l’audience, il a eu la possibilité de contester la fiabilité des renseignements que la Commission a mentionnés. L’évaluation défavorable de l’ensemble des renseignements par la Commission ne signifie pas que la procédure était inéquitable : arrêt Lepage, précité, au paragraphe 40.
[52] Dans la présente affaire, le défendeur a demandé à la Cour de tenir compte du droit applicable au sujet de l’auto‑incrimination ainsi que des pouvoirs législatifs et des obligations juridiques de la Commission. De l’avis du défendeur, il n’est pas inéquitable de la part de la Commission d’interroger un délinquant au sujet d’autres comportements criminels qui n’ont pas donné lieu à des déclarations de culpabilité.
[53] Il n’appert pas des motifs du jugement rendu dans l’arrêt Coscia que l’une ou l’autre des parties a invoqué devant la Cour d’appel les protections accordées contre l’auto‑incrimination par la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44] (la Charte). Ces protections, qui ont été invoquées en l’espèce, sont énoncées à l’alinéa 11c) et à l’article 13 de la Charte.
[54] L’alinéa 11c) énonce que tout inculpé a le droit de ne pas être contraint de témoigner contre lui‑même dans toute poursuite intentée contre lui pour l’infraction qu’on lui reproche. L’application de cette disposition se limite aux infractions comportant des sanctions punitives, c’est‑à‑dire des sanctions criminelles, quasi criminelles et de nature réglementaire : Martineau c. M.R.N., 2004 CSC 81, [2004] 3 R.C.S. 737, aux paragraphes 19 et 67. Les procédures de nature administrative, comme celles qui sont portées devant la Commission, ne sont pas des procédures pénales : arrêt Martineau, aux paragraphes 22 et 23. Dans la présente affaire, le demandeur n’aurait pu invoquer la protection de l’alinéa 11c) et refuser de répondre aux questions sur ses activités criminelles qui n’étaient pas appuyées par une déclaration de culpabilité : décision Prasad, précitée; Giroux c. Canada (Commission nationale des libérations conditionnelles), [1994] A.C.F. no 1750 (1re inst.) (QL); Davis v. R., 1996 CanLII 8449 (C. sup. C.-B.). En effet, comme la juge Donna McGillis l’a expliqué au paragraphe 20 de la décision Giroux, le demandeur n’était pas exposé au risque que des accusations criminelles soient portées contre lui lors de l’examen qui a eu lieu devant la Commission.
[55] Les procédures dont il est question en l’espèce sont des procédures de nature administrative et, lorsqu’elle procède à l’examen, la Commission doit tenir compte de tout facteur pertinent quant à la détermination du risque que l’intéressé commette une infraction grave en matière de drogue. Comme c’était le cas dans l’affaire Giroux, l’information concernant les infractions criminelles reprochées au demandeur constituait un facteur très pertinent dont la Commission devait tenir compte, indépendamment de la question de savoir s’il avait été déclaré coupable ou non des infractions en question : voir également les décisions Mooring, Prasad, Yussuf, Lepage, Antoine et Normand, précitées.
[56] Dans la mesure où le délinquant a besoin d’être protégé contre l’utilisation, lors de procédures criminelles subséquentes, des éléments de preuve incriminants qu’il peut fournir au cours d’une audience tenue devant la Commission, cette protection est accordée par l’article 13 de la Charte, qui énonce une règle générale de contraignabilité des témoins, sauf dans le cas d’une personne accusée devant une cour de juridiction criminelle. Il accorde au témoin une « immunité contre l’utilisation subséquente » de son témoignage dans d’autres procédures :
13. Chacun a droit à ce qu’aucun témoignage incriminant qu’il donne ne soit utilisé pour l’incriminer dans d’autres procédures, sauf lors de poursuites pour parjure ou pour témoignages contradictoires. |
Témoignage incriminant |
[57] Il est bien établi que l’article 13 de la Charte empêche l’utilisation d’un témoignage obtenu au cours d’une audience administrative ou d’une autre procédure civile comme élément de preuve dans des procédures pénales subséquemment engagées contre des délinquants, sauf lors de poursuites pour parjure ou pour témoignages contradictoires : R. v. Carlson, 1984 CanLII 528, 47 C.R. (3d) 46 (C. sup. C.‑B.); R. v. Tyhurst, 1993 CanLII 814 (C. sup. C.‑B.); R. v. Sicurella (1997), 120 C.C.C. (3d) 403, 14 C.R. (5th) 166 (C.J. Ont.), aux paragraphes 47 à 49; Donald v. Law Society of British Columbia, 1983 CanLII 550, 2 D.L.R. (4th) 385 (C.A. C.‑B.); Gillis v. Eagleson, 1995 CanLII 7190, 23 O.R. (3d) 164 (Div. gén.), à la page 167; Royal Trust Corp. of Canada v. Fisherman, 2000 CanLII 22384, 49 O.R. (3d) 187 (C.S.). Le demandeur ne pourrait pas être poursuivi pour parjure ou pour témoignages contradictoires parce que les renseignements qu’il a fournis n’ont pas été donnés sous serment devant un tribunal judiciaire.
[58] En plus de la protection explicite accordée par l’article 13, il a également été décidé que l’article 7 de la Charte accorde aux témoins une « immunité contre l’utilisation de la preuve dérivée ». Cette immunité, qui offre une protection contre l’utilisation d’éléments de preuve obtenus par suite d’un témoignage donné sous la contrainte, fait partie du droit à la protection contre l’auto‑incrimination : R. c. S. (R.J.), [1995] 1 R.C.S. 451; British Columbia Securities Commission c. Branch, [1995] 2 R.C.S. 3, au paragraphe 7. Même si le demandeur n’a pas témoigné sous serment à l’audience et ne se trouvait pas devant un tribunal judiciaire, les circonstances dans lesquelles l’audience s’est déroulée le contraignaient effectivement à répondre aux questions de la Commission. Les renseignements qu’il a fournis n’ont pas été donnés volontairement et les autorités n’auraient pu, à mon sens, s’en servir pour découvrir d’autres éléments de preuve inculpatoires afin de les utiliser contre lui dans une poursuite criminelle subséquente.
[59] En d’autres termes, aucune admission que le demandeur a pu faire dans le cadre de ces procédures au sujet de ses liens avec des organisations criminelles n’aurait pu être utilisée contre lui comme élément de preuve dans une poursuite relative à l’infraction de participation aux activités d’une organisation criminelle ou à une autre infraction matérielle dont il pourrait être soupçonné.
[60] Il appartenait à la police et aux procureurs de la Couronne de décider d’accuser ou non le demandeur de l’infraction de participation aux activités d’une organisation criminelle. Ils ont eu l’occasion de le faire lorsque le demandeur a été arrêté en 2003 et ont choisi de ne pas se prévaloir de cette possibilité, pour des raisons que la Cour fédérale ignore et qui, en tout état de cause, ne sont pas importantes. Les autorités chargées de l’application de la loi ne pourraient maintenant revenir sur cette décision en se fondant sur un renseignement obtenu du délinquant au cours de l’audience relative à l’examen de son cas en vue d’un éventuel maintien en incarcération. Tel qu’il est mentionné plus haut, elles n’auraient pu rouvrir l’entente sur le plaidoyer qui a été conclue entre le ministère public et le demandeur et approuvée par la Cour supérieure de l’Ontario et qui a mené au retrait des accusations lors du plaidoyer en question. Le fait de poser des questions au délinquant à ce sujet en 2009 ne comportait pas le moindre élément inéquitable lié à un risque auquel le demandeur aurait été ainsi exposé.
[61] Pour arriver à cette conclusion, je sais pertinemment que, selon le principe du stare decisis, les tribunaux sont normalement liés par les décisions des tribunaux de niveau supérieur dans la hiérarchie. Ce principe vise à assurer la certitude, la prévisibilité et la cohérence du droit : David Polowin Real Estate Ltd. v. Dominion of Canada General Insurance Co., 2005 CanLII 21093, 76 O.R. (3d) 161 (C.A.). Cependant, il n’est plus aussi rigide qu’il l’était : Lefebvre c. Québec (Commission des affaires sociales), 1991 CanLII 3040, [1991] R.J.Q. 1864 (C.A.). Les tribunaux inférieurs ne sont pas liés par les propositions de droit qui sont intégrées dans la ratio decidendi de la décision d’un tribunal supérieur et dont le bien‑fondé a simplement été présumé sans que la question n’ait été débattue. Cette règle s’applique également aux expressions d’opinion qui ne font pas partie de la ratio decidendi : Baker v. The Queen, [1975] A.C. 774 (P.C.); R. c. Henry, 2005 CSC 76, [2005] 3 R.C.S. 609, au paragraphe 57.
[62] À mon avis, les commentaires que la majorité de la Cour d’appel fédérale a formulés aux paragraphes 34 à 36 de l’arrêt Coscia ne visaient pas à établir une proposition de droit contraignante, mais plutôt à guider la Commission afin qu’elle évite de formuler des propos ambigus qui prêtent à confusion et pourraient priver le demandeur de son droit à une audience équitable. Ces remarques visaient à être utiles, mais ne font pas partie de la ratio decidendi du jugement. La ratio decidendi de l’arrêt Coscia reposait sur les faits particuliers de cette affaire.
[63] Dans l’arrêt Coscia, le délinquant tentait d’obtenir à nouveau une mise en liberté sous condition. À cette fin, il a nié l’inférence selon laquelle il était lié d’une façon ou d’une autre au crime organisé traditionnel. Lorsqu’elle a tenté d’obtenir de lui des réponses au sujet de son comportement criminel, la Commission ne lui a pas permis d’expliquer la distinction qu’il souhaitait faire. Au paragraphe 35, la Cour d’appel souligne que l’avocat a tenté sans succès d’attirer l’attention de la Commission sur cette difficulté. En conséquence, la majorité a conclu que l’intimé s’était vu refuser le droit à une audience équitable. Dans la présente affaire, le demandeur a eu plusieurs occasions de nier tout lien avec le crime organisé et d’expliquer son passé criminel.
[64] Dans l’arrêt Coscia, il ne semble pas que la Cour d’appel fédérale ait été saisie d’arguments semblables à ceux qui ont été plaidés en l’espèce au sujet de l’application des protections contre l’auto‑incrimination ou des principes concernant la négociation de plaidoyer et l’abus de procédure qui empêcherait le délinquant d’être exposé à un risque en raison des questions de la Commission. En conséquence, je ne crois pas que les opinions exprimées aux paragraphes 34 à 36 de l’arrêt Coscia scellent l’issue de la présente affaire.
[65] Je souligne que, dans la décision Allaire c. Canada (Procureur général), 2010 CF 132, mon collègue le juge Michel Shore a reconnu la possibilité que l’arrêt Coscia mette la Commission dans une situation très délicate en ce qui concerne la nature et la portée des questions qu’elle peut poser. Néanmoins, il estimait être lié par les extraits cités. Une lecture attentive des motifs de mon collègue ne montre pas que les aspects que j’ai mentionnés plus haut ont été débattus devant lui. C’est pourquoi le principe de la courtoisie judiciaire ne m’oblige pas à parvenir à une conclusion similaire. Je suis toutefois d’accord avec les remarques qu’il a formulées au sujet des difficultés qu’entraînerait une interprétation trop rigide de l’arrêt Coscia. Ainsi, dans la présente affaire, cette interprétation aurait peut‑être pu empêcher la Commission de poser des questions sur des sujets qui portent directement sur le passé criminel du délinquant et sur le risque qu’il représente pour la société. Telle ne pouvait être l’intention de la Cour d’appel.
La décision de maintenir le demandeur en incarcération jusqu’à l’expiration de son mandat était‑elle raisonnable?
[66] Le demandeur soutient que la décision de le maintenir en incarcération n’était pas raisonnable parce qu’elle a été prise en l’absence de preuve. Cet argument repose en grande partie sur la note suivante qui figure dans l’évaluation en vue d’une décision préparée par des agents du SCC :
[traduction] Il n’y a aucun renseignement concret qui nous oblige à conclure que le délinquant a l’intention de commettre une infraction grave en matière de drogue avant l’expiration légale de sa peine.
[67] Cette remarque figure à la page 9 d’un document de 10 pages comportant une évaluation et une analyse des critères applicables en matière de détention et est suivie des commentaires suivants :
[traduction] Le dossier de sécurité préventive de l’intéressé continue de s’alourdir et comporte plusieurs volumes. Parmi les renseignements secrets reçus régulièrement, certains relient l’intéressé à des activités liées au milieu de la drogue; cependant, l’ensemble des renseignements demeure sans fondement jusqu’à maintenant.
Toutefois, tel qu’il est mentionné plus haut, aucune donnée ne montre que Fernandez a rompu ses liens avec le crime organisé traditionnel. Étant donné que son implication à cet égard se caractérisait par des infractions graves en matière de drogue dans le passé, il y a tout lieu de croire qu’il continuera à se livrer à cette activité à l’avenir.
[68] Selon la conclusion tirée dans ce document, il y avait des motifs raisonnables de croire que le délinquant commettrait une infraction grave en matière de drogue avant l’expiration de sa peine. D’après ce que je comprends de l’ensemble de l’évaluation, même si les agents du SCC avaient en main peu de renseignements concrets faisant état d’une intention de commettre un crime, ils étaient convaincus que le demandeur continuerait à commettre des infractions graves en matière de drogue semblables à celles qu’il avait commises à la suite de ses mises en liberté précédentes. Cette conclusion découlait en partie du fait qu’il continuait à entretenir des liens avec des acteurs connus du crime organisé. Il s’agissait là d’un renseignement pertinent dont la Commission pouvait tenir compte.
[69] Au cours des plaidoiries, le défendeur a insisté sur le rôle que les drogues illicites ont joué dans le passé criminel du demandeur de 1978 à 2004 et sur la gravité des infractions en matière de drogue dont il a été déclaré coupable, notamment de i) possession de stupéfiants en vue d’en faire le trafic (3 kg de cocaïne), de ii) complot en vue d’importer 8 kg d’huile de cannabis au Canada et de iii) complot en vue d’importer 1 000 kg de cocaïne au Canada. L’infraction d’homicide involontaire coupable dont le demandeur a été déclaré coupable était liée au trafic de stupéfiants. Le défendeur a relevé d’autres renseignements pertinents, comme les liens que le demandeur entretenait avec le milieu criminel, le fait qu’il avait été acquitté, en 1988, d’accusations de complot en vue de faire le trafic de stupéfiants, que des accusations portant sur des infractions liées à la marijuana avaient été retirées en 2004, qu’il avait affiché de l’indifférence face aux conséquences que son comportement criminel pouvait entraîner pour autrui et que, d’après la preuve psychologique, il « niait et minimisait » sa conduite.
[70] Eu égard à l’ensemble de la preuve et aux facteurs qu’elle devait prendre en compte conformément aux dispositions législatives applicables, il n’y a pas lieu de dire que la Commission a tiré une conclusion déraisonnable en décidant que le demandeur risquait de commettre une infraction grave en matière de drogue avant la date d’expiration de son mandat de dépôt. Le long passé criminel du demandeur, dont une bonne partie concernait le trafic de stupéfiants, justifiait amplement cette conclusion.
[71] En conséquence, je suis d’avis que la décision par laquelle la Section d’appel a confirmé la décision de la Commission était raisonnable et que le demandeur n’a pas été privé de son droit à l’équité procédurale en raison de la façon dont il a été interrogé. La présente demande sera rejetée. Bien que le défendeur ait entièrement gain de cause, je ne crois pas qu’il soit opportun d’adjuger des dépens dans une affaire découlant d’une décision relative à la détention.
JUGEMENT
LA COUR STATUE que la présente demande est rejetée. Aucuns dépens ne sont adjugés.