Référence : |
Tjiueza c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2009 CF 1247, [2010] 4 R.C.F. 523 |
IMM-1851-09 |
IMM-1851-09
2009 CF 1247
Ronnie Tjiueza (demandeur)
c.
Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (défendeur)
Répertorié : Tjiueza c. Canada (Sécurité publique et Protection civile)
Cour fédérale, juge de Montigny—Vancouver, 22 septembre; Ottawa, 4 décembre 2009.
Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire présentée relativement à un avis donné par un agent d’exécution de la loi de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) en application de l’alinéa 104(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR) portant que la demande d’asile du demandeur était irrecevable pour examen par la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la CISR).
La demande d’asile du demandeur a initialement été jugée recevable et elle a été déférée à la SPR. Cependant, l’ASFC a avisé la SPR que le cas du demandeur avait été déféré à la Section de l’immigration de la CISR pour déterminer si le demandeur, qui avait été membre d’une organisation qui, censément, avait lancé une attaque armée contre le gouvernement de la Namibie, était interdit de territoire pour raison de sécurité. La date d’audition de la demande d’asile du demandeur n’avait pas encore été fixée et, en application de l’alinéa 103(1)a) de la LIPR, cet avis avait entraîné la suspension des procédures de la SPR. La Section de l’immigration a conclu que le demandeur était interdit de territoire au Canada, ce qui a incité l’agent d’exécution de la loi à donner avis que la demande d’asile du demandeur était irrecevable au sens de l’alinéa 101(1)f) de la LIPR, ce qui a eu pour effet de mettre fin à la demande d’asile du demandeur.
La question en litige était celle de savoir si l’agent avait ou non le pouvoir discrétionnaire de donner l’avis et, dans l’affirmative, s’il avait omis de l’exercer.
Jugement : la demande doit être rejetée.
Bien que le mot « may » au paragraphe 104(1) de la LIPR s’entende habituellement d’un pouvoir discrétionnaire, cela ne peut pas être déterminant en l’espèce parce que la version française est de nature plus impérative et semble prescrire à l’agent de donner un avis dans les circonstances exposées aux alinéas 104(1)a) à d). L’article 104 ne peut pas être interprété isolément. Il autorise un agent à mettre fin aux procédures de la SPR qui sont en instance si cet agent décide que la demande d’asile est irrecevable. L’article 103 suspend les procédures de la SPR pendant un temps indéfini, sauf si elles sont reprises en vertu du paragraphe 103(2). Ainsi, il semblerait que si un agent ne décide pas expressément si une demande est recevable ou irrecevable, les procédures de la SPR resteront en suspens. Cependant, le législateur n’a pu envisager que l’on confère à l’agent le pouvoir discrétionnaire de suspendre les procédures de la SPR pendant un temps indéfini. Il est plus logique de considérer les articles 103 et 104 comme un régime législatif qui envisage qu’un agent ne peut suspendre les procédures de la SPR que jusqu’à ce qu’il ait pu recueillir suffisamment de renseignements, au moyen de la décision de la Section de l’immigration, pour se prononcer sur la recevabilité. Ensuite, l’agent met fin à la suspension soit en donnant avis à la SPR que la demande suspendue est recevable en vertu du paragraphe 103(2), soit en donnant avis que la demande est irrecevable par suite de la décision de la Section de l’immigration rendue en vertu de l’article 104. Bien que l’article 104 confère à un agent le pouvoir discrétionnaire de réexaminer ou non la recevabilité d’une demande, ce pouvoir discrétionnaire n’existe pas dans le cas d’une demande qui a été suspendue en vertu de l’article 103. Il serait absurde que le législateur accorde à un agent un pouvoir discrétionnaire dont l’exercice ne répond à aucun besoin pratique.
Une question a été certifiée quant à la question de savoir si, une fois qu’une audition de la SPR a été suspendue, l’agent a le pouvoir discrétionnaire en vertu de la LIPR de ne pas réexaminer la recevabilité de la demande et de ne pas aviser la SPR de sa décision au sujet de la recevabilité, et de suspendre ainsi pendant un temps indéfini l’audition de la SPR.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, art. 11, 12.
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 34, 44, 72(1), 100 (mod. par L.C. 2005, ch. 20, art. 81), 101, 102, 103, 104, 162(2).
JURISPRUDENCE CITÉE
décision examinée :
Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27.
décisions citées :
Tjiueza c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1260; Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) c. Tjiueza, 2009 CanLII 28037 (C.I.S.R.); Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Liyanagamage, [1994] A.C.F. no 1637 (C.A.) (QL).
DOCTRINE CITÉE
DEMANDE de contrôle judiciaire présentée relativement à un avis donné par un agent d’exécution de la loi de l’Agence des services frontaliers du Canada en application de l’alinéa 104(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés portant que la demande d’asile du demandeur était irrecevable pour examen par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. Demande rejetée.
ONT COMPARU
Marvin L. Klassen pour le demandeur.
Caroline J. Christiaens pour le défendeur.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Marvin L. Klassen, Vancouver, pour le demandeur.
Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par
[1] Le juge de Montigny : Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi ou la LIPR), relativement à un avis donné le 30 mars 2009 par un agent du Centre d’exécution de la loi de la région du Pacifique de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC), en application de l’alinéa 104(1)b) de la Loi. Cet agent a conclu que la demande d’asile du demandeur était irrecevable pour examen par la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (CISR) au sens de l’alinéa 101(1)f) de la Loi parce que la Section de l’immigration (SI) de la CISR avait statué que le demandeur était interdit de territoire pour raison de sécurité. La décision de la SI fait l’objet d’une demande de contrôle judiciaire dans le dossier connexe portant le numéro IMM-1582-09 [Tjiueza c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1260]. Le demandeur sollicite une ordonnance annulant l’avis et ordonnant que la preuve présentée à l’agent [au paragraphe 2] « ne donne pas lieu à une interdiction de territoire ».
I. Le contexte
[2] Le demandeur, Ronnie Tjiueza, âgé de 33 ans, est citoyen de la Namibie, où il était membre du Caprivi Liberation Movement (CLM). Il est arrivé au Canada le 2 octobre 2006 et a demandé l’asile à l’aéroport. Il a soutenu que la police et l’armée namibiennes arrêtaient les membres du CLM. Sa demande d’asile a été initialement jugée recevable et elle a été déférée à la SPR.
[3] Le 3 octobre 2008, le demandeur a été déclaré interdit de territoire au Canada pour raison de sécurité au sens de l’alinéa 34(1)f) de la Loi. Le rapport d’interdiction de territoire établi en vertu du paragraphe 44(1) était fondé sur l’appartenance du demandeur au CLM (déjà défini au paragraphe 2), une organisation qui, censément, s’efforçait de renverser par la force le gouvernement de la Namibie. Cette allégation était liée à une attaque armée qui avait été menée le 2 août 1999 contre des bâtiments de l’État dans la ville de Katima Mulido, dans la région de la Namibie appelée Caprivi.
[4] Le 16 octobre 2008, l’Agence des services frontaliers du Canada a avisé la SPR que le cas de M. Tjiueza avait été déféré à la SI pour déterminer si ce dernier était interdit de territoire pour raison de sécurité. La date d’audition de la demande d’asile de M. Tjiueza n’avait pas encore été fixée. En application de l’alinéa 103(1)a) de la Loi, cet avis a entraîné la suspension des procédures de la SPR.
[5] Le 21 octobre 2008, la SPR a avisé M. Tjiueza, l’avocat de ce dernier et l’ASFC que l’audition de la SPR avait été suspendue en application du paragraphe 103(1) de la LIPR. La SPR a informé M. Tjiueza et son avocat que Citoyenneté et Immigration Canada aviserait par la suite la SPR de poursuivre les procédures ou d’y mettre fin.
[6] Le demandeur a reconnu avoir été membre du CLM et, dans une décision datée du 10 mars 2009 [Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) c. Tjiueza, 2009 CanLII 28037 (C.I.S.R.), la SI a jugé qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que cette organisation avait exécuté l’attaque. La SI a donc conclu que le demandeur était interdit de territoire au Canada et elle a pris à son égard une mesure d’expulsion. La SI a toutefois admis qu’il n’y avait aucune preuve que le demandeur avait pris part à un acte violent commis par le CLM, qu’il avait appuyé un tel acte ou qu’il en avait une connaissance préalable. Cette décision de la SI est l’objet de la demande de contrôle judiciaire dont il est question dans le dossier connexe IMM-1582-09.
[7] Le 30 mars 2009, un agent d’exécution de la loi a donné avis qu’il avait décidé que la demande d’asile du demandeur était irrecevable au sens de l’alinéa 101(1)f) de la Loi car la SI avait conclu que le demandeur était interdit de territoire pour raison de sécurité. Dans l’avis, une signature illisible figure sur la ligne marquée « Signature du ministre ». Un affidavit présenté par l’agent d’exécution de la loi, M. Trevor Gross, pour le compte du défendeur atteste qu’il est l’agent qui s’est prononcé sur la demande du demandeur et que la signature figurant dans l’avis est la sienne. Aux termes du paragraphe 104(2) de la Loi, cet avis a eu pour effet de mettre fin à la demande d’asile du demandeur. C’est sur cet avis que porte le présent contrôle judiciaire.
II. La décision contestée
[8] La décision attaquée est contenue dans une lettre d’une page, dont la partie pertinente est suffisamment courte pour être intégralement reproduite :
[traduction] La Section de la protection des réfugiés est avisée par la présente que, en vertu de l’article 103 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, il a été décidé que votre demande d’asile est irrecevable pour examen par la Section de la protection des réfugiés, et ce, pour les motifs suivants :
Conformément à l’alinéa 101(1)f), la Section d’immigration a statué que vous êtes interdit de territoire pour raison de sécurité, comme il est décrit à l’article 34 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.
Par conséquent, en application de l’article 104, le présent avis met fin à l’examen de votre demande d’asile.
III. Les questions en litige
[9] M. Tjiueza a contesté le pouvoir du décideur en l’espèce et a fait valoir qu’en l’absence d’une preuve quelconque de l’identité de ce dernier, le défendeur était tenu de prouver que le décideur avait le pouvoir de donner l’avis. Étant donné que le ministre a produit une preuve non contestée selon laquelle l’agent d’exécution de la loi dans les bureaux intérieurs de l’ASFC, M. Trevor Gross, avait signé l’avis et avait le pouvoir délégué de prendre la décision en vertu de l’article 104 de la LIPR, cette question est réglée. En fait, l’avocat du demandeur a admis ce point à l’audience.
[10] Le seul point qui subsiste consiste donc à savoir si l’agent d’exécution de la loi avait ou non le pouvoir discrétionnaire de donner l’avis et, dans l’affirmative, s’il a omis de l’exercer.
IV. Analyse
[11] Il ressort clairement de la jurisprudence que la question que soulève le demandeur est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte. La question de savoir si l’agent avait le pouvoir discrétionnaire de donner l’avis requiert une interprétation de la loi et il s’agit donc d’une question de droit. Si l’agent avait le pouvoir discrétionnaire de donner l’avis, la question de savoir s’il a omis d’exercer ce pouvoir est soit une question de droit, soit une question d’équité procédurale, lesquelles sont toutes deux susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte. Enfin, s’il est conclu que l’agent avait le pouvoir discrétionnaire en question et qu’il l’a bel et bien exercé, la question de savoir s’il a exercé ce pouvoir d’une manière convenable est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable.
[12] Le demandeur allègue que l’article 104 de la Loi utilise (dans la version anglaise du texte) le mot « may » : « An officer may, with respect to a claim that is before the [RPD] . . . give notice that an officer has determined that [. . .] (b) the claim is ineligible under paragraph 101(1)(f) » [soulignement ajouté]. Il soutient donc que l’article 104 est de nature facultative : même si sa demande ne peut pas être déférée à la SPR en application de l’alinéa 101(1)f), l’agent a le pouvoir discrétionnaire de décider de donner ou non un avis mettant fin à la demande d’asile du demandeur. Par souci de commodité, les dispositions législatives applicables sont reproduites à l’annexe jointe aux présents motifs.
[13] Je suis d’accord que le mot « may » implique habituellement un pouvoir discrétionnaire (voir la Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, article 11), mais cela ne peut pas être déterminant en l’espèce, ne serait-ce que parce que la version française du paragraphe 104(1) « [l]’agent donne un avis » est de nature plus impérative et semble prescrire à l’agent de donner un avis dans les circonstances exposées aux alinéas a) à d). Quoi qu’il en soit, un examen approfondi du régime législatif dans son ensemble dénote l’intention qu’avait le législateur d’exclure tout pouvoir discrétionnaire dans les cas où les procédures sont suspendues. L’article 104 de la LIPR ne peut pas être interprété isolément. Comme l’a déclaré la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, au paragraphe 21 :
[traduction] Aujourd’hui il n’y a qu’un seul principe ou solution: il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur.
[14] L’article 101 de la LIPR énumère les motifs d’irrecevabilité d’une demande. Aux termes de l’alinéa 101(1)f), une demande est irrecevable dans le cas suivant : « prononcé d’interdiction de territoire pour raison de sécurité ».
[15] Aux termes des paragraphes 100(1) et (3) de la LIPR, l’agent doit décider si une demande d’asile peut être déférée à la SPR dans les trois jours ouvrables suivant sa réception. Si aucune décision n’est prise dans ce délai de trois jours, la demande est réputée être déférée à la SPR. L’alinéa 100(2)a) prescrit toutefois que l’agent sursoit à l’étude de la recevabilité de la demande de la personne si le cas a déjà été déféré en vertu de l’article 44 à la Section de l’immigration en vue de décider si cette personne est interdite de territoire pour raison de sécurité. Le 3 octobre 2006, quand la demande de M. Tjiueza a été déférée à la SPR, le rapport visé à l’article 44 n’avait pas été déféré à la SI, et cette dernière n’avait pas encore statué sur son admissibilité.
[16] Après qu’une demande d’asile a été déférée à la SPR, l’alinéa 103(1)a) de la LIPR autorise l’agent à donner avis à la SPR que le cas a été déféré à la SI « pour constat d’interdiction de territoire » et ce, pour certains motifs, dont la sécurité. Cet avis a pour effet de suspendre les procédures de la SPR. Les motifs pour lesquels une audition de la SPR peut être suspendue sont restreints, et ils n’incluent pas tous ceux pour lesquels une demande peut être irrecevable. La suspension d’une demande empêche la SPR de rendre une décision avant que l’on ait statué sur la recevabilité de la demande.
[17] En octobre 2008, l’étude du cas de M. Tjiueza par la SPR a été suspendue en vertu de l’alinéa 103(1)a) de la LIPR à la suite d’un avis de l’ASFC portant qu’un rapport avait été déféré à la SI pour décider si M. Tjiueza était interdit de territoire pour raison de sécurité. À l’époque, la date d’audition de la demande d’asile de ce dernier n’avait pas encore été fixée. Une fois suspendues, les procédures de la SPR ne peuvent reprendre que si un agent avise la SPR que la demande suspendue est recevable.
[18] L’article 104 de la LIPR autorise également un agent à mettre fin aux procédures de la SPR qui sont en instance si cet agent décide que la demande est irrecevable, ou qu’une demande irrecevable a été déférée à la SPR par suite de présentations erronées sur un fait important ou de réticence sur ce fait. Le pouvoir de mettre fin à des procédures de la SPR qui sont en instance ne dépend pas du fait que ces procédures ont d’abord été suspendues.
[19] Si les procédures de la SPR n’ont pas été suspendues, et si la SPR rend une décision, les circonstances dans lesquelles cette décision peut être annulée sont fort restreintes. Une fois que la SPR s’est prononcée sur une demande, la décision ne peut être annulée que si un agent décide qu’il ne s’agissait pas de la première demande reçue à l’égard du demandeur. La décision ne peut pas être annulée au motif que la demande était irrecevable pour examen par la SPR (alinéa 104(2)b)).
[20] M. Tjiueza soutient que l’article 104 de la LIPR conférait à l’agent Gross le pouvoir discrétionnaire d’aviser ou non la SPR que sa demande était irrecevable, mettant ainsi fin aux procédures de la SPR le concernant. L’argument de M. Tjiueza, s’il est retenu, mènerait au résultat absurde que ces procédures seraient suspendues pendant un temps indéfini.
[21] En fait, à première vue, le libellé de l’article 103 suspend les procédures de la SPR pendant un temps indéfini, sauf si elles sont reprises en vertu du paragraphe 103(2). Il est dit au paragraphe 103(1) que l’on « sursoit à l’étude de la demande » sur avis de l’agent portant que le cas a été déféré à la SI. Il n’est pas sursis à l’étude de la demande « en attendant » la décision de la SI ou « jusqu’à ce que » cette dernière ait été rendue. Le paragraphe 103(2) mentionne que « [l’]étude de la demande reprend sur avis portant que la demande est recevable ». La loi ne prévoit aucun autre moyen de poursuivre une procédure. Il semble donc que si un agent ne décide pas expressément si une demande est recevable ou irrecevable, les procédures de la SPR resteront en suspens. Je suis d’accord avec le défendeur que le législateur n’a pu envisager que l’on confère à l’agent le pouvoir discrétionnaire de suspendre les procédures de la SPR pendant un temps indéfini.
[22] Il semble plus logique de considérer les deux articles 103 et 104 comme un régime législatif qui envisage qu’un agent ne peut suspendre les procédures de la SPR que jusqu’à ce qu’il ait pu recueillir suffisamment de renseignements, au moyen de la décision de la SI, pour se prononcer sur la recevabilité. Ce régime envisage ensuite que l’agent met fin à la suspension soit en donnant avis à la SPR que la demande suspendue est recevable en vertu du paragraphe 103(2), soit en donnant avis que la demande est irrecevable par suite de la décision de la SI rendue en vertu de l’article 104.
[23] Pour ces motifs, bien que l’article 104 de la LIPR confère de manière générale à un agent le pouvoir discrétionnaire de réexaminer ou non la recevabilité d’une demande, ce pouvoir discrétionnaire n’existe pas dans le cas d’une demande qui a été suspendue en vertu de l’article 103 de la LIPR. Dans le cas d’une demande qui a été suspendue, le pouvoir discrétionnaire quelconque qui peut exister au sujet du réexamen de la recevabilité d’une demande aurait été exercé au moment de décider, en vertu de l’article 103, de suspendre les procédures de la SPR. Une fois qu’une demande est suspendue, la LIPR ne prévoit que deux résultats possibles : soit l’étude se poursuit parce qu’un agent avise la SPR que la demande est recevable, soit il est mis fin à l’étude parce qu’un agent avise la SPR que la demande est irrecevable.
[24] Il est possible aussi d’éclairer quelque peu les intentions du législateur en consultant le Guide opérationnel : Guide sur les personnes protégées (PP). Chapitre PP1 : Traitement des demandes de protection au Canada, qui mentionne ce qui suit (à la page 55) :
L’agent « peut » procéder à un nouvel examen de la recevabilité s’il dispose de renseignements qui font en sorte que le demandeur n’aurait pas dû être considéré comme admissible à une demande ou n’y est désormais plus admissible. L’article 104 permet à l’agent de procéder à un nouvel examen de la recevabilité d’une demande et d’aviser la Section de la protection des réfugiés que la demande n’est désormais plus recevable, mettant ainsi fin à l’administration du cas.
Bien que la décision de procéder à un nouvel examen relève du pouvoir discrétionnaire de l’agent, si l’on dispose d’éléments de preuve attestant qu’une personne n’est pas admissible, un nouvel examen devrait être la ligne de conduite à privilégier. Il peut toutefois y avoir des situations où il convient de faire en sorte que la SPR prenne une décision concernant la demande.
[25] Ce guide confirme donc que l’agent dispose en général d’un pouvoir discrétionnaire en vertu de l’article 104. Cependant, il mentionne que l’agent n’exerce ce pouvoir discrétionnaire que parce qu’il peut arriver que la SPR doive se prononcer sur la demande (par exemple dans un cas mettant en cause des clauses d’exclusion). Étant donné qu’une demande qui a été suspendue en application de l’article 103 restera dans cet état pendant un temps indéfini, la SPR ne se prononcera jamais sur ce genre de demande. Il semble donc que le pouvoir discrétionnaire prévu à l’article 104 n’a jamais été conçu pour s’appliquer à cette situation.
[26] Cette interprétation cadre avec les dispositions de la LIPR et avec les objectifs de cette Loi qui exigent que l’on traite les demandes d’asile de manière efficace et expéditive. En particulier, le paragraphe 162(2) de la LIPR exige que la SPR « fonctionne, dans la mesure où les circonstances et les considérations d’équité et de justice naturelle le permettent, sans formalisme et avec célérité ».
[27] De plus, cette interprétation est étayée par le fait qu’une suspension d’une durée indéfinie ne procurerait au demandeur aucun avantage pratique. Sa demande d’asile ne serait toujours pas tranchée par la SPR. De ce fait, il ne serait pas admissible au statut de résident permanent, ni aux droits et aux privilèges qui y sont associés. Il resterait sous le coup de la mesure de renvoi prise par la SI. Il demeurerait également sous le coup de la restriction imposée aux personnes interdites de territoire pour raison de sécurité, à savoir qu’une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) ne peut pas donner lieu à l’octroi de l’asile. En bref, si l’agent exerçait le pouvoir discrétionnaire conféré par l’article 104 de ne pas mettre fin à la procédure de la SPR, le demandeur n’en retirerait aucun avantage pratique. Il semble absurde que le législateur accorde à un agent un pouvoir discrétionnaire dont l’exercice ne répond à aucun besoin pratique. Cela serait contraire à l’article 12 de la Loi d’interprétation, précitée, selon lequel « [t]out texte est censé apporter une solution de droit et s’interprète de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de son objet ».
[28] Vu la conclusion selon laquelle l’agent n’avait aucun pouvoir discrétionnaire et qu’il était tenu de déterminer la recevabilité de la demande de M. Tjiueza en fonction de la conclusion tirée par la SI et d’aviser la SPR de sa décision, il n’est pas nécessaire de traiter des autres questions que le demandeur a soulevées. Il va sans dire que même si la SPR ne peut entendre la demande de M. Tjiueza, ce dernier peut encore, en présentant une demande d’ERAR, faire examiner les risques qu’il court.
[29] Les avocats du demandeur et du défendeur ont proposé chacun une question à certifier au sujet de la juste interprétation de l’article 104. Les questions qu’ils proposent sont quasi identiques, mais je crois que le libellé de la proposition du demandeur est plus neutre que celle du défendeur. Le texte de la question que propose le demandeur est le suivant :
Une fois qu’une audition de la SPR a été suspendue en vertu de l’article 103 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés en attendant que la SI entende et réexamine la recevabilité d’une demande, si la SI décide que le demandeur est interdit de territoire pour raison de sécurité, l’agent a-t-il, en vertu de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, le pouvoir discrétionnaire de ne pas réexaminer la recevabilité de la demande et de ne pas aviser la SPR de sa décision au sujet de la recevabilité, et de suspendre ainsi pendant un temps indéfini l’audition de la SPR?
[30] Il ne fait aucun doute dans mon esprit que cette question mérite d’être certifiée. Elle transcende manifestement les intérêts des parties, elle fait intervenir une question d’application générale et elle permettrait aussi de trancher l’appel : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Liyanagamage, [1994] A.C.F. no 1637 (C.A.) (QL).
JUGEMENT
LA COUR ORDONNE que la présente demande de contrôle judiciaire soit rejetée. La question suivante est certifiée :
Une fois qu’une audition de la SPR a été suspendue en vertu de l’article 103 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés en attendant que la SI entende et réexamine la recevabilité d’une demande, si la SI décide que le demandeur est interdit de territoire pour raison de sécurité, l’agent a-t-il, en vertu de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, le pouvoir discrétionnaire de ne pas réexaminer la recevabilité de la demande et de ne pas aviser la SPR de sa décision au sujet de la recevabilité, et de suspendre ainsi pendant un temps indéfini l’audition de la SPR?
ANNEXE
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 [art. 100(5) (mod. par L.C. 2005, ch. 20, art. 81)]
34. (1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants : a) être l’auteur d’actes d’espionnage ou se livrer à la subversion contre toute institution démocratique, au sens où cette expression s’entend au Canada; b) être l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement d’un gouvernement par la force; c) se livrer au terrorisme; d) constituer un danger pour la sécurité du Canada; e) être l’auteur de tout acte de violence susceptible de mettre en danger la vie ou la sécurité d’autrui au Canada; f) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte visé aux alinéas a), b) ou c). |
Sécurité |
(2) Ces faits n’emportent pas interdiction de territoire pour le résident permanent ou l’étranger qui convainc le ministre que sa présence au Canada ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national. [. . .] |
Exception |
100. (1) Dans les trois jours ouvrables suivant la réception de la demande, l’agent statue sur sa recevabilité et défère, conformément aux règles de la Commission, celle jugée recevable à la Section de la protection des réfugiés. |
Examen de la recevabilité |
(2) L’agent sursoit à l’étude de la recevabilité dans les cas suivants : a) le cas a déjà été déféré à la Section de l’immigration pour constat d’interdiction de territoire pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux, grande criminalité ou criminalité organisée; b) il l’estime nécessaire, afin qu’il soit statué sur une accusation pour infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans. |
Sursis pour décision |
(3) La saisine de la section survient sur différé de la demande; sauf sursis ou constat d’irrecevabilité, elle est réputée survenue à l’expiration des trois jours. |
Saisine |
(4) La preuve de la recevabilité incombe au demandeur, qui doit répondre véridiquement aux questions qui lui sont posées et fournir à la section, si le cas lui est déféré, les renseignements et documents prévus par les règles de la Commission. |
Obligation |
(5) Le délai prévu aux paragraphes (1) et (3) ne court pas durant une période d’isolement ou de détention ordonnée en application de la Loi sur la mise en quarantaine. |
Loi sur la mise en quarantaine |
101. (1) La demande est irrecevable dans les cas suivants : a) l’asile a été conféré au demandeur au titre de la présente loi; b) rejet antérieur de la demande d’asile par la Commission; c) décision prononçant l’irrecevabilité, le désistement ou le retrait d’une demande antérieure; d) reconnaissance de la qualité de réfugié par un pays vers lequel il peut être renvoyé; e) arrivée, directement ou indirectement, d’un pays désigné par règlement autre que celui dont il a la nationalité ou dans lequel il avait sa résidence habituelle; f) prononcé d’interdiction de territoire pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux — exception faite des personnes interdites de territoire au seul titre de l’alinéa 35(1)c) — , grande criminalité ou criminalité organisée. |
Irrecevabilité |
(2) L’interdiction de territoire pour grande criminalité visée à l’alinéa (1)f) n’emporte irrecevabilité de la demande que si elle a pour objet : a) une déclaration de culpabilité au Canada pour une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans et pour laquelle un emprisonnement d’au moins deux ans a été infligé; b) une déclaration de culpabilité à l’extérieur du Canada, pour une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans, le ministre estimant que le demandeur constitue un danger pour le public au Canada. |
Grande criminalité |
102. (1) Les règlements régissent l’application des articles 100 et 101, définissent, pour l’application de la présente loi, les termes qui y sont employés et, en vue du partage avec d’autres pays de la responsabilité de l’examen des demandes d’asile, prévoient notamment : a) la désignation des pays qui se conforment à l’article 33 de la Convention sur les réfugiés et à l’article 3 de la Convention contre la torture; b) l’établissement de la liste de ces pays, laquelle est renouvelée en tant que de besoin; c) les cas et les critères d’application de l’alinéa 101(1)e). |
Règlements |
(2) Il est tenu compte des facteurs suivants en vue de la désignation des pays : a) le fait que ces pays sont parties à la Convention sur les réfugiés et à la Convention contre la torture; b) leurs politique et usages en ce qui touche la revendication du statut de réfugié au sens de la Convention sur les réfugiés et les obligations découlant de la Convention contre la torture; c) leurs antécédents en matière de respect des droits de la personne; d) le fait qu’ils sont ou non parties à un accord avec le Canada concernant le partage de la responsabilité de l’examen des demandes d’asile. |
Facteurs |
(3) Le gouverneur en conseil assure le suivi de l’examen des facteurs à l’égard de chacun des pays désignés. |
Suivi |
Interruption de l’étude de la demande d’asile
103. (1) La Section de la protection des réfugiés ou la Section d’appel des réfugiés sursoit à l’étude de la demande sur avis de l’agent portant que : a) le cas a été déféré à la Section de l’immigration pour constat d’interdiction de territoire pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux, grande criminalité ou criminalité organisée; b) il l’estime nécessaire, afin qu’il soit statué sur une accusation pour infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans. |
Sursis |
(2) L’étude de la demande reprend sur avis portant que la demande est recevable. |
Continuation |
104. (1) L’agent donne un avis portant, en ce qui touche une demande d’asile dont la Section de protection des réfugiés est saisie ou dans le cas visé à l’alinéa d) dont la Section de protection des réfugiés ou la Section d’appel des réfugiés sont ou ont été saisies, que : a) il y a eu constat d’irrecevabilité au titre des alinéas 101(1)a) à e); b) il y a eu constat d’irrecevabilité au seul titre de l’alinéa 101(1)f); c) la demande n’étant pas recevable par ailleurs, la recevabilité résulte, directement ou indirectement, de présentations erronées sur un fait important quant à un objet pertinent, ou de réticence sur ce fait; d) la demande n’est pas la première reçue par un agent. |
Avis sur la recevabilité de la demande d’asile |
(2) L’avis a pour effet, s’il est donné au titre : a) des alinéas (1)a) à c), de mettre fin à l’affaire en cours devant la Section de protection des réfugiés; b) de l’alinéa (1)d), de mettre fin à l’affaire en cours et d’annuler toute décision ne portant pas sur la demande initiale. |
Classement et nullité |