[2012] 2 R.C.F. 312
2010 CAF 307
A-365-09
Ligue des droits de la personne de B’nai Brith Canada (appelante)
c.
Wasyl Odynsky et le procureur général du Canada (intimés)
A-366-09
Ligue des droits de la personne de B’nai Brith Canada (appelante)
c.
Vladimir Katriuk et le procureur général du Canada (intimés)
Répertorié : Ligue des droits de la personne de B’nai Brith Canada c. Canada
Cour d’appel fédérale, juges Sharlow, Trudel et Stratas, J.C.A.—Toronto, 4 mai; Ottawa, 12 novembre 2010.
Citoyenneté et Immigration –– Statut au Canada — Citoyens — Appels de la décision par laquelle la Cour fédérale a conclu dans le cadre d’un contrôle judiciaire que le gouverneur en conseil a le pouvoir, en vertu de l’art. 10(1) de la Loi sur la citoyenneté, de rejeter la recommandation du ministre de l’Immigration et de la Citoyenneté de révoquer la citoyenneté de MM. Odynsky et Katriuk (les intimés) parce qu’ils avaient caché leur passé pendant la guerre aux services canadiens d’immigration — La principale question à trancher était celle de savoir si la Cour fédérale a conclu à juste titre que le gouverneur en conseil avait le pouvoir, en vertu de l’art. 10(1) de la Loi, de rejeter la recommandation du ministre et de décider de ne pas révoquer la citoyenneté des intimés — En vertu de l’art. 10(1) de la Loi, le gouverneur en conseil dispose du pouvoir de rejeter la recommandation du ministre de révoquer la citoyenneté et d’un vaste pouvoir discrétionnaire l’autorisant à revoir la recommandation — Une certaine jurisprudence permet de penser que l’art. 10(1) confère au gouverneur en conseil un large pouvoir discrétionnaire lui permettant d’examiner l’ensemble de la situation que les faits exposent et de rejeter, s’il y a lieu, la recommandation du ministre — En conséquence, la Cour fédérale n’a pas commis d’erreur en tirant sa conclusion à cet égard — Les décisions du gouverneur en conseil de ne pas révoquer la citoyenneté des intimés étaient justifiables — Appels rejetés.
Pratique — Parties — Qualité pour agir — La Cour fédérale a conclu dans le cadre d’un contrôle judiciaire que le gouverneur en conseil a le pouvoir, en vertu de l’art. 10(1) de la Loi sur la citoyenneté, de rejeter la recommandation du ministre de l’Immigration et de la Citoyenneté de révoquer la citoyenneté de MM. Odynsky et Katriuk et que l’appelante avait qualité pour solliciter le contrôle judiciaire de ces décisions — Comme l’appelante n’était pas « directement touchée » par les décisions du gouverneur en conseil au sens de l’art. 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales, elle n’avait donc pas un intérêt direct pour en solliciter le contrôle judiciaire — Néanmoins, l’appelante avait qualité pour agir dans l’intérêt public puisqu’elle répondait au triple critère établi.
Interprétation des lois — La Cour fédérale a conclu que le gouverneur en conseil a le pouvoir, en vertu de l’art. 10(1) de la Loi sur la citoyenneté, de rejeter la recommandation du ministre de l’Immigration et de la Citoyenneté de révoquer la citoyenneté de MM. Odynsky et Katriuk — La Cour d’appel fédérale n’a jamais été directement saisie de l’interprétation de l’art. 10(1) — La Cour fédérale a eu raison d’examiner la disposition à la lumière de son contexte et de l’objet de la Loi et de ne pas s’en tenir à une interprétation littérale — Le contexte législatif étaye la thèse selon laquelle le pouvoir conféré au gouverneur en conseil soit davantage qu’une simple formalité et que le gouverneur en conseil dispose d’un vaste pouvoir discrétionnaire l’autorisant à revoir la recommandation du ministre de révoquer la citoyenneté.
Il s’agissait d’appels à l’encontre d’une décision par laquelle la Cour fédérale a rejeté les demandes de contrôle judiciaire et a notamment conclu que les pouvoirs que le paragraphe 10(1) de la Loi sur la citoyenneté (la Loi) confère au gouverneur en conseil comprennent le pouvoir de rejeter la recommandation faite par le ministre de l’Immigration et de la Citoyenneté relativement à la citoyenneté d’une personne. Les intimés, MM. Odynsky et Katriuk (les intimés), ont émigré d’Europe au Canada peu après la fin de la Seconde Guerre mondiale et ont acquis la citoyenneté canadienne. Cependant, ils avaient un passé qui était demeuré dans l’ombre, ayant tous deux servi au sein de forces, ou en collaboration avec des forces, responsables de crimes brutaux et inhumains. Comme ils avaient caché ce passé aux services canadiens d’immigration et de citoyenneté, la procédure de révocation de la citoyenneté prévu au paragraphe 10(1) de la Loi a été engagée contre eux. Le ministre a avisé les intimés qu’il entendait établir des rapports pour recommander la révocation de leur citoyenneté. Les intimés ont alors demandé le renvoi de l’affaire devant la Cour fédérale. Dans les deux cas, la Cour fédérale a statué que les intimés avaient acquis la citoyenneté canadienne par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels. Cependant, le gouverneur en conseil a rejeté les recommandations du ministre de révoquer la citoyenneté des intimés. L’appelante n’était pas d’accord avec les décisions du gouverneur en conseil et elle en a sollicité le contrôle judiciaire.
Les principales questions à trancher étaient celles de savoir si la Cour fédérale a commis une erreur lorsqu’elle a conclu que l’appelante avait qualité pour demander le contrôle judiciaire et que le gouverneur en conseil avait, en vertu du paragraphe 10(1) de la Loi, le pouvoir de rejeter la recommandation formulée par le ministre à l’égard des intimés et de décider de ne pas révoquer leur citoyenneté.
Arrêt : les appels doivent être rejetés.
L’appelante n’était pas « directement touchée » par les décisions du gouverneur en conseil au sens du paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales et elle n’avait donc pas un intérêt direct pour solliciter le contrôle judiciaire de ces décisions. Néanmoins, l’appelante avait qualité pour agir dans l’intérêt public puisqu’elle répondait au triple critère établi dans la jurisprudence, soit qu’il y avait une sérieuse question de droit à trancher; qu’elle possédait un intérêt véritable et direct quant à l’issue du litige; et qu’il n’y avait aucun autre moyen raisonnable et efficace de soumettre la question à la Cour. La Cour fédérale a tiré la bonne conclusion à cet égard.
Selon le paragraphe 10(1) de la Loi, le gouverneur en conseil avait le pouvoir de rejeter les recommandations du ministre et de décider de ne pas révoquer la citoyenneté des intimés. La Cour fédérale a eu raison de ne pas s’en tenir à une interprétation littérale du paragraphe 10(1) et d’examiner cette disposition à la lumière de son contexte et de l’objet de la Loi. Le contexte législatif étaye la thèse selon laquelle le pouvoir conféré au gouverneur en conseil soit davantage qu’une simple formalité et que le gouverneur en conseil dispose d’un vaste pouvoir discrétionnaire l’autorisant à revoir la recommandation du ministre de révoquer la citoyenneté. Qui plus est, bien que la Cour d’appel fédérale n’ait jamais été directement saisie de la question soulevée par l’appelante quant à l’interprétation du paragraphe 10(1), une certaine jurisprudence permet de penser que cette disposition confère au gouverneur en conseil un large pouvoir discrétionnaire lui permettant d’examiner l’ensemble de la situation que les faits exposent et de rejeter, s’il y a lieu, la recommandation du ministre. Par conséquent, le rôle du gouverneur en conseil ne consiste pas tout simplement à choisir la date de révocation de la citoyenneté. En conséquence, la Cour fédérale n’a pas commis d’erreur en tirant sa conclusion à cet égard.
S’agissant de la décision du gouverneur en conseil de ne pas révoquer la citoyenneté des intimés, cette décision était justifiable d’un point de vue rationnel. Il était loisible au gouverneur en conseil de conclure que les faits des renvois devant la Cour fédérale par les intimés ne comportaient aucun des trois principaux éléments de la politique du Canada en matière de crimes de guerre.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 3, 6.
Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5], art. 11, 13.
Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, art. 35(1) « gouverneur en conseil ».
Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29, art. 10, 18.
Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14), 18.1(1) (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5).
JURISPRUDENCE CITÉE
décisions appliquées :
Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Bogutin, 1998 CanLII 7453 (C.F. 1re inst.); Ligue des droits de la personne de B’nai Brith Canada c. Canada, 2008 CF 732, infirmant 2008 CF 146; Conseil canadien des Églises c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1992] 1 R.C.S. 236; Oberlander c. Canada (Procureur général), 2009 CAF 330, [2010] 4 R.C.F. 395; Luitjens c. Canada (Secrétaire d’État), [1992] A.C.F. no 319 (C.A.) (QL).
décisions examinées :
Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Odynsky, 2001 CFPI 138; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Katriuk, [1999] A.C.F. no 90 (1re inst.) (QL); Harris c. Canada, [2000] 4 C.F. 37 (C.A.); Oberlander c. Canada (Procureur général), 2003 CF 944, inf. pour d’autres motifs par 2004 CAF 213, [2005] 1 R.C.F. 3; Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, 329 R.N.-B. (2e) 1.
décisions citées :
La compagnie Rothmans de Pall Mall Canada Limitée c. Le ministre du Revenu national (No 1), [1976] 2 C.F. 500 (C.A.); Irving Shipbuilding Inc. c. Canada (Procureur général), 2009 CAF 116, [2010] 2 R.C.F. 488; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27; Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559; Thamotharem c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 198, [2008] 1 R.C.F. 385; Knight c. Indian Head School Division No. 19, [1990] 1 R.C.S. 653; Martineau c. Comité de discipline de l'Institution de Matsqui, [1980] 1 R.C.S. 602; Ministre du Revenu national c. Coopers and Lybrand, [1979] 1 R.C.S. 495; Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of Canada et autre, [1980] 2 R.C.S. 735; Cardinal et autre c. Directeur de l'établissement Kent, [1985] 2 R.C.S. 643.
DOCTRINE CITÉE
French, Richard D. « The Privy Council Office: Support for Cabinet Decision Making » dans Richard Schultz, Orest M. Kruhlak et John C. Terry, dir. The Canadian Political Process, 3e éd. Toronto : Holt, Rinehart and Winston of Canada, 1979.
Mullan, David J. Administrative Law. Toronto : Irwin Law, 2001.
Ward, Norman. Dawson’s The Government of Canada, 6e éd. Toronto : University of Toronto Press, 1987.
APPELS à l’encontre d’une décision (2009 CF 647, [2010] 3 R.C.F. 39) par laquelle la Cour fédérale a rejeté les demandes de contrôle judiciaire et a conclu que le gouverneur en conseil possède, en vertu du paragraphe 10(1) de la Loi sur la citoyenneté, le pouvoir de rejeter la recommandation faite par le ministre de l’Immigration et de la Citoyenneté relativement à la révocation de la citoyenneté d’une personne. Appels rejetés.
ONT COMPARU
David Matas pour l’appelante.
David Gates pour l’intimé le procureur général du Canada.
Barbara L. Jackman pour l’intimé Wasyl Odynsky.
Orest H. T. Rudzik pour l’intimé Vladimir Katriuk.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
David Matas, Winnipeg, pour l’appelante.
Le sous-procureur général du Canada pour l’intimé le procureur général du Canada.
Jackman & Associates, Toronto, pour l’intimé Wasyl Odynsky.
Orest H. T. Rudzik, Toronto, pour l’intimé Vladimir Katriuk.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
Le juge Stratas, J.C.A. :
A. Introduction
[1] Peu après la fin de la Seconde Guerre mondiale, les intimés, MM. Odynsky et Katriuk, ont émigré d’une Europe ravagée par la guerre. Ils ont choisi pour nouvelle patrie le Canada. Ils en ont acquis la citoyenneté et y vivent depuis, donc plus d’un demi‑siècle.
[2] Chacun avait, cependant, un passé qui était demeuré dans l’ombre. Ce n’est que récemment que ce passé a été révélé. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, en effet, ils ont tous deux servi au sein de forces, ou en collaboration avec des forces, responsables de crimes brutaux, inhumains.
[3] Ils avaient tous deux caché ce passé aux services canadiens d’immigration et de citoyenneté. Aux termes du paragraphe 10(1) de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C‑29 [la Loi], peut être révoquée la citoyenneté d’une personne qui l’a acquise par fraude, au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels. La procédure de révocation de la citoyenneté de MM. Odynsky et Katriuk a donc été engagée conformément au paragraphe 10(1) de la Loi.
[4] Après une enquête approfondie, au sujet de laquelle des précisions sont fournies ci‑dessous, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le ministre) a, dans ses rapports, recommandé la révocation de la citoyenneté de MM. Odynsky et Katriuk. Le gouverneur en conseil a décidé, cependant, de rejeter les recommandations du ministre. C’est pourquoi MM. Odynsky et Katriuk demeurent à ce jour citoyens du Canada.
[5] L’appelante a pour mission de faire traduire en justice les criminels de guerre, d’assurer la représentation des personnes victimes de crimes de guerre, et d’influencer en ce domaine la politique du gouvernement. En désaccord avec les décisions du gouverneur en conseil en cette affaire et souhaitant les faire annuler, elle a sollicité le contrôle judiciaire de la Cour fédérale.
[6] Chacune des demandes présentées soumettaient à la Cour fédérale les quatre questions suivantes :
1. L’appelante avait‑elle le droit de contester devant la Cour fédérale la décision du gouverneur en conseil, ou avait-elle qualité pour le faire?
2. Dans l’affirmative, le gouverneur en conseil avait‑il, en vertu du paragraphe 10(1) de la Loi, le pouvoir de rejeter la recommandation formulée par le ministre?
3. Dans l’affirmative, la décision du gouverneur en conseil de rejeter la recommandation du ministre était‑elle raisonnable?
4. Le gouverneur en conseil avait‑il le droit de rejeter la recommandation du ministre et de trancher l’affaire sans tenir compte des observations que l’appelante avait transmises au ministre?
[7] Répondant à ces questions par l’affirmative, la Cour fédérale a rejeté les demandes de contrôle judiciaire. Les motifs de son jugement dans le dossier de M. Odynsky ont été publiés sous la référence 2009 CF 647, [2010] 3 R.C.F. 39. Ses motifs dans le dossier de M. Katriuk, exposés dans une ordonnance en date du 19 juin 2009, reprennent simplement les motifs exposés dans le dossier de M. Odynsky.
[8] L’appelante fait maintenant valoir devant notre Cour qu’en répondant comme elle l’a fait à ces quatre questions la Cour fédérale a commis une erreur. Pour les motifs exposés ci‑dessous, la Cour fédérale n’a pas commis d’erreur à cet égard. L’appel doit par conséquent être rejeté.
B. Les faits
1) La source des faits en l’espèce
[9] La Cour fédérale s’est prononcée sur l’action intentée par l’appelante essentiellement au vu des faits constatés dans le cadre de procédures engagées précédemment devant la Cour fédérale. Ces procédures antérieures s’inscrivaient dans le cadre de la procédure de révocation de la citoyenneté prévue par la Loi.
[10] Pour trancher les questions soulevées dans le cadre du présent appel, il convient de bien comprendre la procédure de révocation de la citoyenneté, et quelle forme lui a été donnée dans les dossiers de MM. Odynsky et Katriuk.
2) La procédure de révocation de la citoyenneté
[11] Les principales dispositions qui régissent la procédure de révocation de la citoyenneté sont les articles 10 et 18 de la Loi, lesquels disposent :
10. (1) Sous réserve du seul article 18, le gouverneur en conseil peut, lorsqu’il est convaincu, sur rapport du ministre, que l’acquisition, la conservation ou la répudiation de la citoyenneté, ou la réintégration dans celle‑ci, est intervenue sous le régime de la présente loi par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels, prendre un décret aux termes duquel l’intéressé, à compter de la date qui y est fixée : a) soit perd sa citoyenneté; b) soit est réputé ne pas avoir répudié sa citoyenneté. |
Décret en cas de fraude |
(2) Est réputée avoir acquis la citoyenneté par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels la personne qui l’a acquise à raison d’une admission légale au Canada à titre de résident permanent obtenue par l’un de ces trois moyens. […] |
Présomption |
18. (1) Le ministre ne peut procéder à l’établissement du rapport mentionné à l’article 10 sans avoir auparavant avisé l’intéressé de son intention en ce sens et sans que l’une ou l’autre des conditions suivantes ne se soit réalisée : a) l’intéressé n’a pas, dans les trente jours suivant la date d’expédition de l’avis, demandé le renvoi de l’affaire devant la Cour; b) la Cour, saisie de l’affaire, a décidé qu’il y avait eu fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels. |
Avis préalable à l’annulation |
(2) L’avis prévu au paragraphe (1) doit spécifier la faculté qu’a l’intéressé, dans les trente jours suivant sa date d’expédition, de demander au ministre le renvoi de l’affaire devant la Cour. La communication de l’avis peut se faire par courrier recommandé envoyé à la dernière adresse connue de l’intéressé. |
Nature de l’avis |
(3) La décision de la Cour visée au paragraphe (1) est définitive et, par dérogation à toute autre loi fédérale, non susceptible d’appel. |
Caractère définitif de la décision |
[12] En bref, ces dispositions prévoient, en matière de révocation de la citoyenneté, la procédure suivante :
a) Le ministre examine les circonstances de l’affaire. S’il estime qu’il convient d’établir un rapport recommandant la révocation de la citoyenneté, il transmet à l’intéressé un avis en ce sens : paragraphe 18(1) de la Loi.
b) Après réception de cet avis, l’intéressé peut demander le renvoi de l’affaire devant la Cour fédérale : alinéa 18(1)a) de la Loi.
c) La Cour fédérale examine si l’intéressé a effectivement acquis la citoyenneté par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels. Dans le cadre de cet examen, souvent appelée « renvoi », la Cour fédérale ne tranche aucun droit. Dans le cadre d’un renvoi, elle ne fait que prendre connaissance des preuves produites par les parties, examiner les interrogatoires et contre‑interrogatoires, enquêter sur les faits et, enfin, décider si l’intéressé a effectivement acquis la citoyenneté par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels. La décision de la Cour « constitue le fondement factuel du rapport du ministre et, à terme, celui de la décision du gouverneur en conseil » : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Bogutin, 1998 CanLII 7453 (C.F. 1re inst.), au paragraphe 118.
d) Une fois que la Cour fédérale a arrêté ses conclusions dans le cadre du renvoi, le ministre peut remettre son rapport au gouverneur en conseil : paragraphe 10(1) de la Loi.
e) Le gouverneur en conseil intervient alors au titre du paragraphe 10(1). Les pouvoirs précis que le paragraphe 10(1) confère au gouverneur en conseil constituent une des questions essentielles que soulève le présent appel.
[13] Ces diverses étapes se sont succédé dans les dossiers de MM. Odynsky et Katriuk. Après réception de l’avis du ministre les informant de son intention de recommander dans son rapport la révocation de leur citoyenneté, MM. Odynsky et Katriuk ont demandé le renvoi de l’affaire devant la Cour fédérale. Après examen, la Cour fédérale a tiré de nombreuses conclusions de fait.
[14] S’agissant de M. Odynsky, la Cour fédérale a mené le renvoi en ayant recours à des procédures analogues à celles d’une action en justice, dont des actes de procédure, des conférences préparatoires et des audiences tenues tant en Ukraine qu’au Canada. Le ministre et M. Odynsky ont cité des témoins. Ces témoins ont été interrogés et contre‑interrogés. Certains d’entre eux avaient, pendant la guerre, servi aux côtés de M. Odynsky et avaient donc une connaissance directe des antécédents et activités de celui‑ci. À l’issue du renvoi, la Cour fédérale a exposé ses conclusions de fait en ce qui concerne M. Odynsky : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Odynsky, 2001 CFPI 138 (le Renvoi relatif à M. Odynsky). Les motifs de la Cour — 229 paragraphes riches en détails très utiles — constituent un examen approfondi des activités de M. Odynsky pendant le conflit mondial, des terribles circonstances dans lesquelles il a été pris au piège pendant la guerre, des événements entourant son immigration au Canada et son acquisition de la citoyenneté canadienne.
[15] S’agissant de M. Katriuk, la Cour fédérale a mené le renvoi comme s’il s’agissait d’une demande. Le ministre a sollicité une déclaration portant que M. Katriuk avait acquis la citoyenneté par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels. L’audience devant la Cour a duré 16 jours. Quelques personnes ayant eu une connaissance directe de ce que M. Katriuk avait fait pendant la guerre ont rendu témoignage. Comme dans le Renvoi relatif à M. Odynsky, les 154 paragraphes de motifs exposés par la Cour fédérale sont très attentifs aux détails et à la démarche suivie et constituent un modèle du genre : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Katriuk, [1999] A.C.F. no 90 (1re inst.) (QL) (le Renvoi relatif à M. Katriuk).
[16] Aucune des parties comparaissant devant la Cour fédérale ou devant notre Cour n’a contesté les faits constatés dans le cadre des renvois.
[17] Dans le cadre de ces deux renvois, la Cour fédérale a, au vu des preuves produites, conclu que MM. Odynsky et Katriuk avaient effectivement acquis la citoyenneté canadienne par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels.
3) Les faits constatés dans le cadre des renvois devant la Cour fédérale
[18] Les paragraphes suivants constituent un bref résumé des conclusions de fait tirées par la Cour fédérale dans le cadre du Renvoi relatif à M. Odynsky et du Renvoi relatif à M. Katriuk. Le ministre a pu prendre connaissance de ces conclusions et c’est au vu de ces mêmes conclusions que le gouverneur en conseil a rendu les décisions ici en cause.
a) M. Odynsky
[19] Lorsqu’a éclaté la Seconde Guerre mondiale, M. Odynsky prenait part, à Beleluja, dans l’ouest de l’Ukraine, aux travaux des champs à la ferme familiale. En juin 1941, Beleluja est occupée par les forces nazies. Peu après, l’occupant nazi engage de force à son service les jeunes ukrainiens, dont M. Odynsky. En 1943, les nazis l’obligent à quitter la ferme familiale, et le versent dans des unités de l’armée et de la police.
[20] Dans le Renvoi relatif à M. Odynsky, la Cour fédérale a conclu que celui-ci avait été forcé de servir l’occupant nazi. Une fois, il les a même bravés, échappant de justesse aux terribles conséquences de son acte (aux paragraphes 27 à 29) :
M. Odynsky s'est fait attraper dans la campagne allemande visant à ramasser des jeunes pour aider les forces allemandes. Au début de février 1943, on a ordonné au maire de son village de fournir une liste de jeunes hommes nés dans les années 1920 à 1924 et d'envoyer ces jeunes à Snyatyn, ce qu'il a fait. Parmi ceux qui ont été envoyés à Snyatyn se trouvait M. Odynsky. À cet endroit, lui et quatre autres jeunes de Beleluja ont été choisis parmi un grand nombre d'autres et on leur a dit qu'ils devaient servir dans les forces armées allemandes. On leur a permis de retourner chez eux, mais avec l'ordre de se présenter quelques jours plus tard, le 10 février, à Kolomyja. S'ils ne revenaient pas comme on leur en donnait l'ordre, ils seraient arrêtés.
Les cinq jeunes hommes de Beleluja qui avaient été choisis sont retournés à leur village. Ils ne se sont pas présentés le 10 février, contrairement à l'ordre qu'on leur avait donné. Ils se sont cachés dans les champs environnants et dans le village. En avril, la Gestapo, avec la police locale, est venue au village à la recherche de ceux qui ne s'étaient pas présentés en février comme ils en avaient reçu l'ordre. La Gestapo a annoncé que, si les jeunes hommes ne se présentaient pas au village dans un court délai, leurs familles seraient déportées.
M. Odynsky et les autres se sont rendus. Ils ont été emmenés à Snyatyn en chariot et menacés de mort au cas où ils tenteraient encore de s'échapper. Après deux semaines dans la prison locale, ils ont été emmenés à Kolomyja où ils ont été emprisonnés deux autres semaines. On les a menacés de mort pour avoir déserté en ne se présentant pas comme ils en avaient reçu l'ordre, mais un avocat local, intervenant en leur faveur, a réussi à faire lever cette menace. Ils ont été épargnés, mais on les a avertis que toute tentative d'évasion serait punie de mort s'ils étaient pris, ou, s'ils n'étaient pas pris, que leurs familles seraient envoyées dans des camps de concentration.
[21] Un peu plus tard, M. Odynsky a été, avec d’autres, envoyé dans un camp d’entraînement situé à Trawniki, dans l’est de la Pologne, sous la surveillance de la Schutz‑Staffel, mieux connue sous le nom de SS. La terreur de la SS s’est exercée de multiples manières dans l’Europe occupée par les nazis. Toutefois, le traitement qu’elle a réservé aux Juifs demeurera ancré dans les mémoires aussi longtemps que d’honnêtes gens s’en souviendront.
[22] À Trawniki, la SS avait non seulement un camp d’entraînement, mais aussi un camp de travail forcé. Y étaient emprisonnés des Juifs contraints de confectionner, pour les forces allemandes, des vêtements et divers types d’articles.
[23] Après quelques semaines d’instruction de base au camp de Trawniki, M. Odynsky et d’autres conscrits ont été envoyés à Poniatowa, comme gardes près de l’enceinte du camp de travail forcé administré par la SS. Les prisonniers du camp de Poniatowa étaient des Juifs provenant essentiellement du ghetto de Varsovie qui étaient contraints de fabriquer des uniformes et divers autres articles sous la direction d’entreprises civiles allemandes, de la SS et des forces armées nazies.
[24] En une seule journée, à l’automne de 1943, la police allemande et la SS ont mis à mort 15 000 hommes, femmes et enfants internés au camp de Poniatowa. C’est comme si, en une seule journée, on assassinait tous les hommes, femmes et enfants vivant à Edmundston (Nouveau‑Brunswick), Baie‑Comeau (Québec), Fort Érié (Ontario), Portage la Prairie (Manitoba), Yorkton (Saskatchewan) ou Prince‑Rupert (Colombie‑Britannique).
[25] Voici en quels termes, aux paragraphes 36 et 201 du Renvoi relatif à M. Odynsky, la Cour fédérale a décrit cette funeste journée :
À l'automne de 1943, le camp de travail forcé de Poniatowa a cessé de fonctionner de manière soudaine. Le 3 ou le 4 novembre 1943, les hommes de Trawniki ont été consignés en soirée et on ne leur a permis de sortir que tard le lendemain. En moins d'une journée, la police allemande et les forces SS, y compris, semble‑t‑il, quelques membres des Einsatzgruppen ou unités d'exécution commandées par la SS, ont fait marcher les prisonniers, hommes, femmes et enfants, jusqu'à de grandes tranchées à l'extérieur du camp principal. Les prisonniers avaient été forcés auparavant de creuser ces tranchées, qui devaient servir d'ouvrages défensifs pour le camp. Lorsque les prisonniers étaient rendus aux tranchées, on leur ordonnait de se déshabiller et de descendre nus dans les tranchées, où ils étaient ensuite abattus.
[…]
[...] [après cela] il n'y avait plus trace des prisonniers ou de leurs familles au camp. Quelques‑uns avaient été épargnés et on leur a ordonné de brûler les cadavres; par suite de leur refus, ils ont été également exécutés.
[26] Quel a été, dans tout cela, le rôle de M. Odynsky? La Cour fédérale a, sur ce point, recueilli le témoignage de M. Odynsky, de certains qui avaient été gardiens à la Siedlung, et de trois hommes se trouvant à Poniatowa à l’époque. Selon ces témoignages, M. Odynsky n’a pas été gardien au camp de Poniatowa. Il était plutôt gardien à environ un kilomètre de là, dans une zone appelée la Siedlung. La Siedlung comprenait des blocs appartements occupés par certains prisonniers bénéficiant d’un régime de faveur, et par des civils allemands assurant la supervision des usines. M. Odynsky effectuait des rondes de surveillance et assurait la garde du périmètre de la Siedlung, contrôlant les prisonniers qui, chaque matin, quittaient le camp de Poniatowa pour revenir la nuit tombée à la Siedlung après une journée de travail forcé.
[27] M. Odynsky n’a pour sa part joué aucun rôle dans le massacre perpétré à Poniatowa. Selon la Cour fédérale (aux paragraphes 36, 37 et 38) :
Le 3 ou le 4 novembre 1943, les hommes de Trawniki ont été consignés en soirée et on ne leur a permis de sortir que tard le lendemain […]
Selon son témoignage, M. Odynsky avait vu les prisonniers rassemblés et emmenés à pied de la Siedlung, il avait entendu des coups de feu toute la journée et un officier ukrainien lui avait dit que les Allemands exécutaient des Juifs. Lorsque lui et ses compagnons ont été autorisés à sortir de leur quartier, il n'y avait plus de travailleurs juifs à Poniatowa, que ce soit à la Siedlung ou au camp principal […]
Il n’y a pas de preuve que M. Odynsky ait eu des contacts prolongés avec des prisonniers-travailleurs juifs à Poniatowa ou qu'il ait assuré leur garde, si ce n'est pour la garde du périmètre de la Siedlung. Il n'y a pas de preuve que lui ou l'un de ses compagnons ukrainiens de la Siedlung ait eu une participation quelconque dans l'Opération Erntefest, ou dans le massacre ultérieur de ceux qui avaient été épargnés en vue de brûler les cadavres.
[28] Il importe de souligner que, dans le Renvoi relatif à M. Odynsky (au paragraphe 111), la Cour fédérale conclut « qu’il n’a pas été présenté de preuve à la Cour concernant une activité particulière de M. Odynsky que l’on pourrait qualifier de brutale ou criminelle, ou constituant une menace directe pour quiconque ». En ce qui concerne notamment le temps qu’il a passé à Trawniki et Poniatowa, « [i]l n’y a pas eu de preuve, à l’instruction, que M. Odynsky ait participé personnellement à un incident à l’occasion duquel des prisonniers ou d’autres personnes auraient fait l’objet de mauvais traitements » (au paragraphe 207).
[29] Pendant les deux années qui suivirent le massacre de Poniatowa, M. Odynsky était affecté à la garde des installations afin de les protéger contre les attaques des partisans, après quoi il a été versé dans une unité de garde SS, le bataillon Streibel.
[30] Selon la Cour fédérale (au paragraphe 206), le service accompli par M. Odynsky en temps de guerre n’avait rien de volontaire :
À mon avis, il n'y a pas de doute que le service de M. Odynsky à Trawniki et à Poniatowa, et même dans le Bataillon Streibel de la SS, n'était pas volontaire. On a fait valoir pour le demandeur qu'à un certain moment en 1944 ou en 1945, avec l'avance des forces russes, il n'a pas fait d'efforts pour s'échapper ou simplement pour rester absent sans permission, de sorte que son service continu devrait être considéré comme volontaire. Il croit qu'il aurait été fusillé s'il avait été capturé après s'être enfui et qu'il aurait mis sa famille en péril, du moins aussi longtemps que les forces allemandes occupaient l'Ukraine occidentale. On n'a pas présenté de preuve au sujet du moment précis à partir duquel son service pourrait être considéré comme volontaire et je suis persuadé qu'il a continué à être involontaire jusqu'à la fin de la guerre.
[31] La Cour fédérale ajoute (au paragraphe 107) que « s’il [le défendeur] ne s’est jamais évadé, c’est qu’il savait que des tentatives d’évasion infructueuses entraîneraient sa mort ou un châtiment sévère et que, s’il parvenait à s’évader sans être repris, sa famille serait envoyée dans un camp de concentration ou connaîtrait un sort plus terrible encore ».
[32] À l’issue de la guerre, M. Odynsky est parti vers l’ouest, atteignant une région de l’Allemagne occupée par les forces américaines. Il a été cantonné dans un camp américain pour prisonniers de guerre puis, après en être relâché, s’est rendu dans un camp où s’assemblaient ceux qui ne souhaitaient pas retourner en Ukraine, qui était maintenant sous occupation soviétique. Peu de temps après, il s’est rendu dans un autre camp de personnes déplacées. L’administration de ce camp fut reprise par l’Organisation internationale pour les réfugiés, chargée d’aider les personnes déplacées à se rétablir dans des pays autres que leur pays d’origine. C’est là qu’en 1948, M. Odynsky a appris que le Canada cherchait des ouvriers pour les mines et le travail agricole. Il décida d’émigrer au Canada.
[33] Il déposa une demande d’immigration au Canada. Sa demande fut accueillie et il arriva au Canada en 1949. Plus tard, M. Odynsky et son épouse se sont installés à Toronto où, au sein de la communauté ukrainienne, ils ont fondé un foyer et vécu en famille avec les trois enfants qu’ils ont eus. Ils ont acquis la citoyenneté canadienne en 1955. Dans le dossier de la demande produite à la Cour fédérale, des éléments de preuve indiquent que depuis son arrivée ici, M. Odynsky s’est toujours comporté en bon citoyen.
[34] Dans le Renvoi relatif à M. Odynsky (au paragraphe 227), la Cour fédérale a conclu que M. Odynsky, lorsqu’il a émigré au Canada et de nouveau lorsqu’il a sollicité la citoyenneté canadienne, n’a pas répondu de manière exacte aux questions qui lui étaient posées concernant ses activités pendant la guerre :
La Cour juge, en fonction de la prépondérance des probabilités dans l'examen de certaines questions de fait importantes, que le défendeur, Wasyl Odynsky, a été admis au Canada en vue de la résidence permanente en juillet 1949 sur le fondement d'un visa obtenu au moyen d'une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels. Par la suite, il a acquis la citoyenneté en 1955; or, ayant été admis au Canada sur ce fondement, il est réputé, par le paragraphe 10(2) de la Loi, avoir acquis la citoyenneté par fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels.
[35] Avant de clore l’exposé de ses motifs, la Cour fédérale a ajouté, au paragraphe 225 du Renvoi relatif à M. Odynsky, l’observation suivante :
Dans l'examen de tout rapport qu'il peut établir à l'intention du gouverneur en conseil au sujet de M. Odynsky en vertu du paragraphe 10(1) de la Loi, le ministre pourra juger utile de prendre en compte les facteurs suivants :
1) sur le fondement de la preuve dont je suis saisi, je conclus que M. Odynsky ne s'est pas joint volontairement aux forces auxiliaires de la SS ni n'a servi volontairement dans ces forces à Trawniki ou à Poniatowa, ou par la suite dans le Bataillon Streibel;
2) il n'y a pas eu de preuve que M. Odynsky ait participé à un incident où l'on pourrait voir une faute de sa part à l'endroit de détenus‑travailleurs forcés ou de toute autre personne;
3) on n'a présenté aucune preuve d'une faute quelconque de M. Odynsky depuis son arrivée au Canada, il y a plus de 50 ans;
4) les témoignages quant à sa moralité présentés par certaines personnes qui l'ont connu au Canada, non contestés à l'instruction, ont fait l'éloge de sa bonne moralité et ont reflété sa position dans son église et dans la communauté ukrainienne à Toronto.
b) M. Katriuk
[36] Lorsqu’a éclaté la Seconde Guerre mondiale, M. Katriuk travaillait chez un boucher dans la région de la Bucovine, qui faisait alors partie de la Roumanie. En 1939, les troupes de l’Union soviétique occupaient la Bucovine. En juin 1941, l’Allemagne a envahi et occupé la région.
[37] M. Katriuk est d’origine ukrainienne. À l’automne de 1941, avec de nombreux compatriotes ukrainiens de la Bucovine, il s’engagea dans une unité de volontaires. Cette unité gagna à pied l’Ukraine. Elle arriva à Kiev, mais la ville était déjà envahie par les nazis. Peu après, l’armée allemande forma de nouveaux bataillons et M. Katriuk est devenu membre de l’un de ceux‑ci.
[38] Cet engagement a‑t‑il été, de la part de M. Katriuk, volontaire? D’après les motifs exposés par la Cour fédérale dans le cadre du Renvoi relatif à M. Katriuk (au paragraphe 73), les preuves à cet égard ne sont pas claires. Selon la Cour fédérale, M. Katriuk n’a pas été, sur ce point, « tout à fait sincère ». Au vu des preuves produites, la Cour a évoqué plusieurs scénarios possibles. M. Katriuk avait peut‑être espéré bénéficier de meilleures conditions de vie. Peut‑être avait‑il cherché à éviter la faim. Peut‑être avait‑il, comme d’autres Ukrainiens, préféré les Allemands aux Soviétiques qui, les premiers, avaient occupé l’Ukraine. Quoi qu’il en soit, M. Katriuk n’avait pas été, selon la Cour fédérale, motivé par un sentiment particulier d’animosité.
[39] En tant que membre de ce bataillon, M. Katriuk a été posté dans des régions telles que la Biélorussie, pour lutter contre les attaques et le sabotage auxquels se livraient les partisans locaux, et pour participer à des activités de maintien de l’ordre.
[40] Dans le cadre du Renvoi relatif à M. Katriuk, M. Katriuk a tenté de présenter sous un jour favorable son activité au sein du bataillon. Il a indiqué dans son témoignage n’avoir jamais pris part, en Biélorussie, à d’importantes opérations militaires. La Cour fédérale a rejeté son témoignage à cet égard (aux paragraphes 51 et 66), estimant qu’il avait « certainement combattu les partisans ennemis » et « doit au moins avoir participé à certaines opérations ». Cela dit, on ne sait pas très bien à quelles opérations il aurait participé au juste. La Cour fédérale relève (au paragraphe 72) qu’en quittant son bataillon, M. Katriuk aurait peut-être été fusillé.
[41] Le bataillon de M. Katriuk a commis contre la population civile de Biélorussie des atrocités et des crimes de guerre. Selon certaines preuves dont il est fait état dans le Renvoi relatif à M. Katriuk, de nombreuses personnes sans défense ont été tuées, et un grand nombre ont été contraints au travail forcé. Il est important de souligner, cependant, que compte tenu des preuves qui lui étaient soumises, la Cour fédérale (au paragraphe 67) n’était pas disposée à conclure que M. Katriuk avait personnellement pris part à ces atrocités et à ces crimes de guerre.
[42] En août 1944, son unité est amalgamée à un autre bataillon, transportée jusqu’en France et intégrée à la 30e Division grenadier des Waffen-SS. Un jour, M. Katriuk et ses camarades apprennent qu’ils devront, le jour suivant, entrer en combat contre les forces alliées. Ce soir‑là, une majorité des hommes de la Division, dont M. Katriuk, ont déserté pour joindre la Résistance française.
[43] Peu après, M. Katriuk et ses camarades participaient, sur le front français, à la lutte contre l’Allemagne. À cette époque, des officiers soviétiques sont venus leur demander de rejoindre « leur patrie ». M. Katriuk ne souhaitait pas cependant rentrer en Russie, car il craignait d’être envoyé en Sibérie.
[44] Suite aux pressions exercées du côté soviétique, M. Katriuk et certains de ses camarades ont été retirés du front, et envoyés au village de Dumblair, où on leur a dit qu’il leur faudrait rentrer en Russie. Ils pouvaient éviter d’être renvoyés en Russie uniquement s’ils se joignaient à la Légion étrangère française. C’est ce que M. Katriuk a fait. Il a donc combattu pour la France au sein de la Légion étrangère, sur le front français et sur le front italien et a été blessé au combat.
[45] Dans le Renvoi relatif à M. Katriuk, la Cour fédérale se livre à un examen approfondi des preuves en rapport avec les circonstances entourant l’immigration au Canada de M. Katriuk après la guerre. Selon la Cour, M. Katriuk est entré au Canada sous une fausse identité. Plus tard, après avoir déposé une demande de changement de nom, M. Katriuk a affirmé qu’il [traduction] « s’était réfugié en France ». Or, sa déclaration n’était pas « exacte et juste ». La Cour fédérale a donc jugé que M. Katriuk avait acquis la citoyenneté canadienne par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels.
4) Les rapports du ministre
[46] Peu de temps après le Renvoi relatif à M. Odynsky et le Renvoi relatif à M. Katriuk, le ministre a rédigé un rapport à l’intention du gouverneur en conseil. Dans le cadre de l’élaboration de ces rapports, MM. Odynsky et Katriuk ont eu la possibilité de présenter leurs observations et de faire valoir pourquoi il n’y avait pas lieu de révoquer leur citoyenneté.
[47] Le rapport du ministre au sujet de M. Odynsky comprenait une note d’accompagnement de sept pages recommandant la révocation de sa citoyenneté, reprenant les motifs du jugement exposés par la Cour dans le cadre du Renvoi relatif à M. Odynsky, et comprenant huit fichiers de correspondance et d’observations transmis par le ministère de la Justice et par M. Odynsky. Cette documentation comprenait un exposé de la politique du gouvernement canadien en matière de crimes de guerre et de criminels de guerre établis au Canada.
[48] Le rapport du ministre au sujet de M. Katriuk comprenait une note d’accompagnement de cinq pages recommandant la révocation de sa citoyenneté, reprenant les motifs de jugement exposés dans le cadre du Renvoi relatif à M. Katriuk, et dix fichiers de correspondance et d’observations transmis par le ministère de la Justice et M. Katriuk. On y trouvait, comme dans le rapport concernant M. Odynsky, une documentation comprenant notamment un exposé de la politique du gouvernement du Canada en matière de crimes de guerre et de criminels de guerre établis au Canada.
[49] Conformément au paragraphe 10(1) de la Loi, le ministre a transmis ces deux rapports au gouverneur en conseil. À peu près à la même date, et toujours conformément au paragraphe 10(1), le ministre a transmis au gouverneur en conseil deux autres rapports concernant, cette fois‑ci, MM. Oberlander et Fast. Dans ces deux autres rapports, le ministre concluait aussi à la révocation de la citoyenneté.
5) Les décisions du gouverneur en conseil
[50] Après avoir examiné ensemble les quatre rapports en question, le gouverneur en conseil a décidé qu’il y avait lieu de révoquer la citoyenneté de MM. Oberlander et Fast, mais non celle de MM. Odynsky et Katriuk.
[51] Devant la Cour, le procureur général intimé a fait valoir que cette différence au niveau du traitement de ces quatre dossiers montre bien que le gouverneur en conseil a examiné attentivement les considérations complexes se rattachant à chacune de ces affaires, et qu’il a tiré des conclusions différentes, sur le fondement des faits propres à chacune et de son pouvoir discrétionnaire.
6) Les demandes de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale
[52] L’appelante a sollicité le contrôle judiciaire des décisions du gouverneur en conseil de ne pas révoquer la citoyenneté de MM. Odynsky et Katriuk. M. Odynsky a déposé une requête en radiation de la demande de contrôle judiciaire en ce qui le concerne, invoquant le défaut de qualité pour agir de l’appelante.
[53] Le protonotaire a accueilli la requête de M. Odynsky et rejeté la demande de contrôle judiciaire : 2008 CF 146 [Ligue des droits de la personne de B’nai Brith Canada c. Canada]. L’appelante a fait appel de cette décision devant un juge de la Cour fédérale. La Cour a accueilli l’appel, estimant que si l’appelante n’avait pas un intérêt direct pour présenter la demande, peut‑être avait‑elle qualité pour agir dans l’intérêt public. La Cour a décidé que la question devrait être tranchée par le juge du fond : 2008 CF 732.
[54] La Cour fédérale, statuant sur le fond, s’est prononcée en même temps sur les deux demandes de contrôle judiciaire présentées par l’appelante. Selon la Cour, l’appelante ne pouvait pas débattre de nouveau la question déjà tranchée par la juge des requêtes portant que l’appelante n’avait pas un intérêt direct pour présenter la demande de contrôle judiciaire : 2009 CF 647, [2010] 3 R.C.F. 395, au paragraphe 9. La Cour fédérale a jugé cependant (aux paragraphes 11 à 17), que l’appelante avait qualité pour agir dans l’intérêt public. Enfin, ainsi que nous l’avons vu ci‑dessus aux paragraphes 6 et 7, la Cour fédérale, se prononçant sur le fond, a rejeté les demandes de contrôle judiciaire en question. L’appelante interjette appel de ces jugements devant notre Cour.
7) Les observations des parties devant notre Cour
[55] Selon l’appelante, le gouverneur en conseil était, aux termes du paragraphe 10(1) de la Loi, tenu d’accepter les recommandations figurant dans les rapports du ministre. Le gouverneur en conseil aurait dû, en conséquence, révoquer la citoyenneté de MM. Odynsky et Katriuk. L’appelante fait subsidiairement valoir que s’il était loisible au gouverneur en conseil de s’écarter des recommandations figurant dans les rapports du ministre, celui-ci a exercé son pouvoir discrétionnaire de manière déraisonnable. Enfin selon l’appelante, l’équité procédurale exigeait que le gouverneur en conseil prenne connaissance des observations que l’appelante avait transmises au ministre. Elle souligne que le gouverneur en conseil a eu connaissance des observations du Congrès ukrainien canadien, mais non de celles formulées par l’appelante.
[56] Les intimés demandent à la Cour de conclure que l’appelante n’avait pas qualité pour contester les décisions du gouverneur en conseil. Ils estiment que, selon l’interprétation qu’il convient de lui donner, le paragraphe 10(1) de la Loi confère au gouverneur en conseil le pouvoir de rejeter les recommandations du ministre et que sa décision de le faire constitue un exercice raisonnable de son pouvoir discrétionnaire. Les intimés font en outre valoir que le gouverneur en conseil n’avait envers l’appelante aucune obligation d’équité procédurale, et qu’il n’était aucunement tenu de prendre connaissance des observations que l’appelante avait transmises au ministre et d’en tenir compte.
C. Analyse
1) L’appelante avait‑elle qualité pour présenter les demandes de contrôle judiciaire en question?
a) L’intérêt direct pour agir
[57] L’appelante invoque un intérêt direct pour solliciter le contrôle judiciaire des décisions du gouverneur en conseil, faisant valoir qu’elle est « directement touché[e] » au sens du paragraphe 18.1(1) [édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5] de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F‑7 [art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14)]. Aux termes de cette disposition, une demande de contrôle judiciaire peut être présentée par quiconque est « directement touché ».
[58] Mais l’appelante n’est pas en fait « directement touchée ». Afin d’être « directement touchée » par les décisions du gouverneur en conseil, il faudrait que les décisions en question aient affecté ses droits, lui aient imposé en droit des obligations, ou lui aient porté préjudice : La compagnie Rothmans de Pall Mall Canada Limitée c. Le Ministre du Revenu national (No 1), [1976] 2 C.F. 500 (C.A.); Irving Shipbuilding Inc. c. Canada (Procureur général), 2009 CAF 116, [2010] 2 R.C.F. 488. En l’espèce, aucune preuve ne donne à penser que l’appelante est ainsi touchée. Je fais miens les propos du juge des requêtes (2008 CF 732, au paragraphe 26) :
[traduction] Il ne fait aucun doute que l’appelante et les familles qu’elle affirme représenter s’intéressent de très près à la procédure de révocation de la citoyenneté de M. Odynsky, et à ses états de service en tant que garde affecté au périmètre de la Siedlung au camp de travail de Poniatowa en Pologne sous l’occupation nazie, et qu’elle s’en soucie au plus haut point. L’intérêt qu’elle porte à cette affaire ne signifie cependant pas que les droits de la demanderesse, ou de ceux qu’elle représente, ont été affectés ou atteints par la décision de ne pas révoquer la citoyenneté de M. Odynsky. Son intérêt vise, plutôt, à redresser le tort qui découle, selon elle, de la non‑révocation de la citoyenneté de M. Odynsky, ou à défendre un principe.
b) Qualité pour agir dans l’intérêt public
[59] L’appelante fait subsidiairement valoir qu’elle a, en tant que partie représentant l’intérêt public, qualité pour contester les décisions du gouverneur en conseil. Elle prétend répondre au triple critère de reconnaissance de la qualité pour agir dans l’intérêt public établi par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Conseil canadien des Églises c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 236. Voici ce critère :
a) il y a une sérieuse question à juger;
b) la partie qui demande qu’on lui reconnaisse la qualité pour agir dans l’intérêt public possède un intérêt véritable et direct quant à l’issue du litige;
c) il n’y a aucun autre moyen raisonnable et efficace de soumettre la question à la Cour.
[60] Selon le juge des requêtes, l’appelante satisfait à ces trois conditions : 2009 CF 647, aux paragraphes 11 à 17. Le procureur général intimé ne fait pas valoir en l’espèce que la Cour fédérale a commis une erreur sur un point essentiel ou qu’elle s’est de quelque manière méprise sur la preuve dont elle disposait. Le juge des requêtes a manifestement appliqué aux faits de l’affaire les principes qui conviennent. Il n’y a donc, à cet égard, aucune raison pour que la Cour intervienne.
[61] Avant de passer à une autre question, je tiens à ajouter qu’en l’espèce la reconnaissance de la qualité pour agir dans l’intérêt public est compatible avec le souci dont la Cour suprême du Canada, pour des raisons de principe, a fait état dans l’arrêt Conseil canadien des Églises, précité. À la page 256 de cet arrêt, la Cour suprême a indiqué qu’une trop grande restriction apportée à la reconnaissance de la qualité pour agir dans l’intérêt public aurait pour effet de mettre les actes publics à l’abri des contestations. La Cour a reconnu la qualité pour agir dans l’intérêt public dans une affaire où le contraire aurait mis à l’abri de toute contestation les décisions gouvernementales et où étaient réunis les critères d’intervention dégagés dans l’arrêt Conseil canadien des Églises : Harris c. Canada, [2000] 4 C.F. 37 (C.A.).
[62] Comme dans l’affaire Harris, précitée, le souci d’éviter cette mise à l’abri systématique est en jeu en l’espèce. Les décisions du gouverneur en conseil ont été favorables à MM. Odynsky et Katriuk. Ni l’un ni l’autre n’aurait porté les décisions à l’attention de la Cour, étant donné que ces décisions ne les touchaient aucunement ni l’un ni l’autre. Comme le juge des requêtes l’a fait remarquer (au paragraphe 16), « Dans une affaire comme la présente, dans laquelle il n’y a pas eu révocation de la citoyenneté, la décision du gouverneur en conseil ne fera jamais l’objet d’un contrôle judiciaire, à moins qu’un tiers ne le demande. » Compte tenu de son expérience, de ce qu’elle sait des antécédents en ce domaine et des efforts qu’elle a déployés dans des affaires telles que celle‑ci, l’appelante était bien placée pour contester en justice la décision du gouverneur en conseil. Le fait de ne pas reconnaître à l’appelante qualité pour agir dans l’intérêt public voudrait dire que les décisions du gouverneur en conseil sont à l’abri du contrôle judiciaire. Cela n’est pas souhaitable.
2) L’interprétation du paragraphe 10(1) de la Loi : Le gouverneur en conseil avait‑il le pouvoir de rejeter les recommandations du ministre et de décider de ne pas révoquer la citoyenneté de M. Odynsky et de M. Katriuk?
[63] Le paragraphe 10(1) de la Loi dispose :
10. (1) Sous réserve du seul article 18, le gouverneur en conseil peut, lorsqu’il est convaincu, sur rapport du ministre, que l’acquisition, la conservation ou la répudiation de la citoyenneté, ou la réintégration dans celle‑ci, est intervenue sous le régime de la présente loi par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels, prendre un décret aux termes duquel l’intéressé, à compter de la date qui y est fixée: a) soit perd sa citoyenneté; b) soit est réputé ne pas avoir répudié sa citoyenneté. |
Décret en cas de fraude |
[64] Pris dans leur sens littéral, et interprétés isolément, les termes clairs de ce paragraphe fixent une limite au rôle du gouverneur en conseil. Selon cette manière d’interpréter le texte, le rôle du gouverneur en conseil se borne à prendre connaissance du rapport du ministre, à relever que la Cour fédérale a conclu que la citoyenneté a effectivement été acquise par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels et à fixer la date à laquelle l’intéressé cessera d’être citoyen. Selon cette démarche interprétative, le gouverneur en conseil ne fait que fixer la date de révocation de la citoyenneté. C’est la thèse que l’appelante nous demande de retenir.
[65] Le procureur général intimé, auquel se joignent en cela MM. Odynsky et Katriuk, a exprimé sur ce point son désaccord. Selon le procureur général, une telle interprétation littérale du paragraphe 10(1) limiterait le rôle du gouverneur en conseil à [traduction] « approuver la recommandation machinalement ». Sa seule tâche consisterait alors à choisir, dans le calendrier, la date de révocation de la citoyenneté. Selon le procureur général, un tel résultat ne pouvait être celui qu’avait envisagé le législateur lorsqu’il a institué cette procédure de révocation de la citoyenneté.
[66] Le juge des requêtes s’est sur ce point prononcé dans le même sens que le procureur général. Il a souligné (au paragraphe 31) que, selon une interprétation littérale du paragraphe 10(1) de la Loi, « Il est vrai que la constatation de l’existence de fausses déclarations sur des faits essentiels constitue la seule condition préalable à la prise d’une décision de révocation. » Selon lui, cependant (là encore au paragraphe 31), « il ne s’ensuit pas nécessairement que le ministre ou le gouverneur en conseil ne peuvent pas tenir compte des autres facteurs ». Puis (au paragraphe 32), il ajoute que le contexte législatif étaye la thèse voulant que le pouvoir conféré au gouverneur en conseil par le paragraphe 10(1) soit « davantage qu’une simple formalité » et que le gouverneur en conseil « dispose d’un vaste pouvoir discrétionnaire » l’autorisant à revoir la recommandation du ministre de révoquer la citoyenneté.
[67] Je suis d’accord avec le juge des requêtes sur de nombreux motifs de son jugement. J’en citerai notamment six à l’appui de cette conclusion.
– I –
[68] Le juge des requêtes a eu raison de ne pas s’en tenir à une interprétation littérale du paragraphe 10(1) mais d’examiner cette disposition à la lumière de son contexte et de l’objet de la Loi.
[69] Le sens littéral d’une disposition législative est manifestement important. C’est le point de départ de toute interprétation, mais on ne peut pas s’en tenir là.
[70] La Cour suprême a, à de multiples reprises, rappelé qu’on ne saurait donner d’une disposition une interprétation purement littérale en ne retenant que le sens des mots tel que nous l’offrent les dictionnaires. La disposition ne peut pas être interprétée isolément, sans tenir compte des autres dispositions du texte et d’autres lois applicables et sans tenir compte non plus de l’objet même du texte ou de l’intention du législateur. Voir Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, au paragraphe 23; Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559, aux paragraphes 26 et 27.
[71] Ainsi que nous le verrons ci‑dessous, l’examen du contexte et de l’économie de la Loi sur la citoyenneté confirme que le législateur a entendu reconnaître au gouverneur en conseil un rôle dépassant de beaucoup la simple tâche consistant à fixer la date de la révocation.
– II –
[72] Si, dans la tâche que lui confie le paragraphe 10(1), le gouverneur en conseil devait simplement fixer la date, il ne serait pas nécessaire pour lui de prendre connaissance du rapport officiel que le ministre lui transmet conformément au paragraphe 10(1). Un simple avis suffirait.
[73] L’obligation d’établir un rapport veut dire que le législateur a entendu confier au gouverneur en conseil un rôle plus large. Selon le juge des requêtes (au paragraphe 35), « On voit mal à quoi servirait le rapport du ministre au gouverneur en conseil » s’il devait simplement fixer une date.
– III –
[74] Le contexte législatif dans lequel s’inscrit le rapport du ministre doit également être pris en compte. Ce rapport n’est pas un rapport ordinaire, mais le fruit d’un processus long et assez complexe. Aux termes du paragraphe 10(1), avant que le rapport soit transmis au gouverneur en conseil, l’intéressé doit en être avisé et avoir la possibilité de demander que l’affaire soit renvoyée en Cour fédérale. Une telle démarche donne à penser que le rapport du ministre doit être fonction et tributaire des conclusions de fait auxquelles la Cour fédérale est parvenue dans le cadre du renvoi, ainsi que de diverses autres questions soulevées par l’intéressé.
[75] Peut‑on raisonnablement croire que le législateur aurait prévu l’envoi au gouverneur en conseil d’un tel rapport, lequel est fonction et tributaire de renseignements recueillis dans le cadre de procédures longues et complexes, si la tâche du gouverneur en conseil ne devait alors consister qu’à fixer une date? Je ne le pense pas. Il aurait fallu, pour qu’il en soit ainsi, que le législateur l’exprime en termes plus clairs.
– IV –
[76] Pour préciser la portée d’un pouvoir discrétionnaire, il est parfois utile de se pencher sur la nature de l’entité à qui ce pouvoir discrétionnaire est reconnu. Aux termes du paragraphe 10(1), c’est au gouverneur en conseil que le législateur a confié le soin de recevoir le rapport.
[77] Selon le paragraphe 35(1) de la Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I‑21, le « gouverneur en conseil » est le « gouverneur général du Canada agissant sur l’avis ou sur l’avis et avec le consentement du Conseil privé de la Reine pour le Canada ou conjointement avec celui‑ci ». Voir également la Loi constitutionnelle de 1867 [30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5]], articles 11 et 13. Tous les ministres fédéraux, et non seulement le ministre de la Citoyenneté, sont membres en exercice du Conseil privé de la Reine pour le Canada. Ils siègent au sein d’un organisme connu sous le nom de Cabinet. Le Cabinet est [traduction] « dans une mesure hors du commun, l’organe supérieur de coordination des intérêts provinciaux, régionaux, religieux, raciaux et autres propres à l’ensemble de la nation » et par convention, cet organisme tente d’assurer la représentation des divers groupes géographiques, linguistiques, religieux et ethniques : Norman Ward, Dawson’s The Government of Canada, 6e éd., Toronto, University of Toronto, 1987, aux pages 203 et 204; Richard French, « The Privy Council Office: Support for Cabinet Decision Making » dans Richard Schultz, Orest M. Kruhlak et John C. Terry, dir., The Canadian Political Process, 3e éd., Toronto Press : Holt, Rinehart and Winston of Canada, 1979, aux pages 363 à 394.
[78] En pratique, cela veut dire qu’une loi qui confère au gouverneur en conseil un pouvoir de décision suppose une décision du Cabinet, c’est‑à‑dire d’une entité au sein de laquelle la politique générale de l’État est débattue de multiples points de vue représentant les divers intérêts des groupes qui composent le gouvernement.
[79] Le législateur a‑t‑il vraiment voulu qu’aux termes du paragraphe 10(1), cet organisme ait uniquement pour tâche de fixer une date? Ou le législateur n’a‑t‑il pas entendu confier à cet organisme la tâche d’examiner l’ensemble de la situation, telle qu’exposée dans le rapport du ministre, et de se prononcer sur le fond en décidant de l’opportunité de révoquer la citoyenneté? Compte tenu de l’économie de la Loi en question, et du fait que c’est au gouverneur en conseil qu’appartient la décision finale, cette deuxième hypothèse me paraît plus vraisemblable.
– V –
[80] La révocation de la citoyenneté est une chose grave. La citoyenneté canadienne reconnaît aux Canadiens un certain nombre de droits, dont certains revêtent une importance telle qu’ils sont garantis par la Constitution. Citons, à cet égard, le droit de vote, garanti par l’article 3 de la Charte [Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] et le droit de demeurer au Canada, d’y entrer et d’en sortir, garanti par l’article 6 de la Charte. Compte tenu des conséquences d’une révocation de la citoyenneté, on comprend fort bien que le législateur ait opté pour un régime prévoyant une enquête factuelle confiée aux tribunaux, une recommandation formulée par le ministre, et puis, en fin de processus, un examen approfondi mené par un organisme élargi représentant tous les groupes et tous les points de vue rassemblés dans le gouvernement.
– VI –
[81] Rappelons que la Cour n’a jamais été directement saisie de la question soulevée par l’appelante quant à l’interprétation du paragraphe 10(1). Une certaine jurisprudence permet cependant de penser que le paragraphe 10(1) confère au gouverneur en conseil un large pouvoir discrétionnaire lui permettant d’examiner l’ensemble de la situation que les faits exposent et de rejeter, s’il y a lieu, la recommandation du ministre :
a) Dans l’arrêt Oberlander c. Canada (Procureur général), 2009 CAF 330, [2010] 4 R.C.F. 395 [Oberlander (2009)], la Cour a renvoyé au gouverneur en conseil pour examen la question de savoir si la contrainte permettait, aux termes de la politique du Canada en matière de crimes de guerre, de justifier le passé de M. Oberlander, à qui l’on reprochait de s’être rendu complice de crimes de guerre. Selon la Cour (au paragraphe 39), « il est essentiel que toutes les questions pertinentes soient examinées et analysées ». Cette conclusion va dans le sens de la thèse avancée par les intimés qui font valoir que le pouvoir discrétionnaire conféré au gouverneur général par le paragraphe 10(1) ne se limite pas à la fixation de la date de la révocation, mais s’étend à un examen plus général de la question de savoir si, compte tenu des circonstances, la révocation de la citoyenneté est justifiée.
b) Dans la décision Oberlander c. Canada (Procureur général), 2003 CF 944, la Cour fédérale a signalé (au paragraphe 18) que « [b]ien que les droits d’une personne soient en jeu, il y a des éléments de politique générale en cause dans la décision d’annuler la citoyenneté », et qu’il doit donc être tenu compte de ces éléments « par le plus haut organe politique du gouvernement canadien », le gouverneur en conseil. Notre Cour a infirmé la décision de la Cour fédérale, mais n’a exprimé aucun désaccord sur ce point : 2004 CAF 213, [2005] 1 R.C.F. 3. Le juge des requêtes dans le cadre des affaires dont la Cour est saisie en l’espèce, a toutefois expliqué que la décision de la Cour a été influencée par une concession faite par le ministre lors de sa plaidoirie : 2008 CAF 732, aux paragraphes 40 à 44.
c) Dans la décision Bogutin, précitée, la Cour fédérale, se prononçant dans le cadre d’un renvoi, s’est livrée à un certain nombre d’observations concernant la révocation de la citoyenneté telle que prévue par la Loi. Il est clair qu’elle conçoit plus largement le rôle revenant au gouverneur en conseil (au paragraphe 113) :
En l'espèce, la Cour tire des conclusions de fait et fait rapport au ministre. Il ne s'ensuit pas que le gouverneur en conseil est de ce fait contraint d'annuler la citoyenneté de l'intimé. Le ministre doit examiner le rapport et le transmettre au gouverneur en conseil, qui doit décider s'il y a lieu ou non d'annuler la citoyenneté. En conséquence, j'applique la norme civile de preuve selon la prépondérance des probabilités, mais je dois examiner la preuve attentivement en raison des allégations graves qui doivent être établies par la preuve présentée.
d) Dans son arrêt Luitjens c. Canada (Secrétaire d’État), [1992] A.C.F. no 319 (C.A.) (QL), la Cour a précisé que le rôle de la Cour fédérale dans le cadre d’un renvoi visé par la Loi — décider s’il y a eu fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels — consistait en « une étape d’une action qui peut aboutir ou non à la révocation définitive de la citoyenneté » [au paragraphe 8]. Ces précisions laissent clairement entendre qu’il est loisible au ministre et au gouverneur en conseil de prendre en compte d’autres éléments d’appréciation. Le juge des requêtes dans les présentes affaires (au paragraphe 35) s’est exprimé comme suit au sujet de l’explication de la Cour dans l’arrêt Luitjens : « Il est difficile de concilier cette idée avec la thèse que le seul facteur qui permet de révoquer la citoyenneté a déjà fait l’objet d’une décision définitive de la part de la Cour fédérale. »
e) L’appelante n’a pu citer devant la Cour aucune décision permettant d’affirmer que le rôle du gouverneur en conseil se bornerait à fixer une date.
[82] Pour l’ensemble des motifs exposés ci‑dessus, je conclus que le législateur a, par le paragraphe 10(1), conféré au gouverneur en conseil un large pouvoir discrétionnaire lui permettant de décider de l’opportunité de révoquer la citoyenneté d’un intéressé. Le gouverneur en conseil n’est pas tenu de retenir la recommandation du ministre de révoquer la citoyenneté. Le rôle du gouverneur en conseil ne se limite pas à fixer une date.
3) La décision du gouverneur en conseil était‑elle raisonnable?
[83] Le juge des requêtes a estimé devoir se pencher sur la décision du gouverneur en conseil au regard de la norme déférente qu’est la raisonnabilité. Selon le juge des requêtes, les décisions en cause sont raisonnables (au paragraphe 44).
[84] L’appelante convient que si le gouverneur en conseil pouvait, en vertu du paragraphe 10(1) de la Loi, décider de ne pas révoquer la citoyenneté de MM. Odynsky et Katriuk, le critère de contrôle applicable à sa décision serait celui de la raisonnabilité. Selon l’appelante, le juge des requêtes a commis une erreur, car les décisions du gouverneur en conseil n’étaient en fait pas raisonnables.
[85] Suivant la norme de la raisonnabilité, il ne nous appartient pas de constater les faits, de les apprécier à nouveau ou de substituer notre propre décision à celle du gouverneur en conseil. Notre tâche consiste plutôt à nous demander si la décision du gouverneur en conseil fait partie des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (voir Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 47).
[86] Dans notre examen de l’éventail des décisions justifiables s’offrant au gouverneur en conseil, il nous faut tenir compte de la tâche du gouverneur en conseil et de tous les aspects de cette tâche. Sa tâche en l’occurrence consistait à d’examiner le dossier du ministre que celui-ci lui a présenté sous forme de rapport, et de décider si, compte tenu des circonstances, la révocation de la citoyenneté s’imposait. En cela, le paragraphe 10(1) ne propose au gouverneur en conseil aucun critère ni aucune formule à appliquer. La disposition en question laisse le gouverneur en conseil libre de faire intervenir des considérations de politique générale, mais ces considérations ne doivent aller à l’encontre ni des dispositions de la Loi ni de son objet : Thamotharem c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 198, [2008] 1 R.C.F. 385.
[87] En l’occurrence, le gouvernement du Canada a une politique en matière de crimes de guerre. Aucune des parties n’a fait valoir devant la Cour que cette politique était mauvaise ou qu’elle n’aurait pas dû être appliquée aux affaires en cause. Si, par conséquent, le gouverneur en conseil a évalué les faits exposés dans le rapport du ministre au regard de la politique du gouvernement du Canada en matière de crimes de guerre, et que les décisions prises par le gouverneur en conseil au titre du paragraphe 10(1) de la Loi sont justifiables d’un point de vue rationnel, elles doivent être tenues pour raisonnables. En d’autres termes, dans le contexte des présentes affaires, l’application rationnellement justifiable d’une politique qui était connue à l’avance et que nul n’avait contestée doit être caractéristique de la raisonnabilité définie dans l’arrêt Dunsmuir.
[88] Tant dans son rapport concernant M. Odynsky, que dans son rapport concernant M. Katriuk, le ministre a rappelé quelle était la politique du gouvernement du Canada en matière de crimes de guerre. Aucune des parties n’affirme en l’espèce que l’exposé ainsi fait ne correspond pas à cette politique. Voici en quels termes le ministre a décrit la politique en question :
[traduction] La politique du gouvernement canadien est claire : le Canada ne deviendra pas un refuge pour les personnes qui ont commis un crime de guerre, un crime contre l’humanité ou tout autre acte répréhensible, quel que soit le moment ou le lieu de leur commission.
Le gouvernement n’engage des poursuites que dans les cas où il possède une preuve de complicité ou de participation directe à des crimes de guerre ou à des crimes contre l’humanité. On peut considérer qu’une personne est complice si, tout en sachant que des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité étaient commis, elle a contribué directement ou indirectement à leur perpétration. Le fait d’être membre d’une organisation responsable d’atrocités peut, si l’organisation en question ne vise que la violence, comme un escadron de la mort, suffise pour que l’on considère qu’une personne est complice.
[89] En l’occurrence, la décision du gouverneur en conseil de ne pas révoquer la citoyenneté de M. Odynsky et de M. Katriuk est rationnellement justifiable. Il était loisible au gouverneur en conseil de conclure que les faits tels qu’exposés dans le Renvoi relatif à M. Odynsky et dans le Renvoi relatif à M. Katriuk ne comportaient aucun des trois principaux éléments de la politique du Canada en matière de crimes de guerre :
a) Participation directe ou complicité directe : La Cour fédérale n’a pas jugé que M. Odynsky et M. Katriuk avaient directement participé à des crimes de guerre ou à des crimes contre l’humanité, ou s’en étaient rendus immédiatement complices.
b) Connaissance ou concours : La Cour fédérale n’a pas jugé que M. Odynsky et M. Katriuk savaient que des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité étaient en train d’être perpétrés, et n’a pas jugé non plus qu’ils avaient concouru, directement ou indirectement, aux crimes en question.
c) Appartenance : La politique en vigueur, telle que résumée ci‑dessus, prévoit simplement, sans davantage de précisions, que l’appartenance à une organisation qui « ne vise que la violence », tel qu’un escadron de la mort, « peut suffire » à entraîner la révocation de la citoyenneté. Cette politique ne précise pas davantage les circonstances dans lesquelles la seule appartenance suffit. Conformément au paragraphe 10(1) de la Loi, tel qu’interprété ci‑dessus, la décision appartient au gouverneur en conseil qui doit se fonder sur l’objet de la Loi et la jurisprudence portant sur la question. À cet égard, la Cour a eu l’occasion de décider que bien que la simple appartenance à une organisation dont la mission consistait à perpétrer des actes de brutalité entraîne une présomption de complicité, cette présomption peut être réfutée par des preuves établissant que l’intéressé n’avait aucune connaissance des buts de l’organisation, et n’avait pas contribué, directement ou indirectement, aux crimes en question : Oberlander (2009), précité, au paragraphe 18. Compte tenu de ce qui précède, je considère que le gouverneur en conseil a tiré, sur la question de l’appartenance, une conclusion rationnellement justifiable :
i) M. Odynsky était affecté, à Poniatowa, à un peloton de gardes. Or, selon certains éléments de preuve, le gouverneur en conseil a pu conclure que l’appartenance de M. Odynsky à cette troupe n’était pas volontaire, qu’il était posté à la Siedlung, qu’il n’avait rien à voir avec ceux qui ont massacré 15 000 personnes, et qu’on l’avait notamment tenu éloigné du camp le jour où a été perpétré ce massacre. (Voir les paragraphes 26 à 31, ci‑dessus.)
ii) M. Katriuk était, pour sa part, membre à part entière de son bataillon et « doit au moins avoir participé à certaines opérations ». On ne sait pas très bien, cependant, à quelles opérations il aurait participé au juste et la Cour fédérale a relevé qu’aucun témoin n’avait pu établir de rapprochement entre M. Katriuk et les atrocités commises contre la population civile. Certes, son service dans cette unité n’était pas, comme l’avait été le service de M. Odynsky, involontaire, mais s’il avait quitté son bataillon, il aurait pu être condamné pour désertion et aurait peut‑être été fusillé. De plus, la Cour fédérale n’a pas qualifié les organisations dans lesquelles avait été versé M. Katriuk, d’organisations qui « ne vise[nt] que la violence ». (Voir les paragraphes 38 à 41, ci‑dessus.)
[90] Une autre manière d’évaluer les décisions du gouverneur en conseil au regard de la norme déférente de la raisonnabilité consiste à examiner les observations des parties, reprises à l’intention du gouverneur en conseil dans les rapports du ministre. Leur lecture permet de constater des divergences très marquées quant au poids à accorder à certains faits, quant à la manière dont la politique en vigueur devrait leur être appliquée et quant à la manière dont le gouverneur en conseil devait exercer son pouvoir discrétionnaire. Il s’agit en l’espèce d’affaires où, selon les termes employés par la Cour suprême dans l’affaire Dunsmuir, précitée, au paragraphe 47, les questions qui se posent « n’appellent pas une seule solution précise, mais peuvent plutôt donner lieu à un certain nombre de conclusions raisonnables ».
[91] Selon la norme déférente du caractère raisonnable, il ne nous appartient pas d’évaluer à nouveau la preuve examinée par le gouverneur en conseil, de débattre des questions d’interprétation soulevées au sujet de la politique en matière de crimes de guerre et substituer ensuite nos propres conclusions à celles qu’a tirées, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, le gouverneur en conseil après l’examen des faits. Les décisions du gouverneur en conseil, de ne pas révoquer la citoyenneté de M. Odynsky et de M. Katriuk sur le fondement du paragraphe 10(1) de la Loi sont justifiables au regard des faits, du droit et de la politique générale.
4) Le gouverneur en conseil aurait-il dû prendre connaissance des observations que l’appelante avait transmises au ministre?
[92] Selon l’appelante, l’équité procédurale commandait que le gouverneur en conseil prenne connaissance des observations qu’elle avait transmises au ministre. L’appelante dénonce le fait que le gouverneur en conseil a pu prendre connaissance des observations présentées au ministre par le Congrès ukrainien canadien parce que celles-ci étaient reprises dans les rapports du ministre, alors que les observations de l’appelante n’y étaient pas reprises.
[93] Étant donné l’importance des décisions pour M. Odynsky et pour M. Katriuk, c’est à bon droit que le ministre les avait invités à présenter leurs observations. Dans les observations qu’il a transmises au ministre, le conseil de M. Odynsky a fait figurer les observations du Congrès ukrainien canadien. C’est à juste titre que dans les rapports qu’il a établis, le ministre a repris l’ensemble des observations formulées au nom de MM. Odynsky et Katriuk afin d’aider le gouverneur en conseil à se prononcer. Dans les rapports en question, le ministre n’a fait figurer aucune des observations que lui avait fait parvenir l’appelante. Le gouverneur en conseil a par conséquent eu connaissance des observations du Congrès ukrainien canadien, mais il n’a pas été mis au courant de celles formulées par l’appelante.
[94] On constate, cependant, à la lecture des rapports du ministre, et plus particulièrement à la lecture de la note d’accompagnement, que le ministre a exposé au gouverneur en conseil bon nombre des points de vue et des considérations que l’appelante avait fait valoir au ministre. En réponse à une question qui lui était posée dans le cadre des plaidoiries, le conseil de l’appelante a par ailleurs confirmé que pour ce qui est de l’équité procédurale, le principal souci de l’appelante était que le gouverneur en conseil n’avait pas eu connaissance des arguments juridiques développés par l’appelante au sujet de l’interprétation qu’il convenait de donner au paragraphe 10(1). Si tant est que cela ait porté préjudice à l’appelante, le tort a été réparé car le juge des requêtes et la Cour ont examiné avec attention les arguments avancés par l’appelante et se sont prononcés à leur égard.
[95] Quoi qu’il en soit, compte tenu des questions qui étaient soumises au gouverneur en conseil, l’appelante ne saurait en l’espèce invoquer à son égard une obligation d’équité procédurale découlant du régime législatif applicable aux faits dont est saisie la Cour. Selon la common law, le gouverneur en conseil n’est pas visé par l’obligation d’équité procédurale lorsqu’il est appelé à se prononcer sur des questions faisant appel à d’importantes considérations de politique générale affectant un vaste éventail d’intérêts : Knight c. Indian Head School Division No. 19, [1990] 1 R.C.S. 653, à la page 670; Martineau c. Comité de discipline de l’Institution Matsqui, [1980] 1 R.C.S. 602; Ministre du Revenu national c. Coopers and Lybrand, [1979] 1 R.C.S. 495, à la page 504; Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of Canada et autre, [1980] 2 R.C.S. 735. Cela dit, il se peut que l’on puisse imposer une obligation d’équité procédurale lorsque les dispositions fixant des normes et des critères objectifs touchent directement les droits et privilèges d’une personne ou d’un groupe de personnes relativement restreint : David Mullan, Administrative Law, Toronto : Irwin Law, 2001, à la page 165; voir aussi Cardinal et autre c. Directeur de l’établissement Kent, [1985] 2 R.C.S. 643, à la page 653. Ainsi que nous l’avons vu aux paragraphes 57 et 58, ci‑dessus, dans le contexte des arguments développés par l’appelante sur la question de l’intérêt direct, les décisions du gouverneur en conseil ne touchent pas directement les droits et privilèges de l’appelante. Comme nous l’avons également vu aux paragraphes 63 à 79, ci‑dessus, le paragraphe 10(1) de la Loi n’impose pas au gouverneur en conseil une norme ou un critère objectif. Cette disposition laisse plutôt au gouverneur en conseil un large pouvoir discrétionnaire dont l’exercice, comme nous l’avons vu, s’inspire de la politique définie par le gouvernement du Canada en matière de crimes de guerre.
D. Décision
[96] Les intimés, le procureur général du Canada et Vladimir Katriuk, n’ont pas demandé que leur soient adjugés les dépens. L’intimé, Wasyl Odynsky, demande à la Cour de lui adjuger les dépens. J’estime que les dépens devraient suivre l’issue de son appel.
[97] Je rejetterais par conséquent les appels, adjugeant les dépens en ce qui concerne le dossier A‑365‑09, à l’intimé Wasyl Odynsky.
La juge Sharlow, J.C.A. : Je suis d’accord.
La juge Trudel, J.C.A. : Je suis d’accord.