Référence : |
Ligue des droits de la personne de B’nai Brith Canada c. Canada, 2009 CF 647, [2010] 3 R.C.F. 39 |
T-1162-07 |
T-1162-07
2009 CF 647
Ligue des droits de la personne de B’nai Brith Canada (demanderesse)
c.
Sa Majesté la Reine, le procureur général du Canada et Wasyl Odynsky (défendeurs)
Répertorié : Ligue des droits de la personne de B’nai Brith Canada c. Canada (C.F.)
Cour fédérale, juge Barnes—Toronto, 16 et 17 mars; Ottawa, 19 juin 2009.
Citoyenneté et Immigration — Statut au Canada — Citoyens — Contrôle judiciaire de la décision par laquelle la gouverneure en conseil a refusé d’exercer le pouvoir que lui confère l’art. 10 de la Loi sur la citoyenneté de révoquer la citoyenneté canadienne du défendeur, M. Odynsky — Le ministre avait transmis à M. Odynsky un avis de son intention de demander la révocation de sa citoyenneté après avoir appris que celui-ci avait omis de divulguer, lorsqu’il a immigré au Canada, le fait qu’il avait travaillé comme garde sous la direction de la SS allemande pendant la Seconde Guerre mondiale — Dans le cadre du renvoi, la Cour fédérale a conclu que M. Odynsky avait acquis sa citoyenneté au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels — Il s’agissait de savoir si la gouverneure en conseil avait commis une erreur en exerçant le pouvoir que lui confère l’art. 10 de la Loi — En mentionnant explicitement les fausses déclarations à l’art. 10 de la Loi, le législateur n’avait pas l’intention d’empêcher le gouverneur en conseil de tenir compte d’autres facteurs avant de prendre un décret révoquant la citoyenneté — Même si l’existence de fausses déclarations sur des faits essentiels constitue la seule condition préalable à la prise d’une décision de révocation, il ne s’ensuit pas nécessairement que le ministre ou le gouverneur en conseil ne peuvent pas tenir compte des autres facteurs — Le pouvoir discrétionnaire que l’art. 10 de la Loi confère au gouverneur en conseil s’étend au-delà de l’existence de fausses déclarations — Rien ne permettait de conclure que la décision de la gouverneure en conseil était déraisonnable ou qu’elle contrevenait à la Charte canadienne des droits et libertés— Demande rejetée.
Interprétation des lois — L’art. 10 de la Loi sur la citoyenneté confère au gouverneur en conseil le pouvoir discrétionnaire de révoquer la citoyenneté en cas de fraude — Même si l’art. 10 de la Loi ne confère pas un pouvoir discrétionnaire directement, il prévoit une révocation automatique de la citoyenneté qui prend effet à la date fixée par décret du gouverneur en conseil — Ce libellé permet de penser que le législateur a élargi la portée du pouvoir discrétionnaire du gouverneur en conseil en lui permettant de tenir compte d’autres facteurs que les seules fausses déclarations — La formulation facultative du législateur permet de penser que celui-ci entendait conférer au gouverneur en conseil un vaste pouvoir discrétionnaire dans l’exercice de son pouvoir de révocation.
Droit administratif — Contrôle judiciaire — Motifs — Aucune obligation d’équité n’est reconnue dans le cas du public en général; les tiers ne participent pas directement au processus de prise de décision — Dans la mesure où l’équité peut obliger un décideur à motiver sa décision, cette obligation n’existe qu’envers les personnes directement visées par la décision — La portée de l’obligation d’équité dépend des incidences de la décision sur la vie des personnes qu’elle vise.
Pratique — Parties — Qualité pour agir — La demanderesse sollicitait le contrôle judiciaire de la décision par laquelle la gouverneure en conseil a refusé d’exercer son pouvoir de révoquer la citoyenneté du défendeur, M. Odynsky — Même si la demanderesse n’avait aucun intérêt direct et qu’elle n’était pas directement touchée par la décision, elle satisfaisait au critère de l’intérêt véritable pour se faire reconnaître la qualité pour agir — Elle avait soulevé une question sérieuse d’interprétation de la loi; elle avait un intérêt légitime dans l’issue de l’affaire; la procédure représentait le seul moyen réaliste par lequel la demanderesse pouvait solliciter un jugement déclaratoire.
Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle la gouverneure en conseil a refusé d’exercer le pouvoir que lui confère l’article 10 de la Loi sur la citoyenneté de révoquer la citoyenneté canadienne du défendeur, M. Odynsky. La demanderesse affirmait que la gouverneure en conseil avait outrepassé sa compétence en tenant compte de facteurs qui débordaient le cadre de l’article 10, en particulier, en tenant compte d’éléments de preuve concernant la situation personnelle de M. Odynsky. Elle invoquait aussi l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés pour contester la décision et affirmait qu’il y avait eu un manquement à l’obligation d’équité.
Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration a appris qu’au cours de la Seconde Guerre mondiale, M. Odynsky avait travaillé comme garde dans un camp de travail forcé en Ukraine, sous la direction de la SS allemande. Le ministre craignait que M. Odynsky avait omis de divulguer ce fait lorsqu’il avait demandé d’être admis au Canada comme immigrant ayant obtenu le droit d’établissement en 1949. Le ministre a fait connaître son intention de demander la révocation de la citoyenneté canadienne de M. Odynsky en avisant celui-ci en ce sens conformément à l’article 18 de la Loi. M. Odynsky a alors demandé que l’affaire soit renvoyée à la Cour fédérale. Cette dernière a conclu que M. Odynsky avait acquis sa citoyenneté canadienne au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels. Le ministre a alors recommandé à la gouverneure en conseil la révocation de la citoyenneté de M. Odynsky.
Les questions en litige étaient celles de savoir si la demanderesse avait qualité pour agir en l’espèce et, dans l’affirmative, si la gouverneure en conseil avait commis une erreur en exerçant le pouvoir que lui confère l’article 10 de la Loi en tenant compte d’éléments autres que le fait que M. Odynsky avait acquis la citoyenneté canadienne au moyen d’une fausse déclaration sur des faits essentiels ou de l’omission de divulguer des faits essentiels; si la gouverneure en conseil était soumise à une obligation d’équité envers la demanderesse; si la décision de la gouverneure en conseil était raisonnable et si l’article 7 de la Charte s’appliquait.
Jugement : la demande doit être rejetée.
La demanderesse n’avait aucun « intérêt direct » et elle n’était pas « directement touchée » par la décision de la gouverneure en conseil au sujet de M. Odynsky. Cependant, elle avait qualité pour agir dans l’intérêt public pour les motifs suivants : il n’y avait aucun doute que la demanderesse avait soulevé une question sérieuse d’interprétation de la loi, elle avait aussi un intérêt réel dans l’issue de l’affaire parce qu’elle milite depuis longtemps en faveur de la défense des droits de la personne et au sujet de questions relatives aux crimes de guerre et, de plus, il n’y avait personne d’autre qui pourrait avoir un intérêt plus grand que la demanderesse en ce qui concerne l’issue de la présente affaire. Enfin, la présente procédure représentait le seul moyen réaliste par lequel la demanderesse pouvait solliciter un jugement déclaratoire relativement à la question d’interprétation législative qu’elle soulevait, notamment parce qu’il n’y a pas eu révocation de la citoyenneté en l’espèce et la décision de la gouverneure en conseil ne ferait jamais l’objet d’un contrôle judiciaire, à moins qu’un tiers ne le demande.
En mentionnant explicitement les fausses déclarations à l’article 10 de la Loi, le législateur n’avait pas l’intention d’empêcher le gouverneur en conseil de tenir compte d’autres facteurs avant de prendre un décret révoquant la citoyenneté. Même s’il est vrai que la constatation de l’existence de fausses déclarations sur des faits essentiels constitue la seule condition préalable à la prise d’une décision de révocation et que ce constat est à la base de tout le processus de révocation, il ne s’ensuit pas nécessairement que le ministre ou le gouverneur en conseil ne peuvent pas tenir compte des autres facteurs. Le contexte législatif étaye la thèse des défendeurs suivant laquelle le pouvoir conféré au gouverneur en conseil par l’article 10 est davantage qu’une simple formalité et suivant laquelle le gouverneur en conseil dispose d’un vaste pouvoir discrétionnaire qui lui permet de tenir compte d’autres éléments en plus des fausses déclarations. Même si l’article 10 ne confère pas un pouvoir discrétionnaire directement en utilisant le mot « peut », il prévoit une révocation automatique de la citoyenneté qui prend effet à la date fixée par décret du gouverneur en conseil. Ce libellé permet de penser que le législateur a élargi la portée du pouvoir discrétionnaire du gouverneur en conseil en lui permettant de tenir compte d’autres facteurs que les seules fausses déclarations. Eu égard à l’ensemble du contexte de l’article 10, cette formulation facultative permet de penser que le législateur entendait conférer au gouverneur en conseil un vaste pouvoir discrétionnaire dans l’exercice de son pouvoir de révocation. En exigeant, à l’article 10, que l’on conclut à l’existence de fausses déclarations, le législateur n’avait pas l’intention de soustraire d’autres facteurs à l’examen du gouverneur en conseil lorsque ce dernier exerce son pouvoir discrétionnaire. Le législateur a plutôt fait ressortir ce facteur pour s’assurer que la citoyenneté ne soit révoquée que lorsque cette condition préalable est d’abord remplie.
Aucune obligation d’équité n’est reconnue dans le cas du public en général. Dans la mesure où l’équité peut obliger un décideur à motiver sa décision, cette obligation n’existe qu’envers les personnes directement visées par la décision. La portée de l’obligation d’équité, y compris l’obligation de motiver la décision, dépend de l’importance ou des incidences de la décision sur la vie des personnes qu’elle vise. On ne peut donc pas dire que l’auteur de la décision est assujetti à quelque obligation d’équité à l’égard d’un tiers qui prétend représenter l’intérêt public mais qui n’a pas participé au départ au processus de prise de décision.
Enfin, rien ne permettait par ailleurs de conclure que la décision de la gouverneure en conseil de rejeter la recommandation du ministre était déraisonnable ou qu’elle contrevenait à la Charte.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 7.
Code canadien du travail, L.R.C. (1985), ch. L-2.
Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29, art. 10, 18.
Loi sur les Lois révisées du Canada (1985), L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 40, art. 4.
Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, règle 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 2), tarif B, colonne III.
JURISPRUDENCE CITÉE
décisions appliquées :
Ligue des droits de la personne de B’nai Brith Canada c. Canada, 2008 CF 732, infirmant 2008 CF 146; Oberlander c. Canada (Procureur général), 2004 CAF 213, [2005] 1 R.C.F. 3.
décisions examinées :
Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Odynsky, 2001 CFPI 138; Oberlander c. Canada (Procureur général), 2003 CF 944; Oberlander c. Canada (Procureur général), 2008 CF 1200, [2009] 3 R.C.F. 358; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Bogutin, [1998] A.C.F. no 211 (1re inst.) (QL); Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Copeland, [1998] 2 C.F. 493 (1re inst.); Normandin c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 345, [2006] 2 R.C.F. 112; Luitjens c. Canada (Secrétaire d’État), [1992] A.C.F. no 319 (C.A.) (QL); Beothuk Data Systems Ltd., Division Seawatch c. Dean, [1998] 1 C.F. 433 (C.A.); Newfoundland Telephone Co. c. Terre-Neuve (Board of Commissioners of Public Utilities), [1992] 1 R.C.S. 623; Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817.
décisions citées :
Ministre de la Justice du Canada et autre c. Borowski, [1981] 2 R.C.S. 575; Sierra Club du Canada c. Canada (Ministre des Finances), [1999] 2 C.F. 211 (1re inst.); Conseil canadien des Églises c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 236; Harris c. Canada, [2000] 4 C.F. 37 (C.A.); Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, 329 R.N.-B. (2e) 1; Martineau et autre c. Comité de discipline des détenus de l’Institution de Matsqui, [1978] 1 R.C.S. 118; Sa Majesté du chef de la province de l’Alberta c. Commission canadienne des transports, [1978] 1 R.C.S. 61.
DOCTRINE CITÉE
Sullivan, Ruth. Sullivan on the Construction of Statutes, 5e éd. Markham, Ont. : LexisNexis Canada, 2008.
DEMANDE de contrôle judiciaire de la décision (décret C.P. 2007-804) par laquelle la gouverneure en conseil a refusé d’exercer le pouvoir que lui confère l’article 10 de la Loi sur la citoyenneté de révoquer la citoyenneté canadienne du défendeur, M. Odynsky. Demande rejetée.
ONT COMPARU
David Matas pour la demanderesse.
David Gates pour les défendeurs Sa Majesté la Reine, le procureur général du Canada.
Barbara L. Jackman pour le défendeur Wasyl Odynsky.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
David Matas, Winnipeg, pour la demanderesse.
Le sous-procureur général du Canada pour les défendeurs Sa Majesté la Reine, le procureur général du Canada.
Jackman & Associates, Toronto, pour le défendeur Wasyl Odynsky.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par
[1] Le juge Barnes : La Cour est saisie d’une demande présentée par la Ligue des droits de la personne de B’nai Brith Canada (B’nai Brith) en vue de contester la légalité du décret C.P. 2007‑804 pris par la gouverneure en conseil le 17 mai 2007. Dans cette décision, et malgré la recommandation du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le ministre), la gouverneure en conseil a refusé d’exercer le pouvoir que lui confère l’article 10 de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C‑29 (la Loi), de révoquer la citoyenneté canadienne du défendeur, Wasyl Odynsky. Cette décision est contestée par B’nai Brith au motif que la gouverneure en conseil a outrepassé sa compétence en tenant compte de facteurs qui débordaient le cadre de l’article 10 de la Loi et, en particulier, en tenant compte d’éléments de preuve concernant la situation personnelle de M. Odynsky. Suivant B’nai Brith, la seule question dont la gouverneure en conseil pouvait légitimement tenir compte était celle de savoir si M. Odynsky avait acquis la citoyenneté canadienne au moyen d’une fausse déclaration portant sur des faits essentiels. Cet argument est fondé sur le libellé de l’article 10 qui prévoit que l’intéressé perd sa citoyenneté si le gouverneur en conseil est convaincu, sur rapport du ministre, que l’acquisition de la citoyenneté est intervenue par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels. Comme la Cour fédérale a conclu de façon péremptoire que M. Odynsky a fait une fausse déclaration sur des faits essentiels dans le cadre d’une demande de renvoi présentée en vertu de l’article 18 de la Loi, B’nai Brith affirme que la gouverneure en conseil n’avait d’autre choix que de prendre un décret révoquant la citoyenneté de M. Odynsky. En outre, B’nai Brith invoque l’article 7 de la Charte [Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] pour contester la décision de la gouverneure en conseil et affirme qu’il y a eu un manquement à l’obligation d’équité.
I.Contexte
[2] À un certain moment, le ministre a appris qu’au cours de la Seconde Guerre mondiale, M. Odynsky avait travaillé comme garde au camp de travail forcé de Poniatowa, en Ukraine, sous la direction de la SS allemande. Dans ce camp, en novembre 1943, des milliers de prisonniers juifs ont été massacrés par des brigades d’exécution commandées par la SS. Le ministre craignait que M. Odynsky ait omis de divulguer ces faits lorsqu’il avait demandé d’être admis au Canada comme immigrant ayant obtenu le droit d’établissement en 1949.
[3] Le 24 septembre 1997, le ministre a fait connaître son intention de demander la révocation de la citoyenneté canadienne de M. Odynsky en avisant celui‑ci en ce sens conformément à l’article 18 de la Loi. M. Odynsky a ensuite exercé le droit que lui reconnaît l’article 18 de renvoyer l’affaire à la Cour fédérale. Le renvoi a été mis en état par le ministre le 11 décembre 1997.
[4] Le renvoi à la Cour fédérale a été instruit par le juge Andrew MacKay à la fin de 1998 et l’instruction s’est poursuivie jusqu’en août 1999 (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Odynsky, 2001 CFPI 138). Le juge MacKay a entendu le témoignage de témoins en Ukraine et à Toronto et a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que M. Odynsky avait obtenu un visa d’entrée au Canada en mentant aux autorités canadiennes lorsqu’il avait répondu aux questions qui lui avaient été posées au sujet de sa vie durant la guerre. Sur la foi de cette conclusion, le juge MacKay a déclaré, en vertu de l’article 18 de la Loi, que M. Odynsky avait acquis la citoyenneté canadienne au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels. Il a également conclu ce qui suit, aux paragraphes 225 et 226 :
Dans l’examen de tout rapport qu’il peut établir à l’intention du gouverneur en conseil au sujet de M. Odynsky en vertu du paragraphe 10(1) de la Loi, le ministre pourra juger utile de prendre en compte les facteurs suivants :
1) sur le fondement de la preuve dont je suis saisi, je conclus que M. Odynsky ne s’est pas joint volontairement aux forces auxiliaires de la SS ni n’a servi volontairement dans ces forces à Trawniki ou à Poniatowa, ou par la suite dans le Bataillon Streibel;
2) il n’y a pas eu de preuve que M. Odynsky ait participé à un incident où l’on pourrait voir une faute de sa part à l’endroit de détenus‑travailleurs forcés ou de toute autre personne;
3) on n’a présenté aucune preuve d’une faute quelconque de M. Odynsky depuis son arrivée au Canada, il y a plus de 50 ans;
4) les témoignages quant à sa moralité présentés par certaines personnes qui l’ont connu au Canada, non contestés à l’instruction, ont fait l’éloge de sa bonne moralité et ont reflété sa position dans son église et dans la communauté ukrainienne à Toronto.
Ces facteurs, s’ils peuvent être pertinents par rapport au pouvoir discrétionnaire que peuvent exercer le ministre ou le gouverneur en conseil, ne sont pas pertinents par rapport à la présente procédure.
[5] Avant de soumettre à la gouverneure en conseil le rapport prévu à l’article 10 de la Loi, le ministre a invité M. Odynsky à lui présenter d’autres observations. M. Odynsky a répondu en produisant d’abondants documents attestant sa bonne moralité et invoquant plusieurs autres circonstances atténuantes.
[6] Malgré les instances formulées par M. Odynsky, le ministre a soumis à la gouverneure en conseil un rapport dans lequel il recommandait la révocation de la citoyenneté de M. Odynsky. Voici les motifs invoqués au soutien de cette recommandation :
Avant de décider de recommander la révocation, j’ai également pesé les intérêts personnels de M. Odynsky au regard de l’intérêt public. Pour ce faire, j’ai tenu compte des questions d’intérêts personnels soulevées au nom de M. Odynsky par son avocate et par les membres de sa famille dans les annexes C, D, F, H et J jointes au présent rapport, et dans les lettres d’appui provenant d’autres Canadiens et organismes, dont les lettres qui font partie de ces annexes. J’ai conclu que l’intérêt public, qui réclame qu’il réponde de la gravité de ses fausses déclarations concernant ses activités pendant la guerre, l’emporte sur l’intérêt personnel de M. Odynsky. J’invoque les éléments suivants à l’appui de ma décision :
1. M. Odynsky a obtenu sa citoyenneté par des fausses déclarations. Le temps qu’il a passé au Canada ne devrait pas être déterminant pour décider si sa citoyenneté doit être révoquée, du moins dans un cas comme celui qui nous intéresse en l’espèce où les fausses déclarations ont fait obstacle à la recherche de renseignements au sujet des actes répréhensibles commis pendant la guerre. S’il devait l’être, cela aurait pour effet de lui permettre de profiter maintenant d’avoir, à son arrivée, fait des fausses déclarations afin de dissimuler des éléments d’une telle gravité.
2. En dépit des éléments de preuve ayant trait à la bonne moralité de M. Odynsky depuis son arrivée au Canada, le fait demeure qu’il n’aurait pas vécu au Canada comme citoyen canadien s’il avait dit la vérité lorsqu’il a demandé à émigrer vers ce pays.
3. L’intérêt personnel qu’a M. Odynsky à demeurer au Canada ne l’emporte pas sur l’intérêt public qui exige que le Canada ne soit un refuge pour les personnes complices d’atrocités ou de crimes commis pendant la guerre, et qui exige d’assurer l’intégrité du processus d’obtention de la citoyenneté canadienne. Par ailleurs, il n’est pas indiqué d’insister sur l’intérêt personnel qu’a M. Odynsky à maintenir ses liens familiaux. La révocation de citoyenneté n’aboutit pas automatiquement à l’expulsion. Les procédures relatives au renvoi ne surviennent que si je choisis de déférer le constat d’interdiction de territoire préparé par un agent d’immigration, à la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié chargée de faire enquête.
4. Les considérations relatives au régime public de soins de santé et à la protection des personnes âgées ne l’emportent pas sur la gravité des fausses déclarations faites par
M. Odynsky. Il a, grâce à ses fausses déclarations, indûment bénéficié d’une couverture médicale assurée par l’État pendant 50 ans. L’intérêt qu’a M. Odynsky à conserver les avantages de cette couverture doit céder le pas à l’intérêt public décrit précédemment.
5. L’intérêt personnel qu’a M. Odynsky à demeurer au Canada ne l’emporte pas sur l’intérêt public qui exige :
a. que le Canada ne soit un refuge pour les personnes qui ont commis des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité ou d’autres actes répréhensibles, ou qui en ont été complices, peu importe le moment ou l’endroit où ces crimes ont été commis;
b. d’assurer l’intégrité du processus d’obtention de la citoyenneté canadienne.
De plus, je conclu que le cas de M. Odynsky est toujours visé par la politique du Canada portant sur les dossiers relatifs à la Seconde Guerre mondiale même s’il a été conclu par M. le juge McKay que le service de M. Odynsky supportant l’occupant allemand n’était pas volontaire. Tel qu’il appert des représentations de l’avocate du ministère de la Justice en date du 22 novembre 2001, [traduction] « l’introduction de la présente instance n’était pas motivée uniquement par le fait que M. Odynsky faisait partie de la SS, mais aussi par le fait qu’il avait servi comme gardé armé rémunéré dans un camp de travail forcé composé principalement de prisonniers qui ont été massacrés dans le cadre de la « Solution finale ». La nature du service de M. Odynsky, à savoir volontaire ou non, n’avait aucune pertinence quant à son admissibilité au Canada en 1949. Le fait qu’il fut conclu que la prestation de ce service aurait été involontaire ne change rien au fait qu’il n’a jamais rien révélé quant à ce service lorsqu’il a demandé à entrer au Canada. [Caractères gras ajoutés.]
[7] Après avoir étudié le rapport du ministre, la gouverneure en conseil a pris le décret suivant :
Son Excellence la Gouverneure générale en conseil, ayant examiné le rapport de la ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration établi au titre de l’article 10 de la Loi sur la citoyenneté concernant la personne mentionnée à l’annexe ci‑jointe, refuse d’exercer le pouvoir conféré par l’article 10 de la Loi sur la citoyenneté à l’égard de cette personne.
C’est la décision à l’égard de laquelle B’nai Brith réclame un jugement déclaratoire ainsi que d’autres réparations sous forme de brefs de prérogative.
II. Questions en litige
[8] a) La demanderesse a‑t‑elle qualité pour agir et, dans l’affirmative, la gouverneure en conseil a‑t‑elle commis une erreur en exerçant le pouvoir que lui confère l’article 10 de la Loi en tenant compte d’éléments autres que le fait que M. Odynsky avait acquis la citoyenneté canadienne au moyen d’une fausse déclaration sur des faits essentiels ou de l’omission de divulguer des faits essentiels?
b) La gouverneure en conseil est‑elle soumise à
une obligation d’équité envers B’nai Brith?
c) La décision de la gouverneure en conseil était‑elle raisonnable?
d) L’article 7 de la Charte s’applique‑t‑il?
III. Analyse
Qualité pour agir
[9] L’argument de B’nai Brith suivant lequel elle a un « intérêt direct » ou qu’elle est « directement touchée » par la décision prise par la gouverneure en conseil au sujet de M. Odynsky est mal fondé. Cette question a été tranchée définitivement par la juge Eleanor Dawson dans un appel antérieur de l’ordonnance par laquelle un protonotaire avait rejeté sommairement une requête [2008 CF 146] dans le cadre de la présente instance (Ligue des droits de la personne de B’nai Brith Canada c. Canada, 2008 CF 732). On ne peut débattre de nouveau cette question.
[10] La juge Dawson ne s’est pas prononcée sur la question de savoir s’il convenait de reconnaître à B’nai Brith la qualité pour agir dans l’intérêt public, mais on trouve néanmoins dans sa décision une analyse très approfondie et utile des éléments de preuve et des précédents pertinents sur la question.
[11] Les parties s’entendent pour dire que la personne demandant qu’on lui reconnaisse la qualité pour agir dans l’intérêt public doit satisfaire à un critère à trois volets en démontrant, à la fois que :
i. il y a une question sérieuse à juger;
ii. le requérant a un intérêt réel et direct en ce qui concerne l’issue du procès;
iii. il n’y a pas d’autre façon raisonnable ou efficace de soumettre la question à la Cour.
Ministre de la Justice du Canada et autre c. Borowski, [1981] 2. R.C.S. 575; Sierra Club du Canada. c. Canada (Ministre des Finances), [1999] 2 C.F. 211 (1re inst.) et Conseil canadien des Églises c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 236.
[12] Il n’y a aucun doute que B’nai Brith a soulevé dans la présente instance une question sérieuse d’interprétation de la loi, et le procureur général n’a pas énergiquement soutenu le contraire. La juge Dawson était elle aussi d’avis qu’il y avait une question sérieuse qui méritait un examen plus approfondi et je ne vois aucune raison de remettre en question sa conclusion.
[13] La question de savoir si B’nai Brith a un intérêt réel ou direct dans la décision de la gouverneure en conseil est un peu plus délicate. Parce qu’elle milite depuis longtemps en faveur de la défense des droits de la personne et au sujet des questions relatives aux crimes de guerre, B’nai Brith affirme posséder des connaissances spécialisées et un intérêt suffisants pour contester ce qu’elle estime être l’interprétation illégitime de l’article 10 de la Loi.
[14] Après avoir examiné la jurisprudence applicable, et notamment les arrêts Sierra Club, précité, Conseil canadien des Églises, précité, et Harris c. Canada, [2000] 4 C.F. 37 (C.A.) et après avoir pris connaissance de l’affidavit souscrit par M. Alan Yusim, directeur de la région du MidWest de B’nai Brith, je suis convaincu que B’nai Brith satisfait au critère de l’intérêt véritable auquel elle devait répondre pour pouvoir se faire reconnaître la qualité pour agir dans l’intérêt public en l’espèce. D’ailleurs, il n’y a personne d’autre à qui je peux songer qui pourrait avoir un intérêt plus grand que B’nai Brith en ce qui concerne l’issue de la présente affaire.
[15] Habituellement, c’est la troisième condition à remplir pour se faire reconnaître la qualité pour agir dans l’intérêt public qui représente une pierre d’achoppement pour un intervenant comme B’nai Brith (Sierra Club, précité, et Conseil canadien des Églises, précité). Cette situation tient au fait que, dans la plupart des affaires concernant un différend entre l’État et un plaideur qui défend des intérêts privés, une des parties se trouvera lésée par l’issue du procès et sera presque toujours mieux placée qu’une partie qui défend l’intérêt public pour la contester. Ce n’est pas le cas en l’espèce. Il ressort d’un examen des quelques décisions publiées en matière de révocation de la citoyenneté que l’État et la personne visée ont systématiquement maintenu que le gouverneur en conseil jouit d’un vaste pouvoir discrétionnaire en vertu de l’article 10 de la Loi. Dans des affaires comme Oberlander c. Canada (Procureur général), 2003 CF 944 (Oberlander (2003)) dans laquelle la personne visée demandait le contrôle judiciaire d’une décision défavorable du gouverneur en conseil, l’option d’intervenir ne s’avère pas avantageuse pour les raisons déjà exposées par la juge Dawson dans la décision rendue auparavant dans la présente affaire, au paragraphe 64 :
[traduction] Toutefois, suivant la jurisprudence, un intervenant doit prendre les actes de procédure et le dossier tels qu’ils sont et il ne peut pas débattre de nouvelles questions litigieuses (voir, par exemple le jugement Maurice c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien) (2000), 183 F.T.R. 45 (C.F. 1re inst.). Dans l’affaire Oberlander, tant le procureur général que M. Oberlander ont tenu pour acquis que le gouverneur en conseil pouvait pondérer les intérêts personnels de l’intéressé. Le procureur général a adopté un point de vue analogue en l’espèce.
[16] Dans une affaire comme la présente dans laquelle il n’y a pas eu révocation de la citoyenneté, la décision du gouverneur en conseil ne fera jamais l’objet d’un contrôle judiciaire, à moins qu’un tiers ne le demande.
[17] Je ne retiens pas l’argument invoqué par l’avocat de M. Odynsky suivant lequel un intervenant comme B’nai Brith ne peut jamais être autorisé à contester directement l’issue d’une procédure administrative qui intéresse des plaideurs privés. La solution qui a été proposée, en l’occurrence celle d’introduire une demande entièrement distincte en vue d’obtenir un jugement déclaratoire, trahit une méconnaissance du problème que constitue le fait qu’il faudrait introduire une telle instance sur une base hypothétique, sans dossier de preuve et sans dossier à contrôler. À mon sens, la présente procédure représente le seul moyen réaliste par lequel B’nai Brith peut solliciter un jugement déclaratoire relativement à la question d’interprétation législative qu’elle soulève.
Norme de contrôle
[18] Avant d’aborder la question d’interprétation législative soulevée dans la présente demande, il est nécessaire de déterminer la norme de contrôle applicable. Cette question a été analysée à fond par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Oberlander c. Canada (Procureur général), 2004 CAF 213, [2005] 1 R.C.F. 3 (Oberlander (C.A.F.)) et, par la suite, par le juge Michael Phelan dans le jugement Oberlander c. Canada (Procureur général), 2008 CF 1200, [2009] 3 R.C.F. 358 (Oberlander (2008)), et il n’y a pas lieu de reprendre cette analyse ici. Il suffit, pour trancher le présent litige, de conclure que le champ d’application de l’article 10 de la Loi est une question de droit à juger selon la norme de la décision correcte. Quant à l’examen au fond de la décision de la gouverneure en conseil et, sous réserve, évidemment, des modifications apportées récemment aux principes applicables dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, je fais miens les propos suivants tenus par le juge Robert Décary dans l’arrêt Oberlander (C.A.F.), aux paragraphes 55 et 56 :
La présente affaire ressemble à l’affaire Suresh dans la mesure où le gouverneur en conseil a devant lui une politique gouvernementale qu’il a lui‑même établie, mais on ne peut pas dire ici qu’il existe un aspect juridique négligeable lorsqu’il s’agit de déterminer si la politique sur les crimes de guerre s’applique à un individu. À mon avis, un citoyen canadien ne devrait pas être déclaré apatride et être stigmatisé parce qu’il est soupçonné d’être un criminel de guerre à la suite d’une décision qui serait examinée selon une norme autorisant une plus grande retenue que la norme de la décision raisonnable simpliciter.
Application de la norme de contrôle
Je souscris à l’avis du juge saisi en révision lorsqu’il dit que le gouverneur en conseil n’est pas tenu de mentionner tous les éléments dont il a tenu compte avant d’arriver à sa décision et que le fait que des éléments secondaires ne sont pas mentionnés n’établit pas que ces éléments n’ont pas été pris en considération ou qu’ils ont arbitrairement été écartés. Je suis également d’accord pour dire qu’une cour de révision ne devrait pas amorcer une réévaluation de la preuve et des facteurs soumis par les parties.
Jurisprudence
[19] L’avocat du procureur général a soutenu devant moi que la question de la portée du pouvoir discrétionnaire conféré au gouverneur en conseil par l’article 10 a été réglée par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Oberlander (C.A.F.), précité, de même que dans d’autres précédents qui ont reconnu, à tout le moins implicitement, que le gouverneur en conseil dispose d’un vaste pouvoir discrétionnaire à l’étape du processus de révocation de la citoyenneté. Il est incontestable que le procureur général a adopté le point de vue, dans l’instance portant sur M. Oberlander, que le gouverneur en conseil pouvait entreprendre la tâche délicate de soupeser les politiques ainsi que les intérêts personnels de l’individu et l’intérêt public, mais je ne suis pas d’accord pour dire que la Cour a accepté sans réserve cette thèse. La Cour a plutôt estimé qu’il n’était pas nécessaire de résoudre cette question, se contentant de présumer que la position du procureur général était bien fondée (voir l’arrêt Oberlander (C.A.F.), au paragraphe 42). À cet égard, j’abonde tout à fait dans le sens de ma collègue la juge Dawson qui, saisie de l’appel interlocutoire interjeté dans la présente affaire, a interprété comme suit l’arrêt Oberlander (C.A.F.), aux paragraphes 42 à 44 :
[traduction] À mon sens, la Cour d’appel a, pour trancher l’appel dont elle était saisie, pris acte du fait que le procureur général reconnaissait la nécessité de soupeser les intérêts en jeu, sans exclure pour l’avenir d’autres arguments sur la question.
Comme il s’agit d’un cas dans lequel la Cour d’appel a expressément déclaré que sa décision reposait sur la reconnaissance, par le ministre, de cette nécessité, je ne crois pas que l’argument de la demanderesse n’ait pas la moindre chance d’être retenu en raison de l’arrêt Oberlander.
Cette façon de voir s’accorde avec les observations formulées par le juge Pratte dans l’arrêt Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Taggar, [1989] 3 C.F. 576 (C.A.), à la page 582, suivant lesquelles une décision antérieure « n’a qu’un poids limité car, à tort ou à raison, elle reposait en partie sur le fait que l’avocat du ministre a admis ».
[20] Les autres précédents pertinents ont seulement effleuré la question de la portée du pouvoir conféré au gouverneur en conseil par l’article 10, ce qui ne devrait pas trop nous surprendre, si l’on considère que, par le passé, tant le ministre que le gouverneur en conseil semblaient tenir pour acquis que la loi accordait un vaste pouvoir discrétionnaire au gouverneur en conseil. Par ailleurs, il aurait été sans intérêt que l’intéressé plaide en faveur d’un pouvoir plus restreint en se fondant uniquement sur la réponse donnée à la question des fausses déclarations. C’était la situation qui existait dans le renvoi qui a été formé dans la présente affaire, dans lequel le juge MacKay a conclu que M. Odynsky avait acquis la citoyenneté en raison d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels, c’est‑à‑dire ses activités pendant la guerre (paragraphe 221). Le juge MacKay a toutefois poursuivi en tirant plusieurs autres conclusions au sujet du degré de complicité de M. Odynsky et de sa bonne moralité. Ces facteurs, a‑t‑il précisé [au paragraphe 226], n’étaient pas pertinents quant à la question qu’il devait trancher, mais ils pouvaient « être pertinents par rapport au pouvoir discrétionnaire que peuvent exercer le ministre ou le gouverneur en conseil ».
[21] Dans la décision Oberlander (2003), le juge Luc Martineau a statué que le pouvoir que l’article 10 confère au gouverneur en conseil devait être exercé indépendamment de la conclusion tirée à l’issue du renvoi formé devant la Cour fédérale. Il a par ailleurs estimé que le gouverneur en conseil n’avait pas commis d’erreur de droit dans son examen de la politique gouvernementale relative à l’« absence de havre ». Il convient toutefois de signaler que ces conclusions avaient été tirées dans le cadre d’un débat dans lequel les deux parties s’entendaient pour dire que l’article 10 confère un vaste pouvoir discrétionnaire au gouverneur en conseil.
[22] Lorsque l’affaire Oberlander a été récemment jugée de nouveau, le juge Michael Phelan est arrivé à la même conclusion mais, là encore, dans le cadre d’un débat dans lequel les deux parties étaient d’accord au sujet de la portée du pouvoir que l’article 10 confère au gouverneur en conseil (Oberlander (2008), précité).
[23] Dans une décision antérieure rendue par la Cour dans l’affaire Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Bogutin, [1998] A.C.F. no 211 (1re inst.) (QL), le juge William McKeown a fait observer que l’alinéa 10(1)a) de la Loi sur la citoyenneté emporte la perte automatique de la citoyenneté lorsque le gouverneur en conseil est convaincu que l’intéressé a obtenu la citoyenneté en dissimulant des faits essentiels. La juge Donna McGillis a rendu une décision dans le même sens dans l’affaire Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Copeland, [1998] 2 C.F. 493 (1re inst.). Malgré ces observations, on trouve dans ces deux décisions une reconnaissance du fait que la décision rendue par la Cour fédérale sur le renvoi n’est qu’une des étapes du processus qui peut se solder ou non par la révocation de la citoyenneté. Dans aucune de ces décisions le tribunal n’a‑t‑il entrepris une analyse fouillée de la portée du mandat du gouverneur en conseil. D’ailleurs, les passages invoqués me semblent n’être que des opinions incidentes non déterminantes fondées sur une première impression.
[24] Il ressort de mon examen de la jurisprudence pertinente que la question qui m’est soumise n’a pas encore été analysée dans le cadre d’un débat contradictoire approfondi, de sorte qu’on ne dispose pas encore de décision réfléchie sur la question. Il est donc nécessaire d’examiner la portée du pouvoir que l’article 10 de la Loi confère au gouverneur en conseil.
Portée du pouvoir conféré au gouverneur en conseil par l’article 10 de la Loi
[25] La procédure prévue par la Loi pour révoquer la citoyenneté canadienne est claire1. Selon l’article 18, lorsqu’il a formé l’opinion préliminaire que l’intéressé a pu acquérir la citoyenneté canadienne par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels, le ministre ne peut poursuivre ses démarches en vue de recommander la révocation de la citoyenneté sans avoir auparavant avisé l’intéressé de son intention en ce sens. L’intéressé a alors la faculté de demander au ministre de renvoyer l’affaire à la Cour fédérale. Lorsqu’elle décide qu’il y a eu fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels, la Cour fédérale rend un jugement déclaratoire en ce sens. Le ministre peut alors soumettre au gouverneur en conseil un rapport recommandant la prise d’un décret révoquant la citoyenneté de l’intéressé. Lorsqu’il est « convaincu » que l’acquisition de la citoyenneté est intervenue par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels, le gouverneur en conseil peut prendre un décret aux termes duquel l’intéressé perd sa citoyenneté « à compter de la date qui y est fixée ».
[26] La question de savoir si l’acquisition de la citoyenneté est intervenue au moyen d’une fausse déclaration intentionnelle sur des faits essentiels ou de l’omission intentionnelle de divulguer ces faits est une question préliminaire qui est reprise tout le long du processus de révocation. Le ministre ne peut envisager la possibilité de recommander la révocation de la citoyenneté sans avoir d’abord formé une opinion sur la question. Sur demande de l’intéressé, la Cour fédérale tranche la question selon la prépondérance des probabilités et, lorsqu’elle répond par l’affirmative à la question, elle rend un jugement déclaratoire en conséquence.
[27] Sur rapport du ministre, le gouverneur en conseil doit ensuite être « convaincu » que la citoyenneté a été obtenue par fraude avant de pouvoir finalement prendre un décret révoquant la citoyenneté de l’intéressé.
[28] Il existe des raisons d’ordre pratique qui expliquent pourquoi il est nécessaire de trancher la question des fausses déclarations dans le cadre d’une audience judiciaire. En effet, cette question revêt une importance fondamentale en ce qui touche les droits de la personne visée et elle commande un examen attentif d’une masse d’éléments de preuve, de sorte qu’il est essentiel qu’elle soit soumise à un tribunal judiciaire indépendant si l’on veut qu’elle soit tranchée convenablement2. Ce n’est pas une question que le ministre ou le gouverneur en conseil est bien placé pour résoudre. Il est donc logique de dissocier cette partie du processus du reste de la procédure prévue à l’article 10.
[29] La question qui continue toutefois à se poser est celle de savoir si, en mentionnant explicitement les fausses déclarations à l’article 10, le législateur avait l’intention de soustraire tous les autres facteurs de l’examen du gouverneur en conseil dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire ou s’il cherchait seulement à signaler que ce facteur constitue une condition préalable essentielle à la prise d’un décret par le gouverneur en conseil.
[30] Le principe d’interprétation des lois à la base de l’argument de B’nai Brith est que le fait que le législateur mentionne uniquement les fausses déclarations implique nécessairement que le gouverneur en conseil ne peut tenir compte d’aucun autre facteur lorsqu’il exerce le pouvoir discrétionnaire que lui confère l’article 10. Il s’agit là, selon B’nai Brith, d’un exemple de l’application de la règle d’exclusion implicite suivant laquelle la mention par le législateur d’un élément permet de déduire qu’il a exclu les autres éléments. La Cour d’appel fédérale a analysé ce principe et ses limites dans Normandin c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 345, [2006] 2 R.C.F. 112, aux paragraphes 26 à 28, 31 et 32 :
L’argument de l’appelant en rapport avec la règle d’exclusion implicite est attrayant, mais il donne à la règle d’interprétation un absolutisme que les auteurs et la jurisprudence tout uniment ne lui reconnaissent pas.
Premièrement, cette règle d’interprétation législative, aussi connue sous le vocable « d’argument a contrario » (voir P.‑A. Côté, Interprétation des lois, 3e éd., Montréal : Éditions Thémis, 1999, à la page 423) opère de la façon suivante selon ce qu’écrit la professeure Sullivan dans Sullivan and Driedger on the Construction of Statutes, 4e éd., Toronto : Butterworths, 2002, aux pages 186 et 187 :
[traduction]
Un argument fondé sur l’exclusion implicite est recevable lorsqu’on a des raisons de croire que, si le législateur avait voulu inclure une chose particulière dans le cadre de sa mesure législative, il aurait mentionné cette chose expressément. En raison de cette attente, le fait que le législateur n’ait pas mentionné la chose permet de déduire que cette chose a été délibérément exclue. Bien que n’étant pas expresse, l’exclusion est implicite. La force de l’implication dépend de la force et de la légitimité de l’attente d’une mention expresse. Plus la raison de s’attendre à une mention expresse à une chose est bonne, plus le silence du législateur est significatif. [Je souligne.]
Mais aussi importante et utile qu’elle puisse être, cette règle d’interprétation est bien loin d’être une règle d’application ou d’interprétation générale : voir les arrêts Congrégation des Frères de l’Instruction Chrétienne c. Commissaires d’écoles (Grand’pré), [1977] 1 R.C.S. 429, à la page 435; Murray Bay Motor Co. Ltd. c. Compagnie d’Assurance Bélair, [1975] 1 R.C.S. 68, à la page 74. De fait, dans l’affaire Alimport (Empresa Cubana Importadora de Alimentos) c. Victoria Transport Ltd., [1977] 2 R.C.S. 858, à la page 862, le juge Pigeon, traitant de la règle et s’exprimant pour la Cour, écrit :
Le principe que la mention d’un cas particulier exclut l’application des autres cas non mentionnés est bien loin d’être reconnu comme une règle générale d’interprétation. Au contraire, un texte affirmatif de portée restreinte n’a pas ordinairement pour effet d’écarter l’application d’une règle générale qui existe par ailleurs. [Je souligne.]
[…]
Deuxièmement, le recours à cette règle d’interprétation législative que l’appelant invoque doit se faire avec prudence et parcimonie : voir P.‑A. Côté, Interprétation des lois, à la page 427. Sans valeur intrinsèque absolue, la règle doit être mise de côté lorsque d’autres dispositions législatives pertinentes à la question sous examen amènent à penser que son application conduirait à un résultat contraire à l’objet de la loi (voir P.‑A. Côté dans son ouvrage, à la page 429; Ternette c. Solliciteur général du Canada, [1984] 2 C.F. 486 (1re inst.)), à un résultat manifestement absurde (Congrégation des Frères de l’Instruction Chrétienne, à la page 436) ou encore mènerait à des incohérences, des illogismes ou une injustice (Nicholson c. Haldimand‑Norfolk Regional Board of Commissioners of Police, [1979] 1 R.C.S. 311, aux pages 321-322).
Bref, la règle expressio unius est exclusio alterius ne peut être utilisée pour contrecarrer l’intention législative et empêcher de lui donner effet. [traduction] « Comme tous les arguments fondés sur ces présomptions », écrit la professeure Sullivan, à la page 193 de son ouvrage, se référant à la règle, [traduction] « son poids dépend d’un éventail de facteurs contextuels et du poids des considérations concurrentes. Même si un argument relatif à l’exclusion implicite n’est pas réfuté, d’autres indicateurs de l’intention du législateur peuvent l’emporter ».
[31] À mon avis, en mentionnant explicitement les fausses déclarations à l’article 10, le législateur n’avait pas l’intention d’empêcher le gouverneur en conseil de tenir compte d’autres facteurs avant de prendre un décret révoquant la citoyenneté de l’intéressé. Il est vrai que la constatation de l’existence de fausses déclarations sur des faits essentiels constitue la seule condition préalable à la prise d’une décision de révocation et que ce constat est à la base de tout le processus de révocation. Mais il ne s’ensuit pas nécessairement que le ministre ou le gouverneur en conseil ne peuvent pas tenir compte des autres facteurs. La raison pour laquelle l’exclusion tacite ne s’applique pas en l’espèce est expliquée dans le passage suivant de l’ouvrage de la professeure Ruth Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes, 5e éd. (Markham, Ont. : LexisNexis Canada, 2008), à la page 250 :
[traduction] Il y a plusieurs façons de réfuter un argument tiré de l’exclusion implicite. Une de ces façons consiste à proposer une autre explication pour justifier le choix du législateur de mentionner expressément certaines choses et de rester muet sur d’autres. Il se peut, par exemple, que le législateur ait souhaité souligner l’importance des éléments qu’il mentionne par surcroît de précaution (ex abundanti cautela), pour s’assurer que l’on n’oublie pas les éléments qu’il mentionne. Il peut être nécessaire ou approprié de nommer explicitement certains éléments dans un contexte déterminé mais pas dans d’autres. [Renvois omis.]
Voir également les arrêts Martineau et autre c. Comité de discipline des détenus de l’Institution de Matsqui, [1978] 1 R.C.S. 118, à la page 130 et Sa Majesté du chef de la province de l’Alberta c. Commission canadienne des transports, [1978] 1 R.C.S. 61, à la page 68.
[32] En l’espèce, le contexte législatif étaye la thèse des défendeurs suivant laquelle le pouvoir conféré au gouverneur en conseil par l’article 10 est davantage qu’une simple formalité et suivant laquelle le gouverneur en conseil dispose d’un vaste pouvoir discrétionnaire qui lui permet de tenir compte d’autres éléments en plus des fausses déclarations.
[33] La façon habituelle de conférer à un décideur un pouvoir discrétionnaire dans un texte de loi est d’ajouter le mot « peut » à la disposition qui lui confère un pouvoir de décision. À l’article 10, le législateur n’emploie pas directement cette méthode mais prévoit plutôt une révocation automatique de la citoyenneté qui prend effet à la date fixée par décret du gouverneur en conseil. Bien que cette façon de conférer un pouvoir discrétionnaire soit atypique, la façon dont l’article 10 est libellé permet de penser que le législateur a élargi la portée du pouvoir discrétionnaire du gouverneur en conseil en lui permettant de tenir compte d’autres facteurs que les seules fausses déclarations. Si son intention était différente, le législateur aurait facilement pu employer en anglais une formule impérative comme « as of such date as shall be fixed by order of the Governor in Council », excluant ainsi la possibilité pour le gouverneur en conseil de ne fixer aucune date pour la révocation de la citoyenneté de l’intéressé après avoir tenu compte des facteurs pertinents. Eu égard à l’ensemble du contexte de l’article 10, cette formulation facultative permet de penser que le législateur entendait conférer au gouverneur en conseil un vaste pouvoir discrétionnaire dans l’exercice de son pouvoir de révocation.
[34] De plus, dans l’arrêt Oberlander (C.A.F.), la Cour d’appel fédérale ne tranche pas de façon concluante la question de la portée du pouvoir discrétionnaire conféré au gouverneur en conseil par l’article 10. Cet arrêt fournit plutôt certains éclaircissements au sujet d’autres aspects du processus de prise de décision qui aident à comprendre le mandat du gouverneur en conseil. Il est significatif qu’au paragraphe 40 de cet arrêt, la Cour fait observer que le rapport que le ministre soumet au gouverneur en conseil ne constitue pas un moyen par lequel on peut contester la conclusion tirée par la Cour fédérale au sujet de l’existence des fausses déclarations. Les conclusions quant à l’existence de fausses déclarations sont qualifiées de « définitives et non susceptibles d’examen » et elles ne peuvent être remises en question par le gouverneur en conseil. Cette interprétation s’accorde évidemment avec le fait que l’alinéa 18(1)b) de la Loi dispose expressément que la Cour fédérale « décide » s’il y a eu ou non des fausses déclarations. Voici, par ailleurs, comment la Cour qualifie, au paragraphe 36 de l’arrêt Oberlander (C.A.F.), le rôle du ministre, lorsqu’il établi son rapport :
L’article 10 de la Loi sur la citoyenneté exige que la ministre prépare un « rapport ». En l’absence d’une formule obligatoire que la ministre doit adopter, il faut donner à celle‑ci une grande latitude. Le mémoire de la poursuite dans l’affaire Suresh—dont le contenu n’est pas décrit dans les motifs du jugement—ne devrait pas être considéré en dehors de son contexte législatif et factuel, d’autant plus que la principale raison pour laquelle il n’a pas été accepté était qu’il n’était pas clair ni rationnel. Le juge saisi en révision a eu raison de conclure que le rapport de la ministre faisait partie des motifs du gouverneur en conseil. [Non souligné dans l’original.]
[35] On voit mal à quoi servirait le rapport du ministre au gouverneur en conseil si le seul fait pertinent dont le gouverneur en conseil peut tenir compte a déjà fait l’objet d’une décision péremptoire de la part de la Cour fédérale dans le cadre d’un renvoi. Je tiens à ajouter que, dans l’arrêt Luitiens c. Canada (Secrétaire d’État), [1992] A.C.F. no 319 (QL), la Cour d’appel fédérale avait déjà expliqué, au sujet de la conclusion concernant l’existence d’une fausse déclaration sur des faits essentiels [au paragraphe 8], qu’« [i]l ne s’agit donc que d’une étape d’une action qui peut aboutir ou non à la révocation définitive de la citoyenneté ». Il est difficile de concilier cette idée avec la thèse que le seul facteur déterminant qui permet de révoquer la citoyenneté a déjà fait l’objet d’une décision définitive de la part de la Cour fédérale. B’nai Brith a tenté de répondre à cet argument en faisant valoir que le ministre jouit du pouvoir discrétionnaire absolu de décider de l’opportunité de déférer au gouverneur en conseil la question de la révocation malgré le fait que la Cour fédérale a conclu à l’existence d’une fausse déclaration sur des faits essentiels. Ce pouvoir discrétionnaire plus large permettrait vraisemblablement au ministre de tenir compte de la situation personnelle de l’intéressé en plus des politiques gouvernementales applicables portant sur la révocation de la citoyenneté dans des situations analogues. Toutefois, ainsi que je l’ai déjà fait observer, dans l’arrêt Oberlander (C.A.F.), la Cour d’appel fédérale a signalé que, bien qu’on ne trouve pas dans la loi de disposition qui permette de penser que le ministre dispose d’un large pouvoir discrétionnaire, le ministre jouit d’une « grande latitude » en ce qui concerne le rapport qu’il soumet au gouverneur en conseil. Je doute que le législateur ait voulu accorder au ministre le pouvoir discrétionnaire absolu de renvoyer une question au gouverneur en conseil tout en privant celui‑ci de la latitude nécessaire pour examiner le bien‑fondé de la décision du ministre. L’idée que le gouverneur en conseil ne remplit qu’un rôle symbolique dans le cadre de ce processus et qu’il est obligé d’accepter la recommandation du ministre de révoquer la citoyenneté n’est pas une proposition qui m’apparaît juste et j’estime qu’elle n’est pas compatible avec l’idée que la Cour se fait de l’importance du rôle qu’exerce le ministre lorsqu’il fait rapport, ainsi que la Cour d’appel fédérale l’a expliqué dans l’arrêt Oberlander (C.A.F.).
[36] Bien que le ministre puisse fort bien jouir du pouvoir discrétionnaire de ne pas mener à terme le processus de révocation, force est de constater que, dès lors que ce processus est enclenché, on ne trouve dans le libellé de l’article 10 rien qui appuie l’argument que le pouvoir discrétionnaire du ministre est plus large que celui du gouverneur en conseil. Dès lors que la Cour fédérale a conclu que la citoyenneté a été acquise au moyen d’une fausse déclaration, la Loi ne fait aucune distinction entre le pouvoir du ministre et celui du gouverneur en conseil. Le pouvoir du gouverneur en conseil de prendre un décret est directement lié au « rapport du ministre ». Si le ministre jouit de vastes pouvoirs en ce qui concerne le rapport qu’il soumet au gouverneur en conseil, le gouverneur en conseil dispose pour sa part implicitement du pouvoir discrétionnaire de tenir compte de tout facteur pertinent avant de prendre un décret portant révocation de la citoyenneté.
[37] B’nai Brith riposte en faisant valoir que la raison pour laquelle le gouverneur en conseil doit être « convaincu » que la citoyenneté a été acquise par fraude est qu’on cherche à tenir compte des situations dans lesquelles l’intéressé ne demande pas que la question fasse l’objet d’un renvoi à la Cour fédérale. En pareil cas, le gouverneur en conseil doit tirer sa propre conclusion au sujet des fausses déclarations. Bien que cet argument soit séduisant à première vue, je crois que, si le législateur avait eu une intention aussi précise, il l’aurait probablement exprimée explicitement. Le législateur a plutôt adopté, à l’article 10, un libellé qui ne fait aucune distinction entre les deux situations évoquées. Le fait que le législateur n’a pas établi de distinction là où l’on se serait attendu qu’il en fasse donne à penser qu’il voulait conférer au gouverneur en conseil un pouvoir discrétionnaire absolu, et non pas limité.
[38] En fin de compte, à cet égard, je suis d’avis qu’en exigeant, à l’article 10 de la Loi, que l’on conclut à l’existence de fausses déclarations, le législateur n’avait pas l’intention de soustraire d’autres facteurs à l’examen du gouverneur en conseil lorsque ce dernier exerce son pouvoir discrétionnaire. Le législateur a plutôt fait ressortir ce facteur pour s’assurer que la citoyenneté ne soit révoquée que lorsque cette condition préalable est d’abord remplie.
[39] Un dernier aspect sur lequel j’aimerais m’attarder en ce qui concerne l’interprétation de l’article 10 est le fait que les défendeurs se fondent sur l’emploi du mot « peut » dans la version française. Ils affirment que la présence de ce mot confirme que le gouverneur en conseil est investi d’un vaste pouvoir discrétionnaire. Je ne crois cependant pas que je peux me fonder sur cette interprétation de la version française de cet article.
[40] Le mot « peut » a été ajouté à la version française de la Loi lors de la refonte de 1985. Or, aux termes de l’article 4 de la Loi sur les lois révisées du Canada (1985), L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 40, les lois révisées ne sont pas censées être de droit nouveau; dans leur interprétation et leur application, elles constituent une refonte du droit contenu dans les lois auxquelles elles se substituent. Il convient de signaler que la version anglaise est demeurée inchangée à la suite de la révision des lois de 1985, de sorte qu’il y a, entre le texte français et le texte anglais, une disparité qui n’existait pas auparavant. La Cour d’appel s’est penchée sur le même problème dans l’affaire Beothuk Data Systems Ltd., Division Seawatch c. Dean, [1998] 1 C.F. 433. La Cour a estimé qu’un changement de fond avait été apporté à la version française du Code canadien du travail [L.R.C. (1985), ch. L-2] lors de la révision de 1985 de sorte qu’il avait été fait illégalement et ne pouvait servir à discerner l’objectif que poursuivait le législateur lors de l’adoption des dispositions en question (aux paragraphes 43 et 44). Ce n’est que dans les cas où la même modification est apportée aux deux versions qu’on peut en conclure que la révision a été faite en vue de clarifier la loi et pour rendre le texte de la loi plus conforme à l’intention initiale du législateur.
Obligation d’équité
[41] B’nai Brith soutient que la gouverneure en conseil était assujettie envers elle à une obligation d’équité, du moins dans la mesure où elle devait motiver sa décision. Suivant B’nai Brith, cette obligation est née au moment où les intérêts de B’nai Brith comme représentant de l’intérêt public ont été connus ou pouvaient être déterminés.
[42] Cet argument est mal fondé. Aucune obligation d’équité n’est reconnue dans le cas du public en général. Dans la mesure où l’équité peut obliger un décideur à motiver sa décision, cette obligation n’existe qu’envers les personnes directement visées par la décision, ainsi que la Cour suprême du Canada l’a déclaré clairement dans des arrêts comme Newfoundland Telephone Co. c. Terre‑Neuve (Board of Commissioners of Public Utilities), [1992] 1 R.C.S. 623, à la page 636, où la Cour affirme : « Tout corps administratif […] est tenu d’agir équitablement envers les personnes assujetties à la réglementation, sur les intérêts desquelles il est appelé à statuer. »
[43] Suivant l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, il est également clair que la portée de l’obligation d’équité, y compris l’obligation de motiver la décision, dépend de l’importance ou des incidences de la décision sur la vie des personnes qu’elle vise. Au cœur de cette analyse, il faut se demander si [au paragraphe 30] « les personnes dont les intérêts étaient en jeu ont eu une occasion valable de présenter leur position pleinement et équitablement ». Compte tenu de ces principes, on ne peut pas dire que l’auteur de la décision est assujetti à quelque obligation d’équité à l’égard d’un tiers qui prétend représenter l’intérêt public mais qui n’a pas participé au départ au processus de prise de décision.
Caractère raisonnable
[44] B’nai Brith affirme de façon générale dans sa plaidoirie écrite que la décision de la gouverneure en conseil de ne pas révoquer la citoyenneté de M. Odynsky est indéfendable et qu’elle ne fait pas partie des issues raisonnable et acceptables. Il ressort toutefois du dossier que la gouverneure en conseil disposait d’abondants éléments de preuve qui faisaient état de circonstances atténuantes et qui justifiaient de faire preuve de clémence, y compris les conclusions du juge MacKay suivant lesquelles M. Odynsky n’était pas un volontaire et qu’on n’avait pas démontré qu’il avait agi de façon répréhensible envers qui que ce soit dans les camps où il avait servi. Le juge MacKay a signalé l’excellente feuille de route de M. Odynsky depuis son arrivée au Canada en 1949. Il était raisonnablement loisible à la gouverneure en conseil, au vu du présent dossier, d’écarter la recommandation de révocation de la citoyenneté que le ministre lui avait soumise, et B’nai Brith n’a pas invoqué d’arguments contraires convaincants.
Application de la Charte
[45] B’nai Brith soutient enfin que la décision de la gouverneure en conseil de ne pas révoquer la citoyenneté de M. Odynsky viole l’article 7 de la Charte et fait du Canada un complice après le fait de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. Cet argument n’a pas été repris lors des débats et il est mal fondé. Il suffit de dire que B’nai Brith n’a pas expliqué comment l’intérêt public qu’elle prétend représenter pourrait donner lieu à l’application de l’article 7. Son argument est d’ailleurs hypothétique, vu l’ensemble du dossier.
IV. Conclusion
[46] Vu ce qui précède, je suis convaincu que le pouvoir que l’article 10 de la Loi sur la citoyenneté confère à la gouverneure en conseil s’étend au‑delà de la simple vérification de l’existence de fausses déclarations et que ce pouvoir lui permet de tenir compte d’autres facteurs tels que la situation personnelle de la personne visée. En conséquence, je suis convaincu que la décision à l’examen a été prise en conformité avec le pouvoir conféré à la gouverneure en conseil par l’article 10 de la Loi. Par ailleurs, la gouverneure en conseil n’est tenue à aucune obligation d’équité envers des tiers lorsqu’elle exerce le pouvoir que lui confère l’article 10 et elle n’est pas tenue de communiquer des motifs à qui que ce soit d’autres que la personne visée. Rien ne permet par ailleurs de conclure que la décision de la gouverneure en conseil était déraisonnable ou qu’elle contrevenait à la Charte.
Dépens
[47] Aucune des parties n’a demandé que l’autre soit condamnée aux dépens. Aucuns dépens entre parties ne sont donc adjugés. M. Odynsky a droit aux dépens qui lui sont payables par B’nai Brith en vertu de la colonne III [du tarif B des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, règle 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 2)].
JUGEMENT
LA COUR rejette la demande de contrôle judiciaire et condamne B’nai Brith à payer à M. Odynsky ses dépens conformément à la colonne III.
ANNEXE
10. (1) Sous réserve du seul article 18, le gouverneur en conseil peut, lorsqu’il est convaincu, sur rapport du ministre, que l’acquisition, la conservation ou la répudiation de la citoyenneté, ou la réintégration dans celle‑ci, est intervenue sous le régime de la présente loi par fraude ou au moyen d’une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels, prendre un décret aux termes duquel l’intéressé, à compter de la date qui y est fixée :
a) soit perd sa citoyenneté;
b) soit est réputé ne pas avoir répudié sa citoyenneté.
(2) Est réputée avoir acquis la citoyenneté par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels la personne qui l’a acquise à raison d’une admission légale au Canada à titre de résident permanent obtenue par l’un de ces trois moyens.
[…]
18. (1) Le ministre ne peut procéder à l’établissement du rapport mentionné à l’article 10 sans avoir auparavant avisé l’intéressé de son intention en ce sens et sans que l’une ou l’autre des conditions suivantes ne se soit réalisée :
a) l’intéressé n’a pas, dans les trente jours suivant la date d’expédition de l’avis, demandé le renvoi de l’affaire devant la Cour;
b) la Cour, saisie de l’affaire, a décidé qu’il y avait eu fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels.
(2) L’avis prévu au paragraphe (1) doit spécifier la faculté qu’a l’intéressé, dans les trente jours suivant sa date d’expé?dition, de demander au ministre le renvoi de l’affaire devant la Cour. La communication de l’avis peut se faire par courrier recommandé envoyé à la dernière adresse connue de l’intéressé.
(3) La décision de la Cour visée au paragraphe (1) est définitive et, par dérogation à toute autre loi fédérale, non susceptible d’appel.