[2012] 1 R.C.F. 72
A-442-09
2010 CAF 167
Le Service correctionnel du Canada (représenté par le procureur général du Canada) et le procureur général du Canada (appelants)
c.
Patrick Mercier (intimé)
et
Le procureur général du Canada (appelant)
c.
Stéphane Linteau, Jean-Pierre Duclos, Pierre Thériault, Raymond Landry, Gérald Matticks, Denis Thibault, Jean Rauzon, Régis Labbée, Richard Dion, Daniel Patry, Daniel Lévesque, Claude Ranger, Jean Deschênes, Gaétan St-Germain, Stéphane Fortin, François Landcop, Benoit Guimond, Patrick Rochefort, Daniel Dusseault (intimés)
Répertorié : Mercier c. Canada (Service correctionnel)
Cour d’appel fédérale, juges Nadon, Pelletier et Trudel, J.C.A.—Ottawa, 16 mars et 21 juin 2010.
Pénitenciers — Appel à l’encontre d’une décision par laquelle la Cour fédérale a accueilli une demande de contrôle judiciaire concernant la légalité de la Directive du commissaire du Service correctionnel du Canada interdisant de fumer à l’intérieur et à l’extérieur — La Cour fédérale a conclu, entre autres, que la Directive ne respectait pas les principes énoncés aux art. 4d) et e) de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, que la Loi n’interdit pas la possession de tabac et d’articles de fumeur et que l’interdiction de fumer à l’extérieur ne pouvait être justifiée — Les intimés soutenaient notamment que la Directive entrait en conflit avec le pouvoir du gouverneur en conseil de prendre des règlements — Il s’agissait de savoir si le commissaire était légalement habilité à imposer une interdiction totale de fumer, si la Directive entrait dans les limites des pouvoirs conférés au commissaire et si les mesures qu’elle comporte étaient fondées sur la Loi et sur le Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition — Le pouvoir du gouverneur en conseil de prendre des règlements régissant les questions visées à l’art. 70 n’empêche pas la prise de directive à leur égard par le commissaire — Le libellé de l’art. 83 du Règlement renforce l’obligation prévue à l’art. 70 — Le chevauchement entre le pouvoir du commissaire d’établir des directives et le pouvoir du gouverneur en conseil de prendre des règlements était voulu par le législateur — Le commissaire était légalement habilité à établir la Directive — La Directive est de celles qui peuvent être établies en vertu de l’art. 97c) de la Loi — La Cour fédérale a substitué à tort son opinion à celle du commissaire — Appel accueilli.
Pratique — Avis de question constitutionnelle — La Cour fédérale a accueilli la demande de contrôle judiciaire concernant la légalité de la Directive du Service correctionnel du Canada — Dans le cadre du présent appel à l’encontre de cette décision, les intimés avaient soulevé des questions relatives à la Charte canadienne des droits et libertés, mais ils avaient omis de signifier un avis de question constitutionnelle en vertu de l’art. 57(1) de la Loi sur les Cours fédérales — Il s’agissait de savoir si les intimés étaient empêchés d’invoquer la Charte — Il s’agissait de savoir si la Directive pouvait être considérée comme un texte d’application au sens de l’art. 57(1) — L’art. 98(1) de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition (la Loi) prévoit que les règles établies en application de l’art. 97 de la Loi sont des directives du commissaire — En conséquence, les directives du commissaire sont des règles judiciaires au sens de l’art. 2 de la Loi d’interprétation — Un avis de question constitutionnelle était donc nécessaire en l’espèce.
Il s’agissait d’un appel à l’encontre d’une décision par laquelle la Cour fédérale a accueilli une demande de contrôle judiciaire concernant la légalité de la Directive du commissaire du Service correctionnel du Canada interdisant de fumer.
La Directive, prise en vertu des articles 70, 97 et 98 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition (la Loi), interdit de fumer et d’avoir des articles de fumeur en sa possession dans le périmètre d’établissements correctionnels fédéraux et de centres correctionnels communautaires, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur des bâtiments. La Cour fédérale a conclu, entre autres, que la Directive ne respectait pas les principes énoncés aux alinéas 4d) et e) de la Loi, que la Loi n’interdit pas la possession de tabac et d’articles de fumeur et que l’interdiction de fumer à l’extérieur des bâtiments n’est pas une mesure préventive pouvant être justifiée de façon objective et rationnelle par le commissaire, qui a plein pouvoir en vertu de la Loi et du Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition de faire respecter une interdiction de fumer à l’intérieur.
Les intimés soutenaient notamment que le commissaire ne pouvait pas établir la Directive parce que l’alinéa 96e) de la Loi confère au gouverneur en conseil le pouvoir de prendre des règlements relatifs aux « questions visées à l’article 70 » et même s’ils n’avaient pas signifié d’avis de question constitutionnelle, que la Directive entraînait l’application de l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés.
Les principales questions à trancher étaient celles de savoir : 1) si le commissaire était légalement habilité à imposer une interdiction totale de fumer et, dans l’affirmative, si la Directive entrait dans les limites des pouvoirs conférés au commissaire et si les mesures qu’elle comporte étaient fondées sur la Loi et le Règlement; et 2) si les intimés étaient empêchés d’invoquer la Charte.
Arrêt : l’appel doit être accueilli.
1) Le simple fait que la Loi autorise le gouverneur en conseil à prendre des règlements régissant les questions visées à l’article 70 n’empêche pas la prise de directive à leur égard par le commissaire. Le libellé de l’article 83 du Règlement vient renforcer l’obligation qui incombe au Service correctionnel du Canada en vertu de l’article 70 de veiller à ce que le milieu de vie et de travail des détenus et les conditions de travail des employés soient sains et sécuritaires. Cependant, si le gouverneur en conseil décide de prendre des règlements sur les mêmes questions, ces règlements ont préséance sur les directives du commissaire. Cela dit, compte tenu du vaste pouvoir discrétionnaire et de la nature des obligations du commissaire, il n’était pas dans l’intention du législateur que l’article 96 de la Loi empêche le commissaire d’établir des directives. Le régime établi par la Loi s’oppose à une interprétation qui restreindrait le pouvoir du commissaire d’établir des directives. Il serait très difficile pour le commissaire d’établir des directives s’il devait déterminer chaque fois si une directive envisagée touche de quelque façon le pouvoir réglementaire du gouverneur en conseil. Enfin, le chevauchement entre le pouvoir du commissaire d’établir des directives et le pouvoir réglementaire du gouverneur en conseil était voulu par le législateur. Le mécanisme auquel on recourt pour résoudre les conflits entre lois et textes de législation déléguée n’interdit nullement le chevauchement. Le commissaire était donc légalement habilité à établir la Directive.
La Directive et l’interdiction de fumer dehors visent à empêcher que les gens fument à l’intérieur et à protéger la santé des non-fumeurs dans les établissements correctionnels fédéraux. La Directive est de celles qui peuvent être établies en vertu de l’alinéa 97c) de la Loi qui ont pour but de veiller à ce que le milieu de vie et de travail des détenus et les conditions de travail des employés soient sains et sécuritaires. La Directive entre donc dans les limites des pouvoirs conférés au commissaire par la Loi et le Règlement. Cette conclusion suffisait à trancher la question de la légalité de la Directive. Le rôle de la Cour fédérale consistait à examiner si le pouvoir conféré au commissaire lui permettait d’adopter la Directive. En fait, la Cour fédérale a substitué son opinion à celle du commissaire au sujet de l’opportunité d’instituer une interdiction totale de fumer dans les établissements correctionnels fédéraux.
2) Il appert que le paragraphe 57(1) de la Loi sur les Cours fédérales exige qu’un avis soit transmis au procureur général de chaque province lorsque la validité constitutionnelle de lois fédérales ou de leurs textes d’application (« regulations » en anglais) est en cause. La question à trancher était donc celle de savoir si les directives peuvent être considérées comme des « textes d’application » au sens du paragraphe 57(1). Le paragraphe 98(1) de la Loi prévoit que « [l]es règles établies en application de l’article 97 peuvent faire l’objet de directives du commissaire ». En conséquence, les directives du commissaire sont une « règle judiciaire » au sens de l’article 2 de la Loi d’interprétation et un avis de question constitutionnelle était donc nécessaire pour en contester la constitutionnalité.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 1, 2a), 7, 12, 15.
Code canadien du travail, L.R.C. (1985), ch. L-2.
Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, art. 2 « règlement ».
Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2e Supp.), ch. 10, art. 28.
Loi sur la santé des non-fumeurs, L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 15, art. 3(1).
Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20, art. 2(1) « objets interdits », « substance intoxicante », 3, 4 (mod. par L.C. 1995, ch. 42, art. 2(F)), 40 à 45, 70 (mod., idem, art. 17(F)), 83, 96e), 97, 98.
Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14), 18 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 4; 2002, ch. 8, art. 26), 18.1 à 18.5 (édictés par L.C. 1990, ch. 8, art. 5; 2002, ch. 8, art. 26, 27), 28 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 8; 2002, ch. 8, art. 35), 57 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 19; 2002, ch. 8, art. 54).
Loi sur les tribunaux judiciaires, L.R.O. 1990, ch. C.43, art. 109 (mod. par L.O. 1994, ch. 12, art. 42).
Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, DORS/92-620, art. 2 « objet non autorisé », 83.
JURISPRUDENCE CITÉE
décisions appliquées :
Eaton c. Conseil scolaire du comté de Brant, [1997] 1 R.C.S. 241; Jafari c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] 2 C.F. 595 (C.A.); Conseil canadien pour les réfugiés c. Canada, 2008 CAF 229, [2009] 3 R.C.F. 136.
décision différenciée :
Martineau et autre c. Comité de discipline des détenus de l’Institution de Matsqui, [1978] 1 R.C.S. 118.
décision examinée :
Halifax Longshoremen’s Assn., section locale 269 c. Offshore Logistics Inc., 2000 CanLII 15852 (C.A.F.).
décisions citées :
Boucher c. Canada (Procureur général), 2007 CF 893; Chaoulli c. Québec (Procureur général), 2005 CSC 35, [2005] 1 R.C.S. 791; Bekker c. Canada, 2004 CAF 186; Gitxsan Treaty Society c. Hospital Employees’ Union, [2000] 1 C.F. 135 (C.A.); Première nation crie Mikisew c. Canada (Ministre du Patrimoine canadien), 2004 CAF 66, [2004] 3 R.C.F. 436; Jacobs c. Sports Interaction, 2006 CAF 116; Giagnocavo c. Canada, [1995] A.C.F. no 1355 (C.A.) (QL); Thamotharem c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 198, [2008] 1 R.C.F. 385; Friends of the Oldman River Society c. Canada (Ministre des Transports), [1992] 1 R.C.S. 3.
DOCTRINE CITÉE
Service correctionnel Canada. Directive du commissaire no 259, « Exposition à la fumée secondaire », en date du 5 mai 2008, en ligne : <http://www.csc-scc.gc.ca/text/plcy/doc/259-cd.pdf>.
Sullivan, Ruth. Sullivan on the Construction of Statutes, 5e éd. Markham, Ont. : LexisNexis Canada, 2008.
appel à l’encontre d’une décision (2009 CF 1071) par laquelle la Cour fédérale a accueilli une demande de contrôle judiciaire concernant la légalité de la Directive du commissaire du Service correctionnel du Canada interdisant de fumer. Appel accueilli.
ONT COMPARU
Marc Ribeiro et Éric Lafrenière pour les appelants.
Julius H. Grey, Isabelle Turgeon et Véronique Cyr pour les intimés.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Le sous-procureur général du Canada pour les appelants.
Grey Casgrain, Montréal, pour les intimés.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
[1] Le juge Nadon, J.C.A. : La Cour est saisie de l’appel d’un jugement de la Cour fédérale en date du 23 octobre 2009 (2009 CF 1071), par lequel le juge Martineau (le juge) a accueilli la demande de contrôle judiciaire concernant la légalité de la Directive no 259 [« Exposition à la fumée secondaire », en date du 5 mai 2008] du commissaire du Service correctionnel du Canada (le commissaire) interdisant de fumer dans le périmètre des établissements correctionnels fédéraux, y compris les centres correctionnels communautaires (CCC), tant à l’extérieur qu’à l’intérieur. Le jugement comprend notamment ce qui suit :
1. La demande est accueillie;
2. L’interdiction aux détenus de fumer à l’extérieur des bâtiments au sein du périmètre des pénitenciers, y compris les CCC, est nulle, contraire à la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition (la Loi) et sans effet. La Directive no 259 — Exposition à la fumée secondaire, établie par le commissaire du Service correctionnel du Canada et publiée le 5 mai 2008, est invalide dans la mesure où une interdiction complète de fumer et de posséder du tabac et des articles de fumeur est contraire à la Loi et au présent jugement. [Je souligne.]
[2] Plus particulièrement, le juge a déclaré la Directive no 259 (la Directive) invalide en tant qu’elle visait à empêcher les détenus de fumer à l’extérieur des bâtiments dans le périmètre des établissements correctionnels fédéraux.
[3] La Cour doit principalement trancher si le commissaire avait le pouvoir d’établir une directive imposant une interdiction totale de fumer dans tous les établissements correctionnels fédéraux. Si elle répond par l’affirmative à cette question, elle doit ensuite déterminer si la Directive entre dans les limites des pouvoirs conférés au commissaire. Enfin, les intimés ont soulevé des questions relatives à la Charte [Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]].
[4] Je commencerai par exposer les faits pertinents pour trancher le présent appel.
LES FAITS
[5] Le commissaire a pris la Directive le 5 mai 2008, en vertu des articles 70 [mod. par L.C. 1995, ch. 42, art. 17(F)], 97 et 98 de la Loi [Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20]. En résumé, la Directive interdit de fumer et d’avoir des articles de fumeur en sa possession dans le périmètre des établissements correctionnels fédéraux, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur des bâtiments, mais elle prévoit une exception pour les pratiques religieuses et spirituelles autochtones.
[6] Voici les principales dispositions de cette directive :
OBJECTIF DE LA POLITIQUE
1. Améliorer la santé et le bien-être en éliminant l’exposition à la fumée secondaire dans tous les établissements correctionnels fédéraux. Pour atteindre cet objectif, il sera interdit de fumer à l’intérieur ainsi qu’à l’extérieur des bâtiments au sein du périmètre des établissements correctionnels fédéraux, y compris les centres correctionnels communautaires (CCC).
[…]
DÉFINITIONS
4. Articles de fumeur non autorisés : les articles de fumeur incluant, entre autres, les cigarettes, les cigares, le tabac, le tabac à mâcher, les rouleuses à cigarettes, les allumettes et les briquets sont des objets non autorisés au sens de l’article 2 du Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, exception faite du tabac et des sources d’allumage nécessaires aux pratiques spirituelles autochtones ou autres pratiques religieuses.
5. Périmètre d’un établissement correctionnel : la clôture, le mur ou le secteur désigné hors limites autour de l’établissement.
PRINCIPE
6. Le SCC s’engage à maintenir un environnement sain pour tous ceux qui vivent et travaillent dans les établissements correctionnels ainsi que pour tous ceux qui visitent ces lieux, tout en respectant sans aucune forme de discrimination les pratiques religieuses et spirituelles.
RESTRICTIONS SUR L’USAGE DU TABAC
7. Il est interdit aux délinquants, aux membres du personnel, aux entrepreneurs, aux bénévoles et aux visiteurs de fumer à l’intérieur ainsi qu’à l’extérieur des bâtiments (y compris les unités servant aux visites familiales privées) au sein du périmètre des établissements correctionnels.
8. Il est permis de fumer uniquement à l’extérieur du périmètre des établissements correctionnels dans un endroit désigné par le directeur de l’établissement ou du district.
9. Il est interdit de fumer dans les véhicules du SCC.
RESTRICTIONS SUR LA POSSESSION D’ARTICLES DE FUMEUR
10. Les membres du personnel, les entrepreneurs, les bénévoles et les visiteurs ne doivent avoir en leur possession aucun article de fumeur non autorisé au sein du périmètre des établissements correctionnels.
RESPONSABILITÉS
11. Le sous-commissaire régional, en consultation avec le directeur général des Initiatives pour les Autochtones, doit approuver tous les plans de mise en œuvre pour chaque unité opérationnelle afin d’assurer le respect des pratiques spirituelles autochtones.
12. Le directeur de l’établissement ou le directeur de district (CCC) doit :
[…]
d. s’assurer que les plans de mise en œuvre comprennent des accommodements pour la tenue de cérémonies religieuses et spirituelles célébrées isolément dans une cellule ou une pièce, ou encore en groupe s’il n’y a pas de contraintes de sécurité (des accommodements seront accordés en consultation avec les chefs religieux, les Aînés ou les organismes consultatifs autochtones, lorsqu’il y a lieu);
[…]
SIGNALEMENT DES INFRACTIONS
13. Les membres du personnel doivent signaler à la direction toute infraction à la présente politique.
MESURES DISCIPLINAIRES
Membres du personnel
14. Les employés qui contreviennent à la présente politique seront soumis au processus disciplinaire applicable au personnel.
Délinquants
15. Les détenus qui contreviennent à la présente politique seront soumis au processus disciplinaire applicable aux détenus. [Je souligne.]
16. Les délinquants qui contreviennent à la présente politique sont passibles des sanctions administratives jugées appropriées par le directeur du district.
Autre
17. Les entrepreneurs, les bénévoles et les visiteurs du SCC qui contreviennent à la présente politique seront priés de cesser de fumer ou de se défaire de tout article de fumeur non autorisé. S’ils refusent d’obtempérer, ils seront enjoints de quitter l’établissement ou le CCC.
[7] Tel qu’il appert du paragraphe 15 de la Directive, les détenus qui contreviennent à celle‑ci s’exposent à des mesures disciplinaires dans le cadre du système établi aux articles 40 à 44 de la Loi. Le juge a formulé la conclusion suivante au paragraphe 30 de ses motifs :
Dans le cas d’un délinquant détenu dans un pénitencier, la transgression délibérée d’une règle écrite régissant la conduite des détenus, ce qui peut inclure la contravention à une interdiction de fumer à l’intérieur des bâtiments, constitue une infraction disciplinaire, rendant le détenu déclaré coupable d’une telle infraction passible d’une ou de plusieurs des peines suivantes :
a) avertissement ou réprimande;
b) perte de privilèges;
c) ordre de restitution;
d) amende;
e) travaux supplémentaires;
f) isolement pour un maximum de trente jours, dans le cas d’une infraction disciplinaire grave.
Le recouvrement de l’amende et la restitution s’effectuent selon les modalités réglementaires (voir les articles 40 à 44 de la Loi).
[8] Une version antérieure de la Directive (la première Directive), adoptée le 31 janvier 2006, interdisait de fumer à l’intérieur, de sorte que les détenus pouvaient continuer à fumer dehors. Il convient de signaler qu’environ 75 pour 100 des détenus incarcérés dans des établissements fédéraux fument et que l’interdiction totale de fumer est assortie, pour les détenus, d’un accès à des produits pour arrêter de fumer comme des timbres de nicotine et des médicaments.
[9] L’objectif déclaré de la Directive est d’« Améliorer la santé et le bien-être en éliminant l’exposition à la fumée secondaire dans tous les établissements correctionnels fédéraux » (paragraphe 1). La Directive énonce ensuite que pour atteindre cet objectif, il sera interdit de fumer à l’intérieur ainsi qu’à l’extérieur des bâtiments dans le périmètre des établissements correctionnels fédéraux. L’avocat des intimés a indiqué à notre Cour que ses clients ne contestaient pas la position du commissaire selon laquelle fumer à l’intérieur des établissements pouvait être nocif pour les non-fumeurs. À cet égard, le juge a formulé les remarques suivantes aux paragraphes 11 à 13 de ses motifs :
Dans cette cause, il n’est pas contesté que la fumée secondaire du tabac soit nocive pour la santé d’autrui.
Aussi, l’amélioration de la santé et le bien-être des détenus et des agents peut certainement justifier la suppression du droit ou du privilège de fumer à l’intérieur des bâtiments, y compris les cellules : Boucher c. Canada (Procureur général), 2007 CF 893.
N’empêche, selon la preuve au dossier, le fait de fumer à l’extérieur ne cause à autrui aucun risque de santé. [Souligné dans l’original.]
[10] Les raisons ayant amené le commissaire à conclure que l’objectif déclaré d’améliorer la santé et le bien-être en éliminant l’exposition à la fumée secondaire dans tous les établissements correctionnels fédéraux ne pouvait être atteint au moyen de la seule interdiction de fumer à l’intérieur figurent dans la note de service en date du 21 juin 2007 adressée au commissaire par le commissaire adjoint aux opérations et programmes correctionnels, dans laquelle ce dernier recommande qu’une interdiction totale de fumer ait été mise en place au 30 avril 2008.
[11] Il pourra donc être utile de souligner certains passages pertinents de cette note. À la page 1 du document, le commissaire adjoint présente le contexte dans lequel s’inscrit sa recommandation :
[traduction]
Contexte
La politique actuelle applicable à l’usage du tabac, la Directive du commissaire 259, Exposition à la fumée secondaire, est entrée en vigueur le 31 janvier 2006. Elle interdit de fumer à l’intérieur des établissements correctionnels fédéraux, y compris dans les unités servant aux visites familiales privées et dans les véhicules du SCC. Il est permis de fumer à l’extérieur dans des endroits déterminés.
Cette politique a été élaborée en réponse au corpus croissant de preuves scientifiques démontrant la nocivité potentielle de la fumée secondaire et aux craintes de plus en plus sérieuses au sujet de l’exposition continue des employés, délinquants et autres personnes à la fumée secondaire à l’intérieur des pénitenciers fédéraux. Les politiques antérieures permettaient aux établissements d’établir leurs propres règles concernant l’usage du tabac, en conséquence de quoi des différences marquées sont apparues entre les différents établissements du pays. Bien que certains aient interdit de fumer à l’intérieur, beaucoup d’autres ne l’ont pas fait. En mettant en œuvre la politique actuelle sur l’usage du tabac, le SCC cherchait à adopter une formule nationale offrant une protection plus efficace et plus uniforme contre l’exposition à la fumée secondaire.
Au moment où cette politique était élaborée, des groupes d’employés et d’autres groupes ont dit douter qu’une interdiction de fumer à l’intérieur puisse être appliquée efficacement et ont exprimé l’avis que la seule façon de supprimer la fumée secondaire dans les pénitenciers serait de bannir tous les produits du tabac des établissements du SCC. Le SCC a envisagé de passer directement à l’interdiction totale mais, afin de tenter de répondre à la fois aux besoins des non-fumeurs et des fumeurs, il a opté pour l’interdiction de fumer à l’intérieur. Le SCC s’est également engagé à surveiller la mise en œuvre de cette interdiction et à en évaluer l’efficacité après un an d’application, afin de déterminer s’il y avait lieu de modifier de nouveau la politique. Cette évaluation a été réalisée, et il en ressort que beaucoup d’établissements ont connu problèmes et difficultés dans la mise en œuvre et l’application de l’interdiction. Il faut donc maintenant décider s’il convient de revoir la politique. [Je souligne.]
[12] À la page 2, le commissaire adjoint présente le cadre législatif ainsi que les politiques ayant mené à l’adoption de la première directive. On peut notamment y lire ce qui suit :
[traduction]
Cadre législatif et stratégique
[…]
La Loi prévoit elle aussi que le SCC est tenu de créer un milieu sain. En effet, selon l’article 70, le Service doit prendre toutes mesures utiles pour que le milieu de vie et de travail des détenus et les conditions de travail des agents soient sains, sécuritaires et exempts de pratiques portant atteinte à la dignité humaine. Parallèlement, le processus décisionnel du SCC est guidé par le principe énoncé à l’alinéa 4e) de la Loi, selon lequel le délinquant continue à jouir des droits et privilèges reconnus à tout citoyen, sauf de ceux dont la suppression ou restriction est une conséquence nécessaire de la peine qui lui est infligée. La décision d’imposer une interdiction partielle de fumer visait à établir un équilibre entre ces dispositions législatives et à trouver un compromis efficace permettant d’atteindre l’objectif en matière de santé et de sécurité, tout en ménageant aux délinquants qui le souhaitent la possibilité de fumer. Enfin, la Loi ainsi que ses règlements d’application renferment des dispositions faisant état de l’obligation du SCC de respecter les pratiques religieuses et spirituelles autochtones. [Je souligne.]
[13] Puis, le commissaire adjoint examine le registre des accusations disciplinaires liées à l’interdiction de fumer tenu par le Service correctionnel du Canada (SCC). Il présente notamment, à la page 4, le nombre hebdomadaire d’accusations portées entre le 31 janvier 2006 et le 18 avril 2007 :
[traduction]
Du 31 janvier au 27 décembre 2006 |
159 par semaine |
Du 28 décembre 2006 au 7 février 2007 |
152 par semaine |
Du 8 au 21 février 2007 |
70 par semaine |
Du 22 février au 8 mars 2007 |
58 par semaine |
Du 9 au 22 mars 2007 |
30 par semaine |
Du 23 mars au 4 avril 2007 |
35 par semaine |
Du 5 au 18 avril 2007 |
89 par semaine |
[14] Ces chiffres inspirent au commissaire adjoint les remarques suivantes, formulées à la page 5 :
[traduction] L’application de l’interdiction de fumer à l’intérieur s’est révélée problématique notamment parce que letabac est resté un objet autorisé que les détenus peuvent acheter dans les cantines et conserver dans leur cellule. Pour tenter de résoudre ce problème, des établissements ont pris des mesures visant à restreindre la possibilité de fumer dans les cellules et dans les unités résidentielles des détenus. Dans certains cas, on a fait l’achat de casiers verrouillables pour entreposer le tabac. Ces casiers ont été installés dans les aires communes, et les détenus ne sont plus autorisés à conserver du tabac et des articles connexes dans leur cellule. Plusieurs établissements ont installé des casiers verrouillables pour la population générale, tandis que d’autres les ont réservés aux délinquants placés en isolement ou à d’autres sous-populations. Bien que certains établissements aient constaté une réduction de la fumée secondaire dans les unités d’isolement ou d’autres aires d’accès restreint, presque tous les établissements s’entendent pour dire que les casiers verrouillables ne représentent pas une solution viable pour la population générale. Ils ont constaté qu’il est nécessaire d’exercer une surveillance intensive pour s’assurer que les détenus ne dissimulent pas sur eux ni ne volent des cigarettes lorsqu’ils ont accès à leur casier. Les établissements se sont aussi rendu compte qu’il est pratiquement impossible d’exercer une surveillance efficace lorsqu’ils ont affaire à une population importante et ouverte. Des détenus introduisent régulièrement en contrebande des cigarettes à l’intérieur des établissements malgré les fouilles, utilisent les casiers pour distribuer des objets interdits, vandalisent et détruisent les casiers et, dans certains cas, les démontent pour se fabriquer des armes.
Au lieu de restreindre l’accès au tabac, la région des Prairies a tenté d’empêcher les délinquants de fumer à l’intérieur en leur confisquant allumettes et briquets et en installant des appareils d’allumage dans les zones extérieures réservées aux fumeurs. Cette initiative n’a pas connu beaucoup de succès; les délinquants ont en effet trafiqué les prises de courant, utilisé des mèches artisanales et fabriqué des dispositifs pour allumer leurs cigarettes à l’intérieur. En raison des risques pour la sécurité associés à ces pratiques, vers la fin de l’année 2006, on a décidé de permettre de nouveau aux délinquants d’avoir en leur possession des allumettes et des briquets. La région des Prairies signale qu’il a fallu réparer plus de 1 200 prises de courant, au coût approximatif de 80 000 $. [Je souligne.]
[15] Le commissaire adjoint aborde ensuite la question des plaintes formulées par des employées du SCC sous le régime du Code canadien du travail [L.R.C. (1985), c. L-2] (CCT), alléguant que l’exposition à la fumée secondaire dans leurs lieux de travail constitue un danger au sens de la partie II du CCT. Il explique ainsi le problème à la page 6 :
[traduction]
Plaintes fondées sur le Code canadien du travail
Avant d’instaurer l’interdiction de fumer à l’intérieur actuellement appliquée, le SCC a été l’objet de nombreuses plaintes émanant d’employés, qui soutenaient que l’exposition à la fumée secondaire dans leurs lieux de travail constituait un danger au sens de la partie II du Code canadien du travail. Chaque plainte a été examinée par un agent de santé et de sécurité de Ressources humaines et Développement des compétences Canada (RHDCC). Deux des plaintes ont été retenues; dans les deux cas l’employé avait des problèmes de santé ou un certificat médical. Le Syndicat des agents correctionnels du Canada (SACC) a interjeté appel du rejet d’une des plaintes, mais il a été débouté, et l’affaire est maintenant devant la Cour fédérale pour contrôle judiciaire. La date d’audience n’a pas encore été fixée.
En dépit de l’interdiction de fumer à l’intérieur, des employés du SCC ont continué d’intenter des recours fondés sur le Code canadien du travail se rapportant à l’exposition à la fumée secondaire. Quatre agents de correction ont refusé de travailler depuis janvier 2006, et les agents de RHDCC ont conclu chaque fois qu’il y avait danger. Deux de ces refus ont été signifiés en juin 2006 au pénitencier de Dorchester, et un autre, datant de septembre 2006, concerne l’établissement de Millhaven. Ces trois décisions sont en appel; dans le troisième cas, l’agent de RHDCC a enjoint à l’établissement de préparer un plan d’action concernant la question de la fumée secondaire. Au mois de décembre 2008, le SACC a saisi le ministre du Travail d’une demande visant à être autorisé à poursuivre le SCC pour défaut de se conformer à la directive donnée par RHDCC à l’établissement de Millhaven.
Le quatrième refus de travailler s’est produit à l’établissement de Warkworth au début du mois de mars 2007. L’agent de RHDCC a conclu que la situation correspondait à la définition de danger, indiquant que même dans les zones où la politique d’interdiction de fumer à l’intérieur est dûment appliquée, les délinquants continuent à fumer. Le SCC a élaboré un plan d’action conformément à la directive de RHDCC et a décidé de ne pas interjeter appel.
Aux refus officiels de travailler s’ajoutent des plaintes internes concernant la fumée secondaire déposées en application de l’article 127.1 du CCT. Pour la plupart, ces plaintes se sont réglées au niveau de l’établissement (la mesure d’accommodement consistant souvent à affecter l’employé à un autre endroit). Les gestionnaires d’établissement signalent qu’ils ont consacré beaucoup de temps à traiter ces plaintes avec les employés concernés ainsi qu’avec les comités locaux de santé et sécurité au travail.
[16] Le commissaire adjoint souligne ensuite que le SCC a procédé à de vastes consultations afin de déterminer s’il était indiqué d’imposer une interdiction totale. Il explique que les détenus de chaque établissement et CCC fédéral ont été consultés par l’intermédiaire des comités de détenus, des directeurs et des directeurs de district. L’administration du SCC, les groupes syndicaux, les comités consultatifs de citoyens, les organismes de santé et d’autres parties intéressées ont aussi participé à la consultation. De plus, le groupe de travail des aînés autochtones a également été consulté. Le commissaire adjoint présente aux pages 8 et 9 les commentaires qui ont été reçus :
[traduction]
Consultations
[…]
La majorité des comités de détenus ont répondu qu’ils n’étaient pas en faveur d’une interdiction totale de fumer même s’ils connaissaient les dangers découlant de l’usage du tabac et de l’exposition à la fumée secondaire. La réponse la plus courante était que fumer n’est pas illégal et qu’il devrait être permis aux détenus de fumer dans leur cellule tout comme les autres membres de la société peuvent fumer chez eux. Si les détenus ne sont pas autorisés à fumer dans leur cellule, à tout le moins devraient‑ils pouvoir fumer dehors. Ils ont aussi préconisé d’augmenter le nombre de pauses permettant aux détenus de fumer dehors et d’alourdir les conséquences disciplinaires applicables à ceux qui violent l’interdiction. Des comités de détenus ont signalé que la qualité de l’air s’était améliorée depuis la mise en place de la politique actuelle.
La plupart des comités de détenus ont convenu que les programmes d’aide à l’abandon du tabac sont utiles, mais estimaient qu’il faudrait allonger la période de gratuité étant donné que les détenus n’avaient pas les moyens d’acquitter le coût élevé de ces programmes sur leurs propres fonds. Les répondants estimaient qu’une interdiction totale de fumer entraînerait la création d’un marché noir du tabac avec son cortège de dettes, de violence et d’usage de la force. Elle accroîtrait également les tensions entre le personnel et les détenus et les comportements nuisibles de détenus. Certains ont indiqué qu’une interdiction complète de fumer serait pénible pour ceux qui purgeaient de longues peines d’emprisonnement. Tous s’entendaient cependant pour dire que toute interdiction de fumer devait s’accompagner de mesures d’accommodements appropriées pour les pratiques spirituelles autochtones.
[…]
Ont également été consultées les parties intéressées suivantes du SCC et d’ailleurs : le chef des services de santé du SCC, le Comité consultatif des soins de santé du SCC, la Société canadienne du cancer, l’Association médicale canadienne ainsi que des médecins hygiénistes provinciaux. Les participants ont indiqué que l’interdiction de fumer à l’intérieur et l’interdiction de fumer à l’extérieur constituent toutes deux une motivation externe d’abandon du tabac pour les détenus, mais que le traitement d’une dépendance réussissant beaucoup mieux s’il y a motivation interne du sujet, le SCC devrait envisager d’autres méthodes pour accroître la motivation interne des détenus à cesser de fumer. La recommandation la plus souvent formulée par des participants du SCC a été la création d’un poste permanent d’infirmier chargé de la promotion de la santé et l’application de programmes supplémentaires d’éducation en matière de santé. Tant les répondants du SCC que les répondants externes ont ajouté qu’une interdiction de fumer à l’intérieur est trop difficile à appliquer et que des problèmes subsisteront si les détenus continuent d’avoir accès à des produits du tabac dans leur cellule. La majorité des participants ont recommandé que de l’aide à l’abandon du tabac soit fournie gratuitement aux détenus avant la mise en œuvre de l’interdiction totale de fumer et qu’un programme progressif d’aide à l’abandon du tabac soit appliqué par la suite (commençant par de l’aide gratuite, puis partiellement subventionnée et enfin laissée aux frais du détenu). Ils ont convenu aussi qu’il faudrait fournir un appui additionnel aux détenus sous forme de counselling, d’éducation et d’autres services si possible.
Les parties intéressées appartenant au milieu correctionnel ont également été consultées. Sept des neuf comités consultatifs de citoyens (CCC) se sont dits non favorables à une interdiction totale de fumer. Les CCC sont d’avis qu’il est très difficile d’arrêter de fumer et qu’il est trop tôt, après seulement un an d’interdiction de fumer à l’intérieur, pour prendre une décision relativement à l’interdiction totale. La Société John Howard n’est pas encore prête à approuver une interdiction totale, tandis que l’Association canadienne de justice pénale (ACJP) est en faveur. La Société John Howard a indiqué qu’à son avis les difficultés d’application de l’interdiction de fumer à l’intérieur ne justifiaient pas d’étendre l’interdiction à l’extérieur et qu’il était prématuré de changer la politique après seulement un an. Le représentant de l’ACJP a répondu que les détenus qui arrivent dans le système correctionnel fédéral ont déjà passé beaucoup de temps sans tabac dans des établissements provinciaux et que cela devrait continuer dans les établissements fédéraux.
La Direction des initiatives pour les Autochtones a entrepris un processus de consultation distinct auprès du Groupe de travail national des aînés. Les aînés recommandent de continuer à appliquer les protocoles mis en place lors de l’imposition de l’interdiction de fumer à l’intérieur. Ils soulignent aussi que le tabac traditionnel est l’un est quatre remèdes sacrés et que rien ne peut le remplacer. Si le tabac devient un objet non autorisé dans les établissements correctionnels fédéraux, il faudra donc prendre des mesures d’accommodement pour permettre la possession et l’usage de tabac traditionnel. Il faudra également mettre en place des mesures de contrôle appropriées pour que ceux qui font usage de tabac à des fins traditionnelles ne soient pas victimes d’intimidation. Le SCC continuera de travailler avec les aînés pour veiller à ce que ces importantes questions, notamment, soient examinées.
[17] Le commissaire adjoint examine ensuite la situation existant dans les services correctionnels des provinces et territoires et d’autres pays, notamment les États‑Unis. Il indique qu’une interdiction totale de fumer est en vigueur dans les centres de détention et établissements correctionnels de la majorité des provinces et territoires, le Québec étant la seule province qui permettait encore l’usage du tabac à l’intérieur mais qu’elle prévoyait appliquer une interdiction totale en 2007–2008 (l’interdiction n’est pas encore en vigueur — les parties nous ont informés que le Québec autorise encore les détenus à fumer dehors). Puis, à la page 10, il mentionne :
[traduction] Les administrations ayant décrété une interdiction complète de fumer signalent que, malgré certains problèmes au départ, la mise en œuvre s’est bien passée. Au nombre des problèmes, mentionnons le fait que le tabac est devenu l’objet interdit le plus populaire, que des détenus ont trafiqué des prises de courant afin d’allumer des cigarettes artisanales et qu’ils ont mélangé des timbres de nicotine avec des substances sèches pour se fabriquer des produits à fumer. En réponse à ce dernier problème, le gouvernement de l’Alberta vient tout juste de cesser de vendre aux délinquants des timbres et de la gomme à mâcher à la nicotine. La plupart des administrations indiquent que les détenus ayant contrevenu à l’interdiction de fumer sont assujettis à un régime disciplinaire progressif et que des pratiques d’accommodement sont mises en place pour les cérémonies spirituelles autochtones.
[18] Il souligne ensuite qu’aux États-Unis, 80 pour 100 des services correctionnels des États ont mis en œuvre une interdiction totale ou partielle de fumer dans leurs établissements et que le Federal Bureau of Prisons a appliqué une interdiction partielle en 2004, suivie d’une interdiction totale en avril 2005. Il ajoute que des exceptions ont été prévues à l’égard de pratiques spirituelles autochtones ou de cérémonies religieuses.
[19] Enfin, il présente les avantages et inconvénients respectifs du statu quo et de l’interdiction totale de fumer dans tous les établissements correctionnels fédéraux. Il décrit ainsi les avantages et les inconvénients du statu quo, à la page 13 :
[traduction]
1. Statu Quo
Le SCC continuerait à appliquer la politique actuelle interdisant de fumer à l’intérieur. Les détenus pourraient continuer à acheter du tabac dans les cantines des établissements, à entreposer du tabac et des produits connexes dans leur cellule et à fumer à l’extérieur dans les endroits désignés à cette fin.
Les employés continueraient d’avoir la responsabilité de faire respecter l’interdiction de fumer à l’intérieur et d’imposer des mesures disciplinaires aux contrevenants.
Avantages
• C’est l’option que privilégient la plupart des détenus.
• En comparaison des politiques antérieures relatives à l’usage du tabac, cette solution réduit le niveau de fumée secondaire à l’intérieur.
• Les mesures d’accommodement pour les pratiques spirituelles autochtones sont déjà en place.
• Aucune ressource additionnelle requise.
Inconvénients
• N’élimine pas l’exposition à la fumée secondaire dans les établissements.
• Il continuera probablement d’y avoir des plaintes et des refus de travailler fondés sur la partie II du Code canadien du travail de la part d’employés.
• Ne répond pas aux préoccupations formulées par les gestionnaires régionaux et par de nombreux employés et syndicats au sujet de l’application et de la surveillance.
• Ne coïncide pas avec la tendance à long terme observée dans les établissements correctionnels provinciaux ou territoriaux ni avec le consensus sociétal en train de s’établir au sujet des dangers de la fumée secondaire.
[20] À la page 16, il fait le même exercice à l’égard de l’interdiction totale de fumer :
[traduction]
4. Interdiction totale de fumer dans tous les établissements correctionnels fédéraux
Il serait totalement interdit de fumer dans tous les établissements correctionnels fédéraux, et les produits du tabac ne seraient plus permis à l’intérieur de l’établissement (des mesures d’accommodement appropriées s’appliqueraient au tabac traditionnel servant dans les cérémonies autochtones).
Si le SCC retient cette option, une nouvelle politique entrerait probablement en vigueur en avril 2008. Des groupes de travail nationaux, régionaux et locaux seraient préalablement formés pour préciser le cadre de la politique et formuler des recommandations sur la meilleure façon de la mettre en œuvre. Des équipes locales de mise en œuvre seraient en outre chargées d’élaborer les paramètres appropriés relatifs à l’usage du tabac hors site par les employés.
La mise en œuvre de la politique devra notamment prévoir un vaste programme d’éducation et d’aide à l’abandon du tabac. Le SCC poursuivra en outre la consultation afin de s’assurer que des mécanismes appropriés soient mis en place pour permettre le déroulement de cérémonies autochtones et religieuses. Il conviendra d’élaborer des stratégies visant à réduire le plus possible les risques en matière de sécurité posés par la mise en œuvre d’une interdiction totale de fumer. Un plan de communication complet devrait également être préparé. En outre, des questions liées aux approvisionnements en tabac en cours devront être résolues, et il faudra modifier diverses politiques du SCC.
Avantages :
• Élimine l’exposition à la fumée secondaire dans tous les établissements du SCC.
• C’est généralement l’option que privilégient beaucoup d’employés, d’établissements et de syndicats.
• Réduit le risque de poursuites judiciaires d’employés résultant de l’exposition à la fumée secondaire.
• Coïncide avec la tendance à long terme observée dans les établissements correctionnels provinciaux ou territoriaux et avec le consensus sociétal en train de s’établir au sujet des dangers de la fumée secondaire.
Inconvénients :
• La mise en œuvre de cette option demandera des ressources. Selon la durée de l’aide à l’abandon du tabac et le nombre de délinquants qui s’en prévaudront, les coûts estimatifs sont de l’ordre de 1,6 million de dollars.
• Les aînés autochtones, les ONG, la plupart des délinquants et quelques employés s’opposent à cette option.
• Il faudrait élaborer une stratégie pour permettre les pratiques rituelles autochtones. Des ressources supplémentaires pourraient être nécessaires.
• Il y aurait un marché noir non négligeable de produits du tabac qui pourrait poser de nouveaux risques pour la sécurité.
• Il y aurait syndrome de sevrage à la nicotine pour 72 p. 100 de la population carcérale ce qui pourrait élever le niveau d’irritabilité et de tension et mener à une augmentation des comportements agressifs entre détenus et envers le personnel.
• Cela nécessitera de la planification de la part des cantines — propriété des détenus à 85 p. 100 — relativement aux stocks, au remboursement des prêts et à la réduction des incidences de la perte de revenus substantiels.
• Il faudra modifier une quinzaine de directives du commissaire avant la modification de la politique.
[21] À la page 17 du mémoire, le commissaire adjoint recommande que le 30 avril 2008, l’interdiction totale de fumer ait été mise en vigueur dans tous les établissements correctionnels. Une telle interdiction constitue selon lui : [traduction] « la façon la plus efficace et la plus équitable de réaliser l’objectif visant à créer un milieu sain et sans fumée pour les délinquants, le personnel, les bénévoles, les entrepreneurs et les visiteurs ».
[22] Le 21 juin 2000, le commissaire a accueilli la recommandation du commissaire adjoint.
[23] Cette présentation assez détaillée du mémoire du commissaire adjoint vise à décrire de façon exhaustive le contexte dans lequel s’inscrit la Directive. J’examinerai à présent le jugement que les appelants cherchent à faire annuler et les questions soulevées par leur appel, à la lumière de ce contexte.
DÉCISION DE LA COUR FÉDÉRALE
[24] Premièrement, le juge a conclu que la Directive interdisant totalement de fumer allait trop loin parce que, selon lui, elle ne respectait pas les principes fondamentaux énoncés à l’article 4 [mod. par L.C. 1995, ch. 42, art. 2(F)] de la Loi, posant notamment, aux alinéas d) et e), que « les mesures nécessaires à la protection du public, des agents et des délinquants doivent être le moins restrictives possible » et que le détenu « continue à jouir des droits et privilèges reconnus à tout citoyen, sauf de ceux dont la suppression ou restriction est une conséquence nécessaire de la peine qui lui est infligée ».
[25] Cette position reposait sur les conclusions de fait suivantes :
– la fumée secondaire est nocive pour la santé des non-fumeurs;
– fumer à l’extérieur ne présente aucun risque pour la santé des non-fumeurs;
– il n’y a aucun lien rationnel entre l’interdiction de fumer à l’extérieur et le droit des non-fumeurs de ne pas être exposés à la fumée secondaire;
– le législateur n’a édicté aucune loi interdisant de fumer ou d’être en possession de tabac à l’extérieur;
– fumer à l’extérieur, dans le périmètre d’un établissement correctionnel, ne soulève aucune question relative à la sécurité;
– la Loi n’interdit pas la possession de tabac et d’articles de fumeur;
– la nicotine est exclue de la définition de « substance intoxicante » énoncée au paragraphe 2(1) de la Loi, de sorte que les produits du tabac ne sont pas visés par la définition d’« objets interdits ».
[26] Le juge a en outre signalé que les employés du SCC étaient autorisés à fumer à l’extérieur dans des endroits où les détenus n’avaient pas accès, et il a fait remarquer qu’auparavant les détenus et les agents de correction pouvaient fumer dans certains secteurs à l’extérieur. Cette constatation lui a fait conclure, au paragraphe 23 de ses motifs, que « les difficultés passées ou entrevues par les autorités carcérales de faire respecter une interdiction de fumer à l’intérieur des bâtiments » ne justifiaient pas la décision du commissaire d’interdire de fumer à l’extérieur. Il a ajouté aux paragraphes 33 et 34 :
Les mesures nécessaires à la protection des non-fumeurs exposés à la fumée secondaire dans les pénitenciers doivent être le moins restrictives possible.
En l’espèce, considérant le but avoué du système correctionnel et les principes de fonctionnement que l’on retrouve aux articles 3 et 4 de la Loi, la preuve au dossier ne permet pas à la Cour de conclure que l’interdiction de fumer à l’extérieur des bâtiments soit une mesure préventive pouvant être justifiée de façon objective et rationnelle par le commissaire et les autorités carcérales qui ont plein pouvoir en vertu de la Loi et du Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, DORS/92‑620, de faire respecter l’interdiction de fumer à l’intérieur des bâtiments fédéraux sous leur contrôle.
[27] En rejetant l’argument des appelants selon lequel l’interdiction de fumer à l’extérieur visait de fait à éliminer la fumée secondaire à l’intérieur des établissements correctionnels, le juge a relevé que la Directive créait une exception pour les pratiques religieuses et spirituelles dans les cellules et dans des salles des établissements, que le fait que 75 pour 100 des détenus sont fumeurs crée une demande interne considérable pour un produit (tabac et cigarettes) qui est en vente légale et que la suppression du droit ou du privilège de fumer n’était pas une « conséquence nécessaire de la peine infligée aux délinquants qui sont emprisonnés dans un pénitencier » (paragraphe 27 des motifs). Le juge a ensuite indiqué que l’interdiction de fumer obligerait probablement les autorités carcérales à prendre des mesures administratives supplémentaires « pour enrayer la contrebande de cigarettes ou de produits du tabac qui sont toujours légalement vendus à l’extérieur des pénitenciers et aisément accessibles à l’ensemble des citoyens ordinaires » (paragraphe 28 des motifs).
[28] Le juge a donc conclu que les intimés avaient droit à un jugement déclaratoire portant que, dans la mesure où elle interdit aux détenus de fumer à l’extérieur dans le périmètre d’un établissement correctionnel, la Directive est nulle et contraire à la Loi.
[29] Compte tenu de cette conclusion, le juge a estimé, en dernier lieu, qu’il n’avait pas à se prononcer sur l’argument des intimés relatif à la violation de leurs droits garantis par les articles 7, 12 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte).
LA POSITION DES PARTIES
a) Arguments des appelants
[30] Le premier argument des appelants est que le juge a conclu erronément que le commissaire n’était pas légalement autorisé à établir la Directive. Selon eux, il ne fait aucun doute que la Loi habilitait le commissaire à prendre cette directive, et ils ajoutent que la Cour fédérale s’était déjà prononcée sur cette question dans la décision Boucher c. Canada (Procureur général), 2007 CF 893. À l’appui de cet argument, les appelants invoquent plus particulièrement les articles 3, 70, 97 et 98 de la Loi, affirmant que ces dispositions confèrent au commissaire le pouvoir d’adopter la Directive.
[31] Leur deuxième argument est que le juge a commis une erreur en substituant son appréciation de la situation existant dans les établissements correctionnels fédéraux à celle du commissaire. Autrement dit, le juge ne pouvait pas substituer son opinion sur la question de l’opportunité de décréter une interdiction totale de fumer dans ces établissements à celle du commissaire, à qui il appartient d’établir quelles sont les mesures nécessaires pour y améliorer la santé et le bien-être. Les appelants affirment que puisque la Directive relève des pouvoirs conférés au commissaire et que les mesures prises par ce dernier sont fondées sur la Loi et sur le Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, DORS/92-620 (le Règlement), le juge n’aurait pas dû intervenir.
[32] Les appelants soutiennent aussi que le commissaire était incontestablement habilité à établir la Directive et que les dispositions de celle-ci ne contreviennent pas aux principes directeurs énoncés à l’article 4 de la Loi.
[33] Plus particulièrement, posant que la Directive visait à résoudre le problème de la fumée secondaire dans les établissements correctionnels fédéraux et signalant que les intimés ne contestent pas le caractère nocif de la fumée secondaire pour les non-fumeurs, ils font valoir que la Directive, qui tente de prévenir les dommages causés par la fumée secondaire, est clairement fondée en vertu des articles 3 et 70 de la Loi. Ils ajoutent que la Directive est également conforme au paragraphe 3(1) de la Loi sur la santé des non-fumeurs, L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 15, lequel est ainsi conçu :
3. (1) L’employeur — ou son délégué — veille à ce que personne ne fume dans un lieu de travail placé sous son autorité. |
Obligation de l’employeur |
[34] Les appelants affirment en outre que la Directive du commissaire constitue une tentative de concilier les principes énoncés à l’article 70 et à l’alinéa 4e) de la Loi, posant respectivement que le SCC doit veiller à ce que le milieu de vie et de travail des détenus soit, entre autres, sain et que le détenu conserve les droits et privilèges reconnus à tout citoyen, sauf ceux dont la suppression ou restriction est une conséquence nécessaire de la détention. À l’appui de cet argument, ils citent la recommandation adressée au commissaire par le commissaire adjoint.
[35] Il ne fait aucun doute, selon eux, que le commissaire a cherché à concilier les intérêts de tous ceux qui vivent et travaillent dans des établissements correctionnels fédéraux, autrement dit, qu’il a tenu compte des intérêts des fumeurs comme de ceux des non-fumeurs. Ils en veulent pour preuve la première Directive du commissaire, qui mettait en place une solution de compromis suivant laquelle il n’était interdit de fumer qu’à l’intérieur. Cette solution n’a été abandonnée que lorsqu’il est apparu clairement au SCC qu’une interdiction partielle ne permettait pas d’atteindre le but visé, à savoir empêcher les détenus de fumer à l’intérieur. Les appelants font valoir ce qui suit aux paragraphes 50 et 51 de leur mémoire des faits et du droit :
Tel qu’exposé précédemment, le Commissaire a tenté d’implanter une mesure moins « restrictive » en 2006 en interdisant de fumer seulement à l’intérieur des établissements correctionnels. Cette tentative de compromis n’a pas fonctionné. De nombreuses contraventions à la politique ont été constatées malgré l’interdiction, continuant ainsi d’exposer la population carcérale et les employés à la fumée secondaire. Tel qu’exposé précédemment, des mesures additionnelles ont même été mises en place par le Service correctionnel du Canada afin de tenter de faire fonctionner l’interdiction partielle (par exemple : source d’allumage seulement dans la cour extérieure, casiers de rangement adjacents à la cour extérieure), mais ces mesures se sont avérées inefficaces, et ont même occasionné des problèmes sécuritaires dans les établissements.
Ainsi, compte tenu des problèmes persistants liés à la fumée secondaire, le Commissaire a jugé qu’une interdiction de possession du tabac dans les établissements correctionnels était devenue nécessaire. Il a adopté la Directive no. 259 dans cette optique. Il est clair que la mesure s’inscrit objectivement dans le cadre des pouvoirs normatifs qui lui sont conférés par la Loi, et par surcroît que la mesure est raisonnable.
[36] Ces arguments amènent les appelants à déclarer que la Directive ressortit clairement aux pouvoirs du commissaire et, qu’en outre, le fardeau de démontrer le contraire incombait aux intimés. Selon eux, le juge a erronément fait reposer ce fardeau sur les appelants.
[37] Les appelants ont également présenté des observations au sujet : i) de la distinction qu’il convient selon eux de faire entre les « substances intoxicantes » constituant des « objets interdits » et les « objets non autorisés »; ii) du fait que les employés du SCC sont autorisés à fumer dehors dans des endroits auxquels les détenus n’ont pas accès; et iii) de l’exception visant les pratiques religieuses autochtones.
[38] Relativement aux « substances intoxicantes » qui sont visées par la définition d’« objets interdits », les appelants soutiennent que le commissaire n’a pas à prendre de mesure puisque l’article 2 de la Loi en interdit la possession et que les détenus qui contreviennent à cette disposition s’exposent à des mesures disciplinaires en application des alinéas 40i) et 45a) de la Loi.
[39] S’agissant des « objets non autorisés », c’est-à-dire des objets « que le détenu a en sa possession sans autorisation préalable et en violation des Directives du commissaire ou d’un ordre écrit du directeur du pénitencier », suivant la définition énoncée à l’article 2 du Règlement, la situation est différente, selon les appelants. La Loi charge le commissaire de déterminer quelles substances seront considérées « non autorisées » et les personnes qui contreviennent à une directive du commissaire s’exposent à des mesures disciplinaires en application des alinéas 40j) et r) de la Loi. Il s’ensuit qu’un détenu doit obtenir le consentement du commissaire pour avoir en sa possession une substance qui a statut d’« objet non autorisé » en vertu d’une directive de ce dernier. En l’espèce, l’article 4 de la Directive énonce ce qui suit :
4. Articles de fumeur non autorisés : les articles de fumeur incluant, entre autres, les cigarettes, les cigares, le tabac, le tabac à mâcher, les rouleuses à cigarettes, les allumettes et les briquets sont des objets non autorisés au sens de l’article 2 du Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, exception faite du tabac et des sources d’allumage nécessaires aux pratiques spirituelles autochtones ou autres pratiques religieuses.
[40] Les appelants affirment en conséquence que le juge n’a pas fait la distinction qui s’imposait entre les « objets interdits » et les « objets non autorisés ».
[41] Pour ce qui est du fait que les employés du SCC sont autorisés à fumer dehors dans des endroits auxquels les détenus n’ont généralement pas accès, comme le stationnement d’un établissement correctionnel, les appelants font valoir qu’il est étranger à la question de la validité de la Directive. Ils estiment qu’il n’y a aucun lien entre cette situation et le risque posé par l’usage du tabac à l’intérieur, que la Directive vise à éliminer.
[42] Quant à l’exception religieuse visant les Autochtones, les appelants affirment que, n’ayant formulé ni allégation ni argument sur ce point devant le juge, les intimés n’étaient pas admis à présenter une preuve à ce sujet et qu’il serait donc injuste, à ce stade de l’instance, de leur permettre d’invoquer cet argument. Ils ajoutent qu’en tout état de cause l’article 83 de la Loi, combiné à l’alinéa 2a) de la Charte, fonde clairement l’exception religieuse prévue par la Directive.
[43] À l’égard de la question relevant de la Charte soulevée par les intimés, les appelants soutiennent que ceux-ci ne peuvent soumettre de contestation constitutionnelle car ils n’ont pas signifié l’avis de question constitutionnelle exigé à l’article 57 [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 19; 2002, ch. 8, art. 54] de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7 [art. 1 (mod., idem, art. 14)], que, de toute manière, la Directive ne porte atteinte à aucun droit garanti par les articles 7, 12 et 15 de la Charte et que, si violation il y avait, elle serait justifiée au sens de l’article premier.
b) Arguments des intimés
[44] Les intimés soutiennent que la Directive outrepasse les pouvoirs du commissaire. Les directives ne peuvent porter que sur des questions administratives relativement mineures, selon eux, et il faut procéder par voie législative ou réglementaire pour modifier des droits importants ou effectuer des changements de politique substantiels. La Directive débouche à leur avis sur un illogisme législatif imprévu car elle contrevient aux principes énoncés aux articles 3 et 4 de la Loi du fait qu’elle n’applique pas les mesures les moins restrictives possible, contrairement à ce qu’exige l’alinéa 4d).
[45] Ils reprochent également à la Directive d’établir des distinctions entre les détenus, les employés et les visiteurs. Ils font valoir au paragraphe 58 de leur mémoire que [traduction] « [l]orsqu’on accepte qu’aucun argument médical ne démontre que la fumée secondaire cause des dommages à des tiers, il n’existe aucune justification rationnelle sérieuse pour une interdiction totale ».
[46] S’agissant des questions relevant de la Charte, les intimés soutiennent que les effets de la Directive sur la liberté et la sécurité de la personne sont tels qu’ils entraînent l’application de l’article 7. Invoquant l’arrêt Chaoulli c. Québec (Procureur général), 2005 CSC 35, [2005] 1 R.C.S. 791, ils font valoir que bien qu’il n’existe pas de droit constitutionnel de fumer [traduction] « la suppression de ce droit constitue néanmoins une violation de la Charte ».
[47] Ils prétendent enfin que l’article premier de la Charte ne peut justifier cette atteinte à leurs droits, ajoutant que l’exemple de la province de Québec démontre qu’une interdiction totale de fumer n’est pas nécessaire et que c’est uniquement pour des raisons de commodité administrative que les appelants en ont décrété une.
DISPOSITIONS LÉGISLATIVES PERTINENTES
[48] Voici le texte des dispositions législatives pertinentes de la Loi, du Règlement et de la Loi sur les Cours fédérales :
Loi sur la système correctionnel et la mise en liberté sous condition
2. […] « objets interdits » a) Substances intoxicantes; […] « substance intoxicante » Toute substance qui, une fois introduite dans le corps humain, peut altérer le comportement, le jugement, le sens de la réalité ou l’aptitude à faire face aux exigences normales de la vie. Sont exclus la caféine et la nicotine, ainsi que tous médicaments dont la consommation est autorisée conformément aux instructions d’un agent ou d’un professionnel de la santé agréé. […] |
Définitions |
3. Le système correctionnel vise à contribuer au maintien d’une société juste, vivant en paix et en sécurité, d’une part, en assurant l’exécution des peines par des mesures de garde et de surveillance sécuritaires et humaines, et d’autre part, en aidant au moyen de programmes appropriés dans les pénitenciers ou dans la collectivité, à la réadaptation des délinquants et à leur réinsertion sociale à titre de citoyens respectueux des lois. |
But du système correctionnel |
4. Le Service est guidé, dans l’exécution de ce mandat, par les principes qui suivent : a) la protection de la société est le critère prépondérant lors de l’application du processus correctionnel; |
Principes de fonctionnement |
b) l’exécution de la peine tient compte de toute information pertinente dont le Service dispose, notamment des motifs et recommandations donnés par le juge qui l’a prononcée, des renseignements obtenus au cours du procès ou dans la détermination de la peine ou fournis par les victimes et les délinquants, ainsi que des directives ou observations de la Commission nationale des libérations conditionnelles en ce qui touche la libération; c) il accroît son efficacité et sa transparence par l’échange, au moment opportun, de renseignements utiles avec les autres éléments du système de justice pénale ainsi que par la communication de ses directives d’orientation générale et programmes correctionnels tant aux délinquants et aux victimes qu’au grand public; d) les mesures nécessaires à la protection du public, des agents et des délinquants doivent être le moins restrictives possible; e) le délinquant continue à jouir des droits et privilèges reconnus à tout citoyen, sauf de ceux dont la suppression ou restriction est une conséquence nécessaire de la peine qui lui est infligée; f) il facilite la participation du public aux questions relatives à ses activités; g) ses décisions doivent être claires et équitables, les délinquants ayant accès à des mécanismes efficaces de règlement de griefs; h) ses directives d’orientation générale, programmes et méthodes respectent les différences ethniques, culturelles et linguistiques, ainsi qu’entre les sexes, et tiennent compte des besoins propres aux femmes, aux autochtones et à d’autres groupes particuliers; i) il est attendu que les délinquants observent les règlements pénitentiaires et les conditions d’octroi des permissions de sortir, des placements à l’extérieur et des libérations conditionnelles ou d’office et qu’ils participent aux programmes favorisant leur réadaptation et leur réinsertion sociale; j) il veille au bon recrutement et à la bonne formation de ses agents, leur offre de bonnes conditions de travail dans un milieu exempt de pratiques portant atteinte à la dignité humaine, un plan de carrière avec la possibilité de se perfectionner ainsi que l’occasion de participer à l’élaboration des directives d’orientation générale et programmes correctionnels. […] |
|
40. Est coupable d’une infraction disciplinaire le détenu qui : a) désobéit à l’ordre légitime d’un agent; […] i) est en possession d’un objet interdit ou en fait le trafic; j) sans autorisation préalable, a en sa possession un objet en violation des directives du commissaire ou de l’ordre écrit du directeur du pénitencier ou en fait le trafic; […] r) contrevient délibérément à une règle écrite régissant la conduite des détenus; […] |
Infractions disciplinaires |
45. Commet une infraction punissable par procédure sommaire quiconque : a) est en possession d’un objet interdit au-delà du poste de vérification d’un pénitencier; […] |
Définition |
70. Le Service prend toutes mesures utiles pour que le milieu de vie et de travail des détenus et les conditions de travail des agents soient sains, sécuritaires et exempts de pratiques portant atteinte à la dignité humaine. […] |
Conditions de vie |
83. (1) Il est entendu que la spiritualité autochtone et les chefs spirituels ou aînés autochtones sont respectivement traités à égalité de statut avec toute autre religion et chef religieux. |
Chefs spirituels et aînés |
(2) Le Service prend toutes mesures utiles pour offrir aux détenus les services d’un chef spirituel ou d’un aîné après consultation du Comité consultatif autochtone national et des comités régionaux et locaux concernés. […] |
Obligation du Service en la matière |
96. Le gouverneur en conseil peut prendre des règlements : […] e) régissant les questions visées à l’article 70; […] |
Règlements |
97. Sous réserve de la présente partie et de ses règlements, le commissaire peut établir des règles concernant : a) la gestion du Service; b) les questions énumérées à l’article 4; c) toute autre mesure d’application de cette partie et des règlements. […] |
Règles d’application |
98. (1) Les règles établies en application de l’article 97 peuvent faire l’objet de directives du commissaire. |
Nature |
(2) Les directives doivent être accessibles et peuvent être consultées par les délinquants, les agents et le public. |
Publicité |
Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition
2. […]
« objet non autorisé » Tout objet que le détenu a en sa possession sans autorisation préalable et en violation des Directives du commissaire ou d’un ordre écrit du directeur du pénitencier.
Loi sur les Cours fédérales
57. (1) Les lois fédérales ou provinciales ou leurs textes d’application, dont la validité, l’applicabilité ou l’effet, sur le plan constitutionnel, est en cause devant la Cour d’appel fédérale ou la Cour fédérale ou un office fédéral, sauf s’il s’agit d’un tribunal militaire au sens de la Loi sur la défense nationale, ne peuvent être déclarés invalides, inapplicables ou sans effet, à moins que le procureur général du Canada et ceux des provinces n’aient été avisés conformément au paragraphe (2). |
Questions constitutionnelles |
QUESTIONS EN LITIGE
[49] Les principales questions dont la Cour est saisie sont les suivantes :
1. Le commissaire était-il légalement habilité à imposer une interdiction totale de fumer dans les établissements correctionnels fédéraux par voie de directive? Dans l’affirmative, la Directive entre-t-elle dans les limites des pouvoirs conférés au commissaire et les mesures qu’elle comporte sont-elles fondées sur la Loi et le Règlement?
2. L’omission de fournir aux procureurs généraux des provinces l’avis prévu au paragraphe 57(1) de la Loi sur les Cours fédérales empêche-t-elle les intimés d’invoquer la Charte? Dans la négative, la Directive porte-t-elle atteinte aux droits des intimés garantis par la Charte?
[50] Passons maintenant à l’examen de ces questions.
ANALYSE
Les questions relatives à la Charte
[51] J’examinerai d’abord la question de savoir si le paragraphe 57(1) de la Loi sur les Cours fédérales empêche les intimés de soulever des questions relevant de la Charte dans le présent appel parce qu’ils n’ont pas avisé les procureurs généraux des provinces de leur intention de contester la constitutionnalité de la Directive.
[52] Dans l’arrêt Eaton c. Conseil scolaire du comté de Brant, [1997] 1 R.C.S. 241, la Cour suprême du Canada a examiné la raison d’être des exigences en matière d’avis et les conséquences du défaut de s’y conformer, dans le contexte de l’article 109 [mod. par L.O. 1994, ch. 12, art. 42] de la Loi sur les tribunaux judiciaires, L.R.O. 1990, ch. C.43, une disposition analogue au paragraphe 57(1) de la Loi sur les Cours fédérales. Le juge Sopinka, rendant jugement pour la Cour, a écrit aux paragraphes 48, 53 et 54 de ses motifs :
L’objectif de l’art. 109 est évident. Dans notre démocratie constitutionnelle, ce sont les représentants élus du peuple qui adoptent les lois. Bien que les tribunaux aient reçu le pouvoir de déclarer invalides les lois qui contreviennent à la Charte et qui ne sont pas sauvegardées en vertu de l’article premier, c’est un pouvoir qui ne doit être exercé qu’après que le gouvernement a vraiment eu l’occasion d’en soutenir la validité. Annuler par défaut une disposition législative adoptée par le Parlement ou une législature causerait une injustice grave non seulement aux représentants élus qui l’ont adoptée mais également au peuple. En outre, devant notre Cour, qui a la responsabilité ultime de déterminer si une loi contestée est inconstitutionnelle, il est important que, pour rendre cette décision, nous disposions d’un dossier qui résulte d’un examen en profondeur des questions constitutionnelles soulevées devant les cours ou le tribunal dont les jugements sont portés en appel.
[…]
Compte tenu de l’objet de l’art. 109 de la Loi sur les tribunaux judiciaires, je suis enclin à être d’accord avec l’opinion exprimée par la Cour d’appel du Nouveau‑Brunswick dans D.N. c. New Brunswick (Minister of Health & Community Services), précité, et par le juge Arbour, dissidente, dans l’arrêt Mandelbaum, précité, selon laquelle la disposition impose une obligation, et l’omission de donner l’avis invalide une décision rendue en son absence sans que l’existence d’un préjudice ait été prouvée. Il me semble que l’absence d’avis est préjudiciable en soi à l’intérêt public. Je ne suis pas rassuré par le fait que le procureur général sera immanquablement en mesure d’expliquer après coup quelles mesures auraient pu être prises si l’avis avait été donné au moment opportun. Il y a donc un risque que, dans certains cas, une disposition législative puisse être annulée par défaut.
Il y a naturellement place à interprétation en ce qui concerne l’art. 109, et il peut se présenter des cas où l’omission de signifier un avis par écrit n’est pas fatale parce que le procureur général donne son consentement à ce que la question soit examinée ou parce qu’il y a eu un avis de facto qui équivaut à un avis par écrit. Il n’est toutefois pas nécessaire d’exprimer une opinion définitive sur ces questions, car je suis convaincu que, selon l’une ou l’autre tendance de la jurisprudence, la décision de la Cour d’appel n’est pas valide. Aucun avis ou quelque équivalent n’a été donné en l’espèce et, en fait, le procureur général et les tribunaux n’avaient aucune raison de croire que la Loi était contestée. Manifestement, l’art. 109 n’a pas été respecté et le procureur général a subi un préjudice grave en raison de l’absence d’avis. [Je souligne.]
[53] Notre Cour a suivi l’arrêt Eaton, précité, et jugé que les mêmes principes généraux s’appliquaient au paragraphe 57(1) de la Loi sur les Cours fédérales : Bekker c. Canada, 2004 CAF 186; Halifax Longshoremen’s Assn., section locale 269 c. Offshore Logistics Inc., 2000 CanLII 15852 (C.A.F.), aux paragraphes 56 et 57; Gitxsan Treaty Society c. Hospital Employees’ Union, [2000] 1 C.F. 135 (C.A.); Première nation crie Mikisew c. Canada (Ministre du Patrimoine canadien), 2004 CAF 66, [2004] 3 R.C.F. 436, aux paragraphes 73 à 81 (la juge Sharlow, dissidente, mais non sur ce point, non abordé par les juges majoritaires); Jacobs c. Sports Interaction, 2006 CAF 116, au paragraphe 5. Bien que le juge Rothstein (maintenant juge à la Cour suprême) ait laissé ouverte la question du caractère impératif de l’article 57, au paragraphe 58 de l’arrêt Halifax Longshoremen’s Assn., précité, notre Cour s’est plusieurs fois déclarée sans compétence pour entendre une question constitutionnelle lorsque la partie qui la soulève ne s’est pas entièrement conformée aux exigences en matière d’avis : Bekker, précité, au paragraphe 8; Giagnocavo c. Canada, [1995] A.C.F. no 1355 (C.A.) (QL); Jacobs, précité.
[54] Il ressort clairement du libellé du paragraphe 57(1) que l’avis n’est exigé que lorsque la validité, l’applicabilité ou l’effet sur le plan constitutionnel de « lois fédérales » ou de leurs « textes d’application » (« regulations » en anglais) est en cause. Les directives du commissaire ne sont pas des lois fédérales, mais il faut se demander si elles peuvent être considérées comme des « textes d’application » au sens du paragraphe 57(1).
[55] Les intimés soulignent que dans l’arrêt Martineau et autre c. Comité de discipline des détenus de l’Institution de Matsqui, [1978] 1 R.C.S. 118, la Cour suprême a statué que les directives du commissaire du SCC n’étaient pas des lois au sens de l’article 28 de la Loi sur la Cour fédérale [S.R.C. 1970 (2e Supp.), ch. 10] alors en vigueur. À la page 129 de l’arrêt, la Cour a jugé que bien que les directives soient autorisées par la loi, elles sont « nettement de nature administrative et non législative ». Dans cette affaire, la Cour suprême devait déterminer si la Cour d’appel fédérale avait conclu à tort qu’une ordonnance disciplinaire rendue contre l’appelant par le Comité de discipline des détenus de l’établissement n’était pas visée par l’article 28. La Cour d’appel fédérale avait conclu, plus particulièrement, que la décision du Comité était une ordonnance administrative non légalement soumise à un processus judiciaire ou quasi judiciaire.
[56] À mon avis, la question qui se posait dans l’arrêt Matsqui, précité, et la conclusion formulée par la Cour suprême ne sont pas pertinentes pour la présente espèce. Premièrement, la Cour suprême aurait sans aucun doute rendu une décision différente si c’était le libellé actuel de l’article 28 [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 8; 2002, ch. 8, art. 35] de la Loi sur les Cours fédérales, auquel s’appliquent les dispositions des articles 18 [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 4; 2002, ch. 8, art. 26] à 18.5 [art. 18.1 à 18.5 (édictés par L.C. 1990, ch. 8, art. 5; 2002, ch. 8, art. 27, 28)], exception faite du paragraphe 18.4(2), qui avait été en cause. Deuxièmement, le jugement rendu dans l’arrêt Matsqui n’est pas utile pour trancher la question qui nous est soumise, à savoir si la Directive du commissaire est un texte d’application au sens du paragraphe 57(1) de la Loi sur les Cours fédérales.
[57] L’article 2 de la Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, définit ainsi « règlement » :
2. […] « règlement » Règlement proprement dit, décret, ordonnance, proclamation, arrêté, règle judiciaire ou autre, règlement administratif, formulaire, tarif de droits, de frais ou d’honoraires, lettres patentes, commission, mandat, résolution ou autre acte pris : a) soit dans l’exercice d’un pouvoir conféré sous le régime d’une loi fédérale; b) soit par le gouverneur en conseil ou sous son autorité. [Non souligné dans l’original.] |
Définitions |
[58] L’article 97 de la Loi confère au commissaire le pouvoir d’établir des règles, et le paragraphe 98(1) prévoit que « [l]es règles établies en application de l’article 97 peuvent faire l’objet de directives du commissaire ». J’estime en conséquence que les « directives du commissaire » sont une « règle judiciaire ou autre [...] ou [un] autre acte pris : a) [...] dans l’exercice d’un pouvoir conféré sous le régime d’une loi fédérale » au sens de l’article 2 de la Loi d’interprétation. La Directive constitue donc un « texte d’application » (regulation) au sens du paragraphe 57(1) de la Loi sur les Cours fédérales, et un avis de question constitutionnelle est nécessaire pour en contester la constitutionnalité.
[59] Il n’est pas contesté que le procureur général du Canada a reçu un avis de question constitutionnelle. Toutefois, les intimés n’ont pas donné cet avis aux procureurs généraux des provinces, et cette omission empêche l’examen de la contestation constitutionnelle.
Le commissaire était‑il légalement habilité à imposer une interdiction totale de fumer dans les établissements correctionnels fédéraux par voie de directive?
[60] Le commissaire s’est fondé sur les articles 70, 97 et 98 de la Loi pour établir la Directive. Les appelants soutiennent, en particulier, que le commissaire pouvait adopter une directive concernant « toute autre mesure d’application de cette partie et des règlements », c’est‑ à‑dire veiller, comme le prévoit l’article 70 de la Loi, à ce que le milieu de vie et de travail et les conditions de travail des agents soient sains et sécuritaires. Les intimés prétendent, pour leur part, que le commissaire ne pouvait procéder comme il l’a fait parce que c’est au gouverneur en conseil qu’il appartient, en vertu de l’alinéa 96e) de la Loi, de prendre des règlements relatifs aux « questions visées à l’article 70 ».
[61] Pour plus de commodité, voici une fois de plus le texte de l’article 70, l’alinéa 96e), l’article 97 et le paragraphe 98(1) :
70. Le Service prend toutes mesures utiles pour que le milieu de vie et de travail des détenus et les conditions de travail des agents soient sains, sécuritaires et exempts de pratiques portant atteinte à la dignité humaine. […] |
Conditions de vie |
96. Le gouverneur en conseil peut prendre des règlements : […] e) régissant les questions visées à l’article 70; […] |
Règlements |
97. Sous réserve de la présente partie et de ses règlements, le commissaire peut établir des règles concernant : a) la gestion du Service; b) les questions énumérées à l’article 4; c) toute autre mesure d’application de cette partie et des règlements. […] |
Règles d’application |
98. (1) Les règles établies en application de l’article 97 peuvent faire l’objet de directives du commissaire. |
Nature |
[62] Il convient également de citer le paragraphe 83(1) du Règlement :
83. (1) Pour assurer un milieu pénitentiaire sain et sécuritaire, le Service doit veiller à ce que chaque pénitencier soit conforme aux exigences des lois fédérales applicables en matière de santé, de sécurité, d’hygiène et de prévention des incendies et qu’il soit inspecté régulièrement par les responsables de l’application de ces lois.
[63] J’estime que le simple fait que la Loi autorise le gouverneur en conseil à prendre des règlements régissant les questions visées à l’article 70 n’empêche pas la prise de directive à leur égard par le commissaire.
[64] Premièrement, l’article 70 de la Loi énonce clairement qu’il incombe au SCC de prendre « toutes mesures utiles pour que le milieu de vie et de travail des détenus et les conditions de travail des agents soient sains, sécuritaires ». Le libellé de l’article 83 du Règlement vient renforcer cette obligation.
[65] Deuxièmement, il serait incompatible avec le libellé introductif de l’article 97 — lequel énonce clairement que le pouvoir du commissaire en matière de directives s’exerce « Sous réserve de la présente partie et de ses règlements » — de limiter la capacité du commissaire d’établir des directives à cause du pouvoir réglementaire du gouverneur en conseil. Autrement dit, le commissaire peut établir des règles, et le gouverneur en conseil peut prendre des règlements sur les mêmes questions; s’il le fait, ses règlements ont préséance sur les règles. Étant donné la nature des obligations du commissaire et le vaste pouvoir discrétionnaire qui lui a été dévolu pour lui permettre de s’en acquitter, il n’entrait certainement pas dans l’intention du législateur que l’article 96 empêche le commissaire d’établir des directives.
[66] Troisièmement, le régime établi par la Loi s’oppose à une interprétation qui restreindrait le pouvoir du directeur d’établir des directives. L’article 96 énumère ce qui peut être régi par règlement du gouverneur en conseil, alors que les articles 97 et 98 décrivent en termes très larges le pouvoir du commissaire d’établir des directives. Qui plus est, aux termes de l’article 96, le pouvoir réglementaire du gouverneur général peut s’exercer sur un large éventail de sujets (alinéas a) à z)), de sorte qu’il serait très difficile pour le commissaire d’établir des directives s’il devait déterminer chaque fois si elles touchent de quelque façon le pouvoir réglementaire du gouverneur en conseil. Par exemple, étant donné l’étendue des questions ressortissant à la sécurité dans un pénitencier, la mention d’un milieu sécuritaire pour les détenus à l’article 70 pourrait empêcher le commissaire d’établir des directives sur des points essentiels au fonctionnement d’établissements correctionnels.
[67] Je crois probable, enfin, que le chevauchement substantiel entre le pouvoir du commissaire d’établir des directives et le pouvoir réglementaire du gouverneur en conseil était voulu par le législateur. Le mécanisme auquel on recourt pour résoudre les conflits entre lois et textes de législation déléguée, qui s’apparente quelque peu à la doctrine de la prépondérance fédérale, n’interdit nullement le chevauchement.
[68] En matière administrative, il arrivera souvent que le chevauchement soit éminemment souhaitable, car les instruments du processus décisionnel administratif que sont les directives, règles et lignes directrices offrent généralement plus de souplesse et sont plus faciles à établir, révoquer ou modifier en fonction des besoins : Thamotharem c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 198, [2008] 1 R.C.F. 385, aux paragraphes 90 à 109, en particulier les paragraphes 106 à 109; Friends of the Oldman River Society c. Canada (Ministre des Transports), [1992] 1 R.C.S. 3, aux pages 38 et 39; voir aussi R. Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes, 5e éd. (Markham, Ont. : LexisNexis Canada, 2008), aux pages 623 et 624. La souplesse est probablement une raison d’être importante du chevauchement de pouvoirs existant dans le régime établi par la Loi; un règlement ou une directive peuvent chacun traiter plus efficacement différents aspects d’une même question.
[69] Je conclus donc que le commissaire était légalement habilité à établir la Directive et, plus particulièrement, qu’il avait le pouvoir d’établir une directive pour veiller à ce que le milieu de vie et de travail des détenus et les conditions de travail des agents soient sains et sécuritaires.
[70] Il me faut à présent examiner si la Directive entre dans les limites des pouvoirs conférés au commissaire et si les mesures qu’elle comporte sont fondées sur la Loi et le Règlement.
[71] Il importe, en premier lieu, de rappeler l’objectif poursuivi par la Directive, lequel est énoncé au paragraphe 1 :
1. Améliorer la santé et le bien-être en éliminant l’exposition à la fumée secondaire dans tous les établissements correctionnels fédéraux. Pour atteindre cet objectif, il sera interdit de fumer à l’intérieur ainsi qu’à l’extérieur des bâtiments au sein du périmètre des établissements correctionnels fédéraux, y compris les centres correctionnels communautaires (CCC).
[72] Deuxièmement, il n’a pas été contesté devant nous que l’usage du tabac à l’intérieur peut poser un risque pour les non-fumeurs. Les intimés ont d’ailleurs reconnu que cet usage pouvait être nocif pour les non-fumeurs.
[73] Troisièmement, il ne fait aucun doute qu’en établissant la première Directive, le commissaire tentait d’empêcher tant les détenus que les employés de fumer à l’intérieur des établissements correctionnels fédéraux afin de protéger les non‑fumeurs. Il est également incontestable que la Directive et, plus particulièrement, l’interdiction de fumer dehors, vise à empêcher que les gens fument à l’intérieur et, ainsi, à protéger la santé des non‑fumeurs dans les établissements correctionnels. L’objectif déclaré de la Directive est clairement étayé par la recommandation en date du 21 juin 2007 du commissaire adjoint, dans laquelle celui‑ci explique pourquoi la première Directive a été prise : « Cette politique a été élaborée en réponse au corpus croissant de preuves scientifiques démontrant la nocivité potentielle de la fumée secondaire et aux craintes de plus en plus sérieuses au sujet de l’exposition continue des employés, délinquants et autres personnes à la fumée secondaire à l’intérieur des pénitenciers fédéraux » (dossier d’appel, vol. 2, page 328). Cette recommandation explique également pourquoi la première Directive n’a pas permis d’atteindre l’objectif qu’elle poursuivait. Elle indique, en particulier, le nombre d’infractions à l’interdiction de fumer à l’intérieur qui ont été signalées, et elle décrit les moyens pris par les détenus pour introduire des cigarettes en contrebande dans les établissements correctionnels ainsi que les instruments qu’ils ont fabriqués pour remplacer les allumettes et les briquets supprimés ou confisqués par le SCC.
[74] En présentant les arguments militant en faveur d’une interdiction totale de fumer, le commissaire adjoint mentionne les avantages d’une telle politique et fait valoir qu’on éliminerait ainsi toute exposition à la fumée secondaire au sein de tous les établissements correctionnels fédéraux (dossier d’appel, vol. 2, page 343).
[75] Je suis donc convaincu que la Directive est clairement de celles qui peuvent être établies en vertu de l’alinéa 97c) de la Loi, en tant que ses dispositions ont pour but que le milieu de vie et de travail des détenus et les conditions de travail des employés du SCC soient sains et sécuritaires. Elle entre donc dans les limites des pouvoirs conférés au commissaire par la Loi et le Règlement.
[76] Cette conclusion suffit, à mon avis, à trancher la question de la légalité de la Directive. Comme le juge Strayer l’a indiqué dans l’arrêt Jafari c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] 2 C.F. 595 (C.A.), à la page 602 :
Il va sans dire qu’il n’appartient pas à un tribunal de juger de la sagesse de la législation par délégation ni d’en apprécier la validité en se fondant sur ses préférences en matière de politique. La question essentielle que doit toujours se poser le tribunal est la suivante : le pouvoir conféré par la loi permet-il cette législation par délégation particulière? [Note de bas de page omise.]
[77] En l’espèce, cette question du juge Strayer appelle clairement une réponse affirmative.
[78] Dans l’arrêt Conseil canadien pour les réfugiés c. Canada, 2008 CAF 229, [2009] 3 R.C.F. 136, le juge Noël a réitéré la position exposée par le juge Strayer dans l’arrêt Jafari, précité, qu’il a cité en l’approuvant et en ajoutant le commentaire suivant au paragraphe 57 :
Il importe de bien comprendre ce qui est en litige dans une demande de contrôle judiciaire lorsque vient le temps de déterminer la norme de contrôle qui s’applique et la portée du contrôle qui peut être effectué par le tribunal. La contestation de la légalité d’un règlement soulève la question précise de savoir si les conditions préalables à l’exercice du pouvoir délégué qui ont été énoncées par le législateur existent au moment où le règlement est pris, une question qui est invariablement assujettie à la norme de la décision correcte. Comme la Cour l’a affirmé dans Sunshine Village Corp. c. Canada (Parcs), [2004] 3 R.C.F. 600, au paragraphe 10 :
L’analyse qui consiste à se demander si un texte réglementaire est autorisé par sa loi habilitante ne requiert pas l’application de l’approche pragmatique et fonctionnelle. La validité d’un texte réglementaire doit plutôt être toujours examinée selon la norme de la décision correcte. Pour une situation analogue se rapportant aux règlements municipaux, voir l’arrêt United Taxi Drivers’ Fellowship of Southern Alberta c. Calgary (Ville), [2004] 1 R.C.S. 485, au paragraphe 5. [Je souligne.]
[79] Il ressort clairement de ce passage des motifs du juge Noël que la question de la légalité de la législation déléguée s’examine suivant la norme de la décision correcte. Il s’ensuit qu’en déclarant la Directive invalide le juge a selon moi commis une erreur.
[80] Son rôle consistait à examiner si le pouvoir conféré au commissaire permettait à celui-ci d’adopter la Directive, mais il est sorti des limites de ce rôle et a procédé à une appréciation de novo de la justification dans les circonstances de la mesure instituant l’interdiction de fumer à l’extérieur. Je me reporte à cet égard aux paragraphes 27, 28, 33 et 34 de ses motifs, où il appert qu’il a en fait substitué son opinion à celle du commissaire au sujet de l’opportunité d’instituer une interdiction totale de fumer dans les établissements correctionnels fédéraux. Au paragraphe 28, par exemple, il exprime l’opinion que l’interdiction totale entraînera l’adoption de « mesures de contrôle », dont il met en doute l’efficacité. Or, comme le juge Strayer l’a clairement indiqué à la page 602 de l’arrêt Jafari, précité, il n’appartient pas « à un tribunal de juger de la sagesse de la législation par délégation ni d’en apprécier la validité en se fondant sur ses préférences en matière de politique ».
[81] En définitive, c’est au commissaire qu’il revenait de déterminer quelles mesures étaient nécessaires pour protéger la santé et la sécurité de ceux qui vivaient et qui travaillaient dans les établissements correctionnels fédéraux. Après un examen fouillé de la situation, le commissaire a estimé qu’il convenait d’appliquer une interdiction totale pour « [a]méliorer la santé et le bien-être en éliminant l’exposition à la fumée secondaire dans tous les établissements correctionnels fédéraux. » Par conséquent, le juge n’aurait pas dû intervenir.
Dispositif
[82] Pour ces motifs, j’accueillerais l’appel avec dépens, j’annulerais le jugement de la Cour fédérale et, rendant la décision qui aurait dû être rendue, je rejetterais la demande de contrôle judiciaire avec dépens.
Le juge Pelletier, J.C.A. : Je suis d’accord.
La juge Trudel, J.C.A. : Je suis d’accord.