[2012] 2 R.C.F. 350
IMM-1091-10
2010 CF 1196
Aref Memari (demandeur)
c.
Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (défendeur)
Répertorié : Memari c. Canada (Citoyenneté et Immigration)
Cour fédérale, juge Crampton—Toronto, 17 novembre; Ottawa, 26 novembre 2010.
Citoyenneté et Immigration — Statut au Canada — Réfugiés au sens de la Convention et personnes à protéger — Contrôle judiciaire visant la décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié rejetant la demande d’asile du demandeur — Le demandeur est un citoyen de l’Iran d’origine kurde sunnite qui prétendait avoir quitté l’Iran pour fuir la torture et la persécution subie en raison de ses croyances et activités politiques — Des incohérences et une invraisemblance importante dans le témoignage du demandeur ont amené la Commission à conclure que la preuve présentée n’était pas crédible — Le demandeur soutenait que les principes de justice naturelle avaient été violés par suite de l’incompétence de son avocate — L’art. 167(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés reconnaît le droit d’être représenté par un avocat devant la Commission — Toutefois, l’incompétence de l’avocat ne constituera un manquement aux principes de justice naturelle que dans les cas les plus extraordinaires — En l’espèce, les allégations d’incompétence étaient suffisamment précises, exceptionnelles et étayées par la preuve pour répondre au critère fondé sur l’examen du travail de l’avocat établi dans la jurisprudence — Pris isolément, chacun des actes et omissions reprochés à l’avocate n’aurait pas satisfait au critère du volet « appréciation du préjudice » établi par la jurisprudence — Cependant, l’effet combiné de ces actes et omissions était suffisant pour donner lieu à une erreur judiciaire — Demande accueillie.
Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) rejetant la demande d’asile du demandeur.
Le demandeur est un citoyen de l’Iran d’origine kurde sunnite. Il prétendait qu’il avait quitté l’Iran pour fuir la torture et la persécution que le gouvernement iranien lui avait fait subir en raison de ses croyances et activités politiques. Des incohérences et une invraisemblance importante dans le témoignage du demandeur ont amené la Commission à conclure que la preuve présentée n’était pas crédible dans l’ensemble et à statuer que le demandeur ne serait pas exposé à un des risques prévus aux articles 96 ou 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR).
Le demandeur soutenait que les principes de justice naturelle avaient été violés par suite de l’incompétence dont a fait preuve son avocate en le représentant.
Le principal point litigieux en l’espèce était celui de savoir s’il y avait eu manquement aux principes de justice naturelle par suite de l’incompétence de l’ancienne avocate du demandeur.
Jugement : la demande doit être accueillie.
Le paragraphe 167(1) de la LIPR reconnaît aux intéressés le droit d’être représentés par un avocat devant la Commission. Dans les instances tenues en vertu de la LIPR, l’incompétence de l’avocat ne constituera un manquement aux principes de justice naturelle que dans les cas les plus extraordinaires. En ce qui concerne le volet « examen du travail », l’incompétence ou la négligence du représentant doit ressortir de la preuve de façon suffisamment claire et précise. Quant au volet « appréciation du préjudice », la Cour doit être convaincue qu’une erreur judiciaire en a résulté. Compte tenu de la nature extraordinaire de ce motif de contestation, le travail doit être exceptionnel et l’erreur judiciaire doit prendre la forme d’un manquement à l’équité procédurale — la fiabilité de l’issue du procès ayant été compromise — ou toute autre forme évidente.
La Commission a reconnu dans sa décision les erreurs commises par l’avocate. L’avocate a elle-même avoué qu’elle n’avait pas représenté adéquatement le demandeur et a expliqué ces erreurs dans des observations écrites soumises à la Commission ainsi que dans un affidavit à l’appui de la demande de contrôle judiciaire. Le demandeur a également produit une plainte détaillée auprès du Barreau du Haut‑Canada. Cette preuve était cohérente en soi et l’était également avec le reste du dossier.
En l’espèce, les allégations d’incompétence étaient suffisamment précises, exceptionnelles et étayées par la preuve pour répondre au critère fondé sur l’examen du travail de l’avocat établi dans la jurisprudence.
Vu les faits particuliers de l’espèce, l’effet cumulatif des préjudices subis par le demandeur parce que l’avocate ne l’a pas représenté adéquatement était suffisamment grave pour compromettre le bien-fondé de la décision de la Commission. Pris isolément, chacun des actes et omissions reprochés à l’avocate n’aurait pas satisfait au critère du volet « appréciation du préjudice » établi par la jurisprudence. Cependant, l’effet combiné de ces actes et omissions était suffisant pour donner lieu à une erreur judiciaire. Considérée dans son ensemble, la représentation assurée par l’avocate au demandeur n’était ni adéquate ni raisonnable.
Les faits particuliers de l’espèce différaient considérablement du cas typique où les diverses omissions reprochées à l’ancienne représentante du demandeur ne sont pas de la nature à miner la confiance qu’une personne objective raisonnablement informée peut entretenir quant à l’issue de l’appel du demandeur.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 96, 97, 167(1).
JURISPRUDENCE CITÉE
décisions appliquées :
R. c. G.D.B., 2000 CSC 22, [2000] 1 R.C.S. 520; Shirwa c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 2 C.F. 51 (1re inst.); Huynh c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. no 642 (1re inst.) (QL).
décision examinée :
Dukuzumuremyi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 278.
décisions citées :
Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, 329 R.N.-B. (2e) 1; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339; Gulishvili c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 1200.
DEMANDE de contrôle judiciaire visant la décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié rejetant la demande d’asile du demandeur. Demande accueillie.
ONT COMPARU
Angus G. Grant pour le demandeur.
Kareena R. Wilding pour le défendeur.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Law Offices of Catherine Bruce, Toronto, pour le demandeur.
Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par
[1] Le juge Crampton : M. Aref Memari est un citoyen de l’Iran. Il est d’origine kurde sunnite. Il prétend qu’il a quitté l’Iran pour fuir la torture et la persécution que le gouvernement iranien lui a fait subir en raison de ses croyances et activités politiques. Il est arrivé au Canada en mai 2007 et a demandé l’asile en vertu des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR).
[2] En février 2010, la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a rejeté sa demande d’asile.
[3] Le demandeur demande l’annulation de la décision pour les motifs suivants :
i. il y a eu manquement aux principes de justice naturelle par suite de l’incompétence de son ancienne avocate;
ii. les commentaires faits par la Commission à la suite de sa décision ont donné lieu à une crainte raisonnable de partialité;
iii. l’analyse de la preuve par la Commission était déraisonnable.
[4] Pour les motifs qui suivent, la présente demande est accueillie.
I. Les faits
[5] Dans une annexe du formulaire de renseignements personnels (FRP) produit à l’appui de sa demande d’asile, le demandeur indique qu’il a joué un rôle politique actif au sein d’un groupe d’étudiants clandestins qui défendaient les droits des Kurdes et qui préconisaient la fin de la discrimination et de la persécution envers ceux-ci. En 1996, après que les étudiants et les professeurs locaux de l’Université de Sanandaj aient été humiliés et persécutés du fait de leur origine kurde sunnite, il s’est sérieusement engagé auprès de ce groupe. Entre autres, le groupe a distribué des circulaires, a tenu des réunions clandestines et a organisé des ralliements pacifiques. Le demandeur était également un sympathisant du mouvement politique gauchiste Hekmatiye.
[6] Après qu’un Kurde iranien ait été arrêté et tué par les forces de sécurité iraniennes en 2005, le demandeur a participé à une protestation pacifique. Il soutient que cette protestation a fait l’objet d’une descente et qu’il a été mis en état d’arrestation. Il prétend de plus qu’il a ensuite été détenu, battu et roué de coups de fouet à de nombreuses reprises, et qu’il a été interrogé pendant 15 jours avant d’être relâché 5 jours plus tard.
[7] Il soutient qu’il n’a repris ses activités politiques qu’après le Norouz (Nouvel An iranien) en 2006, lorsque l’un des membres du groupe d’étudiants lui a demandé d’assister à une rencontre et de parler de son expérience. Il a renouvelé sa participation au sein du groupe et a commencé à photocopier les circulaires qui étaient distribuées par d’autres membres du groupe.
[8] Le demandeur soutient qu’il a été arrêté une seconde fois, soit le 15 janvier 2007. Il déclare qu’il a été une fois de plus battu, gravement torturé et interrogé sur ses activités. Après avoir été détenu pendant plus de deux semaines, il a été forcé de signer un engagement indiquant qu’il ne parlerait à personne de sa détention et il a été menacé de mort s’il violait cet engagement.
[9] Le demandeur prétend que quelques semaines plus tard, le 4 février 2007, il a été emmené en banlieue de la ville et a été laissé à cet endroit. Il affirme qu’il s’est immédiatement caché pendant trois nuits jusqu’à ce qu’il rencontre un passeur de clandestins. Il s’est caché pendant cinq jours avec celui‑ci avant de partir pour la Turquie le 11 février 2007. Il est demeuré en Turquie jusqu’à son départ pour le Canada, où il est arrivé le 22 mai 2007.
[10] Depuis qu’il a fui l’Iran, le demandeur soutient que sa maison a fait l’objet d’une descente et que ses parents, son frère, son épouse et ses voisins ont été interrogés. En outre, son épouse a perdu son emploi, elle a été forcée de signer un engagement indiquant qu’elle allait dénoncer le demandeur, et elle a été requise de se présenter au Sepah (une branche de l’armée iranienne) tous les deux mois.
[11] Dans son FRP, le demandeur a ajouté que sa famille s’opposait à la révolution en Iran, que la maison familiale avait fait l’objet d’une descente et d’une fouille, et que son père avait été arrêté et détenu dans un endroit qui n’avait pas été divulgué pendant quatre mois et où il a été gravement torturé. Il a finalement été relâché lorsque sa mère a déposé l’acte de propriété de sa maison à titre de caution. En raison des blessures qu’il a subies par suite de la torture, il n’a pas été en mesure de travailler depuis ce temps‑là. De plus, il a été renvoyé de l’armée et il lui est interdit de quitter le pays.
II. La décision contestée
[12] Dès le début de sa décision, la Commission a jugé que la crédibilité du demandeur était la question déterminante.
[13] Avant d’aborder le fond de la revendication du demandeur, la Commission a dit, à propos de l’avocate du demandeur à ce moment‑là, Me Anita Leggett, après avoir reconnu que celle‑ci était une avocate compétente et consciencieuse, spécialisée en droit des réfugiés, qu’il y avait « des problèmes relativement à son rendement ». La Commission a fait remarquer que l’audience avait été fixée à l’origine au 24 novembre 2009, mais avait été remise au 27 janvier 2010, car Me Leggett avait produit un exposé circonstancié révisé le matin même de l’audience. La Commission a souligné que le document était daté de mars 2009. Elle a également fait observer que Me Leggett a avoué être responsable du retard à produire ces observations « expliquant qu’elle avait été malade et qu’elle n’avait simplement pas trouvé le temps de le faire ».
[14] La Commission a noté ensuite que, lors de l’audience du 27 janvier 2010, Me Leggett a indiqué qu’elle était malade et qu’elle ne se sentait pas bien. La Commission a indiqué également que Me Leggett avait produit à ce moment‑là un rapport psychologique détaillé qu’elle venait tout juste de recevoir, selon ce qu’elle a prétendu.
[15] La Commission a fait remarquer également qu’après le début de l’audience et après qu’une question ait été soulevée quant aux prétendues dates de détention du demandeur en Iran, Me Leggett s’est approchée du tribunal et lui a montré une copie du FRP, sur lequel elle avait indiqué quelques dates différentes de celles qui figuraient sur le document. Elle a alors déclaré qu’elle voulait modifier le FRP avant l’audience, mais qu’elle avait oublié de le faire en raison de sa maladie.
[16] La Commission a noté de plus que Me Leggett a spontanément indiqué par la suite qu’elle n’avait pas bien représenté le demandeur, et qu’elle s’en était excusée. La Commission a indiqué que le demandeur ne serait pas pénalisé pour toute erreur commise par Me Leggett, ajoutant avoir fait très attention d’évaluer de façon impartiale les conséquences de toute erreur. Cependant, la Commission a maintenu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve crédibles pour justifier une décision favorable.
[17] Par la suite, la Commission s’est intéressée aux nombreuses divergences qu’elle avait relevées dans le témoignage du demandeur. Elle a indiqué que, prises ensemble, ces incohérences et une invraisemblance importante l’avaient amenée à conclure que la preuve présentée par le demandeur n’était pas crédible dans l’ensemble.
[18] La première incohérence relevée par la Commission concernait le nombre de fois où le demandeur a soutenu avoir été détenu. La Commission a noté que, tant dans son FRP que dans son témoignage, le demandeur a indiqué qu’il avait été détenu à deux occasions. Cependant, la Commission a fait observer que dans une déclaration qu’il avait signée au point d’entrée, il n’avait fait allusion qu’à une seule détention. La Commission n’a pas accepté les explications du demandeur voulant i) que l’agent d’immigration lui ait dit au point d’entrée de rédiger une histoire courte, et ii) que la cause immédiate de son départ de l’Iran ait été sa seconde détention. Elle a plutôt conclu que sa prétention selon laquelle il avait été détenu une seconde fois avait pour but d’embellir son histoire. Elle a par conséquent tiré une conclusion défavorable quant à sa crédibilité.
[19] La deuxième incohérence relevée par la Commission était liée aux difficultés que le demandeur prétend avoir eues avec l’interprète durant son entrevue effectuée au point d’entrée. Le demandeur a allégué à l’audience qu’il avait eu des difficultés à comprendre l’interprète à plusieurs reprises, car i) l’interprète était Afghan et parlait le dari (qui est similaire au farsi) et les Iraniens (qui parlent le farsi) ne comprennent pas vraiment la terminologie utilisée par les Afghans, et ii) l’interprète traduisait à partir d’un téléphone à mains libres qui ne transmettait pas clairement la communication. Le demandeur a soutenu de plus avoir demandé un interprète kurde, mais on lui a dit qu’aucun n’était disponible, et a soutenu avoir demandé que les différentes questions posées durant l’entrevue soient répétées plusieurs fois.
[20] La Commission a rejeté les prétentions du demandeur après avoir noté les éléments suivants :
• l’agent a dit au demandeur de lui faire savoir si une question n’était pas claire ou s’il ne la comprenait pas, ce que le demandeur n’a pas fait;
• aucune note prise durant l’entrevue n’indiquait que le demandeur s’était plaint de l’interprétation, qu’il avait demandé que les questions soient répétées ou qu’il souhaitait un interprète kurde;
• à la fin de sa déclaration, le demandeur a remercié le personnel de l’immigration pour son aide et ne s’est aucunement plaint du processus d’entrevue;
• le demandeur a signé le compte‑rendu écrit de l’entrevue, pour confirmer la véracité de son contenu;
• l’interprète avait signé une déclaration indiquant qu’il avait interprété le contenu de ce compte‑rendu pour le demandeur et que le demandeur l’avait informé qu’il en avait compris la teneur;
• le demandeur a indiqué à l’audience qu’il parlait aussi bien le farsi que le kurde et qu’il avait demandé un interprète parlant le farsi, plutôt qu’un interprète kurde;
• la déclaration du demandeur a été faite librement, sans aucune interprétation, et en farsi;
• en tant que titulaire d’un diplôme universitaire, le demandeur n’aurait pas signé un formulaire simplement parce qu’on lui avait dit de le faire, et un agent d’immigration ne lui aurait pas demandé de signer un document qui, comme il le savait ou aurait dû le savoir, était inexact, étant donné la présomption selon laquelle CIC [Citoyenneté et Immigration Canada] agit équitablement, qui n’a pas été réfutée.
[21] La troisième incohérence concernait les dates de la première détention du demandeur. En effet, la Commission a constaté qu’il y avait des différences entre le témoignage du demandeur et son FRP sur cette question. En ce qui a trait à son témoignage, la Commission a dit qu’il avait indiqué que sa première détention avait eu lieu du 3 août au 24 août 2005, et, lorsqu’on lui a demandé s’il était certain de l’exactitude de ces dates, il a répondu par l’affirmative. Cependant, la Commission a indiqué que les dates de sa première détention qui figurent dans son FRP sont du 3 septembre au 3 octobre 2005.
[22] La Commission a souligné qu’au début de l’audience, le demandeur avait témoigné sous serment de l’exactitude de son FRP, et pourtant, il a allégué, plus tard durant l’audience, que celui‑ci n’était pas exact à cet égard. Elle a ensuite fait remarquer qu’il avait laissé entendre que l’interprète, qui se trouvait alors dans le bureau de Me Leggett, avait pu copier les dates du compte‑rendu de l’entrevue. La Commission n’a pas accepté cette explication, car rien dans le compte‑rendu de l’entrevue n’indiquait qu’il avait été détenu aux dates énoncées dans son FRP (soit du 3 septembre au 3 octobre 2005), et par conséquent l’interprète, qui se trouvait au bureau de Me Leggett, n’aurait pas pu reproduire ces dates incorrectement.
[23] La Commission a également fait observer que Me Leggett lui avait montré sa copie du FRP, sur laquelle quelques modifications semblaient avoir été apportées au crayon ou au stylo. La Commission a souligné que Me Legget avait indiqué qu’il s’agissait là de la preuve qu’elle avait eu l’intention de modifier cette section du FRP avant que le demandeur ne prête serment à l’audience, mais qu’elle avait oublié de le faire en raison de sa maladie. La Commission a reconnu que Me Leggett avait affirmé à juste titre que l’exposé circonstancié révisé figurant à l’annexe du FRP du demandeur indiquait que ce dernier avait été arrêté le 3 août 2005.
[24] Cependant, la Commission a conclu que le fait que le demandeur, apparemment à tort, avait attribué cette faute à l’interprète et qu’il avait affirmé, encore là à tort, que l’interprète avait tiré les mauvais renseignements du compte-rendu de l’entrevue, semblait indiquer que ses explications ne devraient pas être acceptées. La Commission a, par conséquent, tiré une conclusion négative quant à sa crédibilité, bien qu’elle ait mentionné que cette conclusion était en partie atténuée par l’explication de Me Leggett.
[25] La quatrième incohérence porte sur les dates de la seconde détention du demandeur. La Commission a noté qu’il y avait divergence entre les dates indiquées dans le compte‑rendu de l’entrevue et celles qui figurent dans le FRP du demandeur. Dans le compte‑rendu de l’entrevue, les dates indiquées sont du 25 octobre au 15 novembre 2006, alors que dans son FRP, le demandeur a déclaré qu’il a été relâché et qu’il a fui l’Iran en février 2007.
[26] Lorsqu’on lui a demandé d’expliquer cette incohérence manifeste, le demandeur a soutenu qu’elle découlait d’erreurs commises par l’interprète dans sa conversion du calendrier perse au calendrier grégorien. Étant donné que la Commission n’a pas accepté les allégations du demandeur quant aux mauvais services d’interprétation dont il a bénéficié durant l’entrevue, elle n’a pas accepté cette explication.
[27] La cinquième « incohérence » avait trait à la réponse du demandeur à la question relative à l’endroit où Mansour Hekmat, le chef du parti que le demandeur prétendait appuyer, était mort. Le demandeur a indiqué que le chef du parti était mort en Iran ou en Iraq. Ce n’est qu’après qu’on lui eut demandé comment le chef d’un parti anti‑régime aurait été autorisé à vivre en Iran qu’il s’est ravisé et a indiqué qu’il était mort à Londres. La Commission a conclu que cela indiquait que le demandeur connaissait peu le parti qu’il prétendait appuyer. Elle a par conséquent tiré une autre conclusion défavorable en ce qui a trait à la crédibilité du demandeur.
[28] Enfin, la Commission a conclu qu’il y avait une invraisemblance significative dans la prétention du demandeur. Le demandeur a indiqué que, bien que son épouse ait été interrogée à plusieurs reprises depuis qu’il a fui l’Iran, elle n’a pas déclaré aux autorités qu’il s’était enfui au Canada. La Commission a jugé peu vraisemblable que l’épouse du demandeur n’ait pas été contrainte de révéler ce fait, surtout si le régime avait ciblé le demandeur dans la mesure où il l’a prétendu.
[29] Compte tenu de ce qui précède, la Commission a conclu que le témoignage du demandeur n’était pas, dans l’ensemble, crédible. Par conséquent, elle a statué qu’il ne serait pas exposé à un des risques prévus aux articles 96 ou 97 de la LIPR.
III. Norme de contrôle
[30] Les questions liées à l’équité procédurale et à la justice naturelle soulevées par le demandeur sont contrôlées d’après la norme de la décision correcte (Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, aux paragraphes 55, 60 et 79; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, au paragraphe 43).
[31] La norme de contrôle applicable à la question concernant l’analyse de la preuve par la Commission est celle de la décision raisonnable (Dunsmuir, ci‑dessus, aux paragraphes 51 et 56).
IV. Analyse
A. Y a‑t-il eu manquement aux principes de justice naturelle par suite de l’incompétence de l’ancienne avocate du demandeur?
[32] Le demandeur soutient que les principes de justice naturelle ont été violés par suite de l’incompétence dont a fait preuve Me Leggett en le représentant. Je suis d’accord.
[33] Dans l’arrêt R. c. G.D.B., 2000 CSC 22, [2000] 1 R.C.S. 520, au paragraphe 26, la Cour suprême du Canada a affirmé que, pour que ce recours soit accueilli, « il faut démontrer, dans un premier temps, que les actes ou les omissions de l’avocat relevaient de l’incompétence, et, dans un deuxième temps, qu’une erreur judiciaire en a résulté ». La Cour précise (aux paragraphes 27 à 29) :
L’incompétence est appréciée au moyen de la norme du caractère raisonnable. Le point de départ de l’analyse est la forte présomption que la conduite de l’avocat se situe à l’intérieur du large éventail de l’assistance professionnelle raisonnable. Il incombe à l’appelant de démontrer que les actes ou omissions reprochés à l’avocat ne découlaient pas de l’exercice d’un jugement professionnel raisonnable. La sagesse rétrospective n’a pas sa place dans cette appréciation.
Les erreurs judiciaires peuvent prendre plusieurs formes dans ce contexte. Dans certains cas, le travail de l’avocat peut avoir compromis l’équité procédurale, alors que dans d’autres, c’est la fiabilité de l’issue du procès qui peut avoir été compromise.
Dans les cas où il est clair qu’aucun préjudice n’a été causé, il n’est généralement pas souhaitable que les cours d’appel s’arrêtent à l’examen du travail de l’avocat. L’objet d’une allégation de représentation non effective n’est pas d’attribuer une note au travail ou à la conduite professionnelle de l’avocat. Ce dernier aspect est laissé à l’appréciation de l’organisme d’autoréglementation de la profession.
[34] Bien que l’arrêt G.D.B. ait été une cause pénale et que l’analyse par la Cour suprême de la question du droit à l’assistance effective d’un avocat ait été axée sur des personnes accusées d’acte délictueux grave, la Cour a reconnu ce droit dans le contexte des réfugiés (voir, par exemple, Gulishvili c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 1200; Shirwa c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 2 C.F. 51 (1re inst.), aux pages 60 à 64).
[35] Il importe également de souligner que le paragraphe 167(1) de la LIPR reconnaît aux intéressés le droit d’être représentés par un avocat devant la Commission.
[36] Cependant, dans les instances tenues en vertu de la LIPR, l’incompétence de l’avocat ne constituera un manquement aux principes de justice naturelle que dans les « cas le[s] plus extraordinaire[s] » (Huynh c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. no 642 (1re inst.) (QL), au paragraphe 23. En ce qui concerne le volet « examen du travail », « l’incompétence ou la négligence du représentant [doit ressortir] de la preuve de façon suffisamment claire et précise » (Shirwa, ci‑dessus, aux pages 60 et 61). Quant au volet « appréciation du préjudice », la Cour doit être convaincue qu’une erreur judiciaire en a résulté. Compte tenu de la nature extraordinaire de ce motif de contestation, le « travail » doit être exceptionnel et « l’erreur judiciaire » doit prendre la forme d’un manquement à l’équité procédurale — la fiabilité de l’issue du procès ayant été compromise — ou toute autre forme évidente.
i) Le volet « examen du travail »
[37] Comme nous l’avons mentionné à la partie II ci‑dessus, la Commission a reconnu dans sa décision qu’il y avait des « problèmes relativement à son rendement [de Me Leggett] ». À cet égard, la Commission a mentionné ce qui suit :
• l’audience, officiellement fixée au 24 novembre 2009, a été reportée au 27 janvier 2010 après que Me Leggett eut produit un exposé circonstancié révisé, daté de mars 2009, le matin même de l’audience;
• lorsque des questions ont été soulevées à l’audience du 27 janvier 2010, quant aux dates de détention du demandeur en Iran, Me Leggett s’est approchée du tribunal pour lui montrer une copie corrigée du FRP du demandeur, et a soutenu qu’elle avait eu l’intention de modifier le FRP avant la tenue de l’audience, mais qu’elle avait oublié, en raison de sa maladie;
• Me Leggett a avoué par la suite qu’elle n’avait pas représenté adéquatement le demandeur, et elle s’en était excusée.
[38] Le demandeur prétend que l’incompétence de Me Leggett ne s’est pas limitée à l’audience devant la Commission, mais ressortait clairement tout au long de sa représentation. En plus de ce qui précède, le demandeur a fourni d’autres exemples, notamment que Me Leggett n’a pas fait ce qui suit :
• contre-interrogé l’interprète et l’agent d’immigration au point d’entrée;
• relevé et corrigé les erreurs commises par l’interprète;
• produit une preuve quant à la conversion du calendrier perse au calendrier grégorien;
• obtenu un rapport médical pour confirmer que les cicatrices sur le corps du demandeur laissaient croire qu’il avait été torturé;
• s’être retirée du dossier compte tenu de la gravité de sa maladie.
[39] Le demandeur prétend également que Me Leggett était responsable de la mauvaise préparation de l’exposé circonstancié de son FRP.
[40] En plus de reconnaître ses erreurs et de s’en excuser devant la Commission, Me Leggett a produit sous serment un affidavit à l’appui de la présente demande. Dans cet affidavit, elle a indiqué qu’il était évident pour elle que l’interprète afghan qui a assisté le demandeur lors de son entrevue au point d’entrée a incorrectement traduit les dates fournies par le demandeur en ce qui a trait à sa seconde détention. Elle a ajouté qu’« en raison de sa maladie », seul un très bref exposé circonstancié du FRP avait été produit, qu’elle avait eu l’intention de fournir des précisions sur cet exposé avant l’audience, et que, dans la hâte de produire le FRP à temps, l’interprète auquel elle a eu recours a commis certaines erreurs dans la conversion des dates du calendrier perse au calendrier grégorien.
[41] Dans son affidavit, Me Leggett a également indiqué ce qui suit :
[traduction]
8. Tout juste avant l’audience, j’ai fourni une annexe à l’exposé circonstancié du FRP. L’audience relative à la demande d’asile avait été à l’origine fixée en novembre 2009. À ce moment‑là, j’étais devenue gravement malade, mon état de santé ayant été initialement mal diagnostiqué par les médecins. Le matin même de l’audience, j’ai été prise d’étourdissements et je ne me sentais pas bien. Lorsque je suis arrivée à l’audience, j’ai appris que le commissaire présidant le tribunal, Michael Sterlin, n’avait pas reçu l’exposé circonstancié révisé du FRP. De plus, comme j’étais malade, l’audience a été reportée. Bien que cette remise ne puisse être reprochée à M. Memari, le commissaire a précisé que la date de l’audience suivante était péremptoire.
9. Il s’est avéré que j’avais contracté un virus grave et que les médicaments qui m’ont été prescrits n’ont fait qu’aggraver la situation. J’ai définitivement perdu l’ouïe dans une oreille et les médicaments ont sérieusement entravé mes facultés mentales.
10. Alors que j’étais encore gravement malade, j’ai quand même assisté à la reprise de l’audience de M. Memari, le 27 janvier 2010, parce que je savais que cette audience aurait lieu quel que soit mon état. J’ai dit au commissaire au début de l’audience que je ne me sentais pas bien et que j’avais perdu l’audition de mon oreille droite. Je lui ai dit que je prenais des médicaments qui me rendaient très malade, et qui ne me permettaient pas de penser ou de raisonner, et parfois, de comprendre ce qui se disait. Néanmoins, le commissaire a insisté pour que l’audience ait lieu.
[42] Ce qui précède est conforme à l’extrait suivant tiré de la première page des observations écrites de Me Leggett soumises au commissaire Michael Sterlin et datées du 31 janvier 2010, soit quelques jours après l’audition de l’affaire par la Commission, et après que Me Leggett eut prétendu qu’elle avait cessé de prendre ses médicaments :
[traduction] Lors de l’audience du 24 novembre 2009, je voulais demander une remise, étant donné que je ne me sentais pas bien, que j’étais prise d’étourdissements et que je vous l’avais mentionné au début de l’audience. Comme vous l’avez dit, vous étiez désolé que je ne me sente pas bien, mais vous auriez procédé si tous les documents avaient été produits à temps.
Vous avez ajourné l’affaire, car l’annexe détaillée de l’exposé circonstancié avait été produite le 23 novembre 2009, en dépit du fait que la lettre que j’avais moi-même écrite et l’annexe étaient datées du 1er mars 2009. L’annexe a été portée à votre attention le jour même de l’audience. Vous n’avez pas eu le temps de la lire.
Vous avez insisté sur le caractère péremptoire de l’audience suivante, soit le 27 janvier 2010, sans égard à la maladie d’un avocat.
Depuis le 24 novembre 2009, j’ai été très malade, comme je vous l’ai mentionné à l’audience du 27 janvier 2010, ma maladie ayant été mal diagnostiquée par le professionnel de la santé, ce qui a entraîné des conséquences graves et peut-être permanentes. Comme je vous l’ai dit le 27 janvier 2010, je n’étais pas bien : j’étais sous l’influence de certains médicaments puissants, et il était très difficile pour moi de fonctionner. Malgré cela, nous avons pourtant procédé.
Vous n’avez également pas reçu le rapport psychiatrique qui a été déposé le lundi 25 janvier 2010, puisque le psychiatre n’avait pas eu le temps de voir le demandeur d’asile avant le 11 janvier 2010, bien que j’aie fait la recommandation immédiatement après l’ajournement du 23 novembre 2009. Je n’ai pas reçu le rapport psychiatrique avant le jeudi précédent, soit le 21 janvier 2010, et il n’y avait personne au bureau pour produire le rapport le vendredi 22 janvier 2010.
À l’issue de l’audience du 27 janvier 2010, vous m’avez demandé si je voulais faire des observations. Je n’ai pas compris votre question. Ensuite, j’ai indiqué que je voulais faire des observations, et je les ai faites de vive voix, malgré le fait que je ne pouvais à peine fonctionner à cause des médicaments que je prenais et de mon état de santé. J’ai aussi eu l’impression que vous aviez pris votre décision, indépendamment de mes observations.
[43] Le texte qui précède est également conforme à la plainte que le demandeur a déposée auprès du Barreau du Haut‑Canada. Dans cette plainte, le demandeur a fourni les détails suivants en ce qui a trait aux différentes façons dont la maladie de Me Leggett et le peu d’attention portée à son dossier ont eu une incidence défavorable sur sa cause devant la Commission :
[traduction] Me Leggett a mal préparé ma demande d’asile initiale, en partie parce qu’elle était malade et en partie parce qu’elle était à l’étranger. Les formulaires ont été préparés à la hâte, et étaient inexacts. Une fois que les formulaires ont été envoyés, j’ai essayé de communiquer avec elle à plusieurs reprises, au moins dix fois. À chaque occasion, on m’a dit qu’il n’était pas nécessaire de venir la voir, que tout était correct et qu’il n’y avait rien à faire. Plus tard, j’ai découvert que c’était faux. Je n’ai pu la rencontrer que quelques jours à peine avant la tenue de mon audience. À ce moment‑là, plus de deux ans s’étaient écoulés depuis que j’avais retenu les services de Me Leggett. À cette époque, il était devenu clair pour moi que des changements substantiels devaient être apportés aux documents (connus sous le nom de « formulaire de renseignements personnels »). Nous avons fait les changements nécessaires, mais Me Leggett ne les a envoyés à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié qu’une journée avant l’audience. Le commissaire n’avait pas reçu ces changements le jour de l’audience, et celle‑ci a dû être ajournée. Elle a également dû être ajournée parce que Me Leggett était malade. L’audience suivante a été déclarée péremptoire même si je n’étais pas responsable de cette remise. À l’audience suivante, même si j’ai dit à Me Leggett que d’autres corrections devaient être faites, elle a oublié d’en informer le commissaire. Cela a amené le commissaire à mettre en doute mon récit. Je joins à la présente plainte une copie de la décision de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié qui traite des problèmes de mon avocate. J’ai appris à la deuxième audience qu’elle était encore très malade, et qu’elle n’avait pas tous ses esprits. Elle n’a pas fait preuve de compétence durant l’audience. Je comprends qu’elle était malade, mais elle n’aurait jamais dû venir à l’audience. Elle aurait dû me le dire et se retirer du dossier si elle n’était pas en mesure de me représenter de façon compétente. Je crois sincèrement que ma vie est en jeu, et je sens qu’elle ne m’a pas représenté adéquatement, en dépit de ce qu’auraient pu être ses bonnes intentions. En outre, son interprète a fait de nombreuses erreurs, et on m’a dit de ne pas m’en inquiéter et qu’elles pouvaient être corrigées ultérieurement. Ces erreurs n’ont jamais été corrigées.
[44] En résumé, la Commission a elle‑même reconnu les erreurs commises par Me Leggett et y a consacré cinq paragraphes de sa décision. Me Leggett a elle‑même avoué à la Commission qu’elle n’avait pas assuré une représentation adéquate du demandeur et elle s’en est excusée par la suite auprès de la Commission. Elle a ensuite expliqué en détail ces erreurs dans les observations écrites qu’elle a soumises à la Commission et dans un affidavit souscrit à l’appui de la présente demande. Le demandeur a également produit une plainte détaillée auprès du Barreau du Haut‑Canada. Cette preuve est cohérente en soi et l’est également avec le reste du dossier.
[45] Je suis convaincu que les allégations d’incompétence susmentionnées sont suffisamment précises, exceptionnelles et étayées par la preuve pour répondre au critère fondé sur l’examen du travail de l’avocat établi dans la jurisprudence ci‑devant analysée.
ii) Le volet « appréciation du préjudice »
[46] Dans sa décision, la Commission a indiqué que le demandeur ne serait pas pénalisé pour les erreurs commises par Me Leggett. Or, après avoir examiné les incidences de ces erreurs, elle a conclu qu’il n’y avait toujours pas suffisamment d’éléments de preuve crédibles pour justifier une décision favorable.
[47] À mon avis, il appert d’emblée que le bien‑fondé de cette conclusion de la Commission est compromis par la représentation que Me Leggett a assurée au demandeur, et qu’il y a donc eu erreur judiciaire.
[48] La Commission a rejeté la demande d’asile du demandeur au motif que son témoignage « n’est pas crédible dans l’ensemble ». Comme nous l’avons vu dans la partie II ci-dessus, la Commission a relevé cinq « incohérences » qui, cumulativement et jumelées à une conclusion d’invraisemblance, l’ont amenée à conclure que le demandeur n’était pas crédible. Selon moi, la façon dont Me Leggett a représenté le demandeur a eu une incidence défavorable sur trois de ces « incohérences ».
[49] En ce qui a trait aux deux autres incohérences, l’une d’entre elles était relativement mineure. Il s’agit de la fois où le demandeur s’est rapidement ravisé en ce qui concerne l’endroit où le chef du parti anti‑régime qu’il avait appuyé est décédé. La Commission a tiré de cette incohérence une conclusion négative sur la crédibilité du demandeur en tenant compte expressément des « autres préoccupations exprimées quant à la crédibilité du demandeur d’asile ». De même, la conclusion fondée sur l’invraisemblance semble avoir été également mineure par rapport aux autres préoccupations soulevées par la Commission. La dernière incohérence portait sur le défaut du demandeur de divulguer, lors de l’entrevue et dans la déclaration au point d’entrée, qu’il avait été détenu à deux reprises. Il n’était pas représenté par un avocat à ce moment‑là.
[50] Il ne fait aucun doute que l’effet cumulatif de ces deux dernières incohérences et de la conclusion fondée sur l’invraisemblance est beaucoup moins important que l’effet cumulatif de l’ensemble des cinq incohérences et de la décision d’invraisemblance sur lesquelles la Commission s’est basée pour rejeter la demande d’asile du demandeur.
[51] S’agissant des trois autres incohérences, qui portaient sur des questions d’interprétation, la plus importante concernait les dates fournies par le demandeur quant à ses deux détentions et aux agressions physiques qu’il a subies. Ces incohérences semblent avoir joué un rôle central dans la conclusion de la Commission selon laquelle le témoignage du demandeur n’était pas « crédible dans l’ensemble ».
[52] Pour ce qui concerne les dates de la première détention, la Commission a précisé dans sa décision qu’elle avait relevé des incohérences « très importantes » entre les dates figurant dans l’exposé circonstancié du FRP initial et les dates qui lui avaient été fournies au cours de l’audience. À l’audience et dans la déclaration détaillée du FRP produite en annexe par le demandeur, celui‑ci a indiqué les dates du 3 août au 24 août 2005. Or, dans son FRP initial, ce sont les dates du 3 septembre au 3 octobre 2005 qui figuraient. Le demandeur a attribué cette incohérence à l’interprète retenu par Me Leggett.
[53] Comme nous l’avons antérieurement souligné, Me Leggett a reconnu durant l’audience qu’elle avait eu l’intention de corriger cette erreur, mais qu’elle avait oublié de le faire en raison de sa maladie.
[54] Une autre des incohérences qualifiées de « très importantes » par la Commission concernait les dates de la seconde détention du demandeur. Le compte‑rendu de l’entrevue effectuée au point d’entrée indique que le demandeur a déclaré avoir été détenu du 25 octobre au 15 novembre 2006. Cependant, dans son FRP, il a indiqué qu’il avait fui l’Iran après sa remise en liberté, en février 2007. Encore là, le demandeur a attribué cette incohérence à une mauvaise interprétation, mais cette fois il l’a imputée à l’interprète qui l’a assisté lors de son entrevue au point d’entrée. La Commission a rejeté cette explication.
[55] La nature des problèmes du demandeur avec la conversion des dates du calendrier perse au calendrier grégorien est révélée dans la transcription de son audience devant la Commission (à la page 30). Sa discussion avec le commissaire en ce qui a trait aux dates de sa seconde détention qui figurent dans le compte‑rendu de l’entrevue effectuée au point d’entrée s’est déroulée ainsi :
[traduction]
DEMANDEUR : Ce n’est pas un document complet. Je l’ai dit le 15e jour du 11e mois et ils, l’interprète a pensé que le 11e mois faisait référence — était selon le calendrier occidental.
COMMISSAIRE : Hum.
DEMANDEUR : Mais le 11e mois dans le calendrier perse se situe quelque part en février.
COMMISSAIRE : Bien. Donc, vous me dites que —
AVOCATE : J’ai constaté cela et il m’est toujours possible de consulter la version perse de ma déclaration.
COMMISSAIRE : Bien. Laissez-moi voir — laissez-moi donc voir cette déclaration, s’il vous plaît. Laissez-moi la récupérer. D’accord.
DEMANDEUR : Merci.
COMMISSAIRE : Oui. Bien. Donc, vous dites que c’est correct? Qu’il s’agit de février, et non de novembre?
DEMANDEUR : Dans notre calendrier, il s’agit du 11e mois. Je suis parti, j’ai fui Sanandaj.
COMMISSAIRE : Je le vois. C’est le 11e mois. Il s’agit du 11e mois perse, qui a été présenté comme étant le 11e mois du calendrier grégorien, novembre. Je vois ce que vous voulez dire.
DEMANDEUR : Exactement. Et c’est ce que j’ai constaté également.
COMMISSAIRE : C’est ce que vous avez constaté? Que voulez-vous dire?
DEMANDEUR : Parce que — parce que là — la même erreur a été commise ailleurs.
COMMISSAIRE : Donc, si vous l’avez constatée, pourquoi ne l’avez‑vous pas fait corriger à ce moment-là?
DEMANDEUR : Plus tard, après avoir quitté l’aéroport, c’est plus tard que j’ai découvert l’erreur.
[56] Bien que le commissaire ait semblé comprendre l’explication du demandeur, il a néanmoins tiré une conclusion négative quant à sa crédibilité. Quant aux incohérences relatives aux dates de sa première détention, le demandeur a manifestement subi un préjudice en raison de cette malencontreuse erreur, que Me Leggett a fait défaut de porter à l’attention de la Commission en mars 2009 alors qu’elle en a pris connaissance. Durant l’audience, lorsque la Commission a demandé d’expliquer pourquoi il s’était écoulé autant de temps entre la date où le FRP initial a été produit et la date où l’annexe détaillée du FRP a été produite, Me Leggett a répondu qu’elle croyait qu’elle avait été produite antérieurement. Elle a ajouté : [traduction] « Mais lorsque j’ai ouvert le dossier, j’ai découvert que ça ne l’avait pas été, tout juste avant l’audience » (transcription, à la page 34).
[57] Durant l’audience, la Commission a relevé d’autres incohérences dans le dossier qui concernaient les dates. Par exemple, à la page 31 de la transcription, les propos suivants ont été échangés :
COMMISSAIRE : Bien. Donc, je regarde votre FRP, et non l’exposé circonstancié. Dans le FRP, à la section 7, on dit que vous avez travaillé jusqu’en janvier 2007. Cela ferait — d’accord. La section 11 de votre FRP dit que vous avez vécu à Sanandaj jusqu’en mai 2007. Comment cela se fait‑il?
DEMANDEUR : Ce n’est pas possible du tout. En 2007, j’étais déjà au Canada.
COMMISSAIRE : Donc, pourquoi avez-vous mis cela?
DEMANDEUR : Je n’ai pas mis cela.
COMMISSAIRE : Alors qui a fait cela?
DEMANDEUR : C’est mon interprète.
COMMISSAIRE : Bien. Vous avez dit que le FRP a été relu pour vous et que vous l’avez compris.
DEMANDEUR : Oui, on me l’a lu en perse, en farsi, j’ai compris ce que je — les déclarations que j’ai faites en farsi, je comprends, car l’interprète, mon interprète a interprété tout en farsi pour moi.
[58] Encore là, le demandeur a subi un préjudice en raison des erreurs commises par l’interprète dont les services avaient été retenus par Me Leggett, qui a fait défaut d’examiner la version anglaise du FRP du demandeur avec lui avant de la produire.
[59] Le demandeur semble avoir été cohérent depuis le début en ce qui a trait aux dates de ses détentions et de son départ de l’Iran, selon le calendrier perse. Cependant, il n’était pas en mesure de lire la traduction anglaise de ces dates selon le calendrier grégorien, ou de vérifier l’exactitude des dates traduites comme elles lui ont été interprétées au point d’entrée et dans le bureau de son avocate. Par conséquent, il a dû se fier à Me Leggett à cet égard. Il a de toute évidence subi un préjudice du fait que celle‑ci ne l’a pas représenté adéquatement pour ce qui concerne les aspects critiques de sa demande.
[60] Outre ce qui précède, le demandeur pourrait également avoir subi un préjudice parce que Me Leggett n’a pas obtenu de rapport médical pour corroborer ses prétentions selon lesquelles il aurait subi de la torture. Un tel rapport, si elle l’avait obtenu, aurait très bien pu étayer la crédibilité du demandeur aux yeux de la Commission. Durant l’audience devant la Commission, le commissaire Sterlin a exprimé son mécontentement relativement au fait qu’un rapport médical n’avait pas été fourni quant aux blessures que le demandeur prétend avoir subies après avoir été soumis à la torture (transcription, aux pages 9 et 22). Il s’est également dit contrarié par le défaut de Me Leggett de produire un rapport psychiatrique avant la date de la nouvelle audience, le 27 janvier 2010 (transcription, aux pages 10 et 11).
[61] Je ne doute guère que la Commission aurait très bien pu arriver à une conclusion générale différente quant à la crédibilité du demandeur, n’eut été du fait que ce dernier a subi un préjudice en raison du défaut de Me Leggett de le représenter adéquatement. En effet, la Commission aurait été davantage disposée à accepter l’explication que le demandeur a fournie quant à la seule autre incohérence importante qu’elle a indiquée dans sa décision, soit son défaut de mentionner sa détention initiale au cours de son entrevue au point d’entrée, avant de retenir les services de Me Leggett.
[62] J’estime du même coup que le demandeur a été également lésé par la maladie de Me Leggett au cours des semaines qui ont précédé l’audience, et lors de l’audience elle‑même, alors qu’il appert qu’elle était sous médication et qu’elle n’avait pas tous ses esprits. Par exemple, lors de l’audience initiale du 24 novembre 2009, Me Leggett a reconnu qu’elle ne s’était pas sentie bien au cours des quatre à cinq semaines précédentes, et qu’elle avait dû annuler des rencontres avec le demandeur [traduction] « pratiquement chaque jour ». En outre, il est clair que son défaut de produire, avant le jour précédant la date d’audience initialement convenue, l’exposé circonstancié révisé du demandeur, qui avait été préparé au mois de mars de la même année, a amené le tribunal à reporter l’audience au 27 janvier 2010 et à informer le demandeur de son intention de procéder à l’audition de la cause à cette date, peu importe si Me Leggett était en mesure de se présenter ce jour‑là. Le demandeur s’est donc retrouvé dans la fâcheuse position de devoir retenir les services d’un nouvel avocat à court préavis ou de poursuivre la cause avec Me Leggett. Bien qu’il ait fait lui‑même le choix de conserver les services de Me Leggett, il ne pouvait pas s’attendre à ce qu’elle se présente à la nouvelle audience dans un état qui, selon les observations qu’elle a elle‑même formulées devant la Commission par la suite, faisait en sorte : [traduction] « [qu’elle] ne pouvai[t] à peine fonctionner à cause des médicaments [qu’elle] prenai[t], et de [son] état de santé ».
[63] De plus, le défaut de Me Leggett de se retirer du dossier bien avant la date de la nouvelle audience a privé le demandeur de la possibilité de retenir les services d’un avocat compétent en temps opportun pour se préparer adéquatement en vue de l’audience.
[64] À mon avis, vu les faits particuliers de l’espèce, l’effet cumulatif des préjudices subis par le demandeur parce que Me Leggett ne l’a pas représenté adéquatement était suffisamment grave pour compromettre le bien‑fondé de la décision de la Commission. Pris isolément, chacun des actes et omissions reprochés à Me Leggett dont il est question ci‑dessus n’aurait pas satisfait au critère du volet « appréciation du préjudice » établi par la jurisprudence susmentionnée. Cependant, je suis convaincu que l’effet combiné de ces actes et omissions était suffisant pour donner lieu à une erreur judiciaire. Considérée dans son ensemble, la représentation assurée par Me Leggett au demandeur n’était ni adéquate ni raisonnable.
[65] Les faits particuliers de l’espèce diffèrent considérablement du cas typique où « les diverses omissions reprochées à l’ancienne représentante du demandeur ne sont pas de la nature à miner la confiance qu’une personne objective raisonnablement informée peut entretenir quant à l’issue de l’appel du demandeur » (Dukuzumuremyi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 278, au paragraphe 20).
[66] Par conséquent, la présente demande sera accordée.
[67] Étant donné ma conclusion sur cette question, il n’est pas nécessaire que j’examine les autres questions soulevées par le demandeur.
V. Conclusion
[68] La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision de la Commission est infirmée et l’affaire est renvoyée à la Commission afin qu’elle soit examinée à nouveau par un tribunal différemment constitué.
[69] Aucune question n’est certifiée.
JUGEMENT
LA COUR ORDONNE que la présente demande de contrôle judiciaire soit accueillie.