[2012] 3 R.C.F. 251
DES-5-08
2010 CF 1241
AFFAIRE INTÉRESSANT un certificat signé en vertu du paragraphe 77(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, telle qu’amendée (la Loi);
ET le dépôt de ce certificat à la Cour fédérale du Canada en vertu du paragraphe 77(1) de la Loi;
ET Mohamed Harkat
Répertorié : Harkat (Re)
Cour fédérale, juge Noël—Ottawa, 3, 4, 5 et 6 novembre 2008, 18, 19, 20, 21, 22, 25, 26, 27, 28 et 29 janvier, 1, 2, 3, 4, 5, 8, 9, 10, 11 et 12 février, 8, 9, 10, 11, 30 et 31 mars, 31 mai, 1er et 2 juin 2010; à huis clos, 10, 11, 12, 15, 16, 17, 18 et 19 septembre 2008, 23, 24, 25 et 26 novembre, 1er et 2 décembre 2009, 30 mars, 26 et 27 mai, 9 décembre 2010.
* Note de l’arrêtiste : Cette décision a été infirmée en appel (A‑76‑11, 2012 CAF 122). Les motifs de jugement, qui ont été prononcés le 25 avril 2012, seront publiés dans le Recueil des décisions des Cours fédérales.
Citoyenneté et Immigration — Exclusion et renvoi — Personnes interdites de territoire — Certificat de sécurité — Dépôt présenté en vertu de l’art. 77(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR) pour établir si le certificat de sécurité attestant que Mohamed Harkat est interdit de territoire au Canada pour raison de sécurité était raisonnable — Afin d’échapper à la police, Harkat s’est trouvé un emploi dans une œuvre de secours au Pakistan — Il nie s’être rendu en Afghanistan et d’y avoir rencontré des moudjahidines — Muni d’un faux passeport de l’Arabie saoudite, il est venu au Canada demander l’asile — Il a par la suite été arrêté pour des raisons de sécurité en application des art. 34(1)c), d) et f) — Les ministres allèguent notamment que Harkat appartenait au réseau ben Laden; qu’il s’est servi de pseudonymes pour dissimuler son identité et ses activités; qu’il été membre de l’organisation terroriste Al-Jama’a al-islamiya; qu’il a dirigé un lieu d’hébergement utilisé par des moudjahidines; qu’il était un agent dormant — Il s’agit de savoir si le certificat est raisonnable — La preuve est suffisante pour établir que le certificat est raisonnable — Les résumés de conversations n’ont pas été forgés de toutes pièces afin d’étayer les allégations contre Harkat — Les résumés des entrevues sont fiables — Harkat a livré des témoignages contradictoires, ce qui a miné sa crédibilité — Les allégations contre Harkat (c.‑à‑d. que Harkat connaissait Ibn Khattab, qu’il dirigeait un lieu d’hébergement pour les moudjahidines, qu’il avait conservé des liens avec des extrémistes islamistes) sont bien appuyées par la preuve publique et la preuve à huis clos qui ont été acceptées — La preuve de Harkat était invraisemblable, incohérente et illogique — Il est évident que M. Harkat tente d’éviter qu’on lui empêche d’obtenir la résidence permanente au Canada — Il est conclu que Harkat a pris part à des activités terroristes — Le certificat est raisonnable.
Il s’agissait d’un dépôt effectué en vertu du paragraphe 77(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR) pour établir si un certificat de sécurité signé par le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile et le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (les ministres) attestant que Mohamed Harkat est interdit de territoire pour raison de sécurité en application des alinéas 34(1)c), d) et f) de la LIPR, est raisonnable.
M. Harkat, un citoyen algérien, affirme avoir été recherché par la police algérienne à cause de ses liens avec un parti politique, le Front islamique du salut. Il s’est enfui en Arabie saoudite où il a par la suite trouvé un emploi dans une œuvre de secours au Pakistan, soit la Ligue islamique mondiale (la LIM). Pendant les quatre années suivantes, M. Harkat a supervisé des employés dans un entrepôt où l’on distribuait des fournitures à des réfugiés afghans. Il a affirmé qu’il était resté au Pakistan pendant cette période, qu’il ne s’était jamais rendu en Afghanistan et qu’il n’avait jamais rencontré de guerriers moudjahidines qui allaient dans ce pays ou qui en revenaient. M. Harkat a cessé de travailler pour la LIM après que le gouvernement du Pakistan a annoncé que les travailleurs étrangers devaient quitter le pays immédiatement. Cependant, il est resté au Pakistan pendant encore 15 mois, période durant laquelle il n’a pas travaillé, et il a obtenu un faux passeport saoudien qu’il a utilisé pour venir au Canada. M. Harkat a obtenu le statut de réfugié après son arrivée ici, et il a par la suite été arrêté lorsqu’un certificat de sécurité a été délivré contre lui pour des raisons de sécurité.
Les ministres ont allégué dans des rapports de renseignement de sécurité et dans des résumés de conversations et d’entrevues auxquelles M. Harkat a participé que M. Harkat, avant et après son arrivée au Canada, s’était livré au terrorisme en soutenant des activités terroristes en tant que membre du réseau ben Laden (le RBL). Les ministres ont notamment allégué que M. Harkat avait employé des noms d’emprunt afin de dissimuler son identité et ses activités au nom du RBL; qu’il avait menti au sujet de ses activités au Pakistan en cachant aux autorités canadiennes le soutien qu’il avait apporté à des organisations extrémistes islamiques; qu’il avait déjà été soldat en Afghanistan et était membre de l’organisation terroriste égyptienne Al-Jama’a al-islamiya; qu’il était un djihadiste actif et avait travaillé pour Ibn Khattab, un chef terroriste, en dirigeant un lieu d’hébergement à Peshawar utilisé par des moudjahidines et qu’il avait accès à de l’argent lorsqu’il en avait besoin. Les ministres ont aussi soutenu que les activités de M. Harkat évoquaient le modus operandi d’un agent dormant.
La question en litige était de savoir si le certificat de sécurité attestant que M. Harkat était interdit de territoire en raison de son appartenance à une organisation terroriste parce qu’il est, a été ou sera l’auteur d’un acte terroriste et qu’il constituait un danger pour la sécurité du Canada, est raisonnable.
Jugement : le certificat est raisonnable.
Les ministres ont produit une preuve suffisante pour démontrer le caractère raisonnable du certificat, notamment les résumés de conversations qui ont été faits en conformité avec les politiques et procédures du Service canadien du renseignement de sécurité (le SCRS ou le Service) et qui exposaient les faits pertinents. Dans l’ensemble, M. Harkat a nié ou contesté la teneur de ces résumés, mais il n’y avait aucune preuve établissant que ces résumés avaient été forgés de toutes pièces par les ministres afin d’étayer leurs allégations contre M. Harkat. Les résumés d’entrevues menées par le SCRS étaient également fiables. L’examen de la preuve a montré que M. Harkat, tout au long des entrevues et de son témoignage sous serment, a livré un témoignage contradictoire, ce qui a miné sa crédibilité. Par conséquent, la thèse des ministres a été retenue à l’égard de la quasi-totalité des allégations formulées contre M. Harkat, y compris le fait que M. Harkat avait des liens avec l’organisation terroriste Al-Jama’a al-islamiya; que l’explication de M. Harkat en ce qui a trait au but de son voyage en Arabie saoudite, à la facilité avec laquelle il a obtenu un emploi au sein de la LIM, à son lieu de résidence lorsqu’il vivait au Pakistan et à ce qu’il a fait pendant sa période de chômage de 15 mois, n’était pas crédible; que sur le fondement d’éléments de preuve produits à huis clos, lesquels ont été testés par les avocats spéciaux, M. Harkat s’était rendu en Afghanistan; qu’il était impossible pour M. Harkat d’épargner un montant considérable pendant qu’il travaillait pour la LIM sur la base des chiffres qu’il a fournis concernant notamment son salaire et ses dépenses; que M. Harkat connaissait Ibn Khattab pendant qu’il était au Pakistan et qu’il avait travaillé pour lui pendant les 15 mois de chômage en dirigeant un lieu d’hébergement, ce qui a facilité les activités terroristes du groupe de Khattab; qu’il avait fourni de l’aide financière à Al Shehre, un extrémiste islamiste, lorsque ce dernier était arrivé au Canada et qu’il avait communiqué avec lui avant et après son séjour au Canada; et qu’il avait des liens avec Ahmed Said Khadr, lui aussi un extrémiste islamiste et membre d’Al‑Quaïda, et avec Abu Zubaydah, qui avait dirigé un lieu d’hébergement pour les moudjahidines pendant la même période que M. Harkat. Le comportement de M. Harkat rappelle des caractéristiques généralement attribuées aux agents dormants, notamment son recours à de faux passeports et à des pseudonymes, son attitude secrète et son approche dissimulatrice au sujet des gens et de sa vie ainsi que ses liens avec des extrémistes islamistes.
Les allégations formulées contre M. Harkat étaient bien appuyées par la preuve publique et par la preuve à huis clos. Son simple déni d’éléments factuels cruciaux, qui étaient étayés par la preuve, a miné sa crédibilité. La preuve de M. Harkat était invraisemblable, incohérente et illogique et elle a été rejetée parce que M. Harkat n’était ni crédible, ni honnête, ni transparent. Il était évident que M. Harkat n’a pas dit la vérité sur sa vie et qu’il a délibérément gardé le silence sur ses activités passées parce qu’elles l’empêcheraient d’obtenir la résidence permanente au Canada. M. Harkat constituait clairement un danger pour la sécurité du Canada. Cependant, puisque M. Harkat représentait un risque moins élevé vu le temps écoulé, les parties ont été invitées à présenter des arguments sur les conditions de sa mise en liberté.
En conclusion, presque toutes les allégations formulées contre M. Harkat ont été acceptées. Il a été conclu que M. Harkat a pris part à des activités terroristes, qu’il constitue un danger pour la sécurité du Canada et qu’il est un membre du réseau ben Laden. Ces conclusions factuelles lient M. Harkat aux motifs définis par les alinéas 34(1)c), d) et f) de la LIPR. Par conséquent, le certificat délivré contre M. Harkat sur le fondement de ces trois motifs est raisonnable.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie 1 de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 1, 7, 9, 10c), 24(1).
Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 269.1 (édicté par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 10, art. 2).
Loi modifiant la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (certificat et avocat spécial) et une autre loi en conséquence, L.C. 2008, ch. 3.
Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 19(1) (mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 11; 1995, ch. 15, art. 2; 1996, ch. 19, art. 83).
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 33, 34(1)c),d),f), 37(1)a), 77(1) (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 194; 2008 ch. 3, art. 4), 78 (mod. par L.C. 2005, ch. 10, art. 34(A); 2008, ch. 3, art. 4), 79 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 194), 80, 82.3 (édicté par L.C. 2008, ch. 3, art. 4), 83(1)a) (mod., idem), c) (mod., idem), g) (mod., idem), h) (mod., idem), (1.1) (édicté, idem), 84(2).
TRAITÉS ET AUTRES INSTRUMENTS CITÉS
Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, 10 décembre 1984, [1987] R.T. Can. no 36.
Convention internationale pour la répression du financement du terrorisme, 9 décembre 1999, 2178 R.T.N.U. 197.
JURISPRUDENCE CITÉE
décisions examinées :
Harkat (Re), 2005 CF 393 conf. par 2005 CAF 285; Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 R.C.S. 350; Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CSC 38, [2008] 2 R.C.S. 326; Harkat (Re), 2009 CF 1050, [2010] 4 R.C.F. 149; Harkat (Re), 2009 CF 241; Harkat (Re), 2009 CF 659, [2010] 3 R.C.F. 169; Jaballah (Re), 2010 CF 224, [2011] 3 R.C.F. 155; Almrei (Re), 2009 CF 1263, [2011] 1 R.C.F. 163; Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3; Ikhlef (Re), 2002 CFPI 263; Al Yamani c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2006 CF 1457; Husein c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CanLII 8831 (C.F. 1re inst.); Jaballah (Re), 2006 CF 1230; Gebreab c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2010 CAF 274.
décisions citées :
Charkaoui (Re), 2004 CAF 421, [2005] 2 R.C.F. 299; Almrei c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 54, [2005] 3 R.C.F. 142; Harkat c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 628, [2007] 1 R.C.F. 321; Harkat (Re), 2009 CF 203; Harkat (Re), 2009 CF 1008; R. c. Mohan, [1994] 2 R.C.S. 9; R. v. Klassen, 2003 MBQB 253, [2004] 4 W.W.R. 351, 179 Man. R. (2d) 115; Zündel (Re), 2005 CF 295; Mahjoub (Re), 2010 CF 787; Harkat (Re), 2009 CF 167; Baroud (Re), [1995] A.C.F. no 829 (1re inst.) (QL); Suresh (Re), [1997] A.C.F. no 1537 (1re inst.) (QL); Zündel (Re), 2005 CF 295; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Singh, 1998 CanLII 8281 (C.F. 1re inst.); Poshteh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 85, [2005] 3 R.C.F. 487; Ahani (Re), 1998 CanLII 7708 (C.F. 1re inst.); Kanendra c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 923; Sittampalam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 326, [2007] 3 R.C.F. 198.
DOCTRINE CITÉE
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DÉPÔT effectué en vertu du paragraphe 77(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR) pour établir si un certificat de sécurité signé par le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile et le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (les ministres) attestant que Mohamed Harkat est interdit de territoire pour raison de sécurité en application des alinéas 34(1)c), d) et f) de la LIPR, est raisonnable. Le certificat est raisonnable.
ONT COMPARU
André Séguin, David Tyndale, Bernard Assan, Amina Riaz et Gordon Lee pour le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile et le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration.
Matthew Weber, Norman Boxall et Leonardo Russomanno pour Mohamed Harkat.
Paul J. J. Cavalluzzo et Paul D. Copeland à titre d’avocats spéciaux.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Le sous‑procureur général du Canada pour le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile et le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration.
Webber Schroeder Goldstein Abergel, Ottawa, et Bayne Sellar Boxall, Ottawa, pour Mohamed Harkat.
Paul J. J. Cavalluzzo et Paul D. Copeland à titre d’avocats spéciaux.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement modifiés rendus par
Le juge Noël :
Déclaration d’ouverture
[1] M. Harkat, qui fait l’objet d’un certificat de sécurité, n’a pas rendu devant la Cour un témoignage crédible. Il s’est enveloppé d’un brouillard épais ne laissant passer aucune lumière. Parfois son témoignage était incompatible non seulement avec ses déclarations antérieures, mais également avec les éléments de preuve confidentiels ou publics présentés par les deux parties. D’autres fois son témoignage était simplement incohérent, invraisemblable, voire contradictoire. Les ministres ont produit une preuve suffisante pour démontrer le caractère raisonnable du certificat de sécurité. Conséquemment, le certificat de sécurité émis contre M. Harkat pour des raisons de sécurité est maintenu.
Conclusions
[2] Je conclus que la preuve et l’information fournie par les ministres est crédible et fourni des assises raisonnables pour soutenir de façon non-limitative les conclusions suivantes. Selon la prépondérance des probabilités, les ministres ont établis les faits suivants :
[3] Je conclus que Oussama ben Laden et Al-Qaïda ont fourni de l’argent et des ressources à la cause terroriste tchétchène par l’entreprise d’Ibn Khattab et du groupe Bassaïev.
[4] Je conclus que les groupes Bassaïev et Khattab ne faisaient pas partie du noyau d’Al-Qaïda, mais faisaient partie du réseau ben Laden.
[5] Je conclus que pendant au moins 15 mois, M. Harkat a dirigé un lieu d’hébergement pour Ibn Khattab et a ainsi démontré qu’il jouait un rôle actif au sein d’un groupe lié à des activités terroristes en Tchétchénie, ce groupe s’étant joint au groupe Bassaïev.
[6] Je conclus que M. Harkat, contrairement à son témoignage et la preuve qu’il a fourni, s’est rendu en Afghanistan durant son séjour au Pakistan.
[7] Je conclus que M. Harkat avait des liens avec le Al-Jama’a al-islamiya (AJAI), un groupe terroriste égyptien.
[8] La preuve fournie par les ministres démontre que M. Harkat a employé des méthodes d’« agent dormant ». Plus précisément, il est arrivé au Canada grâce à de faux documents, a employé des techniques de sécurité, et, pour un moment, a caché les pseudonymes qu’il utilisait lorsqu’il était au Pakistan.
[9] Je conclus que la preuve des ministres, contrairement à celle de M. Harkat, démontre que M. Harkat a aidé Abu Messab Al Shehre et Mohammed Aissa Triki, deux extrémistes islamistes, au Canada. De plus, je conclus que la preuve supporte une conclusion à l’effet que M. Harkat a fourni une aide financière à M. Al Shehre en payant ses frais juridiques avec l’implication d’Abu Zubaydah.
[10] Je conclus que la preuve démontre que M. Harkat connaissait Abu Dahhak, un individu lié à Al-Qaïda.
[11] Je conclus également que M. Harkat a maintenu des rapports à son arrivée au Canada avec des extrémistes islamistes tels qu’Ahmed Said Khadr et Abu Zubaydah pendant qu’il était au Canada.
[12] De plus, la preuve fournie par les ministres a convaincu la Cour qu’il existe des motifs raisonnables de croire que M. Harkat était un membre d’une entité qui fait partie du réseau ben Laden (le RBL) antérieurement à son arrivée au Canada. Les ministres ont également établi qu’il existe des motifs raisonnables de croire que, suite à son arrivée au Canada, M. Harkat a continué d’être un membre actif du RBL et a fourni un appui à ce réseau.
[13] Bien que le danger qu’il représente ait diminué avec le temps, je conclus que M. Harkat constitue toujours un danger pour le Canada, mais à un degré moindre, pour les motifs exposés ci-dessous.
Table des matières
Paragraphes
Historique des procédures et commentaires |
14–38 |
L’audience concernant le caractère raisonnable du certificat |
39–49 |
Autres commentaires sur la preuve d’expert |
50–54 |
Dispositions pertinentes de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés |
55–64 |
Allégations factuelles à l’encontre de M. Harkat |
65–74 |
La question en litige |
75 |
Mots clés |
76 |
Terrorisme |
77–81 |
Danger pour la sécurité du Canada |
82–84 |
Appartenance — membre |
85–88 |
Organisation |
89–91 |
Autres définitions |
92 |
Le noyau d’Al-Qaïda |
93–95 |
Le réseau ben Laden |
96–102 |
Jihad |
103 |
Moudjahidin |
104 |
Extrémisme islamiste |
105–107 |
Les conversations et les résumés d’entrevues avec le SCRS |
108–119 |
Démarche suivi par la Cour pour rendre sa décision |
120–122 |
Appartenance au Front islamique du salut (FIS) |
123–142 |
Le GIA |
143 |
L’AJAI |
144 |
La question du passeport |
145–159 |
Les raisons pour lesquelles M. Harkat a quitté l’Algérie pour l’Arabie saoudite |
160–171 |
Le but du voyage en Arabie saoudite |
172–179 |
Raisons données par M. Harkat pour justifier sa présence en Arabie saoudite |
180–208 |
Arrivée au Pakistan et travail auprès de la LIM |
209–231 |
La situation financière de M. Harkat lors de son séjour au Pakistan |
232–239 |
Wazir |
240–263 |
Mokhtar, son grand ami |
264–275 |
Le départ du Pakistan |
276–289 |
L’utilisation de pseudonymes |
290–298 |
Arrivée et vie de M. Harkat au Canada |
299–325 |
Mohammed Aissa Triki (Wael) |
326–345 |
Allégation que M. Harkat est un « agent dormant » |
346–370 |
Ibn Khattab |
371–377 |
Les faits relatifs à Ibn Khattab |
378–386 |
M. Harkat et Ibn Khattab |
387–390 |
Les services rendus par M. Harkat à Ibn Khattab |
391–397 |
Ibn Khattab était-il un terroriste? |
398–410 |
Ibn Khattab et le réseau ben Laden |
411–428 |
Al Shehre |
429–432 |
Qui est Al Shehre? |
433–447 |
Harkat a aidé Shehre à entrer au Canada et l’a aidé pendant son séjour |
448–464 |
Ahmed Said Khadr |
465–482 |
Liens entre A. Khadr et M. Harkat au Pakistan |
483–484 |
Liens entre A. Khadr et M. Harkat au Canada |
485–495 |
Abu Zubaydah |
496–526 |
Abu Dahhak |
527–528 |
La crédibilité de M. Harkat |
529–538 |
M. Harkat représente-t-il un danger pour la sécurité du Canada? |
539–547 |
Le caractère raisonnable du certificat |
548–551 |
Historique des procédures et commentaires
[14] Le 22 février 2008, un certificat déclarant M. Harkat interdit de territoire pour raison de sécurité (le certificat de 2008) a été signé par le Ministre de la Sécurité publique et le Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration et déposé à la Cour fédérale en vertu de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés [L.C. 2001, ch. 27] (la LIPR).
[15] Auparavant, le 10 décembre 2002, le solliciteur général du Canada et le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (les ministres) avaient signé un certificat en vertu du paragraphe 77(1) [mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 194] de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés alors en vigueur (le certificat de 2002), dans lequel ils se disaient d’avis que Mohamed Harkat était un étranger interdit de territoire au Canada pour raison de sécurité.
[16] Une audience concernant le caractère raisonnable du certificat de 2002 a été tenue devant la juge Dawson en mars 2005. Dans le cours de cette instance, M. Harkat a contesté la constitutionnalité des articles 78 à 80 [art. 78 (mod. par L.C. 2005, ch. 10, art. 34(A)), 79 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 194)] alors en vigueur [ci-après l’ancienne LIPR], soutenant qu’ils violaient les principes de justice fondamentale garantis par l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] (la Charte). La juge Dawson a confirmé la constitutionnalité du processus lié au certificat de sécurité, conformément à la décision de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Charkaoui (Re), 2004 CAF 421, [2005] 2 R.C.F. 299, et a conclu qu’il existait des motifs raisonnables de croire que M. Harkat s’était livré à des actes de terrorisme et ce, pour plusieurs raisons, plus particulièrement parce qu’il avait soutenu des activités terroristes en tant que membre du RBL (Harkat (Re), 2005 CF 393).
[17] M. Harkat a interjeté appel des conclusions de la juge Dawson sur la constitutionnalité de la procédure des certificats de sécurité. Le 6 septembre 2005, la Cour d’appel fédéral a rejeté l’appel de M. Harkat au motif qu’il n’avait pas démontré d’erreur manifeste qui justifierait d’écarter les arrêts Charkaoui (Re), précitée, et Almrei c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 54, [2005] 3 R.C.F. 142, où la Cour a confirmé la constitutionnalité des mêmes dispositions de l’ancienne LIPR (voir Harkat (Re), 2005 CAF 285). M. Harkat a présenté une demande d’autorisation de pourvoi à la Cour suprême, laquelle a été accueillie.
[18] Le 23 février 2007, la Cour suprême du Canada a conclu que la révision judiciaire du caractère raisonnable des certificats prévue par la LIPR violait l’article 7 de la Charte et a déclaré que les dispositions pertinentes étaient inopérantes. Dans une décision unanime, la juge en chef McLachlin a conclu que cette procédure judiciaire violait l’article 7 en limitant le droit de la personne visée de connaître la preuve qui pèse contre elle et d’y répondre. La Cour a conclu que cette violation ne pouvait être validée au regard de l’article premier de la Charte parce que l’atteinte aux droits en cause n’était pas minimale (Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 R.C.S. 350 (Charkaoui no 1)).
[19] La Cour suprême a également déclaré que l’ancien paragraphe 84(2) [L.C. 2001, ch. 27] régissant les demandes de mise en liberté par voie judiciaire violait l’article 9 et l’alinéa 10c) de la Charte parce qu’il était impossible pour les étrangers de faire contrôler leur détention promptement.
[20] La Cour suprême a suspendu la déclaration d’invalidité des dispositions contestées de la loi antérieure pour une année afin de permettre au législateur d’adopter une loi constitutionnellement valide. Par conséquent, M. Harkat a continué d’être assujetti au certificat de sécurité de 2002 et aux conditions de mise en liberté imposées par la juge Dawson le 23 mai 2006 [Harkat c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 628, [2007] 1 R.C.F. 321] jusqu’à l’entrée en vigueur du projet de loi C-3, la Loi modifiant la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (certificat et avocat spécial) et une autre loi en conséquence [L.C. 2008, ch. 3] (ci-après la nouvelle LIPR).
[21] Le 22 février 2008, le projet de loi C‑3 est entré en vigueur en réponse aux conclusions de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Charkaoui no 1. Le projet de loi C‑3 a apporté des modifications importantes à la procédure régissant le contrôle judiciaire des certificats ainsi qu’aux demandes de mise en liberté dans ce contexte. Ces modifications ont notamment établi un nouveau processus de divulgation et un régime d’avocats spéciaux dont le rôle est de représenter les intérêts des personnes visées au cours des audiences à huis clos. Le projet de loi C‑3 a également éliminé la distinction entre résidents permanents et étrangers dans le contexte du contrôle de la détention. Les dispositions transitoires du projet de loi C-3 ont maintenu les conditions de mise en liberté jusqu’à ce qu’elles soient révisées par la Cour.
[22] Le 26 juin 2008, la Cour suprême du Canada a rendu une deuxième décision concernant la constitutionalité du processus de certificat de l’ancienne LIPR dans l’arrêt Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CSC 38, [2008] 2 R.C.S. 326 (Charkaoui no 2). Dans ce pourvoi, M. Charkaoui sollicitait l’arrêt des procédures par suite de la destruction des notes originales prises au cours d’entrevues avec le Service canadien du renseignement de sécurité (le SCRS ou le Service). La Cour suprême a accueilli en partie le pourvoi de M. Charkaoui. Bien que la Cour ait estimé qu’un arrêt des procédures eût été prématuré, la Cour a conclu que la destruction des notes opérationnelles constituait une violation grave de l’obligation du SCRS de conserver et de communiquer les renseignements. S’exprimant au nom de la Cour, les juges LeBel et Fish ont fait les observations suivantes, au paragraphe 53 :
L’application des garanties constitutionnelles accordées par l’art. 7 de la Charte ne dépend toutefois pas d’une distinction formelle entre les différents domaines du droit. Elle dépend plutôt de la gravité des conséquences de l’intervention de l’État sur les intérêts fondamentaux de liberté, de sécurité et parfois de droit à la vie de la personne. Par sa nature, la procédure des certificats de sécurité peut mettre gravement en péril ces droits, comme la Cour l’a reconnu dans l’arrêt Charkaoui. La reconnaissance d’une obligation de divulgation de la preuve fondée sur l’art. 7 devient nécessaire à la préservation de ces droits.
[23] Le 24 septembre 2008, en conformité avec l’arrêt Charkaoui no 2, cette Cour a ordonné aux ministres de [traduction] « déposer les informations et renseignements concernant Mohamed Harkat, notamment les brouillons, les diagrammes, les enregistrements et les photographies en possession du SCRS, auprès du service des instances désignées de la Cour ».
[24] Cette ordonnance s’est traduite par le dépôt de milliers de documents, dont plusieurs ont été expurgés en partie. La production de ces documents a pris plus de six mois. Cependant, le processus était continu et a commencé dès que certains des documents expurgés ont été prêts à être déposés. Les suppressions étaient nécessaires puisqu’un bon nombre de documents ne portaient pas seulement sur M. Harkat, mais aussi sur d’autres enquêtes qui n’étaient pas liées à la présente affaire. Conformément à la loi, les avocats spéciaux ont eu accès aux renseignements concernant M. Harkat, mais à rien d’autre. La Cour s’est donc vue chargée également d’examiner la pertinence des suppressions. Cela a demandé beaucoup de temps, mais il a permis de relever des suppressions douteuses, quoique certaines aient été justifiées. Les avocats spéciaux ont examiné la preuve divulguée suivant la jurisprudence Charkaoui no 2 et y ont relevé certains renseignements qui, à leur avis, étaient importants pour l’instance. Par suite de cet examen, des documents ont été produits en preuve (voir les pièces M13, M15, M17, M18, M25 et M26). Ainsi, de l’information supplémentaire a été déposée en preuve, conséquence de la révision mandatée par l’arrêt Charkaoui no 2. Ce processus de communication a prolongé l’instance de plusieurs mois.
[25] C’est à l’automne 2008 qu’ont eu lieu les audiences à huis clos concernant la question de la divulgation de type Charkaoui no 2. De plus, un témoin des ministres a déposé à l’appui des allégations formulées contre M. Harkat et du caractère raisonnable du certificat. Comme la divulgation de type Charkaoui no 2 était en cours, le contre‑interrogatoire du témoin par les avocats spéciaux s’est limité à la question du danger que constituait M. Harkat dans le contexte de l’examen des conditions de sa mise en liberté. Le contre‑interrogatoire portant sur le caractère raisonnable du certificat a été remis au 23 novembre 2009. Au cours de ces audiences à huis clos, la Cour a examiné d’autres questions, telles que la demande d’accès des avocats spéciaux au dossier d’un employé du SCRS et à des dossiers de sources humaines. Elle a prononcé des motifs de jugement en réponse aux deux demandes (voir Harkat (Re), 2009 CF 203; et Harkat (Re), 2009 CF 1050, [2010] 4 R.C.F. 149).
[26] En octobre 2008, les ministres ont consenti à un changement de résidence et au retrait d’une condition qui exigeait que M. Harkat réside avec deux cautions de surveillance. Le consentement des ministres était conditionnel à l’acceptation d’un certain nombre de conditions par M. Harkat, dont l’installation de caméras de surveillance sur les lieux par l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC). Les ministres ont également consenti au retrait d’une caution de surveillance.
[27] En mars 2009, la Cour a procédé à un examen public des conditions imposées à M. Harkat. Elle a conclu que sa mise en liberté sans condition porterait atteinte à la sécurité nationale, mais elle a quand même confirmé sa mise en liberté, qu’elle a assujettie à des conditions plus appropriées. Entre autres, M. Harkat pouvait rester seul à la maison entre 8 h et 21 h à condition de donner à l’ASFC un préavis de 36 heures et de l’appeler une fois l’heure, aux heures (voir Harkat (Re), 2009 CF 241).
[28] Le 23 avril 2009, par suite des audiences à huis clos en cours, les ministres ont rendu publics des faits qui n’avaient jamais été divulgués et sur lesquels ils s’appuyaient, ainsi qu’un résumé et d’autres documents faisant partie de la preuve divulguée suivant l’arrêt Charkaoui no 2 (voir la pièce M15, qui contient une partie de la preuve divulguée suivant l’arrêt Charkaoui no 2. Les ministres et les avocats publics ont convenu de ne divulguer que les parties de ce document qui ont été soumises aux témoins lors des interrogatoires et des contre-interrogatoires).
[29] Le 12 mai 2009, soit dix-neuf jours avant le début des audiences publiques concernant le caractère raisonnable du certificat de sécurité, l’ASFC a effectué une perquisition à la résidence de M. Harkat. Seize policiers étaient présents, dont trois unités canines. Les conditions de mise en liberté autorisaient les perquisitions. Après avoir pris connaissance de la manière dont la perquisition s’était déroulée, la Cour a immédiatement retiré ce pouvoir à l’ASFC et l’a assujetti à l’autorisation préalable d’un juge désigné (voir l’ordonnance du 12 mai 2009 modifiant les conditions de mise en liberté). À la demande de M. Harkat, la perquisition a fait l’objet d’un contrôle judiciaire. Il a été décidé que l’autorisation de perquisition prévue au paragraphe 16 des conditions de mise en liberté n’autorisait pas les perquisitions et les saisies de nature aussi envahissante et à la portée aussi large que celle effectuée le 12 mai 2009 (voir Harkat (Re), 2009 CF 659, [2010] 3 R.C.F. 169).
[30] Le 26 mai 2009, la Cour a reçu une lettre des ministres, dans laquelle on lui faisait part de nouveaux renseignements concernant la fiabilité d’une source humaine ayant fourni des renseignements au sujet de M. Harkat (la question du test polygraphique). En raison du contenu de cette lettre, la Cour a ordonné aux ministres de déposer, sur une base confidentielle, la totalité du dossier de la source humaine, car la Cour était en possession de l’information qui l’amenaient à mettre en cause le caractère complet des renseignements fournis par les ministres. Le 16 juin 2009, la Cour a prononcé une directive publique dans laquelle elle donnait à trois témoins du SCRS la possibilité d’expliquer leur témoignage et leur incapacité à fournir des renseignements pertinents à la Cour. Les témoins ont répondu à l’invitation de la Cour.
[31] Dans leurs observations, les avocats spéciaux ont invoqué le paragraphe 24(1) de la Charte pour demander l’exclusion de tous les renseignements fournis par la source humaine en question. Le 15 octobre 2009, la Cour a rendu publics ses motifs d’ordonnance et l’ordonnance (Harkat (Re), 2009 CF 1050 [cité ci-dessus]). La Cour a conclu que l’échec dans la divulgation de l’information était systématique bien que les employés du SCRS n’avaient aucunement l’intention de filtrer ou de dissimuler des renseignements concernant la source humaine et qu’il n’y avait pas de motifs suffisants pour conclure que les droits que tire M. Harkat de la Charte avaient été violés. Les conclusions recherchées par les avocats spéciaux ont été rejetées. Cependant, la Cour a ordonné qu’un autre dossier de source humaine sur lequel s’étaient appuyés les ministres puisse être consulté par les avocats spéciaux et la Cour, écartant ainsi le privilège des sources humaines, de sorte que l’on n’ait plus à se préoccuper de la possibilité pour les avocats spéciaux de vérifier pleinement la preuve. Cette mesure a été jugée nécessaire afin de réparer l’atteinte portée à l’administration de la justice et rétablir un climat de confiance dans l’instance. L’examen des dossiers de la source humaine par les avocats spéciaux et la Cour n’a révélé aucun nouvel élément de preuve selon lequel les renseignements présentés à la Cour étaient incomplets ou ne reflétaient pas l’information recueillie. Les ministres ont déposé comme pièce un nouveau document confidentiel reflétant plus adéquatement le contenu du dossier de source humaine en ce qui concerne le test polygraphique. L’autre dossier de source humaine examiné par les avocats spéciaux et la Cour ne contenait aucun renseignement incompatible avec les pièces originales déposées par les ministres au sujet des sources humaines (voir également les notes en bas de page nos 1 et 2)[*].
[32] Le 21 septembre 2009, M. Harkat a déposé une demande sollicitant le contrôle des conditions de sa mise en liberté. À la lumière d’une nouvelle évaluation de la menace fournie par les ministres, un nombre de restrictions ont été retirées. Entre autres, M. Harkat pouvait désormais sortir sans la présence de ses cautions et il pouvait voyager hors de la région d’Ottawa à certaines conditions (Harkat (Re), 2009 CF 1008). Certaines restrictions ont été maintenues, comme l’obligation de porter un bracelet GPS.
[33] Au cours de l’audience à huis clos ayant précédé le début de l’audience publique sur le caractère raisonnable du certificat, une question a été soulevée concernant des renseignements de tiers qui, selon les avocats spéciaux, devaient être fournis à M. Harkat. En principe, ces renseignements sont protégés; évidemment, le tiers peut autoriser les responsables du renseignement à les communiquer. Cette question délicate a été traitée en détail au cours des audiences à huis clos. Les avocats spéciaux ont convenu qu’en raison de la nature de certains renseignements, il fallait obtenir la permission de cette source d’informations particulière. Les ministres ont mis sur pied un processus permettant d’obtenir ce genre de permission dans des cas précis. Certains de ces renseignements ont finalement été communiqués à M. Harkat au moyen de résumés.
[34] Les avocats spéciaux et les avocats publics ont tenté d’obtenir des renseignements à jour à propos de Zubaydah et Wazir, deux personnes ayant prétendument des liens avec M. Harkat. Des audiences à huis clos ont été tenues et l’affaire a été examinée en détail. Dès qu’il a été possible de le faire, les renseignements ont été rendus publics (voir la communication datée du 12 mai 2010). À la fin des audiences publiques, la Cour a informé les parties qu’elles avaient jusqu’au 31 août 2010 pour déposer à la Cour tout nouveau renseignement concernant ces deux individus. Aussi, une communication a été envoyée (voir la communication datée du 1er septembre 2010).
[35] Conformément à la loi et à la jurisprudence Charkaoui no 2, un accès total à la banque de renseignements en la possession du SCRS au sujet de M. Harkat et d’autres renseignements secrets a été fourni à ceux qui participaient aux audiences à huis clos. Les avocats spéciaux ont donc eu accès à des renseignements concernant des cibles, des personnes d’intérêt, des méthodes d’opération, des renseignements échangés avec les services de renseignement étrangers, des rapports d’enquête, des noms potentiels de sources humaines, etc. Ces renseignements sont hautement protégés et ne peuvent être communiqués à quiconque. Ils doivent demeurer secrets, ce qui, selon les missions futures qui seront confiées aux avocats concernés, pourrait donner lieu à des problèmes imprévus, par exemple des conflits d’intérêts (voir également la note en bas de page no 3).
[36] La nouvelle approche adoptée en matière de certificat de sécurité peut également ouvrir un débat concernant l’application à cette procédure de certaines notions de droit pénal. Il ne s’agit pas en l’espèce d’une procédure pénale; une preuve fondée sur des renseignements confidentiels ne peut être comparée à une preuve classique. Elle commande ses propres règles et procédures qui ne sauraient emprunter aux notions et procédures classiques du droit pénal. La vie de M. Harkat n’est pas en jeu à l’étape de l’examen du caractère raisonnable du certificat. En ce moment, c’est son interdiction de territoire au Canada pour raison de sécurité qui l’est. Les ministres sont d’avis que selon la LIPR, M. Harkat ne peut être admis au Canada. Son expulsion, s’il y a lieu, n’est pas en cause en l’espèce. Elle pourrait le devenir, auquel cas d’autres dispositions de la LIPR s’appliqueront et M. Harkat disposera d’autres recours.
[37] La présente instance a mobilisé de nombreux avocats et tous ont été payés à même les fonds publics. Il y avait cinq avocats pour les ministres, trois avocats publics pour M. Harkat, et deux avocats spéciaux. La participation d’un si grand nombre de personnes a généré une multitude de requêtes et de demandes qui ont nécessité des mois de préparation, des audiences et du temps de rédaction. D’autres avocats sont intervenus sur la question du test polygraphique, ce qui a prolongé davantage l’ensemble du processus.
[38] Ces procédures sont censées se dérouler sans formalisme et selon la procédure expéditive, dans la mesure où les circonstances et les considérations d’équité et de justice naturelle le permettent (voir l’alinéa 83(1)a) [mod. par L.C. 2008, ch. 3, art. 4] de la LIPR). De février 2008 à octobre 2010, plus de 32 mois ont passé. Il a été impossible pour la Cour de procéder plus rapidement. L’intervention de nombreux avocats agissant dans l’intérêt de leurs clients respectifs a généré beaucoup de travail. Les ministres devaient disposer du temps nécessaire pour pouvoir se conformer à la jurisprudence Charkaoui no 2, et le processus d’examen devait avoir lieu, notamment l’examen de la pertinence des suppressions. La perquisition à la résidence de M. Harkat et les questions concernant le test polygraphique ont également requis le temps du système judiciaire. Établir le calendrier des audiences publiques pour un aussi grand nombre d’avocats a également demandé du temps et le processus de divulgation publique ne s’est pas déroulé sans obstacles. Ces procédures ont été très longues.
L’audience concernant le caractère raisonnable du certificat
[39] L’audience publique sur le caractère raisonnable du certificat de M. Harkat a eu lieu le 4 novembre 2008, du 18 janvier au 12 février 2010, et du 8 mars au 11 mars 2010. Les plaidoiries publiques et à huis clos ont eu lieu entre le 25 mai et le 1er juin 2010. Les audiences publiques et à huis clos ont été tenues entre septembre 2008 et mai 2010.
[40] Lors des audiences publiques, les ministres ont appelé John, un agent de renseignement du SCRS, comme premier témoin. L’interrogatoire principal de John a commencé le 8 novembre 2008. Il a rendu un témoignage très concis sur la mission du SCRS, ainsi que sur la préparation d’un certificat de sécurité sous le régime de la LIPR. Bien qu’il ait examiné le rapport public de renseignement de sécurité (le RPRS), il n’a pas examiné les renseignements confidentiels afin de ne pas révéler par erreur des informations qui ne relèvent pas du domaine public, et il n’a pas participé à la préparation du certificat de sécurité de M. Harkat. M. Webber, avocat public de M. Harkat, l’a même remercié de son professionnalisme (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 6, p. 144). J’abonde dans le même sens. Son témoignage fut informatif, bien présenté et bien équilibré. Pour les présents motifs, son témoignage fut très utile.
[41] M. Martin Rudner, le deuxième témoin des ministres, est un expert du renseignement en matière de sécurité nationale et d’études terroristes. Il a témoigné sur le contre‑terrorisme lié à Al‑Qaïda et ses groupes affiliés, sur Ibn Khattab, sur l’Algérie et sur les agents dormants. Il a également rendu un témoignage éclairant sur l’évolution de l’extrémisme islamique moderne. Son témoignage a été utile à la Cour. M. Rudner a donné l’impression d’être neutre et son rapport écrit ainsi que son témoignage oral étaient bien documentés (en ce qui concerne les témoignages à huis clos, voir également la note en bas de page no 4).
[42] M. Harkat a témoigné pour son propre compte. Il avait déjà témoigné devant la juge Dawson à l’audience sur la raisonnabilité du certificat de 2002. Dans une décision récente, la juge Dawson a affirmé que « les ministres pourraient le contre‑interroger sur toute déclaration faite dans le cadre de procédures de certificat de sécurité antérieures ou devant la CISR » (voir Jaballah (Re), 2010 CF 224, [2011] 3 R.C.F. 155, au paragraphe 116). C’est ce que les ministres ont fait. Conséquemment, la question de l’appréciation de la crédibilité de M. Harkat est abordée ci‑dessous.
[43] M. Harkat a appelé comme témoin M. Thomas Quiggin, un expert en recherche et fiabilité du renseignement. Bien qu’il n’ait jamais travaillé pour un service de renseignement, il a effectué de nombreuses recherches sur le sujet. Il a témoigné longuement sur le RBL, sur Ibn Khattab et sur les « agents dormants ». M. Quiggin est le seul témoin ayant dit qu’Al‑Qaïda n’a pas déployé d’agents dormants en Occident.
[44] M. Harkat a retenu les services du professeur Wesley Wark en vue d’offrir une analyse critique indépendante du RPRS concernant M. Harkat. Le professeur Wark est un expert de la sécurité nationale canadienne, du terrorisme transnational et d’Al‑Qaïda. Il a révisé le RPRS et d’autres documents et a conclu que le dossier du SCRS concernant M. Harkat était faible et vicié. La Cour a noté que le professeur Wark avait critiqué le RPRS au point de donner l’impression de favoriser M. Harkat. Cependant, son témoignage a été utile en ce que M. Wark a éclairé la Cour par sa connaissance factuelle et ses opinions sur certains sujets.
[45] Mme Lisa Given, professeur de bibliothéconomie et sciences de l’information à l’Université de l’Alberta, a témoigné à titre d’experte pour M. Harkat concernant la fiabilité des renseignements publics recueillis en l’espèce. Même si Mme Given ne possédait pas une connaissance approfondie des arguments soulevés par les ministres, elle a rendu un témoignage éclairant sur l’importance de corroborer les renseignements recueillis pour être en mesure de vérifier la véracité des faits lorsqu’il est question de renseignements publics.
[46] M. Harkat a fait témoigner M. Brian Williams à titre d’expert sur Al‑Qaïda, la Tchétchénie et Ibn Khattab. Le professeur Williams donne le seul cours sur l’histoire du conflit tchétchène à l’Université du Massachusetts; de plus, il a effectué du travail de terrain en Afghanistan et dans quelques pays de l’ex‑URSS. Il n’est jamais allé en Tchétchénie en raison de la situation précaire du pays. Bien qu’il soit critique envers les experts de ce domaine, M. Williams a donné une description éloquente de la Tchétchénie du milieu des années 1990. M. Williams a indiqué qu’il n’accepte aucune mission de témoin expert à moins d’avoir conclu que la personne en question est innocente à la lumière de son appréciation de l’affaire. Le rapport qu’il a déposé repose sur son opinion voulant que M. Harkat soit innocent (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 22, p. 8, 9 et 11). Cela dit, son rapport, ses publications et son témoignage ont servi à informer la Cour sur la situation politique en Tchétchénie.
[47] Le professeur George Joffé a également témoigné comme expert au nom de M. Harkat par téléconférence depuis le Royaume‑Uni. M. Joffé a produit des rapports dans de nombreux procès. Il est expert sur la région du Maghreb, plus précisément sur l’Algérie. Bien qu’il n’ait pas été initialement appelé à témoigner, M. Harkat a jugé important qu’il explique ce dont il se rappelait de l’atmosphère qui régnait en Algérie à la fin des années 1980 et au début des années 1990, en réponse au témoignage de M. Rudner (qui a déclaré que l’Algérie vivait selon de nouvelles valeurs démocratiques et que la liberté d’expression y gagnait en vigueur), mais également aux quelques divergences qui avaient été soulevées antérieurement concernant deux rapports distincts que le professeur Joffé avait remis à la Cour. Dans ces rapports, il a décrit l’Algérie de la fin des années 1980 et du début des années 1990 comme étant ouverte à la démocratie; à son avis, bien que la liberté d’expression prévalait, cela n’empêchait pas les arrestations injustifiées de militants politiques.
[48] M. Warren Creates et M. Suleiman Khan ont donné leur propre version des faits concernant M. Harkat. M. Creates est avocat spécialisé en droit de l’immigration qui a représenté M. Harkat dans le cadre de sa revendication du statut de réfugié devant la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la CISR). Bien que M. Creates n’ait guère de souvenirs des événements, il se rappelle d’avoir assisté à deux rencontres entre des agents du SCRS et M. Harkat. Il a également dit qu’il n’avait pas cherché à représenter Al Shehre alors qu’il se trouvait au Canada, contrairement à ce que M. Harkat a affirmé. Il a en outre déposé une partie des notes manuscrites qu’il a prises au cours d’une entrevue entre le SCRS et M. Harkat qui pourraient contredire certaines parties du résumé de l’entrevue effectuée par des agents du renseignement. M. Khan est responsable de la gestion et de l’exploitation du Islam Care Centre à Ottawa. Il est également un des membres fondateurs de Human Concern International (HCI) et il a eu contact avec Ahmed Said Khadr (A. Khadr ou Khadr) à de nombreuses reprises. M. Khan a également témoigné qu’il était très proche d’A. Khadr et qu’il n’était pas au courant que celui‑ci collaborait avec des extrémistes islamiques à cette époque. Le témoin a visité Al Shehre en prison dans le cadre de son travail bénévole au Centre de détention d’Ottawa‑Carleton, et il a également rencontré M. Harkat des années plus tard alors qu’il y était détenu.
[49] Près de 20 témoins ont été contre‑interrogés à huis clos sur divers sujets, tels que le caractère raisonnable du certificat, la question du test polygraphique, l’appréciation du danger, la divulgation de type Charkaoui no 2, les sources humaines, etc.
Autres commentaires sur la preuve d’expert
[50] Plus de six témoins experts ont témoigné lors des audiences publiques. La plupart ont témoigné de vive voix, mais certains n’ont fait que remettre leur rapport. Il y a eu des contradictions considérables entre les experts, tellement que j’ai soulevé la question au cours des audiences publiques. M. Wark a donné l’explication suivante (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 17, p. 118) :
[traduction] Cela est fréquent — pour en revenir à la question générale posée par la Cour, cela est fréquent lors des discussions théoriques sur certaines questions. Nous nous efforçons de choisir les meilleures sources pour étayer nos déclarations. C’est souvent difficile dans le domaine du terrorisme parce que les organisations terroristes, de par leur nature, ne conservent pas d’archives ou ne nous laissent pas les consulter pour valider différentes théories concernant leurs opérations, nous faisons donc de notre mieux.
[51] Devant les nombreuses contradictions sur la plupart des sujets, la Cour ne doit pas oublier que les experts ne peuvent se substituer au juge des faits. La preuve d’expert ne saurait remplacer l’appréciation que la Cour fait elle‑même de la preuve (voir R. c. Mohan, [1994] 2 R.C.S. 9, au paragraphe 21).
[52] Le droit est clair : tout manque d’objectivité, de neutralité ou d’indépendance manifesté par un expert influe sur le poids à accorder à ses opinions (voir R. v. Klassen, 2003 MBQB 253, [2004] 4 W.W.R. 351, au paragraphe 28).
[53] Les renseignements de sécurité (dont l’accès est limité à quelques personnes) permettent une meilleure connaissance des modes d’opération, des intervenants et des objectifs des réseaux terroristes, ce qui est indispensable. La preuve d’expert doit être considérée dans cette optique. Par conséquent, les opinions exprimées doivent être soigneusement soupesées. Avant d’accorder du poids à un témoignage d’expert et le reconnaître comme valide, il faut examiner ce sur quoi il s’appuie. Les opinions ne sont pas suffisantes, elles doivent reposer sur des faits.
[54] La Cour a remarqué que certains des experts avaient des sentiments et des opinions tranchées sur les sujets abordés. De plus, certains des témoins experts cités par M. Harkat se sont contredits (voir les témoignages de M. Quiggin et du professeur Williams sur Khattab, ou ceux de M. Quiggin, M. Wark et M. Williams sur les agents dormants). Le professeur Joffé a contredit son rapport déposé sur le climat politique en Algérie à la fin des années 1980 et au début des années 1990. Cependant, en définitive, tous les experts ont été utiles dans une certaine mesure.
Dispositions pertinentes de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés
[55] Les ministres sont d’avis que M. Harkat, un étranger né en Algérie le 6 août 1968, est interdit de territoire pour raison de sécurité en vertu des alinéas 34(1)c), d) et f) de la LIPR notamment pour les motifs suivants :
34. (1) […] c) se livrer au terrorisme; d) constituer un danger pour la sécurité du Canada; […] f) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte visé aux alinéas a), b) ou c) |
Sécurité |
[56] Les ministres ont conclu à l’interdiction de territoire pour les motifs de sécurité indiqués ci‑dessus en s’appuyant sur une règle d’interprétation de la LIPR selon laquelle il est nécessaire d’apprécier les faits, actes ou omissions, sauf disposition contraire, sur la base des motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir. En résumé, la preuve peut s’appuyer sur des événements passés, présents ou éventuels. L’article 33 de la LIPR se lit comme suit :
33. Les faits — actes ou omissions — mentionnés aux articles 34 à 37 sont, sauf disposition contraire, appréciés sur la base de motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir. |
Interprétation |
[57] Si la preuve produite permet uniquement de conclure au bien‑fondé d’un des motifs de sécurité invoqués par les ministres, l’interdiction de territoire est établie pour ce motif seulement (voir Almrei (Re), 2009 CF 1263, [2011] 1 R.C.F. 163, au paragraphe 59; Zündel (Re), 2005 CF 295, aux paragraphes 16 et 17).
[58] À cette étape, la Cour doit rechercher si le certificat est raisonnable ou non (voir l’article 78 [mod. par L.C. 2008, ch. 3, art. 4] de la LIPR).
[59] Le processus de contrôle ne se limite pas à l’examen des documents qui ont été remis aux ministres, il porte également sur des éléments de preuve additionnels, comme la preuve documentaire, les déclarations des témoins et les expertises (voir les alinéas 83(1)c) [mod., idem] et g) [mod., idem] de la LIPR et l’arrêt Charkaoui no 2, aux paragraphes 70 à 73). Les deux parties ont eu « la possibilité d’être entendues » (voir l’alinéa 83(1)g) de la nouvelle LIPR), mais le fardeau de la preuve incombe initialement aux ministres, qui soutiennent que M. Harkat est interdit de territoire pour raison de sécurité (voir le paragraphe 77(1) [mod., idem] de la LIPR).
[60] À la condition d’être considérés comme dignes de foi et utiles par la Cour, tous les éléments de preuve peuvent être reçus et admis en preuve, même s’ils sont inadmissibles en justice (voir alinéa 83(1)h) [mod., idem] de la LIPR).
[61] Il existe une exception : lorsqu’il y a des motifs raisonnables de croire qu’un élément de preuve a été obtenu par la torture, au sens de l’article 269.1 [édicté par L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 10, art. 2] du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, ou par tout traitement ou peine cruel, inhumain ou dégradant au sens de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants des Nations Unies (10 décembre 1984, [1987] R.T. Can. no 36). Cet élément sera exclu (voir le paragraphe 83(1.1) [édicté, idem] de la nouvelle LIPR). Plus tôt cette année, mon collègue le juge Blanchard a expliqué, dans les motifs de sa décision, quels types de renseignements obtenus dans des conditions équivalant à de la torture devaient être exclus (voir Mahjoub (Re), 2010 CF 787). Dans la présente procédure de certificat, la preuve produite au soutien des allégations ne soulève aucune question liée à la torture. Dès qu’une préoccupation était soulevée à cet égard, les avocats des ministres consentaient immédiatement à retirer le renseignement concerné.
[62] La norme de la preuve applicable aux faits emportant interdiction de territoire sous le régime de l’article 33 de la nouvelle LIPR est celle des « motifs raisonnables de croire ».
[63] Cette norme exige davantage qu’un simple soupçon, mais elle est moins exigeante que la norme de la preuve « hors de tout doute raisonnable » applicable en droit criminel. Par conséquent, après avoir examiné la preuve contraire en fonction de la prépondérance des probabilités, il y a lieu d’examiner si l’avis des ministres, selon lequel la personne nommée est interdite de territoire pour raison de sécurité, constitue une croyance légitime en une possibilité sérieuse en raison des preuves dignes de foi. Il est important de garder à l’esprit que le juge désigné doit tenir compte d’éléments de preuve dont ne disposaient pas les ministres au moment de prendre leur décision. En l’espèce, un grand nombre de nouveaux éléments de preuve ont été produits par les deux parties, dont certains provenaient de la personne visée, sous forme de preuve documentaire, d’expertises et de témoignages. La Cour doit apprécier la preuve selon la prépondérance des probabilités. En définitive, la Cour doit décider du caractère raisonnable du certificat et si la preuve à l’appui est crédible, mais seulement après avoir examiné la preuve contraire.
[64] Comme le juge Mosley l’a très bien expliqué dans la décision Almrei (Re), 2009 CF 1263 [citée ci-dessus], au paragraphe 101 :
Je suis d’avis que l’expression « motifs raisonnables de croire » à l’article 33 sous‑entend un critère préliminaire pour établir les faits nécessaires à une décision d’interdiction de territoire auquel la preuve des ministres doit satisfaire au minimum, comme l’a affirmé le juge Robertson dans l’arrêt Moreno, précité. Lorsque les deux parties produisent une preuve considérable et que des versions concurrentes des faits sont présentées à la Cour, la norme du caractère raisonnable exige une évaluation de la preuve et des conclusions établissant les faits qui seront acceptés. La Cour ne peut conclure au caractère raisonnable d’un certificat si elle est convaincue que la prépondérance de la preuve infirme ce que prétendent les ministres.
Allégations factuelles à l’encontre de M. Harkat
[65] Le certificat de sécurité est appuyé par un rapport de renseignement de sécurité confidentiel (RRSC ou TS RRS) (voir également la note en bas de page no 5). Un rapport public de renseignement de sécurité (pièce M5) a été déposé le 22 février 2008 et fourni à M. Harkat. Au terme d’un processus continu de révision des renseignements confidentiels présentés lors des audiences à huis clos, qui a abouti à la divulgation de renseignements additionnels, un rapport public révisé de renseignement de sécurité (RPRRS — pièce M7) a été produit le 6 février 2009. Le RPRRS indique qu’avant et après son arrivée au Canada, M. Harkat s’est livré au terrorisme en soutenant des activités terroristes en tant que membre d’une entité terroriste connue sous le nom de RBL. Les allégations formulées par les ministres sont les suivantes :
[traduction]
a) Avant son arrivée au Canada en octobre 1995, Harkat était un membre actif du réseau ben Laden et était lié à des individus que l’on croyait appartenir à ce réseau. Il a menti au sujet de ses activités au Pakistan : il a caché aux autorités canadiennes le soutien qu’il a apporté à des organisations extrémistes islamiques;
b) En Algérie, Harkat était membre du Front islamique du salut (le FIS), un parti politique licite à cette époque. Harkat a reconnu qu’il appuie le FIS depuis 1989. Après avoir été déclaré illégal en 1992, le FIS a mis sur pied une branche militaire, l’Armée islamique du salut, qui a adopté une doctrine prônant la violence politique, et elle était liée au Groupe islamique armé (le GIA). Le GIA appuyait une doctrine fondée sur la perpétration d’actes de violence immoraux et aveugles dont même les civils étaient la cible. Lorsque le FIS a coupé les ponts avec le GIA, Harkat a fait savoir qu’il était loyal au GIA. La décision de Harkat de se mettre du côté du GIA révèle qu’il est pour le recours à la violence terroriste;
c) Harkat était lié à Ibn Khattab;
d) L’Algérien Mohammad Adnani (alias Harkat), un ancien soldat en Afghanistan, était membre d’une organisation terroriste égyptienne, soit Al-Jama’a al-islamiya (l’AJAI);
e) Après son arrivée au Canada, Harkat s’est livré à des activités au nom du réseau ben Laden en utilisant des méthodes typiques des agents dormants;
f) À l’appui de leurs activités clandestines, les membres du réseau ben Laden ont recours à de faux documents. Lorsque Harkat est arrivé au Canada, il avait deux passeports en sa possession, un passeport saoudien et un passeport algérien. Le passeport saoudien, qui était au nom de Mohammed S. Al Qahtani, a été vérifié et déclaré faux. Il a été déterminé que les passeports saoudiens sont les passeports les plus utilisés par les extrémistes musulmans qui sont entrés au Canada avant 2002 : les détenteurs de passeport saoudien n’avaient pas besoin de visa pour entrer au Canada;
g) Harkat a employé des noms d’emprunt tels que Mohammed M. Mohammed S. Al Qahtani, Abu Muslim, Abu Muslima, Mohammad Adnani, Mohamed Adnani, Abu [sic] Muslim, Mohammed Harkat et Mohamed — le Tiarti, et les a gardés secrets afin de cacher son identité et de dissimuler ses véritables activités au nom du réseau ben Laden;
h) Harkat est resté discret parce qu’il devait obtenir un statut au Canada, après quoi il serait « prêt ». Il était un agent dormant entré au Canada pour s’établir dans la collectivité afin de mener des activités clandestines à l’appui de l’extrémisme islamique;
i) Harkat a eu recours à des techniques de sécurité et il était au fait des questions de sécurité parce qu’il a pris de très grandes précautions pour ne pas être repéré;
j) Harkat a tenu secrètes ses allées et venues précédentes, y compris le temps qu’il a passé en Afghanistan. Il a également dissimulé ses liens avec des extrémistes islamistes, notamment ses liens avec des personnes au Canada, en partie pour se dissocier des individus ou des groupes qui auraient pu appuyer le terrorisme;
k) Harkat a maintenu ses liens avec la structure financière du réseau ben Laden et a dissimulé ces liens. Il avait accès à de l’argent provenant du réseau ben Laden et en a reçu, conservé ou investi au Canada. Il a également des liens avec Hadje Wazir, un banquier qu’il a connu au Pakistan et que l’on croit être Pacha Wazir, une personne participant au financement du terrorisme au moyen de transactions financières pour Ibn Khattab et le réseau ben Laden;
l) Harkat a aidé des extrémistes islamistes au Canada, a facilité leur entrée au Canada et a gardé secrètes leurs activités. Harkat a donné des conseils à Wael (alias Mohammed Aissa Triki) sur son processus d’immigration au Canada et il lui a notamment conseillé de nier connaître des personnes vivant au Canada et de communiquer avec lui au terme de son processus d’immigration. Harkat a parlé à Abu Messab Al Shehre pendant qu’il était à Londres, au Royaume‑Uni. Al Shehre a été fouillé à son arrivée au Canada et il était en possession de divers documents (c.‑à‑d. une liste d’achat de munitions et d’armes) et de divers articles (c.‑à‑d. des armes ou des parties d’armes), y compris un bandeau habituellement porté par des extrémistes islamistes lorsqu’ils sont au combat et que l’on croyait être couvert de versets du Coran. Al Shehre a été détenu et Harkat lui a rendu visite en prison, mais Harkat a nié l’avoir rencontré auparavant;
m) Harkat a communiqué avec de nombreux extrémistes islamiques à l’étranger, notamment les membres du réseau ben Laden, et d’autres extrémistes islamistes, dont Ahmed Said Khadr et Abu Zubaydah.
[66] Les annexes du RPRRS renferment une brève description d’organisations ou d’individus comme Al‑Qaïda, le Groupe islamique armé (le GIA), Ibn Khattab et Ahmed Said Khadr. Elles renferment également 6 résumés d’entrevues du SCRS avec M. Harkat menées entre le 1er mai 1997 et le 14 septembre 2001 [les entrevues avec le SCRS] ainsi que 13 résumés de conversations (les conversations K). Ces résumés de conversations portent sur M. Harkat, soit à titre de participant à la conversation, soit à titre d’objet, et les conversations avaient eu lieu entre septembre 1996 et septembre 1998. Les ministres les invoquent à l’appui de leurs allégations. Enfin, le RPRRS renferme également des renseignements publics sur lesquels les ministres se fient et des documents d’immigration concernant M. Harkat.
[67] Par suite des examens continus des renseignements confidentiels ayant eu lieu pendant les audiences à huis clos, des allégations factuelles et des éléments de preuve plus précis ont été communiqués à M. Harkat le 23 avril 2009 (voir la pièce M10) :
[traduction]
a) Harkat dirigeait un « lieu d’hébergement » en banlieue de Peshawar, au Pakistan. Des renseignements donnent à penser que le lieu d’hébergement pourrait être lié à Ibn Khattab et avoir été utilisé par des moudjahidines qui se rendaient dans des camps de formation en Afghanistan ou qui en revenaient avec l’aide de Harkat;
b) Des renseignements révèlent que Harkat avait accès à de l’argent lorsqu’il en avait besoin. Après son arrivée au Canada, Harkat a reçu de l’argent de personnes à l’étranger;
c) Des renseignements montrent que Harkat a travaillé pour la même organisation qu’Ahmed Said Khadr (Human Concern International) et qu’il connaissait Khadr avant de venir au Canada. En outre, des renseignements donnent à penser que l’on a confié à Harkat des tâches précises à accomplir pour aider Khadr.
[68] Le 10 février 2009, les ministres ont déposé un rapport secret supplémentaire de renseignement de sécurité et un rapport public supplémentaire de renseignement de sécurité (pièce M11), dans lequel ils alléguaient ce qui suit :
[traduction]
a) De 1994 à 1995, Abu Muslim (alias Harkat) était un djihadiste actif à Peshawar et travaillait pour Ibn Al Khattab, et non Al-Qaïda, pour qui il faisait des courses et était chauffeur;
b) De 1994 à 1995, Dahhak était l’un des amis de HARKAT. En février 1997, HARKAT a communiqué avec une personne au Pakistan qu’il a appelée Hadje Wazir. HARKAT a dit s’appeler « Muslim » du Canada, et a demandé à Wazir s’il connaissait Al Dahhak, ce à quoi Wazir a répondu par la négative. On croit que les noms Dahhak, Al Dahhak et Abu Dahhak (alias Ali Saleh Husain) désignent la même personne, et que cette personne est liée à Al-Qaïda;
c) Pendant qu’il était au Pakistan, il était reconnu que HARKAT avait les cheveux aux épaules et boitait visiblement.
[69] L’examen des dossiers de renseignement par les avocats spéciaux, qui a fait suite à la divulgation de type Charkaoui no 2, a abouti à la transmission de plus de renseignements à M. Harkat (voir résumé de la preuve de type Charkaoui no 2, 23 avril 2009, pièce M15 — les passages soulignés font état de ce qui avait déjà été divulgué à M. Harkat. Cette pièce faisait partie de la divulgation effectuée sur le fondement de l’arrêt Charkaoui no 2. Les deux groupes d’avocats ont convenu que ce ne sont pas tous les renseignements se trouvant dans cette pièce qui pouvaient être utilisés en preuve devant la Cour : seuls les renseignements utilisés lors de l’interrogatoire et du contre-interrogatoire des témoins peuvent être ainsi utilisés. L’information est incluse pour démontrer l’ampleur de la divulgation faite à M. Harkat) :
[traduction]
1996
Communication avec Mohammed Aissa Triki
En septembre 1996, Harkat a discuté avec des connaissances de la visite prochaine de son ami tunisien Wael au Canada, qui a utilisé le nom de Mohammed Issa pour sa visite au Canada. (On croit que Wael est Mohammed Aissa Triki). Harkat a donné des conseils à « Wael » sur son processus d’immigration au Canada. Harkat a conseillé à Triki de donner son récit sans le changer et de ne pas mentir. Puis Harkat a conseillé à Triki de nier connaître des personnes au Canada et lui a dit de communiquer avec lui au terme de son processus d’immigration. Triki, qui a affirmé avoir 45 000 $ lorsqu’il est arrivé à Montréal en septembre 1996, s’est directement rendu à Ottawa et a demeuré chez Harkat.
Triki a quitté Toronto le 23 octobre 1996 muni d’un faux passeport saoudien au nom de Mohamed Sayer Alotaibi. Plus tard, en novembre 1996, on a appris que Harkat rembourserait une personne pour toute facture de téléphone impayée visant les appels faits par Triki pendant qu’il était au Canada.
Processus d’immigration
En octobre 1996, on a appris que Harkat ne voulait être associé à personne tant qu’il n’aurait pas terminé son processus d’immigration.
Situation financière
En novembre 1996, lors d’une conversation entre Harkat et une autre personne, cette dernière a demandé combien Harkat était prêt à payer pour s’acheter une automobile. Harkat a dit que l’argent n’était pas un problème pour lui. Il a ajouté qu’il paierait jusqu’à 8 000 $ pour une automobile en bon état. En décembre 1996, Harkat a informé une personne qu’il paierait 7 650 $ pour l’automobile. Lorsqu’on lui a demandé s’il avait l’argent en main, Harkat a répondu que son ami à l’école où il apprenait l’anglais l’avait assuré qu’il allait mettre cette somme à sa disposition. Harkat a ajouté que l’argent se trouvait aux États‑Unis et qu’il transférerait l’argent.
Communication avec Abu Messab Al Shehre
En novembre 1996, Abu Messab Al Shehre a parlé à Harkat depuis Londres, au Royaume-Uni. Al Shehre a appelé Harkat « Abu Muslim » et lui a demandé comment les [traduction] « frères » se portaient. Quand Al Shehre a dit que Harkat pourrait se souvenir de lui comme étant « Abu Messab Al Shehre de Babi », Harkat, qui s’était identifié en tant que Mohammed, a rapidement dit qu’Abu Muslim n’était pas là. Quand Al Shehre lui a demandé où se trouvait Abu Muslim, Harkat a répondu qu’il ne le savait pas et qu’il ne savait pas non plus quand il serait de retour. En conclusion, Al Shehre a dit qu’il était désolé de l’avoir dérangé et l’a appelé Sheikh Mohamed. Plus tard, en novembre 1996, Harkat a reçu les excuses d’Abu Messab Al Shehre pour avoir utilisé son alias, Abu Muslim; Harkat essayait d’éviter d’être appelé Abu Muslim. En décembre 1996, Harkat a révélé à une personne qu’il connaissait très bien Al Shehre et qu’Al Shehre était son ami.
À son arrivée au Canada en décembre 1996, les effets personnels d’Al Shehre ont été fouillés par des agents de Revenu Canada Douanes et Accise (RCDA), maintenant connu sous l’appellation Agence des services frontaliers du Canada (ASFC). Al Shehre avait en sa possession divers documents et articles, notamment une liste d’achat de munitions et d’armes (p. ex., fusil Kalashnikov, grenade propulsée par fusée) et des documents expliquant comment tuer. Parmi les armes saisies par RCDA lors de la fouille, on comptait un nunchaku (une arme interdite suivant le Code criminel du Canada), une cordelette servant à étrangler et une épée de samouraï (wazi). On a également trouvé un étui d’épaule (apparemment utilisé pour porter un pistolet fait en Russie), un passe‑montagne et un bandeau habituellement porté au combat par les extrémistes islamistes et que l’on croyait être couvert de versets du Coran. Par conséquent, Al Shehre a été détenu par RCDA.
Au cours de cette période, Harkat a régulièrement communiqué avec des connaissances pour se tenir informé de la situation d’Al Shehre. Harkat a insisté pour que l’une de ces connaissances trouve de l’argent pour payer l’avocat d’Al Shehre et il lui a proposé d’appeler le frère d’Al Shehre à l’étranger pour lui demander de l’argent. Harkat s’est tenu informé de la situation d’Al Shehre jusqu’à ce que ce dernier soit expulsé vers l’Arabie saoudite le 29 mai 1997, où il a été arrêté le 30 mai 1997.
1997
Processus d’immigration
En février 1997, Harkat a informé certaines connaissances qu’il avait été accepté en qualité de réfugié et qu’il pouvait maintenant présenter une demande afin d’obtenir le droit d’établissement.
Communication avec Hadje Wazir
En février 1997, Harkat a communiqué avec une personne au Pakistan qu’il a appelé Hadje Wazir, et il a dit s’appeler « Muslim » du Canada. Harkat a par la suite posé des questions au sujet de « Khattab » (que l’on croit être Ibn Khattab) ou de l’un ou l’autre de ses [traduction] « hommes ». Wazir a répondu que Khattab n’avait pas été vu depuis longtemps, mais que l’on avait vu ses hommes. Harkat a alors demandé si Wael (que l’on croit être Mohammed Aissa Triki) rendait régulièrement visite à Wazir, ce à quoi Wazir a répondu dans l’affirmative. Harkat lui a donné son numéro de téléphone et a demandé que Wael communique avec lui. Il a également demandé que l’on fournisse son numéro de téléphone soit à Wael, soit à tout autre frère qui se présentait au commerce de Wazir pour effectuer des transactions. Harkat a par la suite expliqué qu’il avait l’habitude de faire des transactions au commerce de Wazir.
En août 1997, Harkat a dit qu’il avait l’intention de se rendre où Hadje Wazir demeurait et de lui demander de l’argent. Il a ajouté qu’il pouvait facilement obtenir de l’argent de Hadje Wazir.
Communication avec Ahmed Said Khadr
En mars 1997, Harkat a dit qu’il avait rencontré Ahmed Said Khadr au Islamic Information and Education Centre (IIEC) à Ottawa et qu’il le verrait de nouveau sous peu.
Liens avec Abu Zubaydah
En mars 1997, Harkat a discuté d’arrangements financiers avec une connaissance à Ottawa qui a affirmé avoir communiqué avec Abu Zubaydah à l’[traduction] « endroit » où Harkat [traduction] « se trouvait avant ». Abu Zubaydah voulait que Harkat l’aide à payer les frais juridiques d’Abu Messab Al Shehre et il lui a demandé s’il pourrait fournir 1 000 $. Harkat a répondu qu’il était prêt à payer cette somme si Abu Zubaydah communiquait avec lui. Lorsqu’on lui a demandé s’il ne craignait pas qu’Abu Zubaydah l’appelle à la maison, Harkat a répondu par la négative et il a affirmé qu’il le connaissait personnellement. À un certain moment pendant la discussion, la connaissance a parlé d’Abu Zubaydah comme étant Addahak/Aldahak.
Emploi
En mars 1997, Harkat a discuté avec un partenaire d’affaires potentiel de la possibilité de fonder une entreprise commerciale ensemble. Harkat a révélé qu’il voyagerait pour aller voir un ami commun et pour obtenir des fonds de cet ami. Il a expliqué qu’il ouvrirait au Canada une franchise de l’entreprise de leur ami commun. Harkat a également ajouté qu’il se rendrait en Arabie saoudite pour obtenir l’argent si son partenaire potentiel considérait sérieusement établir un partenariat d’affaires. Le partenaire a dit que la meilleure entreprise que lui et Harkat pourraient exploiter serait une station‑service. Cette entreprise exigerait 45 000 $ de chaque partenaire. Harkat a répondu que l’argent n’était pas un problème pour lui.
En octobre 1997, Harkat a commencé à travailler en tant que livreur dans une pizzéria à Orléans, mais il a démissionné deux jours plus tard.
Études
En septembre 1997, Harkat s’est inscrit en tant qu’étudiant à temps plein à une école secondaire pour adulte à Ottawa. Harkat voulait continuer ses études en anglais, en physique et en chimie.
Activités antérieures
En octobre 1997, Harkat a avisé une connaissance que le SCRS avait interrogé Mohammed Elbarseigy pendant six heures et que ce dernier leur avait dit tout ce qu’il savait à son sujet, y compris le fait qu’il avait travaillé à Amanat.
De 1998 à 1999
Communication avec Abu Messab Al Shehre
En février 1998, lors d’une conversation avec Abu Messab Al Shehre, qui se trouvait en Arabie saoudite à ce moment‑là, Al Shehre, qui s’est adressé à Harkat comme étant leur Sheikh, a demandé à Harkat comment il voyait son amitié avec lui. Harkat a répondu qu’il s’agissait d’un genre de confrérie. Al Shehre a répliqué qu’il s’agissait davantage que d’une confrérie. Harkat a dit que, vu qu’il devait obtenir un statut au Canada, il avait essayé de rester discret pendant la détention d’Al Shehre, mais qu’il avait été en mesure d’envoyer une connaissance à la prison et de l’aider de diverses façons. Harkat a demandé à Al Shehre d’envoyer 1 500 $ afin de payer les honoraires d’avocat de ce dernier. Il a conseillé à Al Shehre d’obtenir les fonds du « groupe » s’il ne pouvait pas trouver l’argent lui‑même. Harkat a ouvertement affirmé qu’il devait se faire [traduction] « discret » parce qu’il fallait qu’il obtienne son statut au Canada. En outre, Harkat a dit à Al Shehre que, dès que son [traduction] « statut » allait lui être accordé, il serait [traduction] « prêt ».
Projet de mariage
En juin 1998, Harkat a dit à une connaissance qu’il craignait d’être renvoyé du pays par les autorités du Canada et qu’il avait donc décidé d’épouser une musulmane canadienne afin d’éviter d’être expulsé.
En février 1999, Harkat a dit à sa petite amie à Ottawa qu’il lui rendrait visite le lendemain afin de la demander en mariage.
En juillet 1999, Harkat a révélé à une connaissance que ses parents lui avaient également trouvé une épouse en Algérie. Lorsqu’on lui a proposé de faire venir cette femme au Canada, Harkat a affirmé que sa petite amie du moment à Ottawa ne l’accepterait pas.
Emploi
En 1998 et 1999, Harkat a travaillé dans diverses stations‑services et dans une pizzéria.
En octobre 1998, Harkat a révélé à une connaissance qu’il avait l’intention d’acheter le bail d’une station‑service si on lui accordait son statut. Harkat a ajouté qu’il n’avait aucun problème à trouver de l’argent. Il n’avait besoin que d’un dépôt de 25 000 $.
En août 1999, Harkat a pris rendez‑vous avec Canada Trust pour discuter de la possibilité d’obtenir un prêt de 30 000 $ afin d’investir dans une station‑service.
Plans pour se rendre en Algérie et en Tunisie
En décembre 1998, Harkat a révélé qu’il rendrait visite à sa famille en Algérie à l’été 2001. En août 1999, Harkat a dit à une connaissance que sa famille lui avait déconseillé de retourner en Algérie et qu’il leur avait alors proposé qu’ils se rencontrent en Tunisie. Harkat a ajouté que, s’il se rendait en Algérie, il risquait d’être arrêté simplement parce qu’il était important au sein du Front.
Études
En août 1999, Harkat a laissé savoir qu’il s’inscrirait à une école secondaire pour adultes afin de suivre des cours d’anglais langue seconde.
En décembre 1999, Harkat cherchait quelqu’un qui puisse passer l’examen de chauffeur de taxi à sa place. En février 2000, une connaissance de Harkat lui a dit avoir trouvé quelqu’un qui pourrait passer l’examen de chauffeur de taxi à sa place.
Situation financière
En octobre 1999, Harkat a confié à sa petite amie qu’il avait fait une erreur en quittant son autre emploi. Il a ajouté qu’il ne pouvait pas se permettre de ne pas avoir deux emplois parce qu’il devait payer de lourdes factures. Il a ajouté qu’après s’être disputé avec le propriétaire de la pizzéria au sujet de son horaire et d’une augmentation de salaire le propriétaire l’avait congédié. Harkat a dit que, grâce à ses deux emplois, il faisait auparavant 2 500 $ par mois, mais que maintenant, avec un seul emploi à la station‑service, il travaillait sept jours par semaine et ne gagnait que 1 500 $ par mois. Harkat a aussi estimé que sa situation s’améliorerait s’il pouvait passer l’examen de chauffeur de taxi en novembre 1999. Cependant, avant la fin du mois de novembre, il travaillait de nouveau à la pizzéria et avait le même horaire. Il a expliqué qu’il était retourné travailler à la pizzéria parce qu’il devait payer ses dettes.
De 2000 à 2002
Processus d’immigration
Entre 2000 et 2002, Harkat était très inquiet quant à l’état d’avancement de sa demande de résidence permanente et a souvent fait part de sa situation difficile à ses amis. En outre, pendant cette période, Harkat communiquait régulièrement avec Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) afin de s’informer de l’état d’avancement de sa demande.
Mariage
En mars 2000, Harkat croyait que la seule solution à ses problèmes d’immigration était de se marier. En avril 2000, Harkat s’est trouvé une nouvelle petite amie, Sophie Lamarche. Harkat ne voulait pas lui mettre de la pression pour qu’ils se marient, mais il pensait qu’il pourrait la garder comme solution de rechange.
En avril 2000, Harkat a révélé avoir parlé à Sophie au sujet de sa situation et il a dit que Sophie, en réponse, lui avait promis qu’elle l’aiderait en temps utile. Harkat a ajouté que, si quelque chose arrivait, il la marierait.
En mai 2001, on a appris que Harkat avait épousé Sophie en janvier 2001. Plus tard en mai 2001, Harkat a affirmé que son mariage avec Sophie n’était pas sérieux et qu’il pourrait la quitter à tout moment.
Plans pour se rendre en Algérie
En mars 2000, Harkat prévoyait se rendre en Algérie en août 2000. En mai 2001, il a dit qu’une fois qu’il obtiendrait son statut de résident permanent, il irait en Algérie. En juin 2001, Harkat a mentionné qu’il aimerait obtenir bientôt son statut de résident permanent pour pouvoir se rendre en Algérie. En juillet 2001, Harkat a fait savoir qu’il prévoyait se rendre en Algérie en janvier 2002.
Cours
En juillet 2001, Harkat a commencé un cours de conduite de camion.
Jeu au casino
En décembre 2001, Harkat a révélé qu’il allait au casino depuis cinq ans et qu’il continuait d’y aller. De 1997 à 2002, Harkat est régulièrement allé au Casino du Lac-Leamy à Hull (Gatineau) ainsi qu’au Casino de Montréal, quoiqu’il y soit allé moins souvent. Pendant cette période, Harkat a gagné et a perdu de grandes sommes d’argent. Selon Harkat, en juin 2001, le casino lui a offert une passe pour un siège en première rangée au théâtre pour qu’il puisse assister à tous les spectacles présentés au casino parce que le casino savait qu’il avait perdu 100 000 $ au jeu. Par conséquent, Harkat a souvent dû emprunter de l’argent à sa petite amie et à son frère au cours des années. Pendant son témoignage présenté devant la Cour fédérale le 27 octobre 2004, Harkat a reconnu avoir un problème de jeu.
Emploi
En février 2000, Harkat avait trois emplois : pompiste, livreur de pizza et livreur de pièces d’automobile. En mars 2000, Harkat a quitté son emploi à la pizzéria et a perdu ses deux autres emplois, mais il en a trouvé deux autres, dont un dans une station‑service.
En décembre 2001, Harkat était prestataire de l’assurance‑emploi pendant qu’il travaillait dans une pizzéria. Harkat a dit que le gérant de la pizzéria avait accepté de signer une lettre affirmant qu’il avait commencé à travailler le 15 décembre, et que si on lui posait des questions il affirmerait qu’il travaillait bénévolement à la pizzéria lorsqu’il s’ennuyait à la maison ou qu’il voulait rendre service au gérant lorsqu’il avait besoin d’aide. Harkat n’a jamais été payé par chèque, par conséquent, rien n’a pu être prouvé.
Emploi précédent
En septembre 2001, Harkat a dit qu’il avait travaillé pour le Human Concern International (HCI) en Arabie saoudite et pour l’entreprise « Muslim ».
[70] Un autre résumé des conversations qu’il a eues en mai et juin 2001 avec des membres de sa famille, des amis ainsi qu’avec une fiancée et sa mère en Algérie a également été communiqué à M. Harkat (ajouté à l’annexe K du RPRS (pièce M7) par suite de la décision Harkat (Re), 2009 CF 167).
[71] Les audiences publiques ont donné lieu au dépôt de 52 pièces pour les ministres et de 85 pièces pour M. Harkat, ainsi qu’à la citation de 9 témoins. La preuve publique est volumineuse et montre bien la situation factuelle en jeu, l’histoire de l’islam, la réalité politique de l’époque dans des pays comme l’Algérie, l’Arabie saoudite, le Pakistan, l’Afghanistan et la Russie (la Tchétchénie et le Daguestan). Elle aide également à bien comprendre notre régime d’immigration, dans la mesure où il est question de M. Harkat. La preuve publique est telle que M. Harkat connaît bien toutes les allégations formulées contre lui, et la preuve factuelle sur laquelle celles-ci reposent. Il ne connaît peut‑être pas l’ensemble des éléments de la preuve factuelle (qui est connue des avocats spéciaux qui représentent ses intérêts lors des audiences à huis clos), mais sa connaissance lui permettait, comme cela a été démontré au cours de la présentation de sa preuve, de répliquer. Les observations écrites des avocats publics de M. Harkat le confirment clairement. Je conclus que sur la base de la preuve rendue publique fournie à M. Harkat, ce dernier a une connaissance suffisante des allégations portées contre lui. Cette divulgation d’information lui a également fourni une bonne partie de l’information sur laquelle les ministres se fient.
[72] Lors des audiences à huis clos, les ministres et les avocats spéciaux ont produit un nombre important de pièces. Des témoins ont été contre‑interrogés. Toutes les avenues pertinentes ont été explorées. En raison de la question du test polygraphique, des dossiers de sources humaines ont exceptionnellement été produits, lus et examinés dans leur intégralité. Tous les participants au processus en ont acquis une connaissance générale et ont été en mesure de remplir leurs obligations en conséquence.
[73] M. Harkat a contesté la force probante des documents provenant de sources ouvertes (par exemple, des articles de journaux ou provenant d’Internet) au moyen du témoignage de Mme Lisa Given. Il est admis que Mme Given ne possède aucune expertise en matière de sécurité nationale ou de terrorisme. Celle-ci s’est référée à la documentation publique en se servant des critères utilisés par les bibliothécaires pour évaluer les documents et des critères sur lesquels elle se fonde pour apprécier la qualité des travaux universitaires. Mme Given a traité des normes conventionnelles d’exactitude, d’impartialité et de fiabilité. Ces normes doivent être adaptées pour tenir compte des difficultés que pose le réexamen constant des faits historiques à la faveur de la découverte de nouvelles informations. Ses commentaires concernant le parti pris dont feraient preuve les auteurs ont été utiles. La Cour est sensible à l’enjeu du parti pris potentiel et l’a gardé en tête lorsqu’elle a examiné des éléments de preuve provenant de sources ouvertes.
[74] Le processus public a été mené de manière à ce que M. Harkat soit en mesure, grâce aux témoignages d’experts, de produire ses propres documents de sources ouvertes. Ainsi, toutes préoccupations qu’auraient pu soulever les renseignements provenant de sources ouvertes sur lesquels se sont fondés les ministres ont été neutralisées.
La question en litige
[75] À la lumière de la preuve produite lors des audiences publiques et à huis clos, le certificat signé par les ministres le 22 février 2008, selon lequel M. Harkat est interdit de territoire en raison de son appartenance à une organisation terroriste, parce qu’il est, a été ou sera l’auteur d’un acte terroriste et qu’il constitue un danger pour la sécurité du Canada, est‑il raisonnable?
Mots clés
[76] Pour apprécier correctement les raisons de sécurité invoquées par les ministres à l’encontre de M. Harkat, certains mots-clés et expressions doivent être définis : terrorisme (alinéa 34(1)c) de la LIPR); danger pour la sécurité du Canada (alinéa 34(1)d) de la LIPR); membre d’une organisation (alinéa 34(1)f) de la LIPR). D’autres termes et expressions auxquels il a été renvoyé au cours des audiences, dans la mesure où ils sont utilisés dans le RPRRS, devront également être définis : noyau d’Al‑Qaïda, Al‑Qaïda, réseau ben Laden, jihad, moudjahidin et extrémisme islamiste.
Terrorisme
[77] La LIPR ne définit pas le terme « terrorisme ». Dans l’arrêt Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’’mmigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3, au paragraphe 98, la Cour suprême en donne une interprétation non restrictive et générale en se reportant à la définition de la Convention internationale pour la répression du financement du terrorisme [9 décembre 1999, 2178 R.T.N.U. 197] :
À notre avis, on peut conclure sans risque d’erreur, suivant la Convention internationale pour la répression du financement du terrorisme, que le terme « terrorisme » employé à l’art. 19 de la Loi inclut tout « acte destiné à tuer ou blesser grièvement un civil, ou toute autre personne qui ne participe pas directement aux hostilités dans une situation de conflit armé, lorsque, par sa nature ou son contexte, cet acte vise à intimider une population ou à contraindre un gouvernement ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque ». Cette définition traduit bien ce que l’on entend essentiellement par « terrorisme » à l’échelle internationale. Des situations particulières, à la limite de l’activité terroriste, susciteront inévitablement des désaccords. [Non souligné dans l’original.]
Je souligne que l’emploi du terme « inclut » semble indiquer que la liste n’est pas exhaustive et pourrait devoir être modifiée avec le temps.
[78] S’agissant de la loi antérieure [Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2 (ci après « l’ancienne loi »)], la jurisprudence de la Cour enseigne que le mot « terrorisme » doit recevoir une interprétation libérale (voir Baroud (Re), [1995] A.C.F. no 829 (1re inst.) (QL), au paragraphe 30; et Suresh (Re), [1997] A.C.F. no 1537 (1re inst.) (QL), au paragraphe 29).
[79] Comme l’a fait remarquer mon collègue le juge Mosley aux paragraphes 71 à 74 de la décision Almrei (Re), 2009 CF 1263 [citée ci-dessus], « [t]oute tentative de définition du terme “terrorisme” dans le contexte de l’immigration doit maintenant tenir compte de la définition d’“activité terroriste” se trouvant au paragraphe 83.01(1) [édicté par L.C. 2001, ch. 41, art. 4] du Code criminel : Soe c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 671 », selon les circonstances. Quoi qu’il en soit, les ministres se fondent sur l’alinéa 34(1)c) de la LIPR et la définition du terme « terrorisme » que donne la Cour suprême dans l’arrêt Suresh, précité, répond toujours aux exigences actuelles de la LIPR.
[80] La définition du terrorisme vise également le soutien matériel. Par exemple, le fait de fournir de l’aide en matière de financement, d’entraînement, d’obtention de faux documents, de recrutement et d’hébergement, n’est peut-être pas directement lié aux actes de violence commis contre des civils vulnérables, mais cela fait partie intégrante des activités auxquelles se livrent les personnes qui participent à des activités terroristes. La fourniture de services de soutien est aussi importante en matière de terrorisme que la perpétration d’actes violents. Dans l’arrêt Suresh, précité, la Cour suprême a indiqué, au paragraphe 88, que « les réseaux mondiaux de transport et de financement qui soutiennent le terrorisme à l’étranger [au Sri Lanka] peuvent atteindre tous les pays, y compris le Canada, et les impliquer ainsi dans les activités terroristes ». Dans la décision Ikhlef (Re), 2002 CFPI 263, concernant un membre d’un culte du Groupe islamiste armé (le GIA) en Algérie, le juge Blais, maintenant juge en chef de la Cour d’appel fédérale, a donné quelques exemples de soutien matériel au paragraphe 54 :
Le résumé des informations remis à M. Ikhlef est éloquent dans sa description du réseau de ben Laden et de ses méthodes opérationnelles. Les tactiques utilisées par les membres sont démontrées et particulièrement la façon dont des individus tel Amhed Ressam, utilisent les autres membres du réseau qui sont souvent appelés « agents dormants » pour les aider à mettre en place la logistique nécessaire pour arriver à commettre leurs crimes. Que ce soit la fabrication de faux documents, l’obtention de passeports contrefaits, le vol et la mise au point d’équipements électroniques sophistiqués, la collecte de fonds visant à permettre l’exécution des opérations terroristes et l’aide de toute sorte apportée dans les mois voire les années précédant les attentats eux‑mêmes.
[81] Le terrorisme ne connaît pas les frontières. Le soutien matériel fourni dans un pays peut servir à une activité terroriste dans un autre. Par exemple, fournir de faux passeports aide les terroristes à voyager dans le monde entier. La fabrication de faux passeports à des fins terroristes signifie la possibilité de mener des opérations transnationales. Le soutien matériel financier servant aux transferts d’argent clandestins transnationaux est un autre exemple de soutien matériel. Peu importe qu’il s’agisse de fabrication de faux passeports ou d’aide financière, le soutien matériel ne constitue pas en soi un acte de violence terroriste. S’il vise toutefois à faciliter la perpétration d’actes terroristes, il est vu comme une forme de complicité. Le soutien matériel est la condition sine qua non du terrorisme international et doit être vu comme étant une forme de participation au terrorisme.
Danger pour la sécurité du Canada
[82] Dans l’arrêt Suresh, précité, au paragraphe 90, la Cour suprême du Canada a conclu qu’une personne constitue « un danger pour la sécurité du Canada » dans le cas suivant :
Ces considérations nous amènent à conclure qu’une personne constitue un « danger pour la sécurité du Canada » si elle représente, directement ou indirectement, une grave menace pour la sécurité du Canada, et il ne faut pas oublier que la sécurité d’un pays est souvent tributaire de la sécurité d’autres pays. La menace doit être « grave », en ce sens qu’elle doit reposer sur des soupçons objectivement raisonnables et étayés par la preuve, et en ce sens que le danger appréhendé doit être sérieux, et non pas négligeable. [Non souligné dans l’original.]
[83] L’article 33 de la LIPR doit être lu conjointement avec l’alinéa 34(1)d); ainsi, les faits sur lesquels repose ce motif d’interdiction de territoire peuvent être établis sur la base de motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir. Cela peut vouloir dire que les actions passées peuvent justifier une conclusion fondée sur ce motif de sécurité en particulier. La preuve des ministres peut s’attacher à des événements passés, présents ou éventuels en ce qui concerne l’interdiction de territoire d’un individu pour raison de sécurité (voir Al Yamani c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2006 CF 1457; et Zündel (Re), 2005 CF 295, au paragraphe 112).
[84] Dans la décision Almrei (Re) [2009 CF 1263 (citée ci-dessus)], l’interprétation que mon collègue donne de la loi est que, pour l’application de l’alinéa 34(1)d), le risque doit être actuel. Il n’y a pas de référence précise à l’article 33 de la LIPR. Cependant, il ressort du libellé de l’article 33 que « [l]es faits […] mentionnés [à l’article] 34 […] sont […] appréciés sur la base de motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir ». Ce libellé est clair. Les événements passés, présents ou éventuels sont pertinents pour l’application de l’alinéa 34(1)d), tout comme des autres dispositions. Encore, je met l’accent sur le fait que dans l’arrêt Suresh, précité, la Cour suprême a indiqué que l’expression « danger pour la sécurité du Canada » doit être interprétée « d’une manière large et équitable, et en conformité avec les normes internationales », que « la conclusion qu’il existe ou non » un tel danger « repose en grande partie sur les faits et ressortit à la politique, au sens large » et que cela milite « en faveur de l’application d’une approche large et souple en matière de sécurité nationale » (voir Suresh, au paragraphe 85). La Cour suprême a également dit qu’il n’est pas nécessaire que la menace soit directe et qu’elle peut être liée à des événements survenus à l’étranger qui, indirectement, peuvent avoir un effet préjudiciable sur la sécurité des Canadiens (voir Suresh, aux paragraphes 87 et 88). Les aspects de la globalité et de la transnationalité du terrorisme étaient pertinents pour la Cour suprême dans l’affaire Suresh.
Appartenance — membre
[85] Les organisations terroristes ne donnent pas de cartes de membre. C’est l’adhésion à une cause et les agissements des personnes qui soutiennent cette cause avec la reconnaissance des chefs qui consacrent l’appartenance informelle. Par conséquent, un grand nombre de cas de figure peuvent être considérés (voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Singh, 1998 CanLII 8281 (C.F. 1re inst.), au paragraphe 52).
[86] La jurisprudence interprète le mot « membre » de manière libérale et sans restrictions, surtout en matière de sécurité nationale (voir Poshteh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 85, [2005] 3 R.C.F. 487, au paragraphe 27; Almrei (Re), 2009 CF 1263 [cité ci-dessus], au paragraphe 64).
[87] Sous le régime du paragraphe 19(1) [mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 11; 1995, ch. 15, art. 2; 1996, ch. 19, art. 83] de l’ancienne loi, notre Cour avait adopté une interprétation non limitative du mot « membre » (voir les décisions Ahani (Re), 1998 CanLII 7708 (C.F. 1re inst.), au paragraphe 9; Ikhlef (Re), 2002 CFPI 263 [citée ci-dessus], au paragraphe 64; Kanendra c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 923, aux paragraphes 21 à 26). Cet enseignement est toujours d’actualité en ce qui concerne les alinéas 34(1)f) et 37(1)a) de la LIPR.
[88] Dans la décision Harkat (Re), 2005 CF 393 [citée ci-dessus], au paragraphe 45, la juge Dawson, maintenant juge à la Cour d’appel fédérale, a résumé ainsi la jurisprudence concernant la notion de « membre » :
Le mot « membre » doit être interprété de manière large et non limitative. Voir Singh, au paragraphe 52. Le mot « membre » équivaut à la notion d’« appartenance » à une organisation. Voir Chiau, précité, au paragraphe 57. Voir également : Poshteh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 85; [2005] A.C.F. no 381, aux paragraphes 27 à 29.
Organisation (« membre d’une organisation » : alinéa 34(1)f) de la LIPR)
[89] Dans la décision Husein c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CanLII 8831 (C.F. 1re inst.), au paragraphe 5, le juge Rothstein a affirmé ce qui suit :
Les organisations terroristes ne sont pas des États ou des sociétés organisés au sein desquels s’appliquent les subtilités du droit du mandat. Les organisations terroristes sont des groupes peu structurés. Même si j’acceptais qu’un acte commis par un individu pourrait ne pas être attribué à une organisation, dans les cas où des éléments de preuve établissent que les chefs d’une organisation se livrent à des actes de terrorisme, il ne fait aucun doute dans mon esprit que, aux fins de la division 19(1)f)(iii)(B), il y a des motifs raisonnables de croire que l’organisation elle‑même se livre à des actes de terrorisme. [Non souligné dans l’original.]
[90] Les organisations terroristes sont des groupes peu structurés et extrêmement discrets. Il se peut qu’une partie de l’organisation ne sache pas ce que les autres parties font. Elles ont un objectif commun, utilisent des moyens dangereux et ciblent des civils innocents. Leurs effectifs varient dans le temps. Leurs chefs, leurs membres et leurs méthodes d’attaque changent et elles s’adaptent aux nouvelles circonstances. L’on ne saurait les définir de manière exhaustive en raison de leur fluidité. Par conséquent, le mot « organisation » commande une interprétation libérale (voir Sittampalam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 326, [2007] 3 R.C.F. 198, au paragraphe 38).
[91] De plus, l’alinéa 34(1)f) de la LIPR n’impose pas de restrictions quant à la période durant laquelle l’organisation s’est livrée à des actes de terrorisme ou au moment où l’intéressé a été membre d’une telle organisation. Comme la juge Snider l’a dit dans la décision Al Yamani c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2006 CF 1457, aux paragraphes 12 et 13 :
Le fait pour l’intéressé d’être membre de l’organisation échappe de même aux restrictions quant au temps. La question est de savoir si l’intéressé est ou a été membre de l’organisation. Aucune correspondance n’est nécessaire entre la participation active comme membre de l’intéressé et la période pendant laquelle l’organisation se livrait à des actes terroristes.
Le résultat peut sembler sévère. Une organisation peut modifier ses buts et ses méthodes, et l’intéressé peut décider de quitter l’organisation, de façon temporaire ou permanente. Or, la disposition ne semble pas laisser la porte ouverte à un changement de situation, tant en ce qui concerne l’organisation que l’intéressé. En insérant le paragraphe 34(2) de la LIPR, toutefois, le législateur a heureusement prévu le moyen de faire exception à une conclusion d’interdiction de territoire en application du paragraphe 34(1). Le paragraphe 34(2) prévoit en effet qu’un résident permanent ou un étranger peut présenter une demande en vue de convaincre le ministre que « sa présence au Canada ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national ». Le législateur fournit ainsi l’occasion aux personnes qui, par ailleurs, seraient interdites de territoire aux termes du paragraphe 34(1), de convaincre le ministre que leur présence au Canada ne serait pas préjudiciable à l’intérêt national. Dans ce cadre, des facteurs tels que le moment de l’appartenance à l’organisation ou la caractérisation actuelle de celle‑ci peuvent être pris en compte.
Dans la décision Jaballah (Re), 2006 CF 1230, le juge MacKay a conclu dans le même sens au paragraphe 38 :
Les avocats de M. Jaballah ont laissé entendre qu’il n’y a actuellement pas de preuve que le groupe AJ existe toujours, mais cela importe peu, car il est prouvé que ce groupe existait bel et bien dans les années 1980 et 1990, soit celles pendant lesquelles M. Jaballah était actif. Quoi qu’il en soit, les deux organisations continuent d’être désignées au Canada, par le décret C.P. DORS/2002‑284 daté du 23 juillet 2002 et prononcé en vertu du paragraphe 83.05(1) du Code criminel, tel que modifié par L.C. 2001, ch. 41, art. 4, en tant qu’entités dont il existe des motifs de croire que, sciemment, elles se sont livrées ou ont tenté de se livrer à une activité terroriste, y ont participé ou l’ont facilitée.
Récemment, dans la décision Almrei (Re) [2009 CF 1263 (citée ci-dessus)], le juge Mosley est arrivé à la même conclusion. Il a fait les observations suivantes, au paragraphe 68 :
La loi n’exige pas la contemporanéité de l’appartenance à l’organisation et de la période durant laquelle des actes terroristes peuvent être attribués à ce groupe. L’absence actuelle de danger n’est d’aucun secours à la personne visée si elle est jugée membre de l’organisation. La question est de savoir si la personne est ou a été membre de cette organisation, et non de savoir si la personne était membre lorsque l’organisation a commis ses actes terroristes : Al Yamani c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2006 CF 1457, aux paragraphes 11 à 13; Jaballah (Re), 2006 CF 1230, au paragraphe 38; Sittampalam, précité, au paragraphe 20.
Finalement, la Cour d’appel fédérale a confirmé qu’il n’était pas requis pour fins de détermination de l’admissibilité au Canada sous l’alinéa 34(1)f) de la LIPR que les dates d’adhésion à une organisation correspondent aux dates auxquelles cette organisation aurait commis des actes de terrorisme ou de subversion (Gebreab c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2010 CAF 274).
[92] Aux fins de la présente décision, le RPRRS renvoie à certains mots et à certaines expressions qui doivent être définies.
Le noyau d’Al‑Qaïda
[93] Cette expression renvoie aux membres d’Al-Qaïda qui entourent Oussama ben Laden. M. Rudner les désigne par l’expression Al‑Qaïda al‑O‑U‑M, qui signifie la mère Al‑Qaïda. Cette expression fait référence au noyau du mouvement initial d’Al-Qaïda tel qu’il était connu (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 7, p. 108; et vol. 8, p. 3).
[94] Selon le professeur Wark, Al‑Qaïda a été créée par les vétérans du jihad afghan après 1989. Le noyau d’Al‑Qaïda a suivi ben Laden lors de son pèlerinage au Soudan, puis en Afghanistan après 1996 (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 17, p. 89 et 90; et vol. 18, p. 186 et 187).
[95] En ce qui nous concerne, il convient de limiter le noyau d’Al‑Qaïda aux personnes qui entouraient ben Laden à la suite du jihad afghan, après 1989.
Le réseau ben Laden
[96] Le témoin des ministres, John, a défini le réseau ben Laden de la manière suivante (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 1, p. 27 à 29) :
[traduction] Le réseau ben Laden est un groupement d’organisations qui adhèrent au principe d’un jihad islamique international, d’un jihad global, dont le but est de renverser les régimes apostats, ou les régimes qui ne suivent pas la voie de l’islam véritable, selon les extrémistes, et de faire revivre la notion de prophète.
L’idée du califat auquel ben Laden adhère renvoie à l’époque où, peu après Mahomet, l’islam a traversé une période de grande pureté, alors que le monde islamique adhérait à la loi de la charia et aux principes fondamentaux de la religion. Sa perception est que l’islam s’est éloigné de cette pureté, et il veut ramener le monde islamique, et ultimement le monde entier, à cet état.
L’idéologie à laquelle adhère ben Laden enseigne que la plupart des gouvernements du monde islamique n’adhèrent pas à cet idéal et qu’ils doivent donc être renversés. Il pense également que les gens n’ont pas été en mesure de renverser ces gouvernements, Algérie, Égypte, Arabie saoudite, etc. — l’Égypte et l’Algérie, par exemple, ont connu de grandes révoltes avant que le jihad mondial y soit aussi bien implanté qu’il ne l’est maintenant — en raison des influences extérieures, particulièrement celle de l’Occident, qui maintient le pouvoir en place.
ben Laden est d’avis qu’il est nécessaire de contrer ces influences externes, de les repousser hors du monde islamique afin de créer les conditions propices à la restauration du califat, où le peuple pourra se soulever et où les gouvernements locaux seront balayés et remplacés par le califat.
ben Laden a une organisation qui lui obéit et c’est Al‑Qaïda, la Base. Mais en plus d’Al‑Qaïda, qui est encore tout à fait capable d’organiser des attaques terroristes, il existe une grande quantité d’organisations qui adhèrent à la même philosophie, mais qui interagissent à des degrés divers avec Al‑Qaïda et ben Laden.
C’est un processus évolutif. Au fil du temps, certaines de ces organisations se sont ralliées directement à Al‑Qaïda. On peut citer en exemple le jihad islamique égyptien et le Groupe salafiste pour la prédication et le combat, le GSPC selon l’acronyme français, qui n’est pas Al‑Qaïda au Maghreb. Il existe également une organisation maintenant appelée Al‑Qaïda dans la péninsule arabique, composée encore une fois de groupes locaux qui se sont officiellement joints à Al‑Qaïda et à ben Laden.
Or, dans les années 1990, la plupart de ces organisations étaient indépendantes, tout en adhérant à la même philosophie, et c’est ce que nous voulons dire par « réseau » : une série et un regroupement d’organisations et d’individus qui adhèrent à l’idée d’un jihad mondial, qui interagissent entre eux et s’échangent des ressources, mais qui peuvent jouir d’un niveau plus ou moins grand d’autonomie individuelle.
[97] M. Quiggin a témoigné aux procès Khawaja à titre de témoin à charge et a donné la définition suivante d’Al‑Qaïda (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 16, p. 92 et 93) :
[traduction] L’organisation et les structures opérationnelles d’Al‑Qaïda sont grandement différentes de celles des autres groupes de guérilleros, de terroristes ou d’insurgés. C’est un phénomène transnational. Sa structure est nouvelle, ou plutôt son type de structure ou son absence de structure est nouveau, en ce qu’il peut se régénérer rapidement après avoir subi des dommages; possède également un bassin de recrutement diversifié qui transcende les frontières des ethnies, des classes et des nations. Il ne s’agit pas d’un groupe, et on ne peut non plus dire qu’il s’agit d’une coalition de groupes. Il s’agit d’un conglomérat de partis, d’organisations caritatives et de groupes islamistes, qui peut compter sur d’autres groupes et individus indépendants pour des actions offensives ou autres à l’échelle internationale.
Je remarque que pour M. Quiggin, Al‑Qaïda n’est pas un groupe unique. C’est un conglomérat de partis, d’organisations caritatives et de groupes islamistes. Cette description d’Al‑Qaïda est appropriée.
[98] Dans son rapport, M. Quiggin fait allusion à 6 groupes liés au noyau d’Al‑Qaïda ou à ben Laden et à 23 autres groupes situés dans différentes régions du monde, qui ont souscrit aux idéologies du noyau (voir la pièce H10, onglet B5).
[99] M. Rudner a utilisé un vocabulaire différent pour expliquer ce qu’est le réseau ben Laden (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 7, p. 113 à 115) :
[traduction] Je pense que cette expression est largement utilisée dans la littérature par les non-spécialistes, disons‑le comme ça, et par d’autres auteurs qui écrivent généralement sur le rôle d’Oussama ben Laden, Al‑Qaïda et sur le monde de la terreur.
Je préférerais, par exemple, employer une expression qu’Oussama ben Laden et ses hommes utiliseraient, l’expression « système de systèmes ».
[…]
Un système de systèmes, quand on y réfléchit, est un réseau, ce qui est différent d’une pyramide. Je pense donc que ce que le Service a voulu dire lorsqu’il a parlé d’un réseau, c’est qu’il ne faut pas imaginer Al‑Qaïda ou l’organisation d’Oussama ben Laden comme un ministère gouvernemental, une bureaucratie ou une pyramide. Il faut plutôt penser à une structure beaucoup plus horizontale, avec des nœuds, autrement dit, un réseau.
Dans le modèle de système de systèmes, […] ce qu’il faut c’est un système de distribution au sein duquel l’autorité est répartie localement entre les différentes cellules qui forment un réseau, où les cellules ont des responsabilités locales, mais où les ordres, les consignes et l’inspiration proviennent du centre, la mère pour ainsi dire, Al‑Qaïda al‑Oum, et où, au besoin, elles peuvent demander des ressources au centre, mais seulement au besoin. La plupart du temps, les cellules vont trouver leurs ressources localement. Elles vont recruter localement; elles vont amasser des fonds localement; elles vont se procurer de faux passeports ou des armes localement. Mais si elles ne peuvent le faire localement, elles savent qui est leur mère et où elle se trouve. Cela constitue le modèle al‑Suri, qu’on peut appeler le modèle « réseau ».
[100] Le professeur Wark a émis quelques réserves concernant l’imprécision de la terminologie liée au réseau ben Laden (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 18, p. 166 et 167) :
[traduction] Al‑Qaïda est une organisation qui a évolué. Il existe différentes opinions sur la façon dont elle a évolué, sur son degré de centralisation ou de décentralisation, sur ce que signifie Al‑Qaïda, sur le rôle de chef d’Al‑Qaïda dans le terrorisme international, la compréhension de ce qu’est Al‑Qaïda pourrait changer en fonction des circonstances historiques dont il est question. Peut‑être est-ce justement le sens du commentaire concernant les façons dont elle a évolué.
Mais de mon point de vue, il s’agit certainement d’un terme plus précis que le réseau ben Laden. Certaines personnes ont fait valoir qu’Al‑Qaïda a évolué au point de devenir un réseau, mais même la notion d’Al‑Qaïda est légèrement plus étroite, particulièrement en ce qui a trait à la période pendant laquelle elle a existé, que quelque chose qui me semble plus vague ou un terme plus approximatif, à savoir le réseau ben Laden.
[101] Certains thèmes communs semblent se dégager des opinions de John, de M. Rudner et de M. Quiggin : un leadership apparent, une réputation passée et des objectifs religieux, un soutien matériel sous forme de financement ou de fourniture de technologies, d’échange de services, etc.
[102] Je retiens l’observation suivante de M. Rudner : [traduction] « il ne faut pas imaginer Al‑Qaïda ou l’organisation d’Oussama ben Laden comme un ministère gouvernemental, une bureaucratie ou une pyramide. Il faut plutôt penser à une structure beaucoup plus horizontale avec des nœuds, autrement dit, un réseau » (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 7, p. 114). Cette terminologie peut être vague, comme l’a dit M. Wark, mais elle a un sens large et peut être utilisée par la Cour, si nécessaire. Elle a également l’avantage de refléter les réalités des groupes à mesure qu’ils évoluent.
Jihad
[103] Le Oxford English Dictionary, 2e éd., donne la définition suivante de « jihad » : [traduction] « guerre sainte entreprise par des musulmans pour la propagation ou la défense de l’islam » ou [traduction] « campagne ou croisade pour une cause ». Les jihads ne sont pas tous des mouvements terroristes. Le jihad fait partie de l’islam; il repose sur le principe suivant lequel les musulmans ont le devoir de défendre leur foi. Le jihad est une lutte spirituelle. Ce type de jihad n’est pas préoccupant : il s’agit d’un combat spirituel intense mais pacifique. Le jihad associé à Al‑Qaïda et ben Laden, cependant, soulève de grandes inquiétudes. Il s’agit d’une guerre religieuse dirigée contre tous les gouvernements qui n’adhèrent pas aux valeurs islamiques, ce qui inclut les démocraties occidentales. Ce jihad est mené par la violence et cible souvent des civils innocents. Ce Jihad islamique, et le jihad mondial auquel aspire Al‑Qaïda et ben Laden, est lié au terrorisme et est la cause et l’inspiration d’attentats terroristes, planifiés ou commis.
Moudjahidin
[104] Le Oxford English Dictionary, 2e éd., définit les moudjahidines comme étant [traduction] « des combattants de la guérilla dans les pays islamiques, appuyant essentiellement le fondamentalisme musulman » et [traduction] « ceux qui prennent part au jihad ». À l’époque de l’invasion militaire soviétique en Afghanistan, les moudjahidines provenant de partout dans le monde islamique ont combattu ce qu’ils considéraient être une force opposée à l’islam en réponse à l’occupation étrangère d’un état islamique. La guerre était dirigée contre une puissance militaire d’occupation, l’Union soviétique. À la fin de la guerre, la plupart des moudjahidines sont rentrés chez eux, mais une partie de ceux-ci a choisi le Jihad islamique, le jihad mondial, tel que défini par Al‑Qaïda et ben Laden, dirigé contre les pays, les gouvernements et les civils perçus comme étant hostiles à l’islam. Certains de ces moudjahidines ont été impliqués dans des activités terroristes.
Extrémisme islamiste
[105] Le RPRRS définit l’extrémisme islamiste à la page 5, note en bas de page no 8, comme désignant :
[traduction] Des personnes qui, en vertu d’une interprétation extrême des principes de l’islam, choisissent de recourir à la violence grave afin de réaliser des objectifs idéologiques, religieux ou politiques.
[106] John a indiqué clairement que le SCRS ne considère pas que tous les extrémistes islamistes sont des terroristes. L’adhésion au terrorisme est caractérisée par l’emploi d’une violence grave. Le fait d’exprimer des idées extrêmes ne suffit pas en soi pour qu’un individu soit considéré comme un extrémiste islamiste. L’élément clé d’une telle détermination est la promotion de la violence pour parvenir aux fins religieuses souhaitées (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 3, p. 125) :
[traduction] […] on parle de personnes qui, en raison d’une interprétation extrême des principes de l’islam, décident de recourir à une violence grave. Il faut préciser que les sympathisants de certains idéaux ne sont pas tous des extrémistes. Cela dépend de — cela dépend d’une combinaison entre leur croyance dans une interprétation extrême des principes de l’islam et leur appui à l’emploi d’une violence grave. Si ces deux conditions sont réunies, nous pouvons dire qu’ils sont des extrémistes islamistes et donc des terroristes selon ces conditions.
[107] Après avoir entendu et examiné la preuve sur cette question et après avoir constaté qu’il n’y avait pas de désaccord important, la Cour retient la définition donnée par John. Les éléments clés ayant été définis et le droit applicable étudié, je procéderai maintenant à l’analyse de la preuve présentée dans la présente affaire.
Les conversations et les résumés d’entrevues avec le SCRS
[108] À l’appui du RPRS, les ministres ont déposé des résumés de conversations avec M. Harkat. Il n’a pas été indiqué précisément d’où proviennent les résumés. Cela était voulu. Les sources humaines de renseignement ne doivent pas pouvoir être identifiées. Ne pas préciser comment les renseignements ont été obtenus permet de protéger l’identité des sources. M. Harkat soutient que puisque les versions originales de ces résumés ont été détruites conformément aux politiques du SCRS de l’époque, la Cour ne devrait pas en tenir compte.
[109] M. Harkat nie avoir pris part à la majorité des conversations résumées par le SCRS (voir les conversations K5, K6, K7, K8, K9 et K12 et les observations écrites des avocats publics, annexe B). Il a témoigné qu’il avait peut‑être eu d’autres conversations (voir les conversations K1, K3, K4 et K13).
[110] Il rejette les commentaires formulés à son sujet par deux connaissances (concernant l’AJAI et l’argent provenant d’Arabie saoudite), mais la preuve indique que lorsqu’il a commencé à fréquenter les casinos, son mode de vie a changé (voir la conversation K10).
[111] Les conversations mettant en cause Wael (Triki) sont généralement acceptées avec certaines réserves (voir les conversations K1 et K2). M. Harkat a témoigné que, bien qu’il ne connaisse pas Shehre, il se peut qu’il ait eu une conversation avec lui (voir la conversation K4), mais il nie vigoureusement en avoir eu d’autres en février 1998 (voir la conversation K12). La conversation K4 porte sur l’emploi du pseudonyme Abu Muslim, qu’il explique avoir utilisé pendant qu’il travaillait pour la Ligue islamique mondiale [la LIM] au Pakistan.
[112] Après avoir examiné les résumés des conversations, M. Harkat conteste :
1) Qu’il a employé l’alias Abu Muslim ou Muslim. Ce n’est seulement dans la première procédure de certificat qu’il a admis l’emploi de cet alias.
2) Qu’il est lié à Khattab ou les membres de son groupe;
3) Qu’il connaît Al Dahhak;
4) Qu’il a rencontré Ahmed Said Khadr en mars 1997;
5) Qu’il est une connaissance d’Abu Zubaydah;
6) Qu’il connaît Al Shehre;
7) Qu’il a été impliqué dans le paiement des frais juridiques de Shehre et sa participation au paiement;
8) Qu’il s’est informé à propos de Al Dahhak et d’autres;
9) Qu’il a dépensé 30 000 $;
10) Qu’il a été en mesure d’obtenir de l’argent de Wazir;
11) Qu’il supportait l’AGAI, à titre de membre, sans toutefois qu’on n’exige de lui de grandes choses en raison de sa jambe;
12) Que l’argent qu’il recevait des gens avec qui il était en contact à l’étranger a été mal utilisée;
13) Le fait qu’il devait garder un « profil bas » puisqu’il devait obtenir le statut de résident permanent au Canada avant d’être « prêt »;
14) Le fait que son dossier d’immigration a commencé à devenir problématique après la visite d’Al Shehre au Canada;
15) Qu’il a demandé à Al Shehre de lui envoyer 1 500 $ pour acquitter les frais juridiques encourus par Al Shehre;
16) Le fait qu’il a demandé à Al Shehre de demander de l’argent au « groupe » s’il n’était pas en mesure de payer.
[113] N’importe lequel de ces points, s’il était admis en tout ou en partie par M. Harkat, ou expliqué dans son contexte, permettrait de mieux juger du caractère raisonnable du certificat. Tous ces éléments sont liés d’une manière ou d’une autre aux allégations qui pèsent contre M. Harkat.
[114] M. Harkat ne conteste pas les résumés de conversations avec sa famille ayant eu lieu en mai et juin 2001. Je signale que, contrairement aux autres résumés de conversations, il accepte leur contenu sans aucune réserve. Ceci ne peut que démontrer que les sommaires de conversations produits par le SCRS sont plus fiables que pas.
[115] John a été contre‑interrogé au sujet des résumés de conversations (voir la transcription des débats judiciaires, 4 novembre 2008). Le témoin a reconnu que des erreurs peuvent survenir, mais le SCRS a utilisé différentes méthodes pour qu’il y en ait le moins possible. Des éléments de preuve confidentiels ont également été communiqués au cours des audiences à huis clos sur cette question (voir également la note en bas de page no 6)
[116] Ces résumés de conversations se rapportent à des conversations qui ont eu lieu. Les originaux auraient permis une meilleure compréhension. La Cour a examiné les éléments de preuve produits lors des audiences publiques et à huis clos au sujet des politiques et procédures suivies par le SCRS pour préparer les résumés tirés des documents originaux. John a témoigné à cet égard (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 1, p. 160 et 161) :
[traduction]
Q. En général, ils ne transcrivent pas mot à mot ce qui s’est dit lors de ces appels, n’est‑ce pas?
R. Ça fait longtemps que je ne leur ai pas vraiment parlé. Je pense qu’il y a différentes techniques. Certains peuvent le faire. Dans certains cas, ils vont le faire s’il y a une raison particulière, mais en général ils font un rapport sommaire, un résumé de l’appel.
Q. Parce qu’il ne s’agit pas de recueillir des éléments en vue de les soumettre en preuve; ce n’est pas pour qu’un avocat puisse en contester tous les mots. C’est généralement pour des conseils ou pour prévoir des tendances ou des choses comme ça.
R. Il s’agit de présenter les éléments clés des conversations qui sont pertinents pour l’enquête de sorte que nous puissions poursuivre, mais vous avez raison, ça n’est généralement pas pour établir la preuve.
Q. Donc la personne qui écoute aura pour instruction de prêter attention à certains noms ou à certains mots. Ça serait une technique; si vous entendez ce nom ou si vous entendez cette personne, notez‑le, mais on n’a pas vraiment besoin d’entendre parler de tout ce qui peut se passer d’autre?
R. C’est exact. Ils écoutent chacune des conversations, mais seules les conversations ou les parties de conversations qu’ils estiment pertinentes font l’objet d’un rapport.
[117] La Cour est appelée à se prononcer sur la véracité du contenu résumé en fonction d’un certain nombre de facteurs, tels que : la cohérence du récit, la cohérence des renseignements résumés eu égard à l’ensemble du récit, les faits qui ressortent des conversations et le lien, s’il en est, qu’il a avec des personnes clés, en plus de la preuve corroborative. La Cour conclut que les résumés ont été faits en conformité avec les politiques et procédures du SCRS. Ces résumés exposent, en substance, les faits pertinents, et M. Harkat a eu l’occasion de les contester. Dans l’ensemble, soit il a nié que certaines des conversations ont eu lieu, soit il a contesté leur teneur, telle que rapportée. Considérant le démenti et compte tenu de la preuve produite lors des audiences publiques et à huis clos, la seule conclusion qui puisse être tirée est que M. Harkat n’a pas dit la vérité à la Cour sur ces questions. La Cour ne pourrait retenir les dénégations ou les explications simplistes de M. Harkat que si ces éléments de preuve étaient des faux faits par les ministres afin d’étayer leurs allégations. Il n’y a absolument aucune preuve en ce sens. Conséquemment, j’attribue une force probante à ces sommaires, que j’ai trouvé fiable. La réalité entourant la vie de M. Harkat à cette époque doit triompher et les sommaires reflètent cette réalité.
[118] S’agissant du RPRS, les ministres ont également produit des résumés d’entrevues avec M. Harkat qu’ont menées les agents du renseignement entre mai 1997 et septembre 2001. Je suis également d’avis que ces résumés sont fiables. Aucune transcription des entrevues n’est disponible et les notes manuscrites des agents du renseignement ont été détruites conformément aux politiques et procédures du SCRS en vigueur à l’époque. M. Harkat conteste une partie de leur contenu au motif que les rapports ne sont pas précis. Un interprète était présent lors de certaines des entrevues. Mon examen de l’ensemble de la preuve (produite lors des audiences publiques et à huis clos) montre que certains des faits qui ressortent de ces entrevues peuvent être rattachés à la vie de M. Harkat et peuvent être corroborés. Sa version des événements de l’époque est en grande partie reproduite dans ces résumés. Il peut y avoir certaines incohérences, mais comme elles sont rares, je les ai utilisées et appréciées chaque fois qu’il convenait de le faire.
[119] Mon examen de l’ensemble de la preuve (produite lors des audiences publiques et à huis clos) me permet d’affirmer que tout au long des six entrevues et de son témoignage sous serment le plus récent, M. Harkat a été incohérent en ce qui concerne sa vie. Certaines des versions les plus anciennes ont été contredites par des témoignages subséquents. Cependant, plus son témoignage suit de près un événement, plus ses souvenirs devraient être clairs. Par exemple, son témoignage devant la Cour en 2010 contredit la preuve documentaire qu’il a lui-même produite en 1996, quant au moment où il est devenu membre du FIS [Front islamique du salut]. Comme il sera vu dans les motifs de cette décision, la Cour a l’impression qu’il a modifié son témoignage à sa convenance. Cela ne peut que nuire à sa crédibilité.
Démarche suivie par la Cour pour rendre sa décision
[120] Les allégations que formulent les ministres à l’encontre de M. Harkat sont soutenues par les éléments de preuve fournis à la Cour, dont le témoignage de John et, dans une certaine mesure, celui de M. Rudner. Une preuve confidentielle a également été présentée et des témoins ont été contre‑interrogés par les avocats spéciaux. Cette preuve doit être située dans le contexte du propre témoignage de M. Harkat et de la preuve d’expert qu’il a présentée. Comme nous le verrons plus loin, les ministres ont démontré le bien-fondé de la plupart des allégations faites contre M. Harkat.
[121] Pour comprendre et apprécier le témoignage de M. Harkat, il faut l’examiner en détail. Bien que des éléments précis puissent ne pas être déterminants en soi, ce témoignage, considéré globalement, peut permettre à la Cour de tirer des conclusions appropriées. D’aucuns pourront prétendre que l’approche de la Cour est trop limitée. Je rejette cette vue. C’est par l’examen minutieux d’un récit qu’il est possible d’en apprécier la véracité. Il faut étudier les faits en détail pour vérifier le fondement du récit. Cette approche détaillée aidera à discerner la réalité de l’ensemble du récit, tel que raconté par M. Harkat.
[122] Dans les paragraphes qui suivent, la preuve des ministres et celle de M. Harkat seront appréciées selon la prépondérance des probabilités.
Appartenance au Front islamique du salut (FIS)
[123] À l’été de 1989, à l’âge de 21 ans, M. Harkat étudiait avec des amis en vue de passer ses examens nationaux de l’école secondaire. Il devait réussir ces examens pour être accepté dans une université algérienne.
[124] Un enseignant du nom d’Abdulkader, membre actif du FIS, leur donnait des cours privés en vue des examens nationaux. Ils étudiaient d’habitude à la maison du père de M. Harkat, dans la ville de Zamlet Al-Amir Abdelkader (Zamlet). Le père de M. Harkat avait une résidence familiale dans la zone rurale nommée Zarch et une maison à la ville, à environ 10 km l’une de l’autre.
[125] M. Harkat a réussi ses examens nationaux et a été accepté au département de génie électronique à l’Université d’Oran (Wahran en arabe). Il s’est inscrit comme étudiant à la fin d’août 1989 et il a habité dans une résidence d’étudiants pendant qu’il y était.
[126] Ses activités au sein du FIS (parti légalisé officiellement le 1er mars 1989) pourraient expliquer pourquoi il a quitté l’Algérie si rapidement. M. Harkat prétend que la police le recherchait parce qu’il avait permis à son enseignant Abdulkader d’utiliser la maison de son père à Zamlet au bénéfice du FIS. Tel que discuté ci-bas, il existe une certaine incertitude quant aux circonstances entourant sa décision de laisser le FIS se servir de la maison de son père.
[127] Par conséquent, il s’est caché, a retenu les services d’une agence de voyage et a quitté l’Algérie en avril 1990 pour l’Arabie saoudite, où il prévoyait étudier ou travailler.
[128] M. Harkat dit qu’il ne s’intéressait pas à la politique internationale, nationale ou locale, sauf pour ce qui concerne son rôle au sein du FIS. Il ne lisait pas les journaux ni ne regardait la télévision. Il écoutait de la musique à la radio et rien de plus. Il n’était pas au courant de l’invasion russe de l’Afghanistan ou de l’existence des moudjahidines. Le professeur Williams a trouvé le manque d’intérêt dans ces affaires incroyable (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 22, p. 139) :
[traduction]
Q. Je présume, compte tenu de vos réponses, que vous trouvez un peu difficile de croire que quelqu’un qui grandit dans un pays d’Afrique du Nord ou du Moyen‑Orient, étudie à l’université et fréquente les mosquées, ignore complètement pendant 10 ans ce qui ce passe là‑bas, n’entend jamais rien à ce sujet?
R. Qu’il n’ait jamais entendu parler de l’Afghanistan?
Q. Oui, de ce qui se passait en Afghanistan.
R. Oui, c’est exact.
[129] M. Harkat a déclaré que le conflit afghan n’était pas un sujet de discussion parmi les étudiants universitaires. Toutefois, le professeur Joffé est d’avis que les campus universitaires étaient des cibles pour le FIS, des endroits de recrutement de nouveaux membres et un milieu propice à l’activisme politique [traduction] « intense » (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 24, p. 121 à 123).
[130] M. Harkat affirme qu’il a commencé à s’intéresser au programme du FIS par l’entremise de son enseignant Abdulkader. Toutefois, il déclare dans son formulaire de renseignements personnels (FRP) avoir entendu parler du FIS à la télévision (voir pièce M5, table de référence, vol. 1, onglet 2). En contre‑interrogatoire, il a informé la Cour qu’il ignorait l’importance de l’islam dans le programme du FIS. Pour lui, le nom du FIS, à savoir le « Front islamique du salut », n’indiquait pas un objectif lié à l’islamisme, parce qu’il interprétait le terme « salut » au sens de « sauvetage », c’est‑à‑dire « sauver le pays ». Il n’avait pas été informé de l’objectif du FIS de former un gouvernement islamique. Pour lui, le FIS était un mouvement social et économique. Selon le témoignage du professeur Joffé, le FIS avait un programme islamique explicite et non dissimulé. Selon lui, une personne militant au sein du FIS n’aurait eu aucun doute au sujet de son programme islamique (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 24, p. 78) :
[traduction]
Q. La première phrase complète énonce ce qui suit : « Le FIS, toutefois, avait un programme explicite qu’il n’a jamais essayé de dissimuler.
R. C’est exact.
Q. Donc, une personne qui participait aux activités du FIS n’aurait pas eu de doute quant à son programme islamique, n’est‑ce pas?
R. Non.
[131] M. Harkat a témoigné qu’il savait que le FIS protestait contre le gouvernement dans la capitale. Il aimait ses politiques et il est devenu membre du parti parce qu’il se sentait [traduction] « rassuré à son égard et à l’égard de ses objectifs » (voir RPRRS, pièce M7, annexe I; entrevues de Mohamed Harkat avec le SCRS, octobre 1997, p. 9).
[132] M. Harkat serait devenu membre du FIS au cours de l’année 1989. Toutefois, ses déclarations et ses témoignages sont contradictoires quant au moment précis de son adhésion. Il est censé être devenu membre de ce parti lorsque son enseignant Abdulkader l’a informé du contenu de son programme; cela contredit son témoignage.
[133] Dans les cinq résumés des entrevues de M. Harkat avec le SCRS, rien n’indique que Abdulkader ait influencé sa décision de joindre les rangs du FIS. On trouve des références à l’enseignant dans l’entrevue de juin 1998 relativement à la maison prêtée pour les activités du FIS et à l’arrestation, mais non concernant l’influence qu’il a pu exercer sur M. Harkat pour qu’il devienne membre de ce parti.
[134] Dans son FRP de 1995 (voir la pièce M5, table de référence, vol. 1, onglet 2), M. Harkat affirme avoir connu le FIS par la télévision. Or il a témoigné dans la présente instance qu’il ne regardait jamais la télévision (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 13, p. 2).
[135] Dans les résumés des entrevues, il mentionne qu’il est devenu membre du FIS parce qu’il aimait ses objectifs et son programme (voir la pièce M7, annexe I; les entrevues avec le SCRS d’octobre 1997, p. 9; et juin 1998, p. 25).
[136] Dans son plus récent témoignage, il déclare être devenu membre du FIS au cours de l’été de 1989. Il se préparait alors pour les examens nationaux avec l’aide de son professeur, avant de partir à l’université. Dans son FRP signé en 1995, il a déclaré avoir joint les rangs du FIS à la fin de 1989. Dans son témoignage devant la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (CISR) en 1997, il a dit avoir adhéré au parti à la fin 1989. Dans le résumé de l’entrevue avec le SCRS de mai 1997, il situait ce moment [traduction] « peu avant 1990 » (voir la pièce M7, annexe I, mai 1997, p. 3 et 5). D’après le résumé de l’entrevue avec le SCRS de juin 1998, il aurait répondu [traduction] « peut‑être en octobre », puis [traduction] « en octobre 1989 parce qu’il aimait ses idées » (voir la pièce M7, annexe I, juin 1998, p. 21 et 25). Ses déclarations antérieures semblent indiquer qu’il s’est joint au FIS lorsqu’il étudiait à l’université. Tel qu’indiqué, il a témoigné récemment qu’il s’agissait de l’été de 1989.
[137] Les ministres soutiennent que les différentes déclarations sont révélatrices parce que, si M. Harkat est réellement devenu membre du FIS lorsqu’il étudiait à l’université, cela irait à l’encontre de son affirmation relative à ce qui l’a amené à quitter l’Algérie. S’il n’était pas membre du FIS avant de quitter pour l’université, alors son explication du fait que la police le recherchait dans sa ville natale de Zamlet n’est pas sensée; il n’aurait pas prêté la maison à son professeur pour l’usage du FIS dans l’été de 1989 s’il n’était pas membre du FIS. Ces contradictions amoindrissent la crédibilité des explications de M. Harkat sur les motifs de son départ abrupte d’Algérie.
[138] Cet élément n’est pas déterminant en soi du caractère raisonnable du certificat puisque le FIS n’a jamais été considéré comme une organisation terroriste, et l’appartenance au FIS n’emporterait pas nécessairement interdiction de territoire au Canada (voir également la note en bas de page no 7). Toutefois, la date à laquelle M. Harkat a joint le FIS doit être placée dans le contexte global. Cette date a une incidence sur les raisons pour lesquelles il a quitté l’Algérie.
[139] De plus, les ministres allèguent que la connaissance limitée qu’il allègue avoir eue au sujet des politiques du FIS (qui exclut l’élément islamique) est aussi instructive. M. Harkat est un homme instruit et informé. Il est surprenant qu’il ne soit pas au courant du programme islamique du FIS. Comme le soutiennent les ministres, cela donne l’impression qu’il cherche à se distancier de tout ce qui pourrait indiquer une affiliation avec l’extrémisme islamique. Sur ce point, j’accepte la preuve du professeur Joffé à l’effet qu’il est improbable qu’un étudiant membre du FIS serait ignorant des politiques et de la plateforme du groupe. Encore une fois, ceci ne peut qu’amoindrir la crédibilité du témoignage de M. Harkat quant aux raisons de son départ d’Algérie.
[140] La Cour estime aussi ambiguë l’affirmation voulant que l’enseignant, Abdulkader, ait demandé à M. Harkat la permission d’utiliser la maison de son père. Selon son témoignage récent, on lui a demandé de prêter la maison de son père pour des réunions du FIS après qu’il eut réussi l’examen national (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 11, p. 29). Cette demande aurait été donc formulée à la fin de l’été de 1989.
[141] Dans son entrevue de juin 1998 avec des agents du SCRS, M. Harkat a informé ceux‑ci que tout ce qu’il avait fait pour le FIS c’était de prêter la maison pour leur permettre de recruter de nouveaux membres et de distribuer de l’information. La demande de la part du FIS a été faite par M. Omar Alayn Abdulkader (voir les entrevues avec le SCRS, p. 21 et 25). Dans l’entrevue de mai 1997 avec des agents du renseignement, M. Harkat a expliqué qu’à titre de membre du FIS, il a fourni de l’aide en « leur » offrant sa maison à Zamlet en cadeau et en « leur » permettant de l’utiliser comme bureau (voir les entrevues avec le SCRS, p. 3). Le rôle de son enseignant n’y était pas mentionné. Dans l’entrevue suivante, en octobre 1997, il a déclaré « leur » avoir offert sa maison et encore là il n’est pas fait mention du rôle joué par son enseignant relativement à cette demande (voir les entrevues avec le SCRS, p. 9). Dans l’entrevue de juin 1998, M. Harkat dit que l’enseignant a demandé la maison à l’époque où il étudiait à l’université (voir les entrevues avec le SCRS, p. 21).
[142] En conclusion, la preuve produite en l’espèce montre que le récit de M. Harkat concernant son appartenance au FIS, sa connaissance, ou l’absence de celle-ci, quant à l’élément islamique du FIS et la date à laquelle on lui a demandé d’utiliser la maison de son père est imprécis et incohérent, voire parfois contradictoire. Il est important d’établir le motif pour lequel il serait devenu une personne d’intérêt pour les autorités, ce qui l’a amené à se cacher et à quitter l’Algérie pour l’Arabie saoudite. Ceci mine la crédibilité de sa version des évènements ayant mené à sa décision de se cacher et de fuir l’Algérie le 2 avril 1990.
Le GIA
[143] Les ministres allèguent que M. Harkat a affirmé avoir accordé son soutien au GIA lorsque ce groupe s’est séparé du FIS. M. Harkat nie avoir une telle loyauté au GIA. Le GIA est un groupe islamique dissident du FIS qui se livrait à des attaques fréquentes contre des civils et des fonctionnaires gouvernementaux. Selon le Service, en décidant de se mettre du côté du GIA, M. Harkat a montré qu’il soutenait la violence terroriste. La preuve liant M. Harkat au GIA est insuffisante. Ainsi, sur une balance de probabilités, je conclus qu’il n’était pas affilié avec le GIA (voir également la note en bas de page no 8).
L’AJAI
[144] Selon un article écrit par André Noël dans le journal La Presse, Adnani (pseudonyme associé à M. Harkat, selon les ministres) était membre de l’organisation terroriste égyptienne Al-Jama’a al-islamiya (AJAI) (voir la pièce M7, onglet 6, et le résumé des conversations à cet égard figurant à la pièce M7, conversation K10). L’AJAI a organisé l’attentat terroriste contre le World Trade Center en 1993. M. Harkat a également contesté cet article puisqu’il semble que l’auteur faisait référence à une autre personne. Cet article non-corroboré ne devrait pas être considéré comme probant. Toutefois, le lien entre M. Harkat et l’AJAI est détaillé dans certains des sommaires de conversation (voir la conversation K10). Des éléments de preuve confidentiels établissent l’existence d’un lien entre M. Harkat et l’AJAI, corroborant ainsi le sommaire public de la conversation. Ces éléments ont été examinés par toutes les parties ayant participé à l’audience à huis clos. Les sources des renseignements liant M. Harkat à l’AJAI sont crédibles. Par conséquent, en raison du sommaire public de la conversation et la preuve confidentielle sur laquelle ce sommaire s’appuie qui lie M. Harkat à Adnani, je conclus sur une balance de probabilités que M. Harkat avait des liens avec l’AJAI (voir également la note en bas de page no 9).
La question du passeport
[145] Les ministres font valoir que l’obtention d’un passeport à l’automne 1988 témoigne de l’intérêt de M. Harkat pour les déplacements à l’extérieur de l’Algérie. Ils soutiennent également que son explication concernant la raison pour laquelle il a obtenu un passeport à l’époque ainsi que son rôle au sein du Front islamique du salut n’est pas crédible.
[146] M. Harkat avait 20 ans et il était encore à l’école secondaire lorsqu’il a demandé un passeport algérien. À cette époque, il ne projetait pas de voyager à l’étranger. Il affirme qu’il avait besoin d’un passeport pour se déplacer d’une ville à l’autre et pour s’enregistrer à l’hôtel, et qu’il ne s’en servait qu’aux fins d’identification à l’intérieur de l’Algérie. Le passeport a été délivré le 29 octobre 1988, au début de l’année scolaire.
[147] Selon son témoignage, M. Harkat ne regardait pas la télévision ni ne lisait les journaux à l’époque. Ses enseignants ne parlaient pas de l’invasion militaire soviétique en Afghanistan. Il a déclaré qu’il n’était pas au courant de la présence des moudjahidines en Afghanistan ni du fait que des jeunes Algériens étaient allés là‑bas joindre leurs rangs. C’est alors qu’il a commencé à s’intéresser au mouvement du FIS.
[148] Il dit que, lorsqu’il fréquentait l’Université d’Oran, il ne pouvait pas regarder la télévision parce qu’il n’y en avait pas. Il écoutait toutefois la radio, mais seulement de la musique. Sur le campus de l’université, personne ne parlait de l’Afghanistan ou de la guerre. Les étudiants ne s’intéressaient qu’à la situation en Algérie.
[149] Ce n’est que lorsqu’il est allé en Arabie saoudite, en avril 1990, qu’il a appris ce qui se passait en Afghanistan (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 12, p. 171).
[150] Le professeur Joffé a fait des observations sur le climat qui régnait en Algérie à la fin des années 1980. En octobre 1988, de graves émeutes ont éclaté dans tout le pays. En conséquence, la présidence a mis en œuvre des changements politiques majeurs. Entre la fin de 1988 et 1992, le mouvement islamiste a évolué à la faveur d’une période de libéralisation (voir professeur Joffé, « Report — Mohamed Harkat », pièce H10, onglet J2, p. 538 et 539) :
[traduction] Il faut donc envisager la situation présente en Algérie dans le contexte de l’évolution de ce mouvement depuis 1988. Pendant le bref intervalle entre l’effondrement de l’ancien système politique à parti unique en 1988 et le coup d’État de 1992 appuyé par l’armée, l’Algérie a connu, au moins du point de vue de la population, une libéralisation authentique.
La diversité politique a fleuri, la presse jouissait d’une liberté pratiquement sans entrave et la vie publique s’est épanouie avec l’élimination de la plupart des anciennes restrictions à l’égard de la moralité publique. En même temps a grandi l’opposition publique à la diversité politique, notamment au sein des groupes plus anciens et des sympathisants des mouvements politiques islamiques embryonnaires. Avant les émeutes de 1988, le mouvement islamiste — mouvement des musulmans cherchant à imposer l’islam comme idéologie régissant l’organisation politique de l’État — agissait dans une clandestinité effective, comme nous le verrons plus loin, même si le gouvernement du président Bendjedid s’en servait à l’occasion pour contrer d’autres courants politiques que le régime considérait comme gênants.
[151] Dans un rapport subséquent, le professeur Joffé revient sur sa déclaration antérieure et explique que les membres de mouvements islamistes comme le FIS étaient harcelés et arrêtés par les forces de sécurité algériennes (voir la pièce H28). Toutefois, le climat s’était effectivement amélioré et l’Algérie a connu alors une ère plus libérale.
[152] John P. Entelis, l’expert de M. Harkat, et M. Rudner, témoin expert des ministres, ont tous deux reconnu que l’Algérie avait alors connu une période de libéralisation de politique. Dans son rapport, le professeur Entelis affirme que [traduction] « [l’]une des conséquences immédiates des événements d’octobre 1988 a été la libéralisation de la vie politique comme l’atteste la constitution modifiée de 1989 qui instituait un système multipartite et des élections compétitives » (voir la pièce H10‑2). Au cours de son témoignage, M. Rudner a fait les observations suivantes (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 7, p. 159) :
[traduction] Ce fut certainement la constitution la plus ouverte, pluraliste et démocratique de l’histoire de l’Algérie, et elle était authentique, en ce sens que les partis concurrents étaient légitimes. Ils étaient légaux. Les partis ont participé effectivement aux élections, ils ont mobilisé l’appui du public, et ont été libres de faire campagne. Non seulement ont‑ils été libres de faire campagne, mais ils ont fait effectivement campagne, et, qui plus est, ils ont remporté les élections, signe ultime que les parties avaient la latitude et la liberté d’être en lice.
[153] Toutefois, M. Rudner et les deux experts de M. Harkat ne s’entendent pas sur la question de savoir si, pendant cette période, les membres du FIS faisaient l’objet d’intimidation et s’ils étaient arrêtés par les autorités. M. Rudner n’a pas signalé de telles activités (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 7, p. 163).
[154] La preuve indique également qu’à l’époque où il affirme avoir été recherché par la police, en avril 1990, M. Harkat pouvait se déplacer en autobus sans problème, entre l’Université d’Oran et l’aéroport d’Alger. Il mentionne avoir confié son passeport à une agence de voyage qui a fait tous les arrangements nécessaires (comme le visa, les frais de voyage, le billet d’avion) pour qu’il puisse se rendre en Arabie saoudite. L’agence lui a remis son passeport à l’aéroport. Il a passé la douane et a quitté le pays sans aucune intervention du gouvernement algérien ou de la police.
[155] M. Harkat dit n’avoir eu aucun problème en quittant l’Algérie parce que la police le cherchait dans sa ville natale, et non dans le reste du pays (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 13, p. 75). Cela contredit le fait que lorsqu’il a appris que la police le recherchait dans sa ville natale, M. Harkat est allé se cacher à l’Université d’Oran, située à plus de 400 km de Zamlet.
[156] La Cour souligne également que, bien qu’il ait expliqué qu’il avait besoin d’un passeport comme pièce d’identité, M. Harkat s’est peu déplacé à l’intérieur de l’Algérie de 1988 en avril 1990. La preuve démontre qu’il a quitté Zamlet pour Tiaret pour fréquenter l’école secondaire et pour Oran pour fréquenter l’université. Il s’est également rendu à l’aéroport d’Alger lorsqu’il a quitté le pays pour l’Arabie saoudite, et ce, sans passeport. Par conséquent, il ne s’est déplacé à l’intérieur de l’Algérie que pour ses études.
[157] De 1988 à 1992, malgré des frictions constantes entre l’opposition et les autorités gouvernementales, l’Algérie a connu des changements politiques majeurs. Par exemple, lors des élections municipales de juin 1990, le FIS a obtenu 55 p. 100 des voix, et a ainsi pris le contrôle de 856 des 1 541 conseils municipaux de l’Algérie et de 31 des 48 assemblées provinciales — un changement démocratique majeur (voir la pièce H10, onglet J2, p. 548).
[158] À la même époque, l’invasion militaire soviétique en Afghanistan qui avait commencé à la fin des années 70 tirait à sa fin, au fur et à mesure que les moudjahidines afghans prenaient le dessus et forçaient les forces russes à battre en retraite. L’automne 1988 a marqué un bouleversement dans le mouvement islamiste en Algérie et en Afghanistan.
[159] Selon son témoignage, M. Harkat ne s’intéressait pas à ces mouvements politiques, mais il a senti le besoin d’obtenir un passeport pour se rendre d’une ville à l’autre à l’intérieur de l’Algérie et s’enregistrer à l’hôtel. L’explication de M. Harkat concernant la raison pour laquelle il a obtenu un passeport en octobre 1988 alors qu’il fréquentait encore l’école secondaire, ne donne pas une impression de véracité. Bien que non-déterminant en soi pour la détermination du caractère raisonnable du certificat de sécurité, ceci doit être considéré.
Les raisons pour lesquelles M. Harkat a quitté l’Algérie pour l’Arabie saoudite
[160] M. Harkat a quitté Zamlet au début de l’automne de 1989 pour aller étudier à l’Université d’Oran, à plus de 400 km de là. Il a habité dans une résidence d’étudiants sur le campus. Selon son témoignage, il a prêté la maison de son père à son enseignant à l’été 1989, pour les activités du FIS.
[161] Comme vu précédemment, les trois experts ayant témoigné à propos de l’atmosphère en Algérie vers la fin des années 1980 ont argué que l’époque en était une d’ouverture démocratique. Des partis politiques se sont formés. Le FIS a été légalisé en mars 1989.
[162] En mars 1990, l’oncle de M. Harkat l’a appelé pour lui dire que la maison en ville de son père avait été fermée et que la police arrêtait les membres du FIS. Il lui a dit également que la police le recherchait car il avait donné accès à la maison à des membres du FIS. Suite à cette conversation, M. Harkat s’est caché pendant quatre à six semaines et a quitté l’Algérie en avril 1990.
[163] Son témoignage sur les circonstances ayant mené à sa décision de se cacher est quelque peu confus et contradictoire.
[164] Dans la déclaration qu’il a faite à l’appui de sa demande d’asile une semaine après son arrivée au Canada, M. Harkat a expliqué que [traduction] « la gendarmerie (la police) voulait [le] voir (en 1989), mais [il a] décidé de ne pas y aller » et il s’est donc « enfui » en Arabie saoudite. Dans son plus récent témoignage, il dit que son oncle l’a appelé en mars 1990 pour lui dire que la police le recherchait. Il a eu tellement peur qu’il a senti qu’il devait se cacher. Son oncle lui aurait dit de disparaître, parce que la police avait arrêté tout le monde, [traduction] « comme dans un cauchemar » (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 11, p. 36). Plus important encore, il semble que l’appel téléphonique ait été effectué en mars 1990, mais M. Harkat se serait toutefois enfui à la fin de 1989 en Arabie saoudite, où il voulait étudier. En contre‑interrogatoire, M. Harkat a dit qu’il ne « s’en souvenait » pas (voir la pièce M5, table de référence, vol. 1, onglet 2; la transcription des débats judiciaires de la CISR, onglet 1, p. 29; et la transcription des débats judiciaires, vol. 14, p. 83 et 84).
[165] Dans son FRP de décembre 1995, M. Harkat fait référence à l’appel de son oncle en mars 1990, par lequel celui‑ci lui fait part des arrestations et l’avertit de ne pas rentrer chez lui puisqu’il est recherché par les forces de sécurité du gouvernement. Il affirme qu’il s’est donc caché immédiatement, il a quitté l’université et la résidence d’étudiants et s’est installé chez un ami pendant six semaines. En avril 1990, il a quitté le pays pour l’Arabie saoudite puis pour le Pakistan. Il n’indique pas dans son FRP qu’il avait l’intention d’aller en Arabie saoudite pour y faire des études.
[166] Dans sa première entrevue avec les agents du SCRS, en mai 1997, il a déclaré avoir quitté l’Algérie en avril 1990 [traduction] « lorsque la situation entre le gouvernement et le FIS a commencé à se détériorer » (voir la pièce M5, annexe I, mai 1997, p. 4). Cependant, aux élections municipales en juin 1990, le FIS a remporté « une victoire écrasante », recueillant 55 p. 100 des voix et obtenant le contrôle de la majorité des conseils municipaux et des assemblées provinciales, même si certains de ses membres faisaient l’objet [traduction] « d’intimidation perturbant les activités du mouvement, […] la population algérienne avait manifesté son appui en affluant dans les mosquées bien connues du FIS » (voir professeur Joffé, « Statement — Mohamed Harkat », pièce H28, au paragraphe 7). Dans une autre entrevue, M. Harkat a affirmé que [traduction] « le gouvernement a fermé la maison (à Zamlet) en mars 1990 et a commencé à rechercher tout le monde parce qu’il voulait détruire le parti politique » (voir la pièce M5, annexe I, juin 1998, p. 21).
[167] Dans une autre entrevue avec les représentants du SCRS en octobre 1997, M. Harkat a déclaré avoir quitté l’Algérie en avril 1990 parce qu’il [traduction] « croyait qu’il était recherché par les autorités algériennes » et « avant que le gouvernement n’interdise le FIS » (voir les entrevues avec le SCRS, p. 9). Le FIS a été interdit deux ans plus tard, en mars 1992 (voir le RPRRS, pièce M7, annexe B).
[168] Dans une autre entrevue huit mois plus tard, il a fait ainsi référence aux propos de son oncle [traduction] « le gouvernement voulait m’attraper » (voir les entrevues avec le SCRS de juin 1998, p. 22). Dans la même entrevue, il dit que c’est son père qui l’a appelé et non son oncle pour lui dire qu’il [traduction] « était recherché par le gouvernement » (voir les entrevues avec le SCRS de juin 1998, p. 29). Il aurait quitté le pays à la fin d’avril 1990. Toutefois, la preuve démontre que son père n’avait pas le téléphone (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 11, p. 6).
[169] Dans son dernier témoignage, M. Harkat a expliqué que son père, le propriétaire de la maison prêtée au FIS, et sa famille n’ont pas été arrêtés ou maltraités par les autorités. De manière peu vraisemblable, il n’a jamais rappelé son oncle pour s’informer de sa situation familiale, parce qu’il ne connaissait pas l’indicatif pour téléphoner en Algérie à partir du Pakistan (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 13, p. 167).
[170] Dans l’entrevue de juin 1998 avec les représentants du SCRS, M. Harkat a dit qu’il est allé à l’ambassade d’Arabie saoudite pour obtenir un visa pour un pèlerinage religieux (voir les entrevues avec le SCRS, p. 22 et 23). Dans son témoignage récent, il affirme qu’il a confié son passeport à l’agence de voyage et que les représentants de l’agence l’ont rencontré à l’aéroport d’Alger pour lui remettre les documents nécessaires au voyage, dont un visa pour se rendre en Arabie saoudite. Il a été en mesure de se rendre d’Oran à Alger sans passeport et n’a pas eu de problèmes avec les autorités. Ceci n’est pas cohérent avec la preuve selon laquelle il s’est caché chez son ami rencontré à l’université, car il était recherché par la police, ainsi qu’avec la preuve à l’effet qu’il avait besoin d’un passeport pour voyager à l’intérieur de l’Algérie.
[171] Encore une fois, la Cour estime que les différentes déclarations de M. Harkat sur sa décision de quitter l’Algérie contiennent des incohérences et des contradictions.
Le but du voyage en Arabie saoudite
[172] La preuve relative à la raison pour laquelle M. Harkat a décidé de se rendre en Arabie saoudite est également contradictoire. Dans la déclaration faite après son arrivée au Canada, en octobre 1995, il a dit qu’il voulait étudier en Arabie saoudite et qu’il a eu la possibilité de le faire, mais qu’il s’est rendu plutôt au Pakistan pour travailler. Plus loin, M. Harkat indique qu’il [traduction] « a quitté l’Algérie à la fin de 1989 […] pour aller au Pakistan » (voir la pièce M22, p. 6). Dans son FRP de décembre 1995, il n’a pas indiqué qu’il s’est rendu en Arabie saoudite pour étudier. Cela donne à penser qu’il a obtenu le visa temporaire de pèlerin de l’Umrah en vue de se rendre au Pakistan.
[173] Dans le résumé de son entrevue de mai 1997 avec le SCRS, les sommaires indiquent que M. Harkat a déclaré qu’il [traduction] « est allé en Arabie saoudite parce qu’il était facile d’obtenir un visa » et qu’il « s’est servi du pèlerinage à La Mecque pour obtenir le visa saoudien » (voir l’entrevue avec le SCRS de mai 1997, p. 4). Plus tard, il a dit aux agents du renseignement qu’il a essayé d’obtenir la résidence saoudienne, mais que cela n’a pas été possible (voir les entrevues avec le SCRS d’octobre 1997, p. 19). L’année suivante, M. Harkat a ajouté qu’il était difficile de rester en Arabie saoudite et qu’il a commencé à chercher un emploi, mais sans succès. Ensuite, à la suggestion de certaines personnes, il s’est informé de la possibilité de travailler pour la Ligue islamique mondiale, au Pakistan (voir les entrevues avec le SCRS de juin 1998, p. 23 et 30). En contre‑interrogatoire, les avocats des ministres ont évoqué son témoignage rendu lors de la première procédure de certificat où M. Harkat y affirme qu’il a commencé à se chercher un emploi en Arabie saoudite (voir la pièce M5, table de référence, vol. 1, onglet 7, p. 66).
[174] Dans son témoignage récent, M. Harkat a déclaré qu’il n’avait pas dit à l’agence de voyage qu’il voulait étudier en Arabie saoudite et que l’agence ne l’a pas informé que son visa n’était valide que 15 jours. Il n’a pas informé l’agence de son intention d’étudier en Arabie saoudite parce que cela ne les concernait pas (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 13, p. 73 à 75) :
[traduction]
Q. Vous avez parlé de l’agence de voyage. Avez‑vous informé l’agence ou l’un de ses représentants de votre projet d’étudier en Arabie saoudite?
R. Non.
Q. Pourquoi pas?
R. Parce que cela ne les concernait pas — vous savez, l’agence voulait simplement faire de l’argent et exercer ses activités, essayer d’obtenir pour le client un visa et un billet.
Q. Avez‑vous contacté quelqu’un pour lui dire « Si je veux étudier en Arabie saoudite, quel est le meilleur visa à obtenir »?
R. Non, je n’ai pas posé cette question.
Q. Vraiment?
R. Non.
Q. D’accord. L’agent de voyage vous a‑t‑il dit que le visa pour l’Umrah ne vous permettrait pas de rester en Arabie saoudite plus de deux semaines?
R. Je l’ai appris une fois arrivé en Arabie saoudite.
Q. Ce qui me porte à croire que l’agent de voyage ne vous a rien dit à cet égard, n’est‑ce pas?
R. L’Umrah, j’ai pensé que c’était une question de temps; j’ai pensé qu’une fois arrivé en Arabie saoudite, je peux étudier là‑bas et changer la situation sur place — et rester là‑bas pour étudier en fait.
Q. L’agent de voyage ne vous a pas dit « Avec ce visa, vous ne pouvez pas rester plus de deux semaines en Arabie saoudite », n’est‑ce pas?
R. Il ne me l’a pas dit.
Q. Il ne vous l’a pas dit. Il n’avait pas grand‑chose d’un agent de voyage, n’est‑ce pas?
R. Grand‑chose?
Q. Il n’avait pas grand‑chose d’un agent de voyage, n’est‑ce pas?
R. Il est agent de voyage.
Q. Selon moi, ce n’est pas un très bon agent de voyage. C’est un renseignement très important pour quelqu’un qui vient d’obtenir un visa, n’est‑ce pas?
R. Eh bien, de nos jours, vous savez, il avait une affaire à faire marcher et c’est ce que j’ai eu, c’est ce qui est arrivé.
Q. Selon moi, il n’y a pas eu de discussion à ce sujet parce que le visa valide pour seulement deux semaines ne constituait pas un problème, car votre intention était d’aller au Pakistan et de prendre part au jihad. Je me trompe ou pas?
R. Non. Ce n’est pas vrai, monsieur.
[175] Son témoignage est surprenant. M. Harkat quitte l’Algérie, mais il ne parle pas à l’agence du véritable but de son voyage et, en plus, il ne connaît pas la durée de son visa. Cela donne à penser que le but de son voyage était différent.
[176] Entre Oran et l’aéroport d’Alger, M. Harkat a dû faire des centaines de kilomètres en traversant des villes et des villages (voir la pièce M21D). Il l’a fait sans passeport et sans aucun problème. Dans son témoignage récent, il a affirmé qu’il n’avait [traduction] « pas réfléchi à l’époque » et « qu’ils ne [l’]ont pas attrapé » (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 13, p. 76 et 77).
[177] Selon M. Harkat, la police locale ne le cherchait que dans sa ville natale. Il craignait que l’information ne soit diffusée et que les policiers ne viennent l’arrêter, bien qu’il admette que le système policier en Algérie n’est pas comparable à celui du Canada et qu’à l’époque, il n’y avait pas d’ordinateurs : tous les dossiers étaient sur support papier (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 13, p. 75 et 76). Toutefois, comme je l’ai déjà mentionné dans les présents motifs, M. Harkat a déclaré également qu’il n’a pas eu de difficultés à quitter l’Algérie parce que la police le cherchait dans sa ville natale et non dans le reste du pays (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 13, p. 75). Ceci soulève des doutes quant à savoir pourquoi il s’est caché et a quitté l’université suite à l’appel de son oncle indiquant qu’il était recherché par la police à Zamlet.
[178] À l’aéroport d’Alger, il a montré son passeport aux autorités de l’immigration. En contre‑interrogatoire, il a dit ce qui suit (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 13, p. 76 et 77) :
[traduction]
Q. Cela serait‑il probable si vous étiez recherché par la police?
R. Ce n’est pas un système comme celui d’ici. Peu importe, si j’étais resté en Algérie, ils m’auraient attrapé de toute façon. Et l’aéroport, c’est la façon dont j’ai quitté le pays.
Q. Vous avez donc pris le risque.
R. Je n’ai pas réfléchi à l’époque. Je connais la police — c’était un service différent de celui de l’immigration à l’époque et j’y ai échappé.
Q. Selon moi, vous ne risquiez rien. En fait, il s’agissait d’un voyage prévu et non d’un moyen d’échapper à la police.
R. Si, je vous l’ai dit au début. J’ai dit que la raison était d’étudier à l’université, de gagner beaucoup d’argent, et tout d’un coup quitter ma famille, je ne l’ai pas revue depuis, et je me suis retrouvé en fait sans foyer en Arabie saoudite.
[179] Encore une fois, son témoignage récent prête à confusion, est contradictoire et peu plausible, lorsqu’il est comparé aux affirmations, déclarations et témoignages antérieurs de M. Harkat.
Raisons données par M. Harkat pour justifier sa présence en Arabie saoudite
[180] M. Harkat a déclaré qu’il a quitté l’Algérie en avion à la fin du mois d’avril 1990, de l’aéroport d’Alger à destination de Jeddah, en Arabie saoudite. Pour faciliter l’obtention du visa, l’agence de voyage a affirmé que le but de ce voyage était d’accomplir le pèlerinage de l’Umrah. M. Harkat ne connaissait personne en Arabie saoudite, mais il avait les numéros de téléphone de certains étudiants inscrits à l’Université de Médine que lui avaient fournis des étudiants de l’Université d’Oran.
[181] Lorsqu’il est arrivé à Jeddah, il a pris l’autobus pour aller à La Mecque et accomplir le pèlerinage. Il est resté dans la ville environ deux jours.
[182] Il a compris ensuite que le coût de la vie en Arabie saoudite était plus élevé qu’en Algérie. Il a témoigné qu’il ne s’est jamais renseigné à ce sujet avant de quitter l’Algérie. Il a commencé à chercher un emploi, mais sans succès.
[183] Selon son témoignage, il avait l’intention de s’établir là‑bas et de fréquenter l’université. Il a découvert que, pour ce faire, il devait présenter une demande de l’extérieur de l’Arabie saoudite et passer un test. Il y avait également des restrictions quant à sa capacité de travailler et quant aux déplacements à l’intérieur du pays. De plus, il a découvert que son visa n’était valide que pour 15 jours.
[184] À La Mecque, il a essayé, sans succès, de téléphoner aux étudiants de l’université de Médine. Il a donc décidé d’aller les rencontrer à Médine. Il est resté chez les étudiants et a appris qu’il ne pouvait pas s’inscrire à l’université. Il leur a expliqué la situation difficile en Algérie et ils lui ont donné le nom et le numéro de téléphone d’un contact à la Ligue islamique mondiale (LIM) à Jeddah. Il est retourné à La Mecque en passant par Jeddah et a téléphoné à cette personne.
[185] Il est retourné à Jeddah pour rencontrer le contact de la LIM. L’homme lui a dit qu’il pourrait lui procurer un emploi au Pakistan s’il pouvait obtenir un visa, mais n’a rien promis. M. Harkat a donné son passeport à cette personne inconnue et il est retourné à La Mecque où il a dormi à la mosquée et a vécu de pain et d’eau.
[186] Cinq jours plus tard, il a rappelé le contact de la LIM, qui lui a dit que la LIM avait un emploi pour lui au Pakistan. M. Harkat est retourné à Jeddah pour rencontrer cette personne, qui lui a rendu son passeport. En mai 1990, il a pris l’avion de Jeddah à Islamabad, au Pakistan. Il ne connaissait pas le genre de travail qu’il allait effectuer, son salaire, ni le lieu de travail, et il n’avait qu’une idée générale des activités de la LIM. Il a témoigné qu’il n’avait d’autre choix que d’accepter cet emploi, car il était impossible de retourner en Algérie.
[187] Dans le formulaire des faits marquants de la demande d’asile d’octobre 1995 (voir la pièce M22, p. 2 et 6), il déclare qu’un ami lui a dit d’aller travailler au Pakistan pour la LIM. Plus tard, il soutient avoir quitté l’Algérie pour aller au Pakistan. Dans son FRP de décembre 1995, il déclare avoir quitté l’Algérie pour se rendre en Arabie saoudite et ajoute que de là‑bas [traduction] « il a pu aller au Pakistan » (voir la pièce M5, onglet 2, p. 7).
[188] Comme il sera vu, dans certaines entrevues avec des agents du renseignement, M. Harkat explique la relation avec des étudiants quelque peu différemment en ce qui concerne ses projets d’études.
[189] Lors d’une entrevue avec des agents du renseignement en mai 1997, il dit avoir rencontré des étudiants algériens qui faisaient le petit pèlerinage. Il a dit avoir obtenu leurs adresses par l’intermédiaire d’étudiants de l’Université d’Oran. Les étudiants algériens en Arabie saoudite se trouvaient à Médine, à Jeddah et à La Mecque; toutefois, dans son témoignage récent, il a dit que les étudiants se trouvaient tous à Médine. Le résumé indique également que les étudiants l’ont présenté à une personne‑ressource de la LIM. Il a dit récemment que les étudiants lui ont donné un numéro de téléphone pour joindre le contact de la LIM (voir le résumé des entrevues avec le SCRS de mai 1997, p. 4 et 5).
[190] Le résumé de l’entrevue d’octobre 1997 indique que, lors de son séjour en Arabie saoudite, M. Harkat a habité à Jeddah et à Médine chez des étudiants algériens qui avaient des visas d’étudiants. Dans son témoignage récent, il dit qu’il n’aurait passé qu’un ou deux jours avec des étudiants à Médine. Il a passé le reste de son temps dans des hôtels et à la mosquée de La Mecque. Il témoigne que lorsqu’il a compris qu’il n’allait pas rester en Arabie saoudite, les étudiants algériens lui ont dit de contacter la LIM pour travailler à l’étranger. Toutefois, le sommaire de l’entrevue indique que les étudiants l’ont présenté à la personne‑ressource de la LIM (voir les entrevues avec le SCRS, p. 10). Il s’agit encore d’un écart par rapport à son témoignage récent, en ce que les étudiants sont censés lui avoir donné un numéro de téléphone pour joindre la LIM.
[191] En octobre 1998, M. Harkat a dit aux agents du renseignement qu’il [traduction] « a rencontré des gens qui lui ont dit être à la recherche de personnes voulant aller au Pakistan pour travailler auprès de la LIM. J’ai accepté l’emploi et ces personnes m’ont obtenu un visa et acheté un billet pour Islamabad, au Pakistan » (voir les entrevues avec le SCRS, p. 23). Plus loin dans la même entrevue selon le résumé, il a dit qu’il est arrivé à Jeddah ayant en sa possession des numéros de téléphone d’amis qu’il avait rencontrés à l’université. Il ne les a pas appelés. Il est allé à La Mecque, ensuite à Médine où il a rencontré des étudiants à l’université. Il s’est retrouvé à court d’argent. À ce stade, [traduction] « [il] essayait de trouver du travail, [il] a rencontré des gens de la LIM » (voir les entrevues avec le SCRS, p. 29 et 30). Le rôle qu’auraient joué les étudiants en le dirigeant vers la LIM n’est pas aussi clair que son témoignage récent.
[192] Dans son témoignage du 15 mai 1996 devant la CISR, évoqué au cours du contre‑interrogatoire de M. Harkat dans le cadre de la présente instance, celui‑ci a dit que ses amis de l’Université d’Oran lui ont donné les numéros de téléphone de trois universités et non d’Algériens qui étudiaient en Arabie saoudite (voir la transcription des débats judiciaires devant la CISR, p. 67 et 68). Dans le même témoignage, il ne fait pas expressément référence au fait que des étudiants algériens lui auraient donné le numéro de téléphone du contact de la LIM (voir la transcription des débats judiciaires devant la CISR, p. 81).
[193] M. Harkat a pu obtenir facilement un emploi auprès de l’organisation LIM. Il était chargé de superviser le personnel dans un entrepôt au Pakistan, et il devait veiller à la sécurité et à la protection de fournitures destinées aux réfugiés afghans. La LIM devait faire confiance à M. Harkat pour la protection des fournitures. Le témoignage du professeur Rudner, l’expert des ministres, et celui de M. Sulaimen A. Khan, témoin de M. Harkat, divergent sur le point de savoir si M. Harkat, à titre d’étudiant algérien inconnu aurait été en mesure d’obtenir un tel emploi sans vérification de références et éléments semblables.
[194] Le professeur Rudner est un universitaire ayant des connaissances (provenant des publications pertinentes et de ses relations avec des Saoudiens) sur les coutumes et les traditions en matière d’emploi, mais il n’a aucune connaissance personnelle des modalités d’embauche en Arabie saoudite. Il estime que la confiance accordée à une personne joue un rôle majeur dans l’embauche dans ce pays.
[195] Selon lui, un employeur comme la LIM voudrait savoir si le candidat appartient à la même religion que celle de l’organisation, à savoir l’islam wahhabite.
[196] De plus, il est d’avis que, dans le cas d’un citoyen algérien, la LIM s’assurerait que la personne en question n’est pas un agent du Front de libération nationale (le FLN), un laïciste, un socialiste ou un représentant de toute autre cause qui serait inacceptable étant donné les causes défendues par l’employeur.
[197] Selon M. Rudner, la LIM se sert de références dignes de foi attestant de son adhésion à la foi musulmane et ces compétences.
[198] M. Rudner considère qu’un poste de superviseur d’entrepôt au Pakistan revêt une grande importance pour la LIM (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 7, p. 177 et 178) :
[traduction]
Q. Qui serait embauché et envoyé à quelques milliers de milles pour superviser une opération particulière?
R. Laquelle, incidemment, aurait été considérée à l’époque comme une opération très importante, parce que, après tout, du point de vue de la Ligue islamique mondiale, elle constituait une dawa de consécration, et en même temps un appui à l’IIRO, à la frontière de l’Afghanistan où on menait la lutte contre les marxistes-léninistes de Kaboul, contre les occupants soviétiques, et on s’occupait des réfugiés; il s’agissait donc d’un rôle très important, qui certainement n’aurait pas été confié à quelqu’un à l’égard de qui les Saoudiens n’auraient pas eu des lettres de créance.
[199] M. Khan, qui est responsable de l’Islam Care Centre à Ottawa, a témoigné pour le compte de M. Harkat sur plusieurs sujets. Il a exprimé son opinion sur les services d’enquête d’employeurs comme la LIM lorsqu’il s’agit d’évaluer des candidats pour un emploi dans un entrepôt au Pakistan. À son avis, les enquêtes et la vérification des références sont sporadiques. Puisque les gens vont en Arabie saoudite pour des fins religieuses, il était facile de contacter la LIM. Ce type d’emploi n’intéresse pas les Saoudiens (voir la pièce H12, p. 2). Selon lui, [traduction] « ce genre de personne aurait certainement été recherché » (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 23, p. 201).
[200] Dans sa déclaration écrite, M. Khan fait référence à l’emploi de M. Harkat à l’entrepôt. Celui‑ci est devenu superviseur de l’entrepôt et il était donc responsable des employés. Le salaire de M. Harkat montre l’importance de ses responsabilités par rapport à celles d’autres employés. Par exemple, M. Harkat gagnait 10 000 roupies par mois et son chauffeur 1 500 roupies (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 11, p. 130 et 138).
[201] M. Khan dit également que, dans son expérience avec Human Concern International, les candidats font rarement l’objet d’une enquête et qu’on vérifie rarement les références. Dans sa déclaration, il affirme ce qui suit (voir la pièce H12, p. 2) :
[traduction] On m’a également demandé mon opinion quant au caractère inusité ou non du fait qu’un employé d’un entrepôt au Pakistan se voit offrir un tel emploi lors de son séjour en Arabie saoudite et, semble‑t‑il, sans enquête préalable. À mon avis, ce ne serait pas du tout une situation inusitée. Évidemment, beaucoup de gens se rendent en Arabie saoudite pour des motifs religieux et, une fois sur place, il aurait été relativement facile pour eux de contacter des organisations telle la Ligue islamique mondiale. Je me souviens avoir eu moi‑même de nombreux contacts avec la Ligue islamique mondiale alors que je me trouvais en Arabie saoudite. De plus, le fait qu’un tel emploi soit offert sans vérification des références etc. était aussi relativement courant. En fait, il est peu probable qu’un Saoudien soit intéressé par ce genre d’emploi. [Non souligné dans l’original.]
[202] J’ai examiné attentivement la preuve sur cette question. Le témoignage de M. Khan sur la rareté des vérifications des références est implausible, à moins qu’il n’ait parlé des pratiques de recrutement des petits employés, et non des cadres, comme c’était le cas de M. Harkat. À coup sûr, l’employeur qui a l’intention de déléguer des fonctions de superviseur et de confier la responsabilité de prendre soin de fournitures procéderait à des vérifications de références. Il est difficile d’imaginer qu’un employeur recourrait aveuglément aux services d’une personne sans recueillir des renseignements quant à sa fiabilité. Cela reste vrai, même si les citoyens saoudiens, dans l’ensemble, ne sont pas intéressés par de tels postes. Je remarque qu’il a fallu cinq jours à M. Harkat pour apprendre l’existence d’un poste à pourvoir au sein de la LIM au Pakistan.
[203] J’estime que le poste de superviseur d’entrepôt était important pour la LIM en raison de l’emplacement et de la cause religieuse à promouvoir et son rôle dans la distribution de la « dawa ».
[204] Dans le cas de M. Harkat, rien n’indique qu’une évaluation a été effectuée ou que celui‑ci a fourni des références. À mon avis, cela est improbable vu le rôle important de superviseur des entrepôts. La fiabilité devait constituer un facteur essentiel de recrutement pour un tel poste.
[205] Il est également étonnant que M. Harkat a fait immédiatement confiance à la LIM, malgré son absence de connaissance antérieure de l’organisme. Il a remis son passeport sans réticence à une personne inconnue. En contre‑interrogatoire, il a dit ce qui suit (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 13, p. 99 à 101) :
[traduction]
Q. Aviez‑vous déjà entendu parler de la Ligue islamique mondiale?
R. Non.
Q. Donc, vous n’aviez aucune idée de l’objet de cette société.
R. Lorsque j’ai obtenu le numéro de téléphone, oui, c’était comme une société — une société de bienfaisance.
Q. D’accord. L’étudiant qui vous a fourni le numéro vous a donné une idée générale de ce qu’est la société et de ce qu’elle fait.
R. Ce qu’est la société, oui.
Q. Et pour cette raison, vous avez donné votre passeport à un homme que vous n’aviez jamais rencontré auparavant.
R. Oui. Je ne l’ai jamais rencontré avant.
Q. Selon moi, M. Harkat, vous avez fait confiance à cet homme ou à quelqu’un d’autre, en lui remettant votre passeport, parce que tout était organisé à l’avance, que votre passage par l’Arabie saoudite vers le Pakistan avait été organisé d’avance avec des contacts établis d’avance et que vous faisiez confiance à cet homme parce que vous aviez déjà établi des contacts et, lui, il savait qu’il pouvait vous faire confiance parce qu’il avait déjà établi des contacts. Je me trompe ou pas?
R. Vous vous trompez, monsieur. Cela ne s’est jamais produit. Je ne connais pas cette personne. C’était la première fois que je l’appelais pour lui expliquer ma situation. C’est ce que fait la Ligue islamique mondiale — ce n’était pas que pour moi, c’était à l’échelle mondiale. Je l’ai découvert par la suite lorsque j’ai travaillé pour eux. Je sais qu’il s’agit d’une organisation — organisation de secours. Donc, elle aide les gens, les réfugiés dans d’autres endroits au monde. C’est pourquoi cet homme voulait m’aider.
[206] Je le répète : même si M. Harkat ne connaissait rien à propos de l’organisation, il a laissé son passeport au contact de la LIM pendant cinq jours et est retourné à La Mecque. Or, en Arabie saoudite, les déplacements à l’intérieur du pays étaient assujettis à des restrictions à l’époque.
[207] C’est la deuxième fois qu’il aurait remis son passeport à un étranger; rappelons qu’il est censé l’avoir fait dans le cas de l’agence de voyage, en Algérie, avant son départ pour l’Arabie saoudite.
[208] La Cour conclut donc que la version des faits de M. Harkat n’est pas crédible en ce qui a trait aux éléments suivants:
- Le but du voyage en Arabie saoudite;
‑ La manière par laquelle il est entré en contact avec des étudiants en Arabie saoudite et la manière par laquelle ceux-ci l’ont aidé;
‑ La facilité avec laquelle celui‑ci a obtenu un emploi au sein de la LIM et l’absence d’évaluation de fiabilité au cours du processus d’embauche;
‑ Le fait qu’il n’avait aucune connaissance de la LIM, mais a remis son passeport à un individu inconnu.
Ainsi, je trouve que la version des faits relatée par M. Harkat n’est pas crédible.
Arrivée au Pakistan et travail auprès de la LIM
[209] M. Harkat aurait, selon sa version des faits, quitté Jeddah pour Islamabad, au Pakistan, en mai 1990, avec quelques autres personnes ayant des liens avec la LIM. Une fois arrivé à Islamabad, il s’est rendu à Peshawar en fourgonnette. Le matin suivant, il est allé au bureau de la LIM à Peshawar où il a rencontré le responsable, Abu Dahr.
[210] Le personnel de la LIM l’a aidé à remplir des formulaires et s’est occupé des formalités administratives requises au Pakistan. Il est allé au poste de police pour obtenir un permis de résidence (voir la pièce H32), un document essentiel renouvelable tous les six mois et qui devait être présenté aux autorités policières, sur demande, avec son passeport.
[211] Le gouvernement du Pakistan a délivré également d’autres documents à M. Harkat, tels un formulaire de permis de résidence, une carte d’identité délivrée par le gouvernement de la province frontalière du nord‑ouest du Pakistan (NWFP), et un permis de conduire délivré en février 1992 à Peshawar (voir les pièces H32 et H33).
[212] De plus, les autorités policières lui ont remis un certificat d’enregistrement (voir la pièce H34) ainsi qu’un permis de résidence (voir la pièce H32). Il y est indiqué que M. Harkat est arrivé le 13 mai 1990 à Peshawar, en provenance de Jeddah, en Arabie saoudite.
[213] À part Abu Dahr, M. Harkat a rencontré un ingénieur du nom d’Abdullah, responsable adjoint de la LIM à Peshawar. Abu Dahr l’a conduit à l’entrepôt de Hyamuhajareen, situé à une heure de Peshawar, là où demeuraient les réfugiés afghans. Le camp de réfugiés se trouvait dans la ville de Babbi. Le camp de réfugiés de Hyamuhajareen était contrôlé par les Afghans (Haji Mohamed Dost (Dost) était responsable du camp de réfugiés). Pour se rendre au camp, les gens devaient passer par Babbi, qui était contrôlé par la police pakistanaise.
[214] À l’entrepôt, M. Harkat supervisait trois employés. Ils parlaient le pashtou et le persan, les langues régionales, et s’avéraient utiles en traduisant pour M. Harkat. Il était chargé d’aller chercher les fournitures envoyées à l’aéroport de Peshawar, à la gare ou au bureau de la LIM. Lorsque les fournitures arrivaient à l’entrepôt, on les envoyait à Dost qui les distribuait.
[215] Des organismes de secours comme la Croix-Rouge, le Croissant-Rouge koweïtien, l’Organisation islamique internationale de secours et l’ONU exerçaient des activités dans la même région.
[216] Pendant les cinq années passées au Pakistan, M. Harkat a témoigné s’être rendu uniquement à Peshawar, à Babbi et aux alentours de ces villes. Il n’est pas allé à la frontière afghane (située à 4 ou 4 heures et demie de route, même si elle semble être plus proche sur la carte) où se trouve un site touristique, la passe de Khyber, ni n’a voyagé à l’intérieur de l’Afghanistan. Tout le temps qu’a duré son emploi à la LIM, il a habité dans l’entrepôt. Dans la cinquième année de son séjour au Pakistan, il n’a pas travaillé et a habité un établissement approvisionné par Dost à Hyamuhajareen.
[217] Le ravitaillement a commencé à diminuer pendant la troisième année de son emploi à la LIM. Les réfugiés afghans ont commencé à retourner lentement dans leur pays. Le 2 janvier 1994, le commissaire aux réfugiés afghans a envoyé une lettre avisant que les ressortissants égyptiens, algériens et tunisiens devaient quitter le Pakistan [traduction] « immédiatement » (voir la pièce H35). C’est pourquoi il est devenu impossible de faire renouveler le permis de résidence (voir la pièce H32) tous les six mois, comme il était exigé. M. Harkat a cessé de travailler pour la LIM en juin 1994, mais il n’a quitté le Pakistan qu’à la fin de septembre 1995. À ce stade, il ne pouvait pas rester au Pakistan et il était inconcevable pour lui de retourner en Algérie. Après avoir réfléchi à la situation pendant plus de 15 mois sans emploi apparent, et après avoir renouvelé son passeport algérien, M. Harkat a choisi le Canada comme destination.
[218] Même s’il se rendait à l’aéroport ou à la gare pour chercher des fournitures, il n’a jamais vu ni rencontré de moudjahidin qui allaient en Afghanistan ou qui en revenaient. Il avait entendu parler d’eux. M. Harkat n’a jamais porté d’armes pour sa propre sécurité ou pour protéger les fournitures. C’étaient Dost et la police qui le faisaient. Il n’y avait pas d’armes à l’entrepôt (voir également la note en bas de page no 10).
[219] Cinq questions préoccupantes ressortent de sa version des événements au sujet de son emploi à la LIM au regard des allégations et des éléments de preuve produits par les ministres : sa résidence, ses déplacements limités aux alentours de Peshawar, le fait qu’il ne s’est pas empressé de quitter le Pakistan, le fait qu’il n’a pas travaillé pendant 15 mois et le renouvellement de son passeport, tel que relaté par M. Harkat, ne sont pas persuasifs. Selon les ministres, il n’a pas habité uniquement à Hyamuhajareen. Ils soutiennent qu’il s’est rendu en Afghanistan et ailleurs, notamment en Arabie saoudite et qu’au moins pendant la cinquième année passée au Pakistan, il n’était pas sans emploi, mais a dirigé un lieu d’hébergement pour les moudjahidines qui se rendaient en Afghanistan ou en revenaient, pour le compte d’Ibn Khattab et de son groupe.
[220] Selon les ministres, le bureau de la LIM de Peshawar se trouvait à Hayatabad. M. Harkat déclare que le bureau se trouvait à Hyamuhajareen. Comme il a été indiqué lors des audiences publiques, M. Harkat est censé avoir dit lors de l’instance relative au premier certificat de sécurité que le bureau se trouvait à Hayatabad, mais que c’était une [traduction] « erreur » (voir la pièce M5, onglet 7, p. 152).
[221] Dans le résumé de l’entrevue avec le SCRS du 4 octobre 1997, il a donné comme adresse de son domicile au Pakistan l’adresse du bureau de la LIM situé à Islamabad. Il a aussi affirmé n’avoir jamais habité ni visité le district de Hayatabad à Peshawar, bien qu’il ait admis que le bureau de la LIM pour Peshawar se trouvait à Hayatabad. En contre‑interrogatoire, M. Harkat a nié avoir dit cela et il n’a pu préciser la rue où se trouvait le bureau de la LIM sur la carte de Peshawar (voir la pièce M21C), même s’il s’y rendait presque tous les jours. De plus, il a témoigné récemment qu’il est allé à Hayatabad pour visiter son meilleur ami Mokhtar (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 11, p. 166 et 167).
[222] Dans l’entrevue de juin 1998, il a décrit le bureau de la LIM à Peshawar comme étant une maison équipée d’un ordinateur et qui était située au centre de la ville. Il a ajouté qu’il a habité à l’entrepôt (voir les entrevues avec le SCRS, p. 31).
[223] Dans l’entrevue d’août 1998, M. Harkat a dit aux agents du renseignement qu’il n’a eu aucun rapport avec les moudjahidines au Pakistan ou en Afghanistan et a nié avoir dirigé un lieu d’hébergement pour les moudjahidines qui se rendaient en Afghanistan (voir les entrevues avec le SCRS, p. 43, par. 41).
[224] Le certificat d’enregistrement (pièce H34) qu’il a reçu peu de temps après son arrivée indique que son adresse prévue était à Hayatabad. En contre‑interrogatoire, il a expliqué que c’est peut‑être Abdullah qui avait donné cette adresse même s’il savait qu’il habiterait à l’entrepôt.
[225] Il y a confusion quant à sa résidence alors qu’il travaillait pour la LIM.
[226] M. Harkat nie s’être rendu à la frontière afghane et l’avoir franchie. Il a dit que, selon les réfugiés afghans, il fallait environ 4 heures et demie pour aller de Babbi à la frontière. Si l’on regarde la carte (voir la pièce M21), cette évaluation semble exagérée. La frontière n’est pas très loin de Babbi. Il est surprenant que M. Harkat, qui travaillait pour un organisme de secours au profit des Afghans situé près de la frontière, ne se soit pas rendu à la frontière ni en Afghanistan. Interrogé sur ses déplacements, il a dit qu’il est allé uniquement à Peshawar. La preuve sur cette question est contradictoire. Vu la preuve confidentielle testée par les avocats spéciaux, la Cour est disposée à retenir l’allégation des ministres voulant que M. Harkat se soit rendu en Afghanistan (voir également la note en bas de page no 11).
[227] Le gouvernement pakistanais voulait que tous les Algériens quittent « immédiatement » le pays, à partir du 2 janvier 1994 (voir la pièce H35). C’est pourquoi M. Harkat a perdu son poste à la LIM en juin 1994. À cette époque, il n’avait plus de permis de résidence au Pakistan. Il a même dit, lors de son témoignage, qu’il craignait d’être renvoyé en Algérie s’il était arrêté par les Pakistanais (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 11, p. 145) :
[traduction]
Q. D’accord. Cela correspond donc à votre déclaration, qu’il s’agissait d’une politique, et que vous ne pouviez pas rester pour travailler? Vous avez dû quitter le pays parce que vous étiez Algérien?
R. Oui. Même si on ne reçoit pas ce document, on va l’envoyer à la police si on ne le renouvelle pas — je n’ai pas renouvelé mon document. Si j’étais pris en train de conduire ou de me déplacer, ils me renverraient en Algérie.
[228] Il y a aussi absence de clarté quant au moment où il a obtenu le faux passeport pour se rendre au Canada. Son témoignage récent indique qu’il l’a reçu en 1995. Dans son témoignage devant la CISR, évoqué en contre‑interrogatoire, il a déclaré l’avoir obtenu en 1994 (voir la transcription des débats judiciaires devant la CISR, onglet 1, p. 108).
[229] Pendant une période de 15 mois, ses activités se sont limitées à déjeuner avec Thaer Hafez, prendre des dispositions pour obtenir un faux passeport (par l’entremise d’un homme recommandé par Mokhtar) et acheter des billets d’avion pour le Canada, même s’il craignait d’être renvoyé en Algérie. Toutefois, le témoignage de M. Harkat ne révèle pas une telle crainte. Pendant cette période, il n’a pas travaillé et n’a reçu aucune rémunération. Il n’a rien fait pour partir rapidement, même s’il était tenu de quitter le Pakistan « immédiatement » (voir la pièce H35).
[230] De plus, en 1994, M. Harkat est allé à l’ambassade d’Algérie au Pakistan pour faire renouveler son passeport. Il craignait les autorités algériennes. Il est cependant allé à l’ambassade, a rencontré des employés algériens et a demandé la prolongation de son passeport. Ce faisant, il révélait ses coordonnées aux autorités algériennes. De plus, on avait demandé à tous les Algériens de quitter le Pakistan à cette époque. En contre‑interrogatoire, il a expliqué qu’il avait des problèmes avec la police en Algérie. Son comportement contredit son récit.
[231] Le lieu de résidence lors de son séjour au Pakistan, la période de 15 mois sans emploi, son omission de quitter le Pakistan « immédiatement », son refus d’admettre avoir visité l’Afghanistan et le renouvellement de son passeport algérien jettent le doute sur son récit.
La situation financière de M. Harkat lors de son séjour au Pakistan
[232] Comme superviseur d’entrepôt travaillant pour la LIM, M. Harkat touchait un revenu mensuel de 10 000 roupies (entre 333 $US et 500 $US, selon le taux de change, comme le montre la preuve). Chaque mois, il a témoigné qu’il allait à Peshawar, au commerce d’Hadje Wazir pour échanger ses roupies contre des dollars américains. Il gardait cet argent sur lui ou à l’entrepôt, dans une valise.
[233] M. Harkat nie avoir dit aux agents du renseignement, en octobre 1997, au paragraphe 29 de l’entrevue avec le SCRS, qu’il avait déposé 12 000 $US à la banque de Wazir. Il affirme que le commerce de celui‑ci n’offrait pas de services de comptes bancaires. Wazir n’était qu’un agent de change. Au Pakistan, il y avait des banques offrant des services de comptes bancaires, mais M. Harkat n’a pas ouvert de compte.
[234] Lors du contre-interrogatoire de M. Harkat, on a effectué des calculs pour comprendre comment il a pu économiser 18 000 $US. Dans une entrevue avec le SCRS en juin 1998, il est censé avoir dit qu’il a économisé 9 000 $US (voir les entrevues avec le SCRS, p. 32) lors de son séjour au Pakistan. Ces économies lui ont permis de payer toutes les dépenses nécessaires pour se rendre au Canada et d’avoir un peu d’argent à son arrivée. Les ministres sont toutefois d’avis que M. Harkat a bénéficié d’autres ressources financières.
[235] M. Harkat affirme avoir gagné entre 16 000 $US et 24 000 $US, selon le taux de change, au cours de la période de quatre ans où il a été au service de la LIM. De ce montant, il a épargné 18 000 $US, ce qui représenterait entre 110 p. 100 et 75 p. 100 de son revenu total.
[236] Pour expliquer ces taux élevés d’épargne, M. Harkat a dit que la LIM couvrait toutes les dépenses dont l’hébergement et le transport. Il dépensait très peu d’argent, à savoir 2 000 roupies par mois selon lui (entre 66 $US et 100 $US). Il a dépensé un montant additionnel de 2 000 $US pour des soins dentaires.
[237] Il a témoigné qu’il n’a pas travaillé pendant la cinquième année. Il a dit habiter sans payer de loyer dans une maison fournie par Dost (l’administrateur du camp) et située dans le camp de réfugiés. Certaines dépenses ont dû être engagées pour la nourriture et le transport, mais aucune preuve n’a été présentée à cet égard.
[238] Il est difficile de croire que M. Harkat a pu économiser 18 000 $US sur la base des chiffres qu’il a fourni. Lorsqu’on évalue ces chiffres, il faut tenir compte des dépenses personnelles mensuelles allant de 66 $US à 100 $US et des soins dentaires. De plus, les dépenses engagées au cours de la cinquième année, pour lesquelles nous n’avons aucun renseignement, sont également pertinentes. Des économies de cette envergure sont exceptionnelles, voire impossibles. La preuve confidentielle sur cette question est solide et corroborée. Par conséquent, la Cour ne trouve pas crédible l’histoire de M. Harkat quant à ses finances au Pakistan (voir également la note en bas de page no 12).
[239] Les deux questions suivantes concernent deux personnes que M. Harkat a rencontrées au Pakistan et qui avaient accès à d’importantes sommes d’argent. Les ministres soutiennent que Wazir était un financier important étroitement lié à Al‑Qaïda. M. Harkat a fait mention de Mokhtar, au cours de la présente instance, pour expliquer les montants reçus de l’étranger.
Wazir
[240] Selon les ministres, Hadje Wazir et Pacha Wazir sont une seule et même personne. M. Harkat a parlé de Hadje Wazir comme d’un « ami » lors de l’entrevue d’octobre 1997 avec les agents du renseignement du SCRS. Les ministres sont d’avis que Wazir est un ressortissant des Émirats arabes unis qui dirigeait des comptoirs de services et des agences de virement d’argent en Asie du Sud et en Europe. À partir d’un comptoir de services situé au Pakistan, Wazir effectuait des opérations financières pour Khattab et le réseau ben Laden. Il est allégué qu’il aurait été un des argentiers d’Oussama ben Laden. M. Harkat aurait été associé de quelque façon à ces opérations financières et il n’a pas dit la vérité lorsqu’il a parlé de sa relation avec Wazir.
[241] Le résumé de l’entrevue d’octobre 1997 indique que M. Harkat a déposé 12 000 $US à la banque de Wazir, montant qui constituait sa rémunération pour le travail à la LIM. Dans une entrevue ultérieure en juin 1998, il est revenu sur la version antérieure et a dit qu’il ne possédait pas de compte bancaire et qu’il gardait toutes ses économies dans une valise.
[242] Les ministres invoquent également un résumé de 1997 d’une conversation entre M. Harkat et Hadje Wazir au cours de laquelle il s’est présenté comme « Muslim » du Canada et s’est renseigné sur Khattab ou sur ses « hommes ». Il lui a donné son numéro de téléphone pour qu’il le transmette à Triki ou à tout frère qui se serait présenté à l’agence de Wazir pour faire des opérations. M. Harkat a demandé le numéro de téléphone d’Abu Maher. Il s’est également renseigné sur Al Dahhak et le Dr Abdelsamad et a demandé le numéro de Wael (voir la pièce M7, conversation K6; voir également la note en bas de page no 13).
[243] Dans un autre résumé de conversation d’août 1997, M. Harkat dit qu’il a dépensé [traduction] « les 30 000 $ qu’il avait mis de côté » et qu’il pouvait facilement obtenir de l’argent de Hadje Wazir. Le sommaire indique que M. Harkat avait l’intention de se rendre chez Wazir pour lui demander de l’argent (voir la pièce M7, conversation K9; voir également la note en bas de page no 14).
[244] M. Harkat a admis qu’il connaît Wazir. Il dit cependant que celui‑ci n’était qu’agent de change et de virements. Il avait environ 50 ans, des cheveux blancs et portait une barbe. Son comptoir de services était petit, accessible au public, un peu délabré.
[245] Il a nié avoir dit qu’il a déposé 12 000 $US dans un compte à la banque de Wazir, parce que ce type de service n’y était pas assuré. Il a gardé son argent dans une valise à l’entrepôt. D’autres banques au Pakistan offraient des services de comptes bancaires, mais il n’y a pas eu recours. Il avait un compte bancaire en Algérie, ouvert à l’automne 1996, et trois comptes dans trois banques différentes au Canada (Canada Trust, Toronto Dominion et la Banque Royale), mais aucun compte au Pakistan.
[246] M. Harkat a témoigné qu’il ne peut expliquer le résumé de la conversation de février 1997, puisqu’il ne connaît pas Al Dahhak, Khattab ni les autres personnes mentionnées au cours de cette conversation. Il connaît toutefois Wazir et Wael. Il nie également avoir eu la conversation d’août 1997. Il dit qu’il n’a jamais reçu d’argent de Wazir. Pour lui, il serait impensable qu’il ait dit qu’il se rendait au Pakistan pour voir Wazir.
[247] M. Harkat conteste le fait que les allégations à l’effet que Hadje Wazir et Pacha Wazir soient la même personne. Il a noté qu’un dénommé Hadje Pacha Wazir a été arrêté le 13 novembre 2003 à Karachi, au Pakistan, et a été libéré de Bagram en février 2010, après qu’on eut conclu qu’il n’y avait aucun document tendant à prouver qu’il avait favorisé et financé le réseau Al‑Qaïda via ses agences de virements de fonds à Jalalabad, Herat, Kaboul, Chawke Yadgar au Pakistan, à Dubaï, en Allemagne et en Angleterre, prêtant de l’argent et finançant Al‑Qaïda, les talibans et le groupe Hezb‑e‑Islami (voir les pièces H73 et H75). Selon M. Harkat, Hadje Wazir ne peut être lié à Al‑Qaïda ou au réseau ben Laden.
[248] L’information publique sur cette personne est limitée. L’ouvrage The One Percent Doctrine: Deep Inside America’s Pursuit of its Enemies Since 9/11, New York : Simon & Schuster, 2006, de Ron Suskind le décrit comme un [traduction] « magnat financier de l’ombre » originaire des Émirats arabes unis, à la tête d’[traduction] « un réseau de hawalas » (moyen de paiement servant à transférer de l’argent à l’étranger par l’entremise d’un courtier), et qui est le grand argentier d’Oussama ben Laden (voir la pièce M5, onglet 24, p. 142).
[249] Pour John, au vu de la preuve, il existe des motifs raisonnables de croire que Hadje et Pacha Wazir sont la même personne (voir les pièces M14 et H75). Le lien avec ben Laden se fonde sur le livre The One Percent Doctrine (voir la pièce M5, onglet 24, p. 142). Toutefois, rien dans la preuve publique n’indique que Hadje Pacha Wazir dirigeait un comptoir de services bancaires à Peshawar, à l’exception du témoignage de M. Harkat qui parle d’un certain Wazir dans cette ville, mais qui n’est pas lié à ben Laden ou au réseau ben Laden. De plus, les résumés des conversations établissent un lien entre M. Harkat et Wazir (voir la pièce M7, conversations K6 et K9).
[250] Dans cette instance, M. Harkat a expliqué comment il échangeait chaque mois son salaire de la LIM en roupies contre des dollars américains, au moyen du comptoir de services bancaires de Hadje Wazir à Peshawar. Il gardait les devises américaines en espèces dans une valise à l’entrepôt. Le taux de change était variable. Il faisait affaire directement avec Hadje Wazir, vu que celui‑ci parlait arabe, contrairement à ses employés.
[251] À l’époque où il est censé avoir eu la conversation d’août 1997 (voir la pièce M7, conversation K9), M. Harkat se trouvait au Canada et n’avait aucune intention de se rendre au Pakistan pour obtenir de l’argent de Hadje Wazir. Il a également ajouté qu’il n’était [traduction] « pas question » que Wazir lui donne de l’argent.
[252] Voici un extrait du résumé des conversations d’octobre 1997 (voir la pièce M7, onglet 1, p. 14 et 15, par. 29) :
[traduction] On a ensuite demandé à Mohamed s’il avait contacté des institutions financières à l’étranger ou s’il y avait eu accès et il a répondu par l’affirmative. Mohamed a indiqué qu’il avait un ami nommé Haji WAZIR qui travaille dans une banque au Pakistan. Mohamed a dit qu’il a déposé son argent par l’entremise de WAZIR. Interrogé au sujet du montant, Mohamed a dit avoir déposé 12 000 $US à la banque de WAZIR. Il a expliqué que cet argent constituait le salaire gagné pendant les années où il avait travaillé pour la LIM.
[253] M. Harkat admet que Wazir, agent de change et de virements bancaires, était un ami par l’entremise duquel il échangeait son salaire mensuel contre des dollars américains. Il nie avoir déposé 12 000 $US à la banque de Wazir. Il affirme qu’il a épargné 18 000 $US grâce à son emploi auprès de la LIM. Dans une entrevue en octobre, il a déclaré avoir épargné 12 000 $US non 18 000 $US. M. Harkat n’a indiqué que plus tard ce dernier montant. Lorsqu’il est arrivé au Canada au début d’octobre 1995, il avait en sa possession entre 1 000 $US et 1 500 $US.
[254] Lors d’une conversation en août 1997, M. Harkat dit avoir « dépensé les 30 000 $ qu’il avait mis de côté » (voir la pièce M7, conversation K9).
[255] Dans son témoignage récent, M. Harkat affirme qu’il a commencé à jouer à des jeux de hasard vers la fin de 1996 et qu’il a dépensé les 18 000 $CAN qu’il avait empruntés à Mokhtar. Son témoignage révèle qu’il misait beaucoup d’argent provenant de ses lignes de crédit accordées par différentes banques canadiennes, de prêts obtenus d’une ex‑petite amie et des revenus de ses différents emplois.
[256] Il est déterminant que M. Harkat a pu dépenser 18 000 $US compte tenu qu’il est arrivé au Canada avec un montant d’argent entre 1 000 et 1 500 $US, qu’il bénéficiait de l’assistance sociale jusqu’à la fin de l’année 1996 et n’a eu que des emplois au salaire minimum après cette date.
[257] En novembre 1997, quelques connaissances de M. Harkat ont indiqué que celui‑ci s’écartait de ses devoirs religieux, qu’il avait développé une dépendance au jeu et qu’il s’était habitué au mode de vie occidental. En février 1998, deux de ses connaissances ont fait des commentaires sur son nouveau mode de vie et l’un des interlocuteurs a suggéré que les contacts de M. Harkat en Arabie saoudite devraient arrêter de lui envoyer de l’argent parce qu’il ne l’utilisait pas à bon escient (voir la pièce M7, conversations K10 et K11; voir également les notes en bas de page nos 15 et 16).
[258] Toutefois, la Cour ne tire pas de conclusions sur la circulation d’argent entre M. Harkat et Hadje Wazir. La preuve soulève effectivement des questions sérieuses quant à la source des fonds disponibles pour M. Harkat, mais la preuve n’est pas concluante.
[259] La preuve publique concernant Hadje Wazir et ses liens avec ben Laden est également non concluante. Hormis une référence dans l’ouvrage The One Percent Doctrine, il y a très peu d’éléments de preuve à cet égard. M. Hadje Wazir a été libéré de la base aérienne de Bagram, en Afghanistan, à la suite d’une procédure militaire de révision (voir la pièce H75).
[260] En ce qui concerne la question de savoir si Hadje et Pacha Wazir sont ou non une seule et même personne, la Cour souligne que ces noms sont courants au Pakistan. La preuve est donc également non concluante sur ce point.
[261] La Cour demeure troublée par les contradictions suivantes : M. Harkat a dit en octobre 1997 avoir déposé 12 000 $US de ses économies à la banque de Wazir et a nié plus tard l’avoir fait; par ailleurs, les économies de 12 000 $US sont devenues des économies de 18 000 $US.
[262] De plus, le refus de M. Harkat d’admettre avoir eu une conversation avec Wazir, en février 1997, au sujet de personnes telles Khattab et Dahak est troublant si on garde à l’esprit l’importance de ces deux personnes. M. Harkat affirme ne pas connaître ces personnes. Ceci sera commenté plus tard dans ces motifs.
[263] De nombreuses questions, comme le débit d’argent provenant de, et à l’attention de, M. Harkat, ses corrections apportées à ses déclarations antérieures pour les réconcilier à son témoignage récent, son mode de vie à Ottawa au fil des ans et ses emplois mal rémunérés soulèvent des interrogations.
Mokhtar, son grand ami
[264] M. Harkat a témoigné qu’il est devenu un bon ami de Mokhtar. Celui‑ci était le seul qui lui rendait visite à l’entrepôt du camp des réfugiés.
[265] Dans son récent témoignage, il explique que Mokhtar, un Libyen qui avait été au service de la LIM, avait lancé une entreprise très lucrative dans le commerce du miel. Mokhtar vivait dans le riche district de Hayatabad, à Peshawar. Mokhtar avait une belle maison et une belle voiture (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 11, p. 166 et 167). C’est Mokhtar qui a donné à M. Harkat le numéro de téléphone d’Abdullah Pakistani pour qu’il puisse se faire faire un faux passeport lui permettant de quitter le Pakistan pour se rendre au Canada.
[266] M. Harkat n’a fait référence à Mokhtar qu’une seule fois au cours de l’entrevue de juin 1998 : [traduction] « Mokhtar travaille pour Arabat al Islami (ph), un organisme d’aide. Il [Mokhtar] est responsable du bureau d’attache » (voir les entrevues avec le SCRS, p. 39). M. Harkat parle du commerce lucratif du miel, mais par rapport à une autre personne. Il met en doute la véracité de certains renseignements figurant dans les résumés des entrevues selon lesquels Wael lui avait donné 18 000 $CAN. Il dit qu’en fait c’était Mokhtar qui lui avait prêté l’argent. À l’appui de cette version, M. Harkat a produit en preuve les notes manuscrites de son avocat rédigées au cours de l’entrevue (voir la pièce H51) portant sur Mokhtar. M. Creates, son avocat, a aussi témoigné à ce sujet.
[267] M. Harkat dit que Mokhtar lui a fait parvenir tous ses documents personnels lorsqu’il est arrivé au Canada en octobre 1995. Il avait laissé tous ses documents à la LIM et a quitté le Pakistan seulement avec son faux passeport saoudien et son passeport algérien. Il n’a jamais reçu la carte d’identité de la LIM portant au verso le pseudonyme Abu Muslim. Dans son récent témoignage, M. Harkat a dit que Mokhtar ne la lui a pas envoyée. Mokhtar a également donné à Wael le numéro de téléphone de M. Harkat au Canada avant son arrivée en septembre 1996.
[268] M. Harkat a appelé Mokhtar à la fin de 1996, lorsqu’il a décidé de recouvrer auprès d’Hanifah les 2 000 $US que celui‑ci avait envoyés à sa mère en septembre 1995. Mokhtar lui a dit que Hanifah se trouvait au Yémen.
[269] Vers octobre 1996, M. Harkat envisageait sérieusement d’ouvrir un magasin d’antiquités en association avec un certain Mohamed Elbarseigy (Elbarseigy), un Égyptien qui connaissait Ahmed Said Khadr. Pour y arriver, M. Harkat avait besoin de 8 000 $CAN.
[270] À cette époque, M. Harkat n’avait pas d’argent. Il a donc appelé Mokhtar qui a accepté de lui prêter les fonds nécessaires. Le virement a été effectué directement sur le compte d’Elbarseigy. Finalement, cette entreprise n’a jamais été constituée parce qu’Ahmed Maghrebi, qui vivait dans la même rue que M. Harkat, lui a appris qu’Elbarseigy avait lancé auparavant une affaire similaire qui avait fait faillite. M. Harkat a récupéré son argent.
[271] Dans son témoignage, M. Harkat affirme qu’Ahmed Maghrebi, qui a ensuite été expulsé au Maroc, lui a présenté Derbas en 1996. Ils sont devenus amis. Puisqu’il maîtrisait bien l’anglais, Derbas s’est avéré utile à M. Harkat.
[272] M. Derbas et M. Harkat ont décidé d’ouvrir une station‑service à Ottawa, ce qui nécessitait qu’ils investissent chacun 20 000 $CAN. Il a appelé son meilleur ami Mokhtar au Pakistan, qui a accepté de nouveau de lui prêter 10 000 $. Mohktar a viré les fonds par l’intermédiaire du compte d’une personne qui fréquentait la mosquée. Avec les 2 000 $US reçus du Yémen, les 8 000 $ prévus pour le commerce d’antiquités et ce nouveau prêt accordé par Mokhtar, M. Harkat avait les 20 000 $ nécessaires à l’ouverture d’une station‑service.
[273] L’entente ne s’est pas concrétisée parce que Derbas n’a pas été en mesure de recueillir les fonds requis. M. Harkat n’a toutefois pas remboursé Mokhtar puisqu’il a dépensé l’argent au casino. Il a expliqué qu’il n’a jamais rappelé Mokhtar, vu que la carte d’affaires où figurait son numéro avait été volée lors d’un cambriolage commis à son appartement. Mokhtar ne lui a jamais téléphoné non plus pour se renseigner au sujet de son argent (voir également la note en bas de page no 17).
[274] M. Harkat affirme n’avoir jamais reçu un autre montant d’argent de l’étranger. Ceci est contredit par un résumé d’une conversation entre deux connaissances de M. Harkat en janvier 1998, où l’une d’elle a dit à l’autre de dire aux contacts d’Harkat en Arabie saoudite d’arrêter de lui envoyer de l’argent parce qu’il fréquentait le casino, les discothèques et qu’il consommait de l’alcool et que [traduction] « l’argent qu’il recevait n’était pas utilisé à bon escient » (voir la conversation K11). M. Harkat a nié avoir reçu de l’argent d’Arabie saoudite.
[275] La version des événements de M. Harkat n’est pas crédible. Bien qu’il ait pu téléphoner maintes fois à Mokhtar, il a cessé de l’appeler dès qu’il a reçu les 18 000 $ parce que la carte d’affaires de celui‑ci a été volée. Il est improbable que Mokhtar ne l’ait pas rappelé pour se renseigner au sujet de l’argent prêté, étant donné que, selon la preuve, il avait le numéro de M. Harkat lorsqu’il l’a donné à Wael (Triki) en septembre 1996. La version de M. Harkat sur cette question ne peut être acceptée.
Le départ du Pakistan
[276] Comme il a été mentionné, en janvier 1994 le gouvernement du Pakistan a annoncé que tous les Algériens devaient quitter le pays « immédiatement » (voir la pièce H35). La LIM a mis donc fin à l’emploi de M. Harkat en juin 1994. Dès lors, M. Harkat a étudié les possibilités qui s’offraient à lui quant à l’endroit où il pourrait se rendre.
[277] M. Harkat a d’abord rencontré Abdullah Pakistani, qui lui avait été référé par Mokhtar. Celui‑ci lui a dit qu’il pouvait l’aider à quitter le pays contre 6 000 $US. M. Harkat a refusé. Ils ont repris cette discussion par la suite et ont convenu que Pakistani allait procurer un faux passeport saoudien à M. Harkat contre 1 200 $US.
[278] M. Harkat a alors acheté un billet d’avion aller‑retour Peshawar-Karachi-Vancouver. À l’époque, il était simplement muni de son faux passeport saoudien. Il est arrivé à Karachi où, avant l’embarquement pour Vancouver, un agent de l’aéroport a découvert le faux passeport. M. Harkat a dû retourner à Peshawar.
[279] De retour au Pakistan, M. Harkat a décidé d’envoyer 2 000 $US à sa mère, par l’entremise d’un Algérien nommé Hanifah, qui pouvait se déplacer facilement en Algérie. Sa mère n’a jamais reçu l’argent et, comme il a été vu, Hanifah a remboursé M. Harkat vers l’été ou l’automne 1996 par l’intermédiaire de Mokhtar. Dans l’entrevue d’octobre 1997 avec les agents du renseignement du SCRS, M. Harkat dit au paragraphe 28 qu’il a reçu 3 000 $US du Yémen d’un Algérien non identifié pour acheter un ordinateur, mais qu’il ne l’a pas fait et a gardé l’argent.
[280] En septembre 1995, il a acheté des billets d’avion pour aller de Peshawar à Karachi, puis à Kuala Lumpur. Il est monté à bord de l’avion à Peshawar muni de son passeport algérien, mais il a utilisé son passeport saoudien à son arrivée à Kuala Lumpur. Ainsi, un passager nommé Harkat est monté à bord et le même passager vêtu comme un Saoudien et portant un nom différent est arrivé en Malaisie.
[281] Lorsqu’il est arrivé à Kuala Lumpur, il n’y avait pas de vol à destination du Canada, de sorte qu’il est resté là‑bas pendant quatre ou cinq jours. Il a réservé un aller‑retour de Kuala Lumpur au Canada via Hong Kong et Londres. L’agence de voyage l’a informé qu’il avait besoin d’une autorisation de l’Arabie saoudite à Hong Kong. Il a cherché une solution de rechange, soit un billet en classe affaire de Kuala Lumpur au Canada via Londres, qu’il a payé 5 000 $US (prix incluant le remboursement des billets annulés). Il a quitté Kuala Lumpur le 5 octobre 1995 (voir la pièce H37). Il a engagé des dépenses pendant les cinq jours passés en Malaisie. Il a dormi dans une mosquée, à l’hôtel et dans une maison (voir les entrevues avec le SCRS, juin 1998, p. 35).
[282] Sauf pour son passeport algérien et son faux passeport saoudien, M. Harkat a confié toutes ses affaires personnelles, dont ses cartes d’identité, à Abdullah de la LIM, à Peshawar. Lorsqu’il est arrivé au Canada, il a demandé à Mokhtar de les lui envoyer.
[283] À son arrivée à Toronto le 6 octobre 1995, il a déclaré son faux passeport saoudien aux agents d’immigration et leur a montré son passeport algérien. Il lui restait approximativement 1 000 $US.
[284] Cette version des événements soulève plusieurs questions.
[285] Premièrement, la Cour ignore comment il a pu économiser $18 000 $US avant de quitter le Pakistan et arriver au Canada avec 1 000 $US seulement.
[286] De plus, après avoir quitté Peshawar la première fois, il a utilisé son passeport saoudien à Karachi, mais sans succès. Pour son deuxième voyage à Kuala Lumpur, il s’est servi de son passeport algérien pour quitter le pays et ensuite de son faux passeport saoudien lorsqu’il est arrivé en Malaisie. Pour se rendre au Canada, il a utilisé son faux passeport et à son arrivée il a déclaré les deux passeports aux agents d’immigration.
[287] Son explication quant à l’utilisation des deux passeports lors du deuxième voyage en partance de Peshawar est surprenante. Monter à bord d’un avion avec un passeport et débarquer du même avion avec un deuxième passeport est quelque peu inhabituel. Selon M. Harkat, ce changement de nationalité n’a soulevé aucune question.
[288] M. Harkat explique qu’il n’a eu d’autre choix que de voler en classe affaire de la Malaisie au Canada, fait surprenant encore vu ses ressources financières à l’époque. Cette situation est également inhabituelle pour un réfugié à la recherche de meilleures conditions de vie (voir la pièce H37 pour une copie du billet d’avion en classe affaire).
[289] Compte tenu de tout ce qui précède, là encore, sa version des événements soulève des préoccupations.
L’utilisation de pseudonymes
[290] Selon les ministres, M. Harkat s’est servi de pseudonymes pour dissimuler son identité et ses activités pour le compte des extrémistes islamistes. Les pseudonymes utilisés sont Mohamed M. Mohammed S. Al Qahtani (le nom figurant sur le faux passeport saoudien), Abu Muslim, Abu Muslima, Mohamad Adnani, Mohamed Adnani, Abou Muslim, Mohammed Harkat et Mohamed — le Tiarti.
[291] Dans le résumé des conversations de novembre 1996 concernant M. Harkat, Shehre l’a appelé « Abu Muslim » et lui a demandé comment allaient les « frères ». Shehre a dit à M. Harkat que celui‑ci pouvait se souvenir de lui sous le nom d’« Abu Messah Al Shehre de Babi ». M. Harkat s’est empressé de répondre qu’Abu Muslim n’était pas là et s’est présenté comme étant Mohamed. Il a dit à Shehre qu’il ne savait pas où se trouvait Abu Muslim ni quand il allait rentrer. Shehre s’est alors excusé d’avoir utilisé le pseudonyme Abu Muslim (voir le RPRRS, pièce M7, conversations K4 et K5; voir également les notes en bas de page nos 18 et 19).
[292] Dans une entrevue avec le SCRS en date du 4 octobre 1997, M. Harkat a informé les agents du renseignement qu’il ne se servait de pseudonymes que lorsqu’il rencontrait des gens auxquels il ne faisait pas confiance et que l’utilisation des pseudonymes était courante au Pakistan. Il a nié avoir utilisé les pseudonymes d’Abu Muslim ou Abu Muslima. Dans d’autres entrevues avec le SCRS, il a nié de nouveau avoir utilisé les pseudonymes d’Abu Muslim ou Abu Muslima (voir les entrevues avec le SCRS, juin et août 1998, p. 41 et 43). Dans un résumé des conversations engagées entre deux connaissances, on fait référence à M. Harkat sous le nom d’Abu Muslim (voir la pièce M7, conversation K11).
[293] M. Harkat admet maintenant avoir utilisé le pseudonyme d’Abu Muslim, qui, à ses dires, lui a été donné par la LIM à son arrivée à Peshawar en mai 1990; on lui a remis une carte d’identité pour le travail portant son nom officiel au recto et le nom Abu Muslim au verso. Il a utilisé cette carte pour le travail. Il a laissé la carte à la LIM lorsqu’il est venu au Canada, et son ami Mokhtar ne la lui a pas envoyée avec ses autres documents personnels en octobre 1995. La Cour ne dispose donc pas de cette carte d’identité, contrairement aux autres documents d’identification qui ont été produits.
[294] Il n’a rien inscrit à la rubrique concernant d’autres noms utilisés dans son FRP préparé en décembre 1995 (voir la pièce M7, onglet 2, p. 1). Il témoigne qu’il a procédé ainsi parce qu’il pensait qu’on lui demandait le nom utilisé en Algérie, non au Pakistan.
[295] Il n’a jamais utilisé le nom d’Abu Muslim au Canada et seuls Thaer Hafez et Derbas le connaissaient. Il nie avoir utilisé d’autres pseudonymes.
[296] Au sujet du résumé de la conversation avec Shehre, M. Harkat a dit que si quelqu’un lui avait téléphoné au Canada en l’appelant Abu Muslim, il aurait raccroché s’il ne le connaissait pas.
[297] Toutefois, comme nous le verrons plus loin, Al Shehre, un extrémiste islamiste, connaissait M. Harkat lorsqu’il lui a téléphoné en novembre 1996. M. Harkat affirme qu’il ne le connaissait pas et qu’il a seulement cherché à obtenir pour lui des services juridiques adéquats; il l’a rencontré une fois en prison. Maintenant, l’aveu de M. Harkat à l’effet qu’il a utilisé le pseudonyme d’Abu Muslim lorsqu’il travaillait au Pakistan ne peut que rendre plus crédible le résumé de la conversation de novembre 1996. Le fait qu’il ne voulait pas être associé à l’époque au pseudonyme d’Abu Muslim est troublant (voir également la note en bas de page no 20). M. Harkat n’a pas fait d’autres observations à cet égard. Selon les ministres, M. Harkat a menti au sujet de l’utilisation de pseudonymes tels Abu Muslim, entre autres, pour se distancier du réseau ben Laden.
[298] Les ministres ont également produit des éléments de preuve publics sur le fait que M. Harkat a utilisé le pseudonyme d’Adnani (voir la pièce M5, onglet 6). Bien que la Cour ne puisse pas conclure que M. Harkat a utilisé ce pseudonyme sur la foi de la preuve publique présentée, il existe une preuve confidentielle substantielle allant dans ce sens (voir également la note en bas de page no 21). Il existe donc, sur une balance de probabilités en faveur des ministres, une preuve que M. Harkat a effectivement employé des pseudonymes pour cacher son identité et ses activités.
Arrivée et vie de M. Harkat au Canada
[299] Lorsque M. Harkat est arrivé à l’aéroport Pearson de Toronto le 6 octobre 1995, il avait sur lui un montant d’argent d’approximativement 1 000 $US. Il a remis son faux passeport saoudien ainsi que son passeport algérien aux agents d’immigration et a demandé le statut de réfugié. On lui a demandé de revenir à l’aéroport Pearson pour une entrevue le 16 octobre 1995, ce qu’il a fait (voir la pièce M22).
[300] M. Harkat a téléphoné à Thaer Hafez (Hafez), un employé de HCI [Human Concern International] avec lequel il avait déjeuner en juin 1994 à Peshawar, au Pakistan. Hafez était un chauffeur de taxi vivant à Ottawa. M. Harkat n’a admis avoir fait cet appel téléphonique que beaucoup plus tard. Les deux hommes se sont entendus pour que Hafez rencontre M. Harkat à la station d’autobus d’Ottawa.
[301] M. Harkat est allé rejoindre Hafez qui l’a emmené à une mosquée sur la rue Scott. Une fois rendu à la mosquée, il a rencontré un Canadien converti à l’islam nommé Ibrahim et est resté chez lui pendant quatre jours. Lors de sa première entrevue avec les agents du renseignement, M. Harkat n’a pas admis connaître Hafez parce que Hafez ne voulait pas que son nom soit mentionné.
[302] M. Harkat a ensuite emménagé dans l’appartement d’Elbarseigy sur le chemin Britannia, où il est resté jusqu’au début de 1996.
[303] Jusqu’à la fin du printemps 1996, M. Harkat a habité dans l’appartement d’Elbarseigy. Il ne pouvait pas travailler, recevait des prestations d’aide sociale et suivait des cours d’anglais. Il a ensuite déménagé dans un appartement situé au 391, rue Nelson. Il avait l’intention de s’inscrire à un programme d’informatique à l’Université d’Ottawa, puis se marier et avoir des enfants. Il devait toutefois attendre de recevoir son statut d’immigrant.
[304] À l’automne 1996, M. Harkat a ouvert des comptes bancaires à la Banque Scotia, à la Banque Royale et à la banque Canada Trust.
[305] En septembre 1996, Mohammed Aissa Triki (Wael) est resté chez M. Harkat. En novembre 1996, une autre personne, un extrémiste islamiste nommé Al Shehre, est également arrivée au Canada, et était liée à M. Harkat. Nous reviendrons sur ces personnes plus loin dans les présents motifs.
[306] Comme il a été mentionné précédemment dans ces motifs, M. Harkat avait des projets d’affaires avec Elbarseigy et Derbas, mais ceux‑ci ne se sont jamais concrétisés.
[307] M. Harkat a commencé à jouer au casino de Hull, avec son ami Derbas, vers la fin de 1996. Il a témoigné avoir joué les 18 000 $CAN que Mokhtar lui avait donnés (voir également la note en bas de page no 22).
[308] Le 24 février 1997, la CISR a accordé le statut de réfugié à M. Harkat.
[309] En février 1997, M. Harkat aurait eu une conversation avec Wazir, conversation au cours de laquelle il aurait posé des questions sur certaines personnes, comme Khattab, Dahak et d’autres, et aurait demandé le numéro de téléphone de Wael. M. Harkat nie avoir eu cette conversation et a témoigné qu’il ne connaissait pas la plupart de ces gens.
[310] Le résumé de conversations ayant eu lieu en mars 1997 indique que M. Harkat savait qu’Ahmed Khadr était à Ottawa, qu’il l’avait rencontré et qu’il le rencontrerait à nouveau. M. Harkat nie avoir eu de telles conversations.
[311] Au cours du même mois, dans un autre résumé de conversation, on explique que M. Harkat et une connaissance discutaient du paiement des frais juridiques de Shehre et de la participation de Zubaydah. M. Harkat nie avoir eu cette conversation.
[312] En 1997, M. Harkat s’est fait interroger à deux reprises par des agents du renseignement du SCRS, soit en mai et en octobre 1997.
[313] M. Harkat a décroché un premier emploi chez Pizza Pizza. Sa dépendance au jeu s’est aggravée durant cette période. Il a donc commencé à chercher d’autres emplois et s’est trouvé du travail chez Petro‑Canada et Econo Gas.
[314] M. Harkat a été employé par ces trois entreprises jusqu’à 1999–2000, après quoi il s’est trouvé un emploi à temps plein chez Promicron pendant cinq mois, jusqu’à ce qu’il soit mis à pied. Durant cette période, il a gardé son emploi chez Pizza Pizza. M. Harkat a ensuite commencé un cours en vue d’obtenir un permis pour conduire un 18 roues.
[315] En 1998, M. Harkat a été interrogé à deux reprises par les agents du renseignement du SCRS (juin et octobre 1998).
[316] Encore une fois, M. Harkat a recommencé à travailler à trois endroits (Econo Gas Station, Mr. Gas et Pizza Pizza) pendant un an avant de décider de se procurer un permis de chauffeur de taxi, qu’il n’a jamais reçu en raison de son arrestation en décembre 2002, après la délivrance du certificat de sécurité de 2002.
[317] Sa dépendance au jeu est devenue un problème. En 1998–1999, les agents de sécurité du casino lui ont fait signer une entente stipulant qu’il y était désormais interdit d’entrée. Son amitié avec Derbas a pris fin à ce moment.
[318] Selon son témoignage, il a dépensé tout l’argent qu’il possédait au jeu, allant même jusqu’à utiliser tous les fonds disponibles sur ses cartes de crédit. Il avait une marge de crédit de 10 000 $CAN auprès de Canada Trust ainsi qu’une ligne de crédit. Certains documents financiers (voir la pièce M25) démontrent l’existence d’importants mouvements de fonds pendant une période de trois mois pendant laquelle il a reçu des avances totalisant plus de 25 000 $CAN. Sa petite amie à ce moment lui a également prêté de l’argent. Le total de toutes ces sommes représente un montant considérable pour une personne ayant trois emplois payés au salaire minimum.
[319] M. Harkat a recommencé à jouer vers la fin de 2000, et, à un certain moment, a même perdu 65 000 $CAN, ce qui a mis à l’épreuve la relation qu’il entretenait avec Sophie Lamarche. Ils se sont mariés en janvier 2001.
[320] M. Harkat est retourné voir les agents de sécurité au casino et a accepté d’y être interdit d’entrée pendant cinq ans. Il n’a pas joué depuis.
[321] En mai et en juin 2001, M. Harkat a eu des conversations avec sa « fiancée » et la mère de celle‑ci qui se trouvaient en Algérie. Il leur a dit que lorsque son dossier d’immigration serait réglé, il se rendrait en Algérie et se marierait. Il a également proposé d’acheter une maison en Algérie. Sa fiancée a exprimé le désir de venir au Canada. M. Harkat a dit qu’il voulait qu’elle reste en Algérie pour y élever leurs futurs enfants.
[322] M. Harkat a eu d’autres conversations, entre autres avec son père et son frère en Algérie. Certaines des conversations avec sa famille en Algérie ont porté sur le désir de son frère de venir au Canada et sur la situation politique en Algérie. En juin 2001, il a demandé à son frère de lui trouver une maison en Algérie et a dit à son père qu’il prévoyait revenir à la maison dans les deux mois suivants (voir les conversations K, résumé supplémentaire des conversations de Mohamed Harkat de mai à juin 2001).
[323] M. Harkat a témoigné avoir dit à sa famille qu’il voulait aller en Algérie pour leur faire plaisir et leur donner de l’espoir. Il n’avait aucunement l’intention de retourner dans son pays, d’acheter une maison ou de se marier. Comme son père n’avait pas le téléphone, sa famille devait utiliser le numéro de téléphone du voisin. Sa relation avec sa « fiancée » se passait uniquement au téléphone. Il ne l’a jamais rencontrée et ne savait pas comment mettre fin à cette relation. Il a décidé d’épouser Sophie, mais il a continué d’envoyer de l’argent à sa famille pour qu’ils aient « une belle vie ». La Cour souligne que son comportement avec sa fiancée et sa famille au téléphone ne reflète aucunement celui d’une personne craignant de retourner en Algérie.
[324] M. Harkat a été arrêté en décembre 2002, lorsque le premier certificat de sécurité a été délivré contre lui. À ce jour, il n’a toujours pas de statut de résident permanent au Canada.
[325] J’en dirai davantage dans les prochains chapitres sur la vie de M. Harkat au Canada ainsi que sur les personnes avec qui il entretenait des liens.
Mohammed Aissa Triki (Wael)
[326] Les ministres sont d’avis que M. Harkat a aidé Wael, un islamiste extrémiste, à entrer au Canada alors qu’il était au pays.
[327] En septembre 1996, M. Harkat a facilité l’arrivée de Wael au Canada, en l’aidant tout au long du processus d’immigration au Canada et en lui offrant le gîte pendant au moins trois jours à son appartement de la rue Nelson. Wael a quitté le Canada le 23 octobre 1996 en se servant d’un faux passeport, différent de celui qu’il avait présenté à son arrivée (voir la pièce M15).
[328] Selon les ministres, le fait d’avoir aidé Wael démontre que même en étant au Canada, M. Harkat a continué d’entretenir des liens avec des personnes soupçonnées d’être liées à des organisations islamiques extrémistes ou terroristes.
[329] Les ministres font également valoir que par l’entremise de Wael, M. Harkat a conservé des liens avec la structure financière du réseau ben Laden. Pour les ministres, ceci montre que M. Harkat a tenté de recevoir, de conserver ou d’investir au Canada de l’argent provenant du réseau.
[330] Au cours de l’entrevue de juin 1998 effectuée par les agents du renseignement, M. Harkat a affirmé que Wael lui avait rendu visite et que c’est Mokhtar qui avait donné à Wael son nom et son numéro de téléphone. Wael est arrivé au Canada avec un montant de 60 000 $CAN en espèces afin de créer une entreprise. Selon M. Harkat, lorsqu’on lui a demandé où il avait trouvé l’argent pour jouer, il a répondu que Wael l’aimait bien et lui avait donné 18 000 $. Plus récemment, il a corrigé ce qui est, selon lui, une erreur dans le résumé et a affirmé que c’était Mokhtar qui lui avait donné l’argent.
[331] Lors de l’entrevue d’octobre 1997, soit un an après la visite de Wael au Canada, M. Harkat a identifié Wael sur une photo et l’a décrit comme un Tunisien ayant environ son âge et a affirmé l’avoir rencontré au Pakistan. Wael travaillait pour l’International Islamic Relief Organization (IIRO). M. Harkat savait que Wael voulait visiter le Canada, mais ignorait quand il allait venir. Lorsqu’il est arrivé, Wael est resté à l’appartement de M. Harkat pendant trois jours, puis a loué une chambre d’hôtel jusqu’à son départ du Canada. M. Harkat n’a eu aucune nouvelle de Wael après son départ.
[332] Wael présentait un intérêt pour le SCRS, comme l’a affirmé John dans son témoignage. Il est arrivé au Canada avec un faux passeport et a quitté le pays le 23 octobre 1996 en présentant un autre faux passeport saoudien au nom de Mohamed Sayer Alotaibi.
[333] Pour le professeur Wark, [traduction] « les allégations les plus solides au sujet de liens entre des organisations caritatives musulmanes et le terrorisme visent des organisations et des branches de ces organisations, comme l’IIRO dans diverses régions du monde ». Les liens de M. Harkat avec la LIM, toutefois, ne soulevaient aucune préoccupation dans son esprit (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 17, p. 195). Dans son rapport écrit, il renvoie à un examen secret fait par le FBI [Federal Bureau of Investigation] portant sur le terrorisme à l’échelle mondiale, désignant l’IIRO et la LIM comme d’[traduction] « importantes ressources » pour une nouvelle génération de terroristes extrémistes sunnites (voir la pièce H10, onglet A2, p. 33). Wael était au service de l’IIRO. Puisqu’il était employé par un organisme d’aide, il a pu entrer au Canada avec 60 000 $CAN et voulait demander l’asile.
[334] Bien que certains éléments donnent à penser que M. Harkat est un extrémiste islamiste, les éléments de preuve produits lors des audiences publiques ne sont pas suffisants pour justifier une telle conclusion. Toutefois, si l’on ajoute les preuves produites lors des audiences publiques aux preuves examinées durant les audiences à huis clos, la Cour peut conclure que Wael était un extrémiste islamiste (voir également la note en bas de page no 23).
[335] M. Harkat ne nie pas avoir eu des conversations avec Wael avant et après l’arrivée de celui‑ci au Canada.
[336] En septembre 1996, M. Harkat a dit à Wael de dire qu’il ne connaissait personne au Canada. Wael a demandé à M. Harkat de ne pas informer [traduction] « les gars à Peshawar » de son arrivée. Il a ensuite avisé M. Harkat qu’il était arrivé et que l’on pouvait le joindre à un hôtel à Montréal. Plus tard, ils ont discuté de la manière dont Wael se rendrait à Ottawa et de la personne qui irait le chercher. À la demande de M. Harkat, Derbas a emmené Wael à l’appartement de M. Harkat où il est resté pendant trois jours avant d’aller à l’hôtel (voir la pièce M7, conversation K3). Wael a quitté le Canada trois semaines plus tard (voir également note en bas de page no 24).
[337] Lors d’une autre conversation, en février 1997, M. Harkat a demandé à Wazir le numéro de téléphone de Wael, mais Wazir ne l’avait pas (voir la pièce M7, conversation K6). M. Harkat nie avoir eu cette conversation.
[338] M. Harkat admet avoir rencontré un avocat de Montréal au sujet du dossier d’immigration de Wael et de Derbas.
[339] M. Harkat était le contact de Wael au Canada. Il l’a conseillé sur la façon de traiter avec les agents d’immigration et l’a aidé à prendre des arrangements pour son transport. Wael est également resté chez lui pendant trois jours.
[340] M. Harkat a nié avoir reçu de l’argent de Wael pendant que celui-ci était au Canada. Il affirme que c’est Mokhtar qui lui a donné l’argent (18 000 $CAN) et non Wael. Il a reçu ce montant avant l’arrivée de Wael (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 12, p. 40; et vol. 14, p. 207).
[341] La preuve produite tend à indiquer qu’ils ont discuté du projet de station‑service à l’automne 1996, et non avant l’arrivée de Wael en septembre 1996. M. Harkat aurait reçu un montant de 10 000 $CAN de Mokhtar à cette fin.
[342] M. Harkat a récemment témoigné avoir dit à Wael qu’il prévoyait ouvrir une station‑service, mais que ce dernier n’a pas aimé l’idée : [traduction] « C’est trop cher donc le projet s’est arrêté là » (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 20, p. 78).
[343] Une contradiction ressort du résumé de l’entrevue de juin 1998 menée par les agents du renseignement au sujet de l’origine du montant de 18 000 $CAN. M. Warren Creates, avocat de M. Harkat à ce moment, était présent pendant la dernière partie de l’entrevue, et il affirme que M. Harkat a dit que c’est Mokhtar qui lui a remis les 18 000 $CAN. Les notes manuscrites de M. Creates vont également dans ce sens (voir la pièce H51). Selon la prépondérance de la preuve, il y a lieu de retenir la version de M. Harkat. Aucune conclusion défavorable quant à la crédibilité de celui-ci ne peut être tirée sur ce fondement.
[344] Wael est resté au Canada pendant les trois premières semaines d’octobre 1996. Quelques jours après son arrivée, il a appris qu’il ne pouvait obtenir le statut de réfugié. Il s’est rendu à l’hôtel, a acheté une voiture et est parti le 23 octobre 1996. Avant de partir, il a donné sa voiture à Derbas.
[345] La preuve révèle que M. Harkat a aidé Wael, un extrémiste islamiste et personne d’intérêt pour le SCRS, à entrer au Canada et qu’il l’a aussi aidé pendant qu’il était au pays. M. Harkat a également voulu rester en contact avec lui après son départ du Canada.
Allégation que M. Harkat est un « agent dormant »
[346] Dans le RPRRS, il est indiqué que M. Harkat est un « agent dormant » agissant pour le réseau ben Laden : il a toutes les caractéristiques d’un agent dormant (voir la pièce M7, p. 4, 13 et 14). Dans leurs observations écrites et leurs plaidoiries, les ministres soutiennent que l’applicabilité du paragraphe 34(1) de la LIPR ne dépend pas de la question de savoir si le comportement de M. Harkat au Canada correspond à la définition d’« agent dormant ».
[347] Le RPRRS donne plusieurs exemples où des agents d’Al‑Qaïda présentaient certaines caractéristiques d’un agent dormant. John définit l’agent dormant comme un agent qui est envoyé dans un pays pendant un certain temps, c’est‑à‑dire quelques mois ou quelques années, en prévision d’une opération planifiée. Cette personne doit éviter d’attirer l’attention des autorités et il est possible qu’on lui demande de surveiller des lieux et d’identifier des cibles; l’important est qu’il doit être prêt à agir lorsqu’il sera appelé à le faire (voir la transcription des débats judiciaires, 4 novembre 2008, p. 302).
[348] Les experts ont longuement débattu cette question afin de trouver une définition acceptable de l’agent dormant. Ils ont recherché si la vie de M. Harkat au Canada correspondait à cette définition et si le réseau ben Laden employait des agents dormants. Les experts ne se sont pas entendus sur la définition.
[349] M. Rudner a expliqué que l’agent dormant n’est pas habituellement envoyé pour effectuer une opération. Habituellement, son rôle est celui d’un facilitateur qui prépare le terrain pour rendre l’opération possible. C’est un complice (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 7, p. 197 à 200). Il a également noté que le manuel d’Al‑Qaïda contient des instructions pour les opérations secrètes (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 8, p. 69 et 70).
[350] M. Quiggin n’a pu affirmer avec certitude qu’Al‑Qaïda utilise des agents dormants. La transaction pénale concernant Al‑Marri, qui établit certaines caractéristiques clés de l’agent dormant, ne démontrait pas, selon M. Quiggin, qu’il était un agent dormant (voir transcription des débats judiciaires, vol. 16, p. 185 et 186). En revanche, M. Wark décrit Al‑Marri comme étant [traduction] « un authentique agent dormant d’Al‑Qaïda envoyé en Amérique du Nord » (voir la pièce H10, onglet A2, p. 23).
[351] Le RPRRS contient d’autres exemples de personnes que les ministres considèrent comme des agents dormants de ben Laden (Mohammed Sadeek Odeh, Wadih el Hage, pièce M7, p. 13 et 14). Le cas de Marzouk a également été évoqué. Le témoignage de M. Rudner ainsi que l’interprétation des faits de John ont contribué à rendre cette terminologie plus précise.
[352] Le témoignage de M. William sur ce sujet était également vague. Selon lui, d’après une étude réalisée en 2009 (voir la pièce H71), l’agent dormant prend part activement à une opération terroriste peu de temps après avoir terminé son entraînement. L’agent dormant est [traduction] « une exception, et non une tendance ou une option courante » (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 22, p. 140). Or, M. William a dit le contraire lorsqu’il a témoigné en 2007 devant le tribunal de la commission militaire dans le cadre du procès de Salim Hamdan (voir la pièce M39) : il a déclaré alors qu’il existait des cellules dormantes d’Al‑Qaïda après le 11 septembre à Madrid, Bali, etc. (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 22, p. 154 et 155). Il a dit à la Cour avoir changé d’avis après avoir lu un extrait d’une étude menée en 2009 par M. Marc Sageman (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 22, p. 158 à 161).
[353] Ce qui ressort clairement de l’ensemble des témoignages des experts est qu’il n’existe aucune définition scolaire de l’agent dormant œuvrant pour des organisations terroristes. C’est en serrant au plus près les réalités concrètes que nous obtiendrons une meilleure perspective sur cette question.
[354] Il n’existe aucune définition juridique de l’agent dormant. J’accepte la preuve de M. Rudner à l’effet que le réseau ben Laden a employé des agents dormants. J’accepte également la caractérisation faite par M. Rudner qu’un agent dormant est quelqu’un qui facilite la réalisation d’une opération. À mon avis, un agent dormant est quelqu’un qui tente de s’établir dans un pays dans l’objectif de faciliter le travail d’une organisation terroriste. Les agents dormants emploient une variété de techniques, mais doivent éviter d’attirer l’attention des autorités locales. L’expression a été utilisée dans le RPRRS pour décrire la vie perçue de M. Harkat depuis son arrivée au Canada au début de l’automne de 1995. Cela étant dit, elle peut être utile pour comprendre les fais dont nous disposons.
[355] Certains aspects du comportement de M. Harkat rappellent des caractéristiques généralement attribuées aux agents dormants.
[356] Les ministres allèguent que l’utilisation par M. Harkat d’un faux document à son arrivée au Canada, son recours à des pseudonymes et à des techniques de sécurité, son attitude secrète et dissimulatrice à l’égard de ses allées et venues passées et de ses liens avec des extrémistes islamistes évoquent le modus operandi d’un agent dormant (voir la pièce M7, p. 12).
[357] En ce qui concerne les terroristes qui voyagent partout dans le monde, l’utilisation de faux documents, y compris des passeports, est un élément clé (voir la transcription des débats judiciaires, 4 novembre 2008, p. 278; vol. 8, p. 59 et 60; et la pièce M19B, p. 33 et 34). Toutefois, la Cour accepte que des véritables réfugiés utilisent également de faux documents pour échapper à la persécution.
[358] Lorsqu’il est arrivé à Toronto, M. Harkat a déclaré son faux passeport saoudien et a présenté son authentique passeport algérien aux autorités canadiennes. On fait valoir que ce comportement correspond à celui d’un véritable réfugié fuyant la persécution.
[359] Cependant, M. Harkat n’avait pas initialement l’intention de déclarer son passeport algérien à son arrivée. La première fois qu’il a tenté de quitter le Pakistan pour aller à Vancouver, tentative qui a avorté parce que les autorités douanières de l’aéroport de Karachi ont découvert que son passeport était un faux, M. Harkat avait seulement son faux passeport avec lui et avait laissé son authentique passeport chez lui. Il a témoigné qu’après son arrivée à Vancouver, il avait l’intention de demander à Mokhtar de lui envoyer ses véritables pièces d’identité au Canada, y compris son passeport algérien, afin qu’il puisse les présenter aux autorités canadiennes de l’immigration.
[360] Les circonstances entourant la première tentative de M. Harkat d’entrer au Canada ne correspondent pas à la situation d’un véritable réfugié fuyant la persécution. Elles rejoignent l’explication donnée par M. Rudner concernant l’emploi de faux documents par des terroristes ou par des personnes liées à des terroristes (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 8, p. 59 et 60). De plus, je note que Wael n’a présenté aucun passeport authentique à son arrivée au Canada ni lors de son départ du pays.
[361] La preuve établit par ailleurs que Zubaydah a demandé à Ressam cinq passeports canadiens, présumément pour l’usage de certains de ses instructeurs de camp. Zubaydah a confirmé avoir fait cette demande, mais a indiqué que ces passeports ne devaient pas servir à des activités terroristes (voir la pièce M5, onglet 15).
[362] Tel que vu précédemment, selon les ministres, avant son arrivée au Canada, M. Harkat a utilisé plusieurs pseudonymes. À leur avis, M. Harkat a recouru à des pseudonymes pour dissimuler son identité et ses véritables activités pour le compte d’extrémistes islamistes. Ce n’est qu’en octobre 2004, dans le cadre de l’instance relative au premier certificat de sécurité qu’il a admis avoir utilisé le pseudonyme d’Abu Muslim pendant qu’il travaillait au Pakistan. Dans son récent témoignage, il confirme avoir utilisé le pseudonyme d’Abu Muslim, mais non d’autres pseudonymes. Selon les ministres, son manque d’ouverture à ce sujet révèle un désir de prendre ses distances à l’égard du RBL.
[363] Comme il a été dit plus haut, les éléments de preuve produits à huis clos révèlent que M. Harkat a effectivement utilisé des pseudonymes pendant qu’il était au Pakistan, ce qui, selon les ministres, est conforme à la définition d’agent dormant. Toutefois, M. Harkat n’a utilisé aucun pseudonyme depuis son arrivée au Canada.
[364] Lors d’une conversation avec Al Shehre en février 1998, M. Harkat aurait dit qu’il devait être discret parce qu’il devait obtenir son statut d’immigrant au Canada et qu’ensuite il serait [traduction] « prêt ». Il aurait ajouté qu’il n’était pas dans une position lui permettant de parler librement (voir le résumé de la conversation K12; voir également la note en bas de page no 25).
[365] M. Harkat a nié avoir eu cette conversation. Comme il sera exposé en détail plus loin dans les présents motifs, la Cour conclut qu’il connaissait Al Shehre, un extrémiste islamiste au Pakistan, qu’il a eu des conversations avec lui avant son arrivée au Canada, qu’il a aidé Al Shehre pendant qu’il était en prison à Ottawa et qu’il lui a parlé après son départ du Canada. Il existe également de l’information à l’effet que M. Harkat aurait aidé à payer les frais juridiques de Shehre. La Cour ne retient pas les dénégations de M. Harkat quant à cette conversation. Le contenu de la conversation indique que sa priorité était d’obtenir son statut canadien. À cette fin, il devait conserver un rôle effacé, ce qui signifie qu’il ne pouvait pas être vu comme étant un proche d’Al Shehre. Ce comportement est également compatible avec celui d’un agent dormant.
[366] M. Harkat a été aussi quelque peu imprécis au sujet de ses allées et venues et de ses relations passées. Il l’est encore. Ceci peut être associé avec le comportement d’un agent dormant.
[367] Conséquemment, à son arrivée, M. Harkat nie avoir eu des amis au Canada. Il n’a pas révélé qu’il connaissait Hafez. Dix jours après son arrivée, il a rencontré A. Khadr et s’est rendu à Toronto avec lui. Ce voyage a seulement été révélé plus tard. Lorsqu’il a été interrogé par le Service en juin 1998, il a dit avoir rencontré A. Khadr à Toronto avec Elbarseigy, mais affirme qu’il ne lui a pas vraiment parlé. Il a témoigné qu’il ne connaissait pas A. Khadr pendant qu’il était au Pakistan, mais qu’il avait entendu parler de lui. Il a dit également ne pas connaître Zubaydah et affirme ne l’avoir jamais rencontré et ne lui avoir même jamais parlé. Il a admis connaître Wazir, le financier qui était chargé d’échanger son argent pendant qu’il était au service de la LIM. Par contre, il n’admet pas avoir eu de discussion en février 1997 au sujet d’Ibn Khattab ou des personnes travaillant pour Khattab ou d’Al Dahhak (voir la conversation K6). M. Harkat a admis connaître Wael (ou Triki) qui est resté chez lui pendant quelques jours. Vu son témoignage à ce sujet, on peut clairement supposer qu’il tente de cacher en partie sa vie passée afin de ne pas être associé aux extrémistes islamistes.
[368] L’utilisation par M. Harkat de faux documents, les efforts qu’il a déployés pour ne pas être rattaché à au moins un pseudonyme, le fait qu’il voulait se faire discret, son attitude secrète par rapport à certaines personnes et à son passé et les liens avec les extrémistes islamistes ne démontrent pas de façon concluante qu’il est un agent dormant, mais constituent des éléments troublants pouvant être attribués à un agent dormant. Ceci ne peut qu’avoir un impact sur la crédibilité de M. Harkat.
[369] Depuis l’arrivée de M. Harkat au Canada à l’automne 1995, sa vie est remplie de questions sans réponse. Comme il ressort de la preuve, il est venu au Canada pour obtenir le statut de Canadien et pour être « prêt ». La Cour trouve troublant le fait de ne pas connaître l’objectif pour lequel il devait être prêt et il aurait été extrêmement utile d’en apprendre davantage à ce sujet. Son silence et ses dénégations à l’égard de faits d’une importance aussi cruciale sont troublants.
[370] À mesure que ses habitudes de jeu s’aggravaient et qu’il devenait de plus en plus endetté, alors qu’il s’adaptait à la vie nord‑américaine, M. Harkat a commencé à tranquillement tourner la page sur son passé. Il a cherché désespérément à se marier afin de faciliter l’obtention de son statut au Canada.
Ibn Khattab
[371] Les ministres font valoir que l’organisation d’Ibn Khattab est un groupe terroriste qui a participé activement à la guerre contre les Russes au Tadjikistan, en Tchétchénie et au Daguestan. Ils allèguent également que cette organisation était liée au réseau ben Laden. Le fait que M. Harkat était lié à Ibn Khattab révélerait qu’il est membre de ce réseau.
[372] Les ministres soutiennent également que M. Harkat exploitait un lieu d’hébergement lié à Ibn Khattab à Peshawar, au Pakistan, de 1994 à 1995. Ce lieu était utilisé par des moudjahidines lors de leurs déplacements entre les camps d’entraînement en Afghanistan. M. Harkat facilitait leurs mouvements, faisait des courses pour eux et exerçait les fonctions de chauffeur pour Ibn Khattab (voir le résumé des renseignements contenus dans le RRS daté du 23 avril 2009, pièce M10; et le résumé public du RRS supplémentaire daté du 10 décembre 2009, pièce M11).
[373] À l’appui de leurs allégations relatives à Khattab, les ministres ont invoqué le témoignage d’expert livré par M. Rudner lors des audiences publiques pour qualifier l’organisation Khattab de groupe terroriste lié au RBL.
[374] M. Harkat a produit des éléments de preuve démontrant que Khattab n’était pas le dirigeant d’un groupe terroriste et que son organisation n’avait aucun lien avec le réseau ben Laden. Il n’est donc pas membre de ce réseau. Deux témoins experts, M. Williams et M. Quiggin, ont abordé ce point pour son compte.
[375] M. Harkat a nié connaître Khattab et avoir exploité un lieu d’hébergement ou fait des courses pour son compte. Il dit n’avoir jamais exploité de lieu d’hébergement à Peshawar (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 12, p. 141 à 143; vol. 14, p. 117 et 118).
[376] M. Harkat nie également avoir eu une conversation avec Hadje Wazir en février 1997 lors de laquelle il se serait identifié comme étant « Muslim » du Canada. Durant cette conversation, il aurait posé des questions au sujet de Khattab ou de personnes liées à Khattab. Hadje Wazir a répondu qu’il n’avait pas vu Khattab depuis longtemps, mais qu’il avait vu [traduction] « ses hommes ». Lorsqu’on l’a interrogé au sujet de cette conversation, M. Harkat a répondu comme suit (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 12, p. 130 et 131) :
[traduction]
Q. Connaissiez‑vous Khattab ou aviez‑vous déjà entendu ce nom à ce moment, soit en février 1997?
R. Non, je ne le connais pas.
Q. Avez‑vous fait cet appel ou avez‑vous eu cette conversation?
R. Non, je ne fais pas cet appel.
Q. Et comment savez‑vous que vous ne l’avez pas fait?
R. Non, je n’ai pas fait cet appel.
Q. Et comment pouvez‑vous être certain que vous n’avez pas fait cet appel?
R. À cause de ces noms, je ne les reconnais pas. Il y a beaucoup de noms de personnes que je ne connais pas.
Q. Vous ne vous souvenez absolument pas de ces noms dans votre passé?
R. Non.
[377] Ainsi, M. Harkat nie qu’il connaît Khattab et qu’il a été impliqué dans un groupe mené par ce dernier.
Les faits relatifs à Ibn Khattab
[378] Surnommé « le lion de Tchétchénie », Ibn Khattab était le nom de guerre de Samir Saleh Abdullah al‑Suwailem. Khattab était un Arabe d’origine saoudienne ou jordanienne, un guerrier islamiste et un wahhabite qui a d’abord combattu les Soviétiques en Afghanistan. Après le retrait des Soviétiques de l’Afghanistan en 1989 et la création de la Fédération de Russie en 1991, Khattab a manifesté une forte volonté d’appeler au jihad dans le Caucase, principalement au Tadjikistan, et ensuite en Tchétchénie et au Daguestan.
[379] Khattab considérait la Tchétchénie comme une nation musulmane attaquée par les infidèles, tout comme l’Afghanistan. Il estimait que la Tchétchénie était [traduction] « un pays à libérer, à islamiser et à utiliser comme modèle pour conquérir toutes les terres musulmanes dans le Caucase et dans le sud de la Russie » (voir Lorenzo Vidino, « The Arab Foreign Fighters and the Sacralization of the Chechen Conflict », dans Al-Nakhlah: The Fletcher School Online Journal for Issues Related to Southwest Asia and Islamic Civilization, printemps 2006, page 2; pièce M12‑A, onglet 14).
[380] Khattab est arrivé en Tchétchénie en 1995, après avoir combattu pendant deux ans aux côtés de l’opposition islamique les forces soutenues par les Russes au Tadjikistan. Il était responsable d’un groupe de 300 Arabes afghans appelé Brigade islamique internationale de Khattab (voir Julie Wilhelmsen, « Between a Rock and a Hard Place: The Islamisation of the Chechen Separatist Movement » (2005), 57 Europe‑Asia Studies, no 1, p. 41; pièce M12‑A, onglet 15; et Carlotta Gall, « Muslim fighter embraces warrior mystique », The New York Times (17 octobre 1999), p. 2; pièce M12‑A, onglet 4).
[381] Une fois en Tchétchénie, Ibn Khattab s’est joint aux forces armées dirigées par le commandant tchétchène Shamil Bassaïev. Bassaïev est responsable des détournements d’autobus ayant eu lieu en 1993 et en 1994, ainsi que d’autres attaques violentes dirigées contre des unités militaires russes et des civils (voir Sean Kendall Anderson et Stephen Sloan, Terrorism: Assassins to Zealots, Lanham, Md. : Scarecrow Press, 2003, p. 82; pièce M12‑A, onglet 9; et voir Anatol Lieven, « Russia on the Eve: Nightmare in the Caucasus » (2000), 23 The Washington Quarterly, no 1, p. 145; pièce M12‑A, onglet 10) :
[traduction] Pendant et après la désastreuse campagne de Russie de 1994–1996 qui a duré 20 mois, les milices tchétchènes ont commis plusieurs attentats terroristes, dont plusieurs contre des contractuels, des travailleurs d’aide humanitaire, des missionnaires étrangers ainsi que contre des Russes et des Tchétchènes modérés. Le 14 juin 1995, le chef rebelle extrémiste Shamil Bassaïev a pris 1 000 personnes en otages dans un hôpital de la ville de Boudionnovsk en Russie. Après quatre jours de combat, les troupes russes ont repris l’hôpital, au prix de 150 victimes, mais les rebelles se sont échappés avec environ 100 otages. Le 4 décembre 1995, le bombardement d’un immeuble administratif à Grozny, en Russie, a fait 11 morts et plus de 60 blessés. Le 9 janvier 1996, des rebelles tchétchènes ont attaqué un hôpital de Kizlyar, au Daguestan, et ont fait plus de 3 000 otages. Une semaine plus tard, des sympatisants des rebelles tchétchènes ont détourné un transbordeur naviguant sur la mer Noire en provenance de Trabzon, en Turquie, et se dirigeant vers Sotchi, en Russie, et ont pris en otages les 165 passagers et membres d’équipage, mais les ont libérés peu de temps après.
[382] Ces actes de violence, commis en réponse à des actes similaires de la part des Russes contre des rebelles et des civils, ont abouti au règlement provisoire du conflit tchétchène en 1996 en faveur du mouvement tchétchène. Khattab aurait participé à ce conflit seulement lors d’opérations militaires. Il s’est toutefois rallié au camp de Bassaïev et ne s’est jamais opposé aux atrocités qui ont été commises ni à l’utilisation de civils comme boucliers.
[383] Avec le support de Bassaïev, Khattab est demeuré en Tchétchénie où il a établi plusieurs camps d’entraînement militaires. La main‑d’œuvre, l’équipement et les fonds provenant d’Afghanistan et du Moyen‑Orient ont permis à Khattab d’implanter plus de trois camps formant en moyenne 400 combattants par session, chaque session durant deux mois (voir la pièce M12‑A, onglet 14, p. 2; et onglet 15, p. 43). Cette nouvelle force est devenue essentielle pour les activités du mouvement de Bassaïev en Tchétchénie.
[384] En collaboration avec Ibn Khattab, Bassaïev et d’autres extrémistes tchétchènes ont attaqué les Russes au Daguestan à l’été 1999. Ces attaques ont entraîné d’importantes mesures de rétorsion qui ont permis aux Russes de récupérer les villages daguestanais. Bassaïev a donc été obligé de se replier en Tchétchénie où la guerre a repris (voir la pièce M12-A, onglet 9, p. 84).
[385] En septembre 1999, des bombes ont explosé dans des immeubles d’habitation à Moscou et à Volgodonsk, tuant 217 personnes. Le théâtre de Moscou a été attaqué. Selon des sources russes, ces attaques ont été commises par le mouvement tchétchène. Le mouvement nie toutefois ces allégations. Les troupes russes sont revenues en Tchétchénie et ont déclenché une deuxième guerre en Tchétchénie, laquelle a donné lieu à des pertes militaires et civiles considérables (voir la pièce M12‑A, onglet 9, p. 84; et Lorenzo Vidino, « How Chechnya Became a Breeding Ground for Terror » (2005), 12 Middle East Quarterly, no 3, p. 3; pièce M12-A, onglet 13). Les troupes russes ont finalement reconquis la Tchétchénie.
[386] Ibn Khattab a été tué en mars 2002 par une lettre empoisonnée. On prétend que les renseignements russes sont responsables de sa mort.
M. Harkat et Ibn Khattab
[387] Les éléments de preuve produits par les ministres lors des audiences publiques et à huis clos indiquent que M. Harkat connaissait Ibn Khattab lorsqu’il était au Pakistan. M. Harkat a affirmé qu’il ne le connaissait pas et qu’il n’avait jamais entendu ce nom auparavant.
[388] Dans les circonstances, une simple dénégation ne suffit pas. La preuve produite par les ministres lors des audiences publiques et à huis clos est sérieuse et cohérente et indique que M. Harkat connaissait Ibn Khattab alors qu’il était au Pakistan. Selon les éléments de preuve produits lors des audiences publiques, ils se connaissaient. Lors de sa conversation avec Wazir en février 1997, il a été question de Khattab et de « ses hommes ». De plus, son témoignage quant à son inactivité professionnelle pendant une période de 15 mois entre 1994 et 1995 n’est pas crédible. Les ministres allèguent que c’est pendant au moins cette période qu’il a exploité un lieu d’hébergement pour le compte d’Ibn Khattab.
[389] Comme il a été dit plus haut, M. Harkat nie avoir eu une conversation avec Wazir en février 1997 (voir la conversation K6), ce qui n’est pas crédible puisqu’il a admis avoir fait sa connaissance au Pakistan.
[390] Dans le résumé des conversations de février 1997, il appert que M. Harkat utilisait le nom « Muslim » du Canada lorsqu’il discutait avec Hadje Wazir. Cela renvoie à un pseudonyme, soit celui d’Abu Muslim, que M. Harkat prétend avoir reçu de la Ligue islamique mondiale au début de son emploi (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 11, p. 125 et 126). Bien qu’il n’admette pas avoir fait cet appel, je conclus qu’il a eu lieu et que l’utilisation du nom « Muslim » du Canada est un autre indice que M. Harkat et M. Wazir se connaissaient. Pour les motifs énoncés dans le chapitre portant sur le résumé des conversations K, je prête foi au contenu du résumé. Alors qu’il parlait à Wazir, M. Harkat s’est informé au sujet de Khattab et de ses hommes; ceci mène à la conclusion que M. Harkat connaissait Khattab suffisamment pour demander de ses nouvelles. Compte tenu de l’ensemble de la preuve présentée, il existe suffisamment d’information devant la Cour pour appuyer cette conclusion.
Les services rendus par M. Harkat à Ibn Khattab
[391] Pendant environ 15 mois après que la Ligue islamique mondiale lui eut annoncé qu’elle ne le garderait plus à son service et qu’il devait quitter « immédiatement » le Pakistan, M. Harkat n’a rien fait d’autre que passer du temps avec Thaer Hafez et faire des démarches pour obtenir un faux passeport. Pendant cette période, il a vécu dans une maison prêtée par une connaissance (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 11, p. 150) :
[traduction] Puisque je connais Hadje Wazir — pas Hadje Wazir, Haji Mohamed Dost surveillant, il me connaît, il sait — et je lui demande si je peux rester jusqu’à ce que je quitte le pays; je lui dis que la plupart des Afghans ont commencé à partir. Il y a une maison près de l’école qui est vide. Alors il me l’offre jusqu’à ce que je quitte le pays. [Non souligné dans l’original.]
[392] M. Harkat a appris qu’il devait quitter le pays au début de 1994, mais il ne l’a pas fait parce que, dit-il, il n’avait nulle part où aller (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 13, p. 194) :
[traduction]
Q. Alors, que faites‑vous entre juin 1994 et septembre 1995?
R. Je me prépare à quitter le pays, mais je ne sais pas comment.
Q. Exact.
R. C’est pendant cette période que j’ai rencontré Thaer. Il ne travaille pas. Il a dit je pense que c’est une période plus courte, alors vous pensez dans quel pays vous voulez aller, et c’est une question de temps. Ce n’est pas comme si je voulais faire vite. Je voudrais cette fois‑ci m’établir pour de bon quelque part. Alors où aller, c’est un cul‑de‑sac — personne ne va te donner un visa. J’ai essayé toutes les options. C’est pourquoi je ne veux pas me dépêcher. La deuxième fois je pourrais, vous savez, encore devoir déménager dans un autre pays. Alors je commence à être vieux et j’aimerais, vous savez, toutes ces pensées, vous savez, lorsque vous arrivez à un âge où vous voulez trouver un endroit où vivre.
Alors après 1995, c’était là — il n’y a pas d’autre solution. La seule solution que je pouvais acheter — il pense tout d’abord à m’envoyer au Canada avec 6 000 $ et je n’ai pas accepté parce qu’il ne m’a pas dit comment me rendre là‑bas, alors j’essaie d’acheter un document.
(Voir la transcription des débats judiciaires, vol. 14, p. 23) :
Q. Alors, disons, en octobre 1994, vous vivez dans cette maison dans le camp de réfugiés et vous vous réveillez un lundi matin et que faites‑vous? Que faisiez‑vous à ce moment?
R. Rien. Où vouliez‑vous que j’aille?
Q. Je ne sais pas. Travailliez‑vous?
R. Non, je ne travaillais pas.
Q. Que faites‑vous?
R. Je prévoyais simplement quitter le pays.
Q. La planification que vous faites à ce moment en 1994 ne mène qu’à une rencontre et à rien d’autre.
R. Oui. C’est pour où il voulait m’envoyer — y aller légalement, comme des formalités administratives.
[393] Au début de 1994, le gouvernement pakistanais a publié une directive qui obligeait un certain nombre de non‑Pakistanais à quitter « immédiatement » le pays (voir la pièce H35). Toutefois, M. Harkat n’a quitté le pays qu’en septembre 1995, contrevenant ainsi à la directive du gouvernement.
[394] M. Harkat a pris très peu de dispositions pour quitter le pays au cours des 15 mois suivant la cessation de son emploi pour la Ligue islamique mondiale. Il rencontre Thaer pour la première fois et ce dernier lui dit qu’il est impossible d’entrer au Canada légalement. Son ami Mokhtar lui donne ensuite le numéro de téléphone d’Abu Abdullah Pakistani. Abu Abdullah Pakistani lui offre de l’aider moyennant 6 000 $, mais ce marché avorte. Alors, Abu Abdullah Pakistani remet à M. Harkat un faux passeport saoudien moyennant une somme de 1 200 $ et M. Harkat ne quitte le Pakistan qu’à la fin septembre de 1995.
[395] À mon avis, M. Harkat n’explique pas pourquoi il a mis autant de temps à quitter le Pakistan, malgré la directive du gouvernement lui ordonnant de partir « immédiatement » et l’absence d’emploi. Bien qu’il ait fourni des commentaires généraux au sujet des événements ayant eu lieu entre 1994 et 1995, je trouve son explication peu convaincante dans les circonstances.
[396] Lorsque M. Harkat nie connaître Khattab, il n’est également pas crédible. De plus, l’explication à propos de ses allées et venues entre 1994 et 1995 est insatisfaisante. Sa crédibilité est sérieusement mise en doute sur ce point.
[397] Les réponses de M. Harkat à certaines questions étaient manifestement erronées et trahissaient un manque de sincérité. Certaines de ses réponses étaient tout au plus improbables. M. Harkat n’a pas semblé digne de foi devant la Cour. À mon avis, M. Harkat connaissait Ibn Khattab et a travaillé pour lui au moins pendant une période de 15 mois. Selon la prépondérance des probabilités, les éléments de preuve produits lors des audiences publiques et à huis clos appuient les allégations des ministres (voir également les notes en bas de page nos 26 et 27).
Ibn Khattab était‑il un terroriste?
[398] Il n’y a aucun doute que les guerres tchétchènes ont fait de nombreuses victimes, autant civiles que militaires. La perte de vies humaines est inévitable durant une guerre. Cependant, le fait que des belligérants ciblent délibérément des civils ou se servent de boucliers humains est inacceptable et intolérable.
[399] Le mouvement de Bassaïev a un historique de prise d’otages et d’emploi de boucliers humains. Indépendamment des motivations à ces actes, il est clair que cibler intentionnellement des civils est l’essence du terrorisme. Les terroristes emploient des civils comme cibles pour atteindre leurs objectifs. Bien qu’il apparaît que le mouvement de Bassaïev répondait à la brutalité russe, il n’existe aucune justification aux actes inhumains de violence perpétuée par le groupe de Bassaïev.
[400] Ibn Khattab a adhéré au mouvement tchétchène en 1995. Absolument rien dans les documents au dossier n’indique qu’il s’est opposé à l’utilisation de telles méthodes. Les experts n’ont pas été en mesure de dire le contraire.
[401] Bien qu’aucun renseignement ne donne à penser qu’Ibn Khattab a lui‑même ciblé délibérément des civils, le fait qu’il a soutenu le mouvement tchétchène de Bassaïev révèle à tout le moins qu’il appuyait implicitement ces actes.
[402] Certaines des déclarations faites par Ibn Khattab pendant cette période peuvent nous aider à comprendre l’appui qu’il accordait au mouvement, voire même y donnent davantage de poids (Michael Scheuer, Through our Enemies’ Eyes: Osama bin Laden, Radical Islam, and the Future of America, 2e éd. Washington, D.C. : Potomac Books Inc., 2006, p. 213; voir la pièce M19C) :
[traduction] En octobre 1999, Khattab a dit que le « jour où la Russie perdra le Daguestan, elle perdra tout le Caucase ». Il a alors repris les paroles de ben Laden lorsque ce dernier s’est exprimé au sujet du meurtre de civils, en disant à Al‑Watan Al‑Arabi que la guerre « allait maintenant être livrée contre toutes les villes russes et contre tous les Russes, peu importe leur âge ou leur origine ethnique ».
Un mois plus tôt, il avait donné la réponse suivante (voir « World exclusive interview with Ibn al‑Khattab » (27 septembre 1999), Azzam Publications; la pièce M‑12A, onglet 16, p. 4 et 5) :
[traduction] À titre de moudjahidines et de musulmans, nous nous battons seulement contre les soldats non‑croyants. Il ne nous est pas permis de tuer des femmes et des enfants […]
Tant que l’armée russe continue sa campagne de bombardement contre les civils tchétchènes et continue à opprimer les musulmans dans le Caucase, nous ne pouvons condamner la série d’explosions à Moscou et en Russie.
Visiblement, le monde accusera Shamil Bassaïev et moi‑même d’avoir été à l’origine de ces explosions à Moscou et en Russie. Nous avons nié toute responsabilité ou participation à cette série d’explosions. Notre rôle et nos responsabilités sont de préparer les moudjahidines à se battre contre l’oppression de l’armée russe dans la région du Caucase. Pour reprendre les paroles du scientifique Isaac Newton : « À chaque action correspond toujours une réaction égale et opposée ».
[403] Le mouvement tchétchène de Bassaïev, connu sous le nom Brigade islamique internationale (BII) ou Brigade islamique internationale du maintien de la paix (BIIMP), était considéré par M. Quiggin comme [traduction] « le groupe le plus violent en Tchétchénie » et comme l’un des « trois groupes terroristes » œuvrant en Tchétchénie (voir Thomas Quiggin, « Al‑Qaeda and its Associated Groups », pièce H10, onglet B5, p. 18 et 19). Lorsqu’on lui a demandé d’expliquer ces affirmations, M. Guiggin a répondu comme suit (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 16, p. 52) :
[traduction]
Q. Afin de m’éclairer, pouvez‑vous différencier M. Bassaïev de M. Khattab?
R. Comme nous le disions plus tôt, je pense qu’il est absolument juste et exact, à la lumière des évaluations faites jusqu’à maintenant, d’affirmer que M. Bassaïev était sous l’influence d’Al‑Qaïda. Il y a une quantité importante de preuves qui indiquent qu’il a entretenu des liens avec ces gens et qu’il a employé des attaques ou des tactiques pour soutenir une stratégie hautement compatible avec les enseignements d’Al‑Qaïda.
En ce qui concerne Ibn Khattab, il s’agit d’un homme vantant ses connaissances militaires qui faisait des déclarations portant qu’il n’était pas approprié d’utiliser des bombes ou des armes à feu pour tuer des civils dans leur sommeil, ou d’autres propos de ce genre, et qui n’a jamais fait de déclarations conformes à l’idéologie d’Al‑Qaïda, connu pour son appel au jihad mondial. Il n’a jamais fait de déclarations dont les objectifs correspondaient à ceux d’Al‑Qaïda. Il a très clairement fait comprendre qu’il était là pour combattre les Russes.
Voici ce qu’il a toutefois précisé à la page 50 (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 16, p. 50 et 51) :
[traduction]
LE JUGE NOËL : Et Bassaïev entre en contact avec Khattab. Ils communiquent entre eux.
LE TÉMOIN : À un certain moment, ils sont considérés comme des cocommandants. Ibn Khattab est clairement qualifié de commandant militaire sur le terrain. Il est celui qui organise, lance et, souvent, dirige les attaques militaires.
M. Quiggin a témoigné que Bassaïev et Khattab étaient des cocommandants, mais qu’ils se sont par la suite séparés sur le plan idéologique.
[404] Dans un article qu’il a publié au sujet du rôle d’éléments extérieurs et d’Al‑Qaïda en Tchétchénie, M. Williams s’est exprimé comme suit (voir Brian Glyn Williams, « Allah’s Foot Soldiers: An Assessment of the Role of Foreign Fighters and Al‑Qa’ida in the Chechen Insurgency » dans Ethno-Nationalism, Islam and the State in the Caucasus: Post Soviet Disorder, Londres : Routledge, 2007, p. 161; pièce H67) :
[traduction] Un élément nettement plus important que leur réelle contribution militaire à la cause tchétchène sur le plan des effectifs (qui ressemblait de façon modeste à l’impact des Arabes afghans en Afghanistan et en Bosnie) est le rôle des Arabes tchétchènes dans la radicalisation d’éléments des forces armées tchétchènes tombés sous l’influence du conseiller spirituel de Khattab, Abu ‘Umar al‑Sayyaf. On peut supposer que c’est à ce moment qu’a été semé le germe du terrorisme tchétchène, les Arabes afghans ayant toujours considéré le terrorisme comme une composante légitime de leur guerre totale contre les infidèles. [Non souligné dans l’original.]
Dans l’une de ses publications, M. Williams qualifie les camps de Khattab de bases terroristes (voir la pièce M37, onglet 2, p. 10) :
[traduction] Les dirigeants tchétchènes modérés ont été incapables d’évincer Khattab, qui a pu mettre ses plans à exécution, soit créer un macrocalifat pour tous les musulmans du Caucase. En 1997, Khattab et son allié tchétchène local, Shamil Bassaïev, ont commencé à organiser des camps d’entraînement prônant le jihad dans les montagnes inaccessibles du sud-est de la Tchétchénie (un endroit appelé le complexe Kavkaz à proximité de Serzhen Yurt). Pendant que des milliers de militants provenant de tous les coins du Caucase passaient par ces camps, les autorités civiles tchétchènes se battaient pour expulser les dangereux étrangers et sont même allées jusqu’à demander l’aide du Kremlin pour les forcer à partir. Or, les événements qui ont suivi révèlent que la Russie souhaitait davantage compromettre l’indépendance tchétchène que détruire les bases terroristes de Khattab.
Dans un article, Lorenzo Vidino s’exprime comme suit (voir la pièce M12-A, onglet 14, p. 1) :
[traduction] Aujourd’hui, le caractère, les acteurs, les tactiques et la nature intrinsèque de la Seconde guerre de Tchétchénie en cours sont profondément influencés par les activités des moudjahidines étrangers qui ont réussi à « sacraliser » un conflit séparatiste en le transformant en un soulèvement islamiste militant.
[405] Ces extraits montrent que le groupe de Khattab a répandu ses idées terroristes lorsqu’il s’est joint aux forces du mouvement tchétchène de Bassaïev. Comme il a été dit plus haut, les détournements d’autobus avaient déjà eu lieu en 1993 et en 1994, ainsi que la prise d’otages dans un hôpital en 1995 par Bassaïev. Le groupe d’Ibn Khattab avait déjà semé ses idées terroristes; sa participation a aggravé la situation (voir Peter L. Bergen, Holy War, Inc.: Inside the Secret World of Osama Bin Laden, New York : Free Press, 2001, p. 219; pièce M12A, onglet 1).
[406] Au cours de l’audience, M. Williams a tenté de nuancer ses déclarations antérieures relatives à Khattab (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 21, p. 103 et 104) :
[traduction] […] je ne veux pas le mettre sur un piédestal et exonérer de toute responsabilité quelqu’un comme le djihadiste Khattab, parce qu’en fin de compte, il était engagé dans des affaires de guerre, et la guerre est une affaire sanglante.
Alors, je ne veux pas le dépeindre comme un innocent ou comme un louveteau du mouvement scout ou rien de ce genre. Il s’agit d’un homme qui a assurément — et je concéderais volontiers ce point — du sang sur les mains à titre de combattant, et avait sûrement des alliés, comme Bassaïev, que je considère assurément comme un terroriste.
[407] Compte tenu de l’ensemble de la preuve et gardant à l’esprit les déclarations du professeur Williams et de M. Quiggin selon lesquelles le groupe Bassaïev était un groupe terroriste et que la participation du groupe de Khattab a donné un caractère terroriste à la guerre de Tchétchénie, je conclus que le groupe de Khattab faisait partie du groupe terroriste de Bassaïev. Le témoignage de M. Rudner étaye également cette conclusion (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 6, p. 180) :
[traduction] La plupart des exemples concrets auxquels je peux penser datent de la période pendant laquelle il était en Tchétchénie, où il est arrivé en 1995, comme, entre autres, la période entre les deux guerres après la période de 1996 à 1999, avant le déclenchement de la Seconde guerre de Tchétchénie, lors des attaques visant les travailleurs de la Croix‑Rouge ou — dont le groupe de Khattab n’est pas nécessairement responsable. Il était très près d’un autre homme appelé Shamil Bassaïev et on prêtait souvent aux hommes de Bassaïev la responsabilité de certaines de ces attaques. Or, les renseignements dans les documents publics en l’espèce établissent l’existence d’une série d’attaques ciblant des civils vers le milieu des années 1990 et bien sûr jusqu’à la Seconde guerre de Tchétchénie en 1999, et, comme je l’ai déjà mentionné, on prétend que son groupe a participé aux bombardements de l’immeuble d’habitation en septembre 1999, qui ont tué entre deux cents et trois cents civils en Russie.
[408] Le fait que M. Harkat a exploité un lieu d’hébergement pour le compte d’Ibn Khattab, où il a facilité le transfert de combattants entre les camps d’entraînement et effectué d’autres tâches, le rattache au groupe de Khattab, lequel appuyait les activités terroristes en Tchétchénie. Le soutien qu’il a accordé au groupe en fait un intervenant aussi impliqué dans la cause que les combattants de première ligne en Tchétchénie. Le fait que sa participation remonte à au moins 1994 et 1995 ne change pas le fait que Khattab était déjà associé au terrorisme à cette époque, comme il l’est aujourd’hui. Tel qu’il a été mentionné précédemment, Khattab était au courant de la prise de patients et d’employés d’un hôpital en otages par Bassaïev en 1995, et d’autres incidents. Son silence est suffisamment éloquent et, en agissant ainsi, je conclus qu’il a donné son appui au mouvement de Bassaïev. De plus, sa participation à la dissémination des « germes du terrorisme tchétchène » lors de la guerre de Tchétchénie et la direction de la « base terroriste de Khattab » en font un participant à des activités terroristes. Le comportement de Khattab au cours des années suivant cet incident ne peut que confirmer le soutien accordé à Bassaïev.
[409] Je conclus que M. Harkat a facilité le travail d’Ibn Khattab. Il était membre du groupe de Khattab. En exploitant un lieu d’hébergement pour le compte de Khattab au Pakistan, il a facilité les opérations de son groupe. L’enseignement de la jurisprudence citée plus haut étaye clairement cette conclusion. Il jouait un rôle de militant au sein d’un groupe qui répandait des idées terroristes en Tchétchénie, qui établissait des « bases terroristes » et qui soutenait l’organisation terroriste de Bassaïev.
[410] Cette conclusion à l’égard d’Ibn Khattab diffère de celle à laquelle arrive le juge Mosley dans la décision Almrei [précitée]. Comme me l’ont dit les avocats des parties, je disposais de plus de renseignements que mon collègue sur cette question. Certains des rapports de M. Quiggin et d’autres documents, comme ses déclarations, n’ont pas été produits en preuve devant mon collègue, ce qui explique que je tire une conclusion différente de la sienne.
Ibn Khattab et le réseau ben Laden
[411] Les ministres ne soutiennent pas que Khattab était un membre d’Al‑Qaïda. Selon leur thèse, Ibn Khattab était lié au réseau ben Laden, mais il ne recevait pas d’ordres d’Al‑Qaïda. Étant un membre du groupe de Khattab en raison de son rôle de facilitateur, M. Harkat faisait donc également partie du réseau ben Laden.
[412] La preuve démontre qu’il existe des liens entre ben Laden, Ibn Khattab et le groupe de Bassaïev, comme l’existence d’opinions ou d’objectifs communs concernant l’échange d’équipements et de documents par exemple. Entre autres, Al‑Qaïda parle de l’entraînement de Khattab sur son site Web (voir également les notes en bas de page nos 28 et 29).
[413] Ben Laden et Ibn Khattab se connaissent depuis la guerre en Afghanistan (voir la pièce M12A, onglet 4, p. 2). Certains affirment qu’ils ont établi une relation « père‑fils » lorsqu’Ibn Khattab, alors adolescent, se battait contre les Soviétiques (voir la pièce M12‑A, onglet 1, p. 219). D’autres affirment qu’Ibn Khattab était l’ami de ben Laden (voir la pièce M12A, onglet 10, p. 157). Khattab lui‑même appelait ben Laden son [traduction] « frère dans l’islam » (voir la pièce M12A, onglet 16, p. 5).
[414] Bien qu’on prétende qu’ils se faisaient concurrence, chacun essayant d’établir un certain contrôle sur l’autre, ils avaient des objectifs communs puisque les deux hommes combattaient au nom d’Allah contre les Russes, puis contre les forces américaines, ce qui est du pareil au même pour Khattab (voir Fawaz A. Gerges, The Far Enemy: Why Jihad Went Global, Cambridge : Cambridge University Press, 2005, p. 57 et 58; pièce M12A, onglet 5; onglet 16, p. 5; onglet 4, p. 2). Ben Laden a également appuyé la guerre de Tchétchénie et le groupe de Khattab en cherchant à créer un État musulman en Tchétchénie.
[415] Dès mars 1994, Bassaïev, en préparation d’attaques futures en Tchétchénie, a suivi un entraînement de moudjahidin en Afghanistan et a entretenu des liens étroits avec Al‑Qaïda. Plusieurs centaines de Tchétchènes ont ensuite été formés dans les camps d’Al‑Qaïda en Afghanistan (voir United States Department of State, « Chechen Terrorist Organizations: Statement of the Case » (28 février 2003); American Committee for Peace in Chechnya, p. 3; pièce M12‑A, onglet 18). Selon l’analyse du Département d’État des États‑Unis, il existe des liens organisationnels et personnels entre le groupe de Bassaïev et le groupe de Khattab, qui ont participé aux guerres de Tchétchénie, et Al‑Qaïda (voir la pièce M12‑A, onglet 18, p. 4). La Cour note que Bassaïev a résidé à Peshawar entre ses déplacements vers des camps d’entraînement en 1994 et 1995.
[416] Il ressort également de la preuve que le mouvement tchétchène a reçu de l’argent des mêmes sources qu’Al‑Qaïda et que certaines de ces sommes ont été acheminées par l’entremise d’Ibn Khattab. Il semble qu’Al‑Qaïda contribuait financièrement à la guerre de Tchétchénie dès 1994 et 1995, en « sponsorisant » des combattants au prix de 1 500 $ chacun pour aller en Tchétchénie et se joindre au groupe de Khattab. De plus, ben Laden a envoyé par la suite des fonds importants à Bassaïev et à Ibn Khattab pour qu’ils puissent entraîner des groupes d’hommes armés, recruter des mercenaires et acheter des munitions (voir la pièce M12A, onglet 13, p. 4; onglet 1, p. 86; et la pièce H67, p. 169).
[417] Certains renseignements révèlent également qu’Al‑Qaïda a envoyé plusieurs agents en Tchétchénie en 1995 (voir la pièce M12A, onglet 14, p. 1).
[418] Par l’entremise de leurs émissaires, Bassaïev et Ibn Khattab ont demandé à ben Laden une assistance militaire et financière en 1999, laquelle leur a été fournie (voir United States Department of State, Country Reports on Terrorism 2006, p. 3; la pièce M12A, onglet 17).
[419] Ibn Khattab a déclaré publiquement n’avoir jamais entretenu de liens avec ben Laden ou Al‑Qaïda. Ses déclarations revendiquent qu’il travaillait de façon indépendante, mais la preuve démontre de manière constante qu’il existait des liens importants entre le groupe de Khattab, le mouvement de Bassaïev, ben Laden et Al‑Qaïda.
[420] Un rapport du service de recherche du Congrès américain révèle que [traduction] « [a]u début d’octobre 1999, au cours d’une entrevue accordée à Reuters, Khattab a nié entretenir des liens avec ben Laden. Or, lors d’une entrevue accordée à une station de télévision du Qatar plus tard en octobre, il a qualifié le conflit tchétchène de “cause de tous les musulmans, y compris ben Laden, qui a consacré de grands efforts à des causes musulmanes dans le passé” » (voir Kenneth Katzman, Afghanistan: Connections to Islamic Movements in Central and South Asia and Southern Russia, Congressional Research Service for Congress, Report RS20411, 7 décembre 1999, p. CRS‑3; pièce M12A, onglet 8). L’inclusion de ben Laden dans les paroles de Khattab corrobore la conclusion à l’effet qu’il existe un lien entre la guerre en Tchétchénie et Al-Qaïda.
[421] En 1997, M. Ayman Al‑Zawahiri, l’un des hauts dirigeants membre du noyau d’Al‑Qaïda, s’est rendu en Tchétchénie à titre de chef du jihad islamique. Il a été arrêté et emprisonné par la police russe, puis libéré après six mois de détention. Son déplacement visait à [traduction] « vérifier si la Tchétchénie était un sanctuaire possible pour sa cause profanée », établir une base d’activités sûre et communiquer avec Khattab. Après sa libération, il a envoyé M. Shehata rencontrer Khattab (voir Andrew Higgins et Alan Cullison, « Terrorist’s odyssey: Saga of Dr. Zawahiri illuminates roots of al‑Qaeda terror » (2 juillet 2002), The Wall Street Journal, A1, p. 8 à 12; pièce M12A, onglet 6). M. Al‑Zawahiri participait indubitablement aux activités d’Al‑Qaïda et manifestait un réel intérêt à l’égard de la Tchétchénie et de Khattab.
[422] Dès 1994, les exploits de Khattab ont été immortalisés sur la bande‑vidéo de recrutement d’Al‑Qaïda. Il était possible d’obtenir cette bande‑vidéo sur Internet, sous format Real Player (voir la pièce M12A, onglet 1, p. 40). Khattab était un innovateur en ce qu’il avait filmé les attaques djihadistes à des fins de propagande. Al‑Qaïda a rapidement suivi son exemple et s’est servi de cet outil. Les successeurs d’Ibn Khattab ont continué cette pratique même après sa mort. Par exemple, les « terroristes tchétchènes » ont filmé le siège d’une école de Beslan, en Ossétie, en août 2005 (voir Bruce Hoffman, Inside Terrorism, New York : Columbia University Press, 2006; The New Media, Terrorism, and the Shaping of Global Opinion, c. 7, p. 222; pièce M12A, onglet 7). Al‑Qaïda a non seulement aidé le groupe de Khattab mais a également bénéficié des innovations de ce dernier.
[423] Les répercussions de la participation de Khattab à la guerre de Tchétchénie sont encore palpables aujourd’hui. Sur deux bandes‑vidéo filmées en 2008, on peut entendre ben Laden et M. Zawahiri présenter la Russie comme le grand ennemi infidèle et exhorter leurs « frères » en Tchétchénie à appuyer leur cause. Les wahhabites tchétchènes sont maintenant non seulement en guerre avec la Russie, mais également contre les Américains et leur alliés (voir Walid Phares, The Confrontation: Winning the War Against Future Jihad, New York : Palgrave Macmillan, 2008, p. 182 et 187; pièce M12A, onglet 11).
[424] M. Williams estime qu’il existe certains liens entre Al‑Qaïda, ben Laden, le mouvement de Bassaïev et le groupe de Khattab. Toutefois, selon lui, ces liens ne signifient pas que Khattab faisait partie d’Al‑Qaïda ou qu’il agissait sous les ordres de ben Laden. Pour appuyer sa prétention, il cite un extrait du journal Asharq Al-Awsat à la page 9 de son rapport (voir Asharq Al-Awsat, « The Afghan‑Arabs Part Two » (1er juillet 2005), p. 164; pièce M12A, onglet 12) :
[traduction] Il devrait toutefois être indiqué que Khattab, souvent considéré comme l’« agent de liaison » entre les Tchétchènes et Al‑Qaïda, n’a jamais fait partie de l’organisation de Ben Laden au Soudan et en Afghanistan.
[425] M. Quiggin va plus loin. Selon lui, le groupe de Bassaïev (BII) est affilié à Al‑Qaïda, qui utilise ce groupe, ainsi que le Mouvement islamique d’Ouzbékistan, comme vecteur de ses activités dans le Caucase et en Asie centrale. La participation de Khattab est significative. Dans son rapport, M. Quiggin s’exprime comme suit (voir la pièce H10, onglet B5, p. 19 à 21) :
[traduction] La Brigade internationale islamique s’appuie sur la déclaration d’Amir al‑Khattab et de ben Laden formulée en 1995 selon laquelle il est nécessaire de « créer dans le Caucase une nation musulmane obéissant à la règle fondamentaliste ».
Par l’entremise d’Amir al‑Khattab, qui avait des liens avec ben Laden, le groupe a été en mesure de recevoir d’importants fonds; des volontaires et les dirigeants de l’organisation ont été formés en Afghanistan et la doctrine du wahhabisme a été répandue par l’intermédiaire de plusieurs « centres de formation » partout en Tchétchénie.
La BII, une organisation autonome dont le mandat chevauche celui d’autres organisations, entretient d’importants liens personnels et organisationnels avec le Special Purpose Islamic Regimen et le Riyadus‑Salikhin Reconnaissance, ou le Sabotage Battalion of Chechen Martyrs, en partageant des combattants, des outils et de l’équipement dans le cadre de leur conflit ethno‑nationaliste.
En 1994, Shamil Bassaïev s’est rendu en Afghanistan, dans la province de Khost, où il a rencontré Khattab. Il a également visité plusieurs camps de moudjahidines et a lui‑même reçu une formation. Il a également recruté des combattants islamiques et les a ramenés en Tchétchénie avec lui. Le groupe s’est fait connaître après le raid de 1995 dans la ville de Boudionnovsk, alors que des combattants, dirigés par Shamil Bassaïev, ont pris plus de 1 000 personnes en otages dans un hôpital. Certains des otages ont été utilisés comme boucliers humains lorsque les rebelles se sont échappés pour se replier en Tchétchénie. Cette bataille armée contre les troupes russes a fait plus de 100 victimes, dont des civils, des policiers et des soldats. Seize soldats environ ont déjà subi leur procès et ont été condamnés pour leur rôle dans cette tragédie.
La BII et ses dirigeants arabes semblent servir de voie principale pour l’acheminement de fonds aux guérillas tchétchènes, en partie par l’entremise de financiers liés à Al‑Qaïda dans la péninsule arabique. Le groupe est soupçonné d’entretenir des liens importants avec Al‑Qaïda et Oussama ben Laden. En 1999, les membres du groupe ont visité Kandahar, en Afghanistan, et ont rencontré ben Laden qui a organisé l’envoi d’une aide militaire et financière aux combattants tchétchènes qui se battaient contre les forces russes. Le Département d’État des États‑Unis croit que ben Laden a envoyé des sommes d’argent « substantielles » à Bassaïev et à Ibn al‑Khattab, afin de former des groupes armés, de recruter des mercenaires et d’acheter des munitions. Les combattants tchétchènes liés à Bassaïev et à al‑Khattab sont également soupçonnés d’avoir fait partie de la « brigade 055 », une unité d’élite d’Al‑Qaïda, qui s’est battue contre l’Alliance du Nord en Afghanistan tout au long de 2001. Abu Omar Seif — un chef spirituel islamique — a été identifié par les Russes comme servant de lien avec les sources de financement arabes. On peut le voir sur une bande‑vidéo avec Bassaïev et Movsar Barayev, du Special Purpose Islamic Regiment (SPIR), qui a dirigé la prise d’otages à Dubrovka.
Le lien le plus concerté entre les Tchétchènes et Al‑Qaïda semble avoir été établi dans la vallée du Pankissi en Géorgie, lieu qui a été utilisé par les unités d’Al‑Qaïda fuyant l’Afghanistan pour l’établissement de nouvelles bases et de nouveaux camps d’entraînement. La région est devenue célèbre récemment à la suite de la découverte de traces de ricine en Grande‑Bretagne ainsi qu’en raison d’incidents antérieurs en France qui ont été déjoués par les forces de l’ordre à la fin de 2002. On soupçonnait qu’un cerveau terroriste possédant des connaissances sur les toxines et les armes chimiques se trouvait dans un camp de fortune dans la vallée, un camp similaire à ceux d’Al‑Qaïda en Afghanistan. Les combattants d’origine arabe avaient construit et équipé des installations militaires dans la vallée à l’aide de fonds provenant directement des ressources d’Al‑Qaïda. D’importantes sommes d’argent sont entrées clandestinement dans la vallée sous l’ordre de gens près d’Oussama ben Laden. Les fonds auraient été utilisés pour établir des camps d’entraînement et un champ de tir. L’un des principaux lieutenants de ben Laden dans cette région était un Jordanien appelé Abu Atiyya. Abu Musal al Zarqawi et Abu Khabab, qui dirigeaient le centre d’essai d’armement chimique et biologique au camp de Darunta en Afghanistan, ont été formés dans un camp de la vallée du Pankissi. Les formules pour les armes chimiques trouvées durant les fouilles semblent être différentes des formules figurant dans l’encyclopédie du jihad d’Al‑Qaïda et d’autres manuels d’entraînement servant à la fabrication de bombes et d’agents chimiques et biologiques qui ont été trouvés dans les camps abandonnés en Afghanistan. Ceci démontre que les personnes qui ont été formées dans la région du Caucase pouvaient également recevoir des instructions d’hommes de l’armée russe qui avaient de l’expérience en matière d’armes chimiques et biologiques.
L’influence d’Al‑Qaïda ressort également du nombre important d’attentats suicides perpétrés par des gens qui étaient formés et endoctrinés par des personnes près d’Al‑Qaïda et de son mouvement. Pour Al‑Qaïda, la Tchétchénie est une autre zone de jihad et constitue un laboratoire de terrorisme et de guérilla contre une puissance militaire conventionnelle. [Non souligné dans le texte original.]
[426] Durant son témoignage, M. Quiggin a tenté de revenir sur sa déclaration écrite à ce sujet en faveur de M. Williams. La Cour n’accepte pas ce changement d’avis. Son opinion précédente demeure importante pour la Cour et est conforme au témoignage de M. Rudner (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 6, p. 180).
[427] Compte tenu des éléments de preuve documentaire déposés en annexe, des rapports et des témoignages de tous les témoins experts, je conclus qu’il existe des liens entre Al‑Qaïda, ben Laden et son réseau, le mouvement de Bassaïev et le mouvement de Khattab. Je conclus également que le lien très important entre les personnes concernées et leur organisation respective est réel. Cela dit, Al‑Qaïda et ben Laden ne représentaient pas, selon moi, l’âme dirigeante du groupe de Bassaïev et du groupe de Khattab. Ces deux groupes étaient autonomes sur le plan opérationnel, mais étaient liés à Al‑Qaïda et ben Laden sur le plan des idéologies, du respect mutuel, de l’entraînement, de l’utilisation de ressources et des apports financiers. Comme cela ressort de la preuve, le réseau ben Laden a participé à la guerre de Tchétchénie de 1994 à 2008. Le professeur Rudner a utilisé la notion de [traduction] « système de systèmes » pour expliquer le réseau ben Laden. Les groupes de Khattab et de Bassaïev figurent parmi le système de systèmes.
[428] M. Harkat, qui, selon mes conclusions, connaissait Ibn Khattab, a été au service de celui-ci et était membre de son groupe, est lié au réseau ben Laden en raison des liens entre Al‑Qaïda, ben Laden, le groupe de Bassaïev et le groupe de Khattab.
Al Shehre
[429] Les ministres allèguent que M. Harkat a aidé des extrémistes islamistes à entrer au Canada et qu’il a conservé des liens avec eux.
[430] Plus précisément, les ministres font valoir que M. Harkat a fourni une aide psychologique et financière à Fahad M. A. Al Shehre (Shehre) alors que ce dernier était en prison à Ottawa. Ils soutiennent que M. Harkat a payé les frais juridiques de Shehre ou qu’il a pris des dispositions en vue du paiement de ceux‑ci.
[431] M. Harkat a nié avoir connu Shehre avant son arrivée au Canada. Il savait qu’il était employé par un organisme d’aide dans la région de Peshawar, mais a dit qu’il ne l’avait jamais rencontré. Il a informé la Cour qu’il a rendu visite à Shehre alors que ce dernier était en prison à Ottawa, afin de le convaincre de retenir les services de son propre avocat, M. Warren Creates, celui‑ci ayant dit qu’il souhaitait s’occuper de cette affaire (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 14, p. 101). M. Harkat a nié avoir eu des conversations avec Shehre à l’automne 1996 et en février 1998 ainsi qu’une conversation avec une connaissance en mars 1997 pour discuter du paiement des frais juridiques de Shehre.
[432] John et M. Harkat sont les principaux témoins qui ont répondu à cette allégation lors des audience publiques. À l’appui de ses dires, M. Harkat a produit les témoignages du professeur Wark, de M. Warren Creates, son avocat à ce moment, et de M. Suleiman Khan. Des pièces publiques ont été déposées.
Qui est Al Shehre?
[433] Shehre est citoyen d’Arabie saoudite; il est né le 8 octobre 1976. Son passeport a révélé qu’il a voyagé dans plusieurs pays, dont l’Azerbaïdjan, la Bosnie, les EAU [Émirats arabes unis], la Géorgie, le Pakistan et l’Angleterre. Certains éléments de preuve donnent à penser qu’il aurait travaillé pour une œuvre de secours à Peshawar (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 12, p. 110). Lorsqu’il est arrivé à Ottawa le 6 décembre 1996, en provenance de Londres en Angleterre, il a dit à l’agent d’immigration qu’il avait été à Peshawar pendant sept ou huit mois (voir le résumé des documents relatifs aux contrôles de Fahad Al‑Shehre par les fonctionnaires de l’immigration canadienne, décembre 1996; pièce M16, document 3, p. 2).
[434] Al Shehre voulait demander l’asile au Canada pour des raisons politiques au motif qu’il était victime de persécution de la part du gouvernement de son pays de citoyenneté, l’Arabie saoudite. Il a précisé que [traduction] « son gouvernement ne lui permettait pas de pratiquer sa religion musulmane comme il le voulait » (voir la pièce M16, document 3, p. 1).
[435] De plus, Shehre a dit à l’agent d’immigration que l’Arabie saoudite le recherchait au sujet du bombardement d’une base militaire américaine, qu’il était considéré comme un militant et que tous ses amis avaient été arrêtés. Lorsqu’on lui a demandé s’il avait participé à cet attentat, il n’a pas répondu, mais a dit qu’il appuyait le parti d’opposition en Arabie saoudite. En venant au Canada, Shehre voulait que le monde sache à quel point le gouvernement saoudien était mauvais. Il voulait également recueillir des fonds pour les moudjahidines. Il partageait plusieurs de leurs croyances et leur a donné des vêtements (voir la pièce M16, document 3, p. 1 et 2).
[436] En plus de son passeport, Shehre avait les pièces d’identité suivantes sur lui à son arrivée à Ottawa (voir la pièce M16, document 3, p. 1) :
- Pièce d’identité d’une auberge de jeunesse des EAU;
- Pièce d’identité d’un organisme d’aide aux musulmans en Russie;
- Une lettre : Nehzat Islami Tajikistan — dans laquelle on le présentait à d’autres groupes islamiques afin d’aider le nord de l’Afghanistan et d’amasser des fonds;
- Pièce d’identité de High Organization to Collect Help for the Islamic People of Bosnia
[437] Les agents des douanes canadiennes ont saisi les articles suivants (voir l’index des références, vol. III, 5 février 2009; la pièce M8, onglet 91) :
i. Plusieurs armes et un étui à pistolet fabriqué en Russie;
ii. Une note manuscrite rédigée comme suit : [traduction] Comment tuer/assassiner avec une arme en acier et du poison
a- ARME EN ACIER (COUTEAU/LAME OU KNOTWEED/CANNE OU CORDE)
**Couteau/lame
Si vous êtes face à face avec votre ennemi, tentez de le frapper aux endroits suivants :
‑ cavité thoracique
‑ yeux
‑ ceinture pelvienne (région)
‑ la région des organes génitaux
Si vous surprenez votre ennemi par‑derrière, frappez‑le à l’un des endroits suivants :
‑ colonne vertébrale
‑ bas du dos
** Knotweed/Canne
‑ entre les yeux
‑ région où il y a des artères et des veines
‑ estomac
‑ organes génitaux
‑ strangulation
‑ cerveau (s’il se présente par‑derrière)
‑ oreille gauche
** CORDE
‑ une seule façon : strangulation
b. POISON
(texte non disponible)
iii. Une note manuscrite/liste en arabe sur laquelle figurent les articles et les nombres suivants (semble être une liste/un reçu d’achats quelconque) :
DÉBUT DE CITATION
1 – Armes
2 – Munitions
3 – Exigences/qualités préalables/accessoires d’entraînement
200 x 7
‑‑‑‑‑‑
1 400
4 – Illisible (mot rayé)
5 – Repas
1 1 000 – RPG
2 1 000 – Alpeka/Albeka
3 1 000 – Munitions
4 1 200 – (mot illisible)
5 1 000 – (rayé)
‑‑‑‑‑‑
4 200
RPG 1 000
Albeka/Alpeka 1000
Munitions 1 200
(Mot illisible) 1 200
Repas 500
Kalachnikov 1 400
‑‑‑‑‑‑
6 100 marks
FIN DE CITATION
[438] L’agent d’immigration a souligné dans son rapport que les documents saisis indiquaient que Shehre (voir la pièce M16, document 3, p. 2) :
[traduction] […] avait une arme meurtrière dans sa valise […] avait en sa possession des documents écrits en arabe, qui, après examen par un traducteur, semblaient représenter une liste d’armes à feu et de munitions à acheter […] avait également en sa possession des documents qui, après avoir été traduits, semblaient donner des instructions pour fabriquer de faux documents […] et avait également en sa possession des outils visant à fabriquer de faux documents […]
[439] Les autorités canadiennes ont conclu que Shehre était interdit de territoire en raison de la catégorie de personnes à laquelle il appartenait, soit, plus précisément, les personnes qui sont ou qui ont été membres d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est ou a été l’auteur d’un acte terroriste (voir l’alinéa 34(1)f) de la LIPR).
[440] Shehre a été expulsé vers l’Arabie saoudite le 29 mai 1997. John a souligné que Shehre était considéré comme une menace pour la sécurité du Canada par les autorités canadiennes et a donc été expulsé le 29 mai 1997.
[441] Selon John, il y a lieu de croire que Shehre était lié à Al‑Qaïda et au réseau ben Laden. Lorsque Shehre est arrivé au Canada, il avait en sa possession des documents expliquant comment tuer qui contenaient une liste [traduction] « très, très similaire à un extrait précis du manuel d’entraînement des terroristes d’Al‑Qaïda tellement semblable que je les considère identiques, que j’estime qu’il s’agit d’une copie du manuel d’Al‑Qaïda » (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 1, p. 102).
[442] La comparaison de la liste des articles que Shehre avait en sa possession et qui ont été saisis et de ceux figurant dans le manuel d’entraînement d’Al‑Qaïda (voir la pièce M9, onglet 2, p. UK/BM‑154 et suivantes) permet de constater à quel point les similitudes sont frappantes (voir également la transcription des débats judiciaires, vol. 1, p. 105 à 108).
[443] Le manuel d’entraînement d’Al‑Qaïda a été découvert par la police de Manchester en 2000 et a été produit en preuve lors d’une audience en 2001 (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 18, p. 23). Il semble que le manuel ait été écrit à Peshawar, au Pakistan, entre 1991 et 1996, par des anciens combattants du jihad en Afghanistan. Au moment de l’arrestation d’Al Shehre à Ottawa en 1996, le manuel d’entraînement d’Al‑Qaïda était un document secret dont la consultation était limitée à un nombre très restreint de personnes liées à Al-Qaïda (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 18, p. 26).
[444] Dans son rapport, M. Wark affirme que les allégations des ministres au sujet de Shehre dans le RPRRS ne sont pas suffisamment détaillées pour établir qu’il est un extrémiste islamiste (voir la pièce H10, onglet A1, p. 19). Toutefois, le RPRRS donne davantage d’informations sur les articles que Shehre avait en sa possession et qui ont été saisis.
[445] Après avoir examiné les documents d’immigration et de douane rendus publics en décembre 2009 (vori la pièce M16), M. Wark a modifié sa conclusion à l’égard de Shehre. Il qualifie Shehre d’[traduction] « honnête jihadiste », parce qu’il n’a pas tenté de cacher ses convictions aux autorités canadiennes, bien que le manuel d’entraînement d’Al‑Qaïda exige que ses membres taisent ces informations lorsqu’ils se font prendre en pareille situation (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 18, p. 31 et 32).
[446] En toute équité, M. Wark a bel et bien affirmé durant son témoignage que Shehre était un terroriste (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 18, p. 36 et 37) :
[traduction] Je suis convaincu que, d’après ce qu’ils ont trouvé en sa possession et ses propres déclarations, les autorités de l’immigration ont tiré la bonne conclusion au sujet de cet homme, c’est‑à‑dire qu’il était interdit de territoire au Canada parce qu’il semblait se livrer à des activités terroristes. J’estime qu’il s’agit exactement de la conclusion appropriée […] Ce que je tenais à souligner est que, en ce qui concerne ses activités à son arrivée au Canada, son comportement ne cadrait pas avec le type d’instructions figurant dans ce manuel […] et je ne prétend pas qu’il n’était pas un terroriste.
[447] En lumière de la preuve déposée devant moi, je conclus qu’Al Shehre était un jihadiste, un terroriste, un extrémiste islamiste et il avait certains liens avec Al‑Qaïda et/ou le réseau ben Laden (voir également la note en bas de page no 30).
Harkat a aidé Shehre à entrer au Canada et l’a aidé pendant son séjour
[448] Cinq résumés de conversations pertinents sont importants aux fins de la présente analyse (voir le RPRRS, conversations K4, K5, K8 et K12) :
[traduction]
1) En November 1996, Al Shehre, qui se trouvait alors à Londres, au Royaume‑Uni, a parlé à HARKAT. Al Shehre s’est adressé à HARKAT en l’appelant « Abu Muslim » et lui a demandé comment allaient les « frères». Lorsqu’Al Shehre a dit à HARKAT qu’il le connaissait peut‑être sous le nom « Abu Messab Al Shehre of Babi », HARKAT s’est empressé de dire qu’Abu Muslim n’était pas là et a dit s’appeler Mohamed. Lorsqu’Al Shehre a demandé à HARKAT où était Abu Muslim, HARKAT a répondu qu’il ne savait pas où il se trouvait ni quand il allait revenir.
2) En novembre 1996, HARKAT a reçu des excuses de la part d’Abu Messab Al Shehre pour l’emploi du pseudonyme d’HARKAT, soit Abu Muslim. M. Harkat voulait éviter qu’on l’appelle Abu Muslim.
3) En mars 1997, HARKAT a discuté d’arrangements financiers avec une connaissance à Ottawa, qui a affirmé avoir communiqué avec Abu Zubaydah à l’« endroit » (qui serait un pays) où HARKAT « était auparavant ». Abu Zubaydah voulait qu’HARKAT aide à payer les frais juridiques d’Abu Messab Al Shehre, et on a demandé à HARKAT s’il pouvait arriver à trouver 1 000 $. HARKAT a répondu qu’il était prêt à payer lui‑même ce montant si Zubaydah communiquait directement avec lui. Lorsqu’on lui a demandé s’il craignait qu’Abu Zubaydah l’appelle chez lui, il a répondu par la négative et a ajouté qu’il connaissait Abu Zubaydah personnellement [voir également note en bas de page no 31].
4) En février 1998, HARKAT a dit à Fahad Al Shehre qu’il devait continuer de se faire discret puisqu’il devait obtenir son statut de résident permanent au Canada. HARKAT a dit qu’il avait, à tout le moins, réussi à envoyer un ami rendre visite à Al Shehre et l’aider lorsque ce dernier était en prison. HARKAT a dit à Al Shehre que dès qu’il recevrait son statut de résident permanent canadien, il serait « prêt ». HARKAT a précisé qu’il n’était pas en mesure de parler librement.
5) En février 1998, HARKAT a parlé de ses problèmes liés à son dossier d’immigration à Al Shehre. Les problèmes d’HARKAT avec le service d’immigration ont surgi à la suite du voyage d’Al Shehre au Canada et à compter du moment où on a pu confirmer qu’HARKAT et Al Shehre étaient liés. HARKAT a demandé à Al Shehre de lui envoyer 1 500 $ pour couvrir les frais juridiques liés au processus d’immigration. Al Shehre a promis d’envoyer l’argent dès que possible. HARKAT a dit à Al Shehre de demander l’argent au « groupe » s’il ne pouvait se servir de ses propres fonds.
[449] M. Harkat a nié avoir eu ces conversations. Les conversations entre Shehre et Harkat ont eu lieu avant et après l’arrivée de Shehre au Canada. On peut donc conclure qu’elles proviennent de l’interception de communications téléphoniques.
[450] Durant son témoignage au sujet du premier résumé des conversations, M. Harkat a expliqué que lorsqu’une personne l’appelait Abu Muslim, il [traduction] « raccrochait ». Ce n’est pas un nom qu’il utilise au Canada; il l’utilisait seulement pour travailler au Pakistan. M. Harkat n’a fourni aucune explication supplémentaire outre le fait qu’il nie connaître Shehre en novembre 1996 (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 12, p. 68). Toutefois, en novembre 1996, par l’entremise d’une connaissance, Al Shehre s’est excusé auprès de M. Harkat d’avoir utilisé le nom Abu Muslim. M. Harkat a témoigné qu’il ne connaissait pas Shehre en novembre 1996 et affirme donc qu’il est impossible qu’il ait reçu des excuses de sa part. Il a nié également avoir eu quoi que ce soit à voir avec le paiement des frais juridiques de Shehre.
[451] La preuve des ministres produite lors des audiences publiques et à huis clos donne nettement à penser que M. Harkat connaissait Shehre lorsqu’il était au Pakistan et qu’il a continué d’aider celui-ci alors qu’il était au Canada (voir également note en bas de page no 32).
[452] La Cour accepte sur une balance de probabilités la preuve des ministres à l’effet que M. Harkat connaissait Al Shehre au Pakistan et l’a assisté au Canada. La preuve des ministres, entendue publiquement et à huis clos, supporte une telle conclusion.
[453] En effet, la version de M. Harkat sur ses motifs d’avoir visiter Shehre en prison n’est pas supportée par la preuve de son propre témoin, M. Warren Creates, son avocat à l’époque. Encore une fois, le témoignage de M. Harkat sur ce point n’était pas convaincant. Sa description de la rencontre avec M. Creates et d’autres personnes dans le stationnement de la prison ainsi que le fait qu’il a rendu visite à Shehre en prison avec M. Derbas, visite au cours de laquelle il aurait parlé à Shehre pendant cinq minutes, ne sont pas crédibles (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 12, p. 62 et 63). De plus, M. Creates n’a aucun souvenir de cette rencontre dans le stationnement (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 20, p. 17 et 18).
[454] M. Creates a témoigné avoir fouillé ses dossiers et n’avoir trouvé aucune référence à propos de Shehre. Il a toutefois dit qu’au tout début de l’exercice de sa profession, il n’ouvrait pas de dossiers pour de simples consultations ponctuelles. Il ne se souvient pas d’avoir rencontré Shehre et affirme qu’il n’avait pas l’habitude d’accepter de défendre la cause d’un prisonnier sans se faire verser une provision.
[455] Lorsqu’on lui a demandé s’il avait imploré M. Harkat de lui confier « cette affaire », M. Creates a répondu ceci [traduction] : « Je ne pense pas avoir déjà supplié quiconque pour défendre une cause, si c’est ce que vous voulez dire » (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 20, p. 82).
[456] La preuve révèle qu’au moins deux fois durant son témoignage, M. Harkat a dit que M. Creates lui avait demandé d’intervenir auprès de Shehre afin que ce dernier retienne ses services (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 12, p. 62 et 63; et vol. 14, p. 96). La Cour conclut que la version de M. Creates est plus crédible que celle de M. Harkat. La crédibilité de M. Harkat est sérieusement mise en doute en raison du témoignage d’un témoin qu’il a lui-même cité dans le cadre de la présente instance.
[457] Shehre et M. Harkat ont un passé similaire. Les deux hommes ont été employé par des organismes d’aide au Pakistan. Shehre a amassé des fonds pour l’organisme au Pakistan (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 12, p. 110). Il semble que Shehre a été à Peshawar, au Pakistan, pendant au moins sept à huit mois (voir la pièce M16, documents 3, p. 2). La Cour a déjà conclu dans les présents motifs que M. Harkat a été au service du groupe de Khattab, lequel était actif au Tadjikistan, en Tchétchénie et en Russie. Lorsqu’il est arrivé à Ottawa, Shehre avait en sa possession les cartes d’identité suivantes : une carte d’un organisme d’aide pour les musulmans en Russie; une lettre : Nehzat Islami Tajikistan; et une lettre présentant Shehre à un autre groupe islamique afin d’aider le nord de l’Afghanistan (voir la pièce M16, document 3, p. 1). Ces documents établissent l’existence d’un lien avec des activités en Tchétchénie et en Russie. Il est important de souligner que les similitudes ne signifient pas qu’il y a convergence. Ces cartes doivent uniquement être prises en considération dans un contexte général afin de comprendre la situation de fait.
[458] Les ministres ont également produit des éléments de preuve indiquant que, pendant le séjour de Shehre au Canada, M. Harkat l’a aidé et a participé à s’assurer que les honoraires légaux de Shehre seraient payés (voir conversation K8). M. Harkat a nié avoir eu quoi que ce soit à voir avec les frais juridiques de Shehre.
[459] Il ressort de trois résumés de conversations que M. Harkat a participé au paiement des frais juridiques de Shehre. Ces résumés révèlent à la Cour que (voir le RPRRS, conversations K4, K5, K8 et K12) :
‑ Abu Zubaydah voulait que M. Harkat paie les frais juridiques de Shehre;
‑ M. Harkat a dit qu’il paierait les frais juridiques si Zubaydah lui demandait de le faire;
‑ Il a également dit qu’il connaissait personnellement Abu Zubaydah et qu’il ne craignait pas qu’il l’appelle chez lui;
‑ M. Harkat a demandé à Shehre de lui envoyer 1 500 $ pour couvrir ses frais juridiques. Shehre a promis de lui envoyer l’argent dès que possible. M. Harkat a suggéré à Al Shehre de demander l’argent au « groupe » s’il ne pouvait se servir de ses propres fonds.
[460] En ce qui concerne l’allégation portant qu’il aurait joué un rôle dans le paiement des frais juridiques de Shehre, M. Harkat a répondu que c’était Derbas qui faisait les démarches pour obtenir l’argent et qui communiquait avec la famille de Shehre en Arabie saoudite, qu’il ne connaissait pas Abu Zubaydah et qu’il n’a jamais discuté du paiement des frais juridiques avec quiconque.
[461] La preuve produite par les ministres démontre que M. Harkat a tenté d’aider Shehre, mais qu’il ne voulait pas que ce fait soit connu parce que ceci aurait pu compromettre sa demande d’immigration.
[462] John souligne qu’en mars 1997, Abu Zubaydah aurait demandé à M. Harkat de payer les frais juridiques de Shehre totalisant 1 000 $. Ensuite, en février 1998, M. Harkat a demandé à Shehre de lui envoyer 1 500 $ pour régler les frais juridiques. John conclut que M. Harkat a demandé à Shehre de le rembourser pour un paiement qu’il avait fait (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 5, p. 203 et 204).
[463] Bien que cet élément ne soit pas essentiel à la présente affaire, il y a un lien logique entre les deux résumés des conversations. Ces faits établissent que M. Harkat a fait davantage que simplement aider Shehre pendant que celui-ci se trouvait au Canada; des personnes à l’extérieur du Canada s’intéressant à la cause de l’extrémisme islamiste lui auraient demandé de payer les frais juridiques de Shehre.
[464] Selon la prépondérance des probabilités, la thèse des ministres doit être retenue : lorsqu’il est arrivé à Ottawa en décembre 1996, Al Shehre était un extrémiste islamiste et avait en sa possession des outils et des renseignements comme l’exige le manuel d’entraînement d’Al‑Qaïda. M. Harkat connaissait Shehre avant son arrivée au Canada. Bien que M. Harkat ait décidé de n’avoir de contact avec personne à l’automne 1996, il a tout de même aidé Shehre à trouver une solution pour le paiement de ses frais juridiques et a envoyé quelqu’un le visiter en prison. M. Harkat a rendu visite à Shehre en prison au moins à une occasion. Par conséquent, je conclus que M. Harkat a aidé Shehre au Canada et a entretenu des liens avec lui avant et après le séjour de ce dernier au Canada.
Ahmed Said Khadr
[465] Les ministres font valoir que, selon la preuve, M. Harkat connaissait Ahmed Said Khadr (A. Khadr ou Khadr) avant de venir au Canada et que M. Harkat avait été chargé de tâches précises pour son compte avant son arrivée.
[466] Les ministres allèguent également qu’après l’arrivée de M. Harkat au Canada, il a continué d’avoir des relations avec A. Khadr, un associé connu d’Oussama ben Laden.
[467] Les ministres fondent leur thèse sur le témoignage de John, sur des allégations précises communiquées à M. Harkat sur la base de la preuve à huis clos, sur des documents publics déposés dans le cadre du RPRRS et sur un résumé public d’une conversation ayant eu lieu en mars 1997.
[468] M. Harkat a nié les allégations qu’il connaissait Khadr. Il dit que la seule fois où il a rencontré A. Khadr était en octobre 1995 au Canada. Une connaissance, Elbarseigy, lui a présenté A. Khadr lorsqu’ils ont fait le trajet Ottawa‑Toronto.
[469] Témoignant à titre d’expert sur ces allégations, M. Wark a donné à la Cour des informations sur HCI, le rôle d’A. Khadr et sa radicalisation progressive. M. Khan, un ex‑membre du conseil d’administration de HCI et une ancienne connaissance d’A. Khadr, a également témoigné.
[470] Le preuve déposée devant cette Court établit qu’Ahmed Said Khadr, aussi appelé Al Kanadi, est né le 1er mars 1948 au Caire, en Égypte. Il est venu au Canada pour terminer ses études d’ingénieur et a obtenu sa citoyenneté canadienne. Il a vécu à Montréal et Ottawa, mais il s’est finalement établi à Toronto. Il a épousé Elsamnah en 1977. En 1982, ils sont partis avec leurs deux enfants à Bahreïn, où Khadr a été employé comme éducateur. En janvier 1985, il a commencé à travailler pour une œuvre de secours koweïtienne (Lajnat al Dawa) et a déménagé à Peshawar, au Pakistan, avec sa famille. En 1988, il a adhéré à HCI, un organisme caritatif canadien fondé au début des années 1980. Il est devenu très efficace dans la cueillette de fonds pour cet organisme au Canada.
[471] En 1986, A. Khadr a fait la connaissance d’un extrémiste islamiste bien connu, Al Zawahiri, un chirurgien égyptien qui était un membre important du Jihad islamique, un des deux groupes de militants qui voulait renverser le gouvernement laïc de l’Égypte. Ils sont devenus amis. Plus tard, Zawahiri est devenu un des membres clés du noyau d’Al‑Qaïda. En 1992, A. Khadr a été grièvement blessé. On ne sait pas si c’est en marchant sur une mine ou à l’occasion d’une opération militaire. Après sa convalescence au Canada, il est retourné à Peshawar, au Pakistan, à l’automne 1993 (voir Michelle Shephard, Guantanamo’s Child: The Untold Story of Omar Khadr, Mississauga (Ont.) : J. Wiley & Sons, 2008; pièce M33).
[472] Il est allégué qu’A. Khadr a profité de ce qu’il travaillait dans des organismes caritatifs comme HCI pour détourner des fonds en vue de financer des opérations terroristes. Par exemple, l’attentat à la bombe contre l’ambassade égyptienne à Islamabad, au Pakistan, en novembre 1995 aurait apparemment été ordonné par Zawahiri et financé en partie par des fonds détournés de HCI (dont une somme de 325 000 $ de 1980 à 1997 en provenance de l’Agence canadienne de développement international (ACDI)). Khadr a été arrêté par la police pakistanaise relativement à cet attentat à la bombe, mais a été relâché après l’intervention du premier ministre Jean Chrétien. L’ACDI a cessé de financer HCI en 1997 (voir Stewart Bell, « Khadr tied to Al‑Qaeda as far back as 1988 », National Post (1er février 2003); pièce M5, onglet 84; et Michael Friscolanti, « The house of Khadr » Maclean’s (4 août 2006); pièce M5, onglet 85). HCI a mis A. Khadr à pied après l’attentat à la bombe. Par la suite, Khadr a créé son propre organisme caritatif, Health and Education Project International (HEPI), lequel a été en activité jusqu’à ce que les Nations Unies l’identifient comme un membre important d’Al‑Qaïda et que ses biens soient saisis (voir la pièce M5, onglet 85; et « Nouvelle liste récapitulative d’individus et d’entités appartenant ou associés aux talibans et à l’organisation Al‑Qaida, établie et mise à jour par le Comité du Conseil de sécurité créé par la résolution 1267 » (14 novembre 2007) Nations Unies, p. 42; pièce M5, onglet 27).
[473] A. Khadr connaissait ben Laden. Un des fils de Khadr, Abdurahman, a témoigné lors de l’instance relative au premier certificat d’Adil Charkaoui et a dit à la Cour que la famille Khadr avait emménagé dans le complexe résidentiel de ben Laden à Jalalabad et qu’elle était devenue une famille d’Al‑Qaïda (voir Stewart Bell, « “A lot” of Canadians in al‑Qaeda, Khadr says. Toronto, Vancouver men at terror camp » National Post (17 août 2004); pièce M5, onglet 82; voir également la note en bas de page no 33).
[474] Le fils d’A. Khadr a qualifié sa maison familiale à Peshawar de maison de jihadistes canadiens avant ou après leur séjour dans des camps d’entraînement d’Al‑Qaïda en Afghanistan. Sa maison de Scarborough était un lieu où des personnes d’intérêt pour la police venaient se réfugier (voir Stewart Bell et Jane Kokan, « Under western eyes » National Post (14 octobre 2005); pièce M5, onglet 83).
[475] En 1994, A. Khadr a envoyé deux de ses fils au camp d’entraînement de Khalden en Afghanistan, où ils ont été initiés au maniement d’armes et d’explosifs. Le fils d’A. Khadr a dit que son père a insisté à plusieurs reprises pour qu’il devienne un kamikaze (voir la pièce M5, onglet 85).
[476] Après les attaques terroristes du 11 septembre à New York par Al‑Qaïda, A. Khadr est entré dans la clandestinité. En 2003, il a été tué par des soldats pakistanais. Son fils cadet a également été paralysé au cours de cet incident. À l’exception d’Abdurahman, la brebis galeuse de la famille, la femme de Khadr et tous ses enfants sont demeurés loyaux à sa cause.
[477] M. Wark considère qu’A. Khadr est un membre d’Al‑Qaïda et un proche collaborateur d’Oussama ben Laden. Cependant, il n’est pas du même avis que les ministres concernant l’époque à laquelle il s’est radicalisé et où il a totalement adhéré au principe du jihad mondial d’Al‑Qaïda et fait la promotion de la cause des musulmans et des islamistes extrémistes au détriment des intérêts occidentaux.
[478] M. Wark estime qu’en 1994–1995, A. Khadr paraissait se rapprocher des idées des extrémistes islamistes, mais n’y avait pas encore adhéré totalement. Cela ne s’est pas produit avant les années suivantes. Les renseignements publics ne contiennent aucune preuve concernant ses activités de financement avec HCI et le détournement de fonds allégué pour la cause de l’extrémisme islamiste.
[479] M. Khan, un ami d’A. Khadr, a été très surpris lorsqu’il a appris ses liens avec Al‑Qaïda. Il pensait qu’A. Khadr était une personne de bonne éducation, qui était respecté et admiré. M. Khan, un ancien administrateur de HCI, a révélé à la Cour qu’A. Khadr avait été mis à pied en raison de la « mauvaise publicité » qu’il faisait à l’organisme, mais il n’y avait aucune inquiétude au sein du groupe concernant des détournements de fonds pour des groupes terroristes (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 23, p. 218, 220, 221, 222, 239 et 240).
[480] De tous les éléments de preuve publics produits, des événements importants tels que la rencontre de 1986 avec Zawahiri et son amitié avec lui, la blessure de 1992 qui ont provoqué chez lui un changement selon les observateurs, la décision d’envoyer deux de ses fils dans des camps d’entraînement en Afghanistan en 1994 et, dans une bien moindre mesure, sa participation indirecte présumée dans les attentats à l’ambassade égyptienne d’Islamabad, au Pakistan à l’automne 1995, on peut conclure que A. Khadr s’était rallié à la cause de l’extrémisme islamiste à un moment au début des années 1990 (voir également la note en bas de page no 34).
[481] Le fait d’envoyer deux de ses fils dans des camps d’entraînement en Afghanistan montre clairement qu’A. Khadr avait déjà adhéré au jihad violent en 1994. Ces camps enseignent l’usage des armes et des explosifs ainsi que des techniques d’assassinat (voir le témoignage de Ressam, pièce M5, vol. 1, onglet 15; ainsi que le manuel d’entraînement d’Al‑Qaïda, pièce M9, onglet 2). Comme cela a été dit plus haut, Abdurahman a également témoigné que son père voulait qu’il devienne un kamikaze. La Cour conclut que lorsqu’un père envoie ses propres fils pour un entraînement de la sorte, il n’est désormais pas qu’un sympathisant à la cause extrémiste islamiste : il devient lui-même un extrémiste islamiste.
[482] Je conclus qu’au plus tard en 1994, A. Khadr avait adopté la cause de l’extrémisme islamiste, ce qui l’a amené à devenir un chef important d’Al‑Qaïda. Cette conclusion s’impose vu la preuve publique produite et la preuve confidentielle.
Liens entre A. Khadr et M. Harkat au Pakistan
[483] Les ministres allèguent que M. Harkat connaissait A. Khadr alors qu’il se trouvait au Pakistan, qu’il travaillait pour HCI et qu’on lui avait confié des tâches précises. M. Harkat a témoigné qu’il n’avait pas rencontré A. Khadr au Pakistan. Il le connaissait de réputation et en raison de ses activités au sein de HCI. Le plus près qu’il a été de HCI et de A. Khadr alors qu’il se trouvait au Pakistan était lorsqu’il a rencontré Thaer Hafez à Peshawar (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 11, p. 161 et 162).
[484] Bien que les renseignements fournis ne permettent pas de conclure que M. Harkat était employé par HCI et/ou A. Khadr au Pakistan, la Cour note que M. Harkat s’est rendu à Toronto avec lui à près d’une semaine après son arrivée au Canada. A. Khadr et M. Harkat ont également tous deux œuvré dans le même domaine à Peshawar, au Pakistan (voir également la note en bas de page no 34).
Liens entre A. Khadr et M. Harkat au Canada
[485] M. Harkat a nié connaître A. Khadr ou avoir entretenu des liens avec lui après son arrivée au Canada au début d’octobre 1995, à l’exception d’un trajet en fourgonnette avec lui jusqu’à Toronto.
[486] M. Harkat a témoigné qu’il a rencontré A. Khadr par l’entremise d’Elbarseigy au cours d’un trajet de quatre heures jusqu’à Toronto en route pour une entrevue d’immigration. Il s’est également rendu chez la famille Khadr à Scarborough, pour la prière. Pendant le trajet vers Toronto, il affirme n’avoir parlé avec A. Khadr que quelques minutes. Elbarseigy et A. Khadr ont parlé en anglais et en arabe égyptien, de sorte que M. Harkat n’a pu comprendre ce qu’ils se disaient. C’est la seule fois, dit‑il, où il a rencontré A. Khadr (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 11, p. 231 et 232; et vol. 12, p. 4).
[487] M. Harkat a témoigné qu’il n’a parlé que [traduction] « très, très peu » à M. Khadr au cours du trajet (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 11, p. 237). Il était assis à l’arrière, Elbarseigy conduisait et A. Khadr occupait le siège avant.
[488] Pendant le trajet en fourgonnette à Toronto, M. Harkat s’est concentré sur son entrevue d’immigration. Il ne se rappelle pas avoir discuté longuement avec les autres passagers en arabe standard. Lorsqu’on lui a demandé si le fait qu’Elbarseigy et A. Khadr n’aient pas discuté avec lui était impoli dans sa culture, M. Harkat a répondu par la négative (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 14, p. 72).
[489] M. Khan a contredit M. Harkat sur ce point. Il a dit ce qui suit au cours de son témoignage (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 23, p. 242 et 243) :
[traduction]
Q. Au cours d’un long voyage, est‑ce que cela serait considéré comme impoli, dans votre culture, de ne pas parler la même langue que la personne qui parle?
R. Oui, c’est impoli. S’il y a une troisième personne présente qui ne parle pas la langue des deux autres, il est impoli pour ces deux personnes d’avoir une conversation dans leur langue.
Q. Si ces personnes parlent toutes une langue commune, il est important de l’utiliser?
R. Selon la culture et l’islam, oui, ces personnes ne devraient pas parler une langue que la troisième personne ne comprend pas, mais cela ne veut pas dire que ça ne se produit pas.
[490] M. Harkat n’est pas crédible lorsqu’il dit n’avoir parlé que « très, très peu » à A. Khadr. Considérant la longueur du trajet, le fait qu’il puisse parler l’arabe standard avec lui et qu’il soit impoli de ne pas parler une langue que tout le monde comprend, je conclus que M. Harkat a parlé plus qu’il aimerait ne l’admettre avec A. Khadr et Elbarseigy au cours du trajet de quatre heures jusqu’à Toronto. Je suis également d’avis que ces trois personnes étaient en mesure de parler couramment en arabe standard et que c’est ce qu’ils ont fait. Je remarque également, comme l’a admis M. Harkat, qu’il s’est rendu à la résidence familiale de Khadr au cours du voyage. Que ce soit pour des motifs religieux ou personnels, l’importance de cette visite ne peut être sous‑estimée.
[491] A. Khadr est un personnage clé du mouvement extrémiste islamiste à Peshawar dans les années 1990. Toute association avec lui ne pouvait qu’entraîner des problèmes pour M. Harkat. Il est important de noter qu’il a avoué à contrecœur aux agents du renseignement du SCRS au cours d’une entrevue le 11 juin 1998 qu’il avait rencontré A. Khadr chez lui avec Elbarseigy et Derbas lorsqu’il s’est rendu à Toronto pour son entrevue d’immigration (voir les rapports d’entrevues du SCRS, 11 juin 1998). Son explication concernant le trajet en fourgonnette n’a été donnée que lors de son témoignage dans l’instance relative au premier certificat en 2004.
[492] Dans un résumé d’une conversation, il est indiqué que M. Harkat avait rencontré A. Khadr en mars 1997 et qu’il l’a rencontré de nouveau. M. Harkat nie avoir eu cette conversation (voir la pièce M7, la conversation K7; voir également les notes en bas de page nos 35 et 36).
[493] Ayant pris connaissance de renseignements confidentiels, lesquels ont été testés par les avocats spéciaux, la Cour retient ce résumé de conversation. Je répète que M. Harkat n’est pas crédible. La Cour, selon la prépondérance des probabilités, conclut que M. Harkat a rencontré A. Khadr en mars 1997 et qu’il l’a rencontré de nouveau. En soi, cela associe clairement M. Harkat à A. Khadr, un membre important d’Al-Qaïda.
[494] Lorsque M. Harkat a témoigné sur cette question, il s’est montré hésitant et, à mon avis, délibérément vague. L’examen de son témoignage montre son manque de transparence (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 11, p. 154, 155, 163, 164 et 231; vol. 12, p. 4; vol. 13, p. 183 et 184; et vol. 14, p. 70).
[495] La preuve prépondérante démontre que M. Harkat a entretenu des liens avec A. Khadr après son arrivée au Canada. La preuve démontre également qu’au moins au début de 1994, A. Khadr était un extrémiste islamiste et un membre d’Al-Qaïda.
Abu Zubaydah
[496] Les ministres allèguent que M. Harkat connaissait Zayn Al‑Abidin Mohammed (connu sous le nom d’Abu Zubaydah), né en Arabie saoudite et considéré comme un des lieutenants de ben Laden depuis le début des années 1990. Les ministres allèguent que M. Harkat a également été en contact avec lui pendant qu’il se trouvait au Canada.
[497] Bien que son statut au sein de l’organisation de ben Laden ait changé avec le temps, Zubaydah demeure, selon les ministres, une personne importante au sein du réseau ben Laden. Il a entraîné des individus, dont certains sont devenus des extrémistes islamistes.
[498] La preuve publique sur cette question a été produite par John et un certain nombre de documents publics ont été versés à titre de pièces. Les ministres se fondent également sur le résumé d’une conversation ayant eu lieu en mars 1997 où il est question de Zubaydah. Des éléments de preuve confidentiels ont également été déposés au cours des audiences à huis clos et ont été testés par les avocats spéciaux.
[499] M. Harkat a nié qu’il connaissait Zubaydah avant son arrivée au Canada et nie avoir entretenu des liens avec lui par la suite. Il a également nié avoir eu la conversation le liant au paiement des frais juridiques de Shehre à la demande de Zubaydah.
[500] En défense, M. Harkat a fait valoir que Zubaydah n’était pas un des principaux lieutenants de ben Laden, non plus l’extrémiste islamiste dépeint par les ministres.
[501] John a témoigné que Zubaydah était associé au réseau ben Laden et qu’il jouait un rôle dans l’entraînement des extrémistes et dans la recherche des candidats potentiels pour mener des opérations du genre de celle du 11 septembre. Selon la preuve publique, il a adhéré à Al‑Qaïda.
[502] Condamnés pour avoir planifié des attentats à la bombe pour Al‑Qaïda, Sakka et Ressam, surnommé le Millenium Bomber, ont tous les deux clairement identifié Zubaydah comme responsable d’un camp d’entraînement terroriste. Sakka et Zubaydah ont tous les deux été condamnés par contumace pour leur participation aux attentats à la bombe manqués en Jordanie en 2000 (voir la pièce M5, onglet 28).
[503] Dans son témoignage lors du procès de Mokhtar Haouari, Ressam a décrit Zubaydah comme la personne responsable des camps pour jeunes recrues où ceux‑ci étaient entraînés au maniement des armes légères, des armes de poing, des mitraillettes légères, des lance‑roquettes de petit calibre et des explosifs destinés aux infrastructures.
[504] En 1999, avant de rentrer au Canada, Ressam a rencontré Zubaydah au Pakistan. Zubaydah a vu à l’organisation de son voyage. Lors de cette rencontre, Zubaydah a apparemment demandé à Ressam qu’on lui envoie des passeports canadiens pour qu’il puisse les donner aux personnes qui viendraient [traduction] « effectuer des opérations aux États‑Unis » (voir Michael Dobbs, « A few loyal men direct bin Laden’s sprawling network », The Washington Post (27 septembre 2001), p. 3; pièce M12B, onglet 24). Ressam a voyagé avec un faux passeport français. Arrêté en décembre 1999 près de Seattle, il a été déclaré coupable de terrorisme, notamment de transport d’explosifs. Il a été témoin à charge lors du procès de Mokhtar Haouari. Par la suite, il est revenu sur sa preuve au sujet de Zubaydah en réaction à la peine prononcée (voir Jason Leopold, « US Recants Claims on “High‑Value” Detainee Abu Zubaydah », Truthout (30 mars 2010), p. 4; pièce H78).
[505] Dans son témoignage, M. Rudner a expliqué que Zubaydah [traduction] « était connu pour être celui qui, à l’époque où c’était légitime, canalisait les recrues arrivées de l’étranger […] et il était la personne clé au Pakistan qui les acheminait vers le lieu d’hébergement. À chaque étape, chaque recrue devait être recommandée par quelqu’un pour démontrer sa bonne foi et sa fiabilité ». Il a également affirmé que [traduction] « M. Ressam avait pour tâche de se procurer de véritables passeports canadiens, de toute évidence par des moyens frauduleux; pas pour lui, mais pour son commandant, Abu Zubaydah (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 9, p. 105 et 106; et vol. 10, p. 84 et 85).
[506] Les ministres citent également le résumé d’une conversation ayant eu lieu en mars 1997 entre M. Harkat et une connaissance disant avoir parlé avec Zubaydah, et qui a dit que ce dernier voulait que M. Harkat paie les frais juridiques de Shehre. Il a apparemment dit qu’il était prêt à les payer si Zubaydah le contactait en personne. Au cours de cette conversation, M. Harkat a indiqué qu’il connaissait Zubaydah personnellement (voir la pièce M7, à la conversation K8).
[507] Concernant cette allégation, M. Harkat a témoigné qu’il ne connaissait pas Zubaydah au Pakistan et qu’il n’avait eu aucun lien avec lui au Canada. Il a nié avoir eu la conversation de mars 1997.
[508] En présente d’un interprète, Zubaydah a témoigné à la baie de Guantánamo le 27 mars 2007. Le camp d’entraînement de Zubaydah (Khalden) a vu le jour lors de l’invasion russe en Afghanistan. Sa mission consistait à entraîner des frères musulmans pour un jihad défensif. Contrairement à la promotion d’un jihad offensif par Oussama ben Laden et Al-Qaïda, les cibles de Zubaydah étaient militaires, non civiles.
[509] Zubaydah a témoigné qu’il gérait le camp depuis 1994, des lieux d’hébergement à Peshawar et Islamabad, et qu’il était chargé de la logistique pour les frères qui arrivaient de différents pays en route vers Khalden. À leur retour, il les envoyait en Tchétchénie et en Bosnie. Il ne connaissait pas les détails de l’entraînement qui a eu lieu au camp. Après les attentats sur le World Trade Center en 2001, il a toutefois collaboré avec Al‑Qaïda en Afghanistan.
[510] Zubaydah a admis avoir demandé cinq passeports canadiens à Ressam [traduction] « qui devaient être utilisés pour des affaires personnelles, non pour des activités liées au terrorisme […] et pas aux États‑Unis; ils étaient pour le Canada et d’autres pays et étaient destinés à des personnes autres que RESSAM » (voir la pièce M12B, onglet 27, p. 9 à 11).
[511] Le journal intime de Zubaydah contenait une note datant de 2000 où il décrivait des plans contre l’Amérique qui consistaient à provoquer des explosions et à brûler des villes et des fermes. Il est difficile de concilier ces plans avec la déclaration selon laquelle il visait uniquement des cibles militaires (voir la pièce M12B, onglet 27, p. 14 et 15).
[512] Zubaydah note que Ressam n’était qu’une recrue, et donc qu’il ne connaissait pas tout. Il est venu pour l’entraînement, puis il est parti (voir la pièce M12B, onglet 27, p. 16) :
[traduction] Il a quitté le camp et il a rejoint ce groupe parce qu’ils lui donnent plus d’idées parce que s’il est laissé à lui‑même, il est un musulman ordinaire — il n’est pas un intellectuel, il n’a pas beaucoup de connaissances. Il a des idées pour nuire aux Juifs au Canada. Je lui ai dit que c’était une bonne guerre si ces Juifs aident Israël. Sinon, ça n’est pas notre problème.
En ce qui concerne la demande de passeports canadiens, il s’est exprimé ainsi (voir la pièce M12B, onglet 27, p. 17 et 18) :
[traduction] À cette époque, RESSAM, je lui demande son passeport, j’étais connu. J’étais moi‑même un gros trafiquant de faux passeports. Je peux envoyer n’importe qui n’importe où, c’est facile. C’est mon travail. Je n’en ai pas honte, mais RESSAM et les autres frères en Afrique, dans le Golfe, en Grande‑Bretagne, en France, je demande s’il vous plaît, j’ai besoin de vrais passeports.
Il avait besoin de ces passeports pour faciliter les déplacements de ses cinq instructeurs et de leur famille.
[513] La dernière déclaration du représentant personnel de Zubaydah fut la suivante (voir la pièce M12B, onglet 27, p. 22) :
[traduction] Je suis votre ennemi depuis mon enfance à cause des injustices que vous avez commises contre mon peuple, les Palestiniens, à cause de votre alliance avec Israël et du soutien que vous lui apportez pour occuper notre territoire, et parce que vous tuez nos hommes, violez nos femmes et expulsez notre population que vous en faites des réfugiés depuis plus de 60 ans […] Moralement, je ne prends pas position contre les Américains ou contre l’Amérique, mais contre le gouvernement, que je considère comme un complice de l’oppression. Le complice d’un meurtrier est également un meurtrier […] mais je ne suis pas un combattant ennemi. Je n’ai jamais dirigé d’opération contre l’Amérique, et je n’en ai jamais financé, soutenu ou facilité […] Je suis heureux quand des opérations menées par d’autres sont dirigées contre l’Amérique, mais seulement contre des cibles militaires comme le U.S.S. Cole. Mais cela me fâche quand les attaques visent des civils, tels que celles contre le World Trade Center. Je suis totalement contre.
[514] Comme M. Rudner l’a fait remarquer dans son rapport, Peshawar est le carrefour logistique et opérationnel de la campagne des Afghans arabes et des moudjahidines contre l’invasion soviétique en Afghanistan. Des dépôts d’approvisionnement s’y trouvaient pour approvisionner les combattants ainsi que les réfugiés afghans, dont les campements étaient situés dans les environs, ainsi que des « lieux d’hébergement », qui étaient en vérité des camps d’entraînement établis pour héberger et entraîner les guerriers afghans arabes (voir la pièce M19B, p. 9).
[515] Abu Zubaydah était responsable de lieux d’hébergement dans la première moitié des années 1990 à Peshawar et à Islamabad. M. Harkat a témoigné que jusqu’en juin 1994, il gérait un dépôt d’approvisionnement près de Babbi, non loin de Peshawar. M. Harkat a nié avoir tenu un lieu d’hébergement pour Khattab. Zubaydah s’occupait activement d’un tel lieu d’hébergement en 1994. Dans les présents motifs, je conclus que M. Harkat s’est occupé d’un lieu d’hébergement pour Khattab dans la région de Peshawar, au moins de 1994 à 1995.
[516] En raison de la preuve, incluant les sommaires de conversations, il est raisonnable d’inférer que M. Harkat a fait la connaissance de Zubaydah puisque tous deux ont assumé des responsabilités similaires dans leur lieu d’hébergement respectif. De plus, ils se trouvaient tous deux à Peshawar en même temps (voir également la note en bas de page no 37).
[517] Abu Zubaydah a un passé douteux. Il est associé avec Khalid Sheikh Mohamed (alias Mokhtar), [traduction] « le cerveau des attentats du 11 septembre ». Il a également été condamné par contumace pour les attentats à la bombe manqués de Jordanie en 2000, en même temps que Sakka, un membre d’Al‑Qaïda. Les autorités jordaniennes le rattachent à des complots terroristes visant un hôtel ainsi que des lieux saints chrétiens dans leur pays (voir la pièce M12B, onglets 7, 17 et 28). Il est également considéré comme un [traduction] « soutien aux déplacements », un « entremetteur » pour les idéologies radicales musulmanes, un « agent de voyage » et un « gardien de lieu d’hébergement » (voir la pièce M12B, onglets 6, 17 et 18).
[518] J’accepte que Zubaydah n’était pas un lieutenant d’Al‑Qaïda dans les années 1990 et 2000. Il n’était pas étroitement lié à Al‑Qaïda et il n’avait pas une connaissance précise des modalités d’attaques ou de complots terroristes. Il possédait peut‑être des renseignements généraux sur certains d’entre eux.
[519] Depuis son arrestation en 2002, la Central Intelligence Agency (CIA) a revu à la baisse le danger que Zubaydah représente. Il est considéré comme étant [traduction] « un important soutien au terrorisme » ayant communiqué [traduction] « des renseignements bruts essentiels pour une action de contre‑terrorisme réussie » (voir la pièce M12B, onglet 16).
[520] Un jeune Syrien du nom de Noor al‑Deen, qui était un adolescent lorsqu’il a été capturé avec Zubaydah en 2002, l’a décrit comme [traduction] « un exécutant bien connu ayant des liens avec Al‑Qaïda, mais qui ne connaissait que peu de choses des opérations du groupe » (voir la pièce M12B, onglet 20).
[521] Dans les mois qui ont suivi son arrestation, l’évaluation initiale selon laquelle il était un [traduction] « dirigeant d’Al‑Qaïda » a été abaissée à [traduction] « responsable de la logistique » qui servait d’ [traduction] « agent de voyage » et d’[traduction] « hôte ». Il [traduction] « ne connaissait que très peu de choses concernant les opérations ou la stratégie réelles » (voir la pièce M12B, onglet 9).
[522] Il ressort donc de la preuve qu’il n’était pas un chef important d’Al‑Qaïda. Il n’était pas proche d’Al‑Qaïda ou de ben Laden. Ceci étant dit, je conclus qu’en sa capacité de responsable d’un lieu d’hébergement, il aidait des recrues moudjahidines, dont certains sont ensuite devenues des membres d’Al‑Qaïda. Il existe également une preuve le rattachant également à certains actes terroristes. Ces conclusions et la preuve au dossier établissent une certaine association entre Abu Zubaydah et le réseau ben Laden (voir également la note en bas de page no 38).
[523] Sakka et Ressam ont expliqué que la formation donnée au camp Khalden inclue le maniement des armes et des explosifs et la destruction des infrastructures civiles. La rétractation de Ressam concernant sa déclaration sur Zubaydah ne suffit pas à écarter ces faits. Zubaydah en admet un grand nombre. Le rôle de Zubaydah concernant le lieu d’hébergement et sa demande de cinq passeports canadiens sont des instances où, bien qu’il reconnaît les faits sous-jacents aux conclusions, il en donne une explication différente. Cette preuve démontre que Zubaydah était un facilitateur important d’activités entreprises par le réseau ben Laden. Les organisations terroristes sont réputées pour leur usage de faux passeports. Diriger un lieu d’hébergement et un camp d’entraînement et rassembler des passeports font de lui un participant à la cause de l’extrémisme islamiste. On peut affirmer qu’il a facilité la commission d’activités terroristes.
[524] M. Harkat a nié connaître Zubaydah ou avoir eu une conversation avec lui (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 12, p. 131 et 132).
[525] La preuve présentée publiquement ainsi qu’à huis clôt ne remet pas en doute la véracité des sommaires de conversations fournis à M. Harkat. En lumière de mon évaluation de la crédibilité de M. Harkat comme témoin et sa négation totale des contenus des conversations, je conclus, sur la balance des probabilités, que M. Harkat connaissait Abu Zubaydah et a eu contact avec lui suite à son arrivée au Canada afin de régler la question du paiement des frais juridiques d’Al Shehre. Cette conclusion est appuyée par la preuve à l’effet que M. Harkat et Abu Zubaydah vivait à Peshawar, Babbi. La preuve démontre qu’ils opéraient tous les deux des lieux d’hébergement employés pour faciliter le mouvement de moudjahidines vers des camps d’entraînement.
[526] En concluant qu’il existe une relation entre M. Harkat et Abu Zubaydah, la Cour ne s’est appuyée sur aucun renseignement obtenu directement ou indirectement par la torture.
Abu Dahhak
[527] Les ministres allèguent qu’en 1994 et 1995, un des amis de M. Harkat était Dahhak, un individu associé à Al‑Qaïda (voir la pièce M11). Suivant un résumé de conversations, M. Harkat aurait demandé à Wazir s’il connaissait Dahhak (voir la pièce M7, conversation K6). M. Harkat a témoigné qu’il ne connaissait pas Dahhak.
[528] Certains éléments de preuve produits à huis clos vont dans le sens de l’allégation formulée contre M. Harkat en ce qui concerne Abu Dahhak (voir également les notes en bas de page nos 39 et 40). Les éléments de preuve confidentiels ont été traités par tous pendant les audiences à huis clos. Cette preuve confidentielle considérable, testée par les avocats spéciaux à huis clos, satisfait la Cour, sur une balance des probabilités, que M. Harkat connaissait Abu Dahhak, un individu associé avec Al-Qaïda.
La crédibilité de M. Harkat
[529] La Cour doit décider si les activités d’une personne sont liées au terrorisme selon les critères de la LIPR, telle qu’amendée. Pour déterminer du caractère raisonnable du certificat, la Cour doit donc analyser la preuve déposée et doit tirer des conclusions relatives aux faits, ainsi qu’à la crédibilité.
[530] Les allégations formulées contre M. Harkat sont graves. Généralement, elles sont bien appuyées par la preuve publique et par la preuve à huis clos. Le témoignage de M. Harkat était essentiel s’il voulait réfuter les allégations portées contre lui.
[531] M. Harkat n’a pas fourni à la Cour une preuve crédible permettant à la Cour de préférer la version des faits de M. Harkat à celle des ministres à l’appui du certificat. Il apparaît clair pour la Cour que M. Harkat a mémorisé une histoire qui évite de le lier directement ou indirectement à l’extrémisme islamiste. Tel que mon analyse dans les présents motifs le démontre, l’histoire de M. Harkat est implausible, incohérente et par moment contradictoire.
[532] Au cours de son témoignage, M. Harkat a donné l’impression qu’il exposait un récit inventé; il ne fouillait pas sa mémoire concernant les événements, mais récitait plutôt une version qu’il avait minutieusement préparée. Il a souvent fourni des réponses qui n’étaient pas pertinentes aux questions posées. Par exemple :
- interrogé sur l’endroit où il rencontrait des étudiants pour parler de politique, M. Harkat a voulu donner une réponse concernant le contenu du programme du FIS (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 12, p. 175);
- interrogé pour savoir si les autres étudiants parlaient du FIS, M. Harkat a voulu répondre que le FIS utilisait sa maison pour des rencontres (voir la transcription des débats judiciaires, vol. 13, p. 16);
- interrogé pour savoir s’il avait remboursé les 18 000 $ à Mokhtar, M. Harkat a voulu répondre que des gens sont entrés par effraction dans sa maison (ce qui constitue son explication pour ne pas avoir contacté Mokhtar; voir la transcription des débats judiciaires, vol. 14, p. 199).
[533] Son simple déni de plusieurs éléments cruciaux de la thèse des ministres, étayés par la preuve, mine sa crédibilité. Par exemple, il dit ne pas connaître Ibn Khattab, Al Shehre, A. Khadr, Abu Dahhak et Abu Zubaydah. Or, la preuve des ministres a démontré le contraire. M. Harkat a jugé qu’en raison du caractère incomplet de la divulgation, il ne pouvait que simplement nier les allégations. Je ne suis pas d’accord. La preuve publique présentée par les ministres est sérieuse et substantielle et la preuve fournie par M. Harkat n’est pas suffisante pour la réfuter. Tel que noté précédemment, la Cour note que dans la plupart des cas, le témoignage de M. Harkat n’était pas crédible.
[534] Son témoignage a également montré que sa preuve était incompatible avec les réponses qu’il a données aux agents du renseignement au cours de six entrevues et avec sa propre preuve documentaire. Comme nous l’avons vu précédemment, des parties de sa version des faits la plus récente contredisent des renseignements qu’il a donnés aux agents du renseignement en 1997 et 1998 ainsi que des éléments de sa preuve documentaire de 1996.
[535] Pour la Cour, l’honnêteté, la véracité et la transparence sont essentiels pour établir la crédibilité. C’est grâce à ces éléments clés que le juge peut remplir sa mission. Quand une personne ment, cela ne signifie pas en soi qu’il est un terroriste ou un membre d’une organisation terroriste. Cependant, lorsque ces mensonges sont considérés à la lumière d’une preuve contradictoire, la Cour peut raisonnablement préférer la preuve des ministres par la prépondérance des probabilités.
[536] Pour être crédible, un récit doit être plausible, cohérent et logique. Ce n’est pas le cas de la preuve présentée par M. Harkat; celle-ci était souvent invraisemblable, incohérente et illogique. La preuve montre ce qui suit :
- M. Harkat a dit qu’il n’était pas au courant de la composante islamique de la plateforme du FIS, alors que la preuve d’expert établit que le FIS avait une plateforme explicitement islamique;
- l’affirmation de M. Harkat à l’effet qu’il n’était pas au courant de la situation en Afghanistan à la fin des années 1980, alors que ses propres experts montrent le contraire;
- son témoignage à l’effet qu’il a obtenu un passeport en Algérie pour voyager à l’intérieur du pays et non pour aller à l’étranger est implausible;
- son explication des raisons l’ayant amené à quitter l’Algérie ne sont pas logiques et font preuve d’incohérences;
- son explication voulant qu’il n’ait pas appelé ses parents ou son oncle pendant qu’il se trouvait au Pakistan parce qu’il avait perdu l’indicatif régional est invraisemblable;
- il est illogique que son ami Mokhtar lui ait prêté 18 000 $ et qu’il n’y ait eu aucun contact entre eux ni aucune tentative de sa part pour être remboursé.
Ce ne sont là que quelques exemples des disparités et éléments implausibles du témoignage de M. Harkat.
[537] La Cour rejette le témoignage de M. Harkat, sur la base que ce dernier n’est pas crédible, en ce qui a trait aux conclusions suivantes :
- son motif pour l’obtention d’un passeport au début de l’automne 1988;
- sa preuve en ce qui concerne le moment où il est devenu membre du FIS et les raisons qui l’ont poussé à quitter l’Algérie avant la fin de l’année universitaire;
- sa méconnaissance du contenu du programme islamique du FIS et de la participation des moudjahidines algériens à la guerre d’Afghanistan;
- son récit sur la façon dont il a quitté l’Algérie;
- le but réel de son voyage en Arabie saoudite et son récit des événements lors de son séjour là‑bas;
- son explication sur la façon dont il a obtenu son emploi de superviseur pour la LIM;
- son lieu de résidence exact au Pakistan;
- son explication sur ce qu’il a fait au cours d’une période de 15 mois en 1994 et 1995, compte tenu de la preuve indiquant qu’il devait partir « immédiatement », ce qu’il n’a pas fait, et que son permis de résidence n’a pas été renouvelé;
- sa version des faits quant au moment où il a acquis le faux passeport avant de partir du Pakistan et à la façon dont il s’y est pris pour l’obtenir;
- le fait qu’il a pu économiser 18 000 $ en quatre ans au Pakistan et l’importance de ces fonds pour expliquer les dépenses effectuées pour venir au Canada;
- que son ami Mokhtar, qui lui a donné le nom de la personne lui ayant fabriqué un faux passeport et qui lui a prêté 18 000 $, n’a jamais rien demandé en retour et n’a jamais rappelé pour se faire rembourser;
- sa version des faits sur la façon dont il a quitté le Pakistan pour le Canada, d’abord en utilisant seulement le faux passeport, en achetant différents billets d’avion, son départ avec son passeport algérien et l’utilisation de son passeport saoudien lors du même vol, les cinq jours qu’il a passés à Kuala Lumpur, comment il a acheté un billet d’avion en classe affaire;
- comment il a nié connaître Ibn Khattab, Al Shehre, A. Khadr, Abu Dahhak et Zubaydah;
- son démenti concernant l’exploitation d’un lieu d’hébergement pour Ibn Khattab et son groupe;
- son démenti qu’il connaissait A. Khadr, bien que la preuve montre qu’il l’avait rencontré plus d’une fois au Canada;
- son explication sur la facilité avec laquelle il s’est procuré de l’argent au Canada, alors même qu’il avait des emplois payés au salaire minimum;
- son explication à l’effet qu’il n’a jamais eu l’intention d’acheter une maison en Algérie et d’épouser sa fiancée, puis d’y retourner;
Selon la prépondérance des probabilités, la preuve produite par les ministres lors des audiences publiques et à huis clos est retenue.
[538] Dans l’ensemble, le témoignage de M. Harkat ne peut être qualifié d’honnête et de transparent. Sa version des faits était tellement bien mémorisée qu’à certains moments, il n’a pas répondu aux questions. Ses démentis sur de nombreux points n’étaient pas crédibles lorsqu’on les confronte à la preuve des ministres. Ils étaient également incompatibles avec des déclarations faites antérieurement. Essentiellement, la Cour conclut qu’il n’a pas dit la vérité, qu’il n’était pas honnête et qu’il n’était pas transparent. La Cour tient pour évident que M. Harkat n’a pas dit la vérité sur sa vie compte tenu de tous les éléments de preuve produits.
M. Harkat représente‑t‑il un danger pour la sécurité du Canada?
[539] Les ministres font valoir qu’en raison des liens de M. Harkat avec les terroristes et les extrémistes islamistes, son soutien aux activités terroristes du groupe de Khattab et du réseau ben Laden, son soutien aux extrémistes venant au Canada, comme Shehre et Triki, son association avec A. Khadr, son argent provenant de l’extérieur du Canada et ses démentis concernant ces activités ont fait de lui une menace pour la sécurité du Canada. Selon les ministres, il représente toujours un danger pour la sécurité du Canada.
[540] La vie nébuleuse de M. Harkat à la fin des années 1980, d’abord en Algérie, puis en Arabie saoudite, au Pakistan et plus tard au Canada en 1995, n’inspire pas confiance pour ce qui est de ses activités. Ses explications ne semblent pas véridiques et elles donnent l’impression que beaucoup de choses n’ont pas été dites. Il maintient délibérément le silence sur ses activités passées, probablement parce qu’il sait qu’elles l’empêcheraient d’obtenir la résidence permanente au Canada. On dirait que M. Harkat s’est entouré d’un épais brouillard à travers lequel il ne laisse passer aucune lumière.
[541] Vu la définition de danger pour la sécurité du Canada donnée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Suresh, le comportement de M. Harkat à son arrivée au Canada montrait clairement qu’il constituait un danger pour la sécurité du Canada. Comme la preuve publique le démontre, il est immédiatement entré en contact avec A. Khadr et il l’a revu au moins en 1997 (voir la pièce M7, conversation K7). Il a été peu bavard sur sa vie ou ses associations passées. Il a facilité l’entrée au Canada de personnes comme Al Shehre et Wael. Il a reçu 18 000 $ de son ami Mokhtar et il ne l’a jamais remboursé. La preuve montre qu’il avait accès à des sommes d’argent substantielles et qu’il pariait beaucoup d’argent même s’il occupait des emplois payés au salaire minimum. Ses sources de financement demeurent obscures et il y a de fortes possibilités que cet argent provienne du Pakistan et de l’Arabie saoudite. Il a également dit à Al Shehre en février 1998 qu’il devait garder le profil bas, car il avait besoin de la résidence permanente au Canada et qu’ensuite il serait « prêt ». Tous ces éléments appuient une conclusion selon laquelle M. Harkat est un danger à la sécurité du Canada. Son comportement n’a jamais, de l’avis de la Cour, été expliqué de manière satisfaisante.
[542] Cependant, au moment de réviser les conditions de mise en liberté, notre Cour, dans la décision Harkat (Re), 2009 CF 241 [citée ci-dessus], a conclu qu’étant donné l’écoulement du temps et le fait que M. Harkat est sous la surveillance étroite des autorités canadiennes depuis 1995, ses relations sociales et professionnelles ont été perturbées. La logique dicte qu’une organisation terroriste perdrait intérêt dans un agent qui fait l’objet d’une surveillance constante.
[543] Nous sommes maintenant en 2010. M. Harkat est au Canada depuis 1995 et il est sous surveillance depuis tout ce temps, en prison ou en liberté surveillée. Cela est pertinent pour l’évaluation du danger qu’il représente pour la sécurité du Canada. Au cours de ses premières années au Canada jusqu’à son arrestation en décembre 2002, le danger qu’il représentait se trouvait au plus haut niveau. Aujourd’hui, après des années d’incarcération et de mises en liberté assorties de conditions qui se sont assouplies au fil du temps, le danger a diminué.
[544] Un résumé public de l’évaluation de la menace a été publié en septembre 2009 (voir la pièce M6). On peut y lire que les activités de M. Harkat sont considérées comme pouvant constituer un danger pour la sécurité du Canada, mais aucun nouveau renseignement n’indique qu’il a repris ses activités liées au terrorisme depuis sa mise en liberté ou qu’il a renoncé à ses convictions et à son soutien à l’extrémisme islamiste. À notre connaissance, M. Harkat n’a jamais perpétré d’acte de violence, mais son rôle dans le mouvement de l’extrémisme islamiste international avant son arrivée au Canada était lié principalement à la logistique et au soutien, ce qui est confirmé par ses contacts immédiats au sein du réseau d’extrémistes. En raison de son profil public, il est difficile de dire s’il serait en mesure de rétablir des liens dans l’éventualité où toutes les conditions étaient retirées. Selon la conclusion du résumé public, le danger pour la sécurité nationale a diminué avec le temps, mais les ministres maintiennent qu’il est un danger à la sécurité du Canada.
[545] M. Harkat n’a jamais expliqué sa vie passée et donne à penser à un observateur neutre que tout n’a pas été dit. Ses liens passés avec Khattab, Khadr, Dahhak, Zubaydah, Shehre et d’autres qui sont tous des extrémistes islamistes connus, ses activités en tant qu’exploitant d’un lieu d’hébergement pour Khattab au Pakistan, son rôle de facilitateur pour Wael et Shehre, ses sources d’argent importantes et sa déclaration selon laquelle il sera « prêt » lorsqu’il obtiendra sa résidence permanente démontrent sur la prépondérance des probabilités qu’il existe des motifs raisonnables de croire qu’il constitue un danger significatif pour la sécurité du Canada en raison de ses activités passées; ce danger existe toujours, mais il est beaucoup moindre aujourd’hui. Son absence de candeur à l’égard du passé et sa persistance à nier en dépit de la preuve produite par les ministres contre lui montrent que le danger existe toujours, même s’il est amoindri à certains égards. L’impact de la présente décision devra également être considéré.
[546] Dans le cadre de la présente instance, les parties ont été priées de proposer les changements qu’elles souhaitaient voir apporter aux conditions dans l’éventualité où la Cour confirmerait le caractère raisonnable du certificat. Les ministres et M. Harkat ont fait valoir que l’examen détaillé des conditions ne devrait avoir lieu qu’une fois tranchée la question du caractère raisonnable du certificat. Je les invite à procéder à faire ses soumissions.
[547] La Cour conclut que la sécurité du Canada est toujours menacée, mais ce risque est aujourd’hui moindre qu’en 1995. Les parties sont donc invitées à présenter leurs arguments sur cette question. Pour l’instant, les conditions de mise en liberté sont maintenues.
Le caractère raisonnable du certificat
[548] Ayant examiné en profondeur la preuve produite lors des audiences publiques et à huis clos et l’ayant appréciée selon la prépondérance des probabilités, je conclus que la thèse des ministres à l’égard de la quasi totalité des allégations formulées contre M. Harkat doit être retenue. Je conclus que M. Harkat a pris part à des activités terroristes, qu’il constitue un danger pour la sécurité du Canada et qu’il est un membre du réseau ben Laden en raison de ses activités passées pour le groupe Khattab et de son association avec des terroristes ou des extrémistes islamistes connus, tels que A. Khadr et Al Shehre. Compte tenu du cadre juridique fixé par la LIPR et des définitions contenues dans ces motifs, la Cour conclut que ces conclusions factuelles lient M. Harkat aux motifs définis par les alinéas 34(1)(c), (d) et (f) de la LIPR. Par conséquent, je conclus que le certificat de sécurité délivré contre M. Harkat sur le fondement de ces trois motifs est raisonnable.
[549] Les parties sont invitées à soumettre tout changement qu’elles souhaiteraient voir apporter aux conditions de mise en liberté dans les 15 jours suivant la date des présents motifs. Elles disposent d’un délai additionnel de 10 jours pour répliquer aux observations présentées, s’il en est.
[550] À la demande de tous les avocats, la Cour repousse la publication de son jugement pour une période de 30 jours, afin de permettre aux parties d’examiner l’affaire et de donner les directives qui conviennent à leurs avocats.
[551] Les parties sont invitées à soumettre des questions sérieuses de portée générale en vertu de l’article 82.3 [édicté par L.C. 2008, ch. 3, art. 4] de la LIPR. Elles ont 15 jours pour ce faire. Les parties disposent d’un délai additionnel de 5 jours pour répondre aux soumissions faites.
Date : 20110114
Dossier : DES-5-08
Ottawa (Ontario), le 14 janvier 2011
En présence de monsieur le juge Simon Noël
ENTRE :
DANS L’AFFAIRE CONCERNANT UN
CERTIFICAT EN VERTU DU PARAGRAPHE
77(1) DE LA LOI SUR L’IMMIGRATION ET LA
PROTECTION DES RÉFUGIÉS
et
DANS L’AFFAIRE CONCERNANT
MOHAMED HARKAT
Cour fédérale, juge Noël—Ottawa, 14 janvier 2011.
Notes en bas de texte très secrètes caviardées aux motifs de jugement portant sur la raisonnabilité du certificat. Citation neutre no 2010 CF 1241.
* Note de l’arrêtiste : Les parties expurgées par ordonnance de la Cour sont indiquées par [***].
TRÈS SECRET
NOTES EN BAS DE PAGE∗
Sources humaines
1. La crédibilité des renseignements transmis au Service par [***] a été une question constante dans le cadre des procédures à huis clos. Dans leurs observations, les avocats spéciaux ont fait valoir que les éléments de preuve concernant [***] ne devraient servir que s’ils sont corroborés par une autre personne ou une agence (voir l’al. 3(i) des soumissions écrites des avocats spéciaux). À leur avis, [***]. Par contre, les ministres font valoir que les renseignements fournis par [***] sont dignes de foi et que la divulgation tardive des renseignements liés au test polygraphe avait compromis l’intégrité de [***], mais que l’on a mis en œuvre des mesures concrètes visant à faire en sorte que la Cour et les avocats spéciaux obtiennent divulgation des renseignements pertinents. Dans le cadre des présentes procédures, la Cour a été privilégiée puisqu’elle a obtenu divulgation complète des [***] dossiers de sources humaines (voir [***]). Avec l’aide des avocats spéciaux, la Cour a examiné ces dossiers de façon approfondie. À l’exception des renseignements relatifs à la question du polygraphe qui a été discuté en détails à la fois dans les motifs très secrets et publics des motifs de l’ordonnance et ordonnance dans la décision Harkat (Re) 2009 CF 1050, la Cour est satisfaite que les renseignements fournis par [***] peuvent être utilisés dans les présents motifs. Cependant, [***] et dans l’intérêt de la justice, il est prudent et nécessaire de n’utiliser que les renseignements qui ont été corroborés.
2. Les renseignements fournis au Service par [***] sont dignes de foi. La Cour et les avocats spéciaux ont eu le privilège d’examiner le dossier de [***] et ne s’inquiètent pas de la sincérité de [***]. Les avocats spéciaux sont d’avis que les renseignements fournis par [***] sont pour la plupart corroborés et ils n’en attaquent pas la crédibilité (voir la transcription des débats très secret du 26 mai 2010, p. 152 et 153). [***]. La Cour se fondera donc sur la preuve qui découle des renseignements que [***] a fournis au Service.
Avocats spéciaux
3. L’accès par les avocats spéciaux à des renseignements classifiés soulève d’autres questions. Par exemple, comme ils connaissaient [***], les avocats spéciaux ont utilisé [***] comme mot clé pour faire une recherche sur Internet. Lorsque la Cour a été informée de cette situation, elle a tenu une audience à huis clos pour trancher la question. Elle a alors établi que les avocats spéciaux devraient lui présenter une demande officielle lorsqu’ils veulent rechercher des renseignements sur [***] (voir la transcription des débats très secret du 23 novembre 2009, p. 40 à 43). De plus, une question encore plus importante a surgi lorsque l’un des avocats spéciaux a utilisé le mot [***] dans un courriel public confidentiel envoyé seulement à la Cour et aux avocats des ministres. On a immédiatement remédié à la situation en demandant à quiconque avait reçu le courriel de le supprimer en permanence de son ordinateur. Dans un courriel qu’il a envoyé à la Cour et au cours d’une audience à huis clos, l’avocat spécial en question s’est excusé de cette erreur.
L’audience sur le caractère raisonnable
4. Au cours de l’audience à huis clos sur le caractère raisonnable du certificat, les ministres ont amené deux personnes du Service à témoigner, [***]. Les deux ont témoigné relativement au rapport très secret sur les renseignements de sécurité (RTSRS) et aux différentes méthodes de collecte de renseignements, utilisées par le SCRS. [***] a été un important témoin relativement à la question du polygraphe, à l’égard de laquelle la Cour a rendu ses motifs d’ordonnance et ordonnance (voir Harkat (Re), 2009 CF 1050). Au paragraphe 31 des motifs, j’ai indiqué que la fiabilité de son témoignage serait examinée dans le cadre de la décision sur le caractère raisonnable du certificat. J’ai examiné ce témoignage à l’appui du RTSRS. [***] comprend bien les questions factuelles en cause et il possède une connaissance approfondie des dossiers de sources humaines. À mon avis, son témoignage est digne de foi. Certes, la façon dont il expose cette connaissance dans le cadre d’un témoignage gagnerait à être améliorée, mais il ne demeure pas moins que son témoignage était fondé sur des faits et était digne de foi.
Allégations de faits déposées contre M. Harkat
5. Rapport sur les renseignements de sécurité concernant Mohamed Harkat [***]
Conversations K
6. [***] a témoigné relativement aux méthodologies que le SCRS utilise pour faire rapport sur les interceptions. Il a affirmé ce qui suit (transcription des débats très secret, vol. 1, p. 119) :
LE TÉMOIN : Je peux peut-être apporter des précisions. Par exemple, à l’onglet 6, l’individu identifié au premier paragraphe, dont une partie du nom est expurgée, mais qui porte le nom de famille [***], aurait été un analyste en communications et [***] aurait eu comme fonction d’écouter et de rédiger le rapport que vous avez devant vous.
Pour préciser un peu plus, vous verrez que ce rapport a été envoyé par, et encore une fois, la première initiale a été expurgée, mais le dernier nom est [***] était un superviseur de l’unité opérationnelle régionale qui observait M. Harkat et le rapport aurait donc été préparé par [***], écrit, et ensuite soumis à l’examen et à l’approbation de [***].
Et ensuite, le rapport aurait été entré dans notre BRS, notre système de stockage, sous le document devant vous.
MONSIEUR DALE :
Q. En plus, il a fourni à la suite de l’examen d’autres sources de renseignements ou de détails, mais passons maintenant à l’onglet 9.
LE JUGE NOËL : Une seconde, M. Dale. Vous avez utilisé le mot « communication » ?
LE TÉMOIN : Analyste. AC.
LE JUGE NOËL : qui transcrit ce qui se dit.
LE TÉMOIN : Bien, je n’entrerai pas dans —
Il existe un léger désaccord même dans notre propre Service au sujet de ce que constitue un analyste en communications par opposition à un transcripteur. L’un deux traduit d’une langue étrangère vers une langue d’arrivée, par exemple, en anglais.
Et l’autre prendrait la version anglaise du texte, fondamentalement, à un moment donné, ils portaient des titres différents et avaient des échelles de salaire différentes, ce qui était le point de désaccord.
Je ne suis pas certain comment la situation a été réglée, mais il va sans dire qu’il s’agit de deux groupes de personnes.
L’attribution à une personne de la responsabilité de procéder à l’interception de communications sur une ligne donnée se fait en fonction de la langue dans laquelle elle est à l’aise et dans laquelle elle peut produire des rapports.
LE JUGE NOËL : Pour que je comprenne bien.
Disons qu’une interception [***], puisqu’il s’agit d’une langue étrangère, un transcripteur travaille habituellement avec le bureau?
LE TÉMOIN : C’est exact.
LE JUGE NOËL : Et entre le bureau et le transcripteur, il y a un analyste en communications?
LE TÉMOIN : Non.
Ce serait dans ce contexte que je ferai tomber la terminologie de l’individu.
Si la langue utilisée est [***], la transcription serait acheminée à notre bureau [***], au groupe, comme vous l’avez correctement indiqué, [***] qui examinent les questions touchant [***], qui parlent couramment [***].
Elles prendraient alors les communications interceptées, si la langue d’arrivée était [***], en feraient l’examen et prépareraient ensuite le rapport qui serait ensuite acheminé au chef du bureau, le chef du bureau régional opérationnel, qui serait —
LE JUGE NOËL : Rappelons-nous que la plupart des interceptions dont il est question ici ont été effectuées en 1996, 1997, quelques-unes en 1995.
Dans quelle mesure, est-ce que c’était différent à cette époque?
Était-il différent en 1996-1997 de procéder à l’interception des communications de M. Harkat?
Qui l’obtiendrait en premier, l’interception, le côté technique?
LE TÉMOIN : L’interception est effectuée de nos jours de la même façon qu’à cette époque. Je ne suis pas au courant de changements survenus, mais j’aimerais préciser une chose. À un moment donné, ce rapport était préparé par un analyste en communication, à partir de renseignements bruts, il était examiné par des superviseurs lorsqu’il y avait un superviseur de ce groupe de communications.
Et le rapport était ensuite versé dans notre système de stockage.
Et la différence est qu’à un moment donné de notre histoire, le rapport qui était présenté au superviseur, qui avait le pouvoir ultime de l’approuver pour le stockage dans le système, est maintenant acheminé au bureau opérationnel responsable, par exemple du dossier de M. Harkat, qui prendra cette décision.
LE JUGE NOËL : Alors, disons que la conversation est en arabe. Disons que c’est un arabe.
LE TÉMOIN : Oui.
LE JUGE NOËL : Existe-t-il un transcripteur des interceptions?
LE TÉMOIN : En arabe, oui.
LE JUGE NOËL : Et ensuite, il y a un analyste en communications.
LE TÉMOIN : Non, pas nécessairement. Je regrouperais les deux termes en un pour simplifier les choses.
LE JUGE NOËL : D’accord.
Il y avait un analyste en communications qui était aussi transcripteur en 1996, qui écoutait les communications interceptées, en faisait la transcription, l’approuvait et qui l’acheminait ensuite au bureau chargé de M. Harkat.
LE TÉMOIN : Oui.
LE JUGE NOËL : Par expérience, je crois comprendre qu’il existe un rapport continu entre le bureau en charge du dossier de M. Harkat, ou de toute autre personne, et l’analyste en communications.
LE TÉMOIN : Il existe un dialogue continu entre les deux.
LE JUGE NOËL : Quotidiennement?
LE TÉMOIN : Oui, c’est correct.
Permettez-moi de résumer — Je ne sais pas si cela va aider ou non.
[***] parle couramment arabe. [***] est une personne qui traduit, peu importe la terminologie que vous désirez utiliser, qui écoute les communications interceptées en arabe et qui rédige ensuite des rapports en anglais dans le cas qui nous intéresse.
[***] écoutait, que le rapport fut — la langue d’arrivée ou de départ était l’anglais ou l’arabe.
Vous savez, je ne sais pas, mais d’une façon ou d’une autre, [***] parle couramment ces deux langues.
LE JUGE NOËL : Je vais revenir sur ma préoccupation initiale, qui a aussi été soulevée par M. Cavalluzzo.
En 2001, après le 11 septembre, le système était-il le même que celui qui existait en 1995, 1996, 1997?
LE TÉMOIN : Je dirais que le système était essentiellement le même.
LE JUGE NOËL : Sauf que le transcripteur est appelé l’« analyste en communications »?
LE TÉMOIN : Cela et à un moment donné, il nous faudrait aller au début des documents lorsque l’analyste en communications avait ses propres superviseurs dans le domaine des communications incités à faire l’envoi, à la différence de le confier au bureau opérationnel.
Je peux voir, selon le renvoi indiqué à l’onglet 6, qui remonte à 1998, qu’à cette époque de toute façon, les documents venaient de l’analyste en communication et étaient approuvés par le chef du bureau opérationnel.
[***] a également affirmé ce qui suit relativement aux communications interceptées (voir la transcription des débats très secret, vol. 3, p. 561) :
Q. Que l’analyste soit appellé à chercher certaines choses, ou que l’analyste doive écouter ce qui se passe, et consigner passivement ce qu’il ou elle entend?
R. Il peut s’agir de l’une ou l’autre de ces situations.
Habituellement, les documents établis à partir des interceptions sont toutes examinées, tout particulièrement lorsqu’il s’agit d’un individu.
Alors, les documents seraient ré-examinés, et il appartient à l’analyste en communications de noter les renseignements et d’indiquer aux enquêteurs tout élément susceptible d’être important, pour que nous puissions apprendre d’eux quelque chose dont nous n’étions pas au courant.
[***]
Q. Est-ce que [***] travaillait aussi comme analyste en communication pour l’interception des communications de [***]?
R. Je ne le sais pas, mais peut-être que [***] serait en mesure de m’aider.
Q. [***] fait signe que oui, et donc cela indique que oui, [***] travaillait également à —
R. Si je me fie au signe affirmatif de [***], je suis d’accord.
LE JUGE NOËL : Sur quoi travaillait-il?
M. DALE : Sur [***], aussi —
FIS
7. Selon [***], le fait que quelqu’un est membre du FIS ne signifierait pas en soi qu’il est un terroriste. [***] un certain nombre de personnes membres du FIS sont par la suite devenues membres d’organisations plus hostiles (voir la transcription des débats très secret, 25 novembre 2009, p. 173).
GIA
8. [***] on ne peut conclure, selon la prépondérance des probabilités, que M. Harkat était affilié au GIA.
AJAI
9. [***] Harkat avait des liens avec AJAI au Pakistan, qu’il en faisait partie, mais qu’on ne lui confiait pas de « grandes choses » à cause de son problème avec sa jambe. [***]
Armes
10. [***]
Afghanistan
11. Harkat nie avoir été en Afghanistan. [***]
Ressources financières
12. [***] Sur le fondement de ces renseignements, la Cour conclut que Harkat avait accès à d’autres ressources financières lorsqu’il était au Pakistan.
Wazir
13. [***]
14. [***]
15. [***]
16. [***]
Mokhtar
17. Monsieur Copeland, un avocat spécial pour M. Harkat, a reçu des avocats publics des renseignements selon lesquels [***]. Le 2 février 2010, M. Copeland a donc écrit une lettre à la Cour pour obtenir des renseignements à ce sujet. [***]
Utilisation de noms d’emprunt
18. [***]
19. [***]
20. [***] Comme il l’est mentionné dans les motifs publics, lors de son témoignage en audience publique, Harkat a indiqué qu’il était connu sous le nom d’Abu Muslim et qu’il avait menti au SCRS.
21. [***] Compte tenu de ce qui précède et de l’interprétation des éléments de preuve présentés, la Cour conclut qu’Adnani est un nom d’emprunt utilisé par Harkat.
Jeu
22. Selon les registres du Casino de Hull, Harkat était un joueur important qui était constamment au casino de février à mai 2001. Selon le rapport, Harkat a acheté et misé des jetons d’une valeur de 709 000 $ et avait ultimement subi une perte totale de 7 000 $ ([***]).
Wael (aussi connu sous le nom de Triki)
23. [***]
24. Avant que Triki ne vienne à Ottawa, Harkat lui a donné des conseils sur les procédures d’immigration canadiennes. Il lui a dit de nier connaître qui que ce soit au Canada et de communiquer avec lui une fois qu’il aurait passé l’immigration [***] Triki est arrivé à Montréal en septembre 1996, il s’est rendu [***] à Ottawa et il a habité avec Harkat. Il a quitté le Canada le 23 octobre 1996 [***]
Méthodologies d’un agent dormant
25. [***]
Ibn Khattab
26. Bien que M. Harkat ait, dans son témoignage, affirmé en public qu’il ne connaissait pas Khattab, et qu’il n’aurait donc pu exploiter une maison d’accueil ou en être le bras droit, les éléments de preuve présentés sont clairement en faveur des ministres. [***]
27. [***]
28. Il y a beaucoup de renseignements sur Khattab et son lien avec Oussama ben Laden, [***]. Les avocats spéciaux soutiennent que les documents ne renferment aucun renseignement sur lequel la Cour pourrait valablement conclure que Khattab était un terroriste ou qu’il faisait partie du réseau de ben Laden. [***] Cependant, sur le fondement d’une corroboration apportée par une source digne de foi, la Cour a jugé bon de les inclure dans les présents motifs.
29. [***]
Al Shehre
30. [***]
31. [***]
32. [***]
Ahmed Said Khadr
33. Il y a également beaucoup de renseignements sur les liens de Khadr avec des extrémistes islamistes. Selon [***], Khadr était un Canadien d’origine égyptienne, qui était un adjoint principal de Oussama ben Laden ainsi qu’un dirigeant d’Al-Qaïda. Il collectait des fonds pour des extrémistes au Pakistan et en Afghanistan [***]
34. [***] Puisque ces renseignements ne sont pas corroborés, la Cour ne peut, sur le fondement de ces déclarations, conclure que Harkat et Khadr se connaissaient et [***] lorsqu’ils étaient au Pakistan.
35. [***]
36. [***]
Abu Zubaydah
37. [***]
38. [***]
Abu Dahhak
39. [***]
40. [***]
[*] Des renvois contenant des renseignements sensibles pertinents figureront à la fin des présents motifs publics et ne pourront être consultés que par les personnes autorisées.
∗ N.B. Un nombre considérable de documents a été déposé par tous ceux qui ont pris part aux procédures à huis clos. La Cour a tenu compte de tous les éléments de preuve pour prendre une décision relative au caractère raisonnable du certificat de sécurité délivré contre M. Harkat. Cependant, pour les fins de la présente décision, dans les motifs publics, les notes en bas de page indiquent seulement que la preuve publique est confirmée par cette preuve. Les notes en bas de page ne donnent pas un tableau complet des éléments de preuve présentés.