[2012] 2 R.C.F. 133
A-451-10
2011 CAF 286
Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (appelant)
c.
Zef Shpati (intimé)
Répertorié : Shpati c. Canada (Sécurité publique et Protection civile)
Cour d’appel fédérale, juges Sexton, Evans et Stratas, J.C.A.—Toronto, 4 et 18 octobre 2011.
Citoyenneté et Immigration — Exclusion et renvoi — Renvoi de réfugiés — Appel à l’encontre de la décision par laquelle la Cour fédérale a accueilli la demande de contrôle judiciaire de la décision rejetant une demande présentée pour des motifs d’ordre humanitaire et a invalidé le refus d’un agent d’exécution de reporter le renvoi — La Cour fédérale a confirmé la décision défavorable rendue relativement à l’examen des risques avant renvoi (ERAR), mais elle a décidé de statuer sur la demande de contrôle judiciaire de la décision relative au renvoi — Elle a statué que l’agent avait fait abstraction de l’arrêt Perez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) en déclarant que l’intimé pourrait revenir s’il obtenait une décision d’ERAR favorable — Il s’agissait de savoir si l’agent 1) avait omis de tenir compte de la possibilité que la demande de contrôle judiciaire de la décision d’ERAR présentée par l’intimé soit potentiellement théorique; et 2) doit tenir compte du risque auquel le demandeur serait exposé si son renvoi n’était pas reporté en attendant qu’une décision soit rendue au sujet de la demande d’ERAR — 1) Le refus de reporter le renvoi n’aurait pas dû être annulé sur le fondement de la déclaration de l’agent — L’arrêt Borowski c. Canada (Procureur général) permet à la Cour fédérale d’entendre la demande de contrôle de la demande d’ERAR malgré son caractère théorique — Les motifs de l’agent étaient axés sur le fait que la demande de contrôle judiciaire d’une demande d’ERAR n’a pas automatiquement pour effet de surseoir au renvoi — La déclaration de l’agent ne constituait pas le fondement de son refus de reporter le renvoi — Le caractère théorique potentiel du litige relatif à une décision d’ERAR ne justifie pas le report du renvoi — Les agents d’exécution ne sont pas toujours obligés de tenir compte du caractère théorique lorsqu’ils se prononcent sur une demande de report en attendant qu’une décision soit rendue au sujet d’un litige relatif à une décision d’ERAR — 2) Les agents d’exécution disposent d’un pouvoir discrétionnaire limité pour reporter un renvoi si des éléments de preuve démontrent l’existence d’un risque survenu depuis l’ERAR — Le fait que la demande a été présentée de bonne foi ne justifie pas un report — Un litige en matière d’ERAR qui a été rendu théorique ne porte pas atteinte au droit de demander un contrôle judiciaire en vertu de l’art. 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales — Restreindre la portée du pouvoir discrétionnaire de l’agent d’exécution ne porte pas atteinte à l’intégrité de la compétence de la Cour fédérale, ce qui s’accorde avec la volonté exprimée dans la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, à savoir que les étrangers doivent quitter le Canada sans délai dès qu’une mesure d’interdiction de séjour devient exécutoire — Appel accueilli.
Il s’agissait d’un appel à l’encontre d’une décision par laquelle la Cour fédérale a accueilli la demande de contrôle judiciaire de la demande de résidence permanente présentée par l’intimé depuis le Canada pour des motifs d’ordre humanitaire (la demande CH), et a invalidé le refus d’un agent d’exécution de reporter le renvoi de l’intimé du Canada.
La Cour fédérale a confirmé la décision défavorable rendue relativement à l’examen des risques avant renvoi (ERAR) de l’intimé. Cependant, elle a décidé de statuer sur la demande de contrôle judiciaire de la décision relative au renvoi, sans égard à la question de savoir si elle était devenue théorique à la suite du prononcé des décisions relatives aux demandes de contrôle de la décision d’ERAR et de la décision CH. En invalidant le refus de reporter le renvoi, la Cour fédérale a statué que l’agent avait commis une erreur de droit en déclarant que l’intimé aurait le droit de revenir au Canada s’il obtenait une décision d’ERAR favorable. La Cour fédérale a déclaré que l’agent avait fait abstraction de l’arrêt Perez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), où la Cour avait conclu que si une personne quitte le Canada après avoir fait l’objet d’une décision d’ERAR négative, une demande de contrôle judiciaire de cette décision devient théorique et l’ERAR lui-même ne peut faire l’objet d’une nouvelle décision.
Les questions à trancher étaient celles de savoir si : 1) l’agent a commis une erreur en ne tenant pas compte de la possibilité que la demande de contrôle judiciaire de la décision d’ERAR présentée par l’intimé devienne théorique; et 2) un agent d’exécution doit tenir compte du risque auquel le demandeur serait exposé si son renvoi n’était pas reporté en attendant qu’une décision soit rendue au sujet du litige relatif à une décision d’ERAR.
Arrêt : l’appel doit être accueilli.
1) Le refus de reporter le renvoi n’aurait pas dû être annulé au motif qu’il était erroné. L’agent n’a pas déclaré que l’intimé aurait le droit de revenir au Canada s’il obtenait gain de cause sur sa demande de contrôle judiciaire de la demande d’ERAR. L’agent a plutôt dit que l’exécution de la mesure de renvoi ne prive pas l’intimé du droit de faire examiner de nouveau sa demande d’ERAR s’il est fait droit au contrôle judiciaire. Premièrement, même si le renvoi du demandeur du Canada rend théorique sa demande de contrôle judiciaire d’une demande d’ERAR, la Cour fédérale peut néanmoins exercer son pouvoir discrétionnaire pour examiner cette demande en se fondant sur les facteurs énumérés dans l’arrêt Borowski c. Canada (Procureur général). Si la Cour décide d’entendre la demande malgré son caractère théorique et qu’elle annule par la suite la décision d’ERAR, le demandeur pourrait avoir le droit de revenir au Canada grâce à un permis ministériel en attendant qu’une décision soit rendue à l’égard de cette demande. L’énoncé de l’agent était donc fragmentaire et incomplet plutôt qu’erroné. Deuxièmement, l’agent pouvait refuser de reporter le renvoi sans tenir compte des incidences de l’arrêt Perez. Les motifs de l’agent étaient axés sur le fait que la demande de contrôle judiciaire d’une demande d’ERAR n’a pas automatiquement pour effet de surseoir au renvoi. Par conséquent, l’extrait attaqué des motifs de l’agent ne constituait pas le fondement de son refus de reporter le renvoi de l’intimé.
Cela suffisait pour disposer de l’appel en l’espèce. Néanmoins, il convenait d’aborder le problème soulevé dans la question certifiée et de déclarer que le caractère théorique potentiel du litige relatif à une décision d’ERAR ne justifie pas le report d’un renvoi. Si le caractère théorique ne constitue pas en soi un préjudice irréparable au sens du critère à trois volets régissant l’octroi d’un sursis au renvoi, il n’y a aucune raison pour laquelle les agents d’exécution devraient toujours être légalement obligés de tenir compte du caractère théorique lorsqu’ils se prononcent sur une demande de report en attendant qu’une décision soit rendue au sujet d’un litige relatif à une décision d’ERAR.
2) Les agents d’exécution peuvent se demander si des éléments de preuve démontrant l’existence d’un risque survenu depuis l’ERAR justifient un report et exercer leur pouvoir discrétionnaire en conséquence. L’obligation légale de procéder au renvoi en vertu de l’article 48 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR) et les mots employés par le législateur pour encadrer le pouvoir discrétionnaire des agents indiquent que la liste des facteurs susceptibles d’empêcher d’exécuter le renvoi « dès que les circonstances les permettent » est limitée. Le fait de permettre aux agents d’exécution de reporter un renvoi dans les cas où une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire en instance a été présentée de bonne foi irait à l’encontre du régime de la Loi et, notamment, de l’article 48. Un litige en matière d’ERAR qui a été rendu théorique à la suite du renvoi d’une personne n’a pas pour effet de porter atteinte au droit que possède cette personne en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales de présenter une demande de contrôle judiciaire. Restreindre la portée du pouvoir discrétionnaire de l’agent d’exécution de la manière exposée en l’espèce ne porte pas atteinte à l’intégrité de la compétence que l’article 18.1 confère à la Cour fédérale. Cette façon de voir s’accorde avec la volonté exprimée dans la LIPR, à savoir que les étrangers doivent quitter le Canada sans délai dès qu’une mesure d’interdiction de séjour devient exécutoire.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14), 18.1 (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5; 2002, ch. 8, art. 27).
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 48, 72 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 194), 74d).
Règlement sur l'immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, art. 232.
JURISPRUDENCE CITÉE
décision appliquée :
Baron c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CAF 81, [2010] 2 R.C.F. 311.
décisions examinées :
Perez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2009 CAF 171; Wang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2001 CFPI 148, [2001] 3 C.F. 682.
décisions citées :
Shpati c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2007 CF 237; Shpati c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2010 CF 367; Patel c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CAF 187; Prairie Acid Rain Coalition c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), 2006 CAF 31, [2006] 3 R.C.F. 610; Telfer c. Canada (Agence du revenu), 2009 CAF 23; Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342; El Ouardi c. Canada (Solliciteur général), 2005 CAF 42; Palka c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CAF 165; Simoes c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2000 CanLII 15668 (C.F. 1re inst.); Ramada c. Canada (Solliciteur général), 2005 CF 1112.
appel à l’encontre d’une décision (2010 CF 1046, [2012] 2 R.C.F. 108) par laquelle la Cour fédérale a accueilli la demande de contrôle judiciaire de la demande de résidence permanente présentée par l’intimé depuis le Canada pour des motifs d’ordre humanitaire et a invalidé le refus d’un agent d’exécution de reporter le renvoi de l’intimé du Canada. Appel accueilli.
ONT COMPARU
John Provart et Nicole Paduraru pour l’appelant.
Joel Etienne et Dov Maierovitz pour l’intimé.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Le sous-procureur général du Canada pour l’appelant.
Gertler, Etienne LLP, Toronto, pour l’intimé.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
Le juge Evans, J.C.A. :
A. INTRODUCTION
[1] Qui, de la Cour fédérale ou de l’agent d’exécution, constitue le principal décideur lorsqu’un ressortissant étranger réclame un sursis à l’exécution de son renvoi du Canada en attendant qu’une décision soit rendue au sujet de sa demande de contrôle judiciaire de la décision négative dont il a fait l’objet à la suite de l’examen des risques avant le renvoi (ERAR)?
[2] Voilà la question sous‑jacente au présent appel interjeté par le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (le ministre) à l’encontre d’une décision de la Cour fédérale publiée sous l’intitulé Shpati c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2010 CF 1046, [2012] 2 R.C.F. 108. Dans cette décision, le juge Harrington (le juge de première instance) a fait droit à la demande de contrôle judiciaire présentée par Zef Shpati et a déclaré invalide le refus de l’agent d’exécution de différer son renvoi du Canada.
[3] Suivant le ministre, à défaut de sursis prévu par la loi, c’est normalement à la Cour fédérale que doivent s’adresser les personnes qui cherchent à faire surseoir à l’exécution de leur mesure de renvoi en démontrant qu’elles satisfont au critère à trois volets permettant d’accorder une injonction interlocutoire, à savoir : l’existence d’une question sérieuse à trancher dans le cadre de l’instance en contrôle judiciaire en cours, le fait qu’un préjudice irréparable serait causé au demandeur si le sursis n’était pas accordé et, enfin, la prépondérance des inconvénients.
[4] Le ministre souligne que l’article 48 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR), oblige la personne qui fait l’objet d’une mesure de renvoi exécutoire à quitter le territoire du Canada immédiatement, et prévoit que la mesure doit être appliquée dès que les circonstances le permettent. Le ministre soutient qu’il ressort de ces dispositions que le pouvoir discrétionnaire dont jouit l’agent d’exécution en matière de report de renvoi est limité.
48. (1) La mesure de renvoi est exécutoire depuis sa prise d’effet dès lors qu’elle ne fait pas l’objet d’un sursis. |
Mesure de renvoi |
(2) L’étranger visé par la mesure de renvoi exécutoire doit immédiatement quitter le territoire du Canada, la mesure devant être appliquée dès que les circonstances le permettent. [Soulignement ajouté.] |
Conséquence |
[5] En revanche, M. Shpati affirme que les agents d’exécution devraient normalement reporter l’exécution des mesures de renvoi en attendant l’issue d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision négative d’ERAR dès lors qu’ils sont convaincus que la demande a été présentée en temps opportun et de bonne foi. Sinon, suivant M. Shpati, le droit que la loi confère à une personne de demander le contrôle judiciaire d’une décision d’ERAR négative deviendrait futile. Il en est ainsi parce que, lorsqu’une personne est renvoyée du Canada, le contrôle judiciaire de l’ERAR devient théorique et l’ERAR lui‑même ne peut faire l’objet d’un nouvel examen. M. Shpati affirme en outre qu’il serait peu efficace de fractionner les décisions en matière de report entre la Cour fédérale et les agents de l’immigration en limitant de la manière suggérée par le ministre la portée du pouvoir discrétionnaire que l’article 48 confère aux agents d’immigration.
[6] À mon avis, la thèse du ministre s’accorde davantage que celle de M. Shpati avec le libellé de l’article 48, l’économie de la LIPR et la jurisprudence. Pour les motifs qui suivent, je suis donc d’avis d’accueillir l’appel du ministre et de rejeter la demande présentée par M. Shpati en vue d’obtenir le contrôle judiciaire du refus de l’agent d’exécution de différer son renvoi.
B. CONTEXTE FACTUEL
[7] Zef Shpati est un ressortissant de l’Albanie, où il a passé 25 ans dans un camp de travail. Après qu’il s’est évadé d’Albanie en 1991, le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés a déclaré qu’il était une personne relevant de sa compétence. Il a obtenu des documents de voyage pour se rendre aux États‑Unis, où il s’est installé; M. Shpati de même que les membres de sa famille sont par la suite devenus des résidents permanents de ce pays.
[8] En mars ou en avril 2005, M. Shpati a été expulsé par les États‑Unis en Albanie pour fraude d’immigration après avoir tenté de faire venir illégalement sa belle‑sœur aux États‑Unis en utilisant la carte verte de son épouse. En mai, il a quitté l’Europe pour le Canada où il a présenté une demande d’asile dès son arrivée. Le jugeant non crédible, un tribunal de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a rejeté sa demande d’asile le 16 mars 2006. Un an plus tard, la Cour fédérale a confirmé (2007 CF 237) la décision de la Commission.
[9] En septembre 2006, M. Shpati a présenté une demande de résidence permanente depuis le Canada en invoquant des motifs d’ordre humanitaire (la demande CH). Cette demande a été refusée le 28 janvier 2009.
[10] En juin 2009, il a également demandé un examen des risques avant le renvoi (ERAR), ce qui a automatiquement eu pour effet de surseoir à l’exécution de son renvoi (Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 (le Règlement), article 232). Dans une décision datée du 1er octobre 2009, l’agent d’ERAR a rejeté sa demande en concluant que M. Shpati n’était pas exposé au risque d’être soumis à la torture, ou à une menace à sa vie ou à des traitements ou peines cruels et inusités s’il retournait en Albanie. Par conséquent, le sursis à l’exécution de la mesure de renvoi prévu par la loi est devenu caduc, de sorte que M. Shpati pouvait être renvoyé du Canada (alinéa 232c) du Règlement).
[11] Le 21 décembre 2009, M. Shpati a saisi la Cour fédérale d’une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision d’ERAR et de la décision rendue au sujet de sa demande CH. Le 4 février 2010, il a demandé à un agent d’exécution de reporter son renvoi (qui était alors vraisemblablement prévu pour le 26 février 2010) en attendant que la Cour se prononce sur ses demandes de contrôle judiciaire. Cette demande a été refusée le 8 mars 2010 et M. Shpati a été informé qu’il devait se présenter en vue de son renvoi le 22 mars 2010. Il a alors introduit une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision refusant le report de son renvoi. C’est la décision à l’origine du présent appel. Nous y reviendrons plus en détail plus loin.
[12] Le 17 mars 2010, le juge de première instance a entendu les requêtes présentées par M. Shpati en vue d’obtenir un sursis à l’exécution de sa mesure de renvoi en attendant que la Cour se prononce sur ses demandes d’autorisation et de contrôle judiciaire de l’ERAR, de la décision relative à la demande CH, et du refus de l’agent d’exécution de reporter son renvoi. Dans une décision datée du 7 avril 2010 (2010 CF 367), le juge de première instance a fait droit, sur le fondement du critère à trois volets, à la requête en sursis à l’exécution de la décision par laquelle l’agent d’exécution avait refusé de différer le renvoi. Il a rejeté les deux autres requêtes au motif qu’elles étaient théoriques.
C. DÉCISION DE L’AGENT D’EXÉCUTION
[13] L’agent d’exécution, qui a rédigé avec soin les motifs de sa décision, souligne d’entrée de jeu que l’obligation légale imposée par l’article 48 de la LIPR d’exécuter la mesure de renvoi « dès que les circonstances le permettent » [traduction] « offre peu de latitude aux agents d’immigration en matière de report d’un renvoi ». Il a ensuite examiné à tour de rôle chacun des arguments invoqués au nom de M. Shpati.
[14] Examinant d’abord l’argument suivant lequel le renvoi de M. Shpati devait être reporté en raison des demandes d’autorisation et de contrôle judiciaire des décisions relatives à l’ERAR et à la demande CH, l’agent a déclaré ce qui suit :
[15] Il a ensuite fait observer à juste titre que la LIPR sursoit à l’exécution des mesures de renvoi dans certaines circonstances qui ne s’appliquent pas dans le cas de M. Shpati. À défaut de sursis prévu par la loi, [traduction] « les instances en immigration ne sont pas automatiquement suspendues du fait qu’une cour de justice est saisie d’une demande », et ce, même si le demandeur peut s’adresser à la Cour fédérale en vue d’obtenir un sursis temporaire à l’exécution d’une mesure de renvoi. Il a donc refusé de reporter le renvoi de M. Shpati en raison des demandes de contrôle judiciaire en instance devant la Cour fédérale.
[16] Deuxièmement, l’agent a estimé qu’on ne pouvait conclure à l’existence d’un risque sérieux de préjudice justifiant le report advenant le retour de M. Shpati en Albanie. L’agent d’exécution a fait observer que la Commission, ainsi que les agents d’ERAR et l’agent qui s’était prononcé sur la demande CH, avaient déjà examiné les risques et conclu que le demandeur n’avait pas la qualité de réfugié ou celle de personne à protéger et, comme l’agent n’était pas convaincu [traduction] « qu’il exist[ait] un risque nouveau ou personnalisé », le risque auquel M. Shpati prétendait s’exposer en cas de retour en Albanie ne justifiait pas de reporter son renvoi.
[17] Troisièmement, l’agent a estimé que le fait que M. Shpati s’était établi au Canada ainsi que l’intérêt supérieur de son épouse ou de ses enfants aux États-Unis ne pouvaient justifier le report du renvoi de M. Shpati.
D. JUGEMENT DE LA COUR FÉDÉRALE
[18] Le juge de première instance a entendu la demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle l’agent d’exécution a refusé de reporter le renvoi, ainsi que les demandes de contrôle judiciaire portant sur la demande d’ERAR et sur la décision relative à la demande CH. Il a confirmé la décision d’ERAR, mais il a annulé la décision CH au motif qu’elle n’était pas suffisamment motivée, et il a renvoyé la demande CH à la Commission pour qu’elle rende une nouvelle décision. Une fois ces décisions rendues par le juge de première instance, la demande de contrôle judiciaire présentée par M. Shpati relativement au refus de l’agent d’exécution de différer son renvoi en attendant que la Cour fédérale ait tranché ses demandes de contrôle de la décision d’ERAR et de la décision CH était potentiellement devenue théorique.
[19] Le juge de première instance a toutefois décidé de statuer sur la demande de contrôle judiciaire de la décision relative au renvoi, et ce, sans égard à la question de savoir si elle était devenue théorique (aux paragraphes 31 et 36). Il a expliqué (au paragraphe 31) qu’un litige actuel subsistait entre les parties parce que M. Shpati souhaitait demeurer au Canada en attendant qu’une nouvelle décision soit rendue au sujet de sa demande CH. Le juge a déclaré que, même si la demande de contrôle judiciaire du refus d’accorder un report était accueillie, il ne pouvait renvoyer l’affaire à l’agent pour qu’il rende une nouvelle décision, étant donné que la Cour avait déjà procédé au contrôle judiciaire des décisions d’ERAR et de CH. Il a toutefois ajouté qu’un jugement déclarant invalide le refus de reporter le renvoi était l’une des mesures que pouvait envisager la Cour.
[20] C’est effectivement la réparation que le juge de première instance a accordée après avoir conclu (au paragraphe 47) que :
[…] l’agent d’exécution a commis une erreur de droit en déclarant que, si M. Shpati obtenait une décision d’ERAR favorable, il aurait le droit de revenir au Canada.
Le juge de première instance a déclaré qu’en tirant cette conclusion, l’agent avait sans doute omis de tenir compte de l’arrêt Perez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 171 (Perez), dans lequel la Cour d’appel fédérale avait jugé que, si une personne quitte de son plein gré ou non le Canada après avoir fait l’objet d’une décision d’ERAR négative, une demande de contrôle judiciaire de cette décision devient théorique et l’ERAR lui‑même ne peut faire l’objet d’une nouvelle décision.
[21] Plus tôt dans ses motifs (au paragraphe 42), le juge de première instance a répété et réaffirmé les propos qu’il avait déjà tenus dans les motifs de sa décision en réponse aux requêtes en sursis :
Bien qu’une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire à l’égard d’une décision défavorable quant à l’ERAR ne donne pas automatiquement lieu à l’octroi d’un sursis, j’estime difficile d’admettre que le législateur ait entendu que « dès que les circonstances le permettent », un agent d’exécution, qui n’a pas acquis une formation en la matière, puisse priver un demandeur du recours même qu’il lui avait accordé.
[22] S’agissant de la portée du pouvoir discrétionnaire de l’agent d’exécution en matière de report de renvois, le juge de première instance a déclaré ce qui suit, au paragraphe 45 :
[…] un agent d’exécution n’a pas reçu le pouvoir de se prononcer sur des décisions déjà rendues à l’égard de demandes d’ERAR ou CH comportant des éléments de risque. Pas plus qu’il n’est en mesure de se prononcer sur la question de savoir si un demandeur aura gain cause à l’égard d’une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire déjà déposée. Je reconnais que l’agent est compétent pour reporter un renvoi au motif que la Cour rendra une décision sous peu. Il est toutefois également loisible à l’agent de refuser, laissant au demandeur le soin de solliciter un sursis à un juge de la Cour.
[23] Le juge a fait observer (au paragraphe 44) qu’il avait également déjà traité de la question de la portée du pouvoir discrétionnaire de l’agent en matière de report au paragraphe 47 des motifs de la décision par laquelle il avait fait droit aux requêtes en sursis [2010 CF 367], et où il avait déclaré ce qui suit :
Je n’écarte pas non plus la possibilité pour un agent d’exécution de reporter une mesure de renvoi lorsque de nouveaux événements sont survenus après la décision défavorable quant à l’ERAR, de l’ordre de catastrophes naturelles, comme des tsunamis ou des tremblements de terre, ou de bouleversements politiques, comme des coups d’État.
[24] Le juge [au paragraphe 55] a certifié les deux questions suivantes qui avaient été proposées par le ministre, le tout conformément à l’alinéa 74d) de la LIPR :
[…]
[traduction] Le caractère potentiellement théorique du litige d’un demandeur visant la décision d’ERAR lors de son renvoi justifie‑t‑il de reporter le renvoi en attendant l’issue de ce même litige?
[25] Aucune question n’a été certifiée au sujet du rejet, par le juge de première instance, de la demande présentée par M. Shpati en vue d’obtenir le contrôle judiciaire de la décision d’ERAR, ou en ce qui concerne sa décision d’annuler la décision CH et son réexamen. Ces questions ne sont donc pas examinées dans le cadre du présent appel.
E. QUESTIONS EN LITIGE ET ANALYSE
Question 1 : La norme de contrôle
[26] Le ministre a fait observer que le juge semblait ne pas avoir énoncé la norme de contrôle applicable au refus de l’agent d’exécution de reporter le renvoi de M. Shpati. Je suis du même avis.
[27] Selon moi, la décision que l’agent rend en vertu de l’article 48 est assujettie à la norme de contrôle de la décision raisonnable parce qu’elle comporte l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire, ou l’application aux faits de l’expression « dès que les circonstances le permettent » que l’on trouve à l’article 48. Toutefois, toute question de droit sur laquelle l’agent a fondé sa décision (comme celle de l’étendue du pouvoir que la loi lui confère de reporter l’exécution de la mesure de renvoi) est assujettie à la norme de contrôle de la décision correcte (Patel c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CAF 187, aux paragraphes 26 et 27). La loi ne prévoit pas de délégation de pouvoirs permettant aux agents d’exécution de statuer sur des questions de droit.
[28] Comme la question en litige dans le présent appel est celle de savoir si la décision de l’agent était déraisonnable ou reposait sur une interprétation erronée du droit, la Cour prend en réalité la place du juge de la Cour fédérale qui a entendu la demande de contrôle judiciaire de M. Shpati (voir, par exemple, Prairie Acid Rain Coalition c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), 2006 CAF 31, [2006] 3 R.C.F. 610; Telfer c. Canada (Agence du revenu), 2009 CAF 23).
Question 2 : L’agent d’exécution a‑t‑il commis une erreur de droit en ne tenant pas compte de la possibilité que la demande de contrôle judiciaire de la décision d’ERAR présentée par M. Shpati devienne théorique s’il était renvoyé avant qu’une décision ne soit rendue?
[29] Contrairement à l’opinion exprimée par le juge de première instance (au paragraphe 47), il est faux de dire que l’agent a déclaré que, si M. Shpati obtenait gain de cause sur sa demande de contrôle judiciaire de la demande d’ERAR, « il aurait le droit de revenir au Canada ». Ce que l’agent d’exécution a écrit était plus nuancé :
[traduction] [...] l’exécution de la mesure de renvoi ne privera pas M. Shpati, si la Cour fédérale fait droit au contrôle judiciaire, du droit de faire examiner de nouveau ses demandes d’ERAR ou ses demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire.
À mon humble avis, le refus de reporter le renvoi n’aurait pas dû être annulé comme étant erroné en droit sur la foi de cette déclaration.
[30] Premièrement, même si le renvoi du demandeur du Canada rend théorique sa demande de contrôle judiciaire d’une demande d’ERAR, la Cour peut néanmoins exercer son pouvoir discrétionnaire et décider d’examiner cette demande en se fondant sur les facteurs énumérés dans l’arrêt Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342. Si la Cour décide d’entendre la demande malgré son caractère théorique et qu’elle annule par la suite la décision d’ERAR, le ministre pourrait permettre au demandeur de revenir au Canada en attendant qu’une décision soit rendue au sujet de sa demande d’ERAR. Dans ces conditions, la demande d’ERAR ne serait pas théorique. On pourrait donc qualifier l’énoncé du droit de l’agent de fragmentaire et d’incomplet sans toutefois aller jusqu’à dire qu’il a mal interprété la loi.
[31] Deuxièmement, les observations écrites par lesquelles les avocats de M. Shpati ont demandé à l’agent d’exécution de reporter le renvoi de leur client en attendant que soient tranchées ses demandes d’autorisation et de contrôle judiciaire ne faisaient aucune mention des incidences de l’arrêt Perez. Il n’est donc pas étonnant que, dans les motifs qu’il a exposés pour refuser de reporter le renvoi, l’agent se soit concentré principalement sur le fait qu’à défaut de sursis accordé par la Cour fédérale ou prévu par la loi, la demande de contrôle judiciaire d’une demande d’ERAR n’avait pas automatiquement pour effet de surseoir au renvoi. Je ne vois aucune erreur dans cet énoncé du droit. Ainsi, même si l’agent d’exécution a, comme le juge de première instance l’a affirmé, mal énoncé les règles de droit applicables, il est loin d’être évident à mes yeux que l’extrait attaqué des motifs de l’agent fait état des raisons l’ayant amené à refuser de reporter le renvoi de M. Shpati par suite de l’existence de la demande de contrôle judiciaire en instance.
[32] L’ampleur de l’erreur de droit qu’aurait commise l’agent est par ailleurs atténuée par sa conclusion que compte tenu des décisions négatives antérieures de la Commission et des agents d’ERAR et de CH, et à défaut de renseignements portant sur l’existence d’un nouveau risque, il n’était pas convaincu que le renvoi de M. Shpati devait être reporté parce que ce dernier serait exposé à des risques s’il devait retourner en Albanie. L’agent a également conclu que ni l’établissement de M. Shpati au Canada ni l’intérêt supérieur de ses enfants ne justifiaient le report de son renvoi.
[33] Ainsi, si l’on va au‑delà des seuls motifs de l’agent pour considérer plutôt l’issue du processus, je ne suis pas convaincu que la décision de l’agent n’appartient pas aux issues raisonnables qu’il pouvait proposer vu l’ensemble des faits et compte tenu de la loi.
[34] Voilà, à mon avis, qui suffit pour disposer du présent appel. Toutefois pour le cas où j’aurais tort, et pour tenter d’atténuer toute incertitude juridique, il convient d’aborder le problème soulevé dans la question certifiée, en l’occurrence celle de savoir si le caractère théorique potentiel du litige relatif à une décision d’ERAR justifie le report d’un renvoi.
[35] À mon avis, il faut répondre à cette question par la négative. S’il en était autrement, le report serait pratiquement automatique chaque fois qu’une personne qui risque d’être renvoyée introduit une instance en contrôle judiciaire relativement à une décision d’ERAR défavorable, ce qui, contrairement à l’économie de la loi, reviendrait à conclure à l’existence d’un sursis légal en plus de ceux qui sont expressément prévus par la LIPR.
[36] D’ailleurs, les avocats de M. Shpati n’étaient pas prêts à aller aussi loin. Leur position — qui correspond peut‑être à celle du juge de première instance (au paragraphe 42) — était que le caractère théorique potentiel du litige relatif à une décision d’ERAR n’est pas déterminant dans chaque cas, mais que l’agent d’exécution commet une erreur de droit en ne tenant pas compte de ce facteur lorsqu’il examine une demande de report du renvoi en attendant qu’une décision soit rendue au sujet d’une demande de contrôle judiciaire contestant une décision d’ERAR.
[37] Je ne suis pas d’accord avec cet argument. En premier lieu, le caractère théorique potentiel du litige relatif à une décision d’ERAR serait un facteur dont il y a lieu de tenir compte chaque fois qu’un agent d’exécution est appelé à différer un renvoi en attendant qu’une décision soit rendue au sujet d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision d’ERAR défavorable. En conséquence, on ferait preuve d’un formalisme excessif en insistant pour que les agents en fassent chaque fois mention dans leurs motifs comme condition préalable à la validité de leur décision.
[38] En second lieu, le caractère potentiellement théorique de la demande de contrôle judiciaire sous‑jacente découlant du renvoi du demandeur ne cause pas nécessairement un préjudice irréparable au demandeur au sens du critère à trois volets justifiant l’octroi d’un sursis judiciaire (El Ouardi c. Canada (Solliciteur général), 2005 CAF 42, au paragraphe 8; Palka c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CAF 165, au paragraphe 20). Toutefois, la décision par laquelle le juge de première instance a fait droit à la requête en sursis de M. Shpati semble avoir donné lieu à des opinions divergentes en Cour fédérale (voir les paragraphes 37 à 40 des motifs de la décision faisant l’objet du présent appel).
[39] Si donc le caractère théorique ne constitue pas en soi un préjudice irréparable au sens du critère à trois volets régissant l’octroi d’un sursis au renvoi, je ne vois aucune raison pour laquelle les agents d’exécution devraient toujours être légalement obligés d’en tenir compte lorsqu’ils se prononcent sur une demande de report en attendant qu’une décision soit rendue au sujet d’un litige relatif à une décision d’ERAR.
[40] En conséquence, j’estime qu’en l’espèce, l’agent d’exécution pouvait refuser de reporter le renvoi du Canada de M. Shpati sans tenir compte des incidences de l’arrêt Perez, d’autant plus que les observations qui lui avaient été soumises au nom de M. Shpati ne faisaient nullement mention de cet arrêt et du caractère potentiellement théorique des demandes d’autorisation et de contrôle judiciaire pendantes. Le caractère potentiellement théorique est un élément que la Cour fédérale est mieux en mesure d’examiner lorsqu’elle pondère l’ensemble des facteurs relatifs au critère à trois volets pour statuer sur une requête en sursis judiciaire.
Question 3 : Lorsqu’il examine une demande de renvoi, l’agent d’exécution doit‑il tenir compte du risque auquel le demandeur serait exposé si son renvoi n’était pas reporté en attendant qu’une décision soit rendue au sujet du litige relatif à une décision d’ERAR?
[41] Comme nous l’avons déjà signalé, l’agent a rejeté l’argument formulé par M. Shpati au sujet des risques en soulignant que la Commission avait rejeté sa demande d’asile et que la Cour fédérale avait confirmé cette dernière décision, et que sa demande d’ERAR avait également été rejetée. L’agent a également déclaré qu’il refusait de reporter le renvoi sur le fondement des risques parce que M. Shpati n’avait produit aucun élément de preuve démontrant l’existence d’un nouveau risque (survenu depuis l’ERAR) auquel il serait exposé s’il retournait en Albanie. J’en déduis que, si M. Shpati avait présenté de nouveaux éléments de preuve, l’agent se serait demandé si ces éléments de preuve justifiaient un report et qu’il aurait exercé son pouvoir discrétionnaire en conséquence.
[42] À mon avis, il s’agit là d’un énoncé exact du droit. Cet énoncé de l’état du droit s’accorde avec la position adoptée par notre Cour dans l’arrêt Baron c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CAF 81, [2010] 2 R.C.F. 311 (Baron). L’affaire Baron portait sur le pouvoir d’un agent d’exécution de reporter le renvoi en attendant qu’une décision soit rendue au sujet d’une demande CH. La présente affaire est analogue à l’affaire Baron en ce sens que la loi ne prévoit pas de sursis à l’exécution de la mesure de renvoi en attendant qu’une décision soit rendue au sujet d’une demande CH ou d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision d’ERAR défavorable.
[43] Dans l’arrêt Baron, le juge Nadon explique (au paragraphe 51) le type de nouveaux risques dont l’agent d’exécution peut tenir compte pour décider de l’opportunité de reporter ou non un renvoi. Paraphrasant les propos tenus par le juge Pelletier, maintenant juge à la Cour d’appel fédérale, dans la décision Wang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 148, [2001] 3 C.F. 682, une affaire qui portait également sur une demande soumise à un agent d’exécution en vue d’obtenir un report en attendant qu’une demande CH soit tranchée, le juge Nadon déclare ce qui suit :
– Pour respecter l’économie de la Loi, qui impose une obligation positive au ministre tout en lui accordant une certaine latitude en ce qui concerne le choix du moment du renvoi, l’exercice du pouvoir discrétionnaire de différer le renvoi devrait être réservé aux affaires où le défaut de le faire exposerait le demandeur à un risque de mort, de sanctions excessives ou de traitement inhumain. Pour ce qui est des demandes CH, à moins qu’il n’existe des considérations spéciales, ces demandes ne justifient un report que si elles sont fondées sur une menace à la sécurité personnelle. [Souligné dans l’original.]
[44] Lorsque, comme c’est le cas dans le présent appel, un agent est appelé à différer un renvoi après qu’une décision d’ERAR négative a été rendue, les risques invoqués doivent être survenus depuis le prononcé de la décision d’ERAR. Outre les nouveaux risques d’être exposé à un danger, il a été jugé que certaines circonstances personnelles impérieuses pouvaient justifier un report lorsqu’elles ne permettraient pas le renvoi à ce moment précis (voir, par exemple, Simoes c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2000 CanLII 15668 (C.F. 1re inst.), au paragraphe 12; Ramada c. Canada (Solliciteur général), 2005 CF 1112, au paragraphe 3 (demandes de report en attendant une décision sur une demande CH)).
[45] Il est impossible de dresser une liste complète des facteurs susceptibles d’empêcher d’exécuter le renvoi « dès que les circonstances le permettent ». Toutefois, l’obligation légale fondamentale de procéder au renvoi et les mots employés par le législateur pour encadrer le pouvoir discrétionnaire des agents (notamment le recours à l’expression « les circonstances le permettent » dans la version française du texte) indiquent que la marge de manœuvre est relativement limitée. Les agents d’exécution disposent de peu de latitude et les reports sont censés être temporaires. Les agents d’exécution ne sont pas censés se prononcer sur les demandes d’ERAR ou de CH ou rendre de nouvelles décisions à ce sujet.
[46] En réponse à l’analyse qui précède, M. Shpati soutient que les agents d’exécution doivent être en mesure de reporter un renvoi dans les cas où une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire en instance a été présentée de bonne foi, à défaut de quoi, prétend‑il, les demandeurs se verraient effectivement privés de la possibilité de se prévaloir du droit légal de demander un contrôle judiciaire que leur confère l’article 18.1 [édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5; 2002, ch. 8, art. 27] de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F‑7 [art. 1 (mod., idem, art. 14)], du fait que le litige relatif à une décision d’ERAR risque de devenir théorique après leur renvoi. M. Shpati fait valoir que le droit de demander le contrôle judiciaire d’une décision rendue par un « office fédéral » au sens de l’article 18.1 englobe les décisions des agents d’exécution visées à l’article 48 [de la LIPR]. De plus, les dispositions de l’article 72 [mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 194] de la LIPR relatives au contrôle judiciaire s’appliquent à toutes les décisions prises en vertu de cette loi.
[47] C’est peut‑être ce à quoi songeait le juge de première instance lorsqu’il a déclaré, au paragraphe 42 :
Bien qu’une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire à l’égard d’une décision défavorable quant à l’ERAR ne donne pas automatiquement lieu à l’octroi d’un sursis, j’estime difficile d’admettre que le législateur ait entendu que « dès que les circonstances le permettent », un agent d’exécution, qui n’a pas acquis une formation en la matière, puisse priver un demandeur du recours même qu’il lui avait accordé.
[48] Je ne souscris pas à cet argument. Tout d’abord, comme la bonne foi constitue, dans ce contexte, une condition très peu exigeante, le report serait accordé presque systématiquement chaque fois qu’un demandeur a introduit une demande de contrôle judiciaire d’une décision d’ERAR négative. Retenir l’argument de M. Shpati reviendrait presque à reconnaître que la loi permet de surseoir à l’exécution d’une mesure de renvoi dans un cas qui n’est pas expressément prévu par la LIPR, ce qui irait à l’encontre du régime instauré par le législateur, notamment à l’article 48.
[49] En second lieu, la possibilité que le renvoi de l’intéressé rende un litige en matière d’ERAR théorique n’a pas pour effet de porter atteinte au droit que possède cette personne en vertu de l’article 18.1 de présenter une demande de contrôle judiciaire du refus de l’agent d’exécution de différer son renvoi, étant donné que la Cour peut exercer son pouvoir discrétionnaire et décider d’entendre l’affaire malgré son caractère théorique. Certes, il est plus difficile pour un demandeur d’obtenir réparation en cas de renvoi. Toutefois, la réponse à cet argument est qu’un demandeur peut toujours demander à la Cour fédérale de surseoir à l’exécution de sa mesure de renvoi en attendant qu’une décision soit rendue sur sa demande de contrôle judiciaire.
[50] Restreindre la portée du pouvoir discrétionnaire de l’agent d’exécution de la manière exposée dans les présents motifs n’a donc pas pour effet de porter atteinte à l’intégrité de la compétence que l’article 18.1 confère à la Cour fédérale. Cette façon de voir s’accorde également avec la volonté exprimée par le législateur dans la LIPR, à savoir d’une part que les ressortissants étrangers doivent quitter le Canada sans délai dès qu’une mesure d’interdiction de séjour devient exécutoire et d’autre part que cette mesure doit être appliquée dès que les circonstances le permettent.
[51] Il n’est pas rare que la Cour fédérale puisse procéder à un examen plus approfondi dans le cadre d’une demande de sursis que ne peut le faire un agent d’immigration dans le cadre d’une demande de report. Cette situation peut se traduire par un certain fractionnement entre la Cour fédérale et les agents d’exécution. J’estime toutefois que c’est bel et bien le mécanisme décisionnel que le législateur a choisi.
F. DISPOSITIF
[52] Pour les motifs que j’ai exposés, je suis d’avis de faire droit à l’appel du ministre, de rejeter la demande de contrôle judiciaire de M. Shpati et de répondre comme suit aux questions certifiées :
Question 1 : Lorsqu’un étranger fait l’objet d’une décision d’ERAR défavorable, a déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de cette décision d’ERAR, mais qu’il continue de faire valoir la même allégation de risque dans une demande de report de renvoi, un agent d’exécution a‑t‑il le pouvoir discrétionnaire de reporter le renvoi selon ce seul motif ou un sursis judiciaire s’appuyant sur la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision d’ERAR devrait‑il être sollicité auprès de la Cour fédérale?
Réponse : L’agent d’exécution peut temporairement différer le renvoi lorsque le ressortissant étranger lui soumet des éléments de preuve tendant à démontrer que des faits survenus depuis l’ERAR l’exposent à un préjudice personnel grave en cas de renvoi. Sinon, le demandeur peut s’adresser à la Cour fédérale pour obtenir un sursis judiciaire.
Question 2 : Le caractère potentiellement théorique du litige d’un demandeur visant la décision d’ERAR lors de son renvoi justifie‑t‑il de reporter le renvoi en attendant l’issue de ce même litige?
Réponse : Le caractère potentiellement théorique du litige relatif à une décision d’ERAR ne justifie pas en soi le report d’un renvoi.
Le juge Sexton, J.C.A. : Je suis d’accord.
Le juge Stratas, J.C.A. : Je suis d’accord.