[2001] 3 C.F. 185
A-533-00
2001 CAF 104
Le commissaire de la concurrence (appelant)
c.
Supérieur Propane Inc. et ICG Propane Inc. (intimées)
Répertorié : Canada (Commissaire de la concurrence) c. Supérieur Propane Inc. (C.A.)
Cour d’appel, juges Stone, Létourneau et Evans, J.C.A.—Ottawa, 9, 10 et 11 janvier et 4 avril 2001.
Concurrence — « Défense fondée sur les gains en efficience » — Le Tribunal de la concurrence a rejeté une demande visant à dissoudre le fusionnement des intimées ou à remédier de toute autre manière à la diminution de la concurrence que le fusionnement entraînera sur le marché du propane — L’art. 96(1) de la Loi sur la concurrence empêche le Tribunal de prononcer une ordonnance de dissolution si les gains en efficience découlant du fusionnement surpassent et neutralisent les effets anticoncurrentiels — Il faut établir un critère qui met en balance les gains en efficience et les effets anticoncurrentiels — Il s’agit de savoir si les « effets » d’un fusionnement anticoncurrentiel sont limités, en droit, à la perte de ressources pour l’économie dans son ensemble (la perte sèche) — L’art. 96 de la Loi accorde la primauté à l’objectif législatif de l’efficience économique — Le terme « effets » comprend tous les effets anticoncurrentiels qu’entraîne un fusionnement auquel s’applique l’art. 92, compte tenu de tous les objectifs de la loi énumérés à l’art. 1.1 — L’interprétation étroite que le Tribunal a donnée du terme « effets » ne peut se justifier — La méthode correcte pour déterminer l’étendue des effets anticoncurrentiels d’un fusionnement est une question qui va au-delà de la compétence de la Cour — La méthode des coefficients pondérateurs adoptée par le commissaire satisfait aux exigences de la Loi et réduira la portée de la défense fondée sur les gains en efficience.
Droit administratif — Contrôle judiciaire — Certiorari — Le Tribunal de la concurrence a conclu que le fusionnement des intimées empêcherait ou diminuerait sensiblement la concurrence sur le marché du propane, à l’encontre de l’art. 92 de la Loi sur la concurrence, mais que le fusionnement était protégé par la « défense fondée sur les gains en efficience » — En jugeant que le sens du terme « effets » à l’art. 96 est limité à la perte sèche, le Tribunal interprétait manifestement la Loi et décidait donc une question de droit — La composition du Tribunal indique un niveau d’expertise considérable — Les décisions du Tribunal sur les questions de droit sont soumises au contrôle judiciaire selon la norme de la décision correcte — En limitant les facteurs à prendre en compte comme « effets », le Tribunal a commis une erreur en droit, parce qu’il n’a pas pris en compte tous les objectifs de la Loi sur la concurrence dans l’exercice de pondération prescrit par l’art. 96 — Le critère choisi doit refléter les différents objectifs de la Loi sur la concurrence.
Il s’agit d’un appel interjeté à l’encontre d’une décision du Tribunal de la concurrence rejetant une demande du commissaire de la concurrence visant à dissoudre le fusionnement des intimées ou à remédier de toute autre manière à la diminution de la concurrence que le fusionnement entraînera vraisemblablement sur le marché de la livraison du propane au Canada. La question concerne la portée de ce qu’on appelle la « défense fondée sur les gains en efficience ». Selon ce moyen de défense prévu par la loi, un fusionnement doit être permis, même s’il diminuera la concurrence, si les gains en efficience découlant du fusionnement surpassent ou neutralisent les effets de la diminution de la concurrence. La question précise était de savoir si, dans le cadre de la défense fondée sur les gains en efficience, les « effets » d’un fusionnement anticoncurrentiel se limitent, en droit, à la perte de ressources pour l’économie dans son ensemble (la perte sèche), ou s’ils comprennent une gamme plus étendue d’effets d’une diminution de la concurrence. Cela comprendrait le transfert de richesse des consommateurs aux producteurs, l’élimination du marché des petits concurrents et la création d’un monopole. Le Tribunal a statué que le fusionnement empêcherait ou diminuerait sensiblement la concurrence sur presque tous les marchés locaux de propane au Canada, ainsi que sur le marché des services de coordination des comptes nationaux associés à la livraison du propane. Il a toutefois conclu que le fusionnement était protégé par la défense fondée sur les gains en efficience, puisqu’il entraînerait vraisemblablement des gains en efficience de 29,2 millions de dollars et n’entraînerait que 6 millions de dollars de perte sèche. Appliquant le « critère du surplus total », le Tribunal a conclu que la perte sèche était le seul « effet » de la diminution de la concurrence qu’il fallait comparer avec les gains en efficience et il a traité comme non pertinents tous les autres effets. L’avocat de l’appelant a soutenu que le Tribunal devrait adopter la méthode des « coefficients pondérateurs » pour déterminer si les gains en efficience découlant du fusionnement des intimées surpassaient et neutralisaient ses effets anticoncurrentiels. Le Tribunal a rejeté cette approche, retenant plutôt le « critère du surplus total », qui ne prend en compte que la perte globale pour l’économie, c’est-à-dire la perte sèche. Trois questions ont été soulevées en appel : 1) quelle est la norme de contrôle applicable à la détermination par le Tribunal des « effets » d’un fusionnement à prendre en compte selon l’article 96 de la Loi? 2) le Tribunal a-t-il commis une erreur de droit en interprétant ces « effets » comme étant limités à ceux qui sont identifiés selon le critère du surplus total? 3) le Tribunal a-t-il commis une erreur de droit lorsqu’il a imposé au commissaire le fardeau de prouver les effets de la fusion?
Arrêt (le juge Létourneau, J.C.A. dissident en partie) : l’appel est accueilli.
Le juge Evans, J.C.A. : 1) En jugeant que le sens du terme « effets » à l’article 96 de la Loi est limité à la perte sèche découlant d’un fusionnement anticoncurrentiel, le Tribunal interprétait manifestement la Loi et décidait donc une question de droit. Le Tribunal est un organisme juridictionnel et son expertise peut s’apprécier en fonction de sa composition. La composition du Tribunal indique un niveau d’expertise considérable. Les objectifs de la Loi sur la concurrence étant davantage économiques que juridiques, il faut conclure que le champ d’expertise du Tribunal consiste dans les questions économiques et commerciales. Il n’y a rien dans le terme « effets » qui permette d’écarter le principe général selon lequel, en l’absence d’indications contraires, l’interprétation d’une loi est une question de droit, donnant lieu au contrôle judiciaire en fonction de la norme de la décision correcte. L’existence d’un droit d’appel absolu sur les questions de droit et d’un droit d’appel limité sur les questions de fait indique l’intention du législateur que les décisions du Tribunal sur les questions de droit soient soumises au contrôle judiciaire selon la norme de la décision correcte. C’est la fonction de la Cour de déterminer si c’est à bon droit que le Tribunal a décidé que les effets d’un fusionnement anticoncurrentiel qui peuvent être pris en compte dans le cadre de l’article 96 sont limités à la perte de ressources pour l’économie dans son ensemble, à l’exclusion des effets qui se rattachent aux autres objectifs de la Loi.
2) En limitant ainsi les facteurs à prendre en compte comme « effets » à ceux déterminés par l’application du critère du surplus total, le Tribunal a commis une erreur en droit, parce qu’il n’a pas fait en sorte que tous les objectifs de la Loi sur la concurrence et les circonstances particulières de chaque fusionnement puissent être pris en compte dans l’exercice de pondération prescrit par le paragraphe 96(1) de la Loi. Cette disposition prescrit au Tribunal d’examiner si les gains en efficience produits par un fusionnement anticoncurrentiel surpassent et neutralisent ses effets anticoncurrentiels. La question était de savoir si, dans le contexte de la Loi sur la concurrence, le Tribunal a eu raison de restreindre son sens au seul effet de la perte sèche. Selon l’article 1.1 de la Loi, le terme « effets » ne devrait pas porter exclusivement sur l’un des objectifs de la promotion de la concurrence, soit de stimuler l’adaptabilité et l’efficience de l’économie canadienne. D’un autre côté, l’article 96 donne la primauté à l’objectif législatif de l’efficience économique, parce qu’il dispose que, si les gains en efficience surpassent et neutralisent les effets d’un fusionnement anticoncurrentiel, il faut permettre le fusionnement, malgré le fait qu’il serait autrement interdit par l’article 92. Cependant, la préférence ultime accordée à l’objectif de l’efficience ne restreint d’aucune façon les « effets » à prendre en compte à la seule perte sèche. Il faut plutôt interpréter le terme « effets » de manière à comprendre tous les effets anticoncurrentiels qu’entraîne effectivement un fusionnement auquel s’applique l’article 92, compte tenu de tous les objectifs de la loi énumérés à l’article 1.1. La Loi ne s’intéresse pas à l’« économie » conçue de façon si étroite qu’il faille, dans le cadre de l’article 96, ne pas considérer les effets de redistribution des prix plus élevés que les consommateurs devront payer par suite du fusionnement, ou l’impact du fusionnement sur les petites et moyennes entreprises. Les autres effets liés à l’objet et aux objectifs de la Loi, notamment les intérêts des consommateurs des produits de l’entité fusionnée, doivent également être pris en compte dans l’analyse comparative des gains en efficience et des effets anticoncurrentiels.
Les avocats des intimées ont également soutenu que, l’un des objectifs de la Loi sur la concurrence exposés à l’article 1.1 étant de « stimuler l’adaptabilité et l’efficience de l’économie canadienne », il était important pour les chefs d’entreprise d’être en mesure de prévoir si un fusionnement proposé recevrait vraisemblablement l’approbation réglementaire. L’argument de la prévisibilité n’étaye guère l’interprétation que le Tribunal donne de l’article 96 et n’est pas suffisamment convaincant pour établir que le critère du surplus total constitue la méthode prescrite par l’article 96 pour déterminer, dans tous les cas, les « effets » d’un fusionnement anticoncurrentiel. Les lignes directrices sur l’application de la Loi, invoquées par le Tribunal et par les avocats des intimées, n’ont pas valeur de loi, parce qu’elles ne sont pas établies en vertu d’une autorisation législative, et ne peuvent décider de la signification de la Loi. Dans la mesure où elles sont incompatibles avec la Loi, il ne faut pas en tenir compte. L’interprétation étroite que le Tribunal a donnée du terme « effets », à l’article 96, ne peut se justifier sur la base des opinions des avocats-économistes des États-Unis, si éminents soient-ils. Cela étant dit, la Cour n’a pas à prescrire la méthode « correcte » pour déterminer l’étendue des effets anticoncurrentiels d’un fusionnement. Cette tâche va au-delà des limites de sa compétence. Quel que soit le critère choisi, il doit refléter, mieux que ne le fait le critère du surplus total, les différents objectifs de la Loi sur la concurrence. La méthode des coefficients pondérateurs adoptée par le commissaire satisfait aux exigences générales de la Loi et réduira vraisemblablement la portée de la défense fondée sur les gains en efficience.
3) Le Tribunal a jugé que les parties au fusionnement avaient le fardeau de prouver les gains en efficience qui n’auraient pas été obtenus sans la fusion, tandis que le commissaire avait le fardeau de prouver les effets anticoncurrentiels, puisqu’il était mieux placé pour le faire en raison des pouvoirs d’enquête qui lui sont conférés par la Loi. C’est à bon droit que le Tribunal a réparti le fardeau de preuve comme il l’a fait, de façon que les intimées aient la charge de prouver tous les aspects de la défense prévue à l’article 96, excepté les effets anticoncurrentiels du fusionnement.
Le juge Létourneau, J.C.A. (dissident en partie) : L’interprétation du terme « effets » à l’article 96 de la Loi sur la concurrence constitue une pure question de droit, à laquelle s’applique la norme de la décision correcte. Le terme « effets » à l’article 96 de la Loi ne devrait pas être limité, comme l’a fait le Tribunal, aux effets identifiés selon le critère du surplus total. L’interprétation de l’article 96 de la Loi suppose une comparaison de la puissance commerciale et des gains en efficience. Le Tribunal, en raison de sa conclusion que l’efficience est l’objectif premier de la Loi, n’a pas tenu compte parmi les effets du fusionnement du fait qu’il en résulterait des monopoles dans certains marchés du produit et n’a attaché aucune importance à cet effet dans son analyse fondée sur l’article 96. Cet article ne visait pas à autoriser la création de monopoles, car cela irait à l’encontre de l’objet défini à l’article 1.1. L’application d’un critère de pondération exige une souplesse que le critère du surplus total ne permet pas. C’est à tort que le Tribunal a imposé au commissaire le fardeau de prouver les effets de la diminution de la concurrence. Le fardeau de preuve incombe aux parties à la fusion; il leur incombe de convaincre le Tribunal, premièrement, que les gains en efficience correspondent au montant allégué, deuxièmement, que les effets de la diminution de la concurrence sont ceux qu’elles ont identifiés et non ceux qui ont été présentés par le commissaire et, troisièmement, que les gains en efficience surpassent et neutraliseront les effets. Les pouvoirs d’enquête conférés au commissaire par la Loi, qui lui permettent de s’acquitter de son fardeau de preuve en recueillant et en produisant des éléments de preuve au sujet des effets de la diminution de la concurrence, ne constituent pas une raison suffisante pour transférer au commissaire le fardeau de prouver ces effets. Rien ne permettait d’imposer au commissaire le fardeau de prouver l’un des trois éléments de la défense fondée sur les gains en efficience.
LOIS ET RÈGLEMENTS
Loi de mise en œuvre de l’Accord de libre-échange nord-américain, L.C. 1993, ch. 44.
Loi de mise en œuvre de l’Accord sur l’Organisation mondiale du commerce, L.C. 1994, ch. 47.
Loi sur la concurrence, L.R.C. (1985), ch. C-34 (mod. par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 19), art. 1.1 (édicté, idem), 92 (édicté, idem, art. 45; L.C. 1999, ch. 2, art. 37), 96 (édicté par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 45).
Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 27 (mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 51, art. 11; L.C. 1990, ch. 8, art. 7).
Loi sur le Tribunal de la concurrence, L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, partie I, art. 2 « juge », 3, 10(1), 12(1), 13.
Projet de loi C-29, Loi modifiant la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions et la Loi sur les banques et apportant des modifications corrélatives à d’autres lois, 2e sess., 32e lég., 1983-84.
Projet de loi C-42, Loi modifiant la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions et la Loi sur les banques et apportant des modifications corrélatives à d’autres lois, 2e sess., 30e lég., 1976-77.
JURISPRUDENCE
DÉCISIONS APPLIQUÉES :
Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748; (1997), 144 D.L.R. (4th) 1; 71 C.P.R. (3d) 417; 209 N.R. 20; conf. (1995), 127 D.L.R. (4th) 329; 21 B.L.R. (2d) 68; 63 C.P.R. (3d) 67; 185 N.R. 291 (C.A.); Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982; (1998), 160 D.L.R. (4th) 193; 11 Admin. L.R. (3d) 1; 43 Imm. L.R. (2d) 117; 226 N.R. 201; motifs modifiés [1998] 1 R.C.S. 1222; (1998), 11 Admin. L.R. (3d) 130.
DÉCISIONS EXAMINÉES :
Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Hillsdown Holdings (Canada) Ltd. (1992), 41 C.P.R. (3d) 289 (Trib. conc.).
DÉCISIONS CITÉES :
Standard Oil v. Federal Trade Commission, 340 U.S. 231 (1951); A. E. Staley Mfg. Co. v. Federal Trade Commission, 135 F.2d 453 (7th Cir. 1943); Fraternité unie des charpentiers et menuisiers d’Amérique, section locale 579 c. Bradco Construction Ltd., [1993] 2 R.C.S. 316; (1993), 102 D.L.R. (4th) 402; 153 N.R. 81; Pezim c. Colombie-Britannique (Superintendent of Brokers), [1994] 2 R.C.S. 557; (1994), 114 D.L.R. (4th) 385; [1994] 7 W.W.R. 1; 22 Admin. L.R. (2d) 1; 46 B.C.A.C. 1; 92 B.C.L.R. (2d) 145; 14 B.L.R. (2d) 217; 4 C.C.L.S. 117; 168 N.R. 321; 75 W.A.C. 1; President and Fellows of Harvard College c. Canada (Commissaire aux brevets), [2000] 4 C.F. 528 (2000), 189 D.L.R. (4th) 385; 7 C.P.R. (4th) 1 (C.A.); Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1995] 3 C.F. 557 (1995), 127 D.L.R. (4th) 263; 21 B.L.R. (2d) 1; 63 C.P.R. (3d) 1; 185 N.R. 321 (C.A.); Caimaw c. Paccar of Canada Ltd., [1989] 2 S.C.R. 983; (1989), 62 D.L.R. (4th) 437; [1989] 6 W.W.R. 673; 40 B.C.L.R. (2d) 1; 40 Admin. L.R. 181; 89 CLLC 14,050; R. v. T. (V.), [1992] 1 R.C.S. 749; [1992] 3 W.W.R. 193; (1992), 7 B.C.A.C. 81; 67 B.C.L.R. (2d) 273; 71 C.C.C. (3d) 32; 12 C.R. (4th) 133; 134 N.R. 289.
DOCTRINE
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Brodley, J. F. « The Economic Goals of Antitrust : Efficiency, Consumer Welfare, and Technological Progress » (1987), 62 N.Y.U.L. Rev. 1020.
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APPEL d’une décision du Tribunal de la concurrence ([2000] D.T.C.C. n 15 (Q.L.)) rejetant une demande du commissaire de la concurrence visant à dissoudre le fusionnement des intimées ou à remédier de toute autre manière à la diminution de la concurrence que le fusionnement entraînera vraisemblablement sur le marché de la livraison du propane au Canada. Appel accueilli.
ONT COMPARU :
John F. Rook, c.r., William J. Miller, Jo’Anne Strekaf, Christopher P. Naudie et Donna C. Blois pour l’appelant.
Neil Finkelstein, Melanie Aitken, Russell Cohen et Brian Radnoff pour les intimées.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Le sous-procureur général du Canada pour l’appelant.
Blake, Cassels & Graydon LLP, Toronto, pour les intimées.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
[1] Le juge Létourneau, J.C.A. : (dissident en partie) : J’ai eu l’avantage de prendre connaissance des motifs rédigés par mon collègue, le juge Evans. Comme lui, je suis d’opinion que l’interprétation du terme «effets » à l’article 96 [édicté par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 45] de la Loi sur la concurrence, L.R.C. (1985), ch. C-34 [mod., idem, art. 19] (Loi), constitue une pure question de droit, à laquelle s’applique la norme de la décision correcte.
[2] Je souscris également à l’opinion de mon collègue que le terme « effets » à l’article 96 de la Loi ne devrait pas être limité, comme l’a fait le Tribunal, aux effets identifiés selon le critère du surplus total. Comme mon collègue l’a relevé, l’interprétation de l’article 96 de la Loi suppose une comparaison de la puissance commerciale et des gains en efficience. La position adoptée en la matière tant aux États-Unis qu’au Canada n’est certes pas dépourvue d’ambiguïté ni à l’abri de critiques sévères : voir Robert H. Lande, « The Rise and (Coming) Fall of Efficiency as the Ruler of Antitrust » (1988), 33 Antitrust Bull. 429; David B. Andretsch, « Divergent Views in Antitrust Economics » (1988), 33 Antitrust Bull. 135; Alan A. Fisher, et al. « Price Effects of Horizontal Mergers » (1989), 77 Calif. L.R. 777; Lloyd Constantine, « Antitrust Enforcer Confronts the New Economics » (1989), 58 Antitrust L.J. 661; Roy M. Davidson, « When Merger Guidelines Fail to Guide » (1991), 12 :4 Canadian Competition Policy Record 44, à la page 46; Stephen F. Ross, « Afterword—Did the Canadian Parliament Really Permit Mergers that Exploit Canadian Consumers so the World can be More Efficient? » (1997), 65 Antitrust L.J. 641, aux pages 643 à 646; Tim Hazledine, « Rationalism Rebuffed? Lessons from Modern Canadian and New Zealand Competition Policy » (1998), 13 Review of Industrial Organization 243; Jennifer Halliday, « The Recognition, Status and Form of the Efficiency Defence to a Merger : Current Situation and Prospects for the Future », [1999] World Competition 91. L’examen de ces auteurs fait voir que cette disposition est, dans le meilleur des cas, source de confusion et de perplexité. Dans le pire des cas, elle peut aller à l’encontre de l’objet même de la Loi. Je reproduis les articles 96 et 1.1 [édicté par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 19] par souci de commodité :
Objet
1.1 La présente loi a pour objet de préserver et de favoriser la concurrence au Canada dans le but de stimuler l’adaptabilité et l’efficience de l’économie canadienne, d’améliorer les chances de participation canadienne aux marchés mondiaux tout en tenant simultanément compte du rôle de la concurrence étrangère au Canada, d’assurer à la petite et à la moyenne entreprise une chance honnête de participer à l’économie canadienne, de même que dans le but d’assurer aux consommateurs des prix compétitifs et un choix dans les produits.
[…]
96. (1) Le tribunal ne rend pas l’ordonnance prévue à l’article 92 dans les cas ou il conclut que le fusionnement, réalisé ou proposé, qui fait l’objet de la demande a eu pour effet ou aura vraisemblablement pour effet d’entraîner des gains en efficience, que ces gains surpasseront et neutraliseront les effets de l’empêchement ou de la diminution de la concurrence qui résulteront ou résulteront vraisemblablement du fusionnement réalisé ou proposé et que ces gains ne seraient vraisemblablement pas réalisés si l’ordonnance était rendue.
(2) Dans l’étude de la question de savoir si un fusionnement, réalisé ou proposé, entraînera vraisemblablement les gains en efficience visés au paragraphe (1), le Tribunal évalue si ces gains se traduiront :
a) soit en une augmentation relativement importante de la valeur réelle des exportations;
b) soit en une substitution relativement importante de produits nationaux à des produits étrangers.
(3) Pour l’application du présent article, le Tribunal ne conclut pas, en raison seulement d’une redistribution de revenu entre plusieurs personnes, qu’un fusionnement réalisé ou proposé a entraîné ou entraînera vraisemblablement des gains en efficience.
[3] En premier lieu, l’article 96 a une formulation large et ne donne pas d’indications quant au sens à donner au terme « efficience » employé dans l’article, quant aux effets de la diminution de la concurrence qui doivent être comparés aux gains en efficience et quant au critère ou à l’analyse comparative à appliquer en vue de pondérer les éléments.
[4] Par exemple, à quelle sorte d’efficience économique l’article 96 de la Loi fait-il référence? L’efficience de l’affectation des ressources qui est atteinte lorsque les produits existants aux prix répartis satisfont aux désirs des consommateurs? Ou l’efficience de la production qui est atteinte lorsque la production est réalisée par la combinaison la plus économique de ressources disponibles selon la technologie actuelle? Ou l’efficience technologique ou dynamique réalisée par la recherche et le développement industriels de meilleure qualité et un progrès technologique plus rapide?
[5] Quels sont les effets anticoncurrentiels du fusionnement qui doivent être pondérés? Sont-ils limités à la perte sèche qui se produit lorsque les consommateurs, en raison des hausses de prix, choisissent un produit de substitution moins approprié que celui qu’ils auraient autrement acheté? L’analyse comparative s’étend-elle aux effets anticoncurrentiels qui se produiront vraisemblablement dans d’autres marchés reliés qui seraient touchés par le fusionnement? S’étend-elle aux transferts de richesses des consommateurs aux producteurs qu’entraîne l’exercice d’une puissance commerciale? Faut-il prendre en compte tous les effets et quelle pondération faut-il leur accorder? Ont-ils tous la même importance et la même valeur? Sur quel fondement faut-il privilégier un effet par rapport à un autre? Sur quel fondement certains effets devraient-ils, le cas échéant, ne pas être pris en compte ou être écartés?
[6] Quel critère faut-il appliquer à l’analyse comparative qu’exige l’application de l’article 96? Le critère du surplus total, retenu en l’espèce par le Tribunal, qui ne prend en compte que la perte sèche et ne considère pas les effets de redistribution résultant du transfert de richesses des consommateurs aux producteurs? Ou le critère du prix selon lequel les gains en efficience ne justifient un fusionnement qu’à la condition que les prix soient maintenus ou réduits? Ou le critère du surplus du consommateur qui ne permet pas un fusionnement lorsque la perte du surplus du consommateur excède les gains en efficience?
[7] En deuxième lieu, la relation de l’article 96 avec l’article 1.1, qui expose l’objet de la Loi, n’est pas définie et, en fait, nombreux sont ceux qui estiment que l’article 96 contredit l’article 1.1 et va à l’encontre des objectifs définis dans cette disposition de déclaration d’objet. Dans la comparaison des gains en efficience avec la diminution de la concurrence, quelle importance faut-il accorder aux objectifs déclarés d’assurer aux petites et moyennes entreprises une chance honnête de participer à l’économie canadienne et d’assurer aux consommateurs des prix compétitifs et un choix dans les produits?
[8] Troisièmement, l’article 96 ne fixe pas de limites au type de fusionnements qui peuvent être réalisés et autorisés dans la mesure ou les gains en efficience surpasseront et neutraliseront les effets de la diminution de la concurrence et où ces gains ne peuvent être réalisés par d’autres moyens que le fusionnement. Cela signifie que la création d’un monopole ou d’un quasi-monopole par la voie de fusionnements pourrait être autorisée, même si cela éliminerait complètement la concurrence, découragerait les prix concurrentiels pour les consommateurs et entraverait le développement des petites et moyennes entreprises, au point de les faire disparaître, tous des effets contraires aux objectifs déclarés à l’article 1.1 de la Loi.
[9] Quatrièmement, les problèmes créés par l’article 96 sont aggravés par le fait que la disposition est obligatoire. Le Tribunal ne doit pas rendre d’ordonnance empêchant le fusionnement lorsqu’il est satisfait au critère de pondération non défini et insaisissable de l’article 96.
[10] Cinquièmement, l’article 96 ne semble pas avoir de limite ou de portée géographique de sorte que les gains en efficience réalisés en faveur de sociétés étrangères au détriment des travailleurs et des consommateurs canadiens pourraient être pris en compte dans l’analyse comparative prescrite par cette disposition. Ou les fusionnements ne doivent-ils être approuvés que si les gains en efficience au Canada excèdent les pertes au Canada? Dans le contexte de la mondialisation croissante du commerce, sans parler des accords de commerce international comme la Loi de mise en œuvre de l’Accord de libre-échange nord-américain, L.C. 1993, ch. 44 et la Loi de mise en œuvre de l’Accord sur l’Organisation mondiale du commerce, L.C. 1994, ch. 47, annexes I à IV, la question de savoir si le critère de pondération à appliquer dans le cadre de l’article 96 est mondial ou s’il est limité dans son application au Canada est cruciale. Pourtant, la disposition ne fournit pas d’indications à cet égard.
[11] Il n’est pas étonnant que des positions contradictoires aient été prises au sujet de la portée de l’article 96 et que, en quête de prévisibilité et d’applicabilité, on ait atténué la disposition en écartant certains des effets importants de la diminution de la concurrence. Il n’est pas étonnant non plus que de nombreuses personnes, sous l’influence de l’école de Chicago en matière antitrust, aient conclu, comme l’a fait le Tribunal en l’espèce, que l’efficience de l’économie prime sur la concurrence même en ce qui concerne une loi visant à préserver et à favoriser la concurrence.
[12] Il est exact, comme l’a dit le juge Iacobucci dans l’arrêt Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748, à la page 772, que la Loi est axée sur l’économie plutôt que le droit ou, si l’on préfère, que « les objectifs visés par la Loi sont davantage « économiques » que strictement “juridiques” ». Mais l’article 96 ne fait que poser la question : quelle sorte d’économie? Monopoliste, concurrentielle ou un équilibre convenable entre ces deux pôles?
[13] Le Tribunal a conclu que le fusionnement aurait vraisemblablement pour effet d’empêcher sensiblement la concurrence dans les provinces de l’Atlantique et de diminuer sensiblement la concurrence dans le domaine des services de coordination offerts aux clients qui constituent des comptes nationaux : voir la décision [Canada (Commissaire de la concurrence) c. Supérieur Propane Inc., [2000] D.T.C.C. no 15 (QL)], paragraphes 310 et 313. Il y avait également une preuve concluante que, dans de nombreuses grandes régions du pays, le fusionnement ne ferait pas que diminuer la concurrence, mais l’éliminerait et créerait des monopoles. Le tableau suivant illustre l’impact du fusionnement en ce qui concerne les monopoles ou quasi-monopoles : voir l’abrégé de l’appelant, page 001327 :
Tableau 4
Marchés géographiques ou le fusionnement
mènerait à un monopole
Avant fusion |
Après fusion |
||
Marché |
SPI |
ICG |
SPI |
% |
% |
% |
|
Val-d’Or |
74 |
23 |
97 |
Sept-Îles/Baie-Comeau |
55 |
45 |
100 |
Bancroft/Pembroke/Eganville |
92 |
5 |
97 |
Dryden/Fort Frances/Kenora/Ignace |
47 |
52 |
99 |
Echo Bay/Sault-Ste.-Marie |
55 |
44 |
99 |
Hearst/Wawa/Manitouwadge/Marathon |
43 |
53 |
96 |
Little Current/Sudbury |
51 |
48 |
99 |
North Bay |
81 |
16 |
97 |
Thunder Bay |
46 |
54 |
100 |
Fort McMurray |
32 |
67 |
99 |
Whitecourt |
55 |
45 |
100 |
Burns Lake/Terrace/Smithers/Prince Rupert |
62 |
37 |
99 |
Fort Nelson |
44 |
56 |
100 |
Valemont |
43 |
57 |
100 |
Watson Lake |
25 |
75 |
100 |
Whitehorse |
33 |
67 |
100 |
[14] Le Tribunal, en raison de sa conclusion que l’efficience est l’objectif premier de la Loi, n’a pas tenu compte parmi les effets du fusionnement du fait qu’il en résulterait des monopoles dans certains marchés du produit et n’a attaché aucune importance à cet effet dans son analyse fondée sur l’article 96. La Loi préserve et favorise la concurrence. Elle présume que l’efficience économique se développera généralement et fondamentalement par la concurrence. Elle accepte également à l’article 96 que, dans certains cas, une réduction de la concurrence peut produire et produira plus d’efficience que la concurrence qui existait avant le fusionnement.
[15] Toutefois, à mon avis, l’article 96 ne visait pas à autoriser la création de monopoles, car cela irait à l’encontre de l’objet défini à l’article 1.1. L’article ne visait pas à permettre les fusionnements entraînant des monopoles, par suite desquels, contrairement à l’article 1.1, la concurrence est éliminée, les petites et moyennes entreprises sont incapables d’entrer sur le marché ou d’y survivre et les consommateurs sont privés de prix concurrentiels.
[16] Ainsi que la Cour suprême des États-Unis l’a rappelé à plusieurs reprises au sujet des lois antitrust américaines, [traduction] « le Congrès traitait de la concurrence, qu’il cherchait à protéger, et du monopole, qu’il cherchait à empêcher » : Standard Oil v. Federal Trade Commission, 340 U.S. 231 (1951), aux pages 248 et 249 citant A. E. Staley Mfg. Co. v. Federal Trade Commission, 135 F.2d 453 (7th Cir. 1943), à la page 455 ». Ainsi que mon collègue l’a indiqué, on trouve une déclaration semblable sur l’intention du législateur dans le discours prononcé par le ministre (Ministre de la Consommation et des Corporations et de Postes Canada) à la Chambre des communes à l’occasion de la présentation du projet de loi, où il a réaffirmé que l’objectif ultime de la Loi était d’assurer aux consommateurs des prix compétitifs et un choix dans les produits.
[17] Je souscris à l’opinion de mon collègue que l’application d’un critère de pondération exige une souplesse que le critère du surplus total ne permet pas. Il est vrai qu’une méthode souple peut ne pas assurer la même prévisibilité que les hypothèses et présomptions sous-jacentes au critère du surplus total. Cependant, si la prévisibilité est l’option privilégiées, il est loisible au Parlement de revoir l’article 96 et de le dire.
[18] Enfin, contrairement à mon collègue, j’estime que c’est à tort que le Tribunal a imposé au commissaire le fardeau (de persuasion) de prouver les effets de la diminution de la concurrence. En pratique, les parties au fusionnement vont présenter la preuve des gains en efficience et de certains effets de la diminution de la concurrence. C’est le fardeau de preuve. Elles doivent le faire pour établir que les gains neutralisent les effets. Sans doute, les parties au fusionnement peuvent avoir tendance à augmenter le montant des gains et à minimiser les effets de la diminution de la concurrence. C’est pourquoi le commissaire, ainsi que nous l’avons vu en l’espèce, a lui aussi en pratique un fardeau de preuve, à savoir le fardeau de présenter une preuve sur les deux composantes de la défense fondée sur les gains en efficience pour éveiller l’attention du Tribunal sur les gains et effets réels, par opposition à ceux qui sont allégués. En dernier analyse, toutefois, le fardeau de persuasion incombe aux parties à la fusion; il leur incombe de convaincre le Tribunal, premièrement, que les gains en efficience correspondent au montant allégué, deuxièmement, que les effets de la diminution de la concurrence sont ceux qu’elles ont identifiés et non ceux qui ont été présentés par le commissaire et, troisièmement, que les gains en efficience surpassent et neutraliseront les effets.
[19] Je conviens avec les intimées que le commissaire, du fait des pouvoirs d’enquête que lui confère la Loi, peut être mieux placé pour recueillir des renseignements relatifs aux effets et, à vrai dire, qu’il aurait recueilli ces renseignements dans le cadre de l’application de l’article 92 [édicté par L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 45; L.C. 1999, ch. 2, art. 37] par rapport auquel l’article 96 constitue une défense. Les pouvoirs d’enquête conférés au commissaire par la Loi lui permettront de s’acquitter de son fardeau de preuve en recueillant et en produisant des éléments de preuve pour repousser et réfuter les allégations et la preuve des parties au fusionnement au sujet des effets de la diminution de la concurrence. Cependant, cela ne suffit pas pour transférer au commissaire le fardeau de prouver ces effets. En effet, rien ne justifie d’imposer au commissaire le fardeau de prouver l’un des trois éléments de la défense fondée sur les gains en efficience.
[20] En conclusion, je serais d’avis de trancher l’affaire comme le propose mon collègue, sauf en ce qui concerne les dépens, où j’estime qu’ils ne devraient pas être partagés étant donné que je conclus que le Tribunal a également commis une erreur sur la question du fardeau de preuve.
* * *
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
Le juge Evans, J.C.A. :
A. INTRODUCTION
[21] Il s’agit d’un appel interjeté à l’encontre d’une décision du Tribunal de la concurrence (le Tribunal), en date du 30 août 2000, rejetant une demande du commissaire de la concurrence (le commissaire) visant à obtenir une ordonnance enjoignant de dissoudre le fusionnement des intimées, Supérieur Propane Inc. et ICG Propane Inc., ou de remédier de toute autre manière à la diminution de la concurrence que le fusionnement entraînera vraisemblablement sur le marché de la livraison du propane au Canada.
[22] L’appel soulève une question d’importance fondamentale pour l’administration de la Loi sur la concurrence, qui a fait l’objet d’un vigoureux débat parmi les économistes et les avocats au Canada et ailleurs. En fait, il s’agit d’une question sur laquelle le commissaire et son prédécesseur, le directeur des enquêtes et recherches, Bureau de la politique de la concurrence, ont proposé à divers moments une position qui n’a pas toujours été la même. Toutefois, la doctrine consacrée à la question est de loin plus abondante que la jurisprudence, puisque, avant la décision attaquée en appel, la question n’avait été abordée par un juge que dans une seule affaire.
[23] La question concerne la portée de ce qu’on appelle la « défense fondée sur les gains en efficience ». Selon ce moyen de défense prévu par la loi, un fusionnement doit être permis, même s’il aura vraisemblablement pour effet d’empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence sur un marché particulier, si les gains en efficience découlant du fusionnement surpassent et neutralisent les effets de la diminution de la concurrence.
[24] La question précise soulevée dans le présent appel est de savoir si, dans le cadre de la défense fondée sur les gains en efficience, les « effets » d’un fusionnement anticoncurrentiel se limitent, en droit, à la perte de ressources pour l’économie dans son ensemble (la perte sèche), ou s’ils comprennent une gamme plus étendue d’effets d’une diminution sensible de la concurrence. Cela comprendrait le transfert de richesse des consommateurs aux producteurs qui se produit lorsque l’entité fusionnée exerce sa puissance commerciale pour hausser les prix au-dessus des niveaux concurrentiels, l’élimination du marché des petits concurrents et la création d’un monopole.
[25] Le Tribunal a statué que le fusionnement empêcherait ou diminuerait sensiblement la concurrence sur presque tous les marchés locaux de propane au Canada, ainsi que sur le marché des services de coordination des comptes nationaux associés à la livraison du propane. Il a jugé que le seul moyen approprié d’empêcher ce résultat était que Supérieur se dessaisisse de l’ensemble des actions et éléments d’actif d’ICG. Toutefois, le Tribunal a également conclu, à la majorité, que le fusionnement était protégé par la défense fondée sur les gains en efficience que prévoit la Loi sur la concurrence, puisque le fusionnement entraînerait vraisemblablement des gains en efficience de 29,2 millions de dollars et n’entraînerait que 3 millions de dollars de perte sèche quantitative et 3 millions de dollars de perte sèche qualitative.
[26] Appliquant le « critère du surplus total », le Tribunal a conclu que la perte sèche était le seul « effet » de la diminution de la concurrence qu’il fallait comparer avec les gains en efficience. Le Tribunal a donc traité comme non pertinents tous les autres effets, notamment le volume du transfert de richesse des consommateurs à Supérieur par suite des prix de marché plus élevés que les prix concurrentiels que Supérieur demanderait vraisemblablement pour le propane par suite du fusionnement.
B. LE CADRE LÉGISLATIF
[27] Les dispositions législatives pertinentes sont les suivantes :
Loi sur la concurrence, L.R.C. (1985), ch. C-34
1.1 La présente loi a pour objet de préserver et de favoriser la concurrence au Canada dans le but de stimuler l’adaptabilité et l’efficience de l’économie canadienne, d’améliorer les chances de participation canadienne aux marchés mondiaux tout en tenant simultanément compte du rôle de la concurrence étrangère au Canada, d’assurer à la petite et à la moyenne entreprise une chance honnête de participer à l’économie canadienne, de même que dans le but d’assurer aux consommateurs des prix compétitifs et un choix dans les produits.
[…]
92. (1) Dans les cas où, à la suite d’une demande du commissaire, le Tribunal conclut qu’un fusionnement réalisé ou proposé empêche ou diminue sensiblement la concurrence, ou aura vraisemblablement cet effet :
a) dans un commerce, une industrie ou une profession;
b) entre les sources d’approvisionnement auprès desquelles un commerce, une industrie ou une profession se procure un produit;
c) entre les débouchés par l’intermédiaire desquels un commerce, une industrie ou une profession écoule un produit;
d) autrement que selon ce qui est prévu aux alinéas a) à c), le Tribunal peut, sous réserve des articles 94 à 96 :
e) dans le cas d’un fusionnement réalisé, rendre une ordonnance enjoignant à toute personne, que celle-ci soit partie au fusionnement ou non :
(i) de le dissoudre, conformément à ses directives,
(ii) de se départir, selon les modalités qu’il indique, des éléments d’actif et des actions qu’il indique,
[…]
(2) Pour l’application du présent article, le Tribunal ne conclut pas qu’un fusionnement, réalisé ou proposé, empêche ou diminue sensiblement la concurrence, ou qu’il aura vraisemblablement cet effet, en raison seulement de la concentration ou de la part du marché.
[…]
96. (1) Le Tribunal ne rend pas l’ordonnance prévue à l’article 92 dans les cas où il conclut que le fusionnement, réalisé ou proposé, qui fait l’objet de la demande a eu pour effet ou aura vraisemblablement pour effet d’entraîner des gains en efficience, que ces gains surpasseront et neutraliseront les effets de l’empêchement ou de la diminution de la concurrence qui résulteront ou résulteront vraisemblablement du fusionnement réalisé ou proposé et que ces gains ne seraient vraisemblablement pas réalisés si l’ordonnance était rendue.
(2) Dans l’étude de la question de savoir si un fusionnement, réalisé ou proposé, entraînera vraisemblablement les gains en efficience visés au paragraphe (1), le Tribunal évalue si ces gains se traduiront :
a) soit en une augmentation relativement importante de la valeur réelle des exportations;
b) soit en une substitution relativement importante de produits nationaux à des produits étrangers.
(3) Pour l’application du présent article, le Tribunal ne conclut pas, en raison seulement d’une redistribution de revenu entre plusieurs personnes, qu’un fusionnement réalisé ou proposé a entraîné ou entraînera vraisemblablement des gains en efficience.
Loi sur le Tribunal de la concurrence, L.R.C.
(1985), (2e suppl.), ch. 19
2. […]
2. « juge » Membre du Tribunal nommé en application de l’alinéa 3(2)a).
[…]
3. (1) Est constitué le Tribunal de la concurrence.
(2) Le Tribunal se compose :
a) d’au plus quatre membres nommés par le gouverneur en conseil sur recommandation du ministre de la Justice et choisis parmi les juges de la Section de première instance de la Cour fédérale;
b) d’au plus huit autres membres nommés par le gouverneur en conseil sur recommandation du ministre.
(3) Le gouverneur en conseil peut constituer un conseil consultatif chargé de conseiller le ministre en ce qui concerne la nomination des autres membres et composé d’au plus dix personnes versées dans les affaires publiques, économiques, commerciales ou industrielles. Sans que soit limitée la portée générale de ce qui précède, ces personnes peuvent être des individus appartenant à la collectivité juridique, à des groupes de consommateurs, au monde des affaires et au monde du travail.
(4) Avant de recommander la nomination d’un autre membre, le ministre demande l’avis du conseil consultatif constitué en application du paragraphe (3).
[…]
10. (1) Sous réserve de l’article 11, toute demande présentée au Tribunal est entendue par au moins trois mais au plus cinq membres siégeant ensemble et, parmi lesquels il doit y avoir au moins un juge et un autre membre.
[…]
12. (1) Dans toute procédure devant le Tribunal :
a) seuls les juges qui siègent ont compétence pour trancher les questions de droit;
b) tous les membres qui siègent ont compétence pour trancher les questions de fait ou de droit et de fait.
13. (1) Sous réserve du paragraphe (2), les décisions ou ordonnances du Tribunal, que celles-ci soient définitives, interlocutoires ou provisoires, sont susceptibles d’appel devant la Cour d’appel fédérale tout comme s’il s’agissait de jugements de la Section de première instance de cette Cour.
(2) Un appel sur une question de fait n’a lieu qu’avec l’autorisation de la Cour d’appel fédérale.
C. LA DÉCISION DU TRIBUNAL
[28] Les audiences ont duré 48 jours : 39 jours ont été consacrés à l’audition des 91 témoins, au rang desquels figuraient 17 experts, dont au moins 10 étaient titulaires d’un doctorat en économie, et l’argumentation des avocats a pris 9 jours. Les motifs de la décision de la majorité du Tribunal (le juge Nadon, président, et l’un des membres non-juges, M. Schwartz, un économiste) occupent 469 paragraphes. Il y a également des motifs dissidents élaborés du deuxième membre non-juge, Mme Lloyd, qui couvrent en partie les questions qui sont au cœur du présent appel.
[29] Les 317 premiers paragraphes des motifs de la majorité, rédigés par le juge Nadon, traitent dans le détail de la question de savoir si le fusionnement empêcherait ou diminuerait sensiblement la concurrence au sens de l’article 92 de la Loi sur la concurrence. Le Tribunal a conclu à l’unanimité que c’était effectivement le cas et, puisque sa décision sur ce point n’est pas attaquée en appel, je ne rappellerai que brièvement ses conclusions.
[30] Premièrement, le Tribunal a conclu que le fusionnement ne diminuerait pas sensiblement la concurrence sur 8 seulement des 74 marchés locaux de fourniture de propane : paragraphe 307 des motifs. À l’autre extrême, sur 16 marchés, l’entité fusionnée aurait un monopole ou un quasi-monopole, c’est-à-dire une part de marché comprise entre 97 % et 100 % : paragraphe 306. Et, sur 16 autres marchés, présentant déjà une concentration du marché élevée, le fusionnement éliminerait une saine concurrence : paragraphe 308. Les 33 autres marchés formaient une catégorie intermédiaire : Supérieur et ICG y étaient les plus gros vendeurs de propane et le fusionnement allait vraisemblablement entraîner une diminution sensible de la concurrence, mais la concurrence des autres fournisseurs se poursuivrait après le fusionnement : paragraphe 309. Enfin, le Tribunal a conclu que le fusionnement diminuerait sensiblement la concurrence dans les services de coordination offerts aux clients qui constituent des comptes nationaux, l’entité fusionnée étant la seule entreprise desservant ce marché au Canada : paragraphe 310.
[31] Deuxièmement, la demande de propane est assez inélastique, c’est-à-dire que les consommateurs sont relativement insensibles aux hausses de prix. Bien que certains consommateurs achètent le propane pour des besoins qui ne sont pas essentiels, comme le chauffage de leur piscine, la plupart l’achètent pour le chauffage résidentiel, comme carburant automobile et pour des usages industriels. Par conséquent, le propane n’est pas un article facultatif dont la plupart des consommateurs peuvent choisir de se passer.
[32] De plus, le coût de remplacement du propane par une autre forme de combustible est relativement élevé. Par exemple, les consommateurs qui achètent du propane pour le chauffage résidentiel sont normalement dissuadés de passer au mazout par le coût considérable de la conversion à une chaudière au mazout, à moins que, par exemple, leur chaudière soit à la fin de sa durée de vie utile : paragraphes 24 et 25.
[33] Troisièmement, il existe des entraves considérables à l’accès au marché de concurrents potentiels, qui se trouvent à augmenter la capacité de l’entité fusionnée de hausser les prix au-dessus du niveau concurrentiel. Par exemple, les consommateurs sont souvent obligés de signer des contrats d’approvisionnement exclusifs stipulant que, pour une durée de cinq ans, ils vont acheter le propane exclusivement du fournisseur et que, dans le cas de Supérieur, à l’expiration du contrat, ils lui donneront le droit de premier refus. Ces contrats d’approvisionnement contiennent également des clauses prévoyant un avis de résiliation donné longtemps à l’avance; dans le cas d’ICG, les consommateurs doivent donner un avis de résiliation 180 jours avant l’échéance du contrat. À défaut de cet avis, le contrat est automatiquement renouvelé : paragraphes 132 à 146.
[34] Un autre facteur qui contribue à rendre difficile et coûteux le changement de fournisseur, c’est que, ordinairement, c’est le fournisseur, et non le consommateur, qui est propriétaire du réservoir de propane : paragraphe 147. En outre, la réputation quant à la sûreté de l’approvisionnement constitue un facteur important sur ce marché et les consommateurs hésitent à passer à un nouveau fournisseur dont la réputation n’est pas établie : paragraphe 154. Enfin, les nouveaux venus risquent aussi d’être découragés par le développement avancé du marché, c’est-à-dire un marché où il n’y a guère de potentiel de croissance en ce qui concerne la demande de propane : paragraphe 158.
[35] À l’appui de ces conclusions sur les entraves à l’accès au marché, le Tribunal a noté que la Compagnie Pétrolière Impériale Ltée, une très grande société, après être entrée sur le marché de la distribution du propane en 1990, s’est retirée neuf ans plus tard parce que les entraves à l’accès rendaient l’affaire non rentable. Depuis lors, aucune autre entreprise d’une taille ou d’une importance comparable n’a tenté d’entrer sur ce marché : paragraphe 153.
[36] Sur la base de considérations de la nature de celles qui ont été rappelées ci-dessus, le Tribunal a conclu que, par suite du fusionnement, l’entité fusionnée augmenterait vraisemblablement le prix du propane de 8 % en moyenne : paragraphes 252 et 253. Ayant conclu que le fusionnement entraînerait une diminution sensible de la concurrence, à l’encontre de l’article 92, le Tribunal a décidé que Supérieur devait se dessaisir de l’ensemble des éléments d’actif et des actions d’ICG, seul moyen de rétablir la concurrence au niveau antérieur au fusionnement : paragraphes 314 et 316.
[37] Le Tribunal a ensuite examiné la défense fondée sur les gains en efficience, prévue à l’article 96. Il a jugé que les parties au fusionnement avaient le fardeau de prouver les gains en efficience qui n’auraient pas été obtenus sans la fusion, tandis que le commissaire avait le fardeau de prouver les effets anticoncurrentiels, puisqu’il est mieux placé pour le faire en raison des pouvoirs d’enquête qui lui sont conférés par la Loi : paragraphe 403. Les parties au fusionnement avaient le fardeau d’établir que les gains en efficience surpasseraient et neutraliseraient les effets anticoncurrentiels du fusionnement.
[38] La majorité a établi les gains nets en efficience devant résulter du fusionnement, et qui ne pourraient avoir été obtenus par d’autres moyens, à 29,2 millions de dollars pour chacune des dix prochaines années : paragraphe 383. Mme Lloyd était en désaccord avec la position de la majorité sur cette question et a jugé que la preuve présentée au Tribunal était insuffisante pour étayer ce chiffre : paragraphe 470. Toutefois, cet aspect de la décision du Tribunal n’est pas attaqué en appel et il n’est pas nécessaire d’en traiter plus longuement.
[39] Après avoir décidé du chiffre à inscrire pour les « gains en efficience », le Tribunal a examiné les « effets » qui résulteraient de « l’empêchement ou de la diminution de la concurrence » si le fusionnement était approuvé. Les observations et la preuve présentées au Tribunal sur ce point portaient sur deux questions : la définition des « effets » pour l’application de l’article 96 et la quantification de ceux-ci. La principale question soulevée dans le présent appel concerne la conclusion du Tribunal sur la première de ces deux questions.
[40] La preuve présentée au Tribunal comportait notamment une description de diverses méthodes élaborées par les économistes pour déterminer les effets d’un fusionnement anticoncurrentiel. Je dois préciser que les divers critères examinés par le Tribunal ont été élaborés, pour la plupart, par des économistes américains et ont servi de fondement pour établir les prescriptions de la politique de la concurrence. Toutefois, le droit antitrust américain ne comporte pas de défense fondée sur les gains en efficience comparable à l’article 96, bien que la Federal Trade Commission, lorsqu’elle examine un fusionnement, prenne en considération les gains en efficience, parmi d’autres facteurs, dont le transfert de richesse des consommateurs aux producteurs qui en résultera vraisemblablement.
[41] Deux des méthodes employées pour déterminer si les gains en efficience neutralisent les effets négatifs d’un fusionnement anticoncurrentiel sont de nature à limiter étroitement la portée de la défense fondée sur les gains en efficience. Par exemple, selon le « critère du prix », les gains en efficience ne peuvent justifier un fusionnement anticoncurrentiel que s’ils entraînent des diminutions de prix ou, du moins, n’entraînent pas de hausses de prix. C’est le critère auquel il est le plus difficile de satisfaire pour les parties à un fusionnement et c’est le critère normalement appliqué par la Federal Trade Commission pour l’approbation d’un fusionnement anticoncurrentiel : Horizontal Merger Guidelines (U.S. Department of Justice and the Federal Trade Commission; 2 avril 1992, révisé le 8 avril 1997), pages 148 à 150.
[42] Selon le « critère du surplus du consommateur », un fusionnement ne devrait être permis que si les gains en efficience qu’il entraîne excèdent la somme de la richesse transférée aux producteurs et de la perte sèche occasionnée par les hausses de prix demandées par l’entité fusionnée. En pratique, il est également difficile d’établir qu’on satisfait à ce critère et, par conséquent, cela tend à rétrécir l’application de la défense fondée sur les gains en efficience.
[43] Sur le fondement d’un rapport établi pour le commissaire par un témoin expert, M. Peter Townley, professeur d’économie à l’Acadia University, l’avocat du commissaire a soutenu que le Tribunal devrait adopter la méthode des « coefficients pondérateurs » pour déterminer si les gains en efficience découlant du fusionnement de Supérieur et d’ICG surpassaient et neutralisaient ses effets anticoncurrentiels.
[44] Selon cette méthode, le Tribunal déterminerait les effets anticoncurrentiels d’un fusionnement en prenant en compte une gamme de facteurs, mais sans attribuer à chacun une pondération fixe, a priori. Ces facteurs comprennent la perte sèche, le transfert de richesse des consommateurs résultant de la hausse des prix par l’exercice de la puissance commerciale, le choix moins grand de produits, la perte de services actuellement associés au produit, l’empêchement de la concurrence et la création d’un monopole ou d’un quasi-monopole sur tous les marchés pertinents ou sur quelques-uns de ceux-ci : paragraphes 386, 387 et 431.
[45] Le Tribunal a rejeté cette approche, retenant plutôt le « critère du surplus total », qui ne prend en compte que la perte globale pour l’économie du fait de la chute de la demande des produits de l’entité fusionnée par suite d’une hausse de prix intervenue après le fusionnement et l’affectation inefficiente des ressources qui se produit lorsque, par suite de la hausse des prix, les consommateurs achètent un produit de substitution convenant moins bien. La perte de ressources qui en résulte pour l’économie constitue la perte sèche.
[46] Le Tribunal s’est appuyé sur les analyses d’éminents économistes et de professeurs de droit et d’économie, principalement des États-Unis, mais aussi du Canada, pour retenir le « critère du surplus total ». Selon ce critère, un fusionnement anticoncurrentiel est autorisé lorsque les gains en efficience excèdent la perte sèche. La raison en est que ce critère mesure l’augmentation ou la diminution nette du bien-être général par suite du fusionnement. En outre, il s’agit d’un critère prévisible pour l’examen des fusionnements, de sorte que les entreprises ne sont pas dissuadées d’effectuer des fusionnements qui vont augmenter les ressources économiques totales en raison de leur incapacité de prévoir si le fusionnement proposé recevra l’approbation réglementaire.
[47] Selon le critère du surplus total, la richesse qui sera vraisemblablement transférée des consommateurs aux producteurs par suite du fusionnement n’est pas considérée comme un effet anticoncurrentiel, un tel transfert étant neutre, c’est-à-dire qu’il n’augmente ni ne diminue la richesse totale de la société. Les partisans du critère du surplus total font valoir qu’il n’y a pas de raison d’ordre économique pour se prononcer en faveur d’un dollar dans les mains des consommateurs des produits de l’entité fusionnée plutôt que d’un dollar dans les mains des producteurs ou de leurs actionnaires, qui, en définitive, sont également des consommateurs. En outre, en l’absence de données complètes sur les profils socioéconomiques des consommateurs et des actionnaires des producteurs, il est impossible d’apprécier si les effets de redistribution du transfert de richesse opéré par suite de la hausse des prix demandés par l’entité fusionnée seraient justes et équitables : paragraphes 423 à 425.
[48] Le Tribunal a conclu que l’article 96 de la Loi sur la concurrence, interprété correctement, impose, pour la détermination des effets à comparer aux gains en efficience, une méthode qui ne tient pas compte des transferts de richesse et qui est axée exclusivement sur le niveau auquel le fusionnement augmente la richesse nette de l’économie dans son ensemble. Les raisons données par le Tribunal pour justifier cette conclusion peuvent être résumées comme suit.
[49] Premièrement, même si l’on disposait des données nécessaires, l’appréciation des mérites, ou de tout autre aspect, des effets de distribution d’un fusionnement est une fonction politique, que sont mieux en mesure d’accomplir des politiciens élus que les membres du Tribunal, nommés en raison de leur expertise en matière économique ou commerciale : paragraphes 431, 432 et 438.
[50] Deuxièmement, puisque l’article 96 permet un fusionnement anticoncurrentiel lorsque les gains en efficience qui en résultent surpassent et neutralisent les effets de la diminution de la concurrence, l’efficience était « l’objectif premier du législateur lorsque celui-ci a inclus dans la Loi les dispositions relatives aux fusionnements » : paragraphe 437. Donc, le terme « effets » à l’article 96 doit s’interpréter de la manière qui permet le mieux d’atteindre cet objectif. Cela exclut l’interprétation qui exige ou permet la prise en compte d’effets de distribution ou d’autres effets qui ne sont pas reliés à la maximisation de la richesse totale de la société : paragraphes 411 à 413, 426 et 432.
[51] Troisièmement, si les dirigeants d’entreprise sont incapables de prévoir si le commissaire ou le Tribunal conclura probablement que les gains en efficience découlant d’un fusionnement proposé vont surpasser et neutraliser les effets négatifs du fusionnement calculés selon la méthode des coefficients pondérateurs, ils seront dissuadés d’opérer le fusionnement au désavantage de l’économie dans son ensemble : paragraphe 433.
[52] En conséquence, de l’avis du Tribunal, la difficulté d’appliquer la méthode des coefficients pondérateurs proposée par le commissaire joue contre son adoption. En fait, même si le professeur Townley privilégiait cette méthode, il a concédé dans son témoignage que, en qualité d’économiste, il ne pouvait conseiller le Tribunal sur la pondération à accorder aux divers facteurs à prendre en compte. Il ne pouvait donc pas dire si les gains en efficience découlant du fusionnement de Supérieur et d’ICG en surpassaient et en neutralisaient les effets.
[53] Quatrièmement, le Tribunal a noté que, dans le texte Fusionnements—Lignes directrices pour l’application de la Loi (Lignes directrices) (Directeur des enquêtes et recherches, Loi sur la concurrence, Bulletin d’information n 5, mars 1991 (Bureau de la politique de Concurrence, Consommation et Corporations Canada, 1991)), en vigueur depuis 1991, le commissaire a indiqué que les effets d’un fusionnement anticoncurrentiel devaient, pour l’application de l’article 96, s’apprécier selon le critère du surplus total.
[54] En fait, même après que le bien-fondé du critère du surplus total eut été remis en cause par le juge Reed, siégeant en tant que juge du Tribunal dans l’affaire Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Hillsdown Holdings (Canada) Ltd. (1992), 41 C.P.R. (3d) 289 (Trib. conc.), le prédécesseur du commissaire actuel a réaffirmé publiquement la position prise dans les lignes directrices. Dans l’affaire Hillsdown, précitée, le juge Reed avait dit douter (à la page 339) qu’une interprétation des « effets » comme celle qu’on retrouve dans les Lignes directrices, qui ne tient pas compte du transfert de richesse des consommateurs aux producteurs, soit conforme aux objectifs de la Loi.
[55] Cinquièmement, le Tribunal a statué que l’article exposant l’objet et les objectifs de la Loi sur la concurrence, l’article 1.1, ne devrait pas s’interpréter de manière à exiger la prise en compte de chacun des objectifs énumérés en vue d’identifier les effets d’un fusionnement pour l’application de l’article 96. La mention à l’article 1.1 des objectifs de la Loi, comme « stimuler l’adaptabilité et l’efficience de l’économie canadienne », « assurer à la petite et à la moyenne entreprise une chance honnête de participer à l’économie canadienne », et « assurer aux consommateurs des prix compétitifs et un choix dans les produits » devrait plutôt être considérée simplement comme l’énonciation des résultats avantageux découlant de la réalisation de l’objet de la Loi, soit « de préserver et de favoriser la concurrence au Canada ». En outre, dans la mesure où il y aurait un conflit entre la disposition générale, soit l’article 1.1, et la disposition particulière, soit l’article 96, c’est cette dernière qui doit l’emporter : paragraphes 408 à 410.
[56] Le membre du Tribunal dissident a exprimé son désaccord avec une bonne partie du raisonnement de la majorité quant à la signification du mot « effets » à l’article 96. Selon Mme Lloyd, toute interprétation de l’article 96 qui exclurait des « effets » le transfert de richesse des consommateurs aux producteurs qu’entraînera vraisemblablement un fusionnement anticoncurrentiel est incompatible avec les objectifs de la Loi : paragraphe 506.
[57] Elle a conclu qu’une méthode souple, permettant au Tribunal de tenir compte notamment du transfert de richesse, tant quantitatif que qualitatif, était plus conforme au régime législatif, particulièrement du fait que les objectifs de la Loi comprennent notamment celui d’« assurer aux consommateurs des prix compétitifs et un choix dans les produits » : paragraphe 511. Mme Lloyd a résumé sa position (au paragraphe 506) en ces termes :
Bien que je reconnaisse que l’article 96 accorde une importance particulière aux gains d’efficience et que ceux-ci peuvent constituer une défense en faveur de ce que l’on pourrait qualifier normalement de fusionnement anticoncurrentiel, il me semble que l’article 96 représente une exception à l’application de l’article 92 de la Loi et non une exception à la Loi elle-même. [Non souligné dans l’original.]
D. LES QUESTIONS EN LITIGE
[58] L’appel soulève trois questions que doit trancher la Cour.
1) Quelle est la norme de contrôle applicable à la détermination par le Tribunal des « effets » d’un fusionnement à prendre en compte selon l’article 96?
2) Le Tribunal a-t-il commis une erreur de droit en interprétant ces « effets » comme limités à ceux qui sont identifiés selon le critère du surplus total?
3) Le Tribunal a-t-il commis une erreur de droit lorsqu’il a imposé au directeur le fardeau de prouver les effets de la fusion?
E. ANALYSE
Question 1 : La norme de contrôle
[59] Compte tenu de l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748, les avocats ont convenu que, si l’interprétation du terme « effets » par le Tribunal justifiait une retenue, la norme exigeant le moins de retenue, soit celle de la décision raisonnable simpliciter, était appropriée.
[60] La question contestée, évidemment, était celle de savoir si cette décision justifiait quelque retenue que ce soit. À mon sens, on trouve la réponse, pour l’essentiel, dans le raisonnement suivi dans l’arrêt Southam, précité, qui portait également sur le Tribunal, et dans l’arrêt Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982, qui constitue un exposé important, complet et général de l’analyse pragmatique et fonctionnelle en vue de déterminer la norme de contrôle des décisions administratives.
[61] Je passe donc à un examen des éléments de l’analyse pragmatique et fonctionnelle, dans leur application à l’espèce. Un consensus semble s’être dégagé dans la jurisprudence : l’expertise du tribunal dont la décision est soumise au contrôle et la pertinence de cette expertise par rapport à la solution des questions en litige seront normalement les facteurs les plus importants pris en compte dans l’analyse pragmatique ou fonctionnelle en vue de déterminer la norme de contrôle : Pushpanathan, précité, aux pages 1006 et 1007, paragraphe 32. Je traite d’abord de la nature de la question tranchée par le Tribunal en l’espèce.
i) La nature de la question tranchée par le Tribunal
[62] En jugeant que le sens du terme « effets » à l’article 96 est limité à la perte sèche découlant d’un fusionnement anticoncurrentiel, le Tribunal interprétait manifestement la Loi et décidait donc une question de droit.
[63] Cela tient à ce que la décision du Tribunal se veut d’application générale pour toutes les affaires dans lesquelles la défense fondée sur les gains en efficience est invoquée. Le Tribunal ne s’est pas limité à définir les facteurs à prendre en compte ou à ne pas prendre en compte en l’espèce, ni à établir une méthode pour déterminer seulement les « effets » du fusionnement de Supérieur avec ICG. Dans ses motifs, le Tribunal précise bien que, sur le plan de l’interprétation, le terme « effets » signifie seulement la perte sèche et que la défense fondée sur les gains en efficience n’est, dans tous les cas, qu’une codification du critère du surplus total.
[64] Par exemple, sur le fondement de sa position que l’article 96 exprime le critère du surplus total, le Tribunal a tiré les conclusions suivantes au sujet de la signification des « effets » d’un fusionnement anticoncurrentiel aux paragraphes 423, 427, 430 et 447 :
Du point de vue économique, le fusionnement anticoncurrentiel a des effets sur les ressources réelles, c’est-à-dire sur la manière dont l’économie affecte ces ressources par suite du fusionnement […]
[…]
La méthode décrite ci-dessus pour évaluer les effets d’un fusionnement est généralement appelée le « critère du surplus total » […] les transferts des consommateurs aux actionnaires ne sont pas assimilés à des pertes selon le critère du surplus total. L’effet anticoncurrentiel du fusionnement n’est mesuré que par la perte sèche […] Selon le critère du surplus total, il suffit que les gains d’efficience soient supérieurs à la perte sèche pour qu’un fusionnement anticoncurrentiel soit autorisé.
[…]
Le seul critère qui traite uniquement des effets d’un fusionnement sur les ressources économiques est celui du surplus total.
[…]
Le Tribunal estime en outre que seuls les effets sur l’affectation des ressources peuvent être pris en considération aux termes du paragraphe 96(1), ces effets étant mesurés en principe par la perte sèche, qui tient compte à la fois des effets quantitatifs et des effets qualitatifs. En conséquence, le Tribunal estime que le critère du surplus total est le critère approprié pour analyser les effets d’un fusionnement en vertu du paragraphe 96(1) de la Loi.
Comme aucune de ces propositions n’est formulée par rapport aux faits particuliers de l’espèce, il faut déduire que le Tribunal estimait que son interprétation du terme « effets » devait s’appliquer chaque fois que la défense fondée sur les gains en efficience, prévue à l’article 96, était invoquée.
[65] À propos de la distinction à faire entre l’interprétation d’un critère législatif (normalement une question de droit) et son application aux faits d’une espèce (souvent une question de droit et de fait), le juge Iacobucci a dit, dans l’arrêt Southam, précité (à la page 768, paragraphe 37) :
Il va de soi qu’il n’est pas facile de dire avec précision où doit être tracée la ligne de démarcation; quoique, dans la plupart des cas, la situation soit suffisamment claire pour permettre de déterminer si le litige porte sur une proposition générale qui peut être qualifiée de principe de droit ou sur un ensemble très particulier de circonstances qui n’est pas susceptible de présenter beaucoup d’intérêt pour les juges et les avocats dans l’avenir.
D’une manière similaire (à la page 767, paragraphe 36), il avait qualifié une question de question de droit « parce que le point litigieux était susceptible de se présenter à nouveau dans bon nombre de cas dans le futur ».
[66] Si l’on applique ces observations à l’espèce, je suis d’avis que, du fait que la détermination par le Tribunal de ce qui pouvait être considéré comme un « effet » du fusionnement de Supérieur et d’ICG se voulait d’application générale, elle présenterait « beaucoup d’intérêt pour les juges et les avocats », parce que d’autres formations du Tribunal y verront une proposition juridique ayant une valeur persuasive considérable lorsqu’ils auront à examiner la défense fondée sur les gains en efficience, prévue à l’article 96. Pour employer une autre formulation heureuse du juge Iacobucci (arrêt Southam, précité, à la page 771, paragraphe 45), le Tribunal dans cette affaire a manifestement « forgé … [un] nouveau principe de droit ».
ii) L’expertise du Tribunal
[67] Comme la question ultime à trancher lorsqu’il s’agit de déterminer la norme de contrôle est de savoir si le législateur a voulu que le tribunal administratif spécialisé ou les tribunaux judiciaires aient la responsabilité première de trancher la question en litige, il faut comprendre que l’« expertise » est une notion relative, non absolue : Fraternité unie des charpentiers et menuisiers d’Amérique, section locale 579 c. Bradco Construction Ltd., [1993] 2 R.C.S. 316, à la page 335. Pour l’appréciation de l’expertise relative du Tribunal et de la Cour, j’ai tenu compte des facteurs qui suivent.
[68] D’abord, le Tribunal est un organisme juridictionnel. Tout comme il l’a fait en matière d’administration des lois sur les droits de la personne, le Parlement a partagé la responsabilité de l’administration de la Loi sur la concurrence entre le Bureau de la concurrence, organisme chargé de l’élaboration de la politique, des enquêtes et de l’application de la loi, maintenant dirigé par le Commissaire, et le Tribunal, organisme juridictionnel. À cet égard, le Tribunal est différent des organismes administratifs multifonctionnels, comme les commissions de valeurs mobilières dans plusieurs provinces, qui ont ordinairement de vastes pouvoirs correspondant à leur mandat de réglementation. L’absence de vastes pouvoirs d’élaboration de la politique est un facteur qui limite l’étendue de l’expertise du Tribunal : Pezim c. Colombie-Britannique (Superintendent of Brokers), [1994] 2 R.C.S. 557, à la page 596.
[69] En deuxième lieu, l’expertise peut s’apprécier en fonction de la composition du tribunal administratif. Les audiences du Tribunal sont tenues par une formation composée de trois à cinq membres, parmi lesquels il doit y avoir au moins un juge et un membre non-juge : Loi sur le Tribunal de la concurrence (LTC), paragraphe 10(1). En l’espèce, la formation qui a siégé était composée de trois membres, le juge présidant l’audience et deux membres non-juges.
[70] Le juge est l’un des quatre juges au maximum de la Section de première instance de la Cour fédérale que le gouverneur en conseil peut nommer au Tribunal sur recommandation du ministre de la Justice : LTC, alinéa 3(2)a). En plus de présider les audiences du Tribunal, le juge seul tranche les questions de droit qui peuvent se poser devant le Tribunal : LTC, alinéa 12(1)a).
[71] Je note que, dans l’affaire Hillsdown (précitée, à la page 337, note 21), le juge Reed a précisé que la validité de la définition des « effets » dans les lignes directrices relevait de l’interprétation de l’article 96 et constituait donc une question de droit seulement. D’où il découle que les motifs du Tribunal sur cette question exprimaient sa position en tant que juge.
[72] Par contre, le juge Nadon n’indique pas que la détermination du sens du terme « effets » est sa décision uniquement. Toutefois, puisque la Loi attribue au juge la responsabilité exclusive de trancher les questions de droit, la norme de contrôle ne peut dépendre du fait que, dans une affaire particulière, la participation des membres non-juges à la décision sur la question de droit n’a pas été d’ordre strictement consultatif.
[73] Huit membres non-juges au maximum sont nommés par le gouverneur en conseil sur recommandation du ministre de l’Industrie : LTC, alinéa 3(2)b). Il n’est pas exigé de qualification particulière de ces membres. Toutefois, avant de recommander la nomination d’un membre non-juge, le ministre doit demander l’avis du conseil consultatif formé d’au plus dix personnes qui, selon le paragraphe 3(3) de la LTC, sont choisies parmi les :
3. (1) […]
(3) […] personnes versées dans les affaires publiques, économiques, commerciales ou industrielles. Sans que soit limitée la portée générale de ce qui précède, ces personnes peuvent être des individus appartenant à la collectivité juridique, à des groupes de consommateurs, au monde des affaires et au monde du travail.
[74] On peut logiquement déduire de cette disposition que le conseil était censé recommander la nomination de membres non-juges possédant une diversité d’expérience similaire à celle des membres du conseil consultatif eux-mêmes. Donc, le domaine d’expertise des membres n’est pas nécessairement limité à l’économie, mais peut s’étendre plus largement aux affaires publiques. En outre, les membres peuvent provenir non seulement du monde des affaires, y compris les petites et moyennes entreprises, mais aussi du monde du travail et de groupes de consommateurs.
[75] Tous les membres d’une formation ont compétence pour trancher les questions de fait ou les questions de droit et de fait : LTC, alinéa 12(1)b). En outre, même si le juge tranche seul les questions de droit, il peut rendre sa décision après avoir discuté les questions avec les membres non-juges et bénéficié de la contribution qu’ils peuvent apporter à la solution de la question juridique de leur point de vue et sur la base de leur expertise. Après tout, les questions de droit sont rarement décidées dans l’abstrait et il faut généralement considérer attentivement les conséquences pratiques vraisemblables d’une décision dans un sens plutôt que dans l’autre.
[76] Bref, la composition du Tribunal indique un niveau d’expertise considérable. La Cour ne s’en remet pas aux décisions de la Section de première instance sur les questions de droit : President and Fellows of Harvard College c. Canada (Commissaire aux brevets), [2000] 4 C.F. 528 (C.A.), au paragraphe 180. Toutefois, le fait qu’au plus quatre juges de la Cour puissent être choisis comme membres du Tribunal donne à penser que, lorsqu’il siège comme juge dans une formation du Tribunal et qu’il a l’assistance des membres non-juges de la formation, le juge de la Section de première instance est censé avoir un degré d’expertise ou d’expérience dans ce domaine du droit supérieur à celui qu’a acquis un juge dans le cours normal de ses fonctions judiciaires. Je ne méconnais pas non plus l’importance de la compréhension des questions en litige dans cette affaire que le Tribunal peut avoir acquise après 48 jours d’audience.
[77] D’ailleurs, à plus d’une reprise, la Cour suprême du Canada a reconnu (arrêt Southam, précité, aux pages 772 et 773, paragraphe 49) que le Tribunal
[…] est particulièrement bien placé pour surveiller un régime législatif complexe, dont les objectifs sont singulièrement économiques.
Dans cet arrêt, le juge Iacobucci a également noté que, les objectifs de la Loi sur la concurrence étant davantage « économiques » que « juridiques » (précité, à la page 772, paragraphe 48), il fallait conclure que « le champ d’expertise du Tribunal consiste dans les questions économiques et commerciales » (précité, aux pages 773 et 774, paragraphe 51).
iii) Une question de droit relevant de l’expertise du Tribunal?
[78] Les avocats des intimées ont fait valoir que le fait de qualifier une question décidée par un tribunal administratif de question d’interprétation de la loi, et donc de question de droit, n’était pas nécessairement déterminant quant à la norme de contrôle : voir l’arrêt Pushpanathan, précité, à la page 1008, paragraphe 34. Toutefois, il me semble découler manifestement des motifs du juge Iacobucci dans l’arrêt Southam, précité, que, lorsque tous les facteurs de l’approche pragmatique ou fonctionnelle sont considérés ensemble, le fait que le Tribunal en l’espèce décidait une question de droit d’un degré élevé de généralité fait pencher la balance en faveur de la norme de contrôle de la décision correcte.
[79] Ainsi, s’exprimant au plan des principes, le juge Iacobucci a dit (précité, à la page 769, paragraphe 39) que, si un décideur ne tient pas compte de tous les facteurs dont la loi exige la prise en compte, « il a en fait appliqué la mauvaise règle de droit et commis, de ce fait, une erreur de droit ». Puis, en parlant cette fois du Tribunal en particulier, il a poursuivi (précité, à la page 769, paragraphe 41) : « Si le Tribunal a effectivement fait abstraction d’éléments de preuves que le droit lui commande de prendre en considération, il a alors commis une erreur de droit ».
[80] À mon sens, il n’y a rien dans le terme « effets » qui permette d’écarter le principe général selon lequel, en l’absence d’indications contraires, l’interprétation d’une loi est une question de droit, donnant lieu au contrôle judiciaire sur la base de la décision correcte. Comme l’a dit le juge Bastarache dans l’arrêt Pushpanathan (précité, à la page 1012, paragraphe 38) :
En l’absence d’une intention législative implicite ou expresse à l’effet contraire […] on présumera que le législateur a voulu laisser aux cours de justice la compétence de formuler des énoncés de droit fortement généralisés.
[81] Ainsi, sur le plan linguistique, le terme « effets » ne suggère pas une délégation implicite au Tribunal du pouvoir de déterminer les facteurs qui peuvent, et ne peuvent pas, être pris en compte en vue de la détermination de ces effets. Il semble que, sur la base du raisonnement dans l’arrêt Southam, précité, le juge Iacobucci aurait considéré une proposition générale formulée par le Tribunal au sujet de la signification du terme « marché » comme soumise au contrôle judiciaire sur la base de la décision correcte, et il en irait de même de la formulation « les effets de l’empêchement ou de la diminution de la concurrence ». Je ne suis pas non plus persuadé par les avocats des intimées que, dans l’arrêt Southam (précité, aux pages 789 et 790, paragraphes 83 à 85), le juge Iacobucci a appliqué une norme autre que celle de la décision correcte à la décision du Tribunal portant que le critère pour déterminer la mesure de redressement était le rétablissement des parties dans la situation de concurrence dans laquelle elles se trouvaient avant le fusionnement.
[82] En outre, un élément important du raisonnement du Tribunal consistait dans son interprétation de la disposition portant sur les objets de la Loi sur la concurrence et figurant à l’article 1.1 et de la relation de cet article avec l’article 96. Il s’agit là d’une question d’interprétation d’une loi du type de celles que les tribunaux judiciaires ont l’habitude de traiter dans leurs travaux ordinaires.
[83] En résumé, je ne suis pas convaincu que l’expertise du juge Nadon dans le droit de la concurrence en général et dans les complexités du fusionnement de Supérieur et d’ICG en particulier lui donnait, en matière d’interprétation, un avantage tel par rapport aux membres de notre Cour qu’il faille y voir clairement l’intention du Parlement de soumettre la question en litige à la norme de contrôle de la décision déraisonnable. En fin de compte, la question de ce qu’il faut considérer comme « les effets de l’empêchement ou de la diminution de la concurrence » doit être tranchée selon les paramètres de la Loi, y compris ses objectifs déclarés. Si l’expertise en économie aide à mieux voir les points forts, les points faibles et les conséquences des divers choix possibles, elle ne permet pas de déterminer lequel de ces choix, le cas échéant, est compatible avec la Loi sur la concurrence.
iv) La loi constitutive du Tribunal et la portée du contrôle judiciaire
[84] Enfin, les dispositions de la loi constitutive d’un tribunal administratif concernant les motifs de contrôle judiciaire, ou l’existence et la portée d’un droit d’appel, peuvent donner quelque indication sur l’intention du législateur au sujet de la norme de contrôle que les tribunaux judiciaires doivent appliquer aux décisions du tribunal administratif.
[85] À un extrême, une clause limitative forte, du genre des clauses prévoyant à la fois la compétence exclusive, l’irrévocabilité et l’absence de certiorari que l’on trouve habituellement dans les régimes législatifs administrés par les commissions des relations de travail, indique la volonté du législateur de réduire le contrôle judiciaire au minimum. La norme de la décision manifestement déraisonnable est donc la norme de contrôle appliquée à l’interprétation par les commissions des relations de travail de la loi dont l’administration leur a été confiée.
[86] À l’autre extrémité de la gamme, on trouve des droits d’appel qui confèrent au tribunal d’appel le pouvoir d’exercer tous les pouvoirs du tribunal administratif, d’ordonner à ce dernier de prendre toute mesure que le tribunal d’appel juge appropriée et, à cette fin, de substituer son opinion à celle du tribunal administratif. Les droits d’appel des décisions des comités de discipline des ordres professionnels sont souvent de ce type.
[87] Il existe un droit d’appel devant la Cour d’appel fédérale à l’encontre de toutes les décisions du Tribunal « comme s’il s’agissait de jugements de la Section de première instance de cette Cour », sauf que, pour un appel sur une question de fait, il faut l’autorisation de la Cour d’appel fédérale : LTC, paragraphes 13(1) et (2). L’article 27 [mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 51, art. 11; L.C. 1990, ch. 8, art. 7] de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7, n’impose pas de limitations à la portée du droit d’appel devant la Cour d’appel des décisions définitives de la Section de première instance.
[88] À mon avis, bien qu’il soit sans aucun doute important que les décisions se prennent rapidement dans l’examen des fusionnements, l’existence d’un droit d’appel absolu sur les questions de droit et d’un droit d’appel limité sur les questions de fait doit être vue comme un facteur indiquant l’intention du législateur que les décisions du Tribunal sur les questions de droit soient soumises au contrôle judiciaire selon la norme de la décision correcte.
v) Conclusion
[89] Après avoir soupesé les facteurs à prendre en compte dans l’analyse pragmatique ou fonctionnelle et examiné attentivement les motifs de l’arrêt Southam, précité, j’en suis venu à la conclusion que c’est la fonction de la Cour de déterminer si c’est à bon droit que le Tribunal a décidé que les effets d’un fusionnement anticoncurrentiel qui peuvent être pris en compte dans le cadre de l’article 96 sont limités à la perte de ressources pour l’économie dans son ensemble, à l’exclusion des effets qui se rattachent aux autres objectifs de la Loi, comme le transfert de richesse des consommateurs aux producteurs par suite des hausses de prix et l’impact sur les petites et moyennes entreprises concurrentes. Une proposition aussi générale est, à mon sens, clairement une question de droit.
[90] Je ne suis pas persuadé que, en appel devant la Cour, l’expertise du Tribunal ou le degré d’indétermination du terme « effets » indique que la Cour devrait contrôler la décision du Tribunal sur ce point en fonction d’une norme autre que celle de la décision correcte.
[91] Ainsi que l’a fait observer le juge Iacobucci dans l’arrêt Southam (précité, aux pages 774 et 775, paragraphe 53) à propos de la disposition concernant la présence d’un juge au sein d’une formation du Tribunal et son rôle au sein de celle-ci :
De toute évidence, le Parlement a estimé que les questions de droit de la concurrence ne sont pas tout à fait hors de la portée des juges.
Cette observation semble pouvoir s’appliquer également aux juges de notre Cour.
[92] La composition du Tribunal et les droits d’appel à l’encontre de ses décisions reflètent un compromis élaboré avec soin entre deux partis : attribuer le droit de la concurrence exclusivement aux tribunaux et le confier à un organisme de réglementation « non judiciaire », telle la Federal Trade Commission des États-Unis, soumis à un contrôle judiciaire minimal : Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1995] 3 C.F. 557 (C.A.), à la page 604 (le juge Robertson, J.C.A.).
Question 2 : La signification des effets à l’article 96
[93] La question en litige est celle de savoir si c’est à bon droit que le Tribunal, dans son interprétation de la formulation « les effets de l’empêchement ou de la diminution de la concurrence », a limité les effets pertinents du fusionnement anticoncurrentiel à ceux qui sont déterminés par application du critère du surplus total. À mon avis, en limitant ainsi les facteurs à prendre en compte comme « effets », le Tribunal a commis une erreur en droit, parce qu’il n’a pas fait en sorte que tous les objectifs de la Loi sur la concurrence et les circonstances particulières de chaque fusionnement puissent être pris en compte dans l’exercice de pondération prescrit par l’article 96.
[94] Je ne puis souscrire à la position du Tribunal que la liste des objectifs donnée à l’article 1.1 de la Loi sur la concurrence n’est que la justification législative de l’objet de la Loi qui est de préserver et de favoriser la concurrence ou que, si elle ne se réduit pas à cela, elle devrait être interprétée comme étant subordonnée aux dispositions particulières et contraires de l’article 96. Ces conclusions sont fondées sur les motifs qui suivent.
i) Le texte législatif
a) Le paragraphe 96(1)
[95] Le paragraphe 96(1) prescrit au Tribunal d’examiner si les gains en efficience produits par un fusionnement anticoncurrentiel surpassent et neutralisent ses effets anticoncurrentiels. Il s’agit, en substance, d’un critère de pondération qui met en balance les gains en efficience d’un côté et les effets anticoncurrentiels de l’autre.
[96] À propos d’une autre disposition de la Loi sur la concurrence qui prescrivait la pondération de divers facteurs, à savoir la détermination de l’étendue du marché pertinent, le juge Iacobucci a écrit dans l’arrêt Southam (précité, à la page 770, paragraphe 43) :
Un tel critère est une règle de droit qui doit être appliquée non pas mécaniquement, mais de manière souple et subtile. Il serait extrêmement dangereux d’accorder à certains types de preuve un poids décisif […] Un critère serait artificiel et impossible à appliquer s’il prétendait accorder un poids fixe à certains facteurs.
D’où il découle que, la défense fondée sur les gains en efficience demandant au Tribunal de pondérer des objectifs qui sont en concurrence, son fonctionnement doit rester souple et ne pas être rendu mécanique par une interprétation contraignante et restrictive.
[97] Le paragraphe 96(1), lorsqu’il mentionne « les effets de l’empêchement ou de la diminution de la concurrence », n’indique pas les effets qui doivent ou peuvent être pris en compte. Lorsqu’il est employé dans des contextes non législatifs, le terme « effets » est suffisamment large pour embrasser tout ce qui peut être causé par un événement. En fait, même s’il ne considère pas la redistribution de richesse en soi comme un « effet » pour l’application de l’article 96, le Tribunal reconnaît, comme tous ceux qui ont commenté le texte, que l’un des effets de fait du fusionnement est une redistribution de la richesse : paragraphe 446.
[98] En outre, la partie 5.5 des Lignes directrices reconnaît explicitement qu’un fusionnement peut avoir plus d’un effet :
Lorsqu’un fusionnement donne lieu à une augmentation de prix, il entraîne à la fois un effet de redistribution neutre et un effet négatif sur la répartition des ressources sur la somme des surplus du producteur et du consommateur (surplus total) au Canada.
Cependant, les lignes directrices concluent :
Les gains en efficience décrits ci-dessus sont comparés au dernier de ces effets, c’est-à-dire à la perte sèche pour l’économie canadienne.
[99] Donc, il n’y a pas de doute que la redistribution des ressources est un effet d’un fusionnement anticoncurrentiel, au sens qu’elle est causée par l’exercice de la puissance commerciale créée par le fusionnement. Néanmoins, l’interprétation donnée par le Tribunal au terme « effets », tel qu’il est employé à l’article 96, restreint son sens à un effet unique, à savoir la perte de ressources ou leur répartition inefficiente dans l’ensemble de l’économie, mesurée par la perte sèche.
[100] En outre, l’exigence posée par la Loi que les gains en efficience, pour que la défense fondée sur l’article 96 soit accueillie, doivent surpasser et neutraliser les effets de la diminution de la concurrence suggère une appréciation faisant plus appel au jugement que le calcul largement quantitatif de la perte sèche qui serait prescrit par la Loi selon l’interprétation du Tribunal.
[101] Il va de soi que le sens précis qu’il faut donner à un terme lorsqu’il est employé dans une loi, surtout s’il est employé couramment dans le langage ordinaire, doit être déterminé en fonction du contexte. Ce n’était donc pas nécessairement une erreur de droit pour le Tribunal de donner au terme « effets », en l’espèce, un sens plus étroit que celui qu’on lui attribue normalement dans d’autres contextes. La question qu’il faut se poser, c’est si, dans le contexte de la Loi sur la concurrence, le Tribunal a eu raison de restreindre son sens au seul effet de la perte sèche.
b) Le paragraphe 96(3)
[102] J’attache un certain poids au paragraphe 96(3) de la Loi sur la concurrence, qui dispose que le Tribunal ne doit pas conclure « en raison seulement d’une redistribution de revenu entre plusieurs personnes, qu’un fusionnement réalisé ou proposé a entraîné ou entraînera vraisemblablement des gains en efficience ». Donc, le paragraphe 96(3) limite expressément le poids à accorder à la redistribution dans l’appréciation des gains en efficience produits par un fusionnement.
[103] La Loi n’impose pas de limitation semblable du côté des effets. Si le Parlement avait voulu que la redistribution du revenu soit complètement exclue des « effets » d’un fusionnement anticoncurrentiel, ainsi qu’a statué le Tribunal, on s’attendrait à trouver une disposition explicite, similaire à celle du paragraphe 96(3) qui porte sur les gains en efficience. L’absence d’une telle disposition laisse penser que, contrairement à la conclusion du Tribunal, le Parlement n’entendait pas imposer une telle limitation du côté des « effets ».
ii) L’objet et les objectifs de la Loi
a) L’article 1.1
[104] J’en viens maintenant à l’article 1.1 de la Loi sur la concurrence, que je reproduis à nouveau, par souci de commodité :
1.1 La présente loi a pour objet de préserver et de favoriser la concurrence au Canada dans le but de stimuler l’adaptabilité et l’efficience de l’économie canadienne, d’améliorer les chances de participation canadienne aux marchés mondiaux tout en tenant simultanément compte du rôle de la concurrence étrangère au Canada, d’assurer à la petite et à la moyenne entreprise une chance honnête de participer à l’économie canadienne, de même que dans le but d’assurer aux consommateurs des prix compétitifs et un choix dans les produits.
[105] Je ne vois rien dans le texte de cette disposition qui indique qu’il s’agirait d’autre chose que d’une disposition ordinaire déclarant l’objet de la loi, qu’il faut interpréter comme telle. Ainsi qu’il arrive assez souvent dans ces dispositions, il n’est pas possible de répondre à tous les objectifs en même temps et ceux-ci ne sont pas forcément compatibles.
[106] Par exemple, l’objectif d’« améliorer les chances de participation canadienne aux marchés mondiaux » peut être non pertinent lorsqu’il est probable que l’entité fusionnée n’affrontera pas la concurrence à l’étranger. De plus, comme c’est le cas en l’espèce, il peut y avoir un conflit entre l’objectif de « stimuler l’adaptabilité et l’efficience de l’économie canadienne » et celui d’« assurer aux consommateurs des prix compétitifs et un choix dans les produits ». Il va également de soi que la formulation d’une disposition particulière dans une loi peut être si claire et si précise qu’il faut y voir une dérogation à une disposition ambiguë déclarant l’objet de la loi.
[107] Néanmoins, malgré le caractère ordinairement indéterminé des dispositions déclarant l’objet de la loi, comme l’article 1.1, et les incompatibilités qui leur sont propres, les dispositions contenant un exposé général de l’objet de la loi font partie intégrante de la loi et peuvent avoir autant de poids que les autres articles d’une loi : Ruth Sullivan, Driedger on the Construction of Statutes, 3e éd. (Butterworths, 1994), pages 263 à 268. Ainsi, une telle disposition peut servir de guide aux tribunaux judiciaires ou administratifs dans l’interprétation d’autres dispositions de la loi : R. c. T. (V.), [1992] 1 R.C.S. 749, à la page 765, et peut établir les paramètres en fonction desquels ils doivent interpréter les dispositions de la loi : CAIMAW c. Paccar of Canada Ltd, [1989] 2 R.C.S. 983, à la page 1028.
[108] À mon avis, l’article 1.1 donne à penser que l’interprétation des « effets » ne devrait pas se concentrer exclusivement sur l’un des objectifs de la promotion de la concurrence, soit de stimuler l’adaptabilité et l’efficience de l’économie canadienne. Les « effets » à prendre en compte dans le cadre de l’article 96 devraient également comprendre les autres objectifs auxquels répond l’encouragement de la concurrence susceptible d’être empêchée par un fusionnement anticoncurrentiel, comme la capacité de la petite et moyenne entreprise de participer à l’économie et la disponibilité pour les consommateurs d’un choix de marchandises à des prix compétitifs.
[109] En fait, en proposant la seconde lecture du projet de loi C-91, Loi constituant le Tribunal de la concurrence, modifiant la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions et la Loi sur les banques et apportant des modifications corrélatives à d’autres lois, 1re session, 33e législature, 1984-85-86, qui est devenu la Loi sur la concurrence et la Loi sur le Tribunal de la concurrence, le ministre de la Consommation et des Affaires Commerciales et de Postes Canada a déclaré (Débats de la Chambre des Communes (7 avril 1986), à la page 11927) :
La mesure a pour quatrième objectif, et non le moindre, d’assurer aux consommateurs des prix compétitifs et un choix dans les produits. Cet objectif constitue en fait le dénominateur commun de nos initiatives. Voilà l’objectif ultime de ce projet de loi. [Non souligné dans l’original.]
[110] Malgré l’existence des objectifs multiples et finalement incompatibles énumérés à l’article 1.1, dans certains cas la Loi privilégie manifestement un objectif par rapport à l’autre. Ainsi, l’article 96 donne la primauté à l’objectif législatif de l’efficience économique, parce qu’il dispose que, si les gains en efficience surpassent et neutralisent les effets d’un fusionnement anticoncurrentiel, il faut permettre le fusionnement, malgré le fait qu’il serait autrement interdit par l’article 92. Dans ce sens, le Tribunal avait raison de dire que l’article 96 accorde la primauté à l’objectif législatif de l’efficience économique.
[111] Toutefois, il ne s’ensuit pas que les seuls effets à comparer aux gains en efficience se limitent aux pertes potentielles pour l’économie dans son ensemble. En effet, dans le discours à la Chambre des communes cité ci-dessus, le ministre a indiqué (Débats, précité, à la page 11928) que la question posée au Tribunal était la suivante :
Un fusionnement en particulier permettrait-il des gains d’efficience qui compenseraient les effets négatifs sur la concurrence? [Non souligné dans l’original.]
[112] Ainsi, bien que l’article 96 prescrive l’approbation d’un fusionnement anticoncurrentiel lorsque les gains en efficience en découlant surpassent et neutralisent ses effets anticoncurrentiels, la préférence ultime accordée à l’objectif de l’efficience ne restreint d’aucune façon les « effets » à prendre en compte à la seule perte sèche. Il faut plutôt interpréter le terme « effets » de manière à comprendre tous les effets anticoncurrentiels qu’entraîne effectivement un fusionnement auquel s’applique l’article 92, compte tenu de tous les objectifs de la loi énumérés à l’article 1.1.
b) Les objectifs « économiques »
[113] À l’appui de leur position que les seuls effets d’un fusionnement qui peuvent être pris en compte dans le cadre de l’article 96 sont les ressources perdues pour l’économie dans son ensemble, les intimées font valoir que, selon la position établie par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Southam (précité, à la page 772, paragraphes 48 et 49) et qui fait jurisprudence, les objectifs de la Loi sur la concurrence sont davantage « “économiques” que strictement “juridiques” » et sont « singulièrement économiques ». À mon avis, cette prise de position ne tranche pas la question examinée ici, à savoir si l’interprétation donnée par le Tribunal au terme « effets » était correcte.
[114] En premier lieu, ces prises de position visaient manifestement l’objet de la Loi sur la concurrence administrée par le Tribunal, mais elles sont intervenues dans le contexte de l’analyse pragmatique ou fonctionnelle appliquée en vue de déterminer la norme de contrôle appropriée. Lorsqu’il a utilisé les termes cités ci-dessus, le juge Iacobucci visait à qualifier l’objet de la Loi en vue de définir les domaines d’expertise respectifs de la Cour et du Tribunal. Ces prises de position ne sont donc pas déterminantes dans le contexte de la question en litige en l’espèce, à savoir lesquels parmi les effets d’un fusionnement anticoncurrentiel peuvent être considérés comme des « effets » dans le cadre de l’article 96.
[115] Deuxièmement, même si l’on qualifie d’économiques les objectifs de la Loi sur la concurrence, il n’en résulte pas qu’on ne peut considérer comme des « effets » dans le cadre de l’article 96 que les ressources qui seront vraisemblablement perdues pour l’économie dans son ensemble. J’aurais pensé que la mesure dans laquelle un fusionnement entraînera vraisemblablement l’élimination du marché de petites et moyennes entreprises ou aura pour conséquence que les consommateurs paieront des prix supérieurs aux prix concurrentiels est suffisamment « économique » pour entrer dans la qualification de l’objet et des objectifs de la Loi qu’a donnée le juge Iacobucci.
[116] Troisièmement, j’ai déjà noté la présence de personnes provenant d’un large éventail de milieux professionnels dans le conseil consultatif que le ministre de l’Industrie doit consulter avant de faire des recommandations au gouverneur en conseil sur la nomination de membres non-juges au Tribunal. Le fait que la Loi prévoie que les membres du conseil proviennent d’un large éventail de milieux professionnels, y compris de groupes de consommateurs et du monde du travail, donne à penser que les perspectives des membres nommés s’étendent vraisemblablement au-delà de l’économie générale du bien-être. Cela indique que la Loi ne s’intéresse pas à l’« économie » conçue de façon si étroite qu’il faille, dans le cadre de l’article 96, ne pas considérer les effets de redistribution des prix plus élevés que les consommateurs devront payer par suite du fusionnement, ou l’impact du fusionnement sur les petites et moyennes entreprises.
[117] Le Tribunal a indiqué que la prise en compte d’effets anticoncurrentiels d’un fusionnement autres que la perte sèche autoriserait les membres du Tribunal à « exprimer leur opinion sur la valeur sociale des divers groupes de la société » ou à « favoriser une juste répartition du revenu dans la société ». Selon le Tribunal, on ne peut penser que ces fonctions « politiques » ont été prévues par la Loi, parce qu’elles ne font pas partie de l’expertise des membres du Tribunal, lesquels « y sont nommés à cause de leur expertise et de leur expérience pour évaluer des éléments de preuve de nature économique ou commerciale » : paragraphe 431.
[118] À mon avis, cette conclusion ne tient pas suffisamment compte du vaste éventail d’expérience et de perspectives que la Loi prévoit chez les membres du Tribunal et exagère le degré d’« ingénierie sociale » que suppose la considération d’un vaste éventail d’effets anticoncurrentiels dans le cadre de l’article 96. Comme d’autres tribunaux administratifs de réglementation, le Tribunal est chargé de la responsabilité de protéger l’intérêt public, ce qui suppose qu’il établit un équilibre entre des intérêts et des objectifs contradictoires d’une manière qui respecte le texte et l’objet de la loi, qui est éclairée à la fois par l’expertise technique et par le jugement provenant de l’expérience diversifiée de ses membres et qui tient compte des particularités de l’espèce.
[119] Il va de soi que le fait de pondérer des objectifs en concurrence pour déterminer où se situe l’intérêt public dans un cas donné nécessite l’exercice d’un pouvoir d’appréciation. Toutefois, la procédure et la composition du Tribunal lui permettent d’exercer cette fonction tout autant que celles d’autres tribunaux administratifs spécialisés, indépendants, qui doivent aussi se livrer à de tels exercices de pondération dans l’exercice de leurs fonctions de réglementation.
[120] Enfin, j’ai de la difficulté à accepter l’interprétation de la Loi donnée par le Tribunal pour les deux raisons suivantes. D’abord, lorsque le projet de loi C-91 a été présenté au Parlement, nombreux étaient ceux qui y voyaient une mesure de protection des consommateurs. Ainsi, le ministre responsable de l’application de la Loi a rappelé à la Chambre des communes (Débats, précité, à la page 11927) que l’Association des consommateurs canadiens considérait la nouvelle Loi comme « prometteuse pour les consommateurs ». Le guide publié lorsque le projet de loi a été présenté en première lecture déclarait (Consommation et Corporations Canada, Réforme de la législation sur la concurrence : guide (décembre 1985), page 4) :
Les consommateurs et les petites entreprises sont au nombre des premiers bénéficiaires d’une politique de concurrence efficace.
[121] En outre, le document d’information publié au moment du dépôt antérieur des modifications (Consommation et Corporations Canada, Modifications de la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions : documentation de base et notes explicatives (avril 1984), page 2), indique que l’un des principes inspirant le projet de loi est de :
[…] veiller à ce que l’équité soit respectée sur les marchés, entre producteurs et consommateurs, entre fournisseurs et clients, et entre grands et petits producteurs.
[122] Il me semble donc peu vraisemblable que le Parlement ait voulu dire ou compris que la défense fondée sur les gains en efficience permettrait la réalisation d’un fusionnement anticoncurrentiel, abstraction faite des hausses de prix que pourrait imposer l’entité fusionnée, à condition seulement que les gains en efficience découlant du fusionnement surpassent la perte de ressources en découlant pour l’économie dans son ensemble. Ainsi que le juge Reed l’a fait observer dans l’affaire Hillsdown, précitée, aux pages 337 et 338, les formulations différentes de la défense fondée sur les gains en efficience dans les versions antérieures au projet de loi C-91, qui n’ont pas été adoptées, vont dans le même sens; elles sont traitées aux paragraphes 149 à 151, ci-après.
[123] En second lieu, l’application du critère du surplus total entraîne certaines conséquences si paradoxales par rapport aux objectifs de protection du consommateur de la Loi qu’on ne peut penser que le Parlement a voulu limiter les « effets » du fusionnement, dans le cadre de l’article 96, à la perte sèche. Par exemple, l’utilisation du critère du surplus total pour le calcul des effets anticoncurrentiels d’un fusionnement justifie plus facilement un fusionnement entre des fournisseurs de produits dont la demande est relativement inélastique qu’entre des fournisseurs de produits dont la demande est relativement élastique.
[124] Cela tient à ce que, lorsque la demande de produits particuliers est inélastique, comme c’est le cas pour le propane, les produits ne peuvent être substitués d’une manière aussi efficiente que lorsque la demande est élastique. Il en résulte que les hausses de prix résultant de l’exercice de la puissance commerciale sont tolérées davantage par les acheteurs de produits dont la demande est inélastique que par les acheteurs de produits dont la demande est élastique. Ainsi, les acheteurs de produits dont la demande est inélastique étant relativement insensibles aux variations de prix, ils seront moins nombreux à acheter des produits de substitution par suite de hausses de prix. Donc, une hausse de prix importante entraînera une perte sèche moindre sur un produit dont la demande est inélastique que sur un produit dont la demande est élastique.
[125] Ainsi, selon l’interprétation que donne le Tribunal de l’article 96, plus la demande des produits de l’entité fusionnée est inélastique, moins les gains en efficience nécessaires pour compenser les effets anticoncurrentiels du fusionnement seront élevés. Il découle de ce raisonnement que, pour compenser les gains en efficience et les effets, il ne faut pas tenir compte d’un transfert de richesse potentiellement important des consommateurs aux producteurs dans le cas de produits dont la demande est inélastique.
[126] Il est certainement très difficile de voir de quelle façon une interprétation des « effets » qui crée une disparité de traitement entre les fusionnements en fonction de l’élasticité de la demande des produits fabriqués par l’entité fusionnée peut se rattacher rationnellement à l’un des objectifs de la Loi sur la concurrence.
[127] Une autre conséquence de la limitation des « effets » anticoncurrentiels d’un fusionnement à la perte sèche est qu’il importe peu que le fusionnement entraîne un monopole sur un ou plusieurs des marchés de l’entité fusionnée. Selon le Tribunal, le fait que l’entité formée par le fusionnement de Supérieur et d’ICG éliminera tout choix des consommateurs et supprimera toute concurrence sur le marché de la fourniture du propane, comme ce sera vraisemblablement le cas dans les provinces de l’Atlantique, par exemple, n’est pas un « effet » qui peut légalement être comparé, dans le cadre de l’article 96, aux gains en efficience découlant du fusionnement.
[128] Encore ici, une telle conclusion me semble en contradiction si nette avec l’objet déclaré de la Loi, à savoir « de préserver et de favoriser la concurrence », et avec les objectifs à atteindre par ce moyen, que cela suscite un doute grave sur le bien-fondé de l’interprétation de l’article 96 donnée par le Tribunal.
[129] Étant donné l’objet historique de la législation en matière de concurrence et, en particulier, l’objet et les objectifs expressément déclarés de la Loi sur la concurrence, on peut raisonnablement déduire du fait que le Parlement n’a pas expressément disposé que seule la perte sèche doit être prise en compte comme « effet » d’un fusionnement dans le cadre de l’article 96, que les autres effets liés à l’objet et aux objectifs de la Loi, notamment les intérêts des consommateurs des produits de l’entité fusionnée, doivent également être pris en compte dans l’analyse comparative des gains en efficience et des effets anticoncurrentiels.
iii) Prévisibilité
[130] Les avocats des intimées ont soutenu vigoureusement que, l’un des objectifs de la Loi sur la concurrence exposés à l’article 1.1 étant de « stimuler l’adaptabilité et l’efficience de l’économie canadienne », il était important pour les chefs d’entreprise d’être en mesure de prévoir si un fusionnement proposé recevrait vraisemblablement l’approbation réglementaire. Autrement, ils pourraient être dissuadés de conclure un fusionnement qui contreviendrait à l’article 92 du fait qu’il diminue sensiblement la concurrence, mais qui augmenterait la richesse dans l’ensemble de l’économie en produisant des gains en efficience importants.
[131] D’où, a-t-on plaidé, il découle qu’il est conforme à l’objet de l’article 96 d’interpréter la défense fondée sur les gains en efficience d’une manière qui impose le critère du surplus total pour la détermination des effets anticoncurrentiels d’un fusionnement, parce que l’application de ce critère rend l’exercice de pondération effectué selon l’article 96 beaucoup plus prévisible. Bien que loin d’être d’application automatique, le critère du surplus total permettra généralement beaucoup plus facilement de prévoir quels seront les « effets » d’un fusionnement que la méthode des coefficients pondérateurs privilégiée par le commissaire.
[132] Bien qu’il ne soit pas dépourvu d’attrait, cet argument, considéré en lui-même, est loin d’être déterminant dans le contexte de la réglementation. Et, lorsqu’on l’apprécie par rapport aux arguments plus forts en sens opposé, il n’étaye guère, à mon avis, l’interprétation que le Tribunal donne de l’article 96.
[133] D’abord, les pouvoirs discrétionnaires sont chose courante dans la réglementation de l’activité économique et la prévisibilité du résultat est une question de degré. En fait, comme le pouvoir discrétionnaire est essentiel à l’efficacité de la plupart des régimes de réglementation, l’intérêt pour l’individu de pouvoir organiser ses affaires en connaissant de façon plus ou moins certaine la façon dont elles seront appréciées par les organismes de l’État n’est pas aussi grand que dans d’autres domaines (comme la fiscalité ou le droit pénal) où l’État affecte la conduite individuelle.
[134] Donc, à supposer qu’elle soit vraie, l’affirmation que le critère du surplus total peut rendre le résultat de l’exercice de pondération plus prévisible que la méthode des coefficients de pondération doit s’apprécier dans le contexte de l’administration d’un programme public de réglementation économique.
[135] Deuxièmement, il ne faut pas exagérer les différences de degré de prévisibilité entre le critère du surplus total et la méthode des coefficients pondérateurs en vue de déterminer les « effets » d’un fusionnement anticoncurrentiel. Étant donné les difficultés, par exemple, que pose l’appréciation tant de l’élasticité relative de la demande de produits fabriqués ou vendus par l’entité fusionnée que de l’aspect qualitatif de la perte sèche, l’application du critère du surplus total est loin d’être mécanique. Et même si la partie 5.5 des Lignes directrices adopte le critère du surplus total, elle indique également que « [l]e calcul des effets anticoncurrentiels vraisemblables des fusionnements est généralement très difficile à effectuer ». Voir également Roy M. Davidson, « When Merger Guidelines Fail to Guide » (1991), 12 :4 Canadian Competition Policy Record 44, aux pages 46 et 47.
[136] Inversement, à mon avis, c’est loin d’être une objection fatale à la méthode des coefficients pondérateurs si celui qui l’a proposée à l’audience devant le Tribunal, le professeur Townley, a témoigné que, en qualité d’économiste, il était incapable de déterminer quels étaient les effets du fusionnement de Supérieur et d’ICG et si les gains en efficience qui en découleront vraisemblablement surpasseront et neutraliseront ces effets. Je pense qu’il a simplement voulu dire qu’il a été cité comme témoin expert en économie et que l’exercice de pondération prévu par l’article 96 exigeait des jugements plus larges de politique gouvernementale qui n’entraient pas dans son domaine d’expertise, mais qu’il incombait au Tribunal de porter de la façon qu’il jugeait la plus conforme à l’intérêt public à l’intérieur des paramètres de la Loi.
[137] Troisièmement, il existe divers instruments à la disposition des organismes administratifs pour leur permettre de donner plus de précision, et donc une plus grande prévisibilité d’application, aux critères législatifs discrétionnaires qu’ils doivent appliquer à des situations de fait : des discours des membres de l’organisme administratif exposant les positions de l’organisme sur une question, et des lignes directrices publiées, plus officielles, qui peuvent être élaborées et adaptées pour tenir compte de l’expérience de l’organisme dans l’administration du régime de réglementation, par exemple. Je traite ci-après des Lignes directrices établies par le commissaire, dans la mesure où elles touchent la position du Bureau de la concurrence sur l’interprétation de l’article 96.
[138] En outre, les parties qui envisagent un fusionnement peuvent présenter des renseignements au commissaire dès le début du processus pour savoir au départ si une approbation serait probable et, dans le cas où le commissaire pense qu’il peut se poser des problèmes, quels sont ces problèmes et quelle réponse leur apporter. La décision de l’organisme administratif n’est que la pointe, rarement aperçue mais essentielle, de l’iceberg que constitue le processus de réglementation.
[139] Donc, même si le critère du surplus total donne une plus grande prévisibilité aux parties qui projettent un fusionnement, par comparaison, par exemple, à la méthode des coefficients pondérateurs, l’argument de la prévisibilité n’est pas suffisamment convaincant pour me persuader que ce critère constitue la méthode prescrite par l’article 96 pour déterminer, dans tous les cas, les « effets » d’un fusionnement anticoncurrentiel.
iv) Lignes directrices pour l’application de la Loi
[140] Tant le Tribunal que, en appel, les avocats des intimées ont accordé un poids considérable aux Lignes directrices, établies en 1991 par le directeur des enquêtes et recherches, Bureau de la politique de concurrence.
[141] La partie 5.5 des Lignes directrices indique que les gains en efficience doivent être comparés à « un effet négatif sur la répartition des ressources sur la somme des surplus du producteur et du consommateur (surplus total) au Canada »; en d’autres termes, « à la perte sèche pour l’économie canadienne ». Elle indique également que la redistribution de la richesse par suite des hausses de prix découlant du fusionnement est « neutre », et la note de bas de page 57 fait observer :
Lorsqu’un dollar est transféré d’un acheteur à un vendeur, on ne peut pas déterminer à priori qui le mérite plus, ou entre les mains de qui il a le plus de valeur.
[142] Dans un discours prononcé à Toronto le 8 juin 1992 devant l’Institut canadien, le directeur des enquêtes et recherches de l’époque a répondu aux doutes exprimés par Mme le juge Reed, en tant que juge membre de la formation du Tribunal qui a décidé l’affaire Hillsdown, précitée, au sujet de la conformité des Lignes directrices à la Loi sur la concurrence dans la mesure où elles adoptaient le critère du surplus total comme fondement pour déterminer les « effets » d’un fusionnement anticoncurrentiel. Le directeur ne voyait pas le besoin de modifier les Lignes directrices pour le moment, puisque les économistes privilégiaient le traitement neutre des transferts de richesse des consommateurs aux producteurs, que la partie de la décision dans laquelle le juge Reed exprimait ses doutes était obiter dictum et que le Tribunal n’avait pas approuvé d’autres méthodes pour déterminer les « effets » à prendre en compte dans le cadre de l’article 96.
[143] En 1998, la méthode adoptée dans les Lignes directrices pour la détermination des effets anticoncurrentiels d’un fusionnement a été reprise pour l’essentiel dans la publication du Bureau de la concurrence Lignes directrices pour l’application de la Loi : Fusionnement de banques.
[144] La réponse simple aux intimées qui s’appuient sur les Lignes directrices est que celles-ci n’ont pas valeur de loi, parce qu’elles ne sont pas établies en vertu d’une autorisation législative, et ne peuvent décider de la signification de la Loi. En fait, dans la mesure où elles sont incompatibles avec la Loi, il ne faut pas en tenir compte. De plus, la nature et la portée limitées des Lignes directrices sont clairement indiquées au début du document sous l’intitulé « Interprétation » :
Ce document a uniquement pour but de fournir les Lignes directrices pour l’application de la Loi. À ce titre, il expose la démarche générale suivie dans l’examen des fusionnements; il ne restreint aucunement la discrétion qui pourra être exercée dans un cas donné. Des conseils particuliers à l’égard d’un fusionnement précis peuvent être demandés au Bureau dans le cadre du programme des avis consultatifs. Les Lignes directrices ne remplacent pas les avis des conseillers spécialisés en matière de fusionnement. Elles ne représentent pas un changement important de politique d’application et ne reformulent pas la Loi. L’interprétation de la Loi relève en dernier ressort du Tribunal de la concurrence et des autres tribunaux. [Non souligné dans l’original.]
[145] Sans doute, le fait que, dans le contexte du fusionnement de Supérieur et d’ICG, le commissaire actuel ait apparemment désavoué l’interprétation de l’article 96 présentée dans les Lignes directrices, qui n’ont pas encore été remplacées, ne contribuera guère à inspirer confiance au public dans l’administration de la Loi sur la concurrence. Toutefois, les intimées n’ont pas allégué avoir subi un préjudice du fait qu’elles se sont appuyées sur les Lignes directrices lorsqu’elles ont convenu de fusionner. On ne trouve pas dans le dossier de mention de discussions entre les parties au fusionnement et le Bureau, mais il ne serait pas surprenant que de telles discussions aient eu lieu et qu’on ait indiqué aux intimées que le commissaire n’était plus d’avis que la perte sèche, mesurée à la fois quantitativement et qualitativement, constituait le seul « effet » qui pouvait être pris en compte dans le cadre de l’article 96.
[146] En outre, la possibilité qu’une cour siégeant en révision puisse ne pas souscrire à l’interprétation de la loi donnée par un organisme constitue un risque inévitable lié à la pratique administrative d’établir des lignes directrices sans caractère obligatoire et d’autres documents de politique pour faire connaître les positions de l’organisme et aider ceux qui sont assujettis au régime de réglementation qu’il administre. Ce risque ne doit empêcher ni les tribunaux judiciaires de décider ce qui a valeur de loi, ni les organismes de s’acquitter de la fonction, souvent utile, d’établir des règles administratives.
v) La jurisprudence et la doctrine
[147] Enfin, j’en viens à la question de savoir si la jurisprudence et la doctrine établissent le bien-fondé de l’interprétation de l’article 96 donnée par le Tribunal. Je commence par la seule autre prise de position judiciaire sur la question, à savoir la décision de Mme le juge Reed dans l’affaire Hillsdown, précitée. Je conviens avec les intimées que les observations du juge Reed dans cette affaire ne sont pas déterminantes pour la présente instance : non seulement il s’agit, comme dans l’affaire dont nous sommes saisis, d’une décision du Tribunal, mais les observations du juge Reed ne font pas partie de la ratio du jugement et, à certains égards, elle a plutôt exprimé des doutes que l’interprétation des « effets » donnée dans les Lignes directrices était mal fondée en droit.
[148] Néanmoins, je suis largement d’accord avec les motifs donnés par le juge Reed quant à la question de savoir si le Tribunal pouvait effectivement ne prendre en compte que la perte sèche pour déterminer les effets à comparer aux gains en efficience qui, sans le fusionnement, ne seraient vraisemblablement pas réalisés.
[149] En particulier, j’adopte son analyse de l’historique législatif de l’article 96 : affaire Hillsdown, précitée, aux pages 337 à 339. Elle a relevé que, contrairement à l’article 96 actuel, les versions antérieures, non adoptées, de la défense fondée sur les gains en efficience contenues dans le projet de loi C-42, Loi modifiant la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions et apportant des modifications corrélatives à la Loi sur les banques et à d’autres lois, 2e session, 30e législature, 1976-77 et dans le projet de loi C-29, Loi modifiant la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions et la Loi sur les banques et apportant des modifications corrélatives à d’autres lois, 2e session, 32e législature, 1983-84, n’exigeaient pas que les gains en efficience découlant d’un fusionnement anticoncurrentiel soient comparés à ses effets.
[150] Ainsi, le projet de loi C-42 aurait permis la réalisation d’un fusionnement anticoncurrentiel, à la seule condition qu’on puisse établir que l’opération entraîne des gains en efficience sensibles « en réalisant pour l’économie canadienne des économies de ressources qui ne peuvent raisonnablement être obtenues par d’autres moyens » : paragraphe 31.71(5). Le projet de loi C-29 exigeait que l’on décide si le fusionnement accroîtra « l’efficacité d’une façon telle qu’il en résultera une épargne nette et réelle de ressources pour l’économie canadienne » : alinéa 31.73c). Ni l’une ni l’autre de ces dispositions ne prévoit une comparaison des gains en efficience et des effets. Elles mettent plutôt l’accent sur la maximisation des ressources dans l’ensemble de l’économie de la même façon que le critère du surplus total.
[151] Je souscris à la conclusion du juge Reed : compte tenu de cet historique, la directive plus ouverte donnée aux décideurs par l’article 96, soit de comparer les gains en efficience aux « effets » du fusionnement anticoncurrentiel, ne doit pas s’interpréter de la même manière, pour l’essentiel, que les dispositions citées ci-dessus, qui permettent expressément les fusionnements anticoncurrentiels lorsque les gains en efficience en découlant produisent une épargne nette et réelle de ressources pour l’économie canadienne. Si les projets de loi antérieurs semblent manifestement incorporer le critère du surplus total dans la défense fondée sur les gains en efficience, ce n’est pas le cas de l’article 96.
[152] Je note également que, bien qu’elle n’ait pas été qualifiée, en tant que membre non-juge du Tribunal, pour exprimer une opinion sur une question que j’ai jugée être une question de droit exclusivement, Mme Lloyd n’a pas accepté la position que les « effets » se limitaient à la perte sèche, à l’exclusion des effets liés aux autres objectifs de la Loi : paragraphe 506.
[153] En résumé, les membres du Tribunal qui ont examiné la question sont partagés de façon à peu près égale. Je trouve quelque réconfort dans ce partage tant entre les juges du Tribunal qui ont examiné la question (les juges Reed et Nadon) qu’entre les membres non-juges du Tribunal dans la présente affaire si, comme je crois comprendre, M. Schwartz était d’accord avec le juge Nadon. Donc, bien que je sois en désaccord avec l’interprétation de l’article 96 donnée par le Tribunal, on ne peut dire que j’aille à l’encontre de l’opinion unanime de ceux qui possèdent plus d’expertise que moi dans ce domaine du droit.
[154] Enfin, on a laissé entendre, au cours des débats, que l’interprétation du Tribunal avait l’appui de tous les économistes qui ont étudié la question. Je ne conteste pas qu’un nombre impressionnant d’économistes et de spécialistes en droit et en économie, tant au Canada qu’aux États-Unis, ont soutenu que le critère du surplus total est le fondement approprié pour déterminer s’il y a lieu d’autoriser un fusionnement anticoncurrentiel qui produit des gains en efficience.
[155] Néanmoins, aux États-Unis, le texte Horizontal Merger Guidelines, précité, considère toujours l’exercice de la puissance commerciale conduisant à une hausse des prix au-dessus du niveau concurrentiel comme l’effet anticoncurrentiel le plus important d’un fusionnement, et le transfert de richesse qui en résulte des consommateurs aux producteurs comme une mauvaise affectation des ressources : voir P. T. Denis, « Advances of the 1992 Horizontal Merger Guidelines in the Analysis of Competitive Effects », (1993), 38 Antitrust Bull., aux pages 479 à 515.
[156] Évidemment, ainsi que je l’ai déjà relevé, comme il n’existe pas de défense particulière fondée sur les gains en efficience dans la législation américaine, la méthode suivie par la Federal Trade Commission à l’égard des gains en efficience lorsqu’elle examine s’il y a lieu d’approuver des fusionnements anticoncurrentiels n’a qu’une pertinence restreinte par rapport à la question que nous devons trancher. Néanmoins, il est intéressant de noter que, de façon générale, les gains en efficience auront probablement le plus d’importance dans l’examen d’un fusionnement lorsque les effets négatifs vraisemblables ne sont pas considérables et qu’ils ne justifieront presque jamais un fusionnement menant à un monopole ou à un quasi-monopole : Horizontal Merger Guidelines, précité, à la page 150.
[157] En outre, certains auteurs aux États-Unis ont exprimé leur surprise devant l’interprétation de l’article 96 adoptée dans les Lignes directrices. Voir, par exemple, J. F. Brodley, « The Economic Goals of Antitrust : Efficiency, Consumer Welfare, and Technological Progress », (1987), 62 N.Y.U.L. Rev. 1020, aux pages 1035 et 1036; S. F. Ross, « Afterword—Did the Canadian Parliament Really Permit Mergers that Exploit Canadian Consumers so the World can be More Efficient? » (1997), 65 Antitrust Law Journal 641. Ainsi, Ross écrit (précité, à la page 652, note 41) :
[traduction] Comme le professeur Brodley l’a fait observer, le prolongement logique d’une politique de la concurrence fondée seulement sur la maximisation de la richesse pour la société serait de préférer un monopoliste capable d’effectuer une discrimination parfaite par les prix (c’est-à-dire à faire payer à chaque consommateur le prix maximal qu’il est prêt à payer) à l’industrie canadienne typique comportant un nombre relativement petit d’entreprises, qui ne produiraient pas à un prix concurrentiel unique.
[158] Il est donc manifeste que les auteurs ne sont pas tous du même avis sur la question de savoir si la politique de la concurrence ne doit pas tenir compte a priori des transferts de richesse et des autres «effets » des fusionnements anticoncurrentiels et ne prendre en compte que l’effet d’augmentation ou de diminution des ressources dans l’ensemble de l’économie. Néanmoins, lorsque la question se pose dans le contexte juridique d’une procédure engagée par le commissaire en vertu de l’article 92, il faut y répondre en fonction de la Loi sur la concurrence et de l’objet et des objectifs déclarés par le législateur au moment de son adoption. À mon sens, l’interprétation étroite que le Tribunal a donnée du terme « effets », à l’article 96, ne peut se justifier sur la base des opinions des avocats-économistes des États-Unis, si éminents soient-ils.
vi) Conclusions
[159] Une fois qu’elle a conclu, pour les motifs exposés précédemment, que le Tribunal a commis une erreur de droit en interprétant l’article 96 de manière à imposer, dans tous les cas, de ne comparer aux gains en efficience découlant d’un fusionnement anticoncurrentiel que les effets identifiés par le critère du surplus total, la Cour n’a pas à prescrire la méthode « correcte » pour déterminer l’étendue des effets anticoncurrentiels d’un fusionnement. Cette tâche va au-delà des limites de sa compétence.
[160] Quel que soit le critère choisi (et, pour ce que j’en sais, il se peut que le même critère ne convienne pas également pour tous les fusionnements), il doit refléter, mieux que ne le fait le critère du surplus total, les différents objectifs de la Loi sur la concurrence. Il doit également être d’application suffisamment souple pour permettre au Tribunal d’apprécier pleinement la situation de fait particulière qui lui est présentée.
[161] Il me semble que la méthode des coefficients pondérateurs proposée par le professeur Townley, et adoptée par le commissaire, satisfait à ces exigences générales. Il va de soi qu’il faudra sans doute élaborer et raffiner considérablement cette méthode pour l’appliquer aux faits d’espèces particulières.
[162] Enfin, s’il est vraisemblable que l’adoption de la méthode des coefficients pondérateurs entraîne un élargissement des effets anticoncurrentiels à prendre en compte, et donc réduise la portée de la défense, je ne vois pas en quoi, ainsi que l’ont plaidé les intimées, cela reviendrait en pratique à retirer l’article 96 de la Loi.
Question 3 : La charge de la preuve
[163] Le Tribunal a statué (au paragraphe 403) que, l’article 96 constituant une défense à une violation de l’article 92, les parties au fusionnement ont la charge d’en prouver, selon la plus forte probabilité, chacun des éléments, sauf l’existence ou l’ampleur des effets qui doivent être comparés aux gains en efficience.
[164] Le commissaire a soutenu que le Tribunal avait erré en droit en statuant qu’il avait le fardeau de tout prouver dans le cadre de l’article 96. Si le fardeau de preuve peut se déplacer au cours du déroulement de l’affaire, le fardeau de persuasion, a plaidé l’avocat du commissaire, incombe aux intimées du début à la fin.
[165] Si ce n’est du fait d’exposer les prétentions des parties, le Tribunal n’a guère donné d’indications au sujet des motifs de sa conclusion sur la charge de la preuve. Il est évidemment possible que le Tribunal ait retenu les observations présentées par la partie en faveur de laquelle il a tranché les questions particulières. Ainsi, le Tribunal a rappelé que les intimées ont soutenu que le commissaire a la charge de prouver l’ampleur des « effets » d’un fusionnement anticoncurrentiel (c’est-à-dire, selon l’interprétation de l’article 96 donnée par le Tribunal, la perte sèche), parce que, du fait de ses pouvoirs d’enquête, il est mieux en mesure d’obtenir des renseignements de tiers.
[166] En appel, les avocats des intimées ont ajouté que, si les parties au fusionnement tentaient d’obtenir le genre de renseignements nécessaires pour établir les effets du fusionnement dans le cadre de l’article 96, notamment les renseignements sur les prix et les coûts des concurrents, elles risqueraient d’être accusées de conspirer en vue de restreindre la concurrence, en contravention à l’article 45 de la Loi.
[167] L’avocat du commissaire, de son côté, a invoqué les déclarations faites par les fonctionnaires du ministère de la Consommation et des Corporations, lorsqu’ils ont comparu devant le Comité législatif sur le projet de loi C-91. Ils ont déclaré au Comité que, une fois que le commissaire avait prouvé une réduction sensible de la concurrence dans le cadre de l’article 92, le fardeau de prouver tout moyen de défense incombait aux parties au fusionnement.
[168] Étant donné les faits, il n’était pas nécessaire de statuer sur la charge de la preuve au moment de l’audience devant le Tribunal. Toutefois, puisque les effets que le Tribunal doit prendre en compte comprennent des faits qu’il n’a pas pris en compte au moment de la décision attaquée en appel, la Cour doit décider la question, largement nouvelle.
[169] Il semble évident que décider à quelle partie incombe la charge de prouver les divers éléments de la défense fondée sur les gains en efficience est une pure question de droit, qui n’est pas limitée aux particularités de la présente espèce. Pour les motifs indiqués antérieurement, je suis d’avis que la norme de contrôle de la décision du Tribunal sur ce point est celle de la décision correcte.
[170] Deux principes généraux semblent appuyer la position du commissaire. En premier lieu, il incombe au plaideur qui allègue de prouver son allégation. Puisque ce sont les intimées qui allèguent que les gains en efficience découlant du fusionnement surpasseront et neutraliseront vraisemblablement ses effets anticoncurrentiels, ce principe indique qu’il devrait leur incomber de prouver chaque élément de leur allégation. Le second principe général est qu’il incombe généralement au défendeur de prouver une défense.
[171] Toutefois, le principe qu’il incombe au plaideur de prouver son allégation n’est pas absolu : Sopinka, Lederman et Bryant, The Law of Evidence in Canada, 2e édition, (Butterworths, 1999), à la page 89. En outre, en l’absence de jurisprudence, les considérations d’équité, de probabilité et de politique sembleraient constituer des facteurs importants pour la détermination du fardeau de preuve : Sopinka, Lederman et Bryant, précité, aux pages 86 à 90.
[172] Il serait quelque peu étrange, comme l’ont plaidé les avocats des intimées, d’imposer le fardeau de prouver les effets anticoncurrentiels d’un fusionnement à la partie ayant intérêt à nier leur existence ou à les minimiser. En outre, dans le processus visant à établir une diminution sensible de la concurrence, le commissaire aura souvent recueilli des éléments de preuve sur les effets du fusionnement qui seront également pertinents par rapport à la défense prévue à l’article 96, notamment au sujet des hausses de prix vraisemblables à la suite du fusionnement et de l’impact du fusionnement sur les entreprises interreliées.
[173] Ce sont là des questions sur lesquelles le commissaire est mieux placé que les intimées pour recueillir des éléments de preuve du fait des pouvoirs d’enquête qui lui sont conférés par la Loi. À vrai dire, comme le notent Sopinka, Lederman et Bryant (précité, à la page 89), si [traduction] « une partie est particulièrement bien placée pour prouver un fait », le tribunal peut renverser la charge de la preuve et la transférer à cette partie.
[174] Je conclus donc que c’est à bon droit que le Tribunal a réparti le fardeau de preuve comme il l’a fait, de façon que les intimées aient la charge de prouver tous les aspects de la défense prévue à l’article 96, excepté les effets anticoncurrentiels du fusionnement.
F. CONCLUSIONS
[175] En résumé, j’accueille l’appel, j’annule la décision du Tribunal en ce qui a trait à l’interprétation de l’article 96 de la Loi sur la concurrence et je renvois l’affaire au Tribunal en vue d’un réexamen conforme aux présents motifs.
[176] Le Tribunal n’a qu’à identifier et à apprécier « les effets de l’empêchement ou de la diminution de la concurrence » pour les besoins de l’application de l’article 96 et à décider si les gains en efficience que le Tribunal a déjà jugés établis par les intimées surpasseront et neutraliseront vraisemblablement ces effets.
[177] Le commissaire a le fardeau de preuve quant à l’ampleur des effets pertinents, tandis que les intimées ont le fardeau, non seulement de prouver l’étendue des gains en efficience qui ne seraient vraisemblablement pas réalisés sans le fusionnement, mais aussi de persuader le Tribunal sur le point litigieux fondamental, à savoir que les gains en efficience surpasseront et neutraliseront vraisemblablement les effets.
[178] J’adjuge les dépens à l’appelant, mais, étant donné que les intimées ont gain de cause sur la question de la charge de la preuve, je réduis de 20 % le montant des dépens auxquels l’appelant aurait normalement droit.
Le juge Stone, J.C.A. : Je souscris aux présents motifs.