[2014] 1 R.C.F. 254
A-101-11
2012 CAF 156
Tembec Industries Inc. (demanderesse)
c.
Leonard Berthelette, Henry Dubé, Randolph Druzyk, Clifford Houston, David Torres, Commission de l’assurance-emploi du Canada, Bureau du juge-arbitre, Loi sur l’assurance-emploi et le Procureur général du Canada (défendeurs)
Répertorié : Tembec Industries Inc. c. Berthelette
Cour d’appel fédérale, juges Pelletier, Dawson et Stratas—Winnipeg, 14 mars, Ottawa, 29 mai 2012.
Assurance-emploi — Pratique — Contrôle judiciaire des décisions d’un juge-arbitre annulant les décisions du conseil arbitral de refuser des prestations d’assurance-emploi à cinq défendeurs individuels (employés défendeurs) et d’accueillir les appels interjetés par ceux-ci — La demanderesse a mis en lock‑out les employés de l’unité de négociation, mais on lui a ordonné de mettre immédiatement fin au lock‑out — Par la suite, les employés défendeurs ont présenté des demandes de prestations d’assurance-emploi en vertu de la Loi sur l’assurance-emploi, mais les demandes ont été refusées en vertu de l’art. 36(1) de la Loi — Lorsque les employés défendeurs ont interjeté appel du rejet de leurs demandes de prestations devant le conseil arbitral, la position initiale de la Commission de l’assurance-emploi du Canada était que les employés défendeurs n’avaient pas le droit de recevoir des prestations d’assurance-emploi — La Commission a changé ultérieurement de position, concédant l’appel en faveur des employés défendeurs — La demanderesse n’a pas été avisée des appels interjetés devant le juge-arbitre ou du changement de position de la Commission — Il s’agissait de savoir si, en vertu de la Loi ou du Règlement sur l’assurance-emploi, la demanderesse était en droit de recevoir un avis de l’appel interjeté par les employés défendeurs devant le juge-arbitre; la qualité pour agir de la demanderesse en l’espèce a également été examinée — La juge Dawson, J.C.A. (le juge Pelletier, J.C.A., souscrivant à ses motifs) : Le Règlement établit une distinction entre les entités qui sont « intéressées » à un appel et celles que « l’appel intéresse directement » — Les personnes « intéressées » à un appel ont le droit de participer à l’audience du conseil arbitral et d’être avisées par écrit de la décision de ce dernier (art. 83(4)) — Il s’agissait de déterminer si l’employeur est une partie « intéressée » au sens de l’art. 83(4) et de l’art. 85(3)c) du Règlement — Compte tenu du droit que la loi reconnaît à l’employeur d’interjeter appel devant le conseil arbitral de la décision de la Commission visant l’un de ses employés (art. 114 de la Loi) et du droit que la Loi lui reconnaît d’interjeter appel « de plein droit » de la décision du conseil arbitral devant le juge-arbitre (art. 115 de la Loi), l’employeur est une partie intéressée au sens de l’art. 83(4) et de l’art. 85(3)c) du Règlement — Ainsi, la demanderesse avait le droit d’être avisée de toutes les décisions rendues par le conseil arbitral au sujet de ses employés et elle avait le droit de recevoir le dossier préparé par la Commission et déposé auprès du juge-arbitre — Le défaut de se conformer à l’art. 83(4) et à l’art. 85(3)c) du Règlement violait les droits procéduraux reconnus à la demanderesse — Enfin, comme les droits procéduraux qui lui sont reconnus par le Règlement ont été violés, la demanderesse était directement touchée par les décisions en litige rendues en l’espèce par le juge-arbitre, de telle sorte qu’elle avait qualité pour agir au sens de l’art. 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales — Demande accueillie — Le juge Stratas, J.C.A. (dissident) : Seules les personnes qui ont un intérêt véritable et légitime quant à une question peuvent interjeter appel en vertu de l’art. 115(1) — Vu l’ensemble des faits de la présente affaire, la demanderesse n’avait aucun intérêt légitime ou véritable à faire valoir devant le juge‑arbitre — Par conséquent, la demanderesse n’avait pas le droit d’être avisée de la décision du conseil arbitral et elle n’avait pas le droit d’interjeter appel de cette décision — Elle n’avait pas non plus de qualité pour agir suffisamment directe pour pouvoir contester la décision du juge-arbitre devant la Cour fédérale.
Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire des décisions d’un juge-arbitre annulant les décisions du conseil arbitral de refuser des prestations d’assurance-emploi à cinq défendeurs individuels (employés défendeurs) et d’accueillir les appels interjetés par ceux-ci. La demanderesse exploitait une usine de papier journal au Manitoba et employait les employés défendeurs à cette usine. Lorsque la convention collective conclue entre la demanderesse et l’agent négociateur qui représentait certains de ses employés (dont les employés défendeurs) a expiré, la demanderesse a mis en lockout les employés de l’unité de négociation qui travaillaient à son usine. La Commission du travail du Manitoba a ordonné à la demanderesse de mettre immédiatement fin au lock‑out. À la suite du lock‑out, les employés défendeurs ont réclamé des prestations d’assurance-emploi en vertu de la Loi sur l’assurance-emploi, mais leurs demandes de prestations pour une période visée ont été refusées en application du paragraphe 36(1) de la Loi. Les employés défendeurs ont interjeté appel du rejet de leurs demandes de prestations devant le conseil arbitral et la demanderesse a été avisée de la tenue des audiences. La Commission de l’assurance-emploi du Canada avait initialement soutenu que les employés de la demanderesse n’avaient pas le droit de recevoir des prestations d’assurance-emploi par application du paragraphe 36(1) de la Loi. Le conseil arbitral a rejeté, à la majorité, la demande de prestations d’un des employés défendeurs et a confirmé les décisions rendues par la Commission au sujet des quatre autres employés défendeurs. Les employés défendeurs ont interjeté appel devant un juge-arbitre des décisions par lesquelles le conseil arbitral avait rejeté leurs demandes de prestations, et la demanderesse n’a pas reçu d’avis de ces appels. Avant l’audition de l’appel, les employés défendeurs ont été avisés par la Commission qu’elle recommanderait qu’il soit fait droit aux appels et qu’ils aient gain de cause. La demanderesse n’a pas été informée du changement de position de la Commission. Le juge-arbitre a annulé la décision du conseil arbitral en ce qui concerne l’un des employés défendeurs et a rendu une décision identique en ce qui a trait aux quatre autres employés défendeurs. Le Bureau du juge‑arbitre a avisé par écrit la demanderesse de ces décisions, et celle-ci a présenté une demande de contrôle judiciaire. Les employés défendeurs ont soutenu que la demanderesse n’avait pas qualité pour présenter cette demande, contrairement à ce qu’exige le paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales.
La question centrale était de savoir si la demanderesse avait le droit, en vertu de la Loi ou du Règlement sur l’assurance-emploi, de recevoir un avis des appels interjetés par les employés défendeurs devant le juge-arbitre même si elle n’a pas comparu devant le conseil arbitral. La question de savoir si la demanderesse avait qualité pour présenter la demande, comme l’exige le paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales a également été examinée.
Arrêt (le juge Stratas, J.C.A., dissident) : la demande doit être accueillie.
La juge Dawson, J.C.A. (le juge Pelletier, J.C.A., souscrivant à ses motifs) : Conformément aux paragraphes 114(1) et 115(1) de la Loi, les employés défendeurs ou la demanderesse pouvaient interjeter appel des décisions défavorables de la Commission et du conseil arbitral, et les deux parties ont de fait interjeté appel devant le juge-arbitre des décisions rendues par le conseil arbitral. Il est ressorti de l’examen du Règlement qu’il convenait d’établir une distinction entre les entités qui sont « intéressées » à un appel et celles que « l’appel intéresse directement ». Les personnes « intéressées » à un appel ont le droit de participer à l’audience du conseil arbitral et d’être avisées par écrit de la décision de ce dernier (paragraphe 83(4) du Règlement). Dans la présente demande, il s’agissait donc de déterminer si l’employeur était une partie « intéressée » au sens du paragraphe 83(4) et de l’alinéa 85(3)c) du Règlement. La Loi n’impose aucune restriction au droit de l’employeur du prestataire d’interjeter appel devant un conseil arbitral ou un jugearbitre. Compte tenu du droit que la loi reconnaît à l’employeur d’interjeter appel devant le conseil arbitral de la décision de la Commission visant l’un de ses employés (article 114 de la Loi) et du droit que la Loi lui reconnaît d’interjeter appel « de plein droit » de la décision du conseil arbitral devant le juge-arbitre (article 115 de la Loi), l’employeur est une partie intéressée au sens du paragraphe 83(4) et de l’alinéa 85(3)c) du Règlement. Il découlait de cette conclusion que la demanderesse avait le droit d’être avisée de toutes les décisions rendues par le conseil arbitral au sujet de ses employés et qu’elle avait le droit de recevoir le dossier préparé par la Commission et déposé auprès du jugearbitre. Le défaut de se conformer au paragraphe 83(4) et à l’alinéa 85(3)c) du Règlement violait les droits procéduraux reconnus à la demanderesse.
Enfin, comme les droits procéduraux qui sont reconnus à la demanderesse par le Règlement ont été violés, elle était directement touchée par les décisions en litige rendues par le jugearbitre, de telle sorte qu’elle avait qualité pour agir au sens du paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales.
Le juge Stratas, J.C.A. (dissident) : Aux termes du paragraphe 115(1) de la Loi, la décision d’un conseil arbitral « peut, de plein droit, être portée en appel devant un juge-arbitre », entre autres par l’« employeur du prestataire ». Cependant, cela ne signifie pas que tout employeur peut interjeter appel sur toute question prévue par la Loi. Une personne ne peut interjeter appel en vertu du paragraphe 115(1) que si elle a un intérêt véritable et légitime dans l’affaire.
En l’espèce, bien que la demanderesse ait affirmé qu’elle avait le droit d’être avisée de la décision du conseil arbitral et d’interjeter appel de cette décision, elle n’a pas demandé le contrôle judiciaire de la décision de la Commission. Elle était donc liée par cette décision, à défaut de circonstances exceptionnelles qui n’existaient pas. Toute tentative que ferait la demanderesse devant le juge‑arbitre en vue de contester la décision de la Commission serait considérée comme une contestation incidente de cette décision et serait qualifiée d’abus de procédure. Par conséquent, vu l’ensemble des faits de la présente affaire, la demanderesse n’avait aucun intérêt légitime ou véritable à faire valoir devant le juge‑arbitre; elle était un trouble-fête. Si on l’interprète correctement, la Loi n’exige pas que l’on avise de quoi que ce soit les trouble-fêtes ou qu’on leur reconnaisse des droits de participation. La demanderesse n’avait donc pas le droit d’être avisée de la décision du conseil arbitral et elle n’avait pas le droit d’interjeter appel de cette décision. Qui plus est, elle n’avait pas une qualité pour agir suffisamment directe pour pouvoir contester la décision du juge-arbitre devant la Cour fédérale en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Loi sur l'assurance-emploi, L.C. 1996, ch. 23, art. 36(1), 39(1), 114, 115.
Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14), 18.1(1) (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5; 2002, ch. 8, art. 27).
Règlement sur l'assurance-emploi, DORS 96-332, art. 80, 83(1),(4), 85, 86(1),(2), 87(1).
Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, règles 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 2), 407, tarif B, colonne III.
JURISPRUDENCE CITÉE
décisions examinées :
United Steel, Paper and Forestry, Rubber, Manufacturing, Energy, Allied Industrial and Service Workers International Union, Local 3-1375 and Tembec Industries Inc. (In the Matter of an Application by), Case No. 339/09/LRA, Order No. 1474; Hy and Zel's Inc. c. Ontario (Procureur général); Paul Magder Furs Ltd. c. Ontario (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 675; Finlay c. Canada (Ministre des Finances), [1986] 2 R.C.S. 607; Steel c. Canada (Procureur général), 2011 CAF 153, [2013] 1 R.C.F. 143.
décisions citées :
Ligue des droits de la personne de B'nai Brith Canada c. Canada, 2010 CAF 307; La compagnie Rothmans de Pall Mall Canada Limitée c. Le ministre du Revenu national, [1976] 2 C.F. 500 (C.A.); Conseil canadien des Églises c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1992] 1 R.C.S. 236; Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817; Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342; Solosky c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 821; Merck Frosst Canada Ltée c. Canada (Santé), 2012 CSC 3, [2012] 1 R.C.S. 23; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27; Abrahams c. Procureur général du Canada, [1983] 1 R.C.S. 2; Chrysler Canada Ltd. c. Canada (Tribunal de la concurrence), [1992] 2 R.C.S. 394; Lignes aériennes Canadien Pacifique Ltée c. Assoc. canadienne des pilotes de lignes aériennes, [1993] 3 R.C.S. 724; Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44, [2001] 2 R.C.S. 460; R. c. Consolidated Maybrun Mines Ltd., [1998] 1 R.C.S. 706; Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, 2003 CSC 63, [2003] 3 R.C.S. 77; Minott v. O'Shanter Development Co. (1999), 42 O.R. (3d) 321, 168 D.L.R. (4th) 270, 40 C.C.E.L. (2d) 1 (C.A.); Mobil Oil Canada Ltd. c. Office Canada-Terre-Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 R.C.S. 202; Mines Alerte Canada c. Canada (Pêches et Océans), 2010 CSC 2, [2010] 1 R.C.S. 6; Stemijon Investments Ltd. c. Canada (Procureur général).
DEMANDE de contrôle judiciaire de cinq décisions d’un juge‑arbitre ((2010), CUB 75657; (2010), CUB 75976; (2010), CUB 75977; (2010), CUB 75978; (2010), CUB 75979)) annulant les décisions du conseil arbitral de refuser des prestations d’assurance-emploi à cinq défendeurs individuels et d’accueillir les appels interjetés par ceux-ci. Demande accueillie, le juge Stratas, J.C.A., étant dissident.
ONT COMPARU
David A. Simpson pour la demanderesse.
Margaret McCabe et Marie Softley pour le défendeur le procureur général du Canada.
Paula Turtle pour les défendeurs Leonard Berthelette et autres.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Fillmore Riley LLP, Winnipeg, pour la demanderesse.
Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur le procureur général du Canada.
United Steelworkers, Toronto, pour les défendeurs Leonard Berthelette et autres.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
[1] La juge Dawson, J.C.A. : La principale question soulevée par la présente demande de contrôle judiciaire est celle de savoir si un employeur qui ne comparaît pas devant le conseil arbitral dans le cadre de l’appel interjeté par un employé d’une décision de la Commission de l’assurance‑emploi du Canada (la Commission) a le droit d’être avisé de tout appel interjeté de la décision rendue par le Conseil arbitral. Cette question est soulevée dans le contexte suivant.
Les faits
[2] Tembec Industries Inc. (Tembec) exploitait une usine de papier journal à Powerview-Pine Falls, au Manitoba. Tembec employait les cinq personnes physiques défenderesses (les employés défendeurs) à son usine de papier journal.
[3] La convention collective conclue entre Tembec et l’agent négociateur qui représentait certains de ses employés (dont les employés défendeurs) a expiré le 31 août 2009. Le 1er septembre 2009, Tembec a mis en lock‑out les employés de l’unité de négociation qui travaillaient à son usine. Par ordonnance en date du 13 janvier 2010, la Commission du travail du Manitoba a ordonné à Tembec de mettre immédiatement fin au lock‑out.
[4] À la suite du lock‑out, les employés défendeurs ont réclamé des prestations d’assurance‑emploi en vertu de la Loi sur l’assurance‑emploi, L.C. 1996, ch. 23 (la Loi). Leurs demandes de prestations d’assurance‑emploi pour la période comprise entre le 1er septembre 2009 et le 13 janvier 2010 ont été refusées en application du paragraphe 36(1) de la Loi, qui dispose :
36. (1) Sous réserve des règlements, le prestataire qui a perdu un emploi ou qui ne peut reprendre un emploi en raison d’un arrêt de travail dû à un conflit collectif à l’usine, à l’atelier ou en tout autre local où il exerçait un emploi n’est pas admissible au bénéfice des prestations avant : a) soit la fin de l’arrêt de travail; b) soit, s’il est antérieur, le jour où il a commencé à exercer ailleurs d’une façon régulière un emploi assurable. [Non souligné dans l’original.] |
Conflits collectifs |
[5] Les employés défendeurs ont interjeté appel du rejet de leurs demandes de prestation devant le Conseil arbitral. Tembec a été avisée de la tenue des audiences devant le Conseil arbitral, mais n’y a pas participé. Le Conseil arbitral avait auparavant rejeté des appels interjetés par des employés de Tembec se trouvant dans une situation semblable. La Commission avait déjà soutenu devant le Conseil arbitral et soutenait toujours que les employés de Tembec n’avaient pas le droit de recevoir des prestations d’assurance‑emploi par application du paragraphe 36(1) de la Loi.
[6] Le 19 juillet 2010, le Conseil arbitral a rejeté, à la majorité, la demande de prestations de M. Berthelette. Un des membres du Conseil était dissident. Il s’appuyait sur l’ordonnance no 1474 [United Steel, Paper and Forestry, Rubber, Manufacturing, Energy, Allied Industrial and Service Workers International Union, Local 3-1375 and Tembec Industries Inc. (In the Matter of an Application by), no 339/09/LRA] par laquelle la Commission du travail du Manitoba avait fait observer que Tembec avait exprimé son intention [au paragraphe 17] [traduction] « de cesser toute activité à l’usine de papier journal de Pine Falls […] et d’arrêter l’exploitation active de son usine de Pine Falls ». Se fondant sur cette déclaration, le membre dissident a expliqué ce qui suit (non souligné dans l’original) :
[traduction] Toute personne raisonnable ne peut que conclure que, dans le cas de Tembec Industries, l’employeur a effectivement abandonné son rôle d’employeur au sens de la Loi et que, par application du paragraphe 36(1), le prétendu lock‑out des travailleurs de Tembec imposé le 1er septembre 2009 était en fait une mise à pied ou l’amorce de la liquidation des opérations avec l’éventuelle possibilité de vendre l’entreprise à un éventuel acheteur.
J’estime que le lock‑out du 1er septembre 2009 n’était pas motivé par un véritable conflit de travail, mais qu’il constituait en fait une mise à pied pour une période indéterminée, voire le début de la liquidation de l’entreprise.
Je conclus que la Commission n’aurait pas dû appliquer le paragraphe 36(1) au prestataire.
[7] Par décisions majoritaires, le Conseil arbitral a confirmé les décisions rendues par la Commission au sujet des quatre autres employés défendeurs.
[8] Le 11 août 2010, le Conseil arbitral a rendu trois décisions portant sur des employés de Tembec dans lesquelles il a jugé que ces employés avaient droit à des prestations d’assurance‑emploi (les décisions défavorables).
[9] Le 31 août 2010, les employés défendeurs ont interjeté appel devant un juge‑arbitre des décisions par lesquelles le conseil arbitral avait rejeté leurs demandes de prestations. Tembec n’a pas reçu d’avis de ces appels.
[10] Le 8 octobre 2010, Tembec a interjeté appel des décisions défavorables devant un juge‑arbitre.
[11] Le 13 octobre 2010, avant qu’une date d’audience ne soit fixée pour les appels interjetés par les employés défendeurs, la Commission a avisé ces derniers de ce qui suit (non souligné dans l’original) :
[traduction] La Commission a examiné la décision du conseil arbitral que vous avez portée en appel devant le juge‑arbitre. Bien que la décision définitive appartienne au juge‑arbitre, la Commission recommandera qu’il soit fait droit à votre appel.
Les appels que le juge‑arbitre tranche uniquement sur dossier connaissent habituellement leur dénouement plus tôt que les affaires pour lesquelles une audience a été demandée. Par conséquent, votre consentement à retirer votre demande d’audience devrait hâter le prononcé d’une décision définitive dans votre cas. Vous trouverez ci‑joint un formulaire et une enveloppe‑réponse pour votre commodité.
Pour accélérer le processus d’appel, nous sommes également disposés à aviser le juge‑arbitre par écrit que la Commission accepte que vous obteniez gain de cause dans votre appel. Sur réception du formulaire ci‑joint dûment rempli, nous le transmettrons au juge‑arbitre avec une note l’informant de la position de la Commission.
[12] Des copies de cette lettre ont été envoyées au registraire du Bureau du juge‑arbitre et au Community Unemployed Help Centre (un organisme qui aidait les employés défendeurs). Tembec n’a pas été informée du changement de position de la Commission, changement intervenu malgré ses trois appels en instance devant un juge‑arbitre.
[13] Le 15 novembre 2010, le juge‑arbitre en chef délégué (le juge‑arbitre) a rendu la décision suivante dans l’appel de M. Berthelette (CUB 75657 [U.I. (Re)]) :
Au vu des éléments de preuve présentés au conseil arbitral et compte tenu de la décision de la Commission de concéder l’appel en faveur du prestataire, j’annule par la présente la décision du conseil arbitral et j’accueille l’appel du prestataire.
[14] Le Bureau du juge‑arbitre a fourni une copie de cette décision à Tembec par lettre datée du 18 novembre 2010.
[15] Le juge‑arbitre a rendu le 17 décembre 2010 une décision identique dans les appels interjetés par les quatre autres employés défendeurs (CUB 75976 [M.U. (Re)]; CUB 75977 [N.H. (Re)], CUB 75978 [M.D. (Re)]; et CUB 75979 [H.X. (Re)]). Des copies de ces décisions ont été transmises à Tembec par lettres datées du 29 décembre 2010.
[16] Il s’agit des cinq ordonnances du juge‑arbitre qui font l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire. Par ordonnance datée du 19 avril 2011, notre Cour a accordé l’autorisation de contester les cinq ordonnances au moyen d’une seule demande, celle dont nous sommes actuellement saisis.
Questions en litige
[17] Selon Tembec, la question en litige est celle de savoir si les décisions rendues par le juge‑arbitre devraient être annulées au motif que ses droits à l’équité procédurale et à la justice naturelle ont été violés par suite du défaut de la Commission ou du Bureau du juge‑arbitre de l’aviser des appels interjetés devant le juge‑arbitre par les employés défendeurs.
[18] Les employés défendeurs soulèvent également une question. Ils soutiennent que Tembec n’a pas qualité pour présenter la présente demande étant donné qu’elle n’est pas directement touchée par les ordonnances sous examen, contrairement à ce qu’exige le paragraphe 18.1(1) [édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5; 2002, ch. 8, art. 27] de la Loi sur les Cours fédérales [L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 1 (mod., idem, art. 14)].
[19] À mon avis, la question centrale soulevée par la présente demande est celle de savoir si Tembec avait le droit, en vertu de la Loi ou du Règlement sur l’assurance‑emploi, DORS/96‑332 (le Règlement), de recevoir un avis des appels interjetés par les employés défendeurs devant le juge‑arbitre. Je vais examiner cette question avant d’aborder l’argument suivant lequel Tembec n’a pas qualité pour agir en l’espèce.
Examen des questions en litige
[20] La Loi précise, aux paragraphes 114(1) et 115(1) respectivement, qui peut interjeter appel de la décision de la Commission devant le conseil arbitral et qui peut interjeter appel des décisions du conseil arbitral devant un juge‑arbitre :
114. (1) Quiconque fait l’objet d’une décision de la Commission, de même que tout employeur d’un prestataire faisant l’objet d’une telle décision, peut, dans les trente jours suivants la date où il en reçoit communication, ou dans le délai supplémentaire que la Commission peut accorder pour des raisons spéciales dans un cas particulier, interjeter appel de la manière prévue par règlement devant le conseil arbitral. […] |
Appels devant un conseil arbitral |
115. (1) Toute décision d’un conseil arbitral peut, de plein droit, être portée en appel devant un juge‑arbitre par la Commission, le prestataire, son employeur, l’association dont le prestataire ou l’employeur est membre et les autres personnes qui font l’objet de la décision. [Non souligné dans l’original.] |
Appel à un juge-arbitre |
[21] En l’espèce, les employés défendeurs ou Tembec pouvaient interjeter appel des décisions défavorables de la Commission et du Conseil arbitral, et tant les employés défendeurs que Tembec ont de fait interjeté appel devant le juge‑arbitre des décisions rendues par le conseil arbitral.
[22] Le Règlement explique quant à lui la procédure à suivre pour mettre en état l’appel interjeté devant le conseil arbitral ou le juge‑arbitre. L’article 80 du Règlement autorise tant le prestataire que l’employeur à réclamer la tenue d’une audience devant un conseil arbitral, et ce, peu importe qui a introduit l’appel. Le conseil arbitral « donne à chacune des parties en cause dans un appel la possibilité de présenter ses arguments au sujet de toute affaire dont il est saisi » (paragraphe 83(1) du Règlement). La décision du conseil arbitral doit être communiquée par écrit « à l’appelant et aux autres parties en cause dans l’appel » (paragraphe 83(4) du Règlement).
[23] L’article 85 et les paragraphes 86(1), 86(2) et 87(1) du Règlement traitent des appels interjetés devant le juge‑arbitre :
85. (1) L’appel interjeté par la Commission en vertu de l’article 115 de la Loi :
a) est formulé par écrit;
b) comporte un exposé des moyens d’appel;
c) est déposé au bureau du juge‑arbitre.
(2) L’appel interjeté en vertu de l’article 115 de la Loi par un prestataire, un employeur, une association dont le prestataire ou l’employeur est membre ou toute autre personne qui fait l’objet de la décision du conseil arbitral :
a) est formulé par écrit;
b) comporte un exposé des moyens d’appel;
c) est déposé au bureau de la Commission auquel cette décision a été communiquée conformément au paragraphe 83(3).
(3) Dans les 60 jours suivant la date de dépôt de l’appel visé aux paragraphes (1) ou (2), la Commission prend les mesures suivantes :
a) elle prépare un dossier contenant à la fois :
(i) une copie de l’appel,
(ii) tous les documents étudiés par le conseil arbitral dans le cadre de l’appel,
(iii) la transcription, si elle existe, des témoignages recueillis par le conseil arbitral relativement à l’appel,
(iv) la décision écrite du conseil arbitral;
b) elle dépose le dossier au bureau du juge‑arbitre;
c) elle envoie par courrier une copie du dossier à chaque partie intéressée.
(4) La Commission peut déposer un exposé de ses observations et arguments relatifs à l’appel au bureau du juge‑arbitre et en envoyer une copie par courrier à chaque partie intéressée dans le délai prévu au paragraphe (3) ou dans le délai supplémentaire accordé par le juge‑arbitre en vertu de l’article 116 de la Loi.
(5) L’appelant ou toute personne ou association que l’appel ou son règlement intéresse directement peut, dans les 15 jours suivants la date de dépôt du dossier visé au paragraphe (3) ou dans le délai supplémentaire accordé par le juge‑arbitre en vertu de l’article 116 de la Loi, déposer un exposé de ses observations et arguments au bureau de la Commission où l’appel a été déposé; la Commission transmet aussitôt l’exposé au juge‑arbitre.
(6) Le juge‑arbitre décide si une personne ou une association est directement intéressée ou non à un appel visé aux paragraphes (1) ou (2) ou à son règlement.
(7) Sous réserve de l’article 86, le juge‑arbitre peut, après l’expiration du délai visé au paragraphe (5), rendre une décision en se fondant sur les documents déposés.
86. (1) L’appelant, la Commission ou toute personne ou association qu’une décision d’un conseil arbitral ou un appel de la décision intéresse directement peut demander par écrit au juge‑arbitre une audience, auquel cas celui‑ci fait droit à la demande.
(2) Malgré le paragraphe (1), le juge‑arbitre peut ordonner à tout moment la tenue d’une audience.
[…]
87. (1) La décision du juge‑arbitre est consignée et une copie en est envoyée aux personnes suivantes :
a) l’appelant;
b) la Commission;
c) toute personne ou association qu’intéresse directement la décision;
d) toute autre personne ou association indiquée par le juge‑arbitre. [Non souligné dans l’original.]
[24] Voici les points à retenir de ces dispositions :
i. Après que le prestataire ou son employeur a interjeté appel de la décision du conseil arbitral, la Commission doit préparer un dossier contenant certains documents et ce dossier doit être envoyé par courriel « à chaque partie intéressée » (alinéa 85(3)c)).
ii. La Commission doit envoyer par courrier une copie de l’exposé des observations « à chaque partie intéressée » (paragraphe 85(4)).
iii. Une fois ces formalités accomplies, « l’appelant ou toute personne ou association que l’appel ou son règlement intéresse directement » peut déposer un exposé de ses observations et arguments (paragraphe 85(5)).
iv. Le juge‑arbitre décide si une personne ou une association « est directement intéressée ou non à un appel » (paragraphe 85(6)).
v. L’appelant, la Commission ou toute personne ou association qu’une décision du conseil arbitral ou un appel de la décision intéresse directement peut demander au juge‑arbitre une audience (paragraphe 86(1)).
vi. Une fois rendue, la décision du juge‑arbitre est transmise à l’appelant, à la Commission, « à toute personne ou association qu’intéresse directement la décision » ainsi qu’à « toute autre personne ou association indiquée par le juge‑arbitre » (paragraphe 87(1)).
[25] Il ressort de cet examen du Règlement qu’il convient d’établir une distinction entre les entités qui sont « intéressées » à un appel et celles que « l’appel intéresse directement ». Les personnes « intéressées » à un appel ont le droit de participer à l’audience du conseil arbitral et d’être avisées par écrit de la décision de ce dernier (paragraphe 83(4)). Elles ont également le droit de recevoir un dossier ainsi qu’un exposé des observations et déclarations déposé par la Commission (alinéa 85(3)c) et paragraphe 85(4)). L’appelant et les personnes ou les associations ont le droit de participer à l’audience devant le juge‑arbitre (paragraphe 85(5)).
[26] Dans la présente demande, la question devient donc celle de savoir si l’employeur est une partie « intéressée » au sens du paragraphe 83(4) et de l’alinéa 85(3)c) du Règlement.
[27] La Loi n’impose aucune restriction au droit de l’employeur du prestataire d’interjeter appel devant un conseil arbitral ou un juge‑arbitre. L’employeur du prestataire se voit reconnaître le droit d’interjeter appel « de plein droit […] devant un juge‑arbitre ». L’appel de plein droit ne dépend d’aucune façon de la participation de l’employeur à l’audience du conseil arbitral.
[28] Compte tenu du droit que la loi reconnaît à l’employeur d’interjeter appel devant le Conseil arbitral de la décision de la Commission visant l’un de ses employés (article 114 de la Loi) et du droit que la Loi lui reconnaît d’interjeter appel « de plein droit » de la décision du Conseil arbitral devant le juge‑arbitre (article 115 de la Loi), je conclus que l’employeur est une partie intéressée au sens du paragraphe 83(4) et de l’alinéa 85(3)c) du Règlement.
[29] Il découle de cette conclusion que Tembec avait le droit d’être avisée de toutes les décisions rendues par le Conseil arbitral au sujet de ses employés et qu’elle avait le droit de recevoir le dossier préparé par la Commission et déposé auprès du juge‑arbitre. Le défaut de se conformer au paragraphe 83(4) et à l’alinéa 85(3)c) du Règlement violait les droits procéduraux reconnus à Tembec.
[30] Comme les décisions du juge‑arbitre en litige dans la présente demande ont été rendues en violation des droits procéduraux de Tembec, ces décisions devraient être annulées de manière à accorder à Tembec la possibilité d’exercer les droits que lui reconnaissent la Loi et le Règlement.
[31] Pour rendre cette décision, il n’est pas nécessaire que je réponde à la question de savoir si les appels interjetés devant le juge‑arbitre intéressent directement Tembec et je ne le ferai pas. Si la qualité pour agir de Tembec est de nouveau soulevée, le juge‑arbitre pourra se prononcer sur cette question. Il suffit, pour trancher la présente demande, de conclure que Tembec a les droits que je viens d’exposer, lesquels lui permettront d’aborder toute question qui peut être soulevée au sujet de son intérêt direct dans les appels.
[32] Il s’ensuit également que, comme les droits procéduraux qui lui sont reconnus par le Règlement ont été violés, Tembec était directement touchée par les décisions en litige rendues par le juge‑arbitre, de telle sorte qu’elle a qualité pour agir au sens du paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales. La décision du juge‑arbitre empêchait à tout le moins Tembec de soutenir que la question en litige devant le juge‑arbitre l’intéressait directement.
Conclusion
[33] Pour ces motifs, je ferais droit à la demande de contrôle judiciaire, j’annulerais les décisions du juge‑arbitre en chef délégué, et je condamnerais le procureur général du Canada à payer les dépens de Tembec. Tembec a demandé les dépens sur une base avocat‑client, mais rien dans le dossier ne justifie de s’écarter de la règle 407 des Règles. Je suis par conséquent d’avis d’ordonner qu’à défaut d’entente, les dépens soient taxés en conformité avec la colonne III du tableau du tarif B des Règles des Cours fédérales [DORS/98-106, règle 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 2)].
Le juge Pelletier, J.C.A. : Je suis d’accord.
* * *
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
[34] Le juge Stratas, J.C.A. (dissident) : Je souscris à l’exposé que ma collègue a fait des faits et des questions en litige. Ma collègue est partie du principe que la norme de contrôle applicable était celle de la décision correcte et je suis du même avis. Je suis également d’accord pour dire que le point de départ en l’espèce est le libellé clair du texte législatif applicable. Toutefois, l’économie et l’objet des dispositions législatives en question m’amènent à une interprétation différente de la loi. De plus, j’interprète le texte législatif quelque peu différemment de ma collègue et, si les divergences sont mineures, elles entraînent néanmoins des conséquences importantes sur l’issue du présent appel.
[35] Pour ces motifs, j’arrive à un résultat différent. Je rejetterais la demande de contrôle judiciaire de Tembec avec dépens.
A. L’employeur peut‑il toujours interjeter appel de toute décision d’un conseil arbitral?
[36] Aux termes du paragraphe 115(1) de la Loi, la décision d’un conseil arbitral « peut, de plein droit, être portée en appel devant un juge‑arbitre » par l’« employeur » ou par d’autres personnes. Est‑ce qu’il s’ensuit pour autant que l’employeur peut interjeter appel devant le juge‑arbitre de toute décision rendue par un conseil arbitral au sujet d’un employé? Le mot « peut » au paragraphe 115(1) a‑t‑il une importance?
[37] J’estime que l’économie de la Loi fournit quelques indications à ce sujet. De nombreuses questions différentes peuvent être soulevées en vertu de la Loi. Bon nombre d’entre elles peuvent donner ouverture à un appel en vertu du paragraphe 115(1) de la Loi. Certaines d’entre elles peuvent intéresser l’employeur, mais d’autres, non.
[38] Par exemple, les employeurs ont un intérêt en ce qui concerne les amendes auxquelles la Commission les condamne (paragraphe 39(1) de la Loi p. ex.), mais ils n’ont aucun intérêt quant à la question de savoir si un prestataire était « fondé » à présenter tardivement sa demande de prestations.
[39] Le législateur aurait pu prévoir dans la Loi des dispositions expresses précisant qui peut interjeter appel sur une question déterminée (c.‑à‑d. qui a un intérêt véritable en ce qui concerne la question), à quelles conditions les parties intéressées peuvent intervenir, et ainsi de suite. Mais, compte tenu du grand nombre de questions qui peuvent être soulevées en vertu de la Loi, on se retrouverait devant une quantité innombrable de dispositions prévoyant divers régimes d’appel qui s’appliqueraient dans différentes situations.
[40] Une autre solution — celle que, selon moi, le législateur a adoptée aux articles 111 à 123 de la Loi — consiste à édicter une série de dispositions succinctes précisant les règles générales régissant les appels, règles qui peuvent s’appliquer, mais qui ne s’appliquent pas nécessairement, dans un cas particulier. Les employeurs « peuvent », en principe, interjeter appel d’une question en vertu du paragraphe 115(1), mais leur droit d’interjeter appel dans un cas déterminé dépend de la réponse à la question de savoir s’ils ont qualité ou non pour faire appel.
[41] Le concept de la qualité pour agir est bien établi dans notre système de justice. Seuls ceux qui ont un intérêt véritable et légitime quant à une question peuvent agir en justice ou être avisés de l’existence d’une instance.
[42] Le concept de la qualité pour agir vaut pour tout type d’instance — judiciaire, administrative ou réglementaire — (Ligue des droits de la personne de B’Nai Brith Canada c. Canada, 2010 CAF 307, et La compagnie Rothhmans de Pall Mall Canada Limitée c. Le minitre du Revenu national, [1976] 2 C.F. 500 (C.A.)) (pour avoir un intérêt direct pour agir, le plaideur doit démontrer que les droits que la loi lui reconnaît ont été affectés, qu’on lui a imposé certaines obligations juridiques ou encore qu’il a subi un préjudice); Hy and Zel’s Inc. c. Ontario (Procureur général); Paul Magder Furs Ltd. c. Ontario (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 675; Conseil canadien des Églises c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 236; et Finlay c. Canada (Ministre des Finances), [1986] 2 R.C.S. 607 (l’obligation de la « qualité pour agir » vise à écarter ce que la Cour suprême appelle les « trouble‑fête »); Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, au paragraphe 25 (l’existence d’un intérêt véritable et légitime renforce le droit d’être avisé et de participer); Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342 (il faut notamment avoir un intérêt véritable et légitime pour pouvoir présenter sa cause, à défaut de considérations d’intérêt public); Solosky c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 821 (un jugement déclaratoire ne peut être prononcé qu’en réponse à des questions véritables et non à des questions hypothétiques).
[43] Compte tenu du rôle fondamental que joue la qualité pour agir dans notre système de justice, il faut présumer que le paragraphe 115(1) de la Loi, la succincte disposition d’appel, a été édicté en complément de l’obligation d’avoir la qualité pour agir. Le paragraphe 115(1) de la Loi n’a pas pour effet d’exclure l’obligation relative à la qualité pour agir.
[44] Par conséquent, le paragraphe 115(1) de la Loi ne signifie pas que tout employeur peut interjeter appel sur toute question prévue par la Loi. Le paragraphe 115(1) ne remplace pas le concept fondamental suivant lequel seules les personnes ayant un intérêt véritable et légitime peuvent être informées des décisions ou se voir reconnaître la qualité pour ester en justice. Une personne ne peut interjeter appel en vertu du paragraphe 115(1) que si elle a un intérêt véritable et légitime dans l’affaire.
B. Conséquences de cette interprétation
[45] Suivant cette interprétation, il existe à mon avis quatre scénarios différents dans lesquels le défaut de l’employeur d’avoir qualité pour agir peut mettre un terme à l’affaire, sous réserve d’un contrôle judiciaire ultérieur demandé par l’employeur.
[46] En premier lieu, l’employeur qui n’a pas d’intérêt véritable et légitime dans une affaire n’est pas une « partie en cause dans l’appel » et par conséquent, il n’est pas nécessaire qu’il soit avisé de la décision du conseil arbitral en vertu du paragraphe 83(4) du Règlement.
[47] Néanmoins, l’employeur peut être mis au courant de la décision rendue par un conseil arbitral et tenter d’interjeter appel devant le juge‑arbitre en vertu du paragraphe 85(3) du Règlement. En pareil cas, il y a trois autres situations dans lesquelles le défaut de qualité pour agir de l’employeur peut mettre un terme à l’affaire, sous réserve d’un contrôle judiciaire ultérieur :
• Aux termes du paragraphe 85(3) du Règlement, la Commission est obligée de préparer un dossier d’appel, de le communiquer aux parties intéressées et de le déposer auprès du juge‑arbitre, mais uniquement lorsqu’il y a un « appel ». S’il est évident pour la Commission, à la lecture des moyens invoqués dans l’avis d’appel de l’employeur, que ce dernier n’a pas d’intérêt véritable et légitime dans l’appel, la Commission peut conclure qu’il n’y a pas d’« appel » valide. En pareil cas, la Commission n’est pas obligée d’aller plus loin et l’appel que l’employeur a tenté d’interjeter se termine là.
• Si la Commission ne tient pas compte de l’absence d’intérêt véritable et légitime de l’employeur, transmet le dossier aux parties intéressées et le dépose auprès du juge‑arbitre, ce dernier pourra dès lors se poser la question de la qualité de l’employeur pour interjeter appel en vertu du paragraphe 115(1) de la Loi. En pareil cas, le juge‑arbitre peut tenir sans délai une audience sur la question et refuser à l’employeur la qualité pour agir dans le cadre de l’appel (paragraphe 86(2) du Règlement).
• Si le juge‑arbitre n’aborde pas dès le départ la question de la qualité pour agir de l’employeur en vertu du paragraphe 115(1) de la Loi, la partie intimée peut contester la qualité pour agir de l’employeur dans le cadre de ses arguments sur le fond de l’appel et le juge‑arbitre peut trancher la question.
[48] Dans la mesure où l’employeur a un intérêt véritable et légitime dans l’affaire, mais qu’il n’a pas été avisé de la décision du conseil arbitral, le juge‑arbitre peut quand même lui reconnaître le droit de participer à l’audience en vertu des paragraphes 83(4) ou 85(5) du Règlement ou de l’alinéa 85(3)c) du Règlement. S’il ne lui reconnaît pas ces droits et qu’il aurait dû le faire, l’employeur peut présenter une demande de contrôle judiciaire de la décision du juge‑arbitre.
C. L’interprétation contraire
[49] Suivant l’interprétation contraire des dispositions législatives qui nous intéressent en l’espèce, le paragraphe 115(1) permet à tout employeur, et évidemment à tout appelant éventuel visé à cet article, d’interjeter appel devant le juge‑arbitre dans toute situation. Dès lors que l’appel a été interjeté, l’article 85 du Règlement permet toutefois explicitement au juge‑arbitre d’empêcher l’employeur qui n’a pas d’intérêt véritable et légitime dans l’affaire de faire valoir son point de vue. Je rejette cette interprétation contraire.
[50] Aux termes du paragraphe 85(5) du Règlement « l’appelant [p. ex. l’employeur] ou toute personne ou association que l’appel ou son règlement intéresse directement » peut présenter ses arguments. L’expression « que l’appel ou son règlement intéresse directement » s’applique‑t‑elle à « toute personne ou association » ou à la fois à « l’appelant » et à « toute personne ou association »? En d’autres termes, l’exigence de l’intérêt direct s’applique‑t‑elle à « l’appelant »?
[51] À mon avis, non. Le paragraphe 85(6) du Règlement répond à cette question. Il prévoit que le juge‑arbitre décide si « une personne ou une association est directement intéressée ou non à un appel visé aux paragraphes (1) ou (2) ». Le paragraphe 85(6) n’autorise pas le juge‑arbitre à décider si « l’appelant » est directement intéressé à l’appel.
[52] On trouve une confirmation supplémentaire de cette interprétation ailleurs dans le Règlement. Le juge‑arbitre doit communiquer sa décision « à toute personne ou association qu’intéresse directement la décision » (alinéa 87(1)c) du Règlement). Le juge‑arbitre doit également communiquer la décision à « l’appelant » (alinéa 87(1)a) du Règlement). Le mot « appelant » n’est pas modifié par l’expression « qu’intéresse directement la décision ».
[53] Par conséquent, l’article 85 du Règlement ne permet pas explicitement au juge‑arbitre d’empêcher l’employeur qui n’a pas un intérêt véritable et légitime dans l’affaire de faire valoir son point de vue.
D. Mon interprétation versus l’interprétation contraire : quelle importance cela a‑t‑il?
[54] Si l’on suppose pour le moment que l’interprétation que je retiens et celle que j’ai appelée « l’interprétation contraire » sont toutes les deux plausibles, on est en droit de se demander quelles en sont les indicences. Après tout, suivant chacune de ces interprétations, les employeurs qui n’ont pas d’intérêt véritable et légitime sont écartés.
[55] À mon avis, les incidences peuvent être très différentes quant au moment où l’appelant qui n’a pas d’intérêt véritable et légitime — ce que la Cour suprême appelle un « trouble‑fête » dans les arrêts Hy and Zel’s, Conseil canadien des Églises et Finlay — pourrait être écarté et au nombre de possibilités qui permettent d’écarter ce « trouble‑fête ».
[56] Mon interprétation a le mérite de permettre d’écarter les trouble‑fête dès que possible et dans un grand nombre de cas possibles. Il pourrait s’ensuivre que le trouble‑fête ne sera jamais avisé de la décision rendue par le conseil arbitral. Ou il pourrait être écarté dès le départ lorsque la Commission prépare le dossier, ou encore peu de temps après que le juge‑arbitre est saisi de l’appel et perçoit un problème en ce qui concerne la qualité pour agir de l’appelant. Il pourrait également être éconduit plus tard par suite des observations présentées par le défendeure au juge‑arbitre sur le fond. Suivant l’interprétation contraire, il n’y a qu’un seul moment où l’on peut écarter les trouble‑fête, si tant est qu’on réussisse à le faire.
[57] Mon interprétation s’accorde avec les objectifs généraux de la Loi. Lorsqu’on se livre à une interprétation de la Loi, on doit tenir compte de ses objectifs généraux (Merck Frosst Canada Ltée c. Canada (Santé), 2012 CSC 3, [2012] 1 R.C.S. 23, au paragraphe 64; Re Rizzo & Rizzo Shoes Ltd., [1998] 1 R.C.S. 27, au paragraphe 21).
[58] La Loi vise à procurer dès que possible des prestations aux chômeurs qui remplissent les conditions prévues par Loi, qui doit donc être interprétée de façon libérale pour atteindre cet objectif (Abrahams c. Procureur général du Canada, [1983] 1 R.C.S. 2, à la page 10. La Loi « vise à détourner les questions relatives à l’assurance‑emploi du système judiciaire pour les diriger vers les mécanismes d’arbitrage plus informels, plus spécialisés et plus efficaces mis en place par le législateur » (Steel c. Canada (Procureur général), 2011 CAF 153, [2013] 1 R.C.F. 143, au paragraphe 75, le juge Stratas (motifs concourants). En établissant la procédure à suivre dans le cadre de ce régime administratif, on doit présumer que le législateur recherchait l’efficacité et l’efficience. Le libellé de la Loi devrait être interprété en tenant compte de ces objectifs (Chrysler Canada Ltd. c. Canada (Tribunal de la concurrence), [1992] 2 R.C.S. 394; Lignes aériennes Canadien Pacifique Ltée c. Assoc. canadienne des pilotes des lignes aériennes, [1993] 3 R.C.S. 724).
[59] Par conséquent, les présentes dispositions législatives devraient être interprétées de manière à exclure, dans toute la mesure du possible et dès que possible, les trouble‑fête. Sinon, les objectifs consistant à faciliter l’accès aux prestations aux personnes qui le méritent et celui de l’efficacité du système seront mis en péril. D’ailleurs, il est facile de pressentir les effets funestes et pernicieux éventuels que représenterait le fait de permettre à des personnes qui n’ont pas d’intérêt véritable et légitime d’interjeter appel, de laisser les choses traîner et d’empêcher les prestataires qui le méritent de toucher les prestations auxquelles ils ont droit.
E. L’affaire dont nous sommes saisis
[60] Dans l’affaire qui nous est soumise, un employeur, Tembec, affirme qu’il a le droit d’être avisé de la décision du conseil arbitral et d’interjeter appel de cette décision.
[61] Toutefois, dans les observations écrites qu’elle a soumises à notre Cour, Tembec n’a mentionné aucun intérêt véritable et légitime qui lui permettrait d’interjeter appel devant le juge‑arbitre.
[62] Pressée de questions à l’audience, Tembec a laissé entendre de façon vague et sans invoquer d’éléments au dossier qu’il était nécessaire qu’elle participe à l’audience devant le juge‑arbitre pour des raisons de « réputation ». Les préoccupations que Tembec a exprimées au sujet de sa réputation seraient associées au fait que le juge‑arbitre risque d’appliquer contre elle la décision de la Commission du travail du Manitoba sur la question du lock‑out des employés.
[63] Toutefois, Tembec n’a pas demandé le contrôle judiciaire de la décision de la Commission. Elle est donc liée par cette décision, à défaut de circonstances exceptionnelles qui n’existent pas en l’espèce (Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44, [2001] 2 R.C.S. 460). Toute tentative que ferait Tembec devant le juge‑arbitre en vue de contester la décision de la Commission serait considérée comme une contestation incidente de cette décision et serait qualifiée d’abus de procédure (R. c. Consolidated Maybrun Mines Ltd., [1998] 1 R.C.S. 706; Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, 2003 CSC 63, [2003] 3 R.C.S. 77).
[64] Tembec n’a pas été en mesure de signaler d’instances ou d’affaires ultérieures qui la concerneraient et sur lesquelles la décision du juge‑arbitre pourrait avoir une incidence. En tout état de cause, si Tembec ne peut se voir reconnaître la qualité de partie devant le juge‑arbitre, la décision de ce dernier ne saurait avoir d’incidence sur Tembec dans le cadre d’une instance ou affaire ultérieure (voir, p. ex., Minott c. O’Shanter Development Co. (1999), 42 O.R. (3d) 321 (C.A.)).
[65] Par conséquent, vu l’ensemble des faits de la présente affaire, Tembec n’a aucun intérêt légitime ou véritable à faire valoir devant le juge‑arbitre. Tembec est un trouble‑fête. Elle n’avait aucune raison d’intervenir devant le juge‑arbitre, sauf peut‑être pour s’opposer à la décision de la Commission du travail du Manitoba, ce qu’il ne lui était pas loisible de faire.
[66] Si on l’interprète correctement, la Loi n’exige pas que l’on avise de quoi que ce soit les trouble‑fête ou qu’on leur reconnaisse des droits de participation. Je conclus donc que Tembec n’avait pas le droit d’être avisée de la décision du conseil arbitral et qu’elle n’a pas le droit d’interjeter appel de cette décision.
[67] Qui plus est, pour les motifs qui ont été exposés, Tembec n’avait pas une qualité pour agir suffisamment directe pour pouvoir contester la décision du juge‑arbitre devant notre Cour en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F‑7.
[68] Enfin, compte tenu du fait que le seul moyen que Tembec entendait faire valoir devant le juge‑arbitre était de contester ou de remettre en question la décision de la Commission du travail du Manitoba — alors qu’il ne lui était pas loisible de le faire —, tout défaut de l’aviser de la décision du conseil arbitral ou de lui accorder le droit de participer à l’audience devant le juge‑arbitre ne tire pas à conséquence. Par conséquent, dans la mesure où Tembec a le droit de demander un bref de certiorari en ce qui concerne la présente demande de contrôle judiciaire, nous devrions exercer notre pouvoir discrétionnaire pour refuser d’accorder un tel bref (Mobil Oil Canada Ltd. c. Office Canada‑Terre‑Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 R.C.S. 202; Mines Alerte Canada c. Camada (Pêches et Océans), 2010 CSC 2, [2010] 2 R.C.S. 6; Stemijon Investments Ltd. c. Canada (Procureur général), 2011 CAF 299).
[69] Par conséquent, pour les motifs qui ont été exposés, je rejetterais avec dépens la demande de contrôle judiciaire de Tembec.