A-302-12
A-457-12
2013 CAF 28
Tervita Corporation, Complete Environmental Inc. et Babkirk Land Services Inc. (appelants)
c.
Commissaire de la concurrence, Karen Louise Baker, Ronald John Baker, Kenneth Scott Watson, Randy John Wolsey et Thomas Craig Wolsey (intimés)
Répertorié : Tervita Corporation c. Canada (Commissaire de la concurrence)
Cour d’appel fédérale, juges Evans, Stratas et Mainville, J.C.A.—Toronto, 10 et 11 décembre 2012; Ottawa, 11 février 2013.
Note de l’arrêtiste : La Cour suprême du Canada a accordé l’autorisation d’en appeler de cette décision le 11 juillet 2013.
Concurrence — Appels visant une ordonnance de dessaisissement prononcée par le Tribunal de la concurrence en application de l’art. 92 de la Loi sur la concurrence — Le Tribunal a conclu que le fusionnement proposé était susceptible de nuire sensiblement à la concurrence dans le milieu des services d’enfouissement sécuritaire du Nord-Est (N.-E.) de la Colombie‑Britannique — L’appelante Tervita Corporation exploitait deux sites d’enfouissement sécuritaire dans le N.-E. de la Colombie‑Britannique — Un autre site d’enfouissement (le site Babkirk) était exploité par Babkirk Land Services Inc. (BLS) — Les intimés (les vendeurs) ont acquis BLS par l’entremise d’une nouvelle personne morale (Complete Environmental Inc.) — Les vendeurs ont par la suite vendu leurs actions de Complete à Tervita — La commissaire de la concurrence s’est opposée à la transaction qu’elle jugeait susceptible de nuire sensiblement à la concurrence dans le milieu des services d’enfouissement sécuritaire du N.-E. de la Colombie‑Britannique et a demandé au Tribunal d’ordonner l’annulation de la transaction, ou d’ordonner à Tervita de se départir de Complete ou de BLS — Le Tribunal a conclu, au titre de l’art. 92, que le fusionnement contesté visait selon toute vraisemblance à empêcher sensiblement la concurrence — Il a également conclu, au titre de l’art. 96 de la Loi, qu’aucun gain en efficience ou que des gains négligeables justifiaient qu’aucune ordonnance ne soit rendue en application de l’art. 92 — Les questions en l’espèce portaient sur les erreurs qu’aurait commises le Tribunal dans son analyse au titre des art. 92 et 96 — Le Tribunal a erré et manqué aux principes d’équité procédurale en tenant compte de la quantification de la « perte sèche » par la commissaire en vertu de l’art. 96 — Le Tribunal aurait dû conclure que la « perte sèche » n’avait pas été quantifiée correctement — Le Tribunal a également commis une erreur lorsqu’il a favorisé une démarche de pondération subjective pour déterminer si les gains en efficience neutralisaient les effets anticoncurrentiels aux termes de l’art. 96 — L’analyse globale de la neutralisation prévue à l’art. 96 doit être aussi objective que possible et, lorsqu’il est impossible de faire une appréciation objective, cette appréciation se doit d’être raisonnable — Compte tenu des erreurs du Tribunal, une nouvelle analyse de la question a été effectuée — Le fusionnement, en l’espèce, n’a permis de réaliser que des gains en efficience négligeables tout en permettant à Tervita de conserver et même de renforcer sa situation de monopole dans le secteur géographique en question — Ces gains négligeables ne sauraient neutraliser des effets anticoncurrentiels connus, même lorsque la valeur à accorder à ces effets demeure inconnue — Appels rejetés.
Il s’agissait d’appels visant une ordonnance de dessaisissement prononcée par le Tribunal de la concurrence (le Tribunal) en application de l’article 92 de la Loi sur la concurrence au motif que le fusionnement proposé était susceptible de nuire sensiblement à la concurrence dans le milieu des services d’enfouissement sécuritaire du Nord-Est (N.-E.) de la Colombie‑Britannique.
Les exploitations pétrolières et gazières du N.-E. de la Colombie‑Britannique produisent des déchets dangereux, qui doivent être éliminés conformément au cadre réglementaire. Une des méthodes d’élimination privilégiées consiste à transporter les déchets par camion jusqu’à un site d’enfouissement sécuritaire. Quatre permis de site d’enfouissement spécialisé ont été délivrés dans le N.-E. de la Colombie‑Britannique. Deux de ces permis visent les sites d’enfouissement Silverberry et Northern Rockies que l’appelante, Tervita Corporation (Tervita), anciennement connue sous le nom CCS Corporation, possède ou exploite. Un troisième permis concerne le site de Peejay, aménagé par une collectivité autochtone. Cependant, ce site ne possède toujours pas d’installations d’enfouissement sécuritaire. Le quatrième permis vise le site Babkirk, situé à environ 81 km au nord-ouest du site d’enfouissement sécuritaire Silverberry de Tervita. C’est l’acquisition du site Babkirk par Tervita qui a déclenché l’intervention de la commissaire et qui est au cœur de la décision du Tribunal.
Le site Babkirk était exploité par Babkirk Land Services Inc. (BLS). En 2008, un groupe composé des intimés (les «vendeurs») a acquis toutes les actions de BLS par l’entremise d’une nouvelle personne morale, Complete Environmental Inc. (Complete). Les vendeurs avaient l’intention d’exploiter le site Babkirk principalement comme installation de biorestauration. Ils étaient confiants en leur capacité de rentabiliser leur installation de biorestauration au site Babkirk dans la mesure où ils ajouteraient à ce service une installation d’enfouissement sécuritaire capable de stocker les déchets impossibles à valoriser par la biorestauration.
Par la suite, les vendeurs ont décidé de vendre leurs actions de Complete à Tervita, en 2010. Toutefois, avant la conclusion de la vente, la commissaire de la concurrence a informé les parties qu’elle s’opposait à la transaction, qu’elle jugeait susceptible de nuire sensiblement à la concurrence dans le milieu des services d’enfouissement sécuritaire du N.-E. de la Colombie-Britannique. Peu après la conclusion de la vente, la commissaire a demandé au Tribunal, en application de l’article 92, d’ordonner l’annulation de la transaction, ou encore d’ordonner à Tervita de se départir de Complete ou de BLS.
Le Tribunal a conclu que sans le fusionnement, l’installation de biorestauration proposée au site Babkirk n’aurait pas été rentable et qu’en octobre 2012 ou avant, les vendeurs auraient tenté d’accroître leurs revenus en acceptant davantage de déchets dans leur site d’enfouissement sécuritaire. Il a en outre estimé que d’ici le printemps 2013, les vendeurs auraient commencé à exploiter un site d’enfouissement sécuritaire à service complet et qu’en conséquence, le site Babkirk et les sites d’enfouissement sécuritaires de Tervita se seraient livré une concurrence directe, sérieuse et sensible au plus tard au printemps 2013. Le Tribunal a estimé qu’aucun autre acteur ne proposait de s’installer dans la zone contestable et que la pénétration du marché pertinent comportait des obstacles considérables. Il a donc conclu que le fusionnement contesté visait selon toute vraisemblance à empêcher sensiblement la concurrence dans les services d’enfouissement sécuritaire, à tout le moins dans la zone contestable et au plus tard au printemps 2013.
Le Tribunal a signalé qu’en vertu de l’article 96 de la Loi sur la concurrence (qui prévoit que le Tribunal ne rend pas l’ordonnance prévue à l’article 92 dans les cas où le fusionnement entraîne des gains en efficience), il est nécessaire de procéder comme suit : a) cerner et, si possible, quantifier les gains en efficience qui résulteront du fusionnement; b) cerner et, si possible, quantifier les effets du fusionnement; c) déterminer si ces gains en efficience surpasseront et neutraliseront ces effets. Le Tribunal a signalé en outre qu’il incombait à la commissaire de prouver l’ampleur des effets anticoncurrentiels qui résulteraient du fusionnement, s’ils étaient quantifiables, même approximativement, de même que les effets anticoncurrentiels qualitatifs ou non quantifiables. De son côté, Tervita devait établir que les gains en efficience susceptibles de résulter du fusionnement surpasseraient ou neutraliseraient vraisemblablement ces effets.
Le Tribunal a conclu qu’en l’espèce, il n’y avait aucun gain en efficience ou que ceux-ci étaient négligeables. En ce qui concerne les effets du fusionnement, le Tribunal s’est dit convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que la méthode de calcul adoptée par l’expert de la commissaire et les chiffres employés pour estimer la « perte sèche » probable étaient raisonnables aux fins de l’évaluation des effets pour l’application de l’article 96 par le Tribunal. Tout en reconnaissant les lacunes de cette méthode de calcul de la « perte sèche », le Tribunal a quand même conclu qu’elle permettait d’obtenir une estimation « approximative » suffisamment fiable pour les besoins du Tribunal. Sur la question des effets qualitatifs découlant du fusionnement, le Tribunal a reconnu que la réduction des redevances de déversement qui résulterait de la concurrence entre Silverberry et Babkirk inciterait les producteurs de déchets du N.-E. de la Colombie-Britannique à assainir davantage les sites contaminés laissés à l’abandon. Le Tribunal a également reconnu la réduction des « propositions de valeur » au titre d’effet qualitatif. Selon lui, la concurrence du site Babkirk pousserait Tervita à offrir à certains de ses clients des forfaits avantageux incluant d’autres services, ce qui entraînerait une baisse du prix total des services de gestion des déchets utilisés par ces clients. Enfin, en ce qui a trait à la neutralisation des effets, le Tribunal a jugé que les effets anticoncurrentiels quantifiés surpassaient les gains en efficience quantifiés. À titre subsidiaire, l’ensemble des effets anticoncurrentiels qualitatifs surpasserait les gains en efficience réalisés par le fusionnement, quelle que soit l’approche raisonnable retenue.
Un certain nombre d’erreurs qui auraient été commises par le Tribunal dans son analyse au titre des articles 92 et 96 de la Loi étaient en cause. Plus particulièrement, les erreurs qu’aurait commises le Tribunal étaient les suivantes : le Tribunal s’est fondé sur une thèse qui n’avait pas été plaidée en l’espèce; il a élargi son analyse de la pénétration éventuelle du marché au-delà de la période visée par le fusionnement contesté; il s’est livré à des spéculations au sujet de futurs événements possibles; il a inversé le fardeau de la preuve et l’a transféré de Tervita aux vendeurs; il a tenu compte de la quantification de la « perte sèche » effectuée par la commissaire, et ce, malgré le fait qu’il avait conclu que la commissaire ne s’était pas acquittée du fardeau qui lui incombait d’établir cette quantification; il n’a pas tenu compte des gains en efficience procurés par une année de transport et d’expansion du marché grâce au fusionnement; il a appliqué une méthode de neutralisation qui favorisait les effets anticoncurrentiels en se fondant sur une appréciation déraisonnable et subjective d’effets qualitatifs non quantifiables.
Arrêt : les appels doivent être rejetés.
Le Tribunal n’a pas fondé sa décision sur une thèse qui n’a pas été plaidée. La faisabilité de l’entreprise de biorestauration sur le site Babkirk était une question qui avait été carrément soumise au Tribunal, tout comme celle de savoir si Complete était un « nouveau venu prêt à pénétrer le marché » des sites d’enfouissement sécuritaire après la fin de l’exploitation de son entreprise de biorestauration. Dans tous les cas, les appelants n’ont pas subi un préjudice du fait que ces questions ont été examinées et tranchées par le Tribunal.
Le Tribunal pouvait élargir l’analyse qu’il effectuait au titre de l’article 92 au-delà de la date du fusionnement. L’analyse requise pour examiner un fusionnement sous l’angle de l’empêchement de la concurrence aux termes de l’article 92 est nécessairement prospective. Le Tribunal avait donc raison de conclure qu’il fallait envisager la « pénétration prochaine » en tenant compte de la date du fusionnement, sans nécessairement se limiter à cette date. L’analyse peut nécessiter que le Tribunal envisage l’avenir afin de vérifier si la pénétration du marché aurait eu lieu dans un délai raisonnable. La définition d’un délai raisonnable varie nécessairement d’une affaire à l’autre. Il convient toutefois de suivre certaines lignes directrices afin d’établir un cadre temporel approprié : le délai doit être discernable et le délai de pénétration du marché devrait normalement s’inscrire dans la dimension temporelle des obstacles à la pénétration du marché en question. En l’espèce, le Tribunal discernait un délai évident à l’intérieur duquel le site Babkirk pénétrerait le marché des sites d’enfouissement sécuritaires, et ce délai discernable de pénétration du marché s’inscrivait résolument dans le cadre temporel des obstacles à la pénétration du marché.
Le Tribunal ne s’est pas livré à des spéculations non fondées quant à d’éventuels événements futurs. Les conclusions du Tribunal étaient soutenues par une preuve abondante.
Le Tribunal n’a pas inversé le fardeau de la preuve et dispensé la commissaire de son obligation de s’en acquitter. Il a admis implicitement que le fardeau revenait à la commissaire. En outre, dans ses motifs concourants, le juge en chef Crampton a affirmé explicitement et avec raison qu’il incombait à la commissaire d’établir, selon la prépondérance des probabilités, qu’en l’absence hypothétique de fusionnement, une des parties fusionnées aurait pénétré le marché pertinent, ou y aurait élargi sa présence, dans un laps de temps raisonnable et à une échelle suffisante pour entraîner soit une réduction sensible des prix ou une augmentation sensible de la concurrence hors prix, à un ou à plusieurs niveaux, dans une portion sensible du marché. Les motifs du Tribunal indiquent implicitement que cette approche du fardeau de la preuve a été adoptée par l’ensemble du Tribunal.
Le Tribunal a erré et manqué aux principes d’équité procédurale en tenant compte de la quantification de la « perte sèche » par la commissaire. La commissaire ne s’est pas acquittée du fardeau qui lui incombait de quantifier la « perte sèche » résultant du fusionnement, et le Tribunal a commis une erreur en lui permettant de corriger cette omission en produisant en réplique un rapport qui utilisait une méthodologie dont il était admis qu’elle était déficiente. Le Tribunal a aggravé cette erreur en n’accordant pas à Tervita la possibilité de répondre formellement à ce rapport. Par conséquent, le Tribunal aurait dû conclure que la « perte sèche » n’avait pas été quantifiée correctement et qu’en conséquence la valeur qui devait y être attribuée n’était pas égale à zéro, comme le prétendent les appelants, mais qu’elle était indéterminée.
Le Tribunal n’a pas commis d’erreur en ne tenant pas compte des gains en efficience résultant du fusionnement procurés par une année de transport et une année d’expansion du marché. Le Tribunal a estimé que ces gains en efficience d’un an découleraient du délai de mise en application de son ordonnance et conclu qu’il serait contraire à l’intention de la Loi sur la concurrence de les reconnaître. De fait, il serait contraire à l’objectif global de la Loi sur la concurrence de prendre en considération des gains en efficience découlant de la mise en application d’une ordonnance, étant donné que les résultats de l’examen d’un fusionnement ne devraient pas être dictés par les délais requis pour mettre correctement en application une ordonnance de dessaisissement formulée par le Tribunal par suite de cet examen. De plus, aux termes du paragraphe 96(1) de la Loi sur la concurrence, le Tribunal doit conclure que le fusionnement « a eu pour effet ou aura vraisemblablement pour effet d’entraîner des gains en efficience » (non souligné dans l’original). Ainsi, les gains en efficience revendiqués pour la période précédant la décision faisant suite à l’examen du fusionnement doivent avoir été en fait réalisés pour pouvoir être reconnus (« a eu pour effet »). Les gains en efficience revendiqués pour la période postérieure à la décision faisant suite à l’examen du fusionnement doivent vraisemblablement avoir été réalisés (« aura vraisemblablement pour effet »). Les éventuels gains en efficience qui auraient été réalisés avant la décision prise à l’issue de l’examen du fusionnement, mais qui n’ont pas été effectivement réalisés n’entrent donc pas en considération. Cette situation tient au fait que le moyen de défense tiré des gains en efficience repose sur la prémisse que le compromis entre les gains en efficience que procure le fusionnement et les effets anticoncurrentiels doit se concrétiser par un avantage réel pour l’économie canadienne. En l’espèce, Tervita a admis ne pas avoir encore commencé à construire ou à exploiter un site d’enfouissement sécuritaire au site Babkirk. Par conséquent, les gains d’une année de transport et d’une année d’expansion du marché ne se sont pas matérialisés dans le cas de Tervita et ne se concrétiseront jamais. Ces gains en efficience sont irrémédiablement perdus pour l’économie canadienne. On ne devrait donc pas en tenir compte dans le cadre de l’analyse de la pondération exigée par l’article 96.
Enfin, le Tribunal a commis une erreur lorsqu’il a favorisé une démarche de pondération subjective pour déterminer si les gains en efficience neutralisaient les effets anticoncurrentiels aux termes de l’article 96. L’analyse de la neutralisation ne peut reposer sur une appréciation subjective. L’analyse globale de la neutralisation prévue à l’article 96 doit être aussi objective que possible et, lorsqu’il est impossible de faire une appréciation objective, cette appréciation se doit d’être raisonnable. En l’espèce, le Tribunal a considéré la réduction de l’ampleur du nettoyage du site et les avantages en découlant pour l’environnement comme des effets qualitatifs du fusionnement. On peut toutefois se demander si l’on peut tenir compte, dans le cadre de l’examen d’un fusionnement effectué sous le régime de la Loi sur la concurrence, des effets environnementaux d’un fusionnement lorsqu’aucun effet économique n’est associé aux effets environnementaux en question. Les préoccupations environnementales qui n’ont pas de répercussions économiques ne sont pas énumérées à l’article premier de la Loi sur la concurrence, qui énonce ses objets, et elles ne sont pas par ailleurs prises en compte dans la Loi sur la concurrence.
Compte tenu des erreurs du Tribunal, une nouvelle analyse de la question a été effectuée. Le fusionnement, en l’espèce, n’a permis de réaliser que des gains en efficience négligeables tout en permettant à Tervita de conserver et même de renforcer sa situation de monopole dans le secteur géographique en question. On ne peut conclure qu’un fusionnement anticoncurrentiel peut être approuvé en vertu de l’article 96 si ce fusionnement ne peut procurer que des gains en efficience négligeables ou insignifiants. Bien qu’en l’espèce les effets anticoncurrentiels du fusionnement n’aient pas été quantifiés, ils existent quand même. Suivant une analyse de la neutralisation objective et raisonnable, des gains en efficience secondaires et négligeables ne sauraient neutraliser des effets anticoncurrentiels connus, même lorsque la valeur à accorder à ces effets demeure inconnue. Pour ces raisons, les appels ont été rejetés.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Clayton Act, 15 U.S.C. § 18 (1977).
Environmental Management Act, S.B.C. 2003, ch. 53.
Hazardous Waste Regulation, B.C. Reg. 63/88.
Loi sur la concurrence, L.R.C. (1985), ch. C-34, art. 1.1, 92, 93b), 96.
Loi sur le Tribunal de la concurrence, L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, art. 3(2)a),(3), 8, 9(1),(2), 12(1)a), 13(1),(2).
Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 18.5, 28(2).
Règles du Tribunal de la concurrence, DORS/2008-141, règles 36(2)c),d), 38(2)a),b),c), 39(2), 68–74, 77, 78.
JURISPRUDENCE CITÉE
décision suivie:
Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748.
décisions appliquées :
Canada (Commissaire de la concurrence) c. Supérieur Propane Inc., 2001 CAF 104, [2001] 3 C.F. 185; BOC International, Ltd. v. Federal Trade Commission, 557 F.2d 24 (2d Cir. 1977); Canada (Commissaire de la concurrence) c. Supérieur Propane Inc., 2002 Trib. conc. 16, conf. par 2003 CAF 53 [2003] 3 C.F. 529; Hollis c. Dow Corning Corp., [1995] 4 R.C.S. 634.
décision examinée :
Canada (Commissaire de la concurrence) c. Premier Career Management Group Corp., 2009 CAF 295, [2010] 4 R.C.F. 413.
décisions citées :
Air Canada c. Canada (Commissaire de la concurrence), 2002 CAF 121, [2002] 4 C.F. 598; Canada (Commissaire de la concurrence) c. Tuyauteries Canada Ltée, 2006 CAF 233, [2007] 2 R.C.F. 3; Canada (Commissaire de la concurrence) c. Brassage Labatt Ltée, 2008 CAF 22; Nadeau Ferme Avicole Ltée c. Groupe Westco Inc., 2011 CAF 188; Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654; Rogers Communications Inc. c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2012 CSC 35, [2012] 2 R.C.S. 283; Pezim c. Colombie-Britannique (Superintendent of Brokers), [1994] 2 R.C.S. 557; Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982, motifs modifiés, [1998] 1 R.C.S. 1222; Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, 2003 CSC 19, [2003] 1 R.C.S. 226; Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; Canada c. Craig, 2012 CSC 43, [2012] 2 R.C.S. 489; Rodaro v. Royal Bank of Canada (2002), 59 O.R. (3d) 74, 2002 CanLII 41834 (C.A.); Nunn c. Canada, 2006 CAF 403; Labatt Brewing Co. v. NHL Enterprises Canada, 2011 ONCA 511, 106 O.R. (3d) 677; Lubrizol Corp. c. Imperial Oil Ltd., [1996] 3 C.F. 40 (C.A.); Barker v. Montfort Hospital, 2007 ONCA 282, 278 D.L.R. (4th) 215; Colautti Construction Ltd. v. Ashcroft Development Inc., 2011 ONCA 359, 1 C.L.R. (4th) 138; Pfizer Canada Inc. c. Mylan Pharmaceuticals ULC, 2012 CAF 103; Murphy v. Wyatt, [2011] EWCA Civ. 408, [2011] 1 W.L.R. 2129; R. v. Keough, 2012 ABCA 14, 519 A.R. 236; Masterpiece Inc. c. Alavida Lifestyles Inc., 2011 CSC 27, [2011] 2 R.C.S. 387.
DOCTRINE CITÉE
Bureau de la concurrence Canada. Fusion — Lignes directrices pour l’application de la loi, 6 octobre 2011, en ligne : <http://www.bureaudelaconcurrence.gc.ca/eic/site/cb-bc.nsf/vwapj/cb-meg-2011-f.pdf/$FILE/cb-meg-2011-f.pdf>.
Facey, B. A. et D. H. Assaf. Competition and Antitrust Law: Canada and the United States, 3e éd. Toronto: LexisNexis Canada, 2006.
Trebilcock, Michael et al. The Law and Economics of Canadian Competition Policy, Toronto : University of Toronto Press, 2002.
APPELS visant une ordonnance de dessaisissement prononcée par le Tribunal de la concurrence (Commissaire de la concurrence c. CCS Corporation et al., 2012 Comp. Trib. 14) en application de l’article 92 de la Loi sur la concurrence au motif que le fusionnement proposé était susceptible de nuire sensiblement à la concurrence dans le milieu des services d’enfouissement sécuritaire du Nord-Est de la Colombie‑Britannique. Appels rejetés.
ONT COMPARU
John Laskin, Linda Plumpton, Dany Assaf et Crawford Smith pour les appelants.
Nikiforos Iatrou, Jonathan Hood et Scott McGrath pour l’intimée la commissaire de la concurrence.
Personne n’a comparu pour les intimés Karen Louise Baker, Ronald John Baker, Kenneth Scott Watson, Randy John Wolsey et Thomas Craig Wolsey.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Torys, s.e.n.c.r.l., Toronto, pour les appelants.
Services juridiques du Bureau de la concurrence, Gatineau, et WeirFoulds, LLP Toronto, pour l’intimée la commissaire de la concurrence.
Davis, s.e.n.c.r.l., Vancouver, pour les intimés Karen Louise Baker, Ronald John Baker, Kenneth Scott Watson, Randy John Wolsey et Thomas Craig Wolsey.
Ce qui suit est la version française des motifs publics[i] du jugement rendus par
[1] Le juge Mainville, J.C.A. : Les présents motifs concernent deux appels visant une ordonnance de dessaisissement prononcée le 29 mai 2012 par le Tribunal de la concurrence (le Tribunal) en application de l’article 92 de la Loi sur la concurrence, L.R.C. (1985), ch. C‑34, pour les motifs publiés sous la référence Commissioner of Competition v. CCS Corporation et al., 2012 Comp. Trib. 14 (les motifs).
[2] L’appel dans le dossier A‑302‑12 a été interjeté en vertu du paragraphe 13(1) de la Loi sur le Tribunal de la concurrence, L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 19, tandis que celui dans le dossier A‑457‑12, qui porte sur des questions de fait, a été interjeté avec l’autorisation de notre Cour en vertu du paragraphe 13(2) de cette même loi. Les appels ont été réunis et instruits ensemble. Les présents motifs s’appliquent aux deux appels et une copie des présents motifs sera versée dans chaque dossier.
CONTEXTE
[3] On trouvera un exposé détaillé et précis des faits et du contexte qui entourent la présente instance dans la volumineuse décision du Tribunal. Aux fins du présent appel, il est suffisant de souligner quelques points saillants.
[4] Les exploitations pétrolières et gazières du Nord‑Est de la Colombie‑Britannique (N.‑E. de la Colombie‑Britannique) produisent des déchets dangereux, qui doivent être éliminés conformément au cadre réglementaire. Une des méthodes d’élimination privilégiées consiste à transporter les déchets par camion jusqu’à un site d’enfouissement sécuritaire. En Colombie‑Britannique, les exploitants de site d’enfouissement sécuritaire doivent détenir un permis et respecter l’Environmental Management Act, S.B.C. 2003, ch. 53 et le Hazardous Waste Regulation, B.C. Reg. 63/88 de la Colombie‑Britannique.
[5] En général, les promoteurs de projets pétroliers et gaziers paient des sociétés de camionnage tierces pour transporter leurs déchets dangereux jusqu’à un site d’enfouissement sécuritaire; les frais de transport représentent généralement une partie substantielle du total des coûts d’élimination. En outre, les propriétaires de sites d’enfouissement sécuritaire imposent aux promoteurs ce qu’on appelle une « redevance de déversement » pour accepter les déchets.
[6] Quatre permis de site d’enfouissement spécialisé ont été délivrés dans le N.‑E. de la Colombie‑Britannique.
[7] Deux de ces permis visent des sites d’enfouissement que l’appelante, Tervita Corporation (Tervita), anciennement connue sous le nom CCS Corporation, possède ou exploite. Il s’agit des sites d’enfouissement Silverberry et Northern Rockies, ayant respectivement une capacité autorisée de 6 000 000 et de 3 344 000 tonnes de déchets, et dans lesquels [supprimé] et [supprimé] tonnes de déchets dangereux ont été déversés en 2010.
[8] Un troisième permis concerne le site de Peejay, situé dans une région relativement inaccessible, à proximité de la frontière de l’Alberta. Aménagé par une collectivité autochtone en vue de desservir les exploitations minières avoisinantes, ce site ne possède toujours pas d’installations d’enfouissement sécuritaire. Le Tribunal était d’avis que ce projet connaîtrait des difficultés financières.
[9] Le quatrième permis vise le site Babkirk, situé dans le N.‑E. de la Colombie‑Britannique, à environ 81 km au nord‑ouest (ou à environ une heure et demie de route) du site d’enfouissement sécuritaire Silverberry de Tervita. Comme c’est l’acquisition du site Babkirk par Tervita qui a déclenché l’intervention de la commissaire et qui est au cœur de la décision du Tribunal, il convient de s’attarder brièvement sur le site Babkirk et sur les événements qui ont mené à son acquisition par Tervita.
[10] Babkirk Land Services Inc. (BLS) a été fondée en 1996 par Murray et Kathy Babkirk. Pendant environ six ans, BLS a exploité le site Babkirk en tant qu’installation de traitement et de stockage de courte durée de déchets dangereux. En 2004, cependant, BLS a cessé d’accepter des déchets à cet endroit.
[11] En 2006, BLS a fait appel à SNC‑Lavalin, société d’ingénierie et d’élaboration de projets, afin d’établir les documents requis pour soumettre une demande de permis pour un site d’enfouissement sécuritaire sur le site Babkirk. À peu près au même moment, un groupe composé des personnes physiques intimées au présent appel (Karen Louise Baker, Ronald John Baker, Kenneth Scott Watson, Randy John Wolsey et Thomas Craig Wolsey, collectivement appelés les « vendeurs » dans les présents motifs) a négocié une entente à l’amiable concernant l’achat de toutes les actions de BLS de Murray et Kathy Babkirk. En avril 2008, après avoir obtenu un certificat d’évaluation environnementale pour l’enfouissement sécuritaire sur le site Babkirk en décembre 2008, les vendeurs ont acquis toutes les actions de BLS par l’entremise d’une nouvelle personne morale, Complete Environmental Inc. (Complete). BLS est ainsi devenue une filiale à part entière de Complete, elle‑même détenue et contrôlée par les vendeurs.
[12] Les vendeurs avaient l’intention d’exploiter le site Babkirk principalement comme installation de biorestauration. La biorestauration est une méthode de traitement des sols contaminés qui fait appel à des microorganismes pour réduire la contamination.
[13] Le forage pétrolier et gazier produit deux principaux types de déchets dangereux : les sols contaminés et les déblais de forage. Les sols peuvent être contaminés par des fractions lourdes ou légères d’hydrocarbures, des sels et des métaux (motifs, aux paragraphes 30 à 32). Le Tribunal a estimé que le sol contaminé par des fractions lourdes d’hydrocarbures pouvait rarement faire l’objet d’une biorestauration économique, puisque sa décontamination s’avère difficile, imprévisible et très longue. En outre, le Tribunal a estimé que les déchets contaminés par des métaux et des sels ne pouvaient faire l’objet d’une biorestauration efficace au moyen de la technologie actuellement autorisée au Canada (motifs, au paragraphe 44).
[14] Les vendeurs étaient néanmoins confiants en leur capacité de rentabiliser leur installation de biorestauration au site Babkirk dans la mesure où ils ajouteraient à ce service une installation d’enfouissement sécuritaire capable de stocker les déchets impossibles à valoriser par la biorestauration. C’est dans cet esprit qu’ils ont demandé un permis pour une installation d’enfouissement sécuritaire de capacité limitée qu’ils prévoyaient exploiter sur le site Babkirk, parallèlement au service de biorestauration. Suite à la délivrance du certificat d’évaluation environnementale pour le site d’enfouissement sécuritaire, les vendeurs ont obtenu un permis d’exploitation. Délivré le 26 février 2010, ce permis autorisait l’exploitation d’un site d’enfouissement sécuritaire d’une capacité de stockage limitée à 750 000 tonnes, sur le site Babkirk.
[15] Peu après, une société du nom d’Integrated Resources Technologies Ltd. (IRTL) a offert d’acheter Complete pour la somme de [supprimé]. Avant d’accepter l’offre, les vendeurs ont examiné la possibilité de vendre à d’autres tierces parties. Secure Energy Services (SES) a manifesté un certain intérêt, mais exigeait un prix de vente inférieur. Les vendeurs ont donc décidé d’accepter l’offre d’IRTL. Pour des raisons de financement insuffisant, IRTL a cependant retiré son offre au début de juin 2010. Dans une ultime tentative de vente, les vendeurs ont eu plusieurs discussions avec SES et Tervita, alors connue sous le nom de CCS Corporation. En juillet 2010, ils sont arrivés à une entente avec CCS Corporation (Tervita), consignée dans une lettre d’intention signée le 14 juillet 2010. Les vendeurs ont finalisé la vente de leurs actions de Complete (y compris BLS, sa filiale à part entière, et le site Babkirk) le 7 janvier 2011.
[16] Avant la conclusion de la vente, la commissaire a informé les parties qu’elle s’opposait à la transaction, qu’elle jugeait susceptible de nuire sensiblement à la concurrence dans le milieu des services d’enfouissement sécuritaire du N.‑E. de la Colombie‑Britannique. Peu après la conclusion de la vente, la commissaire a demandé au Tribunal, en application de l’article 92 de la Loi sur la concurrence, d’ordonner l’annulation de la transaction, ou encore d’ordonner à Tervita de se départir de Complete ou de BLS.
DISPOSITIONS LÉGISLATIVES PERTINENTES
[17] Les passages pertinents de la Loi sur la concurrence sont reproduits à l’annexe jointe aux présents motifs. Un bref survol de ces dispositions suit.
[18] Lorsqu’il examine un fusionnement en vertu de l’article 92 de la Loi sur la concurrence, le Tribunal cherche principalement à savoir si le fusionnement réalisé ou proposé aura vraisemblablement pour effet d’empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence. À cette fin, le Tribunal doit déterminer si le fusionnement en question engendrera, renforcera ou facilitera l’exercice d’un pouvoir de marché. Parmi les facteurs dont il y a lieu de tenir compte à cette fin, mentionnons la définition du produit et du marché géographique applicables, la délimitation des parts de marché et du degré de concentration sectorielle, l’identification des effets que pourraient entraîner le fusionnement, et la détermination de la probabilité de l’existence d’un pouvoir de négociation compensateur pour les consommateurs.
[19] Certains fusionnements ne sont pas motivés par le désir d’augmenter ses profits par une plus grande emprise sur le marché, mais plutôt par la volonté d’accroître ses bénéfices au moyen de gains en efficacité. Ces gains peuvent profiter à l’ensemble de l’économie canadienne. Le paragraphe 92(2) de la Loi sur la concurrence précise que le Tribunal ne peut conclure qu’un fusionnement empêche ou diminue sensiblement la concurrence en raison seulement de la concentration ou de la part du marché. De plus, l’article 96 permet expressément d’invoquer en défense les gains en efficience. En effet, si l’on peut démontrer que les gains en efficience que le fusionnement entraînera surpasseront et neutraliseront les effets anticoncurrentiels, le Tribunal ne peut rendre l’ordonnance prévue à l’article 92.
[20] Les principales sources de gains en efficience que les fusionnements sont susceptibles de procurer sont [traduction] « la réduction de coûts grâce à la réalisation d’économies d’échelles, sous la forme notamment de partage des frais fixes ou d’une plus grande efficacité dans le déploiement de certains types d’immobilisations, la réduction des coûts de transport grâce à la rationalisation des réseaux d’expédition et de distribution, les épargnes réalisées grâce au transfert de techniques de production supérieures, de savoir‑faire et de droits de propriété intellectuelle entre les entités parties au fusionnement et, enfin, les gains en efficience réalisés par les acheteurs du fait qu’ils sont en mesure de choisir parmi une vaste gamme de produits et de services » (M. Trebilcock, R. A. Winter, P. Collins et E. W. Iacobucci, The Law and Economics of Canadian Competition Policy (Toronto : University of Toronto Press, 2002), aux pages 145 et 146). L’analyse des gains en efficience sur le plan de la productivité et de la rentabilité constitue habituellement la caractéristique distinctive de l’analyse des fusionnements (B. A. Facey et D. H. Assaf, Competition and Antitrust Law: Canada and the United States, 3e éd. (Toronto : LexisNexis Canada, 2006), à la page 201).
LA DÉCISION DU TRIBUNAL
a) L’analyse effectuée au titre de l’article 92
[21] Le Tribunal définit le marché des produits visé comme suit : [traduction] « “les déchets dangereux solides générés par les producteurs de pétrole et de gaz naturel et versés dans des sites d’enfouissement sécuritaires dans [le N.‑E. de la Colombie‑Britannique]” » (motifs, au paragraphe 91). Traditionnellement, le Tribunal a toujours considéré nécessaire de définir aussi le marché géographique visé avant d’évaluer les effets concurrentiels d’un fusionnement. Dans l’affaire qui nous intéresse, le Tribunal a estimé qu’à tout le moins, la superficie de 11 000 kilomètres carrés délimitée par M. Kahwaty, l’expert de Tervita, et désignée « zone contestable » faisait partie du marché géographique visé. Il s’est dit convaincu qu’un hypothétique monopoleur qui fournirait des services d’enfouissement sécuritaire dans cette zone serait en mesure d’imposer une augmentation de prix modeste, mais significative (normalement 5 p. 100) et de la maintenir au‑delà de la période de transition (normalement un an) (motifs, au paragraphe 98).
[22] Le Tribunal a également exprimé l’avis que cette zone contestable constituait probablement une sous‑estimation du marché géographique. Il a cependant conclu qu’en l’espèce, il n’était pas nécessaire de définir précisément l’ampleur géographique du marché pertinent au‑delà de la zone contestable, étant donné que Tervita [traduction] « resterait le seul fournisseur de services d’enfouissement sécuritaire de toute clientèle élargie donnée, définie de façon raisonnable » (motifs, aux paragraphes 92, 93, 117 et 118).
[23] Le Tribunal signale que les tribunaux ont rarement dû trancher des affaires d’« empêchement » de la concurrence (motifs, au paragraphe 121). Par conséquent, il n’a pu recourir à aucun cadre d’analyse détaillé défini au préalable quant aux dispositions de l’article 92 de la Loi sur la concurrence qui traitent de l’empêchement. C’est pourquoi le Tribunal a établi, aux paragraphes 122 à 125 de ses motifs, le cadre d’analyse qu’il avait l’intention d’employer de façon générale dans les affaires d’empêchement, et particulièrement dans l’affaire du fusionnement en cause. Ce cadre sera examiné dans la section « analyse » des présents motifs.
[24] Le Tribunal s’est surtout penché sur la période entourant le fusionnement, soit celle allant de la signature de la lettre d’intention, en juillet 2010, à la conclusion de la transaction de fusionnement, en janvier 2011. Il a conclu que, durant cette période, hormis le fusionnement, seuls deux scénarios réalistes existaient pour le site Babkirk : a) les vendeurs auraient pu le vendre à SES, qui aurait exploité un site d’enfouissement sécuritaire sur place, ou b) les vendeurs auraient pu exploiter une installation de biorestauration parallèlement à une demi‑cellule d’enfouissement sécuritaire (motifs, au paragraphe 132).
[25] Après un examen exhaustif des nombreux éléments de preuve relatifs à ces deux scénarios, le Tribunal a estimé que, selon la prépondérance des probabilités, SES n’aurait pas soumis une offre acceptable pour l’acquisition de Complete à la fin de juillet 2010, ni à un autre moment durant l’été 2010 (motifs, au paragraphe 154). Il a également conclu que les vendeurs auraient procédé à la mise en œuvre de leur propre projet d’aménagement du site Babkirk, en y construisant une installation de biorestauration pour déchets dangereux et, en annexe, une petite demi-cellule d’enfouissement sécuritaire (de 125 000 tonnes) pour y accueillir le sol insuffisamment valorisé (motifs, au paragraphe 197). Le Tribunal a en outre estimé que cette installation de biorestauration aurait été pleinement fonctionnelle sur le site Babkirk en octobre 2011 (motifs, au paragraphe 200). Cette installation n’aurait pas pu concurrencer sérieusement les sites d’enfouissement sécuritaires de Tervita, étant donné que la biorestauration ne visait pas les mêmes marchés que les services d’enfouissement sécuritaire et n’exerçait aucune influence contraignante sur la concurrence des prix ou hors prix dans ce marché (motifs, aux paragraphes 223 et 224).
[26] Le Tribunal a ensuite élargi son analyse vers un horizon plus lointain et a conclu que l’installation de biorestauration proposée au site Babkirk n’aurait pas été rentable, pour les raisons suivantes : a) elle aurait attiré une clientèle limitée; b) les redevances de déversement qu’elle aurait imposées pour la biorestauration auraient été sensiblement supérieures à celles imposées par le site d’enfouissement sécuritaire Silverberry (motifs, aux paragraphes 201 à 204). En outre, les vendeurs n’auraient pas eu les moyens d’exploiter une installation de biorestauration non rentable durant plus d’une année, soit d’octobre 2011 à octobre 2012 (motifs, aux paragraphes 205 et 206).
[27] Par conséquent, le Tribunal a conclu qu’en octobre 2012 ou avant, les vendeurs auraient tenté d’accroître leurs revenus en acceptant davantage de déchets dans la demi‑cellule d’enfouissement sécuritaire qui aurait fait partie de leur installation. Il a en outre estimé qu’au plus tard au printemps 2013, les vendeurs auraient : a) soit commencé à exploiter un site d’enfouissement sécuritaire à service complet, b) soit vendu l’installation à quelqu’un qui l’aurait exploité en tant que site d’enfouissement sécuritaire à service complet. Quel que soit le scénario, le Tribunal a estimé que le site Babkirk et les sites d’enfouissement sécuritaires de Tervita se seraient livré une concurrence directe, sérieuse et sensible, au plus tard au printemps 2013 (motifs, aux paragraphes 207 à 209 et 215).
[28] Le Tribunal a estimé qu’aucun autre acteur ne proposait de s’installer dans la zone contestable et que la pénétration du marché pertinent comportait des obstacles considérables, puisqu’il faudrait au moins 30 mois de travail à un nouvel arrivant pour ouvrir un site d’enfouissement sécuritaire (motifs, aux paragraphes 216 à 222). Enfin, il a estimé que le pouvoir compensateur des clients de Tervita était insuffisant pour obliger la société à réduire sensiblement ses redevances de déversement en l’absence de concurrence dans les services d’enfouissement sécuritaire (motifs, aux paragraphes 226 à 228).
[29] Le Tribunal conclut son analyse de l’article 92 en expliquant que le fusionnement contesté visait selon toute vraisemblance à empêcher sensiblement la concurrence dans les services d’enfouissement sécuritaire, à tout le moins dans la zone contestable et au plus tard au printemps 2013. Le Tribunal s’est également dit convaincu qu’en l’absence du fusionnement contesté, les prix auraient sans doute été inférieurs d’au moins 10 p. 100 dans la zone contestable. Enfin, il conclut qu’il est plus probable qu’improbable que le fusionnement aurait permis à Tervita d’exercer sensiblement plus de pouvoir dans le marché qu’elle ne l’aurait pu en l’absence de fusionnement (motifs, au paragraphe 229).
b) L’analyse effectuée au titre de l’article 96
[30] Le Tribunal signale qu’en vertu de l’article 96 de la Loi sur la concurrence, il est nécessaire de procéder comme suit : a) cerner et, si possible, quantifier les gains en efficience qui résulteront du fusionnement; b) cerner et, si possible, quantifier les effets du fusionnement; c) déterminer si ces gains en efficience surpasseront et neutraliseront ces effets. Le Tribunal signale en outre qu’il incombait à la commissaire de prouver l’ampleur des effets anticoncurrentiels qui résulteraient du fusionnement, s’ils étaient quantifiables, même approximativement, de même que les effets anticoncurrentiels qualitatifs ou non quantifiables. De son côté, Tervita devait établir que les gains en efficience susceptibles de résulter du fusionnement surpasseraient ou neutraliseraient vraisemblablement ces effets (motifs, aux paragraphes 232 et 233).
i) Gains en efficience
[31] Le Tribunal a rejeté la plupart des gains en efficience revendiqués par Tervita, au motif que ces gains pourraient vraisemblablement être réalisés de l’une ou l’autre des manières suivantes : a) par d’autres moyens si Tribunal ordonnait de faire en sorte que le fusionnement n’empêche pas la concurrence; b) par le fusionnement, même dans le cas d’une ordonnance (motifs, au paragraphe 264).
[32] Après l’application de ce filtre, il ne restait que trois gains en efficience : 1) le gain d’une année de transport; 2) le gain d’une année d’expansion du marché; 3) des gains quant aux frais généraux (motifs, au paragraphe 265).
[33] Au point de vue juridique, le Tribunal a estimé que l’efficience gagnée par une année de transport et une année d’expansion du marché n’était pas reconnue par l’article 96 de la Loi sur la concurrence. Comme le Tribunal estime que ces gains résulteraient des délais de mise en application de son ordonnance, il a conclu qu’il serait contraire à l’objectif de la Loi sur la concurrence de les reconnaître. Par conséquent, le Tribunal a reconnu uniquement les gains en efficience relatifs aux frais généraux (motifs, aux paragraphes 268, 270 et 279).
[34] Par gains en efficience relatifs aux frais généraux, on entend les économies qu’aurait vraisemblablement réalisées Tervita de par sa capacité à recourir à son propre personnel administratif pour exploiter un site d’enfouissement sécuritaire au site Babkirk (motifs, au paragraphe 253). Ces gains en efficience sont négligeables : selon une estimation, ils ne représenteraient pas plus qu’environ [supprimé] par an (motifs, au paragraphe 279).
ii) Effets
[35] Le Tribunal a reconnu que le fusionnement n’entraînerait aucun effet néfaste sur le plan social (motifs, au paragraphe 284). Par conséquent, il n’a tenu compte que des effets anticoncurrentiels quantitatifs et qualitatifs du fusionnement.
[36] On appelle communément « perte sèche » la perte d’efficience économique totale qui résulte d’un monopole : The Law and Economics of Canadian Competition Policy, voir ci‑dessus, à la page 53. Selon la publication Fusions – Lignes directrices pour l’application de la loi, une telle perte « consiste en une réduction de la somme des surplus du producteur et du consommateur au Canada » : Bureau de la concurrence Canada, Fusions — Lignes directrices pour l’application de la loi (6 octobre 2011), au paragraphe 12.25. Le Tribunal a défini la « perte sèche » comme suit : [traduction] « la perte que subit l’ensemble de l’économie par suite de la répartition inefficace des ressources qui risque de se produire lorsque : i) les consommateurs cessent d’acheter un produit dont le prix augmente, pour le remplacer par d’autres produits auxquels ils accordent moins de valeur; ii) les fournisseurs réduisent la fabrication de ce produit » (motifs, au paragraphe 244).
[37] Bien que le Tribunal reconnaisse que la commissaire ne s’est pas acquittée du fardeau qui lui incombait de quantifier la « perte sèche » (motifs, au paragraphe 246), il lui a quand même permis de présenter en réplique un rapport d’expertise dans lequel était calculée la « perte sèche » susceptible de résulter du fusionnement. Tervita s’est opposée à l’utilisation d’un rapport d’expertise à cet effet. Le Tribunal a rejeté cette objection au motif que le témoin expert de Tervita avait lui‑même eu l’occasion d’attaquer efficacement ce rapport lors de son témoignage et que, par conséquent, Tervita n’avait subi aucun préjudice (motifs, aux paragraphes 246 et 288).
[38] Le Tribunal a ensuite entrepris d’adopter la méthode de calcul de la « perte sèche » proposée par l’expert de la commissaire dans son rapport. Cette méthode repose sur les hypothèses suivantes : i) la concurrence entre Silverberry et Babkirk en matière de services d’enfouissement sécuritaire aurait vraisemblablement pour effet de réduire les prix moyens d’au moins 10 p. 100; ii) cette réduction de prix porterait au moins sur la zone contestable; iii) cette réduction de prix entraînerait des gains en efficience sur le plan de l’expansion du marché, c’est‑à‑dire que, par suite de la baisse des prix, les deux sites d’enfouissement sécuritaires, celui de Babkirk et celui de Silverberry, attireraient davantage de déchets dangereux que si les prix étaient demeurés inchangés (motifs, aux paragraphes 297 à 300).
[39] Le Tribunal s’est par conséquent dit convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que la méthode de calcul adoptée par l’expert de la commissaire et les chiffres employés pour estimer la « perte sèche » probable étaient raisonnables aux fins de l’évaluation des effets pour l’application de l’article 96 de la Loi sur la concurrence par le Tribunal. Il a en outre précisé que cette méthode et les nombres présentés étaient logiques, fiables et prudents (motifs, au paragraphe 301).
[40] Pour ces motifs, le Tribunal a accepté la valeur estimative de [supprimé] présentée dans le rapport de l’expert de la commissaire comme étant la « perte sèche » annuelle minimale résultant du fusionnement (motifs, au paragraphe 303).
[41] Tout en reconnaissant les lacunes de cette méthode de calcul de la « perte sèche », le Tribunal a quand même conclu qu’elle permettait d’obtenir une estimation « approximative » suffisamment fiable pour les besoins du Tribunal [motifs, au paragraphe 302] :
[traduction] Le Tribunal reconnaît qu’il est nécessaire de connaître la forme de la courbe de demande pour calculer « la perte sèche » et que, lorsqu’il est probable que les prix varieront d’un client à l’autre, on doit posséder des données d’élasticité propres au client, comme l’indique le témoignage de M. Kahwaty [l’expert de Tervita]. Toutefois, le Tribunal est convaincu qu’en l’absence de tels renseignements, on peut obtenir une estimation « approximative » de la « perte sèche » probable à partir de renseignements du type de ceux employés par M. Baye pour arriver à une perte de bien‑être estimative d’environ [CONFIDENTIEL].
[42] Sur la question des effets qualitatifs découlant du fusionnement, le Tribunal reconnaît que la réduction des redevances de déversement qui résulterait de la concurrence entre Silverberry et Babkirk inciterait les producteurs de déchets du N.‑E. de la Colombie‑Britannique à assainir davantage les sites contaminés laissés à l’abandon. Il mentionne cet effet qualitatif et note que cet assainissement aurait des avantages pour les habitants, la faune et l’environnement de la région (motifs, aux paragraphes 306 et 316). Le Tribunal n’explique pas pourquoi cet effet ne figure pas dans l’estimation « approximative » de la « perte sèche » qu’il a admise, et qui se fonde elle‑même sur l’expansion du marché.
[43] Ensuite, le Tribunal a reconnu la réduction des « propositions de valeur » au titre d’effet qualitatif. Selon lui, la concurrence du site Babkirk pousserait Tervita à offrir à certains de ses clients des forfaits avantageux incluant d’autres services, ce qui entraînerait une baisse du prix total des services de gestion des déchets utilisés par ces clients. Bien que l’expert de la commissaire n’ait pas quantifié ces « propositions de valeur », le Tribunal estime, selon la prépondérance des probabilités, que la concurrence du site Babkirk procurerait au bout du compte d’importants avantages hors prix aux producteurs de déchets, sous forme de « propositions de valeur » de ce genre (motifs, au paragraphe 307).
iii) La neutralisation
[44] Le Tribunal a ensuite expliqué la méthode qu’il privilégiait pour déterminer si les gains en efficience résultant du fusionnement neutraliseraient ses effets anticoncurrentiels. Il a affirmé que la méthode appropriée consiste à comparer l’ordre de grandeur des gains en efficience à celui des effets, dans le cadre d’une démarche de pondération subjective (motifs, au paragraphe 309).
[45] En l’espèce, les effets anticoncurrentiels quantifiés surpassaient les gains en efficience quantifiés (motifs, aux paragraphes 310 à 313).
[46] À titre subsidiaire, le Tribunal s’est dit également convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que même sans accorder le moindre poids aux effets anticoncurrentiels quantitatifs et en admettant à part entière les gains en efficience procurés par une année de transport et d’expansion du marché, rejetés au préalable, l’ensemble des effets anticoncurrentiels qualitatifs surpasserait les gains en efficience réalisés par le fusionnement, quelle que soit l’approche raisonnable retenue (motifs, aux paragraphes 314 à 316).
[47] Le Tribunal a conclu son analyse de l’article 96 en ajoutant que le fusionnement perpétuerait une structure monopolistique dans le marché pertinent et exclurait tous les avantages susceptibles de découler de la concurrence, par des mécanismes impossibles à prévoir (motifs, au paragraphe 317).
[48] Le Tribunal a ensuite examiné le recours le plus approprié, entre la dissolution et le dessaisissement. Il a conclu que, dans l’affaire en cause, la dissolution constituerait une ingérence et une réaction exagérée qui ne mèneraient pas nécessairement à l’ouverture d’un site d’enfouissement sécuritaire à service complet sur le site Babkirk dans les meilleurs délais (motifs, au paragraphe 341). Par conséquent, il a ordonné à Tervita de se départir de ses actions ou éléments d’actif de BLS (motifs, aux paragraphes 342 à 344).
QUESTIONS SOULEVÉES DANS LE PRÉSENT APPEL
[49] Tervita et les autres appelantes affirment que le Tribunal a commis au moins sept erreurs importantes. Sur ces erreurs, quatre concernent l’analyse effectuée par le Tribunal au titre de l’article 92 de la Loi sur la concurrence, tandis que les trois autres portent sur l’analyse qu’elle a effectuée au titre de l’article 96.
[50] Les erreurs qu’aurait commises le Tribunal dans l’analyse qu’elle a effectuée au titre de l’article 92 peuvent être résumées comme suit :
1. En élargissant le cadre de son analyse en faisant également porter celle‑ci sur la faisabilité du service de biorestauration du vendeur, sur l’éventuel échec de ce service et sur la transformation subséquente du site Babkirk en site d’enfouissement sécuritaire à service complet d’ici le printemps 2013, le Tribunal s’est fondé sur une thèse qui n’avait pas été plaidée en l’espèce, portant ainsi atteinte au droit des appelants à une audience équitable.
2. Le Tribunal a commis une erreur de droit en élargissant son analyse de la pénétration éventuelle du marché au‑delà de la période visée par le fusionnement contesté en faisant porter son analyse de la faisabilité du service de biorestauration du vendeur sur une période allant jusqu’au printemps 2013.
3. Cette façon de procéder a amené le Tribunal à commettre une erreur dans son appréciation des faits en se livrant à des spéculations au sujet de futurs événements possibles.
4. Le Tribunal a aggravé ces erreurs en inversant et en déplaçant le fardeau de la preuve en obligeant Tervita et les vendeurs à démontrer la viabilité économique du service de biorestauration du site Babkirk.
[51] Quant aux erreurs qu’aurait commises le Tribunal en procédant à son analyse en vertu de l’article 96, on peut les résumer comme suit :
5. Le Tribunal a commis une erreur de droit en tenant compte de la quantification de la « perte sèche » effectuée par la commissaire, et ce, malgré le fait que le Tribunal avait conclu que la commissaire ne s’était pas acquittée du fardeau qui lui incombait d’établir cette quantification. Le Tribunal a aggravé cette erreur en permettant à la commissaire de proposer, en réponse, une « estimation approximative » de la « perte sèche », en n’offrant pas aux appelants une occasion véritable de répondre au rapport en question et en ne reconnaissant pas que le droit des appelants à une audience équitable avait été violé en conséquence.
6. Le Tribunal a commis une erreur de droit en ne tenant pas compte des gains en efficience procurés par une année de transport et d’expansion du marché grâce au fusionnement.
7. Le Tribunal a commis une erreur de droit en appliquant une méthode de neutralisation qui favorisait les effets anticoncurrentiels en se fondant sur une appréciation déraisonnable et subjective d’effets qualitatifs non quantifiables dont on ne pouvait pas de toute façon tenir compte suivant l’économie de la Loi sur la concurrence.
NORME DE CONTRÔLE APPLICABLE
[52] Les conclusions tirées par le Tribunal au sujet des questions de droit sont assujetties, dans le présent appel, à la norme de contrôle de la décision correcte, tandis que les conclusions qu’il a tirées sur les questions de fait ou sur les questions mixtes de fait et de droit sont assujetties à la norme de contrôle de la décision raisonnable.
a) Questions de droit
[53] Notre Cour a constamment jugé que les questions de droit soulevées dans l’appel d’une décision du Tribunal de la concurrence sont assujetties à la norme de contrôle de la décision correcte (Canada (Commissaire de la concurrence) c. Supérieur Propane Inc., 2001 CAF 104, [2001] 3 C.F. 185 (Supérieur Propane no 2), au paragraphe 68; Air Canada c. Canada (Commissaire de la concurrence), 2002 CAF 121, [2002] 4 C.F. 598, au paragraphe 43; Canada (Commissaire de la concurrence) c. Tuyauteries Canada Ltée, 2006 CAF 233, [2007] 2 R.C.F. 3, au paragraphe 34; Canada (Commissaire de la concurrence) c. Brassage Labatt Ltée, 2008 CAF 22, au paragraphe 5; Canada (Commissaire de la concurrence) c. Premier Career Management Group Corp., 2009 CAF 295, [2010] 4 R.C.F. 413, au paragraphe 67; Nadeau Ferme Avicole Ltée c. Groupe Westco Inc., 2011 CAF 188, au paragraphe 48).
[54] Notre Cour s’est livrée à une analyse approfondie du contrôle judiciaire de cette question dans l’affaire Supérieur Propane no 2. Lorsque la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier, l’analyse de la norme de contrôle judiciaire devrait normalement s’arrêter là (Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 (Dunsmuir), aux paragraphes 57 et 62). Toutefois, la Cour suprême du Canada a depuis lors, dans ses arrêts postérieurs à l’arrêt Dunsmuir, fait preuve de plus de retenue envers les tribunaux administratifs lorsqu’ils interprètent leur propre loi constitutive ou une loi étroitement liée à leur mandat.
[55] Depuis l’arrêt Dunsmuir, la Cour suprême du Canada a jugé que l’interprétation qu’un tribunal administratif qui adjuge entre des parties fait de sa loi habilitante ou d’une loi étroitement liée à son mandat est présumée être une question d’interprétation législative qui commande la déférence en cas de contrôle judiciaire (Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654 (Alberta Teachers’ Association), aux paragraphes 34 et 41). Il est toutefois possible de réfuter cette présomption si l’on peut démontrer que la volonté du législateur contredit son application (voir Rogers Communication Inc. c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2012 CSC 35, [2012] 2 R.C.S. 283, au paragraphe 15).
[56] Dans le cas qui nous occupe, le législateur a expressément prévu que les décisions du Tribunal de la concurrence sont susceptibles d’appel plutôt que de contrôle judiciaire. Par conséquent, la présomption énoncée dans l’arrêt Alberta Teachers’ Association peut ne pas s’appliquer, mais il n’est pas nécessaire de trancher cette question dans le cadre du présent appel. D’ailleurs, j’estime que, si cette présomption s’applique, elle a été réfutée en l’espèce. Par conséquent, l’arrêt Supérieur Propane no 2 a, à mon avis, établi de façon satisfaisante que la norme de la décision correcte est la norme de contrôle applicable en ce qui concerne la question de droit soulevée dans le cadre d’un appel d’une décision du Tribunal de la concurrence.
[57] Sans reprendre au complet l’analyse effectuée dans l’arrêt Supérieur Propane no 2, il est utile de rappeler que seuls les juges qui siègent au Tribunal de la concurrence ont compétence pour trancher les questions de droit soulevées dans toute instance se déroulant devant le Tribunal (alinéa 12(1)a) de la Loi sur le Tribunal de la concurrence). Ces juges sont choisis parmi les juges de la Cour fédérale (alinéa 3(2)a) de la Loi sur le Tribunal de la concurrence). Leurs décisions sur des questions de droit sont elles-mêmes susceptibles d’appel de plein droit devant notre Cour tout comme s’il s’agissait de jugements de la Cour fédérale (paragraphe 13(1) de la Loi sur le Tribunal de la concurrence). Ainsi que le juge Evans l’a fait observer dans l’arrêt Supérieur Propane no 2, au paragraphe 88 : « l’existence d’un droit d’appel absolu sur les questions de droit et d’un droit d’appel limité sur les questions de fait doit être vue comme un facteur indiquant l’intention du législateur que les décisions du Tribunal sur les questions de droit soient soumises au contrôle judiciaire selon la norme de la décision correcte ».
[58] Pour illustrer ce point, il est utile de rappeler que le paragraphe 28(2) et l’article 18.5 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F‑7, excluent expressément le contrôle judiciaire lorsqu’une loi fédérale prévoit qu’il peut être interjeté appel devant la Cour d’appel fédérale d’une décision d’un office fédéral, mais la décision en cause peut faire l’objet d’une révision ou d’une autre intervention en conformité avec cette loi. Au paragraphe 13(1) de la Loi sur le Tribunal de la concurrence, le législateur prévoit de façon claire et non ambiguë un droit d’appel de plein droit devant notre Cour de toute décision rendue par le Tribunal de la concurrence sur une question de droit « tout comme s’il s’agissait [d’un] jugemen[t] de la Cour fédérale ». Je ne crois pas que le législateur fédéral aurait pu employer des mots plus clairs pour exprimer son intention. Comme c’est la norme de la décision correcte qui s’applique en appel des jugements rendus par la Cour fédérale sur des questions de droit, les décisions rendues par le Tribunal de la concurrence sur ces questions sont également assujetties à cette même norme.
[59] La détermination de la norme de contrôle applicable est essentiellement centrée sur la recherche de la volonté du législateur (Pezim c. Colombie‑Britannique (Superintendent of Brokers), [1994] 2 R.C.S. 557, aux pages 589 et 590; Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982, au paragraphe 26; Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, 2003 CSC 19, [2003] 1 R.C.S. 226, au paragraphe 21, arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 30). Lorsque, comme en l’espèce, cette intention est claire, le pouvoir judiciaire devrait s’y conformer à moins que, ce faisant, il n’aille à l’encontre d’un principe de droit ou d’un principe constitutionnel.
b) Questions de fait et questions mixtes de fait et de droit
[60] Depuis l’arrêt Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748 (Southam) de la Cour suprême du Canada, il est acquis que les conclusions tirées par le Tribunal de la concurrence sur des questions de fait et sur des questions mixtes de fait et de droit dont une question de droit ne peut être dissociée ont droit à une déférence particulière en appel (Southam, aux paragraphes 34 et 54). Cette situation tient notamment au fait que le législateur a prévu un droit d’appel restreint en ce qui concerne les questions de fait en exigeant que l’appel interjeté sur ces questions ne puisse être exercé qu’avec l’autorisation de notre Cour (paragraphe 13(2) de la Loi sur le Tribunal de la concurrence).
[61] Le Tribunal possède des connaissances spécialisées sur les questions économiques et commerciales qui se situent au cœur du mandat que lui confie la Loi sur la concurrence. Lorsqu’elle est saisie d’un appel d’une décision du Tribunal, notre Cour doit faire preuve de déférence à l’égard des conclusions du Tribunal sur ces questions, ainsi qu’à l’égard des inférences tirées par le Tribunal sur le fondement de la preuve. Contrairement à la plupart des tribunaux de première instance, qui s’occupent essentiellement d’établir des faits se rapportant à des évènements passés, le rôle que les articles 92 et 96 de la Loi sur la concurrence confèrent au Tribunal oblige ce dernier à projeter dans l’avenir divers événements pour en déterminer les éventuelles répercussions économiques et commerciales. Le rôle du Tribunal consiste donc à cerner et à corriger des problèmes commerciaux qui ne se sont pas encore matérialisés. Il s’agit là d’une tâche colossale qui fait appel à des théories économiques et exige des connaissances approfondies des facteurs économiques et commerciaux en jeu. Comme la juridiction d’appel risque d’avoir du mal à bien comprendre les aspects économiques et commerciaux de la décision du Tribunal, elle doit faire preuve de déférence quant aux conclusions de fait et aux conclusions mixtes de fait et de droit tirées par celui-ci sur ces questions.
[62] Un certain débat s’est élevé dans la jurisprudence quant au degré de déférence dont il convient de faire preuve envers le Tribunal au sujet des questions de fait et des questions mixtes de fait et de droit dont on ne peut dissocier une question de droit : doit‑on appliquer la norme de la « décision raisonnable » appliquée en matière de contrôle judiciaire ou la norme de déférence appliquée en cas d’appel décrite dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235 (Housen)?
[63] La commissaire et les appelants affirment que la déférence qui s’applique en l’espèce aux questions de fait et aux questions de droit et de fait dont on ne peut dissocier de questions de droit est celle qui s’applique dans le cas d’un appel, ainsi qu’il est expliqué dans l’arrêt Housen (mémoire déposé par la commissaire dans le dossier d’appel A‑302‑12, aux paragraphes 30 et 31; mémoire déposé par la commissaire dans le dossier d’appel A‑457‑12, aux paragraphes 8 et 9; mémoire déposé par les appelants dans le dossier d’appel A‑457‑12, au paragraphe 43). Ce raisonnement a également été adopté par notre Cour dans l’arrêt Canada (Commissaire de la concurrence) c. Premier Career Management Group Corp., précité). Dans cet arrêt, aux paragraphes 67 et 71, le juge Sexton a appliqué la norme décrite dans l’arrêt Housen au motif que le paragraphe 13(1) de la Loi sur le Tribunal de la concurrence dispose que les décisions dont l’appel est interjeté sont assimilées à des jugements de la Cour fédérale et qu’en conséquence « il paraît plus logique d’appliquer la norme de contrôle des décisions des tribunaux judiciaires inférieurs que celles utilisées pour contrôler les décisions des tribunaux administratifs ».
[64] Le raisonnement qu’a suivi le juge Sexton et que les parties ont repris à leur compte dans le présent appel semble bien fondé. Toutefois, dans l’arrêt Southam, le juge Iacobucci, qui s’exprimait au nom d’une Cour suprême unanime, a conclu que la norme applicable en pareil cas était celle de la décision raisonnable simpliciter, laquelle, à son avis, ressemblait beaucoup à la norme appliquée dans le cas du contrôle de conclusions de fait tirées par les juges de première instance (Southam, aux paragraphes 54 à 59). La norme de la décision raisonnable simpliciter a depuis été englobée dans la norme de la décision raisonnable, et elle a par conséquent été complètement remaniée (Dunsmuir, aux paragraphes 45 à 49). Je suis lié par ces décisions de notre plus haut tribunal (Canada c. Craig, 2012 CSC 43, [2012] 2 R.C.S. 489, au paragraphe 21). Par conséquent, les conclusions de fait et les conclusions mixtes de droit et de fait dont on ne peut dissocier une question de droit qui ont été tirées par le Tribunal sont assujetties à la norme de contrôle de la décision raisonnable dans le cadre du présent appel. Pour les besoins du présent appel, il n’est pas nécessaire de se prononcer sur la mesure dans laquelle cette norme de raisonnabilité diffère de celle de l’erreur manifeste et dominante qui s’applique aux questions de fait ou aux questions mixtes de droit et de fait.
c) Distinction entre les questions de droit et les questions mixtes de fait et de droit
[65] Bien qu’elle reconnaisse dans le présent appel que les questions de droit doivent être contrôlées selon la norme de la décision correcte, la commissaire affirme que les questions soulevées par les appelants dans la présente affaire sont en réalité des questions mixtes de fait et de droit (mémoire de la commissaire, au paragraphe 30). Par conséquent, il est important, dans le cadre du présent appel, de se pencher sur la distinction qui existe entre, d’une part, les questions de droit, et d’autre part, les questions mixtes de fait et de droit dans le contexte d’une décision rendue par le Tribunal en vertu des articles 92 et 96 de la Loi sur la concurrence. Les motifs rendus par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Southam, qui portaient sur l’article 92 de la Loi sur la concurrence, s’avèrent fort utiles à cet égard.
[66] Ainsi que le juge Iacobucci l’a judicieusement indiqué dans l’arrêt Southam, les questions de droit et les questions mixtes de fait et de droit peuvent, dans le contexte de la décision à rendre en vertu de l’article 92 — et, implicitement — en vertu de l’article 96 — de la Loi sur la concurrence, être distinguées de la façon suivante :
a) lorsque le Tribunal détermine le bon critère juridique en vertu des dispositions applicables de la Loi sur la concurrence ou lorsque le Tribunal définit un nouveau principe ou critère juridique, l’affaire doit être considérée comme une question de droit; toutefois, lorsqu’il s’agit de savoir si les faits répondent au critère juridique applicable, on a alors affaire à une question mixte de fait et de droit (Southam, aux paragraphes 35 et 45);
b) si le Tribunal a effectivement fait abstraction d’éléments de preuve que le droit lui commande de prendre en considération, il a alors commis une erreur de droit; toutefois, s’il a tenu compte de tous les types de preuve requis, ses conclusions sont assujetties à la norme de la décision raisonnable (Southam, au paragraphe 41);
c) si le Tribunal omet de tenir compte de facteurs dont la loi l’oblige à tenir compte, il commet une erreur de droit; toutefois, l’importance que le Tribunal a accordée à chaque facteur, surtout dans les cas où le principe de droit appliqué comporte un critère de pondération, sera contrôlée en fonction de la norme de la décision raisonnable (Southam, aux paragraphes 43 et 44).
[67] Les questions qui sont soulevées dans le présent appel et qui portent sur l’équité procédurale doivent également être examinées en fonction de la norme de la décision correcte.
[68] C’est en tenant compte de ces considérations et de ces distinctions que je vais maintenant procéder à l’analyse de chacun des moyens d’appel invoqués par les appelants.
ANALYSE
Erreurs reprochées au Tribunal en ce qui a trait à son analyse de l’article 92
1) Le Tribunal a‑t‑il fondé sa décision sur une thèse qui n’a pas été plaidée?
[69] Le Tribunal a conclu que l’acquisition par Tervita du site Babkirk aurait vraisemblablement pour effet d’empêcher sensiblement la concurrence, étant donné que les vendeurs auraient transformé ce site en un site d’enfouissement sécuritaire concurrent après l’échec de leur entreprise de biorestauration.
[70] Les appelants affirment que la commissaire n’a pas plaidé cette thèse et que le Tribunal a par conséquent commis une erreur de droit inadmissible en tranchant l’affaire sur le fondement de cette thèse. Ils ajoutent qu’ils n’avaient aucune raison de croire que la viabilité future de leur entreprise de biorestauration était en cause et qu’ils ont par conséquent été empêchés de présenter des éléments de preuve à ce sujet.
[71] Dans le cadre normal d’une instance, les parties au litige sont en droit de voir le différend tranché en fonction des seules questions soulevées dans les actes de procédure. Cela tient au fait que le juge de première instance qui déborde le cadre des actes de procédure pour trancher le litige dont il est saisi risque de priver une des parties d’une possibilité équitable de traiter des questions de preuve connexes (Rodaro v. Royal Bank of Canada (2002), 59 O.R. (3d) 74 (C.A.), aux paragraphes 60 à 63; Nunn c. Canada, 2006 CAF 403, aux paragraphes 23 à 26; Labatt Brewing Co. v. NHL Enterprises Canada, 2011 ONCA 511, 106 O.R. (3d) 677, aux paragraphes 4 à 9 et 21).
[72] Il ne s’ensuit pas pour autant que le juge de première instance doive toujours s’en tenir à ce qui est énoncé dans les actes de procédure. En fait, une décision peut reposer sur un fondement qui ne correspond pas parfaitement aux actes de procédure si aucune partie à l’instance n’est prise par surprise ou ne subit de préjudice (Lubrizol Corp. c. Imperial Oil Ltd., [1996] 3 C.F. 40 (C.A.), aux paragraphes 14 à 16; Barker v. Montfort Hospital, 2007 ONCA 282, 278 D.L.R. (4th) 215, aux paragraphes 18 à 22; Colautti Construction Ltd. c. Ashcroft Development Inc., 2011 ONCA 359, 1 C.L.R. (4th) 138, aux paragraphes 42 à 47).
[73] Le juge de première instance doit trancher l’affaire dont il est saisi en fonction des faits qu’il constate et du droit applicable. Par conséquent, il n’y a pas iniquité procédurale lorsque le juge, de sa propre initiative, soulève et tranche une question dans le cadre de l’instance dès lors qu’il signale la question aux parties et leur donne une possibilité raisonnable d’y répondre (Pfizer Canada Inc. c. Mylan Pharmaceuticals ULC, 2012 CAF 103, au paragraphe 27; Murphy v. Wyatt, [2011] EWCA Civ. 408, [2011] 1 W.L.R. 2129, aux paragraphes 13 à 19; R. v. Keough, 2012 ABCA 14, 519 A.R. 236).
[74] Ces principes valent également dans le cas d’instances contestées introduites devant le Tribunal. Le Tribunal est assimilé à une cour de justice (article 8 et paragraphe 9(1) de la Loi sur le Tribunal de la concurrence). Bien que le Tribunal doive agir sans formalisme, en procédure expéditive, il est néanmoins tenu de respecter les principes d’équité procédurale (paragraphe 9(2) de la Loi sur le Tribunal de la concurrence). Par conséquent, les Règles du Tribunal de la concurrence, DORS/2008‑141(les Règles) prévoient que la demande présentée au Tribunal est introduite par dépôt d’un avis de demande énonçant notamment un résumé des motifs de la demande et des faits importants sur lesquels se fonde le demandeur et un énoncé concis de la thèse économique de l’affaire (Règles, aux alinéas 36(2)c) et d)). Des règles analogues s’appliquent à la réponse et à la réplique (Règles, aux alinéas 38(2)a), b) et c) et paragraphe 39(2)). Les Règles prévoient également des règles détaillées régissant la divulgation préalable (règles 68 à 74 et 77, 78).
[75] Pour trancher le premier moyen d’appel invoqué par les appelants, il faut d’abord déterminer si les actes de procédure englobent l’éventuel échec du service de biorestauration et la transformation subséquente du site Babkirk en site d’enfouissement sécuritaire à service complet. Si les actes de procédure n’englobent pas ces possibilités, nous devons établir si la manière de procéder du Tribunal a porté atteinte au droit des appelants à une audience équitable.
[76] Dans son avis de demande déposé au Tribunal, la commissaire a allégué que Complete avait obtenu les autorisations réglementaires pour exploiter un site d’enfouissement sécuritaire sur le site Babkirk, qu’il était un [traduction] « nouveau venu prêt à pénétrer le marché » de l’élimination des déchets dangereux dans des sites d’enfouissement sécuritaires et qu’il aurait livré une concurrence directe à Tervita si le fusionnement n’avait pas eu lieu : aux paragraphes 1, 19 et 21 de l’avis de demande, reproduit dans le dossier d’appel, vol. 1, aux pages 112, 115 et 116. La commissaire a ajouté ce qui suit : [traduction] « en cas de dissolution du fusionnement, tout indique que Complete tirera profit de ses autorisations réglementaires, soit en convertissant Babkirk et en l’exploitant en tant que site d’enfouissement sécuritaire, soit en vendant Babkirk à un autre exploitant, qui terminera la conversion et exploitera Babkirk en tant que site d’enfouissement sécuritaire » (paragraphe 21 de l’avis de demande, reproduit dans le dossier d’appel, vol. 1, à la page 116).
[77] Dans la réponse qu’ils ont soumise au Tribunal, Tervita et les autres appelants contestent l’affirmation de la commissaire selon laquelle Complete était un « nouveau venu prêt à pénétrer le marché ». Ils font valoir que les vendeurs avaient décidé de vendre à une tierce partie et n’avaient aucune intention d’aménager le site Babkirk. Ils ajoutent que même si les vendeurs en étaient venus à aménager le site, cette éventualité ne se serait pas matérialisée avant au moins deux ans. Ils font également valoir que, quoi qu’il en soit, l’aménagement n’aurait pas effectivement fait concurrence à Tervita, étant donné que le service envisagé pour le site Babkirk mêlait l’élimination et la biorestauration (aux paragraphes 3, 28 et 29 de la réponse des appelants, reproduite dans le dossier d’appel, vol. 1, aux pages 124, 125 et 131).
[78] Les vendeurs ont présenté leur propre réponse distincte. Ils ont aussi soutenu que la société Complete n’était aucunement un « nouveau venu prêt à pénétrer le marché », puisqu’elle avait l’intention d’utiliser le site Babkirk principalement à des fins de biorestauration (aux paragraphes 2, 18 et 35 de la réponse des vendeurs, reproduite dans le dossier d’appel, vol.1, aux pages 146, 149, 150 et 153).
[79] La commissaire a contesté cette réponse en alléguant notamment que la biorestauration n’était ni rentable, ni techniquement réalisable dans le N.‑E. de la Colombie‑Britannique et que Complete, ou toute autre société, aurait tiré profit de la précieuse autorisation réglementaire obtenue pour un site d’enfouissement sécuritaire sur le site Babkirk (réplique de la commissaire, aux paragraphes 2, 8 et 9, reproduite dans le dossier d’appel, vol. 1, aux pages 164 et 166).
[80] Les actes de procédure posent clairement la question de savoir si Complete était ou non un « nouveau venu prêt à pénétrer le marché ». On peut en conclure que la dimension temporelle de la pénétration prochaine, dans le contexte d’une affaire d’empêchement de la concurrence, était sans contredit une question que devait résoudre le Tribunal. En l’occurrence, le Tribunal a défini la pénétration prochaine (« poised entry »), selon le cadre analytique qu’il avait élaboré aux fins d’une affaire d’« empêchement » de la concurrence, comme étant [traduction] « une pénétration ou une expansion susceptible de se produire dans un délai raisonnable » (motifs, au paragraphe 123).
[81] Par suite des positions respectives des parties énoncées dans les actes de procédure et compte tenu de la dimension temporelle du concept de « pénétration prochaine », les parties ont présenté de nombreux arguments au Tribunal à propos du caractère réalisable et rentable de l’exploitation d’une installation de biorestauration sur le site Babkirk. Ils ont produit des preuves substantielles au sujet de la faisabilité de la biorestauration sur le plan technique et financier (voir notamment la déposition du témoin Robert Andrews, dossier d’appel, vol. 22, aux pages 7388 à 7393 (en particulier les paragraphes 23 à 26); la déposition du témoin Devin Scheck, dossier d’appel, vol. 22, aux pages 7497 à 7499 (en particulier les paragraphes 25 à 27 et 33); le rapport d’expert de Mark Polet, dossier d’appel, vol. 22, aux pages 7558 à 7565; et la réplique de Mark Polet, vol. 22, aux pages 7580 à 7581).
[82] Dans son opinion présentée au Tribunal, la commissaire soutient essentiellement, à la lumière des permis que les vendeurs avaient obtenus, que ces derniers cherchaient dès le départ à établir un site d’enfouissement sécuritaire sur le site Babkirk. Cependant, à l’ouverture de l’audience, la commissaire a également abordé la question du caractère peu réalisable d’une installation de biorestauration sur le site Babkirk. À l’audience, les vendeurs et les appelants n’ont jamais manifesté leur opposition ni soulevé la moindre préoccupation à cet égard, même s’ils étaient conscients de l’intérêt de la commissaire pour cette question. Au contraire, ils ont soumis des éléments de preuve concernant la faisabilité de la biorestauration sur le site Babkirk et contesté vigoureusement les allégations de la commissaire lorsqu’elle affirmait le contraire.
[83] Vu l’ensemble des actes de procédure et après avoir examiné la preuve dont disposait le Tribunal, je suis d’avis que la faisabilité de l’entreprise de biorestauration sur le site Babkirk était une question qui avait été carrément soumise au Tribunal tout comme celle de savoir si Complete était un « nouveau venu prêt à pénétrer le marché » des sites d’enfouissement sécuritaire après la fin de l’exploitation de son entreprise de biorestauration.
[84] L’argument des appelants doit donc être rejeté. En tout état de cause, même si ces questions ne faisaient pas partie des actes de procédure, les appelants n’ont pas réussi à me convaincre qu’ils ont subi un préjudice, du fait que ces questions ont été examinées et tranchées par le Tribunal.
2) Le Tribunal pouvait‑il élargir l’analyse qu’il effectuait au titre de l’article 92 au‑delà de la date du fusionnement?
[85] Dans ses motifs, le Tribunal définit un cadre analytique pour l’examen, au titre de l’article 92 de la Loi sur la concurrence, des fusionnements qui empêchent la concurrence. Ce cadre, décrit aux paragraphes 121 à 126 des motifs du Tribunal, peut être résumé comme suit :
a. Pour déterminer la probabilité d’empêchement de la concurrence, le Tribunal évalue s’il est plus probable qu’improbable qu’un fusionnement maintienne la capacité de l’entité fusionnée d’exercer une puissance commerciale supérieure à celle qu’elle aurait dans le marché en l’absence de fusionnement, soit seule ou en interdépendance avec une ou plusieurs entités rivales. Il s’agit d’une forme d’analyse fondée sur l’« absence hypothétique ». En l’espèce, il faut donc comparer un monde dans lequel Tervita est propriétaire des sites d’enfouissement sécuritaires pertinents (Silverberry, Northern Rockies et Babkirk) avec un autre, dans lequel Babkirk est exploité indépendamment, en tant que site d’enfouissement sécuritaire.
b. Pour évaluer des affaires sous l’angle de l’« empêchement », le Tribunal s’attarde sur l’entrée sur le marché, ou sur la concurrence accrue dans le marché pertinent, qui, selon la commissaire, a été ou serait empêchée par le fusionnement en question. Pour cela, le Tribunal doit évaluer s’il est probable que la pénétration du marché par le nouvel arrivant ou l’expansion se fasse dans des délais assez courts et à une échelle suffisante pour entraîner ce qui suit :
i. une réduction sensible des prix ou une augmentation sensible de la concurrence par des moyens autre que les prix (hors prix), relativement au niveau existant de concurrence par les prix et hors prix;
ii. dans une partie sensible (c.‑à‑d. non négligeable) du marché pertinent;
iii. durant environ deux ans.
Si c’est le cas et si la pénétration du marché ou l’expansion est susceptible de se produire dans un délai raisonnable, le Tribunal en viendra normalement à la conclusion que la situation risque fort d’empêcher sensiblement la concurrence.
c. En outre, le Tribunal tiendra compte de la probabilité de voir d’autres sociétés pénétrer le marché ou s’étendre dans une mesure semblable à celle de la situation évitée ou reportée par le fusionnement, et dans des délais similaires. Si le Tribunal détermine qu’une telle pénétration ou expansion est vraisemblable, il sera peu susceptible de conclure que le fusionnement risque fort d’empêcher sensiblement la concurrence.
[86] Les appelants contestent l’opinion du Tribunal selon laquelle la pénétration ou l’expansion doit vraisemblablement avoir lieu « dans des délais raisonnables ». Selon eux, l’analyse de la possibilité de pénétration ou d’expansion effectuée par le Tribunal doit se limiter au moment du fusionnement. L’examen de ce moyen d’appel doit reposer sur la norme de la décision correcte, étant donné que le critère juridique adéquat pour l’examen d’un fusionnement soupçonné d’empêcher la concurrence aux termes de l’article 92 est une question de droit.
[87] L’analyse requise pour examiner un fusionnement sous l’angle de l’empêchement de la concurrence aux termes de l’article 92 de la Loi sur la concurrence est nécessairement prospective, notamment pour les raisons suivantes :
a. les termes employés à l’article 92, qui exigent du Tribunal qu’il détermine si un fusionnement « empêche ou diminue sensiblement la concurrence, ou aura vraisemblablement cet effet » (non souligné dans l’original);
b. l’alinéa 93b) de la Loi sur la concurrence. Cet alinéa ajoute un facteur à envisager dans l’analyse effectuée au titre de l’article 92, soit la question de « la déconfiture, ou la déconfiture vraisemblable de l’entreprise ». Bien qu’il concerne le moyen de défense fondé sur la déconfiture de l’entreprise (le fusionnement n’aura pas pour effet d’éliminer un réel concurrent, puisque l’entreprise acquise se serait de toute façon retirée du marché) et ne s’applique pas à la situation examinée en l’espèce (la déconfiture de l’entreprise de biorestauration aura pour effet d’introduire un réel concurrent), le concept temporel est analogue;
c. par ailleurs, l’examen du fusionnement doit porter sur la question importante de savoir si des concurrents éventuels seraient susceptibles de s’implanter sur le marché d’une manière qui empêche une hausse appréciable des prix sur le marché pertinent (Bureau de la concurrence du Canada, Fusions — Lignes directrices pour l’application de la loi, 2011, paragraphe 7.1).
Tous ces facteurs obligent le Tribunal à tenir compte des faits susceptibles de se produire après la date du fusionnement contesté.
[88] Le Tribunal avait donc raison de conclure qu’il fallait envisager la « pénétration prochaine » en tenant compte de la date du fusionnement, sans nécessairement se limiter à cette date. En fait, comme il est indiqué dans le cadre d’analyse adopté par le Tribunal, l’analyse peut exiger du Tribunal qu’il envisage l’avenir afin de vérifier si la pénétration du marché aurait eu lieu dans un délai raisonnable, étant donné la dynamique de la société en cause et les caractéristiques du marché pertinent.
[89] Mais qu’entend‑on par délai raisonnable? Comme le signale le juge en chef Paul Crampton, au paragraphe 382 de son opinion concordante, la définition de ce concept varie nécessairement d’une affaire à l’autre et dépend du type d’entreprise en cause. Il convient toutefois de suivre certaines lignes directrices afin d’établir un cadre temporel approprié pour la « pénétration prochaine » dans chaque affaire d’« empêchement ».
[90] D’abord, le délai doit être discernable. Il est insuffisant de conclure qu’une société acquise aurait éventuellement pu pénétrer le marché à une date future indéterminée. Il faut plutôt inscrire la pénétration du marché dans un délai clair et discernable. Il ne s’agit cependant pas de fixer une date précise.
[91] Ensuite, le délai de pénétration du marché devrait normalement s’inscrire dans la dimension temporelle des obstacles à la pénétration du marché en question. Comme il est indiqué dans une décision rendue dans une affaire semblable, soumise à une disposition comparable de la Clayton Act des États-Unis, 15 U.S.C. §18 (1977), BOC International Ltd. v. Federal Trade Commission, 557 F.2d 24 (2d Cir. 1977), à la page 29 [traduction] « il semble nécessaire [...] que, pour en arriver à une conclusion de pénétration probable, on ait au moins une estimation temporelle raisonnable relativement à un proche avenir, le qualificatif “proche” étant défini par rapport aux obstacles à la pénétration et aux délais requis pour la pénétration dans l’industrie en question, et que la conclusion repose sur une preuve substantielle au dossier ». J’admets cette approche, dans la mesure où elle sert de ligne directrice, et non pas de règle temporelle coulée dans le béton. En effet, il peut arriver, dans quelques rares cas, qu’il convienne d’élargir l’analyse temporelle de la pénétration prochaine au‑delà de la dimension temporelle des obstacles à la pénétration du marché. Dans un tel cas, le Tribunal doit justifier clairement les raisons qui, selon lui, font que la pénétration du marché demeure « prochaine », malgré la date tardive. Dans la majorité des cas, cependant, la dimension temporelle de la pénétration du marché devrait servir de ligne de conduite. Cela dit, il ne faut pas exclure d’autres lignes de conduite, mais il est préférable, le cas échéant, de les établir dans les affaires pertinentes.
[92] En l’espèce, le Tribunal discernait un délai évident à l’intérieur duquel le site Babkirk pénétrerait le marché des sites d’enfouissement sécuritaires. Il a défini la chaîne d’étapes intermédiaires requises pour y arriver à l’intérieur d’un certain délai à compter de la date du fusionnement. Il a en outre fixé l’échéance de chacune des étapes, d’après son évaluation de la preuve soumise par les parties (aux paragraphes 197 à 209 des motifs).
[93] Le Tribunal a conclu qu’en l’absence de fusionnement, les vendeurs auraient commencé à exploiter une installation de biorestauration associée à une demi‑cellule d’enfouissement sécuritaire au plus tard en octobre 2011, mais qu’ils ne l’auraient pas exploitée plus d’un an (motifs, aux paragraphes 200 à 206). Le Tribunal a en outre conclu qu’au plus tard en octobre 2012, les vendeurs auraient commencé à concurrencer le site Silverberry de Tervita en acceptant davantage de déchets dans leur demi‑cellule d’enfouissement sécuritaire. Selon le Tribunal, les vendeurs auraient : a) soit transformé et agrandi leurs installations au site Babkirk de manière à exploiter un site d’enfouissement sécuritaire à service complet au plus tard au printemps 2013; b) soit vendu le site à une tierce partie qui aurait exploité un site d’enfouissement sécuritaire à service complet, au moins dans les mêmes délais (motifs, aux paragraphes 207 à 209 et 215).
[94] Par ailleurs, ce délai discernable de pénétration du marché s’inscrivait résolument dans le cadre temporel des obstacles à la pénétration du marché. Le Tribunal a estimé qu’un nouvel arrivant aurait besoin d’au moins 30 mois pour ouvrir un nouveau site d’enfouissement sécuritaire (motifs, au paragraphe 222). La pénétration du marché de l’enfouissement sécuritaire par le site Babkirk aurait été réalisée bien en deçà de ce délai. Le fusionnement contesté a été finalisé en janvier 2011. Le Tribunal a estimé qu’environ 21 mois après la clôture du fusionnement, soit en octobre 2012, le site Babkirk aurait pénétré le marché en question et commencé à livrer concurrence au site d’enfouissement sécuritaire Silverberry; il se serait transformé en site d’enfouissement sécuritaire à service complet au plus tard six mois après.
3) Le Tribunal s’est‑il livré à des spéculations non fondées quant à d’éventuels événements futurs?
[95] Dans l’appel relatif au dossier A‑457‑12 (ayant trait aux questions de fait), les appelants ajoutent que la preuve présentée à l’audience n’appuie aucunement ces conclusions du Tribunal. Les appelants soutiennent que le Tribunal s’est livré à des spéculations effrénées quant aux événements futurs en élargissant son analyse pour y inclure l’examen de la faisabilité et de la rentabilité de l’entreprise de biorestauration envisagée par les vendeurs, en concluant à l’échec futur de cette entreprise et en concluant en outre que le site Babkirk deviendrait une installation de stockage sécuritaire des déchets dangereux à service complet au plus tard au printemps 2013. Je ne suis pas de cet avis.
[96] Ce moyen d’appel soulève des questions de fait ou des questions de droit et de fait. À ce titre, il doit être examiné en fonction de la norme de la décision raisonnable.
[97] Les conclusions du Tribunal quant aux difficultés associées à la biorestauration dans le N.‑E. de la Colombie‑Britannique sont soutenues par une preuve abondante, dont la moindre n’est pas le témoignage d’expert livré par Mark Polet, biologiste de l’environnement ayant des connaissances spécialisées et 33 années d’expérience en évaluation environnementale, en assainissement et en remise en état, ainsi qu’en aménagement d’installations de gestion des déchets. Dans son témoignage, il a déclaré que la biorestauration était inefficace dans le N.‑E. de la Colombie‑Britannique et confirmé qu’elle ne convient ni aux sels, ni aux métaux, soit les types de contaminants que l’on retrouve normalement dans les déchets dangereux générés par l’exploitation pétrolière et gazière (rapport d’expertise de Mark Polet, dossier d’appel, vol. 22, aux pages 7558 et 7559, paragraphes 28 à 31). Par ailleurs, Del Reinheimer, fonctionnaire du ministère de l’Environnement de la Colombie‑Britannique, a déclaré dans son témoignage qu’il était [traduction] « quelque peu sceptique à propos du traitement proposé » et qu’il s’attendait « à ce que les activités de traitement ne réussissent pas aussi bien qu’ils [les vendeurs] ne l’espéraient et qu’une grande partie des déchets aboutissent dans le site d’enfouissement » (dossier d’appel, vol. 30, à la page 10012).
[98] Le plan d’affaires des vendeurs supposait l’acquisition d’une clientèle et la vente des déchets traités à des sites d’enfouissement municipaux, qui les auraient utilisés comme matériau de couverture. Pourtant, les vendeurs n’ont réussi à identifier aucun client disposé à transporter des déchets dangereux au site Babkirk, à des fins de biorestauration. Ils n’ont pas non plus été en mesure de nommer des acheteurs municipaux disposés à payer pour les déchets valorisés. Les vendeurs ont reconnu qu’ils devraient facturer à leurs clients un prix de biorestauration sensiblement plus élevé que celui facturé par Tervita pour l’élimination des déchets dans un site d’enfouissement sécuritaire (voir le témoignage de Karen Baker, dossier d’appel, vol. 31, aux pages 10592 à 10597). La preuve soumise par des tiers producteurs de pétrole et de gaz naturel indique que ceux‑ci n’avaient aucune intention de transporter leurs déchets dangereux à des fins de biorestauration : (voir le témoignage de [supprimé], dossier d’appel, vol. 29, aux pages 9580 et 9581; et le témoignage de [supprimé], dossier d’appel, vol. 31, à la page 10438).
[99] Se basant sur la dynamique du marché et l’insuffisance de la clientèle, le Tribunal a conclu que le plan d’affaires de l’entreprise de biorestauration des vendeurs échouerait. Le Tribunal disposait d’une preuve abondante à l’appui de cette conclusion. Reconnu pour son expertise en économie et en commerce, le Tribunal a effectué une évaluation de la dynamique du marché qui mérite une déférence particulière.
[100] La période de 12 mois (d’octobre 2011 à octobre 2012) durant laquelle le Tribunal estime que les vendeurs auraient été disposés à exploiter une installation de biorestauration non rentable sur le site Babkirk concorde avec les estimations des vendeurs. D’après le procès‑verbal de la réunion des vendeurs tenue le 20 mars 2010, juste après la délivrance du permis de site d’enfouissement sécuritaire au site Babkirk, les vendeurs [traduction] « ont besoin d’une saison de 12 mois pour vérifier la rentabilité de la biorestauration » (motifs, au paragraphe 171; voir aussi le procès‑verbal de la réunion, dossier d’appel, vol. 24, à la page 8159).
[101] Une preuve amplement suffisante appuie en outre la conclusion du Tribunal selon laquelle les vendeurs auraient été en mesure de transformer l’installation de biorestauration en un site d’enfouissement sécuritaire en octobre 2012. Il est possible d’aménager un site d’enfouissement à service complet une cellule à la fois et il est courant dans l’industrie d’attendre qu’une cellule soit presque remplie avant d’en construire une nouvelle (voir le témoignage de Rene Amirault, dossier d’appel, vol. 30, aux pages 10161 à 10163; le témoignage de Michael Baye, dossier d’appel, vol. 30, à la page 9949; et le témoignage de Del Reinheimer, dossier d’appel, vol. 30, aux pages 10012 et 10013). De cette manière, à compter d’octobre 2012, les vendeurs auraient pu commencer à exploiter leur site d’enfouissement sécuritaire en utilisant la demi‑cellule de 125 000 tonnes qu’ils auraient construite, puis continué d’augmenter la capacité de leur site d’enfouissement sécuritaire en fonction de la demande.
[102] Par ailleurs, de nombreux éléments de preuve présentés au Tribunal confirment l’essor du marché de l’élimination des déchets dangereux dans la région et la situation géographique avantageuse du site Babkirk au regard du marché à desservir. En fait, Tervita a elle‑même affirmé, par la bouche de ses représentants, qu’elle avait acquis le site Babkirk précisément à cette fin (voir la déposition de témoin de Richard Lane, dossier d’appel, vol. 25, aux pages 8365 et 8367, paragraphes 8 et 16; et la déposition de témoin de Daniel Wallace, dossier d’appel, vol. 27, à la page 8865, paragraphe 7).
[103] De même, la preuve présentée permettait au Tribunal d’inférer que le site Babkirk aurait pu être vendu à un tiers exploitant de site d’enfouissement sécuritaire après octobre 2012. L’expert de la commissaire, M. Michael Baye, a témoigné que le site Babkirk serait une acquisition intéressante et attrayante pour les entreprises dotées d’expérience en exploitation de sites d’enfouissement sécuritaires (dossier d’appel, vol. 29, aux pages 9857 et 9858). Le président‑directeur général de SES a déclaré que Babkirk était un actif attrayant (témoignage de Rene Amirault, dossier d’appel, vol. 20, à la page 6487, paragraphe 17). En outre, comme Tervita préconisait elle-même le dessaisissement plutôt que la dissolution, on peut présumer qu’elle croyait que des tiers acheteurs s’intéresseraient au site Babkirk.
[104] Quoi qu’il en soit, vu les conclusions du Tribunal selon lesquelles le site Babkirk était un actif intéressant dans la mesure où on l’exploitait en tant que site d’enfouissement sécuritaire, la demande d’enfouissement sécuritaire était considérée en hausse dans la région, et la réglementation posait des obstacles difficiles à franchir pour l’obtention d’un permis de site d’enfouissement sécuritaire, il n’était pas déraisonnable d’inférer que les vendeurs auraient trouvé un acheteur pour le site Babkirk s’ils avaient décidé de ne pas exploiter eux-mêmes un site d’enfouissement sécuritaire à service complet à cet endroit.
4) Inversion du fardeau de la preuve
[105] Comme dernier moyen d’appel remettant en question l’analyse du fusionnement effectuée par le Tribunal au titre de l’article 92, les appelants soutiennent que le Tribunal leur a imposé, à eux et aux vendeurs, le fardeau de prouver la viabilité économique d’une installation de biorestauration sur le site Babkirk et, ce faisant, a erronément inversé le fardeau de la preuve dans la présente affaire.
[106] À l’appui de ce moyen d’appel, les appelants invoquent principalement les observations suivantes faites par le Tribunal dans ses motifs a) au paragraphe 202 : [traduction] « rien n’indique que des entreprises paient pour transporter des déchets vers des installations de restauration hors site dans le N.‑E. de la Colombie‑Britannique [...] [et] les vendeurs n’ont appelé aucun client potentiel à témoigner de son intention de transporter ses déchets par camion jusqu’à l’installation de Babkirk à des fins de biorestauration »; et b) au paragraphe 204 : [traduction] « aucun acheteur potentiel n’est venu témoigner de son éventuelle intention d’acquérir des déchets valorisés de Complete dans le but de les utiliser comme matériau de couverture dans des décharges municipales ou comme matériau de remblai dans des sites excavés. »
[107] Il incombe à la commissaire de prouver à la fois qu’une société fusionnée est un « nouveau venu prêt à pénétrer » un marché particulier et qu’il est vraisemblable qu’un fusionnement contesté auquel prend part cette société empêchera sensiblement la concurrence dans ce marché. Cette opinion découle du fardeau général imposé à la commissaire en vertu de l’article 92 de la Loi sur la concurrence.
[108] En l’espèce, le Tribunal n’approfondit pas la question du fardeau de la preuve dans son analyse du fusionnement au titre de l’article 92, mais admet implicitement que le fardeau revient à la commissaire (voir notamment les paragraphes 59 et 125 des motifs). En outre, dans ses motifs concourants, le juge en chef Crampton affirme explicitement et avec raison qu’il incombe à la commissaire d’établir, selon la prépondérance des probabilités, qu’en l’absence hypothétique de fusionnement, une des parties fusionnées aurait pénétré le marché pertinent, ou y aurait élargi sa présence, dans un laps de temps raisonnable et à une échelle suffisante pour entraîner soit une réduction sensible des prix ou une augmentation sensible de la concurrence hors prix, à un ou à plusieurs niveaux, dans une portion sensible du marché (motifs, au paragraphe 386). Les motifs du Tribunal indiquent implicitement que cette approche du fardeau de la preuve a été adoptée par l’ensemble du Tribunal.
[109] Par ailleurs, les commentaires formulés par le Tribunal aux paragraphes 202 et 204 de ses motifs que j’ai reproduits plus haut ne permettent nullement de penser que le Tribunal a dispensé la commissaire de son obligation de s’acquitter du fardeau qui lui incombait. Remis dans leur contexte, ces commentaires ne font que traduire les conclusions que le Tribunal a tirées de la preuve; il ne s’agit pas d’un vil transfert du fardeau de la preuve.
[110] Une chose est claire : le Tribunal n’a reçu aucune preuve qu’une entreprise était disposée à payer pour faire transporter des déchets dangereux vers des installations de biorestauration hors site dans le N.‑E. de la Colombie‑Britannique. En fait, la preuve présentée au Tribunal tend plutôt à indiquer le contraire. Bien que les vendeurs aient fourni une liste de clients potentiels pour leurs services de biorestauration, un représentant du premier client potentiel de cette liste a affirmé devant le Tribunal que son entreprise avait comme principe d’éliminer ses déchets dangereux dans des sites d’enfouissement, ce qui a porté le Tribunal à conclure que l’entreprise en question ne pouvait être considérée comme un client potentiel de l’installation de biorestauration des vendeurs (motifs, au paragraphe 202). En outre, comme nous l’avons déjà signalé, le Tribunal a reçu une preuve abondante montrant que la biorestauration n’était pas une solution réaliste pour remplacer un site d’enfouissement sécuritaire et que les producteurs de pétrole et de gaz naturel n’avaient aucune intention de transporter leurs déchets dangereux à des fins de biorestauration.
[111] Le commentaire du Tribunal à propos de l’absence de témoignages d’éventuels acheteurs municipaux qui auraient pu se procurer des déchets valorisés au site Babkirk résulte du fait que le seul acheteur potentiel que les vendeurs ont identifié à cette fin s’est montré réfractaire à l’idée de payer pour des déchets valorisés (voir la pièce D, témoignage de Scott Watson, dossier d’appel, vol. 25, à la page 8453; et le témoignage de Randy Wolsey, dossier d’appel, vol. 32, aux pages 11035 à 11038).
[112] Lorsqu’on les replace dans leur contexte global, les propos du Tribunal ne permettent pas de penser que celui‑ci a dispensé la commissaire de son obligation de s’acquitter de son fardeau de la preuve.
Erreurs reprochées au Tribunal quant à l’analyse qu’il a effectuée au titre de l’article 96
[113] Aux termes de l’article 96 de la Loi sur la concurrence, le Tribunal doit décider, en appliquant un critère de pondération, si les gains en efficience qui résultent d’un fusionnement surpassent et neutralisent les effets anticoncurrentiels (Supérieur Propane no 2, au paragraphe 75). Il revient à la commissaire de prouver les effets de tout empêchement ou de toute diminution de la concurrence qui résulteront ou résulteront vraisemblablement du fusionnement. La partie qui invoque les gains en efficience comme argument de défense assume le fardeau de prouver que les gains en efficience qui découleront certainement ou vraisemblablement du fusionnement surpasseront et neutraliseront ces effets (Supérieur Propane no 2, aux paragraphes 149 à 154).
5) Le Tribunal a‑t‑il erré et manqué aux principes d’équité procédurale en tenant compte de la quantification de la « perte sèche » par la commissaire?
[114] Le Tribunal a conclu que la commissaire avait omis de présenter des preuves à propos de la quantification des effets anticoncurrentiels résultant du fusionnement, mais il a néanmoins permis à la commissaire, dans son rapport présenté en réplique, de soumettre des calculs relatifs à certains effets. Les appelants soutiennent que cette permission constitue une erreur de droit et contrevient aux principes d’équité procédurale.
[115] Effectivement, le Tribunal a rejeté l’observation de la commissaire, selon laquelle la quantification des effets anticoncurrentiels n’avait à être présentée qu’après que l’on avait établi les gains en efficience découlant du fusionnement. Il a en outre estimé que, depuis le début de l’audience, il ne faisait aucun doute que Tervita préparait une défense fondée sur les gains en efficience (motifs, aux paragraphes 236 à 241). Le Tribunal a ensuite formulé les instructions suivantes à l’intention de la commissaire [au paragraphe 244] :
[traduction] En fait, lorsqu’il est possible d’obtenir les données nécessaires, le Tribunal s’attendra, dans les affaires à venir, à ce que la commissaire fournisse des estimations de l’élasticité du marché et des données d’élasticité de la demande par rapport au prix, établies par l’entité fusionnée, dans sa preuve principale. Ces estimations facilitent le calcul de l’ampleur de la réduction des extrants et des effets sur les prix qui résulteront vraisemblablement du fusionnement. En outre, elles sont nécessaires pour calculer la perte sèche qui découlera vraisemblablement de la réduction des extrants et des effets pertinents sur les prix [...] [Non souligné dans l’original.]
[116] Le Tribunal a néanmoins permis à la commissaire de lui soumettre une estimation et des calculs approximatifs de la « perte sèche » dans son rapport d’expertise en réplique (voir le rapport d’expertise en réplique de Michael R. Baye, dossier d’appel, vol. 18, aux pages 5973 à 5976, paragraphes 10 à 14).
[117] Tervita n’a pas eu l’occasion de répondre officiellement à l’estimation et aux calculs fournis par la commissaire dans son rapport soumis en réplique. Tervita a fait valoir devant le Tribunal qu’en conséquence, tant sur le plan du fond que sur le plan de l’équité procédurale, elle avait effectivement été privée de son droit de répondre à la quantification des effets anticoncurrentiels et que sa capacité de s’acquitter comme il se doit du fardeau que lui impose l’article 96 de la Loi sur la concurrence s’en est trouvée compromise. Par conséquent, Tervita a demandé au Tribunal de conclure que le fusionnement contesté n’avait eu aucun effet anticoncurrentiel quantifié (motifs, au paragraphe 234).
[118] Le Tribunal a reconnu qu’en l’espèce [traduction] « la commissaire ne s’est pas acquittée du fardeau qui lui incombait » (motifs, au paragraphe 246). Le Tribunal a néanmoins refusé d’accéder à la demande de Tervita qui souhaitait qu’il considère que les effets anticoncurrentiels quantifiables étaient nuls. Suivant le Tribunal, Tervita n’avait subi aucun préjudice par suite de l’omission de la commissaire (motifs, aux paragraphes 246 et 288).
[119] Tervita en appelle maintenant à notre Cour.
[120] La question qui se pose en l’espèce n’est pas celle de savoir si le Tribunal a commis une erreur en décidant sur qui reposait le fardeau d’établir les effets anticoncurrentiels du fusionnement, étant donné que le Tribunal était de toute évidence d’avis que ce fardeau incombait à la commissaire (motifs, au paragraphe 243). La question est plutôt de savoir si le Tribunal a commis une erreur en déterminant comment il fallait s’acquitter de ce fardeau. En d’autres termes, le Tribunal a‑t‑il commis une erreur en permettant à la commissaire de s’acquitter de ce fardeau en produisant en réplique un rapport d’expert proposant une « estimation approximative » de la « perte sèche » résultant du fusionnement?
[121] J’arrive difficilement à concilier les positions apparemment contradictoires adoptées par le Tribunal sur cette question. D’une part, le Tribunal a clairement reconnu l’effet préjudiciable en concluant :
a. qu’en omettant de soumettre ses calculs sur les effets anticoncurrentiels, la commissaire a empêché Tervita [traduction] « de disposer d’un nombre pour quantifier les effets, l’obligeant ainsi à signifier son rapport d’expertise sur l’efficience sans pouvoir affirmer si, selon ses calculs, l’efficience totale serait supérieure aux effets » (motifs, au paragraphe 234);
b. que Tervita [traduction] « n’a pas eu suffisamment de temps avant l’audience pour faire les démarches qui lui auraient permis d’attaquer le rapport de M. Baye [l’expert de la commissaire] ou de demander l’autorisation de soumettre un autre rapport pour répondre à la quantification des effets par la commissaire » (motifs, au paragraphe 235);
c. que [traduction] « l’estimation de l’élasticité du marché et les données d’élasticité de la demande par rapport au prix, calculées par l’entité fusionnée, [...] sont [...] nécessaires pour calculer la perte sèche [...] susceptible de résulter de la réduction des extrants et des effets connexes sur les prix » (motifs, au paragraphe 244);
d. que [traduction] « la prudence impose de calculer toute une gamme d’élasticités plausibles, afin d’aider le Tribunal à comprendre la sensibilité des estimations de la commissaire aux variations de ces élasticités » et que des estimations approximatives ne pouvaient être soumises que [traduction] « dans l’impossibilité raisonnable d’obtenir les données requises pour estimer les élasticités de manière fiable » (motifs, au paragraphe 245);
e. et que [traduction] « la commissaire a omis d’assumer son fardeau » (motifs, au paragraphe 246).
[122] D’autre part, le Tribunal a balayé tous ces manquements graves sur le fondement de deux motifs pour justifier cette approche.
[123] D’abord, il a estimé que Tervita n’avait subi aucun préjudice, étant donné ce qui suit : [traduction] i) « au lieu de réaliser une analyse indépendante des élasticités, comme il aurait dû le faire, M. Baye s’est basé sur sa propre hypothèse d’une diminution de prix d’au moins 10 p. 100 et sur certaines hypothèses employées par M. Kahwaty [l’expert de Tervita] pour calculer l’efficience devant résulter [selon Tervita] de l’expansion du marché »; ii) [traduction] « M. Kahwaty a réussi à mettre sérieusement en doute les calculs de M. Baye [à propos des pertes sèches] pour divers motifs, y compris son incapacité à les fonder sur des calculs conventionnels de l’élasticité, alors qu’il aurait pu obtenir les données nécessaires à cette fin » (motifs, au paragraphe 246).
[124] Le fait que la commissaire ait fondé son argumentation sur une méthodologie clairement déficiente — erreur relevée par l’expert de Tervita — ne peut être invoqué pour conclure que Tervita n’a subi aucun préjudice lorsque le Tribunal a quand même fini par admettre cette méthodologie, malgré ses lacunes reconnues. Dans ce cas, le Tribunal a lui‑même estimé que, pour calculer la « perte sèche », il était nécessaire de disposer d’estimations de l’élasticité du marché et des données d’élasticité de la demande par rapport au prix établi par l’entité fusionnée. Le Tribunal a également reconnu qu’il fallait disposer d’une gamme d’élasticités plausibles pour comprendre la sensibilité des estimations de la commissaire. Sans ces estimations, la commissaire ne pouvait calculer convenablement la « perte sèche » et Tervita ne pouvait contester adéquatement les calculs.
[125] L’expert de Tervita a clairement relevé le dilemme dans son témoignage. M. Baye avait en effet soumis des estimations de l’expansion possible du marché, fondées sur les calculs de M. Kahwaty. Dans une observation pertinente, M. Kahwaty a cependant signalé que ses calculs se fondaient eux‑mêmes sur des hypothèses non étayées qui ne permettaient pas nécessairement de résoudre correctement la question en l’absence d’étude adéquate sur l’élasticité de la demande du marché : témoignage de M. Kahwaty, dossier d’appel, vol. 34, aux pages 11492 à 11494. L’échange suivant, entre le Tribunal et M. Kahwaty, est révélateur (dossier d’appel, vol. 34, à la page 11495) :
[traduction]
LE JUGE CRAMPTON : En l’absence de ce genre de données d’élasticité propres à la clientèle, comment pourrait‑on calculer une perte sèche?
M. KAHWATY : En l’absence de données d’élasticité propres à la clientèle ou de solides données sur l’élasticité du marché, je ne sais vraiment pas comment on ferait. Pour déterminer la perte sèche, il faut tracer la courbe de demande. Il faut voir la forme de la courbe de demande. Il faut connaître l’élasticité.
LE JUGE CRAMPTON : Selon vous, ce n’est pas possible?
M. KAWATY : Ce n’est pas possible.
[126] Ensuite, le Tribunal a estimé que, même s’il admettait l’argument de Tervita, selon lequel il ne faut accorder aucun poids aux effets anticoncurrentiels quantitatifs [traduction] « il ne s’ensuivrait pas nécessairement que l’élément de neutralisation de l’article 96 a été établi selon la prépondérance des probabilités », puisque « la perte de concurrence dynamique méritera toujours un certain poids non négligeable dans l’évaluation des concessions » et que « dans cette affaire, la commissaire a soumis des preuves d’effets qualitatifs » (motifs, aux paragraphes 247 à 248 [italique ajouté]).
[127] Ici, le Tribunal semble avoir confondu l’analyse de la neutralisation ou de la pondération exigée par l’article 96 — sur laquelle nous reviendrons plus en détail plus loin — et le fardeau qui incombe à la commissaire de prouver les effets anticoncurrentiels du fusionnement, notamment en quantifiant la « perte sèche ». Le fait que Tervita doive ou ne doive pas se charger quand même d’établir que les gains en efficience surpasseront et neutraliseront les effets anticoncurrentiels quantitatifs et qualitatifs ne change rien au fardeau qui incombe à la commissaire de quantifier les effets quantitatifs. Le fait qu’au bout du compte, il revienne à Tervita d’établir la neutralisation des effets anticoncurrentiels par les gains en efficience ne dégage nullement la commissaire du fardeau de prouver les effets anticoncurrentiels et de les quantifier autant que possible.
[128] Effectivement, le Tribunal a reconnu que la commissaire avait manqué à son devoir de quantifier adéquatement la « perte sèche », mais a néanmoins admis des calculs reconnus déficients à titre d’« estimation approximative » des pertes qui résulteraient du fusionnement par suite de la réduction de la concurrence dynamique.
[129] En toute déférence, l’approche générale du Tribunal en matière de quantification de la « perte sèche » a réduit à néant le fardeau juridique qui incombait à la commissaire de quantifier autant que possible les effets anticoncurrentiels.
[130] En l’espèce, la commissaire ne s’est pas acquittée du fardeau qui lui incombait de quantifier la « perte sèche » résultant du fusionnement et le Tribunal a commis une erreur en lui permettant de corriger cette omission en produisant en réplique un rapport qui utilisait une méthodologie dont il était admis qu’elle était déficiente. Le Tribunal a aggravé cette erreur en n’accordant pas à Tervita la possibilité de répondre formellement à ce rapport. Par conséquent, le Tribunal aurait dû conclure que la « perte sèche » n’avait pas été quantifiée correctement et qu’en conséquence la valeur qui devait y être attribuée n’était pas égale à zéro, comme le prétendent les appelants, mais qu’elle était indéterminée.
6) Le Tribunal a‑t‑il commis une erreur en ne tenant pas compte des gains en efficience résultant du fusionnement procurés par une année de transport et une année d’expansion du marché?
[131] En matière de transport, les gains en efficience consistent en des gains de productivité réalisés par les clients qui se trouvent plus près du site Babkirk que du site d’enfouissement sécuritaire Silverberry de Tervita. Étant donné que Tervita aurait acquis le site en vue d’y ouvrir un site d’enfouissement sécuritaire à service complet, les clients situés plus près de ce site que de l’autre auraient réalisé des économies au chapitre du transport (motifs, au paragraphe 251). Tervita a affirmé qu’elle aurait pu exploiter un site d’enfouissement sécuritaire au site Babkirk au printemps 2012 ou avant. En vertu de l’ordonnance de dessaisissement du Tribunal, il aurait été peu vraisemblable qu’une tierce partie acheteuse puisse exploiter le site Babkirk en tant que site d’enfouissement sécuritaire à service complet avant le printemps 2013. Par conséquent, Tervita aurait pu susciter des économies supplémentaires au chapitre du transport pendant l’année d’exploitation supplémentaire dont elle aurait profité par rapport à un acheteur ayant acquis le site en vertu d’une ordonnance de dessaisissement, soit entre le printemps 2012 et le printemps 2013. Selon toute vraisemblance, les gains en efficience relatifs au transport pour cette période d’un an auraient été de l’ordre de [supprimé] à [supprimé] (motifs, au paragraphe 271).
[132] En ce qui concerne l’expansion du marché, les gains en efficience découlent de la quantité supplémentaire de déchets dangereux qui seraient transportés au site d’enfouissement sécuritaire de Babkirk à des fins d’élimination. Étant donné les coûts et les risques considérables associés au transport de ce type de déchets sur un trajet aussi long que celui qui mène au site d’enfouissement sécuritaire Silverberry, un site moins éloigné (comme le site Babkirk) aurait l’avantage de réduire le trajet et d’attirer ainsi davantage de déchets dangereux que ne le ferait le seul site Silverberry (motifs, au paragraphe 252). Comme dans le cas des gains en efficience relatifs au transport, Tervita aurait réalisé des gains en efficience supplémentaires relatifs à l’expansion du marché en exploitant le site Babkirk en tant que site d’enfouissement sécuritaire à service complet pendant une année de plus que ne l’aurait pu un acheteur ayant acquis le site en vertu d’une ordonnance de dessaisissement, soit entre le printemps 2012 et le printemps 2013. Selon toute vraisemblance, les gains en efficience relatifs à l’expansion du marché pour cette période d’un an auraient été de l’ordre de [supprimé] (motifs, au paragraphe 271).
[133] Le Tribunal a estimé que ces gains en efficience d’un an découleraient du délai de mise en application de son ordonnance et conclu qu’il serait contraire à l’intention de la Loi sur la concurrence de les reconnaître (motifs, aux paragraphes 269 et 270).
[134] À mon avis, le Tribunal avait raison, dans ces deux cas, de refuser de prendre en considération ces gains en efficience.
[135] En fait, la seule raison qui aurait permis à Tervita de réaliser des gains en efficience au chapitre du transport et de l’expansion du marché en exploitant le site Babkirk du printemps 2012 au printemps 2013, et empêché un acquéreur de ce site en vertu de l’ordonnance du Tribunal de réaliser des gains en efficience comparables, est le délai requis pour que le Tribunal rende sa décision et effectue le dessaisissement du site Babkirk aux mains d’une tierce partie prête à l’exploiter en tant que site d’enfouissement sécuritaire. Comme le Tribunal, j’estime qu’il serait contraire à l’objectif global de la Loi sur la concurrence de prendre en considération des gains en efficience découlant de la mise en application d’une ordonnance, étant donné que les résultats de l’examen d’un fusionnement aux termes de la Loi ne devraient pas être dictés par les délais requis pour mettre correctement en application une ordonnance de dessaisissement formulée par le Tribunal par suite de cet examen.
[136] Une autre raison m’incite à refuser de prendre en considération ces gains en efficience d’un an.
[137] Aux termes du paragraphe 96(1) de la Loi sur la concurrence, le Tribunal doit conclure que le fusionnement « a eu pour effet ou aura vraisemblablement pour effet d’entraîner des gains en efficience » [non souligné dans l’original]. Ainsi, les gains en efficience revendiqués pour la période précédant la décision faisant suite à l’examen du fusionnement doivent avoir été en fait réalisés pour pouvoir être reconnus (« a eu pour effet »). Les gains en efficience revendiqués pour la période postérieure à la décision faisant suite à l’examen du fusionnement doivent vraisemblablement avoir été réalisés (« aura vraisemblablement pour effet »). Les éventuels gains en efficience qui auraient été réalisés avant la décision prise à l’issue de l’examen du fusionnement, mais qui n’ont pas été effectivement réalisés n’entrent donc pas en considération. Cette situation tient au fait que le moyen de défense tiré des gains en efficience repose sur la prémisse que le compromis entre les gains en efficience que procure le fusionnement et les effets anticoncurrentiels doit se concrétiser par un avantage réel pour l’économie canadienne.
[138] Tervita a admis ne pas avoir encore commencé à construire ou à exploiter un site d’enfouissement sécuritaire au site Babkirk. Par conséquent, les gains d’une année de transport et d’une année d’expansion du marché ne se sont pas matérialisés dans le cas de Tervita et ne se concrétiseront jamais. Dans l’état actuel des choses, ces gains en efficience sont irrémédiablement perdus pour l’économie canadienne. On ne devrait donc pas en tenir compte dans le cadre de l’analyse de la pondération exigée par l’article 96 de la Loi sur la concurrence.
7) Le Tribunal a‑t‑il commis une erreur en appliquant sa méthode de neutralisation fondée sur l’article 96?
[139] La méthode adoptée par le Tribunal pour déterminer si les gains en efficience pouvaient neutraliser les effets anticoncurrentiels était une démarche de pondération subjective consistant à comparer l’ampleur des gains en efficience avec l’ampleur des conséquences. Voici comment le Tribunal explique sa méthodologie au paragraphe 309 de ses motifs :
[traduction] Le Tribunal estime que les verbes « surpasseront » et « neutraliseront » [à l’article 96 de la Loi sur la concurrence] visent à la fois des gains en efficience quantifiables et des gains en efficience non quantifiables (c.‑à‑d. dans ce dernier cas, des gains en efficience qualitatifs). Suivant le Tribunal, en employant le mot « surpasseront » le législateur voulait dire que les gains en efficience doivent être supérieurs aux effets visés à l’article 96, ce qui impliquait une pondération d’éléments comparables, et ce, même si certains des gains en efficience pondérés ne se prêtent pas à une quantification précise ou même approximative. Par contraste, le terme « neutraliseront » est suffisamment large pour englober la pondération d’éléments non comparables (p. ex., des pommes et des oranges), ce qui suppose l’exercice d’un jugement subjectif pour déterminer si les gains en efficience compensent les effets probables visés à l’article 96.
[140] Le Tribunal est allé même plus loin avec cette méthode de pondération subjective en ajoutant que même les effets quantitatifs qui n’avaient pas en fait été quantifiés — en raison des lacunes de la preuve ou dans les cas où la commissaire ne s’était pas acquittée de son fardeau de la preuve — pouvaient néanmoins se voir accorder une certaine valeur qualitative dans certaines circonstances en recourant à une appréciation subjective pour déterminer si les gains en efficience compensent les effets anticoncurrentiels (motifs, au paragraphe 287; voir également l’opinion concordante du juge en chef Crampton, aux paragraphes 408 et 409) :
[traduction] Lorsque, comme en l’espèce, la situation préexistante du marché se caractérise par un monopole et que le Tribunal ne dispose pas de suffisamment d’éléments de preuve convaincants pour lui permettre de quantifier les effets associés à ce pouvoir de marché, il est loisible au Tribunal d’accorder une valeur qualitative aux effets en question.
[141] Pour recourir à son appréciation subjective dans le cadre qu’il a lui‑même élaboré, le Tribunal a accordé beaucoup de poids aux effets anticoncurrentiels qualitatifs du fusionnement, ce qui lui a permis de conclure que, même si l’on n’accordait aucune valeur aux effets quantitatifs, Tervita se serait quand même acquittée du fardeau qui lui incombait de démontrer de façon satisfaisante les exigences de l’article 96 de la Loi sur la concurrence en ce qui concerne la neutralisation. Le raisonnement suivi par le Tribunal à cet égard est instructif [motifs, aux paragraphes 313 à 317] :
[traduction] Compte tenu de la conclusion du Tribunal suivant laquelle le fusionnement entraînerait plusieurs effets importants sur le plan qualitatif ainsi que d’autres effets non quantifiables, et compte tenu également du fait que le fusionnement ne permettrait vraisemblablement pas de réaliser des gains en efficience qualitatifs reconnus importants, il est également évident que les gains quantitatifs et qualitatifs combinés ne « surpasseront » pas les effets quantitatifs et qualitatifs combinés.
De plus, le Tribunal est convaincu, suivant la prépondérance des probabilités, que même si l’on n’accorde aucune valeur aux effets quantifiables, comme CCS [Tervita] affirme qu’on devrait le faire, CCS n’a pas satisfait à l’aspect « neutralisation » de l’article 96. En résumé, le Tribunal est convaincu que les gains en efficience quantitatifs très négligeables de [omis] annuellement qui peuvent être reconnus, ajoutés à tout gain en efficience qualitatif et à tout autre gain non quantifiable qui peuvent être reconnus ne pourraient « surpasser » les effets qualitatifs importants qui résulteront vraisemblablement du fusionnement.
Le Tribunal en viendrait à la même conclusion même s’il devait accepter et prendre en considération des gains en efficience découlant de la mise en application d’une ordonnance qui n’équivaudraient au maximum qu’à [omis] (ce qui représente des épargnes d’une année de frais de transport) ainsi que [omis] (ce qui correspond aux épargnes d’une année d’expansion du marché).
Suivant le Tribunal, cela s’explique par le fait qu’il y a lieu d’accorder beaucoup de valeur aux effets qualitatifs, lorsqu’on les examine globalement. Cette valeur est plus grande que celle attribuée à l’ensemble des gains en efficience quantitatifs et qualitatifs reconnus, quelle que soit l’approche raisonnable adoptée. En bref, ces effets qualitatifs sont les suivants : (i) réduction de l’ampleur du nettoyage du site et avantages que cette restauration aurait sur [traduction] « les résidents du secteur, la faune et l’environnement en général » et, surtout, (ii) réduction des « propositions de valeur » qui se seraient autrement vraisemblablement présentées dans le marché pertinent, ce qui permettrait d’établir un lien entre les prix et les divers services nouveaux ou améliorés.
Mais surtout, si l’ordonnance demandée n’est pas prononcée, le fusionnement aura pour effet de perpétuer une structure monopolistique dans le marché pertinent. En d’autres termes, le fusionnement n’aura pas seulement comme conséquence les effets qualitatifs résumés ci‑dessus, mais exclura les avantages susceptibles de découler de la concurrence, par des mécanismes impossibles à prévoir. [Italique dans l’original.]
[142] Les appelants contestent tant le choix de méthodologie que l’application que le Tribunal en a faite.
[143] Les appelants font valoir qu’il n’était pas loisible au Tribunal d’élaborer et d’utiliser une méthodologie qui faisait pencher la balance en faveur des effets anticoncurrentiels en se fondant sur une évaluation non raisonnée et subjective des effets qualitatifs. Suivant les appelants, la méthodologie doit être raisonnable, à défaut de quoi l’application de l’article 96 de la Loi sur la concurrence serait imprévisible et arbitraire.
[144] Pour ce qui est de l’application que le Tribunal a faite de sa méthodologie, les appelants font par ailleurs valoir ce qui suit :
a) le premier effet qualitatif reconnu par le Tribunal et portant sur les avantages qualitatifs pour l’environnement n’est pas reconnu selon l’économie actuelle de la Loi sur la concurrence;
b) le deuxième effet qualitatif reconnu par le Tribunal, en l’occurrence, les « propositions de valeur », était en fait un effet quantitatif qu’il incombait à la commissaire de quantifier, ce qu’elle n’a pas fait;
c) en accordant autant d’importance à la structure monopolistique dans le marché pertinent, comme il l’a fait au paragraphe 317 de ses motifs, précité, le Tribunal a commis une erreur de droit, étant donné que la création ou la perpétuation d’un monopole ne constitue pas, en soi, un effet anticoncurrentiel distinct reconnu par la Loi sur la concurrence, notamment à la lumière du paragraphe 92(2).
[145] Je vais passer en revue chacun de ces arguments.
[146] Pour ce qui est tout d’abord de la méthodologie, je suis d’accord avec le Tribunal pour dire que la neutralisation exigée par l’article 96 de la Loi sur la concurrence oblige le Tribunal à pondérer tant les gains en efficience quantitatifs et les gains en efficience non quantitatifs (c.‑à‑d. qualitatifs) que les effets quantitatifs et les effets non quantitatifs (c.‑à‑d. qualitatifs) de tout empêchement ou de toute diminution de la concurrence qui résulteront ou résulteront vraisemblablement du fusionnement. Je suis également d’accord avec le Tribunal pour dire que les gains en efficience doivent être supérieurs aux effets visés à l’article 96. Je suis également d’accord pour dire que l’élément de « neutralisation » prévu à l’article 96 exige que les gains en efficience surpassent dans l’ensemble les effets anticoncurrentiels et que, dans le cadre de cette démarche de pondération, il ne suffit pas de se contenter d’affirmer que les gains en efficience quantitatifs surpassent les effets quantitatifs. Je suis également d’accord pour dire qu’à la lumière des éléments qualitatifs, cette démarche de pondération ne peut être fondée uniquement sur des calculs mathématiques, bien que ces calculs soient très importants pour s’assurer, dans la mesure du possible, que l’on attribue la valeur qui convient à tout gain en efficience ou effet anticoncurrentiel.
[147] Je me dissocie toutefois du Tribunal lorsqu’il favorise une démarche de pondération subjective pour déterminer si les gains en efficience neutralisent les effets anticoncurrentiels. Je suis d’accord avec les appelants pour dire que l’analyse de la neutralisation ne peut reposer sur une appréciation subjective. L’analyse globale de la neutralisation prévue à l’article 96 doit être aussi objective que possible et, lorsqu’il est impossible de faire une appréciation objective, cette appréciation se doit d’être raisonnable.
[148] Pour s’assurer que l’analyse de la neutralisation soit objective, il faut, chaque fois qu’il est raisonnablement possible de le faire, quantifier tant les gains en efficience que les effets anticoncurrentiels. Lorsqu’il n’est pas raisonnablement possible de quantifier avec précision un élément donné, il y a lieu de préférer un chiffre approximatif à une appréciation subjective. Lorsqu’on ne peut raisonnablement quantifier avec précision un élément donné ou proposer un chiffre approximatif, il faut évidemment exercer son propre pouvoir d’appréciation et attribuer une valeur aux gains en efficience ou aux effets qualitatifs restants, mais ce pouvoir d’appréciation doit être restreint et circonscrit par les principes du caractère raisonnable. En d’autres termes, la valeur accordée aux effets qualitatifs non quantifiables restants doit être raisonnable, c’est‑à‑dire reposer sur la preuve, et le raisonnement sur lequel le Tribunal s’est fondé pour procéder à sa pondération doit être clairement articulé ou être autrement discernable.
[149] Cette manière d’envisager la question découle de la jurisprudence. Mon collègue, le juge Nadon, qui était alors juge à la Cour fédérale et écrivait en tant que juge membre du Tribunal de la concurrence dans la décision Canada (Commissaire de la concurrence) c. Supérieur Propane Inc., 2002 Trib. conc. 16 (Supérieur Propane no 3), au paragraphe 233, s’est dit d’avis qu’on devait recourir le moins possible au type d’appréciation subjective permise dans le cadre de l’analyse de la neutralisation prévue à l’article 96. À cette fin, le juge Nadon a conclu que les effets anticoncurrentiels qui étaient mesurables devaient être estimés, et que leur non‑estimation ne conduirait pas le Tribunal à les considérer comme qualitatifs.
[150] Le juge Rothstein, qui était alors juge à la Cour d’appel fédérale et qui s’exprimait au nom de notre Cour, a approuvé cette méthode dans l’arrêt Canada (Commissaire de la concurrence) c. Supérieur Propane Inc., 2003 CAF 53, [2003] 3 C.F. 529 (Supérieur Propane no 4), aux paragraphes 34 à 38. Dans cette affaire, le débat tournait autour de la reconnaissance des transferts de richesse dans l’analyse des effets d’un fusionnement et de leur inclusion dans l’analyse globale de la neutralisation prévue à l’article 96. Le juge Rothstein a notamment déclaré ce qui suit, au paragraphe 38 de l’arrêt Supérieur Propane no 4 :
L’inclusion du transfert de richesse dans l’analyse des effets suppose nécessairement un degré significatif de jugement subjectif. Le Tribunal semble avoir visé à minimiser le degré de jugement subjectif nécessaire dans le processus d’appréciation des effets dans le cadre du paragraphe 96(1). L’insistance du Tribunal sur l’estimation quantitative dans les cas où elle est possible vise à lui permettre de porter le jugement le plus objectif possible dans les circonstances. À mon avis, ce n’est pas déraisonnable.
[151] Le Tribunal n’a pas clairement expliqué dans ses motifs la raison pour laquelle il fallait désormais écarter la méthode qui consistait à minimiser l’appréciation subjective et à favoriser dans la mesure du possible une analyse de la neutralisation objective, comme le prescrit l’arrêt Supérieur Propane no 3 et comme l’a confirmé notre Cour dans l’arrêt Supérieur Propane no 4 — pour favoriser désormais une méthode préconisant une appréciation subjective.
[152] À défaut d’une explication convaincante démontrant la raison pour laquelle il convient de favoriser une démarche fondée sur une appréciation subjective, je préfère m’en tenir à la jurisprudence antérieure nous invitant à suivre une méthode de neutralisation fondée, dans la mesure du possible, sur une appréciation objective. L’appréciation objective favorise davantage la prévisibilité lorsqu’il s’agit d’appliquer la Loi sur la concurrence et d’éviter des décisions arbitraires. La prévisibilité revêt une importance particulière dans le cas de l’examen des fusionnements, étant donné que la plupart des fusionnements ne sont examinés que par le commissaire et qu’ils sont rarement soumis à l’examen du Tribunal. Une méthodologie qui favorise une appréciation objective dans tous les cas possibles permet aux parties à une opération de fusionnement et au commissaire de prédire plus aisément les répercussions d’un fusionnement, en plus de dissuader les jugements arbitraires et de diminuer l’incertitude générale dans le monde canadien des affaires.
[153] Je passe maintenant à l’application que le Tribunal a faite de sa méthodologie en ce qui concerne la neutralisation.
[154] Le Tribunal a considéré le nettoyage du site et les avantages en découlant pour l’environnement comme des effets qualitatifs du fusionnement.
[155] Je me demande si l’on peut tenir compte, dans le cadre de l’examen d’un fusionnement effectué sous le régime de la Loi sur la concurrence, des effets environnementaux d’un fusionnement lorsqu’aucun effet économique n’est associé aux effets environnementaux en question. Les objets de la Loi sur la concurrence sont énoncés à l’article 1.1 de cette loi, qui ne parle que de considérations d’ordre économique, à savoir : stimuler l’adaptabilité et l’efficience de l’économie canadienne, améliorer les chances de participation canadienne aux marchés mondiaux, assurer à la petite et à la moyenne entreprise une chance honnête de participer à l’économie canadienne et assurer au consommateur des prix compétitifs et un choix dans les produits. Les préoccupations environnementales qui n’ont pas de répercussions économiques ne font pas partie de cette liste et elles ne sont pas par ailleurs prises en compte dans la Loi sur la concurrence.
[156] Certains pourraient juger souhaitable d’incorporer les valeurs environnementales lors de l’examen des fusionnements. Quoi qu’il en soit, l’incorporation de ces valeurs dans la Loi sur la concurrence est une question de principe qui relève entièrement du législateur. Je tiens à ajouter que, dans sa forme actuelle, le Tribunal n’est pas particulièrement bien adapté pour trancher des questions environnementales puisque ses membres — du moins ceux qui ne sont pas juristes —sont des personnes versées dans les affaires publiques, économiques, commerciales ou industrielles, mais pas nécessairement dans les questions environnementales (Loi sur le Tribunal de la concurrence, paragraphe 3(3)).
[157] Le Tribunal ne s’est toutefois pas contenté de tenir compte des effets environnementaux non économiques. L’assainissement réduit de sites, que le Tribunal a qualifié d’effet qualitatif du fusionnement, résulte de la perte de l’expansion du marché par suite du fusionnement. Le Tribunal a accepté qu’une réduction de 10 p. 100 des redevances de déversement qui résulteraient de la concurrence entre le site Babkirk et le site d’enfouissement sanitaire de Silverberry se traduirait par l’élimination d’environ [supprimé] de tonnes supplémentaires de déchets dangereux) (motifs, au paragraphe 298). Le Tribunal avait déjà examiné cette répercussion dans le cadre de son analyse déficiente de la « perte sèche » (motifs, aux paragraphes 299 à 301). Il l’a reprise dans son analyse des effets qualitatifs, alors qu’il aurait plutôt dû en tenir compte une seule fois en tant qu’effet anticoncurrentiel quantitatif qui n’avait pas été quantifié de façon appropriée par la commissaire.
[158] Les observations que j’ai formulées au sujet de l’assainissement réduite de sites s’appliquent également aux « propositions de valeur » que le Tribunal a également considérées comme un effet qualitatif. Les « propositions de valeur » sont des offres que Tervita auraient faites dans un milieu compétitif à certains consommateurs, qui auraient permis d’offrir soit des services existants à des prix moins élevés, soit de nouveaux ou de meilleurs services, ce qui entraînerait une baisse du prix total des services de gestion des déchets utilisés par ces clients. Ces « propositions de valeur » auraient pu être quantifiées par la commissaire, mais ne l’ont pas été, même approximativement. La commissaire aurait pu à tout le moins présenter des éléments de preuve expliquant pourquoi elle n’avait pas quantifié cet effet. Le Tribunal a néanmoins décidé de tenir compte de ces éléments à titre d’effets qualitatifs. Là encore, cette façon de procéder va à l’encontre des décisions Supérieur Propane no 3 et Supérieur Propane no 4. Un effet quantitatif qui n’a pas été en réalité quantifié ne devrait pas être considéré comme un effet qualitatif, étant donné qu’il peut conduire le Tribunal à accorder subjectivement une valeur excessive à un effet dont il y a lieu de tenir compte dans l’analyse exigée par l’article 96.
[159] Ce qui m’amène à la dernière question soulevée par les appelants dans le présent appel, à savoir si le Tribunal a commis une erreur de droit en considérant le monopole de Tervita comme un effet anticoncurrentiel distinct au sens de la Loi sur la concurrence et en estimant que [traduction] « surtout, [...] le fusionnement n’aura pas seulement comme conséquence les effets qualitatifs résumés ci‑dessus, mais exclura les avantages susceptibles de découler de la concurrence, par des mécanismes impossibles à prévoir » (motifs, au paragraphe 317).
[160] Notre Cour a jugé que le fait de considérer un monopole comme un effet anticoncurrentiel distinct risquait de faire compter en double les effets anticoncurrentiels découlant d’un fusionnement. Ainsi que le juge Rothstein l’a fait observer dans l’arrêt Supérieur Propane no 4, aux paragraphes 50 et 51 :
Dans sa décision à la suite du réexamen, le Tribunal a noté [dans l’arrêt Supérieur Propane no 3] que, dans son analyse de l’empêchement ou de la diminution sensible de la concurrence, il avait déjà pris en compte un certain nombre des effets du fusionnement, « c’est‑à‑dire la perte sèche, la fixation interdépendante de prix, la qualité du service, etc. ». Prendre en considération ces effets une autre fois comme découlant de la situation de monopole équivaudrait à les compter en double. Le Tribunal a donc conclu que, pour que des effets additionnels du monopole soient pris en compte, le commissaire devait fournir la preuve d’effets qui n’avaient pas encore été pris en considération. Toutefois, le Tribunal a conclu que le commissaire n’avait pas présenté de preuve de tels effets additionnels.
Il s’agit d’une question de preuve. Si la situation de monopole entraîne des effets additionnels que le Tribunal n’avait pas déjà pris en compte, il fallait une preuve de ces effets. Le commissaire n’ayant pas fourni de preuve d’effets additionnels résultant du monopole qui n’avaient pas déjà été présentés, je ne puis dire que le Tribunal a commis une erreur en concluant qu’une situation de monopole n’entraîne pas d’effets anticoncurrentiels additionnels.
[161] Dans la mesure où le Tribunal tient compte de la situation de monopole occupée par Tervita grâce au fusionnement sans disposer d’élément de preuve de la commissaire quant aux effets anticoncurrentiels supplémentaires résultant de ce monopole, force est de conclure que le Tribunal n’a pas suivi les principes précités mentionnés dans les décisions Supérieur Propane no 3 et Supérieur Propane no 4.
L’analyse de la neutralisation
[162] La question de savoir si les gains en efficience entraînés par le fusionnement surpassent les effets anticoncurrentiels est dans une large mesure un exercice d’appréciation des faits à l’égard duquel les juridictions d’appel devraient en principe faire preuve de déférence à moins que la décision ne repose sur une erreur de droit ou ne constitue une erreur déterminante ou dominante.
[163] Dans le cas qui nous occupe, le Tribunal a commis une erreur de droit dans son analyse de l’article 96, notamment en acceptant un calcul de la perte « sèche » fautif, en recourant à une méthodologie trop subjective pour apprécier la « neutralisation », en qualifiant d’effets qualitatifs certains effets quantitatifs que la commissaire n’avait pas quantifiés et en mentionnant des effets environnementaux qualitatifs non reconnus par la Loi sur la concurrence.
[164] Compte tenu de ces erreurs, il est maintenant nécessaire de nous demander si la question devrait être déférée au Tribunal pour qu’il rende une nouvelle décision en conformité avec les présents motifs ou si notre Cour devrait procéder à une nouvelle appréciation.
[165] Dans l’arrêt Hollis c. Dow Corning Corp., [1995] 4 R.C.S. 634, au paragraphe 33, la Cour suprême du Canada a conclu :
Il est bien établi que les juridictions d’appel ont compétence pour apprécier à nouveau la preuve au dossier lorsqu’elles estiment qu’une telle appréciation est dans l’intérêt de la justice et qu’elle ne soulève pas d’obstacle en pratique […]
La Cour suprême du Canada a récemment confirmé cette démarche dans l’arrêt Masterpiece Inc. c. Alavida Lifestyles Inc., 2011 CSC 27, [2011] 2 R.C.S. 387, au paragraphe 103.
[166] Nous disposons en l’espèce d’un dossier complet qui nous permet de procéder à une nouvelle analyse de la neutralisation. Pour éviter de prolonger encore les procédures opposant les parties, j’estime qu’il est dans l’intérêt de la justice que notre Cour tranche le débat une fois pour toutes.
[167] Dans le cas qui nous occupe, les effets anticoncurrentiels quantitatifs du fusionnement qui n’ont pas été quantifiés par la commissaire comprennent la perte de l’expansion du marché résultant de la concurrence et les « propositions de valeur ». Ce n’est pas parce que ces effets n’ont pas été quantifiés qu’ils n’existent pas ou qu’on ne devrait leur accorder aucune valeur. L’absence de quantification signifie tout simplement que la valeur accordée à ces effets n’a pas encore été déterminée. Pour bien interpréter l’article 96 de la Loi sur la concurrence, il faut que celui qui a la charge de la preuve dans l’analyse de la neutralisation — dans le cas qui nous occupe, les appelants — démontre, selon la prépondérance des probabilités, que les gains en efficience neutralisent les effets anticoncurrentiels.
[168] Dans les cas où les gains en efficience découlant du fusionnement sont importants selon une méthodologie objective et raisonnable, il ne serait pas loisible au Tribunal d’accorder aux effets quantitatifs, mais non quantifiés, une valeur qui neutraliserait les gains en efficience. Le Tribunal ne pourrait pas non plus traiter ces effets quantitatifs, mais non quantifiés, d’effets qualitatifs pour leur attribuer une valeur subjective.
[169] Toutefois, en l’espèce, les gains en efficience découlant du fusionnement sont minimes au point d’être négligeables. Les seuls gains en efficience résultant du fusionnement sont de très faibles économies en frais généraux, économies que pourrait de toute façon fort bien réaliser tout exploitant tiers d’un site d’enfouissement sécuritaire qui acquerrait le site Babkirk par suite de l’ordonnance de dessaisissement. Par conséquent, le dessaisissement ne permet de réaliser que des gains en efficience négligeables tout en permettant à Tervita de conserver et même de renforcer sa situation de monopole dans le secteur géographique en question.
[170] À mon avis, on ne peut conclure qu’un fusionnement anticoncurrentiel peut être approuvé en vertu de l’article 96 de la Loi sur la concurrence si ce fusionnement ne peut procurer que des gains en efficience négligeables ou insignifiants. Ce raisonnement est confirmé par la jurisprudence, ainsi que par le libellé même du paragraphe 96(1) de la Loi sur la concurrence, qui exige que les gains en efficience « surpassent » et « neutralisent » les effets anticoncurrentiels.
[171] Je songe en particulier à la décision Supérieur Propane no 3, dans laquelle mon collègue le juge Nadon a conclu, aux paragraphes 171 et 172, que les gains en efficience ne pouvaient être invoqués en défense que s’ils ne dépassaient que de peu les effets neutralisants des effets anticoncurrentiels :
Le Tribunal est d’accord pour dire que dans de tels cas, il suffira de gains en efficience relativement peu élevés pour l’emporter sur la perte sèche, généralement faible, mais le paragraphe 96 de la Loi exige plus que cela.
En effet, […] il ressort à l’évidence du paragraphe 96(1) que la défense fondée sur les gains en efficience n’est pas applicable au cas où les gains en efficience ne font que dépasser les effets de l’empêchement ou de la diminution de la concurrence. Pour qu’elle soit applicable, ces gains doivent aussi neutraliser les effets, et l’on ne saurait affirmer que le Tribunal conclurait que des gains en efficience (élevés ou non) qui dépasseraient de peu les effets (importants ou non) neutraliseraient aussi ces effets. On ne peut en particulier soutenir qu’un fusionnement anticoncurrentiel serait approuvé en vertu de l’article 96 dans le cas où les seules économies qu’il produirait seraient les traitements de deux cadres supérieurs.
[172] Les gains en efficience sont, en l’espèce, encore moins importants que ceux envisagés dans le passage précité de la décision Supérieur Propane no 3. Les gains en efficience globaux résultant du fusionnement équivalent à environ [supprimé] par année et ne représentent même pas la rémunération annuelle d’un employé subalterne à temps partiel.
[173] Qui plus est, un monopole préexistant comme celui dont il s’agit en l’espèce aura habituellement pour effet d’amplifier les effets anticoncurrentiels d’un fusionnement (Supérieur Propane no 3, aux paragraphes 165 et 169; The Law and Economics of Canadian Competition Policy, précité, aux pages 155 à 161).
[174] Bien qu’en l’espèce les effets anticoncurrentiels du fusionnement n’aient pas été quantifiés, ils existent quand même. Suivant une analyse de la neutralisation objective et raisonnable, des gains en efficience secondaires et négligeables ne sauraient neutraliser des effets anticoncurrentiels connus, même lorsque la valeur à accorder à ces effets demeure inconnue. En agissant ainsi, on ne qualifie pas les effets anticoncurrentiels quantitatifs d’effets qualitatifs pour leur donner une valeur subjective quelconque; on procède plutôt à une analyse de la neutralisation objective et raisonnable en attribuant leur véritable valeur aux effets anticoncurrentiels et aux gains en efficience.
CONCLUSIONS
[175] Pour les motifs qui ont été exposés, je rejetterais les deux appels et j’adjugerais les dépens à la commissaire. Il ne devrait toutefois y avoir qu’un seul mémoire de dépens pour les deux appels.
[176] Compte tenu de l’ordonnance de confidentialité prononcée par notre Cour dans la présente affaire, les présents motifs seront d’abord communiqués aux avocats avant d’être publiés. Les parties auront chacune sept jours à compter de la date des présents motifs pour indiquer par écrit à la Cour quelles parties, le cas échéant, ne devraient pas être divulguées au public. Les parties communiqueront également, le cas échéant, dans le même délai leurs observations pour expliquer les raisons pour lesquelles notre Cour devrait limiter la divulgation des présents motifs au public malgré le principe de la publicité des débats. La Cour déterminera par la suite quelles parties des présents motifs, le cas échéant, devraient être gardées confidentielles.
Le juge Evans, J.C.A. : Je suis d’accord.
Le juge Stratas, J.C.A. : Je suis d’accord.
ANNEXE A
Extraits pertinents de la Loi sur la concurrence, L.R.C. (1985), ch. C‑34
1.1 La présente loi a pour objet de préserver et de favoriser la concurrence au Canada dans le but de stimuler l’adaptabilité et l’efficience de l’économie canadienne, d’améliorer les chances de participation canadienne aux marchés mondiaux tout en tenant simultanément compte du rôle de la concurrence étrangère au Canada, d’assurer à la petite et à la moyenne entreprise une chance honnête de participer à l’économie canadienne, de même que dans le but d’assurer aux consommateurs des prix compétitifs et un choix dans les produits. […] |
Objet |
91. Pour l’application des articles 92 à 100, « fusionnement » désigne l’acquisition ou l’établissement, par une ou plusieurs personnes, directement ou indirectement, soit par achat ou location d’actions ou d’éléments d’actif, soit par fusion, association d’intérêts ou autrement, du contrôle sur la totalité ou quelque partie d’une entreprise d’un concurrent, d’un fournisseur, d’un client, ou d’une autre personne, ou encore d’un intérêt relativement important dans la totalité ou quelque partie d’une telle entreprise. |
Définition de « fusionnement » |
92. (1) Dans les cas où, à la suite d’une demande du commissaire, le Tribunal conclut qu’un fusionnement réalisé ou proposé empêche ou diminue sensiblement la concurrence, ou aura vraisemblablement cet effet : a) dans un commerce, une industrie ou une profession; b) entre les sources d’approvisionnement auprès desquelles un commerce, une industrie ou une profession se procure un produit; c) entre les débouchés par l’intermédiaire desquels un commerce, une industrie ou une profession écoule un produit; d) autrement que selon ce qui est prévu aux alinéas a) à c), le Tribunal peut, sous réserve des articles 94 à 96 : e) dans le cas d’un fusionnement réalisé, rendre une ordonnance enjoignant à toute personne, que celle ci soit partie au fusionnement ou non : (i) de le dissoudre, conformément à ses directives, (ii) de se départir, selon les modalités qu’il indique, des éléments d’actif et des actions qu’il indique, (iii) en sus ou au lieu des mesures prévues au sous alinéa (i) ou (ii), de prendre toute autre mesure, à condition que la personne contre qui l’ordonnance est rendue et le commissaire souscrivent à cette mesure; f) dans le cas d’un fusionnement proposé, rendre, contre toute personne, que celle ci soit partie au fusionnement proposé ou non, une ordonnance enjoignant : (i) à la personne contre laquelle l’ordonnance est rendue de ne pas procéder au fusionnement, (ii) à la personne contre laquelle l’ordonnance est rendue de ne pas procéder à une partie du fusionnement, (iii) en sus ou au lieu de l’ordonnance prévue au sous alinéa (ii), cumulativement ou non : (A) à la personne qui fait l’objet de l’ordonnance, de s’abstenir, si le fusionnement était éventuellement complété en tout ou en partie, de faire quoi que ce soit dont l’interdiction est, selon ce que conclut le Tribunal, nécessaire pour que le fusionnement, même partiel, n’empêche ni ne diminue sensiblement la concurrence, (B) à la personne qui fait l’objet de l’ordonnance de prendre toute autre mesure à condition que le commissaire et cette personne y souscrivent. |
Ordonnance en cas de diminution de la concurrence |
(2) Pour l’application du présent article, le Tribunal ne conclut pas qu’un fusionnement, réalisé ou proposé, empêche ou diminue sensiblement la concurrence, ou qu’il aura vraisemblablement cet effet, en raison seulement de la concentration ou de la part du marché. |
Preuve |
93. Lorsqu’il détermine, pour l’application de l’article 92, si un fusionnement, réalisé ou proposé, empêche ou diminue sensiblement la concurrence, ou s’il aura vraisemblablement cet effet, le Tribunal peut tenir compte des facteurs suivants : a) la mesure dans laquelle des produits ou des concurrents étrangers assurent ou assureront vraisemblablement une concurrence réelle aux entreprises des parties au fusionnement réalisé ou proposé; b) la déconfiture, ou la déconfiture vraisemblable de l’entreprise ou d’une partie de l’entreprise d’une partie au fusionnement réalisé ou proposé; c) la mesure dans laquelle sont ou seront vraisemblablement disponibles des produits pouvant servir de substituts acceptables à ceux fournis par les parties au fusionnement réalisé ou proposé; d) les entraves à l’accès à un marché, notamment : (i) les barrières tarifaires et non tarifaires au commerce international, (ii) les barrières interprovinciales au commerce, (iii) la réglementation de cet accès, et tous les effets du fusionnement, réalisé ou proposé, sur ces entraves; e) la mesure dans laquelle il y a ou il y aurait encore de la concurrence réelle dans un marché qui est ou serait touché par le fusionnement réalisé ou proposé; f) la possibilité que le fusionnement réalisé ou proposé entraîne ou puisse entraîner la disparition d’un concurrent dynamique et efficace; g) la nature et la portée des changements et des innovations sur un marché pertinent; h) tout autre facteur pertinent à la concurrence dans un marché qui est ou serait touché par le fusionnement réalisé ou proposé. […] |
Éléments à considérer |
96. (1) Le Tribunal ne rend pas l’ordonnance prévue à l’article 92 dans les cas où il conclut que le fusionnement, réalisé ou proposé, qui fait l’objet de la demande a eu pour effet ou aura vraisemblablement pour effet d’entraîner des gains en efficience, que ces gains surpasseront et neutraliseront les effets de l’empêchement ou de la diminution de la concurrence qui résulteront ou résulteront vraisemblablement du fusionnement réalisé ou proposé et que ces gains ne seraient vraisemblablement pas réalisés si l’ordonnance était rendue. |
Exception dans les cas de gains en efficience |
(2) Dans l’étude de la question de savoir si un fusionnement, réalisé ou proposé, entraînera vraisemblablement les gains en efficience visés au paragraphe (1), le Tribunal évalue si ces gains se traduiront : a) soit en une augmentation relativement importante de la valeur réelle des exportations; b) soit en une substitution relativement importante de produits nationaux à des produits étrangers. |
Facteurs pris en considération |
(3) Pour l’application du présent article, le Tribunal ne conclut pas, en raison seulement d’une redistribution de revenu entre plusieurs personnes, qu’un fusionnement réalisé ou proposé a entraîné ou entraînera vraisemblablement des gains en efficience. |
Restriction |
[i] Note de l’arrêtiste : Les parties expurgées par ordonnance de la Cour sont indiquées par [supprimé].