[2014] 4 R.C.F. 24
IMM-1545-12
2013 CF 247
Marvin Adolfo Galvez Padilla (demandeur)
c.
Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (défendeur)
Répertorié : Galvez Padilla c. Canada (Citoyenneté et Immigration)
Cour fédérale, juge de Montigny—Toronto, 25 septembre 2012; Ottawa, 7 mars 2013.
Citoyenneté et Immigration — Exclusion et renvoi — Renvoi de réfugiés — Contrôle judiciaire d’une décision de la déléguée du défendeur qui a conclu que le demandeur ne devrait pas être autorisé à rester au Canada au motif que le demandeur constitue un danger pour le public au Canada aux termes de l’art. 115(2)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés — Le demandeur, un résident permanent, est un réfugié au sens de la Convention; il vient du Honduras et est un gai transgenre — Le demandeur a un casier judiciaire au Canada pour plusieurs accusations, y compris une accusation de voies de fait graves — La déléguée a estimé qu’il y avait peu de probabilités que le demandeur soit personnellement exposé à une menace à sa vie, au risque d’être soumis à la torture ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités s’il était renvoyé au Honduras — Par conséquent, la déléguée a conclu que le demandeur pouvait être refoulé au Honduras, puisque cette mesure ne viole pas l’art. 7 de la Charte canadienne des droits et libertés — Il s’agissait de savoir si la déléguée a appliqué le bon critère pour conclure que le demandeur constituait un danger pour le public au Canada; si la conclusion de la déléguée selon laquelle le demandeur constituait un danger pour le public était raisonnable; si la déléguée a manqué à l’obligation d’équité procédurale en ne donnant pas au demandeur un avis de son intention de tenir compte des plus récentes déclarations de culpabilité criminelles dont il avait fait l’objet et en ne lui accordant pas une possibilité de répondre; si la déléguée a mené correctement l’analyse du risque fondée sur l’art. 7 qui doit être faite en liaison avec celle fondée sur l’art. 115(2)a) de la Loi; si la décision de la déléguée quant à l’analyse du risque était raisonnable — La déléguée n’a pas commis d’erreur lorsqu’elle a formulé le critère pour déterminer si le demandeur constituait un danger pour le public au Canada — Cependant, la conclusion de la déléguée selon laquelle les crimes du demandeur étaient suffisamment graves pour lui faire perdre le droit à la protection du Canada contre le refoulement est problématique puisque la décision de la déléguée était viciée et n’était pas raisonnable, et elle n’a pas démontré qu’elle avait compris les exceptions au principe du non-refoulement — Même si la conclusion relative à la décision de la déléguée était suffisante pour faire droit à la demande de contrôle judiciaire, il était nécessaire d’examiner d’autres arguments — La décision de la déléguée en ce qui a trait au danger pour le public était raisonnable — La déléguée a manqué à l’obligation d’équité procédurale en ne donnant pas au demandeur un avis de son intention de tenir compte des plus récentes déclarations de culpabilité criminelles dont il avait fait l’objet et en ne lui accordant pas une possibilité de répondre — La déléguée a clairement compris et appliqué le bon critère en ce qui a trait à l’analyse du risque fondée sur l’art. 7 de la Charte qui doit être faite en liaison avec celle fondée sur l’art. 115(2)a) de la Loi — Quant au caractère raisonnable de la décision de la déléguée en ce qui a trait à l’analyse du risque, la déléguée n’a pas appliqué le bon critère; elle n’a pas mené l’analyse permettant de trancher la question de savoir si le demandeur serait personnellement exposé à un risque pour sa vie, sa liberté ou sa sécurité — Par conséquent, il était impossible de savoir si le renvoi du demandeur au Honduras irait à l’encontre de l’art. 7 de la Charte, puisqu’il n’était pas possible de mettre en balance le risque pertinent et le danger que le demandeur constitue pour le public — Ainsi, la décision de la déléguée a été renvoyée en vue d’une nouvelle évaluation — Demande accueillie.
Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle la déléguée du défendeur a conclu que le demandeur ne devrait pas être autorisé à rester au Canada au motif qu’il constitue un danger pour le public au Canada aux termes de l’alinéa 115(2)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Le demandeur, un citoyen du Honduras, a été reconnu à titre de réfugié au sens de la Convention et a obtenu sa résidence permanente par la suite. Le demandeur a eu des relations sexuelles avec des hommes au Honduras, mais ce n’est qu’après son arrivée au Canada qu’il est devenu ouvertement gai. En plus d’être ouvertement gai, le demandeur est aujourd’hui une personne transgenre et a appris qu’il était également porteur du VIH. Le demandeur a développé une dépendance au crack; il a commencé à travailler comme prostitué et a eu un casier judiciaire pour un certain nombre d’accusations. La condamnation la plus grave était pour des voies de fait graves et le demandeur a fait l’objet d’un rapport d’interdiction de territoire en vertu de l’article 44 de la Loi.
La décision de la déléguée selon laquelle le demandeur constituait un danger pour le public au Canada permettait de refouler le demandeur au Honduras, si cette mesure était conforme à l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés. Le demandeur a interjeté appel de l’ordonnance d’expulsion prise contre lui, mais l’appel a été rejeté. La déléguée a conclu que le demandeur, qui a par la suite commis d’autres crimes qui ont mené à d’autres déclarations de culpabilité, ne comprenait pas l’importance de se conformer aux lois du Canada. La déléguée a également estimé qu’il y avait peu de probabilités que le demandeur soit personnellement exposé à une menace à sa vie, au risque d’être soumis à la torture ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités s’il était renvoyé au Honduras, et qu’il n’existait guère plus qu’une simple possibilité qu’il soit persécuté du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de ses opinions politiques ou de son appartenance à un groupe social. En outre, la déléguée s’est attardée aux différents motifs d’ordre humanitaire que le demandeur a invoqués, mais elle n’était pas convaincue qu’il avait démontré qu’il était établi au Canada, au point que son renvoi lui causerait des difficultés excessives. En conséquence, le demandeur pouvait être expulsé malgré le paragraphe 115(1) de la Loi, étant donné que son renvoi au Honduras n’irait pas à l’encontre des droits que lui reconnaît l’article 7 de la Charte.
Le demandeur a fait valoir en particulier que la déléguée a fait une évaluation erronée de la question de savoir s’il constituerait un danger pour le public en appliquant le critère qui ne convenait pas et en ignorant des éléments de preuve pertinents au sujet de la réadaptation du demandeur.
Il s’agissait de savoir si la déléguée a appliqué le bon critère pour conclure que le demandeur constituait un danger pour le public au Canada; si la conclusion de la déléguée selon laquelle le demandeur constituait un danger pour le public était raisonnable; si la déléguée a manqué à l’obligation d’équité procédurale en ne donnant pas au demandeur un avis de son intention de tenir compte des plus récentes déclarations de culpabilité criminelles dont il avait fait l’objet et en ne lui accordant pas une possibilité de répondre; si la déléguée a mené correctement l’analyse du risque fondée sur l’article 7 qui doit être faite en liaison avec celle fondée sur l’alinéa 115(2)a) de la Loi et si la décision de la déléguée quant à l’analyse du risque était raisonnable.
Jugement : la demande doit être accueillie.
L’argument du demandeur voulant que la déléguée n’ait pas fait une évaluation prospective du danger, en se fondant plutôt sur les déclarations de culpabilité dont le demandeur avait déjà fait l’objet, a été rejeté. L’analyse de la déléguée visant à savoir si le demandeur constituait un « danger pour le public » n’était pas axée uniquement sur le passé du demandeur, mais visait aussi à savoir s’il était un récidiviste potentiel. La déléguée n’a pas commis d’erreur lorsqu’elle a formulé le critère et qu’elle a fixé la barre trop haute. Cependant, lorsqu’examinée dans son ensemble, la décision de la déléguée semblait reposer sur la bonne interprétation du critère du danger et il n’existait pas suffisamment d’éléments de preuve permettant de conclure qu’elle a commis une erreur dans la formulation de ce critère. Quant à la conclusion de la déléguée que les crimes du demandeur, soit les incidents de voies de fait graves et le trafic de stupéfiants, étaient suffisamment graves pour lui faire perdre le droit à la protection du Canada contre le refoulement, elle était problématique. Sa décision était viciée et n’était pas raisonnable. Sans amoindrir l’importance de la longue liste de déclarations de culpabilité prononcées contre le demandeur, la déléguée a commis une erreur en présumant que les infractions en question étaient importantes au point de constituer des crimes particulièrement graves. Les exceptions au principe du non-refoulement doivent être interprétées de manière restrictive. Une lecture attentive de la décision de la déléguée n’a pas démontré qu’elle a parfaitement compris cette exigence et ses motifs étaient moins que satisfaisants à cet égard. Cette conclusion était suffisante en soi pour faire droit à la demande de contrôle judiciaire, mais d’autres arguments en l’espèce ont été examinés.
La conclusion de la déléguée selon laquelle le demandeur constituait un danger pour le public était raisonnable. Alors qu’il aurait été plus prudent de formuler des commentaires plus précis au sujet de la preuve tendant à démontrer que le demandeur faisait des progrès importants en vue de sa réadaptation, il n’y avait pas lieu de reprocher à la déléguée de ne pas avoir commenté la totalité de la preuve portée à son attention et elle était réputée en avoir tenu compte.
La déléguée a manqué à l’obligation d’équité procédurale en ne donnant pas au demandeur un avis de son intention de tenir compte des plus récentes déclarations de culpabilité criminelles dont il avait fait l’objet et en ne lui accordant pas une possibilité de répondre. Les circonstances entourant les dernières déclarations de culpabilité du demandeur auraient fort bien pu permettre à la déléguée de conclure que le demandeur s’était effectivement réadapté et qu’il ne constituait plus un danger pour le public au Canada.
En ce qui concerne l’analyse du risque fondée sur l’article 7 de la Charte qui doit être faite en liaison avec celle fondée sur l’alinéa 115(2)a) de la Loi, la déléguée a compris et appliqué le bon critère en ce qui a trait au risque aux termes de cet alinéa. Le fait que la déléguée a mis l’accent principalement sur une évaluation des risques visés aux articles 96 et 97 de la Loi pouvait se comprendre aisément dans le contexte du dossier du demandeur. En effet, le demandeur n’a présenté aucun élément de preuve concernant des risques autres que ceux que visent ces deux dispositions. Cela étant dit, la déléguée a semblé insister dans ses motifs sur l’obligation qu’a le demandeur de démontrer qu’il sera exposé à un risque personnalisé plutôt qu’à un risque général auquel fait face l’ensemble de la population. Dans la mesure où la déléguée a considéré que le risque généralisé était exclu aux termes du sous-alinéa 97(1)b)(ii) de la Loi, sa décision était viciée. Aux fins de l’analyse fondée sur l’article 7 de la Charte, il n’était pas obligatoire pour une personne de démontrer qu’elle sera exposée à un risque plus grand comparativement à la population générale. Néanmoins, il appartient au demandeur de démontrer qu’il sera personnellement exposé à un risque pour sa vie, sa liberté ou sa sécurité s’il est renvoyé dans son pays d’origine. La situation générale dans le pays en cause est pertinente à cet égard, mais la personne doit démontrer, selon la prépondérance des probabilités, qu’elle court un risque personnel et sérieux pour sa vie, sa liberté ou sa sécurité. C’est ce risque personnel et sérieux qu’il faut mettre en balance avec le danger que l’intéressé représente pour le public pour savoir si le renvoi irait à l’encontre des principes de justice fondamentale et si l’expulsion d’un réfugié vers un pays où il serait exposé à ce risque choquerait la conscience des Canadiens.
Quant au caractère raisonnable de la décision de la déléguée quant à l’analyse du risque, la déléguée s’est longuement attardée à la preuve documentaire, y compris la communauté des GLBT [gais, lesbiennes, bisexuels, transgenres] au Honduras, et était convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur ne serait pas exposé à un risque pour sa vie ou pour sa sécurité. Lorsque le critère du risque personnalisé de l’article 97 de la Loi est appliqué, l’analyse de la déléguée était raisonnable et ne justifiait pas l’intervention de la Cour fédérale en l’espèce. Cependant, la véritable question à trancher était de savoir si la déléguée a appliqué le bon critère. La question pertinente à trancher aux fins d’une analyse du risque n’était pas de savoir si le demandeur serait exposé à un risque personnalisé, mais plutôt s’il serait personnellement exposé à un risque pour sa vie, sa liberté ou sa sécurité. Comme la déléguée n’a pas mené cette analyse, il était impossible de savoir si le renvoi du demandeur au Honduras irait à l’encontre de l’article 7 de la Charte, puisqu’il n’était pas possible de mettre en balance le risque pertinent et le danger que le demandeur constitue pour le public.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 7.
Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, art. 145(2), 213(1)c), 264.1(1)a), 268, 270(1)b), 334, 733.1.
Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 1996, ch. 19, art. 5(3)a).
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 36(1)a),(2), 44, 96, 97, 115(1),(2).
Règles des Cours fédérales en matière d'immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22, règle 22.
TRAITÉS ET AUTRES INSTRUMENTS CITÉS
Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6, art. 33(1),(2).
JURISPRUDENCE CITÉE
décisions appliquées :
Hasan c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1069; Bhagwandass c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 49, [2001] 3 C.F. 3; Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3.
décision différenciée :
Liyanagamage c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1994] A.C.F. no 1637 (C.A.) (QL).
décisions examinées :
Nagalingam c. Canada (Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 153, [2009] 2 R.C.F. 52; La c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 476; Williams c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1997] 2 C.F. 646 (C.A.); R. c. Cuerrier, [1998] 2 R.C.S. 371; Nagalingam c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 176; Mohamed c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1473; Mohamed c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CAF 303; Varela c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 145, [2010] 1 R.C.F. 129; Zazai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 89; Nguyen c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 331.
décisions citées :
Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; R. c. Mabior, 2012 CSC 47, [2012] 2 R.C.S. 584 infirmant en partie 2010 MBCA 93 (CanLII), [2011] 2 W.W.R. 211; D.C. c. R., 2010 QCCA 2289, [2011] R.J.Q. 18; Haghighi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] 4 C.F. 407 (C.A.); Mobil Oil Canada Ltd. c. Office Canada – Terre-Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 R.C.S. 202; Ragupathy c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 151, [2007] 1 R.C.F. 490; Harkat (Re), 2011 CF 75; Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982, motifs modifiés, [1998] 1 R.C.S. 1222; Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817.
DOCTRINE CITÉE
Citoyenneté et Immigration Canada. Exécution de la loi (ENF). Chapitre ENF 28 : Avis du ministre sur le danger pour le public et la sécurité du Canada, 7 novembre 2005, en ligne : <http://www.cic.gc.ca/francais/ressources/guides/enf/enf28-fra.pdf>
Lauterpacht, Sir E. et Daniel Bethlehem. « The scope and content of the principle of non-refoulement: Opinion » dans Feller, E., V. Türk et F. Nicholson, dir., Refugee Protection in International Law: UNHCR's Global Consultations on International Protection. New York : Cambridge Univ. Press, 2003.
DEMANDE de contrôle judiciaire de la décision par laquelle la déléguée du défendeur a conclu que le demandeur ne devrait pas être autorisé à rester au Canada au motif qu’il constitue un danger pour le public au Canada aux termes de l’alinéa 115(2)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Demande accueillie.
ONT COMPARU
Andrew Brouwer pour le demandeur.
Negar Hashemi et Nimanthika Kareira pour le défendeur.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Refugee Law Office, Toronto, pour le demandeur.
Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par
[1] Le juge de Montigny : Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision datée du 2 février 2012 par laquelle J. Stock, la déléguée du ministre (la déléguée), a conclu qu’il ne devrait pas être autorisé à rester au Canada au motif qu’il constitue un danger pour le public au Canada aux termes de l’alinéa 115(2)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR).
[2] Après avoir examiné attentivement les documents et les décisions que les parties ont invoqués ainsi que leurs observations verbales et écrites, je suis arrivé à la conclusion que la présente demande de contrôle judiciaire doit être accueillie.
1. Les faits à l’origine du litige
[3] Le demandeur, Marvin Adolfo Galvez Padilla (M. Galvez), est un citoyen du Honduras. Il est arrivé au Canada en 1991 à l’âge de 24 ans afin de fuir des problèmes politiques liés à l’enrôlement forcé dans l’armée ainsi qu’à la torture. Il a été reconnu à titre de réfugié au sens de la Convention en 1992 et a obtenu sa résidence permanente en 1995. Le demandeur a eu des relations sexuelles avec des hommes au Honduras, mais ce n’est qu’après son arrivée au Canada qu’il est devenu ouvertement gai. En plus d’être ouvertement gai, le demandeur est aujourd’hui une personne transgenre et a appris en 2000 qu’il était porteur du VIH.
[4] Le demandeur n’avait pas de casier judiciaire avant le 3 février 1997 et atteste avoir été un membre actif et utile de la communauté gaie latino-américaine de Toronto entre 1991 et 1997. En 1997, le demandeur a commencé à consommer du crack et a développé une dépendance à cette drogue; il a donc perdu son emploi et son domicile et a commencé à travailler comme prostitué transgenre et à voler pour se procurer de la drogue. Le demandeur a eu des emplois occasionnels, mais il a subi une grave blessure à la main en 2004. Il a ainsi commencé à recevoir des prestations d’invalidité du Programme ontarien de soutien aux personnes handicapées (POSPH), sommes d’argent qu’il renvoyait à sa famille au Honduras.
[5] Le long passé criminel du demandeur, qui couvre la période allant de 1997 à 2010, n’est pas contesté et est décrit sous différentes formes dans la preuve et résumé dans la décision de la déléguée et dans l’exposé des arguments du défendeur. Le demandeur a notamment été déclaré coupable, sous le régime du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46, de 13 accusations de vol de moins de 5 000 $ (article 334), de 7 accusations d’omission de comparaître (paragraphe 145(2)) et de 3 accusations de communication dans le but de se livrer à la prostitution (alinéa 213(1)c)). Le 14 juin 2011, le demandeur a été déclaré coupable de deux autres accusations de vol de moins de 5 000 $ et de défaut de se conformer à une ordonnance de probation (article 733.1). Aucune des peines infligées à l’égard de ces crimes n’était suffisante pour justifier une conclusion de « grande criminalité » au sens de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR et aucun des crimes en question n’était punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins 10 ans.
[6] Il est admis de part et d’autre que le demandeur a fait l’objet d’un rapport d’interdiction de territoire visé à l’article 44 de la LIPR après avoir été déclaré coupable, en décembre 2005, de voies de faits graves conformément à l’article 268 du Code criminel. Le demandeur a été condamné à une peine concurrente de 233 jours d’emprisonnement qui devait toutefois être purgée après toute autre peine en cours. Vers la même date, le demandeur a été déclaré coupable de 2 chefs de trafic de cocaïne en vertu de l’alinéa 5(3)a) de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 1996, ch. 19, et a été condamné à une peine de 160 jours d’emprisonnement pour le premier chef et à une peine concurrente de 160 jours d’emprisonnement à purger après toute autre peine pour le deuxième chef, ainsi que d’un chef de vol de moins de 5 000 $, pour lequel il s’est vu infliger une peine de 233 jours d’emprisonnement, étant donné qu’il avait été en détention préventive pendant 132 jours. Le demandeur a plaidé coupable aux 3 accusations.
[7] La déclaration de culpabilité à l’accusation de voies de faits graves découle d’un incident, survenu le 29 septembre 2005, au cours duquel le demandeur a été arrêté par un garde de sécurité alors qu’il tentait de voler quelques articles dans un magasin Shoppers Drug Mart. Bien qu’il existe quelques incohérences dans la preuve quant aux événements qui se sont vraiment produits, notamment quant à l’ampleur des blessures qu’a subies le garde de sécurité et quant aux questions de savoir si des menaces ont été proférées et si le demandeur était drogué ou non au moment de l’incident, le demandeur a plaidé coupable à l’accusation d’avoir mordu le garde de sécurité.
[8] En 2007, le demandeur a été impliqué dans un autre incident de vol à l’étalage au cours duquel il a utilisé un parapluie pour causer des blessures mineures à un commerçant qui tentait de l’empêcher de sortir d’un magasin avec des marchandises impayées. L’incident a abouti à une déclaration de culpabilité de vol de moins de 5 000 $, à une déclaration de culpabilité de menaces sous le régime de l’alinéa 264.1(1)a) du Code criminel et à une déclaration de culpabilité de voies de fait dans l’intention de résister à une arrestation aux termes de l’alinéa 270(1)b) du Code criminel. Au total, le demandeur a été condamné à 25 jours de détention préventive, à 15 jours d’emprisonnement avec confusion des peines pour chaque chef d’accusation et à une période de probation de 24 mois. Encore là, aucune des peines imposées à l’égard de cet incident ne justifierait en soi une conclusion de « grande criminalité » aux termes de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR et aucun des crimes n’est punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins 10 ans.
[9] Le demandeur soutient que toutes les déclarations de culpabilité prononcées contre lui avant 2010 découlent de sa dépendance à la drogue, qu’il ne consomme plus de drogue et est sobre depuis mai 2010 et qu’il a renoncé pour de bon à toute activité rémunérée de nature sexuelle et à toute activité criminelle. Il affirme avoir respecté cet engagement, sauf lors d’une rechute temporaire vers le 31 mai 2011, lorsqu’il a tenté de commettre un vol à l’étalage dans un magasin No Frills. Il allègue qu’il avait besoin de l’argent pour payer un compte de téléphone cellulaire, car il avait envoyé une somme de 200 $ à sa sœur, qui s’était enfuie au Guatemala afin de fuir la violence au Honduras et lui avait demandait de l’aider.
[10] Depuis qu’il est sobre, le demandeur affirme avoir participé avec succès à plusieurs programmes de désintoxication, avoir suivi des séances de consultation psychiatrique jusqu’à la fin de 2011 et avoir pris part aux activités de son église et de différents groupes communautaires.
[11] Le demandeur suit un traitement antirétroviral et a absolument besoin de ses médicaments. Il souligne que son médecin lui a fait savoir que sans médicaments, il pourrait mourir d’ici 10 ans en raison de sa séropositivité.
2. La décision faisant l’objet du présent contrôle judiciaire
[12] Sur la foi des renseignements qui lui ont été présentés, la déléguée a conclu que le demandeur constituait un danger pour le public au Canada aux termes de l’alinéa 115(2)a) de la LIPR. Cette décision permet de refouler le demandeur au Honduras, le pays dont il est citoyen, si cette mesure est conforme à l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] (la Charte). Or, la déléguée a conclu qu’elle l’était.
[13] La déléguée s’est d’abord attardée à la question de savoir si le demandeur constituait un danger pour la société, c’est‑à‑dire « un danger présent ou futur pour le public », selon l’interprétation donnée à cette expression. Après avoir passé en revue les circonstances des infractions et les observations formulées par l’avocat du demandeur, la déléguée s’est demandée [traduction] « [s’]il existe suffisamment d’éléments de preuve permettant de considérer l’intéressé comme un récidiviste potentiel dont la présence au Canada crée un risque inacceptable pour le public ».
[14] Elle a souligné que, comme il l’a admis lui‑même, le demandeur a vécu ni plus ni moins comme un vagabond, puisqu’il est sans‑abri et qu’il a avoué avoir constamment consommé de la drogue malgré la cure de désintoxication qu’il a suivie. Elle a également conclu que M. Galvez avait effectivement proféré des menaces sérieuses à l’endroit de l’employé du magasin Shoppers Drug Mart et qu’il avait agressé cette personne, lesquelles infractions sont toutes les deux graves et violentes et comportent un élément de danger pour la société canadienne. Quant aux nombreuses déclarations de culpabilité relatives aux accusations de vol de moins de 5 000 $, la déléguée a reconnu que ces infractions ne constituent pas en soi une menace pour la vie d’une personne, mais illustrent une tendance à la récidive. Qui plus est, la toxicomanie peut ajouter un élément de danger à toute circonstance, étant donné que le toxicomane est susceptible de se montrer imprévisible et soudainement hostile lorsqu’il risque de se faire prendre.
[15] La déléguée a ajouté que M. Galvez a été informé, lors de l’audition de l’appel devant la SAI [Section d’appel de l’immigration] au sujet de la mesure d’expulsion prise contre lui, que la mise à exécution de cette mesure dépendrait jusqu’à un certain point du respect de sa part de la loi et des ordonnances de probation rendues contre lui. À l’époque, en juin 2008, il a plaidé coupable, a demandé d’être orienté vers un programme de désintoxication et s’est engagé à remplir certaines conditions, notamment à continuer à suivre son traitement et à déployer des efforts pour se trouver un emploi. Pourtant, il a commis d’autres crimes qui ont mené à sept autres déclarations de culpabilité, ce qui a amené la déléguée à croire que M. Galvez n’avait aucun respect à l’égard des ordonnances rendues par les tribunaux et ne comprenait pas l’importance de se conformer aux lois du Canada.
[16] La déléguée a été alarmée par le fait que M. Galvez refusait de divulguer sa séropositivité à ses clients, parce qu’il estimait que cette question le concernait lui seul, qu’il n’était pas nécessaire qu’il en fasse mention et qu’il utilisait toujours des moyens de protection. La déléguée était d’avis que l’affirmation du demandeur selon laquelle il n’est nullement tenu de divulguer sa séropositivité était [traduction] « très troublante » et elle n’était pas convaincue qu’il ne continuerait pas à agir de la même façon à l’avenir, exposant de ce fait certaines personnes à [traduction] « un danger pour leur vie ».
[17] Se fondant sur l’ensemble de la preuve susmentionnée, la déléguée a conclu que le demandeur constituait un danger pour le public. À cet égard, elle a formulé les remarques suivantes (dossier du demandeur, page 27) :
[traduction]La plupart, sinon la totalité des crimes que M. Galvez a commis sont liés à sa toxicomanie; cependant, dès 2008, les programmes de désintoxication vers lesquels il a été dirigé se sont révélés un échec et il ne s’est pas conformé à l’obligation qu’il avait de s’abstenir de consommer de la drogue. S’il n’est plus toxicomane maintenant, comme il le soutient, sa réadaptation sera précieuse pour lui à l’avenir. Cependant, je ne suis pas convaincue qu’après avoir passé plusieurs années à commettre des crimes, dont quelques‑uns découlent du mode de vie qu’il a choisi, il s’abstiendra de commettre des crimes et ne constituera pas un danger pour le public.
En janvier 2012, lorsque j’ai examiné le présent dossier, j’ai appris que, le 14 juin 2011, M. Galvez avait été déclaré coupable de vol de faible importance (contrairement à l’article 334 du Code criminel) et d’omission de se conformer à une ordonnance de probation (contrairement à l’article 733 du Code criminel). Bien que les circonstances de ces infractions ne soient pas connues, elles montrent que M. Galvez a repris le chemin de la criminalité et que, malgré certaines mesures positives qu’il a prises, il n’a pas rompu les liens qui le rattachaient à son ancien mode de vie criminel.
Compte tenu de son casier judiciaire, je suis d’avis que M. Galvez constitue un danger pour le public au Canada.
Décision concernant le danger
Eu égard à la preuve qui m’a été présentée et qui montre que les activités criminelles de M. Galvez étaient graves et dangereuses pour le public, je conclus, selon la prépondérance des probabilités, qu’il constitue un risque présent et futur pour le public canadien et que sa présence au Canada crée un risque inacceptable.
[18] La déléguée a ensuite examiné le risque auquel M. Galvez serait exposé s’il était renvoyé au Honduras et s’est longuement attardée à la documentation concernant la situation au pays. En ce qui concerne le fait que le demandeur courrait un risque en tant que personne gaie et transgenre, la déléguée a conclu que la plupart des personnes ciblées qui sont homosexuelles, bisexuelles ou transgenres étaient également des activistes politiques. Étant donné la volatilité générale de la situation du Honduras, ces personnes seraient ciblées, indépendamment de leur orientation sexuelle. La déléguée a reconnu que le demandeur ne bénéficierait pas des mêmes avantages que ceux qui existent au Canada et probablement pas du même niveau de vie, mais elle a conclu que rien ne l’empêchait de se chercher un emploi et de prendre un nouveau départ. De l’avis de la déléguée, la violence est monnaie courante et la protection des droits de la personne est presque inexistante au Honduras, et ce, pas seulement dans le cas des homosexuels ou des personnes bisexuelles ou transgenres.
[19] La déléguée a conclu que l’accès au diagnostic et au traitement des maladies transmises sexuellement, y compris le VIH, n’était pas différent selon qu’il s’agissait d’un homme ou d’une femme. Elle était également convaincue que M. Galvez aurait accès à un traitement antirétroviral au Honduras et qu’il pourrait être pris en charge par le système de soins de santé là‑bas. De plus, il n’était pas fait état d’actes de violence ou de discrimination répandus à l’encontre des personnes porteuses du VIH ou atteintes du sida. Toutefois, la déléguée a conclu que, [traduction] « en raison de la pauvreté, des violations des droits de la personne et de la corruption générale de la police au Honduras, toutes les personnes sont exposées à un risque généralisé » (dossier du demandeur, page 41). En conséquence, elle a estimé qu’il y avait peu de probabilités que M. Galvez soit personnellement exposé à une menace à sa vie, au risque d’être soumis à la torture ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités s’il était renvoyé au Honduras, et qu’il n’existait guère plus qu’une simple possibilité qu’il soit persécuté du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de ses opinions politiques ou de son appartenance à un groupe social.
[20] Enfin, la déléguée s’est attardée aux différents motifs d’ordre humanitaire que le demandeur a invoqués, mais elle n’était pas convaincue que M. Galvez avait démontré qu’il était établi au Canada, que ce soit sur le plan social ou économique, au point que son renvoi lui causerait des difficultés excessives.
[21] Dans la dernière partie de sa décision, où elle a mis en balance l’évaluation du danger et celle du risque, la déléguée a écrit ce qui suit (dossier du demandeur, page 43) :
[traduction] Étant donné que je n’ai pas conclu que M. Galvez serait exposé à un risque décrit aux articles 96 ou 97 de la LIPR s’il était renvoyé au Honduras et que j’ai conclu qu’il constituait un danger pour le public au Canada, la balance joue en faveur du renvoi de M. Galvez du Canada. De plus, je suis convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que les motifs d’ordre humanitaire invoqués en l’espèce ne l’emportent pas sur le danger que M. Galvez constitue pour le public du Canada.
[22] En conséquence, M. Galvez peut être expulsé malgré le paragraphe 115(1) de la LIPR, étant donné que son renvoi au Honduras n’irait pas à l’encontre des droits que lui reconnaît l’article 7 de la Charte.
3. Les questions en litige
[23] Les parties ont relevé un certain nombre de questions, qui peuvent être résumées comme suit :
a) La déléguée a‑t‑elle appliqué le bon critère pour conclure que le demandeur constitue un danger pour le public au Canada?
b) La conclusion de la déléguée selon laquelle le demandeur constitue un danger pour le public est‑elle raisonnable?
c) La déléguée a‑t‑elle manqué à l’obligation d’équité procédurale en ne donnant pas au demandeur un avis de son intention de tenir compte des plus récentes déclarations de culpabilité criminelles dont il avait fait l’objet et en ne lui accordant pas une possibilité de répondre?
d) La déléguée a‑t‑elle mené correctement l’analyse du risque fondée sur l’article 7 qui doit être faite en liaison avec celle fondée sur l’alinéa 115(2)a) de la LIPR?
e) La décision de la déléguée quant à l’analyse du risque était‑elle raisonnable?
4. Analyse
Le régime législatif
[24] Emporte interdiction de territoire pour grande criminalité le fait d’être déclaré coupable au Canada d’une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins 10 ans ou d’une infraction à une loi fédérale pour laquelle un emprisonnement de plus de 6 mois est infligé : alinéa 36(1)a) de la LIPR.
[25] Cependant, le paragraphe 115(1) de la LIPR interdit de renvoyer les réfugiés au sens de la Convention et les personnes protégées vers un pays où ces personnes risquent la persécution du fait de leur race, de leur religion, de leur nationalité, de leur appartenance à un groupe social ou de leurs opinions politiques, ou encore si elles risquent la torture ou des traitements ou peines cruels et inusités. Cette disposition a pour effet d’intégrer dans le droit canadien le principe juridique international fondamental du non‑refoulement, énoncé au paragraphe 1 de l’article 33 de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés [28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6] (la Convention). Voici le texte de ces deux dispositions :
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés |
|
b>115.</b> (1) Ne peut être renvoyée dans un pays où elle risque la persécution du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques, la torture ou des traitements ou peines cruels et inusités, la personne protégée ou la personne dont il est statué que la qualité de réfugié lui a été reconnue par un autre pays vers lequel elle peut être renvoyée. |
Protection |
1951 Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés |
|
Article 33 Défense d’Expulsion et de Refoulement<b> |
|
1. Aucun des États Contractants n’expulsera ou ne refoulera, de quelque manière que ce soit, un réfugié sur les frontières des territoires où sa vie ou sa liberté serait menacée en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques. |
[26] Dans leur opinion, qui fait autorité, destinée au Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (« The scope and content of the principle of non‑refoulement : Opinion » — avis sur la portée et le contenu du principe de non‑refoulement, 20 juin 2001, aux paragraphes 51 à 53), Sir E. Lauterpacht et D. Bethlehem ont décrit ce principe du non‑refoulement comme un principe capital de la protection des réfugiés et souligné que l’importance fondamentale de ce principe a été affirmée à maintes reprises dans des résolutions de l’Assemblée générale. En conséquence, les exceptions apportées à ce principe au paragraphe 2 de l’article 33 de la Convention et au paragraphe 115(2) de la LIPR doivent être appliquées de manière restrictive, eu égard à la nature fondamentale de l’interdiction de refoulement. Voici le texte de ces deux dispositions :
1951 Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés |
|
Article 33 […] |
|
2. Le bénéfice de la présente disposition ne pourra toutefois être invoqué par un réfugié qu’il y aura des raisons sérieuses de considérer comme un danger pour la sécurité du pays où il se trouve ou qui, ayant été l’objet d’une condamnation définitive pour un crime ou délit particulièrement grave, constitue une menace pour la communauté dudit pays. |
|
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés |
|
b>115.</b> […] |
|
(2) Le paragraphe (1) ne s’applique pas à l’interdit de territoire : a) pour grande criminalité qui, selon le ministre, constitue un danger pour le public au Canada; b) pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux ou criminalité organisée si, selon le ministre, il ne devrait pas être présent au Canada en raison soit de la nature et de la gravité de ses actes passés, soit du danger qu’il constitue pour la sécurité du Canada. |
Exclusion |
[27] Dans l’opinion susmentionnée de Sir E. Lauterpacht et D. Bethlehem, les commentaires suivants sont formulés :
[traduction]
186. Il ressort à l’évidence du libellé du paragraphe 33(2) que seules les déclarations de culpabilité pour les crimes particulièrement graves entrent dans le champ d’application de l’exception. Ce double qualificatif — particulièrement et graves — s’accorde avec la portée restreinte de l’exception et indique que le refoulement ne peut être envisagé en vertu de cette disposition que dans des circonstances tout à fait exceptionnelles. Suivant certains auteurs, le type de crimes qui tombe sous le coup de l’exception comprend notamment le meurtre, le viol, le vol à main armée et l’incendie criminel. [Note en bas de page omise.]
[28] Dans l’arrêt Nagalingam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 153, [2009] 2 R.C.F. 52, la juge Trudel a décrit l’exigence minimale à laquelle il faut satisfaire quant à la nature et à la gravité des actes commis pour que l’application du paragraphe 115(2) de la LIPR soit justifiée. Elle a insisté sur le fait que cette disposition s’applique uniquement lorsque la personne a été jugée interdite de territoire pour « grande criminalité », au sens du paragraphe 36(1) de la LIPR, et non pour « criminalité » selon le paragraphe 36(2). Elle a ensuite reproduit l’extrait de l’opinion de Lauterpacht et Bethlehem cité au paragraphe précédent des présents motifs et convenu avec ces deux éminents juristes que [traduction] « vu la nature fondamentale de l’interdiction de refoulement et, de façon plus générale, le caractère humanitaire de la Convention, il faut considérer que les conditions minimales à remplir avant que les exceptions ne jouent sont très exigeantes » (Lauterpacht et Bethlehem, au paragraphe 169; Nagalingam, au paragraphe 69).
[29] Les principes régissant l’analyse que doit mener le délégué du ministre pour formuler un avis de danger en application de l’alinéa 115(2)a) de la LIPR sont bien établis dans la jurisprudence et la Cour d’appel fédérale les a résumés comme suit (Hasan c. Canada (Citoyenneté et Immigraion, 2008 CF 1069, au paragraphe 10. Voir également l’arrêt Nagalingam, précité, au paragraphe 44) :
1) La personne protégée et le réfugié au sens de la Convention bénéficient du principe du non‑refoulement reconnu par le paragraphe 115(1) de la Loi, sauf si l’exception prévue à l’alinéa 115(2)b) s’applique;
2) Pour que l’alinéa 115(2)b) s’applique, il faut que l’intéressé soit interdit de territoire pour raison de sécurité (article 34 de la Loi), pour atteinte aux droits humains ou internationaux (article 35 de la Loi) ou pour criminalité organisée (article 37 de la Loi);
3) Si l’intéressé est interdit de territoire pour l’une ou l’autre de ces raisons, le délégué doit décider si l’intéressé ne devrait pas être autorisé à demeurer au Canada à cause de la nature et de la gravité des actes commis ou du danger qu’il constitue pour la sécurité du Canada;
4) Une fois cette décision prise, le délégué doit procéder à une analyse fondée sur l’article 7 de la Charte. À cette fin, le délégué doit vérifier si, selon la prépondérance des probabilités, l’intéressé sera exposé à une menace à sa vie ou à un risque à sa sécurité ou à sa liberté s’il est renvoyé dans son pays d’origine. Cette analyse se fait simultanément et le réfugié au sens de la Convention ou la personne protégée ne peut s’autoriser de son statut pour réclamer l’application de l’article 7 de la Charte (Suresh, au paragraphe 127).
5) Poursuivant son analyse, le délégué doit mettre en balance la nature et la gravité des actes commis ou le danger pour la sécurité du Canada et le degré de risque, en tenant également compte de tout autre facteur d’ordre humanitaire applicable (Suresh, aux paragraphes 76 à 79; Ragupathy, au paragraphe 19).
[30] De toute évidence, les deux premiers éléments de cette analyse sont établis en l’espèce. M. Galvez a été reconnu à titre de réfugié au sens de la Convention en 1992. Le 5 janvier 2006, il a fait l’objet d’un rapport d’interdiction de territoire aux termes de l’article 44 de la LIPR et, le 25 mai 2006, une mesure d’expulsion a été prise contre lui. Le 14 juillet 2008, la Section de l’immigration a rejeté l’appel interjeté à l’encontre de la mesure d’expulsion en question.
[31] L’avocat du demandeur soutient que la déléguée a fait une évaluation erronée de la question de savoir s’il constituerait un danger pour le public, tant parce qu’elle a appliqué le critère qui ne convenait pas que parce qu’elle a ignoré des éléments de preuve pertinents au sujet de la réadaptation du demandeur. J’examine maintenant ces deux arguments. La question du critère à appliquer doit être évaluée au regard de la norme de la décision correcte, tandis que les questions concernant l’évaluation du danger faite par la déléguée sont assujetties à la norme de la décision raisonnable : Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; décision Hasan, précitée, aux paragraphes 7 à 9; arrêt Nagalingam, précité, aux paragraphes 32 à 34.
a) La déléguée a‑t‑elle appliqué le bon critère pour conclure que le demandeur constitue un danger pour le public au Canada?
[32] L’avocat du demandeur a soutenu que l’évaluation menée par la déléguée est viciée, parce que cette dernière n’a pas fait une évaluation prospective du danger, en effet, elle s’est plutôt fondée sur les déclarations de culpabilité dont le demandeur avait déjà fait l’objet. Ainsi, à la page 20 de sa décision, la déléguée s’est exprimée comme suit : [traduction] « Compte tenu de son casier judiciaire, M. Galvez constitue à mon avis un danger pour le public au Canada ». L’avocat du demandeur a ajouté que, même si la déléguée avait conclu qu’il était possible de satisfaire aux exigences du paragraphe 115(2) en affirmant que le demandeur avait été déclaré coupable d’une infraction criminelle grave, elle a également commis une erreur en décidant que les crimes du demandeur étaient suffisamment graves pour lui faire perdre le droit à la protection du Canada contre le refoulement. Enfin, il a reproché à la déléguée d’avoir appliqué un fardeau de preuve erroné, étant donné que sa tâche consistait à chercher à savoir, non pas si le demandeur « pouvait » récidiver, mais plutôt s’il existait des motifs raisonnables de croire qu’il constituait actuellement ou constituera un jour un danger pour le public canadien.
[33] Après avoir examiné attentivement les motifs que la déléguée a donnés, je dois convenir avec le défendeur que le demandeur a mal décrit l’évaluation qu’elle avait faite en mettant l’accent sur deux déclarations citées hors contexte. La déléguée était manifestement au courant de la nature prospective du texte, comme le montre l’extrait de sa décision qui est reproduit au paragraphe 17 des présents motifs. De plus, elle a commencé son analyse en citant un extrait de la décision La c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 476, rendue par le juge Lemieux, qui cite à son tour l’arrêt Williams c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1997] 2 C.F. 646 (C.A.), rédigé par le juge Strayer, dans lequel la Cour estime que l’expression « danger public » se rapporte « à la possibilité qu’une personne ayant commis un crime grave dans le passé puisse sérieusement être considérée comme un récidiviste potentiel » (dossier du demandeur, page 23). La déléguée poursuit en ces termes (dossier du demandeur, page 24) :
[traduction] Selon l’alinéa 115(2)a) de la LIPR, je dois décider si M. Galvez constitue « un danger pour le public », c’est‑à‑dire « un danger présent ou futur pour le public », suivant l’interprétation donnée à cette expression. Je dois donc examiner les circonstances particulières de M. Galvez pour chercher à savoir s’il existe suffisamment d’éléments de preuve permettant de dire qu’il est un récidiviste potentiel dont la présence au Canada crée un risque inacceptable pour le public.
[34] De toute évidence, la déléguée n’était pas impressionnée par le dossier du demandeur. Bien entendu, elle revient sur les déclarations de culpabilité dont il avait fait l’objet, mais il est impossible de prédire la conduite future du demandeur sans examiner sa conduite passée, les efforts qu’il a déjà déployés pour se réadapter et les caractéristiques de ses activités criminelles. À cet égard, la déléguée a estimé que M. Galvez avait commis plusieurs crimes après s’être fait dire que son expulsion dépendrait de la mesure dans laquelle il respecterait la loi et les ordonnances de probation rendues contre lui. Elle a également souligné qu’en 2008, tous les programmes de traitement de sa toxicomanie qu’il avait suivis avaient été des échecs et qu’il ne s’était pas conformé à l’obligation qu’il avait de ne plus consommer de drogue. C’est dans ce contexte qu’elle est arrivée à la conclusion que M. Galvez constituait un danger présent et futur pour le public canadien. Examinée dans son ensemble, l’analyse de la déléguée n’est manifestement pas axée uniquement sur le passé, mais vise aussi à savoir si M. Galvez est un récidiviste potentiel.
[35] Dans la même veine, je ne puis convenir avec le demandeur que la déléguée a commis une erreur lorsqu’elle a formulé le critère et qu’elle a fixé la barre trop haute. L’argument du demandeur repose sur la phrase suivante de la décision de la déléguée : [traduction] « Cependant, je ne suis pas convaincue qu’après avoir passé plusieurs années à commettre des crimes, dont quelques‑uns découlent du mode de vie qu’il a choisi, il s’abstiendra de commettre des crimes et ne constituera pas un danger pour le public ».
[36] À l’instar de l’avocat du demandeur, je reconnais que la déléguée avait pour tâche, non pas de décider si le demandeur « pouvait » récidiver, mais plutôt de chercher à savoir s’il existait des motifs raisonnables de croire que le demandeur constitue actuellement ou constituera plus tard un danger pour le public canadien. Cependant, lorsqu’elle est examinée dans son ensemble (notamment à la lumière du premier paragraphe de son analyse, cité au paragraphe 32 des présents motifs), la décision de la déléguée semble reposer sur la bonne interprétation du critère du danger. L’évaluation que la déléguée a faite de la preuve relative à la réadaptation pour déterminer l’existence de motifs raisonnables de croire que le demandeur constitue ou constituera un danger pour le public canadien est une autre question, à laquelle je reviendrai sous peu. Cependant, il n’existe pas suffisamment d’éléments de preuve permettant de conclure que la déléguée a commis une erreur dans la formulation du critère du danger.
[37] La conclusion de la déléguée selon laquelle les crimes du demandeur étaient suffisamment graves pour lui faire perdre le droit à la protection du Canada contre le refoulement est plus problématique. Il s’agit là d’une question mixte de fait et de droit qui est donc susceptible de contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable. Les crimes manifestement graves qui ont donné lieu à l’avis de danger étaient les voies de fait graves lors de l’incident survenu au Shoppers Drug Mart le 29 septembre 2005, les deux chefs de trafic de stupéfiants et la voie de fait grave lors de l’incident au cours duquel le demandeur s’est servi d’un parapluie pour blesser légèrement un commerçant qui tentait de l’empêcher de sortir du magasin avec des marchandises impayées en janvier 2007. Il est indéniable que les deux premières infractions étaient punissables d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans selon le premier volet de l’alinéa 36(1)a) et que la troisième était visée par l’expression « grande criminalité » selon le deuxième volet de cette même disposition. Même si ces crimes sont indéniablement sérieux et inacceptables, ce qu’il faut vraiment savoir, c’est s’ils constituent un « crime particulièrement grave », pour reprendre le texte du paragraphe 2 de l’article 33 de la Convention.
[38] Quant à l’incident du vol à l’étalage au magasin Shoppers Drug Mart, j’ai déjà indiqué que la preuve comporte certaines incohérences. Selon le constat de police daté du 29 septembre 2005, le demandeur [traduction] « a mordu l’un des gardes de sécurité assez fort pour lui déchirer la peau » (dossier du demandeur, page 173). Il faut rappeler que ces rapports ne reflètent pas nécessairement ce qui a été établi en cour. Au procès, il semble que le demandeur n’ait présenté aucun élément de preuve à ce sujet, parce qu’il a plaidé coupable à cette infraction. Devant la Commission de l’immigration et du status de réfugié, le demandeur s’est exprimé comme suit : [traduction] « Je sais que j’ai fini par mordre la personne à la main » (dossier du demandeur, page 69). Or, lors de l’appel interjeté devant la SAI à l’égard de la mesure d’expulsion prise contre lui, M. Galvez a témoigné qu’il avait fait la menace, mais qu’il n’avait jamais vraiment mordu le garde de sécurité et qu’il a plaidé coupable parce qu’il pensait qu’il pourrait se servir de ce plaidoyer pour contrebalancer son problème de toxicomanie. Dans sa décision, la SAI a semblé avoir accepté la version du demandeur, étant donné qu’elle a écrit que la circonstance aggravante de la déclaration de culpabilité du demandeur [traduction] « était le fait que l’appelant, qui est séropositif, avait menacé de mordre l’employé du magasin qui tentait de l’arrêter pour vol à l’étalage » (dossier du demandeur, page 123). La victime n’a jamais témoigné, bien qu’il soit fait mention au dossier d’une lettre que cet homme aurait écrite et selon laquelle il était tellement nerveux qu’il s’est senti incapable de sortir avec son amie après s’être fait mordre par le demandeur. En raison de cette preuve quelque peu contradictoire, je suis d’avis que le raisonnement de la déléguée est problématique et insuffisant. La déléguée semble avoir présumé que l’employé avait été effectivement gravement mordu et, après avoir souligné que la perspective de vivre avec la crainte d’avoir été infecté par le virus du sida doit être effrayante, elle a ajouté ce qui suit (dossier du demandeur, page 25) :
[traduction] Les blessures que M. Galvez a causées aux propriétaires des magasins lorsqu’il a commis ces vols n’ont heureusement pas laissé de séquelles majeures. Cependant, il est réaliste de penser qu’elles auraient pu placer une personne de l’entourage dans une situation menaçante pour sa vie. À mon avis, la toxicomanie peut ajouter un élément de danger à toute circonstance, étant donné que le toxicomane est susceptible de se montrer imprévisible et soudainement hostile et qu’il n’a pas les idées très claires […]
[39] Ces éléments sont nettement insuffisants pour établir la gravité de l’infraction dont M. Galvez avait été déclaré coupable aux fins de la préparation d’un avis de danger. En ce qui a trait aux infractions de trafic de stupéfiants, la déléguée ne s’est pas arrêtée, là non plus, aux circonstances entourant la perpétration de ces infractions. Il appert du constat de police que l’accusé n’a participé que de façon accessoire au commerce de la drogue, puisqu’il a simplement servi d’intermédiaire lors de deux opérations de 20 $. Même s’il ne s’agissait manifestement pas d’une infraction mineure, il n’y a pas lieu non plus de l’assimiler à un crime particulièrement grave.
[40] Par ailleurs, la déléguée n’a pas commenté non plus le deuxième incident de vol à l’étalage survenu en 2007, lorsque le demandeur a utilisé un parapluie pour tenter d’échapper au propriétaire de la boutique. Elle n’a fait que commenter indirectement cette infraction dans le paragraphe qui suit (dossier du demandeur, page 25) :
[traduction] L’avocat ne minimise pas les problèmes associés au vol à l’étalage; il affirme cependant que la conduite criminelle de M. Galvez ne s’est pas aggravée. À mon avis, étant donné qu’il a accumulé plus de dix déclarations de culpabilité pour vol de faible importance, il représente un fardeau pour l’économie et pour les propriétaires de magasins qui sont les victimes des vols. Bien que le vol en soi ne mette pas nécessairement en danger la vie d’une personne, je ne puis passer sous silence la gravité de la conduite de M. Galvez ou la tendance à la récidive qui se dégage du nombre de vols. En revendant les articles pour pouvoir s’acheter de la drogue, M. Galvez a exercé une activité dangereuse, surtout lorsque, craignant de se faire prendre, il a été impliqué dans une escarmouche avec un membre innocent du public.
[41] Encore là, ces observations ne comportent pas d’analyse de l’importance et de la gravité de cette infraction dans le contexte d’un avis de danger.
[42] En bout de ligne, ce qui semble avoir pesé le plus lourd dans la décision de la déléguée, c’est le comportement sexuel de M. Galvez et le fait qu’il a avoué ne pas divulguer sa séropositivité à ses clients. Après avoir cité un extrait de la transcription de l’audience tenue devant la SAI où le demandeur a déclaré qu’il ne lui apparaissait pas nécessaire de révéler à ses clients qu’il était séropositif parce qu’il utilisait toujours des moyens de protection, la déléguée a écrit les commentaires suivants (dossier du demandeur, page 27) :
[traduction] À mon avis, l’utilisation d’un condom ne garantit pas la protection contre le risque de contact avec le VIH. Je suis également d’avis que M. Galvez se comporte de manière dangereuse en présumant qu’il suffit simplement de se protéger. Son refus de dévoiler sa séropositivité et son affirmation selon laquelle il n’était pas tenu de le faire m’apparaissent très troublants et je ne suis pas convaincue qu’il ne continuerait pas à agir de la même façon à l’avenir.
Il a travaillé comme prostitué et, à mon sens, il a exposé des personnes à un danger mortel. De plus, d’après le dossier, personne ne sait ou ne peut dire si l’une ou l’autre des personnes avec lesquelles il a eu des relations sexuelles a été infectée. En agissant de la sorte, M. Galvez a trahi la confiance du public canadien et, plus précisément, des personnes qui ont retenu ses services.
[43] Ces remarques sont problématiques à deux égards. D’abord, le demandeur n’a jamais été déclaré coupable d’agression sexuelle grave du fait qu’il a omis de dévoiler sa séropositivité. M. Galvez a été jugé interdit de territoire pour grande criminalité par suite du fait qu’il a été déclaré coupable, le 1er décembre 2005, de voies de fait graves et de trafic de cocaïne. Étant donné qu’un avis de danger repose sur l’interdiction de territoire pour grande criminalité, il m’apparaît troublant que la déléguée ait établi son avis de danger en se fondant sur un comportement dont le demandeur n’a jamais été déclaré coupable et qui n’a jamais donné lieu à une déclaration d’interdiction de territoire.
[44] De plus, il est loin d’être certain que le comportement du demandeur entraînerait une responsabilité criminelle. Dans l’arrêt R. c. Cuerrier, [1998] 2 R.C.S. 371, la Cour suprême du Canada a décidé que l’omission de divulguer la séropositivité n’entraîne la responsabilité criminelle que dans les cas où il y a « “un risque important de lésions corporelles graves” » [au paragraphe 48]. En d’autres termes, la séropositivité ne doit être divulguée que lorsqu’il y a une possibilité réelle de transmettre le virus. La déléguée tient pour acquis que l’utilisation d’un condom ne garantit pas la protection contre les contacts avec le VIH, mais une telle présomption est contraire aux données scientifiques et médicales.
[45] En fait, la Cour suprême du Canada a récemment conclu, dans l’arrêt R. c. Mabior, 2012 CSC 47, [2012] 2 R.C.S. 584, que la possibilité réaliste de transmission du VIH est écartée lorsque la charge virale de l’accusé est faible au moment du rapport sexuel et que le condom est utilisé. Bien entendu, la déléguée n’a pas pu bénéficier de ce jugement lorsqu’elle a rédigé son avis, mais elle aurait raisonnablement pu tirer cette conclusion à la lumière de l’arrêt Cuerrier que la Cour suprême du Canada avait déjà rendu. En effet, la Cour d’appel du Manitoba et la Cour d’appel du Québec étaient arrivées à la même conclusion, la première dans l’arrêt Mabior [R. v. Mabior (C.L.)], 2010 MBCA 93 (CanLII), [2011] 2 W.W.R. 211 et la seconde dans l’arrêt D.C. c. R., 2010 QCCA 2289, [2011] R.J.Q. 18. Dans ces circonstances, la conclusion de la déléguée suscite des doutes et aurait, à tout le moins, mérité une analyse plus approfondie.
[46] À la lumière de ce qui précède, je suis d’avis que la décision de la déléguée est viciée et n’est pas raisonnable et qu’elle devrait être annulée. Sans amoindrir l’importance de la longue liste de déclarations de culpabilité prononcées contre le demandeur, j’estime que la déléguée a commis une erreur en présumant que les infractions en question sont importantes au point de constituer des crimes particulièrement graves. Comme je l’ai déjà mentionné, les exceptions au principe du non‑refoulement doivent être interprétées de manière restrictive. Après avoir lu attentivement la décision de la déléguée, je ne crois pas qu’elle a parfaitement compris cette exigence et ses motifs sont moins que satisfaisants à cet égard. Si elle est confirmée, cette décision pourrait faciliter le renvoi de petits criminels, de toxicomanes qui ne jouent qu’un rôle accessoire dans le trafic de stupéfiants et d’individus qui sont séropositifs. De toute évidence, ce résultat irait à l’encontre des obligations internationales du Canada et ne peut être toléré.
[47] Cette conclusion serait suffisante en soi pour faire droit à la demande de contrôle judiciaire, mais il m’apparaît néanmoins nécessaire d’examiner les autres arguments que le demandeur a soulevés, parce qu’ils ont été débattus à fond, mais aussi parce que je souhaite aider le délégué qui sera appelé à réévaluer le dossier du demandeur. Je passe donc aux autres questions soulevées par la présente demande.
b) La conclusion de la déléguée selon laquelle le demandeur constitue un danger pour le public est‑elle raisonnable?
[48] L’avocat du demandeur a soutenu que la déléguée avait omis de tenir compte d’éléments de preuve importants établissant la réadaptation du demandeur et qu’elle s’est fondée à tort sur d’anciennes déclarations de culpabilité, eu égard à des éléments de preuve plus récents concernant les traitements et séances de consultation qu’il a suivis et les tests de dépistage des drogues négatifs dont il a fait l’objet. L’avocat a ajouté que la déléguée n’a nullement mentionné dans sa décision le fait que M. Galvez n’avait pas consommé de drogue pendant 20 mois et qu’elle a également ignoré la preuve favorable présentée par des professionnels au courant des progrès du demandeur.
[49] Il est vrai que l’analyse menée par la déléguée au sujet de la question de la réadaptation se résume au paragraphe suivant (dossier du demandeur, page 27) :
[traduction] La plupart, sinon la totalité des crimes que M. Galvez a commis sont liés à sa toxicomanie; cependant, dès 2008, les programmes de désintoxication vers lesquels il a été dirigé se sont révélés un échec et il ne s’est pas conformé à l’obligation qu’il avait de s’abstenir de consommer de la drogue. S’il n’est plus toxicomane, comme il le soutient, sa « réadaptation » sera précieuse pour lui à l’avenir. Cependant, je ne suis pas convaincue qu’après avoir passé plusieurs années à commettre des crimes, dont quelques‑uns découlent du mode de vie qu’il a choisi, il s’abstiendra de commettre des crimes et ne constituera pas un danger pour le public.
[50] Je conviens avec le demandeur qu’il aurait été plus prudent de formuler des commentaires plus précis au sujet de la preuve tendant à démontrer qu’il faisait des progrès importants en vue de sa réadaptation. Cela étant dit, il n’y a pas lieu de reprocher à la déléguée de ne pas avoir commenté la totalité de la preuve portée à son attention. La déléguée est réputée avoir tenu compte de l’affidavit du demandeur et de la preuve à l’appui de celui‑ci, ainsi que des observations dans lesquelles son avocat décrit avec force détail sa réadaptation. En fait, cette présomption est appuyée par les commentaires de la déléguée, reproduits au paragraphe précédent.
[51] En bout de ligne, les arguments du demandeur sur ce point concernent simplement la façon dont la preuve a été appréciée. Étant donné que les conclusions de la déléguée appellent une grande retenue, je suis d’avis que le demandeur n’a pas établi que la décision qu’elle a rendue était déraisonnable.
c) La déléguée a‑t‑elle manqué à l’obligation d’équité procédurale en ne donnant pas au demandeur un avis de son intention de tenir compte des plus récentes déclarations de culpabilité criminelles dont il avait fait l’objet et en ne lui accordant pas une possibilité de répondre?
[52] L’avocat du demandeur reproche à la déléguée d’avoir manqué à l’équité procédurale en mentionnant un élément de preuve sans avoir préalablement informé le demandeur à ce sujet et lui avoir donné l’occasion de répondre. L’argument du demandeur à ce sujet concerne le paragraphe suivant de la décision de la déléguée (dossier du demandeur, page 27) :
[traduction] En janvier 2012, lorsque j’ai examiné le présent dossier, j’ai appris que, le 14 juin 2011, M. Galvez avait été déclaré coupable de vol de faible importance (contrairement à l’article 334 du Code criminel) et d’omission de se conformer à une ordonnance de probation (contrairement à l’article 733 du Code criminel). Bien que les circonstances de ces infractions ne soient pas connues, elles montrent que M. Galvez a repris le chemin de la criminalité et que, malgré certaines mesures positives qu’il a prises, il n’a pas rompu les liens qui le rattachaient à son ancien mode de vie criminel.
[53] Le demandeur affirme que la déléguée s’est fondée sur cette déclaration de culpabilité sans informer le demandeur qu’elle en tiendrait compte, sans lui permettre de répondre et sans connaître les détails ou les circonstances entourant la perpétration de l’infraction. Dans un affidavit daté du 23 avril 2012, qu’il a présenté au soutien de la demande de contrôle judiciaire après la décision de la déléguée datée du 2 février 2012, le demandeur décrit les détails de l’événement, y compris ce qu’il appelle des circonstances atténuantes démontrant que la déclaration de culpabilité visait une rechute isolée. Il a expliqué qu’il avait besoin d’une somme de 45 $ pour pouvoir continuer à utiliser son téléphone cellulaire et qu’il n’avait plus d’argent, parce qu’il avait récemment envoyé environ 200 $ à sa jeune sœur, qui s’était enfuie au Guatemala avec ses enfants afin d’échapper à une organisation violente et avait besoin d’argent pour se nourrir et se loger. Le demandeur a ajouté qu’il était [traduction] « résolu à ne pas commettre d’autres crimes » et qu’il se sentait [traduction] « embarrassé et honteux » au sujet de la tentative de vol à l’étalage; il a ajouté ceci : [traduction] « Il me semblait que j’étais vraiment sur la bonne voie et ma décision de commettre un autre vol à l’étalage représentait un recul et une grande déception pour moi » (dossier du demandeur, page 46).
[54] Pour sa part, le défendeur a tenté d’écarter les décisions que le demandeur a invoquées. L’avocat du défendeur a souligné que la déléguée en l’espèce s’est fondée sur une récente déclaration de culpabilité dont le demandeur aurait dû être au courant, puisqu’il en faisait l’objet, et que les renseignements sur lesquels elle s’était fondée étaient connus du demandeur alors que, dans les décisions que le demandeur a invoquées, l’intéressé n’aurait pu avoir accès aux renseignements ou aux documents en l’absence de communication. Le défendeur ajoute que la déclaration de culpabilité en question n’était pas l’unique élément de preuve ou l’élément le plus important sur lequel la déléguée s’est fondée.
[55] Je conviens avec le défendeur que, dans la décision Nagalingam c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 176, et l’arrêt Bhagwandass c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 49, [2001] 3 C.F. 3, les renseignements ou documents que le délégué a invoqués n’étaient pas accessibles et le demandeur n’aurait pu obtenir l’accès à ceux‑ci en l’absence de communication, alors qu’en l’espèce, la déléguée s’est fondée sur une récente déclaration de culpabilité dont le demandeur aurait dû être au courant, puisqu’il en faisait l’objet. Dans la première affaire, le défendeur avait manqué à l’équité procédurale en refusant au demandeur la possibilité de contre‑interroger un détective qui avait préparé un rapport constituant un élément clé de la preuve de l’ASFC [Agence des services frontaliers du Canada] à l’encontre du demandeur. Dans la deuxième, la Cour d’appel fédérale a conclu que le ministre était tenu de communiquer les rapports qui avaient été préparés par des fonctionnaires du ministère et dans lesquels il était recommandé au ministre de conclure que le demandeur constituait un danger pour la société.
[56] Cependant, le devoir d’équité procédurale ne se limite pas à l’obligation de veiller à ce que le demandeur soit au courant des renseignements qui seront utilisés au cours du processus décisionnel le concernant. Le fait que le demandeur est au courant de l’accusation et de la déclaration de culpabilité ne dégage pas la déléguée de l’obligation de veiller à ce que toute la preuve qu’elle a l’intention d’utiliser soit communiquée au demandeur pour que celui‑ci ait la possibilité d’y répondre avant que la décision soit rendue. Dans l’arrêt Bhagwandass, précité, la Cour d’appel fédérale s’est fondée sur l’arrêt Haghighi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] 4 C.F. 407 (C.A.), pour clarifier les obligations envers les personnes faisant l’objet d’un avis de danger et est allée beaucoup plus loin que l’approche restrictive proposée par le défendeur (arrêt Bhagwandass, précité, au paragraphe 22) :
L’arrêt Haghighi établit également que lorsqu’on cherche à déterminer si l’obligation d’équité exige la communication à l’avance d’un rapport interne du Ministère sur lequel le décideur s’appuiera pour rendre une décision discrétionnaire, la question ne consiste pas à savoir si le rapport constitue ou contient la preuve de faits inconnus de la personne touchée par la décision, mais bien à savoir si la communication du rapport est requise pour que cette personne ait une possibilité raisonnable de participer d’une manière significative au processus de prise de décision. Les facteurs qui peuvent être pris en considération à cet égard sont notamment : (i) la nature et l’effet de la décision dans le cadre du régime législatif; (ii) la question de savoir si, en raison de l’expertise de l’auteur du rapport ou d’autres circonstances, le rapport aura probablement une influence telle sur le décideur que la communication à l’avance est requise pour « équilibrer les chances »; (iii) le préjudice qui pourrait vraisemblablement découler d’une décision fondée sur une mauvaise compréhension ou sur un examen erroné des faits pertinents; (iv) la mesure dans laquelle la communication à l’avance du rapport permettrait d’éviter le risque qu’une décision mal fondée soit rendue; (v) les coûts que la communication à l’avance pourrait entraîner, dont ceux liés aux retards dans le processus de prise de décision.
[57] L’objet de la communication est expliqué de manière similaire à la section 7.6 du guide opérationnel de CIC [Citoyenneté et Immigration Canada] Exécution de la loi (ENF), Chapitre ENF 28 : Avis du ministre sur le danger pour le public et la sécurité du Canada :
Dans le cas où le ministre émet un avis, le processus de décision doit respecter les principes de l’équité de la procédure. La personne en cause doit connaître en détail l’accusation à laquelle il répond et doit avoir la possibilité de réagir à tout renseignement sur lequel le décideur s’appuiera pour prendre une décision. |
7.6 Équité de la procédure |
Note : La personne en cause doit recevoir une copie de tous les documents qui seront présentés au décideur. |
[58] Je comprends qu’un rapport auquel l’intéressé n’a pas accès est différent d’un fait non contesté, comme une déclaration de culpabilité. Cela étant dit, chacun des facteurs énumérés dans l’arrêt Bhagwandass favorise la thèse du demandeur selon laquelle la communication était nécessaire au nom de l’équité procédurale : i) la décision est cruciale, étant donné qu’elle représente la dernière chance pour le demandeur et qu’elle est liée de près au paragraphe 33(2) de la Convention; ii) à titre de décision rendue par un juge d’une cour de justice, la déclaration de culpabilité relative à un acte criminel revêt une très grande importance; iii) dans la mesure où la justification du demandeur à l’égard de la déclaration de culpabilité de 2011 aurait modifié la conclusion de la déléguée, le préjudice éventuel est très grand; iv) la communication à l’avance aurait permis au demandeur d’exposer les arguments qu’il a énoncés dans son affidavit du 23 avril 2012 et v) le défendeur n’a présenté aucun élément de preuve concernant les frais ou délais que pourrait entraîner la communication à l’avance des renseignements par la déléguée.
[59] Dans son exposé des arguments supplémentaire, le défendeur a fait valoir que, en tout état de cause, la dernière déclaration de culpabilité n’était pas l’élément de preuve le plus important dont la déléguée a tenu compte pour arriver à sa décision. Lorsqu’elle a été contre‑interrogée au sujet de son affidavit, la déléguée a affirmé à maintes reprises qu’elle avait déjà conclu que le demandeur constituait un danger pour la société avant d’examiner les renseignements concernant les plus récentes déclarations de culpabilité prononcées contre lui et que ce dernier aspect ne la ferait pas changer d’avis. Pourtant, une lecture attentive de sa décision montre que tel n’est pas le cas. Même si la déclaration de culpabilité de 2011 n’est que l’une de neuf déclarations similaires pour des vols de moins de 5 000 $ qui ont été commis depuis les incidents plus graves de 2005 et 2007 précédemment décrits, la déléguée semble s’appuyer sur le fait que la prétendue réadaptation du demandeur est peu susceptible d’éliminer le risque qu’il représente pour la société. La thèse du défendeur à cet égard est contredite par l’affirmation suivante qui figure dans son propre exposé des arguments : [traduction] « La déléguée a conclu que, eu égard, notamment, à la dernière déclaration de culpabilité prononcée contre lui, le demandeur constitue encore et constituera à l’avenir un danger pour le public ».
[60] Étant donné que la déclaration de culpabilité de 2011 n’était apparemment pas liée à la consommation de drogue, qu’elle pouvait aussi montrer que le demandeur avait appris à ne pas recourir à la violence lorsqu’il était appréhendé, que l’infraction était motivée indirectement par la nécessité de venir en aide à sa sœur et aux enfants de celle‑ci et que l’agent de probation du demandeur n’a pas jugé à propos de formuler des accusations d’omission de se conformer à une ordonnance de probation, il était possible que la déléguée change d’avis. Dans le cas contraire, il y aurait lieu de reprocher à la déléguée d’avoir eu un esprit fermé, ce qui serait tout aussi problématique.
[61] J’estime donc que la décision de la déléguée doit être annulée également au motif qu’elle porte atteinte au droit du demandeur à l’équité procédurale. Il ne s’agit pas ici de l’un de ces cas exceptionnels, comme dans l’arrêt Mobil Oil Canada Ltd. c. Office Canada‑Terre‑Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 R.C.S. 202, où il est permis de présumer que le résultat aurait été le même en l’absence de la violation. Les circonstances entourant les dernières déclarations de culpabilité auraient fort bien pu permettre à la déléguée de conclure que le demandeur s’était effectivement réadapté et qu’il ne constituait plus un danger pour le public au Canada.
d) La déléguée a‑t‑elle mené correctement l’analyse du risque fondée sur l’article 7 qui doit être faite en liaison avec celle fondée sur l’alinéa 115(2)a) de la LIPR?
[62] Les parties conviennent que, après avoir conclu que le demandeur constituait un danger pour le public, la déléguée devait mener une analyse fondée sur l’article 7 de la Charte. Bien qu’il ne soit pas obligatoire d’analyser le risque aux termes du paragraphe 115(2) de la LIPR, la Cour suprême du Canada a greffé cette exigence à l’avis de danger dans l’arrêt Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3, afin qu’il soit possible de décider si le renvoi d’une personne protégée choquerait la conscience au point de constituer une attaque des droits de la personne aux termes de l’article 7 de la Charte : voir Suresh, aux paragraphes 76 à 79; Ragupathy c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 151, [2007] 1 R.C.F. 490, aux paragraphes 18 et 19.
[63] Je conviens avec l’avocat du demandeur que l’éventail de risques pour « la vie, la liberté ou la sécurité de la personne » que la déléguée doit prendre en compte est plus large que celui des risques visés aux articles 96 et 97 de la LIPR. Bien qu’il soit difficile d’imaginer une situation où le traitement décrit par les articles 96 et 97 de la LIPR ne porterait pas également atteinte à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne, l’inverse n’est pas vrai : les droits à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne qui sont énoncés à l’article 7 de la Charte ne sont pas restreints ou circonscrits par les articles 96 et 97 de la LIPR et ne peuvent pas l’être.
[64] L’avocat du demandeur reproche à la déléguée de s’être limitée à une évaluation du risque conformément aux articles 96 et 97 plutôt que de chercher à savoir si M. Galvez serait exposé à un risque pour sa vie, sa liberté ou sa sécurité. L’avocat s’est fondé à cet égard sur la phrase suivante de la décision de la déléguée : [traduction] « Bien que la question de savoir si M. Galvez pourrait être renvoyé du Canada dépende principalement du degré de risque, défini à l’article 97 de la LIPR, auquel il serait exposé, je tiens également compte du risque de persécution prévu à l’article 96 de cette même loi » (dossier du demandeur, page 32). Selon l’avocat du demandeur, c’est en se fondant sur cette présomption erronée que la déléguée a conclu qu’il était [traduction] « peu probable que M. Galvez soit exposé à un risque personnalisé pour sa vie, à un risque de torture ou à un risque de peines ou traitements cruels et inusités » et qu’il n’y avait [traduction] « aucune possibilité sérieuse qu’il soit persécuté » advenant son renvoi au Honduras, étant donné que de nombreux autres individus sont également exposés à un degré élevé de violence (dossier du demandeur, page 41; souligné dans l’original). L’avocat est d’avis que le fait d’insister sur un risque personnalisé constitue une erreur et qu’il faut tenir compte d’un risque général, tant et aussi longtemps qu’il existe des motifs raisonnables de croire que la vie, la liberté ou la sécurité de la personne concernée sera touchée par ce risque généralisé.
[65] Il va sans dire que cet aspect soulève une importante question de droit et que, par conséquent, la décision de la déléguée doit être révisée au regard de la norme de la décision correcte. Je fais d’ailleurs observer que mon collègue, le juge Harrington, a certifié une question soulevant essentiellement le même point dans la décision Mohamed c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1473. Malheureusement, la Cour d’appel fédérale a refusé de répondre à la question au motif qu’elle était théorique lors de l’audition, puisque le demandeur avait été renvoyé entre‑temps : Mohamed c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CAF 303.
[66] Lorsque je lis l’ensemble de la décision, il m’apparaît évident que la déléguée a compris et appliqué le bon critère en ce qui a trait au risque aux termes de l’alinéa 115(2)b) de la LIPR. Le premier paragraphe de ses motifs montre qu’elle comprenait l’importance de l’article 7 de la Charte, selon l’interprétation que la Cour suprême du Canada a donnée à cette disposition dans l’arrêt Suresh, précité. Voici comment elle s’exprime (dossier du demandeur, page 8) :
[traduction] Conclure que M. Galvez constitue un danger pour le public permet de le refouler au Honduras, si cette mesure est conforme à l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés (Charte). Comme la Cour suprême du Canada l’a expliqué dans Suresh, pour assurer le respect de l’article 7 de la Charte, il faut mettre en balance le risque auquel M. Galvez serait exposé s’il était refoulé au Honduras et le danger qu’il constituerait pour le public s’il restait au Canada. Lorsqu’il appert de la preuve que l’intéressé est exposé à un risque sérieux de torture ou à la peine de mort, il ne peut être renvoyé, sauf dans des circonstances exceptionnelles. Les facteurs d’ordre humanitaire doivent également être pris en compte au cours de l’exercice de pondération.
[67] Le fait que la déléguée a mis l’accent principalement sur une évaluation des risques visés aux articles 96 et 97 de la LIPR peut se comprendre aisément dans le contexte du dossier du demandeur. En effet, le demandeur n’a présenté aucun élément de preuve concernant des risques autres que ceux que visent ces deux dispositions. Dans ses observations écrites, l’avocat du demandeur mentionne des exemples de droits qui sont prévus à l’article 7 et qui ne sont pas visés aux articles 96 et 97 de la LIPR, comme le droit à l’autonomie personnelle qui comprend le droit à la protection des renseignements personnels, le droit de prendre soin de ses enfants et de choisir le lieu de son foyer, et la capacité d’une personne de contrôler sa propre intégrité physique ou psychologique, notamment en ce qui concerne l’interdiction du suicide assisté ou la réglementation sur l’avortement. Bien que ces exemples montrent clairement que le droit à la vie et à la sécurité de la personne doit recevoir une interprétation large, il n’en demeure pas moins que l’avocat a commenté uniquement les risques visés aux articles 96 et 97 de la LIPR dans ses observations écrites et n’a mentionné aucun fait qui rendrait les exemples susmentionnés pertinents.
[68] Il est vrai que la déléguée a semblé insister dans ses motifs sur l’obligation qu’a le demandeur de démontrer qu’il sera exposé à un risque personnalisé plutôt qu’à un risque général auquel fait face l’ensemble de la population. Dans la mesure où la déléguée a considéré que le risque généralisé était exclu aux termes du sous‑alinéa 97(1)b)(ii) de la LIPR, sa décision est viciée. Aux fins de l’analyse fondée sur l’article 7 de la Charte, il n’est pas obligatoire pour une personne de démontrer qu’elle sera exposée à un risque plus grand comparativement à la population générale.
[69] Cela étant dit, il appartient au demandeur de démontrer qu’il sera personnellement exposé à un risque pour sa vie, sa liberté ou sa sécurité s’il est renvoyé dans son pays d’origine. Dans l’arrêt Suresh, la Cour suprême du Canada a indiqué que la question de savoir si une personne court un risque sérieux de torture dépend des faits et des circonstances personnelles. La situation générale dans le pays en cause est pertinente à cet égard mais, en fin de compte, la personne doit démontrer, selon la prépondérance des probabilités, qu’elle court un risque personnel et sérieux pour sa vie, sa liberté ou sa sécurité. La Cour fédérale a exposé très clairement cette règle au quatrième alinéa de l’extrait précité de l’arrêt Hasan, reproduit au paragraphe 29 des présents motifs, et l’avocat du demandeur l’admet. C’est ce risque personnel et sérieux qu’il faut mettre en balance avec le danger que l’intéressé représente pour le public pour savoir si le renvoi irait à l’encontre des principes de justice fondamentale et si l’expulsion d’un réfugié vers un pays où il serait exposé à ce risque choquerait la conscience des Canadiens.
e) La décision de la déléguée quant à l’analyse du risque est‑elle raisonnable?
[70] Selon l’avocat du demandeur, même si le critère juridique erroné que la déléguée a appliqué pour déterminer l’existence d’un risque était accepté, sa conclusion selon laquelle il ne serait pas exposé au risque de se faire tuer ou à un risque de torture ou de traitements ou peines cruels et inusités n’est pas raisonnable et n’est pas appuyée par la preuve.
[71] La déléguée s’est longuement attardée à la preuve documentaire. Il appert de cette preuve que plus de 200 membres de la communauté des GLBT [gais, lesbiennes, bisexuels, transgenres] ont été tués entre 1991 et 2001, que les attaques visant les personnes transgenres sont courantes au Honduras, que les homosexuels sont fréquemment harcelés par la police de ce pays et que la discrimination sociale faite aux personnes appartenant à des groupes de minorité sexuelle y est répandue. Toutefois, en 2009, le gouvernement du Honduras a publié un rapport dans lequel il s’est engagé à déployer des efforts pour modifier cette culture de violence et a proposé des changements à sa législation et à ses mesures d’application de la loi afin de protéger les GLBT. La déléguée a également souligné que quelques‑uns des GLBT ciblés étaient aussi des activistes et a ajouté que le demandeur ne sera pas contraint d’appartenir ou de se joindre à une organisation qui est connue du public ou qui attirerait l’attention sur lui comme personne transgenre. Elle était donc convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que M. Galvez ne serait pas exposé à un risque pour sa vie ou pour sa sécurité.
[72] Il est indéniable que la déléguée est parvenue à sa conclusion après avoir estimé que le demandeur ne serait pas ciblé davantage que la population générale ni ne serait exposé à un plus grand risque comparativement à celle‑ci. En plus d’insister sur le « risque personnalisé », comme le montre l’extrait de sa décision cité au paragraphe 64 des présents motifs, elle a formulé les remarques suivantes (dossier du demandeur, pages 36 et 37) :
[traduction] Je reconnais que les organisations de GLBT n’ont pas de statut juridique en soi au Honduras, mais M. Galvez ne sera pas contraint d’appartenir ou de se joindre à une organisation qui est connue du public ou qui attirerait l’attention sur lui comme personne transgenre. Tous les rapports versés au dossier montrent qu’au Honduras, les taux de violence familiale, de viol, de harcèlement sexuel et de discrimination au travail sont élevés. La violence est tellement répandue que ce ne sont pas seulement les gais, les lesbiennes, les personnes bisexuelles ou les personnes transgenres qui sont ciblés ou qui font l’objet de discrimination. La violence est monnaie courante et la protection et le respect des droits de la personne sont presque inexistants. Les taux de violence sont très élevés au Honduras et de nombreux cas d’actes de violence commis par la police ont été signalés […] entre 2006 et 2008, la police a maltraité 70 pour cent des personnes qu’elle a détenues.
[73] Il est indéniable à mon sens que, lorsque le critère du risque personnalisé de l’article 97 est appliqué, l’analyse de la déléguée est raisonnable et ne justifie pas l’intervention de la Cour fédérale en l’espèce. Cependant, la véritable question à trancher est de savoir non pas si la déléguée a appliqué correctement le critère, mais si elle a appliqué le bon critère. J’ai déjà mentionné dans la section précédente des présents motifs que la déléguée avait commis une erreur à cet égard et que la question à trancher aux fins d’une analyse du risque n’est pas de savoir si le demandeur serait exposé à un risque personnalisé, mais plutôt s’il serait personnellement exposé à un risque pour sa vie, sa liberté ou sa sécurité. Comme la déléguée n’a pas mené cette analyse, il est impossible de savoir si le renvoi de M. Galvez au Honduras irait à l’encontre de l’article 7 de la Charte, puisqu’il n’est pas possible de mettre en balance le risque pertinent et le danger que le demandeur constitue pour le public. En conséquence, cette absence d’analyse constitue une autre raison d’annuler la décision de la déléguée et de la renvoyer en vue d’une nouvelle évaluation.
5. Conclusion
[74] Pour tous les motifs qui précèdent, je suis d’avis que la présente demande de contrôle judiciaire devrait être accueillie.
[75] L’avocat du demandeur a également demandé qu’on lui adjuge ses dépens dans le présent litige, au motif que le défendeur avait tardé à communiquer les documents qui auraient dû faire partie du dossier certifié du tribunal (DCT) et que ce manque de diligence a obligé le demandeur à soulever à maintes reprises des objections, à demander la communication d’autres renseignements et même à contre‑interroger la décideure.
[76] Après avoir examiné avec soin les observations que les parties ont déposées après l’audience à l’invitation de la Cour ainsi que le contre‑interrogatoire de la déléguée sur son affidavit, j’estime que cette demande de dépens devrait être rejetée. Même si les renseignements qui n’ont pas été inclus par erreur dans le DCT, soit une demande visant à mettre à jour le casier judiciaire du demandeur et la réponse à cette demande, étaient importants aux fins de la décision, le contre‑interrogatoire de la déléguée n’était pas nécessaire. Le défendeur avait déjà admis que les renseignements que la déléguée avait demandés, c’est‑à‑dire les plus récentes déclarations de culpabilité prononcées contre le demandeur, figuraient dans un courriel et que celui‑ci n’avait pas été inclus dans le DCT par inadvertance. Quant au courriel dans lequel le superviseur de la déléguée avait demandé à celle‑ci si les plus récents renseignements devraient être divulgués, il n’était pas pertinent quant à la présente instance.
[77] Selon la règle 22 des Règles des Cours fédérales en matière d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93‑22, la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire ne donnent pas lieu à des dépens, sauf pour des « raisons spéciales ». Je ne puis voir aucune raison spéciale permettant d’adjuger des dépens en l’espèce. Le défendeur a fourni les renseignements manquants au demandeur dès qu’il a pu raisonnablement le faire après avoir appris qu’ils ne se trouvaient pas dans le DCT, et le demandeur n’a pas établi que le défendeur avait agi de manière inéquitable, oppressante, inappropriée ou de mauvaise foi. En conséquence, la demande de dépens est rejetée.
[78] Après avoir pris connaissance d’une version provisoire des présents motifs, le défendeur a proposé les trois questions suivantes aux fins de certification :
[traduction]
(i) Lorsqu’une personne a été déclarée interdite de territoire pour grande criminalité, le ministre doit‑il se demander à nouveau, pour décider si cette personne constitue un danger pour le public au Canada au sens de l’alinéa 115(2)a) de la LIPR, si les crimes commis par l’intéressé étaient suffisamment graves pour que celui‑ci perde la protection du Canada contre le refoulement?
(ii) Lorsqu’une personne a été déclarée interdite de territoire pour grande criminalité, est‑il acceptable de la part du ministre, au moment de décider si cette personne constitue un danger pour le public au Canada au sens de l’alinéa 115(2)a) de la LIPR, de tenir compte de la conduite de l’intéressé qui n’a jamais donné lieu à une déclaration de culpabilité et qui ne constitue pas nécessairement un acte criminel?
(iii) Lorsqu’il mène l’évaluation du risque exigée dans le contexte d’un avis de danger conformément à l’alinéa 115(2)a) de la LIPR, le ministre doit‑il évaluer des risques en sus de ceux qui sont visés aux articles 96 et 97 de la LIPR afin de respecter l’article 7 de la Charte?
[79] Les première et deuxième questions proposées découlent du critère que la déléguée a appliqué pour conclure que le demandeur constitue un danger pour le public au Canada. La troisième question proposée concerne l’évaluation du risque que la déléguée a effectuée en application de l’article 7. Le demandeur soutient qu’aucune des questions ne peut être considérée comme une question qui permettrait de régler l’appel et que, même si les trois questions étaient certifiées, elles ne permettraient pas ensemble de régler l’appel, parce qu’il existe d’autres raisons pour lesquelles la décision est annulée, notamment le manquement à l’équité procédurale dont il est fait état au paragraphe 61 des présents motifs.
[80] Après avoir passé en revue les règles de droit applicables à la certification de questions et examiné les arguments des parties à ce sujet, j’ai conclu que la position du demandeur devrait être retenue et qu’aucune des trois questions proposées ne satisfait aux critères de certification énoncés dans la jurisprudence.
[81] Il appert clairement de la jurisprudence que les questions qui ne permettent pas de régler l’appel ne devraient pas être certifiées (Harkat (Re), 2011 CF 75, au paragraphe 13).
[82] Bien que le défendeur invoque l’arrêt Varela c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 145, [2010] 1 R.C.F. 129, au paragraphe 29, pour affirmer qu’on devrait établir si les questions permettent de régler l’appel au regard des points en litige dans l’affaire et non en fonction des motifs du juge, je ne crois pas que le passage cité établit que les questions proposées en l’espèce devraient être considérées comme des questions permettant de régler l’appel, même si j’ai conclu que la déléguée a porté atteinte au droit à l’équité procédurale du demandeur. Les commentaires que la Cour d’appel fédérale a formulés dans ce paragraphe portaient sur le processus par lequel le juge demande aux parties de proposer des questions à faire certifier et non sur le point de savoir si une question donnée permet de régler l’appel.
[83] Dans l’arrêt Zazai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 89, la Cour d’appel fédérale a indiqué, au paragraphe 12, que le corollaire de la proposition selon laquelle une question doit permettre de régler l’appel est qu’il doit s’agir d’une question qui a été soulevée et qui a été examinée dans la décision de la Cour. Cela signifie que, pour savoir si une question permet de régler l’appel, il faut examiner les motifs de la décision rendue et non ceux pour lesquels elle aurait pu être rendue ou ceux que les parties ont invoqués. Cette interprétation est appuyée par les remarques que le juge O’Reilly a formulées lorsqu’il a décidé de ne pas certifier une question proposée dans la décision Nguyen c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 331, au paragraphe 16 : « J’estime qu’il ne convient pas de certifier la question proposée, car elle ne correspond pas au fondement sur lequel j’ai tranché la présente demande. »
[84] Dans l’arrêt Liyanagamage c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1994] A.C.F. no 1637 (C.A.) (QL) (Liyanagamage), la Cour d’appel s’est demandé si une question certifiée permettait de régler un appel dans une affaire où la Section de la première instance avait rendu une décision en faveur d’une personne et renvoyé l’affaire pour nouvelle décision sur deux aspects différents. La partie qui s’est opposée à la certification a soutenu que, même si la Cour d’appel fédérale arrivait à une décision différente sur la question certifiée, l’autre question non certifiée demeurerait, de sorte que la question certifiée ne pourrait être considérée comme une question permettant de régler l’appel. Refusant de souscrire à cet argument, la Cour d’appel a reconnu que la question permettait de régler l’appel et a statué comme suit (au paragraphe 7) :
Cependant, l’avocat est dans l’erreur lorsqu’il soutient que la question certifiée en l’espèce ne permet pas de régler le litige en appel. En effet, la Commission aurait pu se contenter de conclure que le demandeur de statut n’avait pas de bonnes raisons de craindre d’être persécuté du fait de l’un des motifs énoncés dans la Convention. Elle n’était pas tenue d’aller plus loin et d’ajouter que, même si la crainte du demandeur d’être persécuté était bien fondée, ce dernier bénéficiait d’une PRI. Si on décide que le juge des requêtes a commis une erreur lorsqu’il a conclu que la Commission a violé un principe de justice naturelle, l’appel devrait alors être accueilli, et la décision de la Commission devrait être rétablie. D’un autre côté, si on arrive à la conclusion que le juge des requêtes a raison, l’appel devrait alors être rejeté, et la décision de la Commission devrait être écartée. Par conséquent, que nous répondions par l’affirmative ou par la négative à la question certifiée, notre décision permettra de trancher la question en appel.
[85] Me fondant sur le raisonnement exposé ci‑dessus, je dois décider si le critère que la déléguée a appliqué lors de l’évaluation du danger que le demandeur représente pour le public ou si la façon dont elle a mené son analyse du risque fondée sur l’article 7 permet de régler la totalité des questions en litige ou aurait pour effet de modifier les conclusions tirées (décision Harkat (Re), précitée, au paragraphe 15), même si je suis d’avis qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale lors de la formation de l’avis de danger de la déléguée.
[86] Au paragraphe 47 des présents motifs, j’énonce ma conclusion que la déléguée a appliqué un critère erroné pour décider que le demandeur constituait un danger pour le public au Canada, que cette conclusion permettrait à elle seule de faire droit à la demande et qu’il m’apparaissait nécessaire d’examiner les autres arguments soulevés par le demandeur uniquement parce qu’ils avaient été plaidés à fond et aideraient le délégué qui serait appelé à trancher l’affaire de façon définitive. Cependant, je ne suis pas convaincu que ce sont là des raisons suffisantes pour considérer les première et deuxième questions proposées comme des questions permettant de régler l’appel.
[87] Bien que l’analyse de la Cour d’appel fédérale ne se limite pas aux questions certifiées et peut couvrir toutes les questions soulevées dans l’appel (décision Harkat (Re), précitée, au paragraphe 12; Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982; Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817), la Cour fédérale ne devrait pas se contenter de valider les questions proposées par une partie sans procéder à une analyse supplémentaire, si la fonction de « contrôle » décrite au paragraphe 43 de l’arrêt Varela, précité, doit être prise au sérieux (décision Harkat (Re), précitée, au paragraphe 13). En fait, étant donné que j’ai conclu que la déléguée a manqué à l’équité procédurale lorsqu’elle a évalué la preuve pour arriver à sa conclusion sur la question du danger, je suis d’avis que les première et deuxième questions proposées ne pourraient être considérées comme des questions qui permettent de régler l’appel, puisqu’il serait quand même nécessaire de renvoyer l’affaire pour nouvelle décision en raison du manquement à l’équité procédurale. Il est vrai que, si une question était certifiée, la Cour d’appel fédérale pourrait désapprouver en bout de ligne ma conclusion au sujet du manquement à l’équité procédurale, mais cette désapprobation serait indépendante de l’examen qu’elle ferait de l’une ou l’autre des questions proposées, de sorte que la situation qui se présente en l’espèce est bien différente de celle qui est décrite dans l’arrêt Liyanagamage.
[88] Il m’apparaît encore plus évident que la troisième question ne peut être considérée comme une question permettant de régler l’appel, puisque le fait d’ordonner l’utilisation d’une approche différente aux fins de l’analyse du risque fondée sur l’article 7 n’éliminerait pas la nécessité d’examiner en bonne et due forme la preuve concernant l’avis de danger.
[89] Pour tous les motifs exposés ci‑dessus, je souscris à l’argument du demandeur selon lequel aucune des questions proposées ne devrait être certifiée.
JUGEMENT
LA COUR FAIT DROIT à la présente demande de contrôle judiciaire.