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[2014] 1 R.C.F. 95

IMM-4760-11

2012 CF 569

B010 (demandeur)

c.

Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (défendeur)

Répertorié : B010 c. Canada (Citoyenneté et Immigration)

Cour fédérale, juge Noël—Vancouver, 28 février; Ottawa, 15 mai 2012.

Note de l’arrêtiste : Cette décision a été confirmée en appel (A-195-12, A‑194-12, 2013 CAF 87). Les motifs du jugement, qui ont été prononcés le 22 mars 2013, seront publiés dans le Recueil des décisions des Cours fédérales.

Citoyenneté et Immigration — Exclusion et renvoi — Personnes interdites de territoire — Contrôle judiciaire d’une décision de la Section de l’immigration (SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié de prendre une mesure d’expulsion après avoir conclu que le demandeur était interdit de territoire au Canada au motif qu’il s’était livré, dans le cadre de la criminalité transnationale, au passage de clandestins au sens de l’art. 37(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés — Le demandeur, un tamoul du Sri Lanka demandeur d’asile, est arrivé au Canada à bord d’un navire non immatriculé provenant de la Thaïlande et transportant 492 migrants demandeurs d’asile — Le navire faisait partie d’un stratagème lucratif complexe visant à amener des migrants au Canada, et le demandeur faisait partie de l’équipage du navire au cours du voyage — La SI a conclu qu’il fallait établir l’existence de six éléments pour démontrer qu’il y avait eu « passage de clandestins » au sens des art. 37(1) et 117(1) de la Loi — Elle a conclu que l’existence d’un avantage financier ou d’un autre avantage matériel ne constituait pas un élément requis pour démontrer un passage de clandestins — La SI a estimé qu’il existait des motifs raisonnables de croire que le demandeur était monté à bord du navire tout en sachant qu’il ferait partie de l’équipage, mais qu’il n’avait pas retiré d’avantage matériel en échange du travail qu’il avait effectué — Il s’agissait de déterminer si la SI avait commis une erreur dans son interprétation de l’expression « passage de clandestins » que l’on trouve à l’art. 37(1)b) de la Loi et dans son interprétation ou son application du concept d’ignorance volontaire — Bien que l’expression « passage de clandestins » puisse supposer l’existence d’un avantage financier ou d’un autre avantage matériel, cet aspect n’est pas strictement nécessaire — La SI a conclu avec raison que l’art. 37 reconnaît seulement le caractère criminel du passage de clandestins, tandis que l’art. 117 est celui qui met effectivement en œuvre le Protocole contre le trafic illicite de migrants par terre, air et mer, additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée en érigeant cet acte en infraction — L’interprétation que la SI a faite des art. 37 et 117 respecte les obligations auxquelles le Canada était assujetti aux termes des instruments internationaux en question — Compte tenu du libellé de l’art. 37(1)b), il était raisonnable pour la SI de conclure que le demandeur était un résident permanent ou un étranger, et que le crime était transnational — Il était également raisonnable de la part de la SI de n’ajouter aucun autre critère à ceux que l’on trouve déjà aux art. 37(1) et 117(1) — Cependant, la conclusion tirée par la SI suivant laquelle le demandeur n’a pas retiré d’avantage matériel était déraisonnable compte tenu des faits en l’espèce — Le demandeur a bénéficié de meilleures conditions d’hébergement et a été mieux nourri que les centaines d’autres passagers à bord — Ces avantages importants constituaient un avantage matériel — L’art. 117 de la Loi n’exige pas que l’intéressé soit conscient du fait qu’il commet un acte illégal; il exige simplement qu’il sache qu’il se livre à l’acte en question — En l’espèce, la SI a eu raison de considérer que le demandeur était au courant que les passagers n’étaient pas munis des documents requis — La SI n’a pas mal interprété le critère de l’ignorance volontaire — La conclusion de la SI selon laquelle le demandeur s’est livré au passage de clandestins parce qu’il a sciemment aidé des personnes qui n’étaient pas munies des documents exigés par la Loi à entrer au Canada au sens de l’art. 117(1) était donc raisonnable — Par conséquent, la SI a raisonnablement conclu que le demandeur était interdit de territoire au Canada au motif qu’il s’était livré, dans le cadre de la criminalité transnationale, au « passage de clandestins » au sens de l’art. 37(1)b) — La question relative à la définition de l’expression « passage de clandestins » aux fins de l’art. 37(1)b) a été certifiée — Demande rejetée.

Interprétation des lois — Art. 37(1)b) et 117 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés — Examen du sens de l’expression « passage de clandestins » — Contrôle judiciaire d’une mesure d’expulsion prise par la Section de l’immigration (SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié pour une infraction de passage de clandestins dans le cadre de la criminalité transnationale — Il n’existe aucune définition de l’expression « passage de clandestins » que l’on trouve à l’art 37(1); les mots utilisés peuvent avoir plus d’un sens raisonnable — Par souci de cohérence et d’uniformité, on devrait interpréter l’art. 37(1)b) de la Loi conformément à l’art. 117 de manière à en dégager un sens qui s’harmonise avec la Loi dans son ensemble — La SI était consciente du fait que l’art. 3(3)f) prévoit que la Loi doit être interprétée et mise en œuvre conformément aux instruments internationaux dont le Canada est signataire — Rien dans le Protocole contre le trafic illicite de migrants par terre, mer et air ni dans la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés n’empêche explicitement d’incriminer ceux qui se livrent au passage de clandestins sans en tirer un avantage financier ou autre avantage matériel — En l’espèce, l’interprétation que la SI a faite des art. 37 et 117 de la Loi respecte les obligations auxquelles le Canada était assujetti aux termes des instruments internationaux en question — L’interprétation de l’art. 37(1)b) doit s’harmoniser avec la Loi dans son ensemble; en l’espèce, le fait de s’assurer que les expressions anglaises « people smuggling » et « human smuggling » sont définies de la même façon respecte cette obligation — Il était entièrement approprié et justifié de définir l’expression anglaise « people smuggling » (« passage de clandestins ») à l’art. 37(1)b) de la Loi en se fondant sur l’art. 117 de la même loi — Les art. 37(1) et 117(1) n’exigent aucun élément de « secret ou de clandestinité ».

Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Section de l’immigration (SI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié de prendre une mesure d’expulsion après avoir conclu que le demandeur était interdit de territoire au motif qu’il s’était livré, dans le cadre de la criminalité transnationale, au passage de clandestins au sens de l’art. 37(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Le demandeur, un tamoul du Sri Lanka demandeur d’asile, est arrivé au Canada à bord d’un navire non immatriculé provenant de la Thaïlande et transportant 492 migrants demandeurs d’asile. Une enquête a révélé que le navire faisait partie d’un stratagème lucratif complexe visant à amener des migrants au Canada et que le demandeur était au nombre de 12 migrants qui faisaient partie de l’équipage du navire au cours du voyage. Par conséquent, le demandeur a été déclaré interdit de territoire pour s’être livré au passage de clandestins, puis l’affaire a été déférée à la SI pour enquête. Pour ce qui est des avantages matériels que ce travail a pu lui procurer, le demandeur a expliqué qu’il n’avait pas été mieux logé ou obtenu des rations plus généreuses que les autres passagers. Il a également nié qu’il connaissait d’autres membres de l’équipage avant le voyage, mais des éléments de preuve démontrant le contraire ont été présentés.

Se fondant sur la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée, la SI a conclu que l’exploitation du navire avait une composante transnationale puisque des gens avaient été transportés de la Thaïlande au Canada. Quant au sens de l’expression « passage de clandestins », elle a conclu qu’il fallait établir l’existence de six éléments pour démontrer qu’il y avait eu passage de clandestins au sens du paragraphe 37(1) de la Loi : les deux premiers éléments se trouvent au paragraphe 37(1) lui-même et les quatre autres éléments sont tirés du paragraphe 117(1) de la Loi. La SI a jugé que l’existence d’un avantage financier ou d’un autre avantage matériel ne constituait pas un élément requis pour conclure à un passage de clandestins. Pour ce qui est de savoir si le demandeur s’était livré au passage de clandestins, la SI a estimé qu’il existait des motifs raisonnables de croire que le demandeur était monté à bord du navire tout en sachant qu’il ferait partie de l’équipage, mais qu’il n’avait pas retiré d’avantage matériel en échange du travail qu’il avait effectué comme membre de l’équipage.

Le demandeur a affirmé que l’analyse législative que la SI a effectuée lorsqu’elle a examiné l’alinéa 37(1)b) de la Loi était incomplète, ajoutant qu’elle n’avait pas bien discerné les éléments essentiels requis pour pouvoir conclure à l’existence d’un « passage de clandestins », qu’elle avait conclu à tort que cet acte équivalait à l’infraction criminelle d’« organisation d’entrée illégale au Canada » prévue à l’article 117 de la Loi, et que par conséquent, l’expression « passage de clandestins » avait été définie de façon inexacte. Le demandeur a également affirmé que la SI avait mal appliqué le concept d’ignorance volontaire en présumant qu’il était au courant que les autres passagers n’étaient pas munis des documents nécessaires pour être admis au Canada.

Il s’agissait de déterminer si la SI a commis une erreur dans son interprétation de l’expression « passage de clandestins » que l’on trouve à l’alinéa 37(1)b) de la Loi et dans son interprétation ou son application du concept d’ignorance volontaire.

Jugement : la demande doit être rejetée.

Il n’existe aucune définition de l’expression « passage de clandestins » que l’on trouve à l’alinéa 37(1)b) de la Loi. Les mots utilisés peuvent avoir plus d’un sens raisonnable. Bien que l’expression « passage de clandestins » puisse supposer l’existence d’un avantage financier ou d’un autre avantage matériel (comme le prévoit l’article 3 du Protocole contre le trafic illicite de migrants par terre, mer et air, additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée), cet aspect n’est pas strictement nécessaire. Par souci de cohérence et d’uniformité, on doit interpréter l’alinéa 37(1)b) de la Loi conformément à l’article 117 de manière à en dégager un sens qui s’harmonise avec la Loi dans son ensemble. En l’espèce, la conclusion de la SI selon laquelle l’article 37 reconnaît seulement le caractère criminel du passage de clandestins, tandis que l’article 117 est celui qui met effectivement en œuvre le Protocole en érigeant cet acte en infraction était correcte, et l’article 117 est effectivement la disposition qui, sur le plan intérieur canadien, érige en infraction le passage de clandestins au Canada. Bien que son champ d’application soit plus étendu que celui de la définition énoncée au Protocole et bien qu’il n’ait pas la portée plus restreinte préconisée par le demandeur, l’article 117 n’en demeure pas moins la réponse du législateur aux obligations que le Canada a contractées en adhérant au Protocole, étant donné qu’il condamne dans les termes les plus nets le passage de clandestins et qu’il demeure une réponse légitime à des préoccupations valides en matière de respect des droits de la personne. La SI était consciente du fait que l’alinéa 3(3)f) prévoit que l’interprétation et la mise en œuvre de la Loi doivent avoir pour effet de se conformer aux instruments internationaux portant sur les droits de l’homme dont le Canada est signataire. Bien qu’elle ait reconnu que la définition que l’on trouve à l’article 117 est différente de celle que l’on trouve au Protocole, elle a toutefois conclu à juste titre que le fait que la définition prévue à l’article 117 est plus large que celle que l’on trouve au Protocole ne l’empêchait pas pour autant d’être conforme à ce dernier. Rien dans le Protocole ou dans la Convention n’empêche explicitement d’incriminer ceux qui se livrent au passage de clandestins sans en tirer un avantage financier ou autre avantage matériel. En l’espèce, l’interprétation que la SI a faite des articles 37 et 117 respecte les obligations auxquelles le Canada était assujetti aux termes des instruments internationaux en question.

L’expression « passage de clandestins » ne devrait pas se voir accorder une interprétation plus restrictive que celle que la SI a adoptée en se fondant sur les paragraphes 37(1) et 117(1) de la Loi. Il ressort à l’évidence tant de la version française que de la version anglaise de l’alinéa 37(1)b) et de l’article 117 que l’objectif visé par la Loi, tant à des fins d’interdiction de territoire qu’à des fins d’exécution, est de condamner le passage de clandestins au Canada. L’interprétation de l’alinéa 37(1)b) doit s’harmoniser avec la Loi dans son ensemble. En l’espèce, le fait de s’assurer que les expressions anglaises « people smuggling » et « human smuggling » sont définies de la même façon respecte cette obligation, et il était entièrement approprié et justifié de définir l’expression anglaise « people smuggling » (« passage de clandestins ») à l’alinéa 37(1)b) en se fondant sur l’article 117 de la même loi, dès lors que ces deux dispositions emploient des termes comparables, visent des actes comparables et sont circonscrites par les mêmes objectifs. Compte tenu du libellé de l’alinéa 37(1)b), il était donc raisonnable pour la SI de conclure qu’il était nécessaire que le demandeur soit un résident permanent ou un étranger et que le crime soit transnational. Il était par ailleurs raisonnable de la part de la SI de n’ajouter aucun autre critère à ceux que l’on trouve déjà aux paragraphes 37(1) et 117(1). Bien que le demandeur ait cherché à ajouter un élément de « secret ou de clandestinité », la SI a souligné à juste titre que, lorsqu’un migrant clandestin se présentait à un point d’entrée pour demander l’asile, la personne qui l’avait aidé à entrer au Canada pouvait quand même être reconnue coupable de l’infraction prévue à l’article 117. Les paragraphes 37(1) et 117(1) n’exigent aucun élément de « secret ou de clandestinité »; ils visent uniquement l’« organisation d’entrée illégale au Canada », et ce, que la personne qui entre au Canada se présente ou non à un point d’entrée, dès lors que cette personne n’est pas munie « des documents — passeport, visa ou autre — requis par la présente loi » (paragraphe 117(1)). La preuve soumise à la SI démontrait que la majorité des passagers se trouvant à bord du navire n’étaient effectivement pas munis des passeports et des visas requis par la Loi.

Quant à la question d’un avantage financier ou d’un autre avantage matériel, l’article 121 de la Loi précise clairement que le fait de tirer un profit de la perpétration de l’infraction prévue à l’article 117 n’est pas nécessaire et que l’on ne tient compte du profit que pour déterminer la peine infligée pour s’être livrée à cette activité. La SI a fait observer que le défendeur n’avait pas démontré que le demandeur avait bénéficié d’un passage gratuit en échange du travail qu’il avait effectué au cours de la traversée ou encore qu’il avait été rémunéré pour son travail. Elle a également reconnu que le demandeur avait eu droit à de meilleures conditions d’hébergement que les passagers ordinaires, mais a estimé que cela ne constituait pas un avantage matériel. Le tribunal disposait d’éléments de preuve suivant lesquels, en raison du travail qu’il effectuait comme membre de l’équipage à la salle des machines, le demandeur avait bénéficié de meilleures conditions d’hébergement et qu’il avait été mieux nourri que les centaines d’autres passagers à bord. Ces avantages concrets constituaient effectivement des avantages importants que le demandeur retirait de son travail en tant que membre de l’équipage et constituaient donc des avantages matériels. Il existait des motifs raisonnables de croire qu’en raison de son travail comme membre de l’équipage, le demandeur n’a pas eu à subir les conditions horribles dont bon nombre des migrants se sont plaints. Par conséquent, la conclusion tirée par la SI suivant laquelle le demandeur n’a pas retiré d’avantage matériel était déraisonnable compte tenu des faits relatés au dossier.

Le demandeur a également contesté l’application que la SI a faite du concept d’ignorance volontaire, soutenant que celle-ci avait commis une erreur dans son interprétation du critère de l’ignorance volontaire et qu’elle avait omis de tenir compte d’un de ses éléments, soit la mens rea. Le concept d’ignorance volontaire exige que l’on vérifie si le demandeur savait qu’il devait se renseigner. En ce qui concerne la question de la mens rea, la SI n’a pas explicitement énoncé cet élément du concept d’ignorance volontaire, mais il a été établi que le décideur n’est pas tenu de tirer une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit-il, qui a mené à sa conclusion finale. De plus, la SI a effectivement conclu que le demandeur avait une raison de se renseigner. Plus précisément, elle a conclu que le demandeur savait qu’en tant que Sri Lankais, il avait besoin d’un visa pour entrer au Canada. Cela suffisait pour déterminer que le demandeur savait qu’il devait se renseigner pour satisfaire aux exigences de l’article 117 et démontrait que le tribunal n’avait pas mal interprété le critère de l’ignorance volontaire.

Par ailleurs, le demandeur a soutenu que la SI avait commis une erreur dans son appréciation de la preuve lorsqu’elle a appliqué le critère de l’ignorance volontaire. Il a soutenu qu’il n’avait aucune raison subjective de se renseigner au sujet des documents dont les autres passagers étaient munis ou non parce qu’il croyait – et qu’on lui avait dit – qu’ils pouvaient légalement demander l’asile malgré le fait qu’ils n’étaient pas munis des passeports et des visas nécessaires pour entrer au Canada, et que la SI avait par conséquent commis une erreur en concluant qu’il avait une raison de se renseigner. L’article 117 de la Loi n’exige pas que l’intéressé soit conscient du fait qu’il commet un acte illégal; il exige simplement qu’il sache qu’il se livre à l’acte en question. L’ignorance de la loi ne constitue pas un moyen de défense. En conséquence, le demandeur soupçonnait que d’autres passagers n’étaient pas munis des documents nécessaires, mais il a choisi de ne pas se renseigner. On pouvait donc raisonnablement considérer qu’il savait que les autres passagers n’étaient pas munis des documents requis, et ce, qu’il ait su ou non qu’il était illégal d’entrer au Canada sans être muni des documents en question.

Comme la SI a eu raison de considérer que le demandeur était au courant que les passagers n’étaient pas munis des documents requis, la conclusion de la SI suivant laquelle le demandeur s’était livré au passage de clandestins était raisonnable. Le demandeur a sciemment aidé des personnes qui n’étaient pas munies des documents exigés par la Loi à entrer au Canada au sens du paragraphe 117(1). Par conséquent, il était donc également raisonnable de conclure que le demandeur était interdit de territoire au Canada au motif qu’il s’est livré, dans le cadre de la criminalité transnationale, au « passage de clandestins » au sens de l’alinéa 37(1)b). Les motifs exposés par la SI satisfaisaient à l’exigence de justification, de transparence et d’intelligibilité, et sa décision appartenait aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

Enfin, la question de savoir s’il était approprié, pour l’application de l’alinéa 37(1)b) de la Loi, de définir l’expression « passage de clandestins » sur le fondement de l’article 117 de ladite loi plutôt que sur la base de la définition contenue dans un instrument international dont le Canada est signataire a été certifiée.

LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS

Loi sur les douanes, L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 1, art. 159.

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 3, 33, 34, 35, 36 (mod. par L.C. 2008, ch. 3, art. 3), 37, 44(1),(2), 74d), 117, 118(1), 121.

Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, art. 12.

TRAITÉS ET AUTRES INSTRUMENTS CITÉS

Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée, novembre 2000, 2225 R.T.N.U. 209, art. 2a), 3(2)a).

Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6, art. 31.

Protocole contre le trafic illicite de migrants par terre, mer et air, additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée, 15 novembre 2000, 2241 R.T.N.U. 480, art. 2, 3, 5, 6.

JURISPRUDENCE CITÉE

décisions appliquées :

Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, 329 R.N.-B. (2e) 1; Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601; Newfoundland and Labrador Nurses' Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708.

décisions examinées :

R. v. Alzehrani, 2008 CanLII 57164, 237 C.C.C. (3d) 471, 75 Imm. L.R. (3d) 304 (C.S. Ont.); Sittampalam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 326, [2007] 3 R.C.F. 198; Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559; Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration); Esteban c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 51, [2005] 2 R.C.S. 539; Poshteh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 85, [2005] 3 R.C.F. 487; Woolner c. Canada (Procureur général), 1999 CanLII 8939 (C.A.F.); R. v. Pereira, 2008 BCSC 184; Sansregret c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 570; R. c. Briscoe, 2010 CSC 13, [2010] 1 R.C.S. 411; R. c. Jorgensen, [1995] 4 R.C.S. 55.

décisions citées :

X (Re), 2004 CanLII 56761 (C.I.S.R.); Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Khan, 2004 CanLII 56758 (C.I.S.R.); Chung c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2007 CanLII 49713 (C.I.S.R.); X c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2009 CanLII 49232 (C.I.S.R.); Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, [2005] 2 R.C.S. 100; R. v. Godoy (1996), 34 Imm. L.R. (2d) 66 (C.J. Ont.); R. v. Mossavat, 1995 CanLII 223, 30 Imm. L.R. (2d) 201, 85 O.A.C. 1 (C.A. Ont.); Ezemba c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1023; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339; Belalcazar c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2011 CF 1013; Onyenwe c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 604; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers' Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654; Smith c. Alliance Pipeline Ltd., 2011 CSC 7, [2011] 1 R.C.S. 160; R. c. Lohnes, [1992] 1 R.C.S. 167; Charlebois c. Saint John (Ville), 2005 CSC 74, [2005] 3 R.C.S. 563, 292 R.N.-B. (2e) 1; R. c. Frank, [1978] 1 R.C.S. 95; Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 R.C.S. 350; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Singh, 1998 CanLII 8281 (C.F. 1re inst.); Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3; Harkat (Re), 2010 CF 1241, [2012] 3 R.C.F. 251; Charkaoui (Re), 2005 CF 248, [2005] 3 R.C.F. 389.

DOCTRINE CITÉE

Driedger, Elmer A. Construction of Statutes, 2e éd. Toronto: Butterworths, 1983.

Mackinnon, Mark. «The “impossible” voyage of a Tamil ghost ship», The Globe and Mail (20 août 2010).

Manning, Morris and Peter Sankoff. Manning Mewett & Sankoff: Criminal Law, 4e éd. Markham (Ont.): LexisNexis, 2009.

Sullivan, Ruth. Statutory Interpretation, 2e éd. Toronto: Irwin Law, 2007.

DEMANDE de contrôle judiciaire d’une décision de la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié de prendre une mesure d’expulsion contre le demandeur après avoir conclu que celui-ci était interdit de territoire au motif qu’il s’était livré, dans le cadre de la criminalité transnationale, au passage de clandestins au sens de l’art. 37(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Demande rejetée.

ONT COMPARU

Samuel Loeb et Rod Holloway pour le demandeur.

Banafsheh Sokhansanj pour le défendeur.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Samuel Loeb et Rod Holloway, Vancouver, pour le demandeur.

Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par

[1]        Le juge Noël : B010 (le demandeur) sollicite le contrôle judiciaire d’une décision en date du 6 juillet 2011 par laquelle la Section de l’immigration (la SI ou le tribunal) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (la C.I.S.R.) a pris une mesure d’expulsion contre lui après avoir conclu qu’il était interdit de territoire au motif qu’il s’était livré, dans le cadre de la criminalité transnationale, au passage de clandestins au sens de l’alinéa 37(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR).

I.          Faits allégués

[2]        Le demandeur, un tamoul du Sri Lanka demandeur d’asile, est arrivé au Canada le 13 août 2010 à bord du MV Sun Sea, un navire non immatriculé ayant à son bord 492 migrants demandeurs d’asile. Leur traversée depuis la Thaïlande avait duré environ trois mois.

[3]        Un article du Globe and Mail publié le 20 août 2010 [« The “impossible ” voyage of a Tamil ghost ship »] relate [traduction] « la saga du Sun Sea et de ses 492 passagers en haillons », la qualifiant de [traduction] « digne des meilleurs romans d’espionnage ». L’article poursuit en parlant des terribles périls et des conditions très difficiles auxquels les migrants ont été exposés (dossier d’instruction, aux pages 268 et 273) :

[traduction

Les anciens propriétaires du navire ont été renversés d’apprendre que l’on ait même tenté de faire ce voyage. Bhumindr Harinsuit, directeur général d’Harin Panich, a déclaré que ce navire de construction japonaise datant d’une trentaine d’années pouvait à peine faire le trajet entre Bangkok et Songkhla. L’idée de faire naviguer ce rafiot jusqu’au Canada était totalement insensée.

« Même dans le golfe de Thaïlande, lorsque la mer était agitée, ce navire ne sortait pas […] ». Ce qui rendait ce voyage encore plus hasardeux était la présence à bord de 492 êtres humains. Lorsqu’il a été vendu, le navire ne pouvait accommoder qu’un équipage de 15 personnes, et il ne comptait qu’une petite toilette, une cuisinette et des radeaux de sauvetage pour un maximum de 30 personnes. Comme il n’avait de l’espace que pour 12 tonnes d’eau, il fallait rationner sévèrement les vivres pour éviter d’être à court en plein océan ».

« Le capitaine a pris un risque insensé. Nous n’aurions même pas envoyé ce bateau en Malaisie », a poursuivi M. Harinsuit. « Il est étonnant non pas qu’une personne soit décédée pendant le trajet vers le Canada, mais qu’on ne déplore qu’un seul décès. »

[4]        L’enquête menée par l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) a révélé que le navire faisait partie d’un stratagème lucratif complexe visant à amener des migrants au Canada. L’enquête a également révélé que le demandeur était au nombre des 12 migrants qui faisaient partie de l’équipage du navire au cours du voyage. Par conséquent, un agent d’immigration a, en vertu du paragraphe 44(1) de la LIPR, établi un rapport circonstancié dans lequel il s’est dit d’avis que le demandeur devait être interdit de territoire au Canada pour s’être livré au passage de clandestins. L’affaire a ensuite été déférée à la SI pour enquête conformément au paragraphe 44(2) et l’enquête a eu lieu le 15 avril 2011.

[5]        Le demandeur a expliqué à l’audience que, jusqu’en 2009, il avait vécu dans la région du Sri Lanka contrôlée par les Tigres de libération de l’Eelam tamoul (les LTTE). Lorsque l’armée sri lankaise a repris le contrôle de la région cette année‑là, il a été détenu dans un camp en raison de ses présumés liens avec les LTTE, et il a été interrogé et battu pendant cinq mois. Comme la preuve de ses liens avec les LTTE n’a pas été établie, le demandeur a finalement été relâché, mais il a continué à faire l’objet de harcèlement et d’interrogatoires répétés de la part des forces gouvernementales.

[6]        Après avoir par la suite refusé de se présenter à un camp de détention et avoir failli être enlevé par des paramilitaires, le demandeur s’est enfui en Thaïlande, laissant derrière lui sa femme et son enfant. Il a ensuite attendu à Bangkok qu’un agent fasse le nécessaire pour lui permettre de se rendre dans un pays où il pourrait demander l’asile. Incapable d’obtenir un visa après deux mois d’attente, l’agent a offert au demandeur la possibilité de se rendre au Canada à bord du MV Sun Sea. Le voyage devait coûter 30 000 $; le demandeur a versé un acompte de 5 000 $.

[7]        Dix jours plus tard, le demandeur s’est rendu au navire à bord d’une camionnette en compagnie d’une dizaine d’autres hommes. Ils sont tous montés à bord du navire, qui ne comptait alors qu’un équipage thaïlandais et aucun autre passager. À l’audience de la SI, le demandeur a expliqué qu’il avait déposé ses effets personnels dans une des cabines du navire et qu’il avait dormi. Au bout de deux ou trois jours, l’équipage thaïlandais aurait abandonné le navire avec les passagers à bord. Le demandeur affirme qu’il y a alors eu une discussion sur les mesures à prendre. Il raconte qu’un des hommes lui aurait demandé s’il pouvait travailler sur le navire et que, comme il avait déjà payé une partie de ses frais de voyage et qu’il craignait de retourner au Sri Lanka, il a accepté d’offrir son aide. Pour le reste du voyage, le demandeur a travaillé deux fois par jour pendant des quarts de travail de trois heures dans la salle des machines, où il surveillait la température, l’eau et le niveau d’huile du matériel. Pour ce qui est des avantages matériels que ce travail a pu lui procurer, le demandeur a expliqué à l’audience de la SI qu’il n’avait pas été mieux logé ou obtenu des rations plus généreuses que les autres passagers, précisant qu’il dormait dans une cabine parce qu’il était un des premiers à être monté à bord du navire et qu’il partageait cette cabine avec huit autres personnes. Interrogé de nouveau au sujet de rations plus généreuses qu’il aurait reçues, le demandeur a affirmé qu’il en avait reçues une fois lorsque le moteur était tombé en panne alors qu’il était de service et qu’un autre des hommes s’affairait à réparer le moteur (dossier d’instruction, aux pages 57 à 63; procès‑verbal de l’audience, aux pages 11 à 17).

[8]        Il existe des différences notables entre cette version des faits, qui a été donnée devant la SI, et certaines des réponses que le demandeur a données dans les déclarations solennelles qu’il a faites aux agents de l’ASFC chargés de l’exécution de la loi au cours des diverses entrevues qu’il a subies. Lorsqu’on lui a demandé ce qu’il avait reçu en échange du travail qu’il avait effectué à la salle des machines, le demandeur a répondu qu’il avait pu dormir dans une cabine située à un niveau supérieur (dossier d’instruction, aux pages 192 et 196). Interrogé quant à savoir pourquoi d’autres personnes croyaient qu’il faisait partie des LTTE, le demandeur a fini par déclarer ce qui suit : [traduction] « Eh bien, comme j’étais un des premiers à être monté à bord du navire et que j’avais un endroit où dormir et que je voulais en apprendre davantage au sujet de la salle des machines, j’ai eu l’occasion d’y travailler, ce qui m’a permis d’obtenir des petits extras, comme des nouilles et des choses semblables, ce qui dans l’ensemble, a pu les amener à penser de cette façon » (dossier d’instruction, à la page 221). Plus tard, interrogé sur le genre de nourriture qu’il recevait en comparaison des rations limitées de nouilles et d’eau qui étaient distribuées aux passagers, l’échange suivant a eu lieu (dossier d’instruction, à la page 237) :

[traduction]

Q : Parlez‑moi des repas que vous preniez.

R : Nous mangions ce qui était préparé, mais lorsque je travaillais à la salle des machines, on nous donnait des nouilles.

Q : Parlez‑moi du poulet, du porc et du bœuf.

R : On nous en donnait. Au bout de quelques jours, ils nous ont dit qu’il n’y en avait plus et qu’il ne restait plus de provisions.

Q : Parlez‑moi des sodas, du Coca‑Cola, du Pepsi.

R : Oui, on nous en donnait.

Q : Pas à tout le monde, non ?

R : Je l’ignore.

Q : Vous étiez les seuls. Vous aviez droit à toutes sortes de petites gâteries. De l’alcool, des cigarettes si vous en vouliez, des sodas, des aliments traditionnels.

R : La plupart des gens fumaient, mais pas moi.

Q : Mais vous pouviez quand même manger des mets traditionnels comme tous les autres membres de l’équipage. Le problème, c’est que les passagers pouvaient sentir l’odeur. Les personnes dans la cale pouvaient sentir l’odeur des aliments. Ils pouvaient sentir l’odeur des aliments que vous mangiez trois fois par jour alors qu’eux devaient se contenter de nouilles et de petites quantités d’eau.

R : Qu’est‑ce que je pouvais faire ? C’est ce qu’on me donnait, alors qu’est‑ce que je pouvais faire ? Je mangeais ce qu’on me donnait.

[9]        Dans ses déclarations solennelles, le demandeur a également confirmé que, après que l’équipage thaïlandais eut quitté le navire, mais avant l’arrivée des autres passagers, lui et 7 des hommes avec qui il était monté à bord au départ avaient formé un équipage qui a su accueillir près de 500 migrants et les nourrir au cours de la traversée du Pacifique jusqu’au Canada (dossier d’instruction, aux pages 195 et 229). Le demandeur a expliqué qu’il s’était porté volontaire pour travailler à la salle des machines à cause de l’expérience qu’il possédait comme mécanicien; il a toutefois nié qu’il savait à l’avance qu’il assumerait ces fonctions avant de monter à bord du navire.

[10]      À l’audience, le demandeur a également nié qu’il connaissait d’autres membres de l’équipage avant le voyage, mais a été confronté à des éléments de preuve tendant à démontrer le contraire. On lui a produit trois photographies sur lesquelles on le voyait en compagnie de trois membres d’équipage (y compris le capitaine) alors qu’ils étaient toujours à Bangkok. On peut même voir les hommes en train de partager un repas sur l’une des photos. Invité à réagir, le demandeur a déclaré qu’il ne se souvenait pas quand ces photographies avaient été prises, se contentant d’expliquer qu’il lui arrivait parfois d’interagir avec d’autres membres de la diaspora tamoule qu’il avait rencontrés à Bangkok au cours des deux mois et demi qu’il avait passés dans cette ville. Malgré les photos, le demandeur a insisté pour dire qu’il ne se souvenait pas avoir vu les membres d’équipage en question à Bangkok (dossier d’instruction, aux pages 232 et 233).

II.         La décision contestée

A.  Interprétation des dispositions applicables de la LIPR et critères pour établir qu’il y a eu passage de clandestins.

[11]      Le demandeur a été déclaré interdit de territoire par application de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR, qui dispose :

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27

37. (1) Emportent interdiction de territoire pour criminalité organisée les faits suivants :

[…]

b) se livrer, dans le cadre de la criminalité transnationale, à des activités telles le passage de clandestins, le trafic de personnes ou le recyclage des produits de la criminalité. [Non souligné dans l'original.]

Activités de criminalité organisée

[12]      Dans ses motifs, la SI s’est d’abord penchée sur le terme « transnationale ». N’ayant trouvé aucune interprétation de ce terme dans la LIPR, le tribunal s’est fondé sur la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée, 15 novembre 2000, 2225 R.T.N.U. 209 (la Convention), qui dispose, à l’alinéa 2a) de l’article 3 qu’une infraction est de nature transnationale si elle est commise dans plus d’un État. La SI s’est par conséquent dite convaincue que l’exploitation du MV Sun Sea avait une composante transnationale puisque des gens avaient été transportés de la Thaïlande au Canada.

[13]      Se penchant sur le sens de l’expression « passage de clandestins », la SI a tout d’abord fait observer que l’annexe III de la Convention intitulée Protocole contre le trafic illicite de migrants par terre, mer et air, additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée [15 novembre 2000, 2241 R.T.N.U. 480] (le Protocole) contenait la définition d’une expression semblable, en l’occurrence, « trafic illicite de migrants ». L’article 3 du Protocole définit comme suit l’expression « trafic illicite d’immigrants » : « le fait d’assurer, enfin d’en tirer, directement ou indirectement, un avantage financier ou un autre avantage matériel, l’entrée illégale dans un État Partie d’une personne qui n’est ni un ressortissant ni un résident permanent de cet État ». L’article 3 définit comme suit l’expression « entrée illégale » : « franchissement de frontières alors que les conditions nécessaires à l’entrée légale dans l’État d’accueil ne sont pas satisfaites ». Le demandeur soutient que ces dispositions du Protocole devraient être appliquées pour définir l’expression « passage de clandestins » et qu’en réalité, c’est précisément ce que la C.I.S.R. a fait dans les décisions X (Re), 2004 CanLII 56761, à la page 3; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Khan, 2004 CanLII 56758, aux pages 15 et 26; Chung c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2007 CanLII 49713, aux paragraphes 9, 14 et 19; X c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2009 CanLII 49232, aux paragraphes 6, 13 et 17.

[14]      Cet argument n’a pas convaincu la SI, qui a plutôt conclu que, dans le passé, les commissaires de la C.I.S.R. avaient à tort considéré que l’article 37 de la LIPR constituait la réponse du Canada au Protocole et que les commissaires en avaient par conséquent adopté à tort toutes les dispositions. Suivant la SI, c’était en fait l’article 117 de la LIPR qui érigeait en infraction le passage de clandestins, ainsi que l’article 6 du Protocole l’invitait à le faire. L’article 37 vise donc à reconnaître le caractère d’infraction pénale de cet acte et à en faire un motif d’expulsion. Par conséquent, le tribunal a préféré l’argument formulé par le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (le ministre) suivant lequel il n’était pas nécessaire de consulter la Convention ou le Protocole pour définir l’expression « passage de clandestins » alors que l’on trouvait déjà une définition de cette expression au paragraphe 117(1) de la LIPR, qui dispose :

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27

Organisation d’entrée illégale au Canada

117. (1) Commet une infraction quiconque sciemment organise l’entrée au Canada d’une ou plusieurs personnes non munies des documents — passeport, visa ou autre — requis par la présente loi ou incite, aide ou encourage une telle personne à entrer au Canada.

Entrée illégale

[15]      La SI a conclu que, pour démontrer qu’il y avait eu « passage de clandestins » au sens du paragraphe 37(1), il fallait établir l’existence de six éléments. Les deux premiers éléments se trouvent à l’article 37 lui‑même, qui exige que le passeur soit un résident permanent ou un étranger et que le crime soit transnational. Le tribunal a confirmé que le ministre avait déjà établi l’existence des deux éléments en question, compte tenu du fait que le demandeur était un étranger et qu’il y avait un aspect transnational étant donné que les migrants étaient transportés de la Thaïlande au Canada.

[16]      La SI a tiré les quatre autres éléments du paragraphe 117(1), se fondant sur la décision rendue par la Cour supérieure de l’Ontario dans R. v. Alzehrani, 2008 CanLII 57164, 237 C.C.C. (3d) 471 (Alzehrani). Dans cette affaire, les défendeurs étaient accusés d’avoir comploté pour faire passer des clandestins entre le Canada et les États‑Unis, en violation de l’article 117 de la LIPR. Au paragraphe 10 du jugement Alzehrani, se fondant sur son interprétation du paragraphe 117(1), le juge Molloy a estimé que, pour établir l’infraction, le ministère public devait prouver que : i) le migrant clandestin n’avait pas les documents requis pour entrer au Canada; ii) le migrant s’en venait au Canada; iii) le passeur avait organisé l’entrée du migrant au Canada ou l’avait incité, aidé ou encouragé à entrer au Canada; iv) le passeur savait que les migrants n’étaient pas munis des documents requis.

[17]      Avant d’entamer son analyse des quatre derniers éléments, la SI a répondu à l’argument du demandeur suivant lequel cette interprétation n’exigeait pas que le passeur se livre à l’acte consistant à assurer à une personne l’entrée illégale dans un État afin d’en tirer un avantage financier ainsi que le prévoit la définition de l’expression « trafic illicite de migrants » contenue au Protocole. Le tribunal a reconnu que l’alinéa 3(3)f) de la LIPR exige que l’interprétation et la mise en œuvre de la loi aient pour effet de se conformer aux instruments internationaux portant sur les droits de l’homme dont le Canada est signataire. La SI a également reconnu que la définition prévue à l’article 117 était différente de celle que l’on trouve dans la Convention et dans le Protocole parce qu’elle n’exige pas que le passeur commette l’infraction en vue d’en tirer un avantage financier ou un autre avantage matériel. Cela étant dit, le tribunal a interprété la Convention « comme établissant une exigence minimale à laquelle les signataires doivent se conformer. Le fait que la définition énoncée à l’article 117 est plus large que celle du Protocole ne signifie pas qu’elle n’est pas conforme à cet instrument » (dossier d’instruction, à la page 8; motifs de la SI, au paragraphe 24).

[18]      Le tribunal a également reconnu que le fait de ne pas exiger que l’infraction ait été commise en vue d’en tirer un avantage financier ou matériel pouvait créer des difficultés dans certains cas : « Par exemple, un membre de la famille pourrait aider un véritable réfugié à venir au Canada sans document et, si le membre de la famille était un ressortissant étranger ou un résident permanent du Canada, il serait passible d’expulsion; de plus, s’il faisait l’objet d’un rapport et qu’il était renvoyé à la Section de l’immigration, celle‑ci serait certes tenue d’instruire l’affaire » (dossier d’instruction, à la page 8; motifs de la SI, au paragraphe 25). La SI a conclu qu’il appartenait au législateur de résoudre le problème en modifiant au besoin la loi.

B.        Analyse de la preuve pour déterminer si le demandeur s’est livré au passage de clandestins

[19]      La SI a confirmé que la norme de preuve applicable en l’espèce était celle des « motifs raisonnables de croire » énoncée à l’article 33 de la LIPR. Cette norme exige davantage qu’un simple soupçon, mais elle est moins stricte que celle de la « prépondérance des probabilités » et il est satisfait à cette norme lorsqu’il existe un fondement objectif de croire que le demandeur s’est livré au passage de clandestins, lequel repose sur des renseignements concluants et dignes de foi (Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, [2005] 2 R.C.S. 100 (Mugesera), au paragraphe 114).

[20]      Bien que le demandeur affirme essentiellement être devenu membre de l’équipage par accident, le tribunal a rappelé que le ministre avait soumis trois photographies permettant de douter de cette affirmation. Comme nous l’avons déjà mentionné, les photographies en question montrent le demandeur en compagnie d’autres membres de l’équipage et du capitaine et elles ont été prises alors qu’ils étaient encore à terre en Thaïlande. Le demandeur affirme qu’il ne connaissait pas les hommes se trouvant sur ces photographies avant de monter à bord du navire, ajoutant qu’on trouve beaucoup de tamouls sri‑lankais en Thaïlande et qu’il se mêlait à eux lorsqu’il en rencontrait au hasard de ses sorties. Le demandeur croyait que les photographies devaient avoir été prises à l’une de ces occasions.

[21]      La SI a écarté les explications du demandeur et estimé qu’il existait des motifs raisonnables de croire que le demandeur était monté à bord du navire tout en sachant qu’il ferait partie de l’équipage. Le tribunal a fait observer que le demandeur possédait de l’expérience comme mécanicien et que les photographies soumises par le ministre montraient que le demandeur avait passé du temps en Thaïlande avec le capitaine du navire et deux autres membres de l’équipage. La SI a également fait observer que le demandeur était parmi les premières personnes qui étaient montées à bord du navire et qu’il s’était montré délibérément évasif lorsqu’on l’avait interrogé au sujet des fonctions accomplies par les autres membres de l’équipage qui ne se trouvaient pas dans la salle des machines. Tenant compte de tous ces éléments, le tribunal s’est dit convaincu qu’il existait des motifs raisonnables de croire que le demandeur était monté à bord du navire en sachant qu’il serait membre de l’équipage. Le tribunal a déclaré qu’il ne croyait pas les explications contraires données par le demandeur et a fait observer que, même s’il avait tort sur ce point, il n’en demeurait pas moins que le demandeur avait choisi de travailler une fois qu’il s’était trouvé à bord du navire (dossier d’instruction, à la page 11; motifs de la SI, aux paragraphes 34 et 35).

[22]      Tenant compte des éléments énumérés dans la décision Alzehrani, précitée, la SI a affirmé que le ministre avait démontré que : i) les passagers se trouvant à bord du MV Sun Sea n’étaient pas munis des documents requis pour entrer au Canada; ii) les passagers s’en venaient au Canada; iii) le demandeur avait facilité leur arrivée au Canada en travaillant comme assistant à la salle des machines. Pour ce qui est du quatrième élément, le tribunal a admis que la preuve ne permettait pas de savoir avec certitude si le demandeur savait que les passagers n’étaient pas munis des documents requis ou s’il soupçonnait simplement qu’ils ne les avaient pas. Indépendamment de la réponse à cette question, la SI a appliqué le concept de l’ignorance volontaire qui avait également été invoqué dans l’affaire Alzehrani. Le tribunal s’est dit convaincu que le demandeur ne savait pas que les passagers étaient munis des documents requis parce qu’il avait délibérément choisi de ne pas se renseigner à ce sujet.

[23]      Abordant ensuite brièvement la question de l’avantage matériel, la SI a conclu que, si elle avait tort et que l’existence d’un avantage financier ou autre avantage matériel constituait effectivement un élément nécessaire pour pouvoir conclure qu’il y avait eu passage de clandestins, elle ne croyait pas que le demandeur avait retiré un avantage matériel en échange du travail qu’il avait effectué comme membre de l’équipage du MV Sun Sea. Le tribunal a estimé que le ministre n’avait pas démontré que le demandeur avait bénéficié d’un passage gratuit ou qu’il avait été rémunéré pour son travail. Même s’il avait bénéficié de meilleures conditions d’hébergement que les passagers ordinaires, la SI a estimé que cela ne constituait pas un avantage matériel.

[24]      Enfin, avant de conclure, la SI a abordé l’argument du demandeur suivant lequel il n’y avait pas eu passage de clandestins parce que les passagers n’avaient jamais eu l’intention d’entrer au Canada clandestinement, mais qu’ils voulaient plutôt se présenter à un point d’entrée pour y demander l’asile. Le demandeur a fait valoir que la LIPR permet aux demandeurs d’asile qui ne sont pas munis des documents requis d’entrer au Canada, de se présenter à un point d’entrée, de se présenter pour examen et ensuite de demander l’asile. Par conséquent, ils avaient satisfait aux conditions prévues et il n’y avait pas d’« entrée illégale » au sens de l’article 3 du Protocole.

[25]      La SI a rejeté cet argument au motif qu’elle était convaincue que la LIPR n’exigeait pas que le passage de clandestins implique l’existence d’un plan prévoyant le transport de personnes au Canada sans les présenter pour examen à un point d’entrée. La SI a également fait observer que, dans les deux affaires qu’elle avait examinées et dans lesquelles des migrants s’étaient présentés à un point d’entrée, les tribunaux avaient quand même conclu qu’il y avait eu « entrée au Canada » au sens de l’article 117 de la LIPR (R. v. Godoy (1996), 34 Imm. L.R. (2d) 66 (C.J. Ont.) (Godoy), au paragraphe 35; et R. v. Mossavat, 1995 CanLII 223, 30 Imm. L.R. (2d) 201 (C.A. Ont.) (Mossavat), au paragraphe 1).

III.        Thèse des parties

[26]      Le demandeur affirme que l’analyse législative que la SI a effectuée lorsqu’elle a examiné l’alinéa 37(1)b) était incomplète, ajoutant que la SI n’avait pas bien discerné les éléments essentiels requis pour pouvoir conclure à l’existence d’un « passage de clandestins » et qu’elle avait conclu à tort que cet acte équivalait à l’infraction criminelle d’« Organisation d’entrée illégale au Canada » prévue à l’article 117 de la LIPR. Le demandeur affirme par conséquent que le tribunal a défini de façon inexacte l’expression « passage de clandestins » et que cette définition conduirait à des résultats absurdes. Lorsqu’on applique les principes habituels d’interprétation des lois et que l’on tient compte du sens ordinaire des mots en fonction de tout le contexte, des objectifs visés par la LIPR et des obligations contractées par le Canada en droit international, on devrait définir correctement l’expression « passage de clandestins » comme [traduction] « le franchissement secret ou clandestin de frontières par des personnes en contrepartie d’un avantage matériel » (mémoire des arguments supplémentaires du demandeur (MASD), au paragraphe 4). Le demandeur affirme que, comme il n’a pas retiré d’avantage financier ou un avantage matériel et que, comme le MV Sun Sea et les passagers de ce dernier ne sont pas entrés au Canada de façon secrète ou clandestine, la SI a commis une erreur en interdisant le demandeur de territoire.

[27]      Comme on pouvait s’y attendre, le ministre affirme que la SI s’est à bon droit fondée sur l’article 117 de la LIPR. Il conteste la définition de l’expression « passage de clandestins » proposée par le demandeur, faisant valoir qu’une définition aussi étroite aboutirait aussi à des résultats absurdes. Le ministre s’insurge plus particulièrement contre l’idée que, pour pouvoir conclure à l’existence d’un passage de clandestins, il faut que des migrants soient entrés au Canada de façon clandestine. Il maintient que le fait de pénétrer sur le territoire canadien sans être muni des documents requis suffit en soi pour pouvoir invoquer la disposition en question. Il ajoute qu’il n’est pas nécessaire de retirer un avantage matériel pour se livrer au passage de clandestins et que, de toute façon, le demandeur a retiré un avantage matériel en raison des conditions d’hébergement et de la meilleure nourriture dont il a bénéficié en contrepartie de son travail comme membre de l’équipage.

[28]      À titre subsidiaire, le demandeur affirme que la SI a mal appliqué le concept d’ignorance volontaire en présumant qu’il était au courant que les autres passagers n’étaient pas munis des documents nécessaires pour pouvoir être admis au Canada. Il affirme qu’il croyait que lui et les autres passagers pouvaient légalement demander l’asile sans être munis des documents en question et qu’il n’avait donc aucune raison de chercher à savoir si les autres passagers avaient effectivement en mains les documents requis. On ne peut donc pas l’accuser d’avoir ignoré volontairement ce fait. Pour sa part, le ministre conteste cet argument et soutient que, même si la SI a commis une erreur en tirant sa conclusion sur ce point, cette conclusion ne pourrait avoir d’effet déterminant en l’espèce parce que l’alinéa 37(1)b) n’exige pas de mens rea.

[29]      Ainsi que le ministre le souligne, en réalité, le demandeur ne conteste pas la conclusion de la SI suivant laquelle il a aidé les migrants qui se trouvaient à bord du navire à entrer au Canada sans être munis des documents requis ou qu’il n’a pas dit la vérité lorsqu’il a affirmé qu’il était devenu membre de l’équipage [traduction] « par hasard ». Le demandeur affirme plutôt seulement que la SI aurait dû appliquer une définition plus restrictive de l’expression « passage de clandestins » avant de le déclarer interdit de territoire par application de l’alinéa 37(1)b), lequel exige qu’il ait à la fois retiré un avantage financier et un avantage matériel et qu’il existe une composante de clandestinité. On pourrait soutenir qu’une telle interprétation de cette disposition permettrait au demandeur d’échapper à son application. Dans le même ordre d’idées, les critiques que le demandeur formule en ce qui concerne l’application que la SI a faite du concept d’ignorance volontaire constituent également une tentative de sa part de se soustraire à l’article 117.

IV.       Questions en litige

[30]      Le demandeur demande à notre Cour d’examiner les deux questions suivantes :

1. La SI a‑t‑elle commis une erreur dans son interprétation de l’expression « passage de clandestins » que l’on trouve à l’alinéa 37(1)b) de la LIPR?

2. La SI a‑t‑elle commis une erreur dans son interprétation ou son application du concept d’ignorance volontaire?

Le demandeur affirme que si la SI a commis une erreur sur un point ou sur l’autre, il s’ensuit nécessairement que sa conclusion suivant laquelle le demandeur s’est livré au passage de clandestins est également déraisonnable.

V.        Norme de contrôle

[31]      Le demandeur affirme que l’interprétation d’une loi ⎯ l’interprétation de l’expression « passage de clandestins » ⎯ et l’application d’un critère juridique ⎯celui de l’ignorance volontaire ⎯ sont toutes les deux des questions de droit auxquelles s’applique la norme de contrôle de la décision correcte (Sittampalam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 326, [2007] 3 R.C.F. 198 (Sittampalam), aux paragraphes 15 et 31; Ezemba c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1023, au paragraphe 14). Par conséquent, la Cour n’a pas à faire preuve de retenue en ce qui a trait aux conclusions tirées par la SI sur ces questions. Le ministre n’est pas de cet avis. Il affirme que, comme les questions en litige en l’espèce concernent les conclusions de fait tirées par le tribunal administratif ainsi que l’appréciation de la preuve à laquelle il a procédé, notre Cour devrait faire preuve de déférence et que la norme de contrôle applicable serait par conséquent celle de la décision raisonnable.

[32]      Je suis d’accord pour dire que la question que le demandeur soulève en ce qui concerne l’interprétation que la SI a faite du concept d’ignorance volontaire et la question de savoir si elle a abordé correctement les éléments du critère juridique sont des questions de droit qui doivent être tranchées en fonction de la norme de la décision correcte (Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339 (Khosa), au paragraphe 44; Mugesera, précité, au paragraphe 37; Belalcazar c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2011 CF 1013, au paragraphe 14). Toutefois l’application que la SI a faite du concept de l’ignorance volontaire aux faits de l’espèce demeure assujettie à la norme de contrôle de la décision raisonnable (Onyenwe c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 604, aux paragraphes 9 et 10).

[33]      En ce qui concerne l’interprétation que la SI a faite de la LIPR, la Cour suprême a constamment rappelé qu’il était nécessaire de faire preuve de déférence lorsqu’un tribunal administratif interprète sa propre loi constitutive (Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654 (Alberta Teachers’), au paragraphe 30; Smith c. Alliance Pipeline Ltd., 2011 CSC 7, [2011] 1 R.C.S. 160 (Alliance Pipeline), aux paragraphes 37 à 39; Khosa, précité, au paragraphe 44; Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 (Dunsmuir), au paragraphe 54). Par conséquent, notre Cour appliquera la norme de contrôle de la décision raisonnable à l’interprétation que la SI a faite de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR en s’assurant que le processus décisionnel qui a été suivi était justifié, transparent et intelligible, et que l’interprétation retenue par la SI appartenait aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, précité, au paragraphe 47).

VI.       Analyse

A.  La SI a‑t‑elle commis une erreur dans son interprétation de l’expression « passage de clandestins » que l’on trouve à l’alinéa 37(1)b) de la LIPR?

[34]      Il n’existe aucune définition de l’expression « passage de clandestins » que l’on trouve à l’alinéa 37(1)b). En se fondant presque exclusivement sur l’article 117, le demandeur affirme que la SI n’a pas procédé à une analyse approfondie lorsqu’elle a interprété la loi et qu’elle a ignoré plusieurs aspects importants, notamment le sens, l’objet et le contexte. Le demandeur se fonde sur l’arrêt Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559 (Bell), dans lequel la Cour suprême a rappelé que la méthode moderne d’interprétation législative proposée par Driedger avait été à maintes reprises privilégiée, et ce dans divers contextes. La méthode proposée par Driedger prévoit notamment qu’« il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » (Elmer A. Driedger, Construction of Statutes, 2e éd. (Toronto : Butterworths, 1983), à la page 87, cité dans l’arrêt Bell, précité, au paragraphe 26).

[35]      Le demandeur affirme que, lorsqu’on applique ces principes, on devrait définir correctement l’expression « passage de clandestins » comme suit : [traduction] « franchissement secret ou clandestin de frontières par des personnes en contrepartie d’un avantage matériel » (MASD, au paragraphe 4). Bien entendu, le demandeur invoque cette définition pour se soustraire aux conséquences de l’alinéa 37(1)b). Comme nous l’avons déjà mentionné, si l’expression « passage de clandestins » exige une composante de secret ou de clandestinité, le demandeur ne serait pas visé, parce que la SI a estimé que le demandeur et les autres personnes se trouvant à bord du MV Sun Sea avaient prévu se présenter directement à un point d’entrée pour demander l’asile (dossier d’instruction, à la page 12; motifs de la SI, au paragraphe 41). De même, si la définition en question exige que l’intéressé ait tiré un avantage financier ou un autre avantage matériel, le demandeur ne serait pas visé parce que la SI a conclu qu’il avait payé pour pouvoir voyager à bord du navire et qu’il n’avait retiré aucun avantage matériel en contrepartie de son travail comme membre de l’équipage (dossier d’instruction, aux pages 14 et 15; motifs de la SI, au paragraphe 50).

[36]      Toutefois — et au risque de me répéter —, je tiens à souligner que, pour appliquer la norme de contrôle de la décision raisonnable, notre Cour n’est pas tenue d’apprécier la définition proposée par le demandeur, mais uniquement de déterminer si l’interprétation retenue par la SI appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, précité, aux paragraphes 47 et 54).

[37]      Par souci de clarté et pour faciliter la comparaison, je reproduis ici l’alinéa 37(1)b) ainsi que les définitions du paragraphe 117(1) de la LIPR et de l’article 3 du Protocole qui sont susceptibles de s’appliquer :

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27

   37. (1) Emportent interdiction de territoire pour criminalité organisée les faits suivants :

[…]

b) se livrer, dans le cadre de la criminalité transnationale, à des activités telles le passage de clandestins, le trafic de personnes ou le recyclage des produits de la criminalité.

[…]

Activités de criminalité organisée

Organisation d’entrée illégale au Canada

117. (1) Commet une infraction quiconque sciemment organise l’entrée au Canada d’une ou plusieurs personnes non munies des documents — passeport, visa ou autre — requis par la présente loi ou incite, aide ou encourage une telle personne à entrer au Canada.

Entrée illegal

Protocole contre le trafic illicite de migrants par terre, air et mer, additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée

Article 3. Terminologie

a) L’expression « trafic illicite de migrants » désigne le fait d’assurer, afin d’en tirer, directement ou indirectement, un avantage financier ou un autre avantage matériel, l’entrée illégale dans un État Partie d’une personne qui n’est ni un ressortissant ni un résident permanent de cet État;

b) L’expression « entrée illégale » désigne le franchissement de frontières alors que les conditions nécessaires à l’entrée légale dans l’État d’accueil ne sont pas satisfaites. [Non souligné dans l'original.]

Au fins du présent Protocole:

[38]      Je commence par quelques observations préliminaires. Je tiens tout d’abord à faire observer que, pour appliquer la méthode moderne d’interprétation proposée par Driedger de manière à interpréter l’alinéa 37(1)b) dans son contexte global, comme le demandeur le suggère, il faut d’abord analyser la LIPR dans son ensemble pour avoir une idée de son économie générale [traduction] « et pour repérer d’autres dispositions qui peuvent se rapporter étroitement à la disposition à interpréter. En interprétant conjointement les dispositions connexes, le tribunal en apprend un peu plus sur la volonté du législateur » (non souligné dans l'original) (Ruth Sullivan, Statutory Interpretation, 2e éd. (Toronto : Irwin Law, 2007) (Statutory Interpretation), à la page 132). D’ailleurs, en examinant la LIPR dans son ensemble, la SI a constaté qu’il existait des rapports étroits entre les paragraphes 37(1) et 117(1), et elle a conclu que l’article 117, que l’on trouve sous la rubrique « organisation d’entrée illégale au Canada » avait pour effet d’ériger en infraction l’acte qui emporte interdiction de territoire pour toute personne se livrant au « passage de clandestins » au sens de l’alinéa 37(1)b).

[39]      Deuxièmement, compte tenu de l’importance particulière que le législateur a accordée à l’expression « organisation d’entrée illégale » (« human smuggling » dans la version anglaise) en la plaçant dans l’intitulé qui coiffe l’article 117, je rappelle qu’il est bien établi que les intitulés et les rubriques peuvent être considérés comme faisant partie intégrante du contexte et qu’ils peuvent « servir intrinsèquement » à interpréter la loi ou en analyser l’économie (R. c. Lohnes, [1992] 1 R.C.S. 167, à la page 179; Charlebois c. Saint John (Ville), 2005 CSC 74, [2005] 3 R.C.S. 563; Statutory Interpretation, précité, aux pages 142 à 144). J’estime donc qu’il est raisonnable d’utiliser le titre qui coiffe l’article 117 pour confirmer l’existence d’un lien entre cet article et le paragraphe 37(1).

[40]      Troisièmement, je suis conscient du fait qu’il existe une différence entre les expressions « people smuggling» et « human smuggling » que l’on trouve respectivement dans la version anglaise de l’alinéa 37(1)b) et dans le titre qui coiffe l’article 117. Toutefois, lorsqu’on tient compte de la méthode d’analyse textuelle suivant laquelle les mots différents que l’on trouve dans la même loi doivent se voir attribuer un sens différent, comme le juge Dickson [tel était alors son titre] l’a bien illustré dans l’arrêt R. c. Frank, [1978] 1 R.C.S. 95, je ne vois aucune raison sérieuse ou valable d’établir, dans le cas qui nous occupe, une distinction entre les expressions « people smuggling » et « human smuggling » que l’on trouve dans la version anglaise de la loi. Les deux dispositions en question visent de toute évidence la même activité criminelle : le passage de clandestins.

[41]      Pour le cas où cet emploi de termes différents poserait encore problème, je tiens à souligner que la définition sur laquelle le demandeur se fonde et que l’on trouve à l’article 3 du Protocole parle de « trafic illicite de migrants » et non de « passage de clandestins » (« smuggling of migrants », plutôt que « people smuggling »). La Cour estime toutefois que ces expressions visent de toute évidence le même acte, de sorte que la seule question qu’il nous reste à trancher est celle de savoir si l’expression « people smuggling » (« passage de clandestins ») devait être interprétée isolément ou s’il était raisonnable de la part de la SI de se fonder également sur l’article 117 sans toutefois adopter tous les éléments énumérés à l’article 3 du Protocole.

[42]      Pour ce qui est donc de l’interprétation des paragraphes 37(1) et 117(1) de la LIPR, je garde à l’esprit les propos tenus par la Juge en chef de la Cour suprême et par son collègue, le juge Major, dans l’arrêt Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601 (Trustco Canada), au paragraphe 10 :

   Il est depuis longtemps établi en matière d’interprétation des lois qu’« il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » : voir 65302 British Columbia Ltd. c. Canada, [1999] 3 R.C.S. 804, par. 50. L’interprétation d’une disposition législative doit être fondée sur une analyse textuelle, contextuelle et téléologique destinée à dégager un sens qui s’harmonise avec la Loi dans son ensemble. Lorsque le libellé d’une disposition est précis et non équivoque, le sens ordinaire des mots joue un rôle primordial dans le processus d’interprétation. Par contre, lorsque les mots utilisés peuvent avoir plus d’un sens raisonnable, leur sens ordinaire joue un rôle moins important. L’incidence relative du sens ordinaire, du contexte et de l’objet sur le processus d’interprétation peut varier, mais les tribunaux doivent, dans tous les cas, chercher à interpréter les dispositions d’une loi comme formant un tout harmonieux. [Non souligné dans l’original.]

[43]      Il fait peu de doute que nous nous trouvons dans la situation qui vient d’être évoquée, en ce sens que « les mots utilisés peuvent avoir plus d’un sens raisonnable ». Ainsi que le démontrent les arguments formulés par les deux parties et les diverses dispositions législatives sur lesquelles elles se fondent, bien que l’expression « passage de clandestins » puisse supposer l’existence d’un avantage financier ou d’un autre avantage matériel (comme le prévoit l’article 3 du Protocole), cet aspect n’est pas strictement nécessaire (voir l’article 117 de la LIPR). En pareil cas, la Cour suprême nous rappelle que le sens ordinaire du mot en cause joue un rôle moins important et qu’il nous faut plutôt tenter de procéder à une analyse textuelle, contextuelle et téléologique pour trouver un sens qui s’harmonise avec la LIPR dans son ensemble. La Cour suprême insiste beaucoup sur ce dernier point en répétant que, dans tous les cas, les tribunaux judiciaires devraient, indépendamment de la question de savoir quelle analyse s’avère la plus utile, tenter d’interpréter les dispositions de la LIPR comme un tout harmonieux.

[44]      Ces réflexions nous amènent à aborder un deuxième aspect important. Si les dispositions de la LIPR doivent être interprétées de cette façon, comment alors peut‑on retenir une interprétation de la LIPR qui confère un sens différent aux deux dispositions en question de cette loi alors que ces mêmes dispositions emploient des mots qui offrent une ressemblance aussi frappante et semblent viser le même acte? On serait bien embarrassé d’expliquer pourquoi un individu reconnu coupable d’« organisation d’entrée illégale au Canada » au sens de l’article 117 pourrait malgré tout être admis au Canada en dépit de l’alinéa 37(1)b). D’ailleurs, lorsqu’on considère que l’infraction prévue à l’article 117 se trouve sous la rubrique « Organisation d’entrée illégale au Canada » et que cette infraction rend son auteur passible d’une amende maximale d’un million de dollars et de l’emprisonnement à perpétuité (dans le cas où l’infraction vise un groupe de 10 personnes et plus) ou de l’une de ces peines, comment l’individu reconnu coupable d’une telle infraction peut‑il ne pas être déclaré s’être livré au « passage de clandestins » au sens de l’alinéa 37(1)b)? Il me semble tout à fait improbable qu’une interprétation différente donnée aux expressions anglaises « people smuggling » et « human smuggling » puisse justifier une telle contradiction. Ainsi, par souci de cohérence et d’uniformité, à moins que le contraire ne ressorte à l’évidence du contexte, il s’agit là d’une autre indication qu’on doit interpréter l’alinéa 37(1)b) conformément à l’article 117 de manière à en dégager « un sens qui s’harmonise avec la Loi dans son ensemble » (Trustco Canada, précité, au paragraphe 10).

[45]      Une analyse téléologique des dispositions qui fait intervenir l’article 3 de la LIPR vient étayer encore plus cette conclusion. L’article 3 fournit des lignes directrices utiles quant aux objectifs et à l’application qu’il convient de donner à la LIPR. Bien qu’il n’impose pas de directives, l’article 3 donne aux décideurs et à notre Cour plus de précisions quant à la façon d’interpréter la loi. Son importance devient également évidente lorsqu’on examine la jurisprudence de notre cour et de la Cour d’appel :

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27

OBJET DE LA LOI

3. (1) En matière d’immigration, la présente loi a pour objet :

[…]

i) de promouvoir, à l’échelle internationale, la justice et la sécurité par le respect des droits de la personne et l’interdiction de territoire aux personnes qui sont des criminels ou constituent un danger pour la sécurité;

[…]

Objet en matière d’immigra-tion

(2) S’agissant des réfugiés, la présente loi a pour objet :

[…]

h) de promouvoir, à l’échelle internationale, la sécurité et la justice par l’interdiction du territoire aux personnes et demandeurs d’asile qui sont de grands criminels ou constituent un danger pour la sécurité.

Objet relatif aux réfugiés

(3) L’interprétation et la mise en œuvre de la présente loi doivent avoir pour effet :

a) de promouvoir les intérêts du Canada sur les plans intérieur et international;

[…]

f) de se conformer aux instruments internationaux portant sur les droits de l’homme dont le Canada est signataire.

Interpréta-tion et mise en œuvre

La LIPR cherche donc à promouvoir, à l’échelle internationale, la justice et la sécurité par le respect des droits de la personne et l’interdiction de territoire aux personnes qui sont des criminels. De plus, il est évident que l’interprétation et la mise en œuvre de la Loi doivent avoir pour effet de promouvoir les intérêts du Canada sur les plans intérieur et international et de se conformer aux instruments internationaux portant sur les droits de l’homme dont le Canada est signataire. Cette conclusion est corroborée par l’article 12 de la Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I‑21, qui dispose que tout texte « s’interprète de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de son objet ».

[46]      En ce qui concerne la nécessité de se conformer aux instruments internationaux, il est important de souligner que l’alinéa 3(3)f) n’exige pas que la définition que l’on trouve dans l’instrument international (dans le cas qui nous occupe, le Protocole) soit incorporée intégralement à la LIPR. Par exemple, je relève que, dans l’arrêt Sittampalam, précité, au paragraphe 40, le juge Linden, de la Cour d’appel fédérale, a tenu les propos suivants alors qu’il était appelé à examiner des instruments internationaux :

   En ce qui concerne l’argument de l’appelant selon lequel il faut se servir de la jurisprudence en matière pénale et des instruments internationaux pour savoir ce qu’est une « organisation » criminelle, je n’y souscris pas. Ces documents peuvent servir d’outils d’interprétation, mais ils ne sont pas directement applicables en matière d’immigration. Le législateur a délibérément choisi de ne pas adopter la définition d’« organisation criminelle » qui figure au paragraphe 467.1(1) […] du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46. Il n’a pas non plus adopté la définition de « groupe criminel organisé » de la [Convention]. Le libellé de l’alinéa 37(1)a) est différent parce que son objet est différent. [Non souligné dans l’original.]

[47]      Dans le cas qui nous occupe, la SI a conclu que l’article 37 reconnaît seulement le caractère criminel du passage de clandestins, tandis que l’article 117 est celui qui met effectivement en œuvre le Protocole en érigeant cet acte en infraction. Reste à savoir si cette interprétation est conforme aux objectifs de la LIPR. En d’autres termes, l’article 117 et la définition qu’on y trouve satisfont‑ils aux obligations du Canada sur le plan intérieur et international en se conformant à la Convention et au Protocole, qui sont les instruments internationaux dont le Canada est signataire?

[48]      Après avoir examiné les dispositions pertinentes, je conclus que l’interprétation de la SI est correcte et que l’article 117 est effectivement la disposition qui, sur le plan intérieur canadien, érige en infraction le passage de clandestins au Canada. Bien que son champ d’application soit plus étendu que celui de la définition énoncée au Protocole et bien qu’il n’ait pas la portée plus restreinte préconisée par le demandeur, l’article 117 n’en demeure pas moins la réponse du législateur aux obligations que le Canada a contractées en adhérant au Protocole étant donné qu’il condamne dans les termes les plus nets le passage de clandestins — quoique de façon plus large — et qu’il demeure une réponse légitime à des préoccupations valides en matière de respect des droits de la personne. Qui plus est, dans le cas peu probable où la définition plus large que l’on trouve à l’article 117 entrerait d’une façon ou d’une autre en conflit avec la Convention ou le Protocole, il vaut la peine de se rappeler qu’un texte de loi valablement édicté a toujours préséance sur le droit international (Statutory Interpretation, précité, à la page 33).

[49]      La SI était consciente du fait que l’alinéa 3(3)f) prévoit que l’interprétation et la mise en œuvre de la LIPR doivent avoir pour effet de se conformer aux instruments internationaux portant sur les droits de l’homme dont le Canada est signataire. Le tribunal a reconnu que la définition que l’on trouve à l’article 117 était différente de celle que l’on trouve au Protocole. Elle a toutefois conclu à juste titre que le fait que la définition prévue à l’article 117 est plus large que celle que l’on trouve au Protocole ne l’empêchait pas pour autant d’être conforme à ce dernier. Rien dans le Protocole ou dans la Convention n’empêche explicitement d’incriminer ceux qui se livrent au passage de clandestins sans en tirer un avantage financier ou autre avantage matériel. De même, rien dans ces instruments n’empêche un État partie d’interdire de territoire ceux qui se livrent à de tels actes.

[50]      Le demandeur a renvoyé notre Cour aux articles 2 et 5 du Protocole. Toutefois, ces articles précisent seulement que le Protocole a pour objet de protéger les droits des migrants faisant l’objet d’un trafic illicite et précisent que ceux‑ci ne doivent pas faire l’objet de poursuites au criminel sous le régime du Protocole du fait qu’ils ont fait l’objet d’un trafic illicite. De même, l’article 31 de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6, que le demandeur cite également, dispose :

Article 31

Réfugiés en Situation Irrégulière dans le Pays d’Accueil

1.  Les États contractants n’appliqueront pas de sanctions pénales, du fait de leur entrée ou de leur séjour irréguliers, aux réfugiés qui, arrivant directement du territoire où leur vie ou leur liberté était menacée au sens prévu par l’article premier, entrent ou se trouvent sur leur territoire sans autorisation, sous la réserve qu’ils se présentent sans délai aux autorités et leur exposent des raisons reconnues valables de leur entrée ou présence irrégulières. [Non souligné dans l’original.]

Qu’il me suffise de souligner ici que l’interdiction de territoire prononcée en application de l’alinéa 37(1)b) n’est pas le résultat de l’entrée illégale du demandeur au Canada, mais bien du rôle qu’il a joué pour faciliter l’entrée au Canada d’autres réfugiés. Ainsi, l’interprétation que la SI a faite des articles 37 et 117 respecte les obligations auxquelles le Canada était assujetti aux termes des instruments internationaux en question.

[51]      Poursuivant avec l’analyse téléologique, je passe à un autre point très important sur lequel le ministre a beaucoup insisté, en l’occurrence, la conclusion de la Cour d’appel fédérale suivant laquelle l’article 37 de la LIPR doit recevoir une interprétation « libérale, sans restriction aucune » (Sittampalam, précité, au paragraphe 36). Bien que je constate que la Cour d’appel [fédérale] était, dans cette affaire, appelée à interpréter spécifiquement le terme « organisation » à l’alinéa 37(1)a) et non l’ensemble de cet article, il est également évident que la Cour a axé en grande partie son analyse sur l’objectif de la LIPR d’accorder la priorité à la sécurité des Canadiens. En ce qui concerne l’immigration, la Cour d’appel s’est fondée sur une disposition que l’on trouve maintenant à l’alinéa 3(1)i), lequel, rappelons‑le, vise à « promouvoir, à l’échelle internationale, la justice et la sécurité par le respect des droits de la personne et l’interdiction de territoire aux personnes qui sont des criminels ou constituent un danger pour la sécurité ». Je constate que l’on retrouve le même objectif dans le cas des réfugiés à l’alinéa 3(2)h), qui vise à « promouvoir, à l’échelle internationale, la sécurité et la justice par l’interdiction de territoire aux personnes et demandeurs d’asile qui sont de grands criminels ou constituent un danger pour la sécurité » (non souligné dans l’original).

[52]      C’est effectivement ce même objectif consistant à promouvoir, à l’échelle internationale, la sécurité et la justice qui constituait le fondement de plusieurs affaires dans lesquelles les tribunaux ont, sous le régime de l’ancienne loi, retenu une interprétation plus large des dispositions correspondant aux articles 33 à 37 [article 36 (mod. par L.C. 2008, ch. 3, art. 3)] de la LIPR (Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration); Esteban c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 51, [2005] 2 R.C.S. 539 (Medovarski); Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 R.C.S. 350; Sittampalam, précité, au paragraphe 21; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Singh, 1998 CanLII 8281 (C.F. 1re inst.)).

[53]      Comme la Cour suprême l’a mentionné dans l’arrêt Medovarski, précité, au paragraphe 10, l’objectif de la LIPR énoncé à l’article 3 est de donner priorité à la sécurité. Tenant compte de cet objectif, nos tribunaux ont, pour appliquer certaines des dispositions de la section 4 de la LIPR concernant l’interdiction de territoire, donné une interprétation large et sans restriction à des expressions comme « danger pour la sécurité du Canada » et « membre d’une organisation » que l’on trouve à l’article 34 (voir, par exemple, Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 R.C.S. 3, au paragraphe 90; Poshteh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 85, [2005] 3 R.C.F. 487, au paragraphe 29; Harkat (Re), 2010 CF 1241, [2012] 3 R.C.F. 251, aux paragraphes 85 à 88; Charkaoui (Re), 2005 CF 248, [2005] 3 R.C.F. 389, aux paragraphes 35 et 36).

[54]      Je tiens à ajouter que, dans l’arrêt Poshteh, précité, au paragraphe 29, la Cour d’appel fédérale a jugé que l’existence d’une dispense ministérielle justifiait de continuer à interpréter de manière libérale le mot « membre ». Je constate qu’on retrouve à l’article 37 la même dispense ministérielle prévue à l’article 34 à laquelle la Cour d’appel a fait allusion et qui justifie une interprétation libérale de cet article. Cette disposition d’exception permet donc au ministre de déclarer qu’une personne frappée d’interdiction de territoire peut demeurer au Canada si sa présence n’est nullement préjudiciable à l’intérêt national (paragraphe 34(2) et alinéa 37(2)a) de la LIPR). Le ministre peut exercer ce pouvoir discrétionnaire dans des situations où la personne qui a été déclarée interdite de territoire au motif qu’elle s’est livrée au « passage de clandestins » peut démontrer au ministre que sa situation personnelle justifie pareille exception. Par conséquent, même si l’on donne une portée plus large à la définition de l’expression « passage de clandestins », le demandeur dispose quand même d’un autre recours.

[55]      De toute évidence, compte tenu de l’existence de la dispense ministérielle en question, de la jurisprudence précitée et, plus particulièrement, de l’interprétation « libérale, sans restriction aucune » que la Cour d’appel fédérale a appliquée dans l’arrêt Sittampalam, l’interprétation retenue par la SI semble bien fondée. Ce qui nous amène à nous demander pourquoi l’expression « passage de clandestins » devrait se voir accorder une interprétation plus restrictive que celle que la SI a adoptée en se fondant sur les paragraphes 37(1) et 117(1) de la LIPR. Le demandeur affirme que les principes fondamentaux d’interprétation exigent une telle interprétation, mais comme nous l’avons vu jusqu’à maintenant, ces principes semblent appuyer la conclusion à laquelle la SI en est venue.

[56]      Le demandeur affirme que les articles 37 et 117 ne sont pas comparables, et ce, pour les raisons suivantes :

1) les deux articles jouent un rôle différent au sein de la LIPR : l’un vise l’exécution de la loi tandis que l’autre porte sur l’interdiction de territoire;

2) l’article 37 aboutit à la prise d’une mesure d’expulsion, tandis que l’article 117 conduit à une déclaration de culpabilité; chacun de ces articles suit donc une démarche différente et se solde par des conséquences différentes;

3) bien que, dans sa version anglaise, l’article 117 soit intitulé « Human Smuggling and Trafficking », la version française porte : « Organisation d’entrée illégale au Canada » et ne mentionne donc pas le passage de clandestins. Le demandeur soutient qu’il n’y a donc aucun lien entre ce titre et l’expression « passage de clandestins » à l’article 37.

[57]      J’ai déjà formulé quelques observations au sujet des objectifs différents visés par les articles 37 (interdiction de territoire) et 117 (exécution). Le fait qu’il existe des objectifs différents n’empêche pas d’utiliser la définition prévue par un article pour l’application d’un autre article. Comme nous l’avons vu, cette différence ne constitue pas à mon avis un obstacle à l’interprétation harmonieuse de la loi, bien au contraire.

[58]      Quant à la perception différente que le demandeur affirme avoir à la lecture de la version française et de la version anglaise, j’estime que cette différence n’est pas évidente. Il est vrai que le législateur recourt à des intitulés différents pour expliquer les articles en question, mais cela ne change rien au fait que le passage de clandestins est le crime visé par les deux dispositions en question. Il ressort à l’évidence tant de la version française que de la version anglaise de l’alinéa 37(1)b) et de l’article 117 que l’objectif visé par la LIPR, tant à des fins d’interdiction de territoire qu’à des fins d’exécution, est de condamner le passage de clandestins au Canada (« people/human smuggling »). Il ressort également à l’évidence du paragraphe 118(1) que l’objectif visé pour ce qui est de l’exécution de la loi est expressément le trafic de personnes (« trafficking in persons »). Après avoir examiné le contexte de ces deux articles, force m’est de conclure qu’indépendamment des termes différents employés, les deux dispositions ont le même objet : condamner le passage de clandestins au Canada (« trafficking/smuggling of people/humans ») tant aux fins d’interdiction de territoire qu’aux fins d’exécution de la loi.

[59]      Nous avons vu, en examinant l’arrêt Trustco Canada, précité, au paragraphe 10, que l’alinéa 37(1)b) doit être interprété conformément aux mots employés, en tenant compte du contexte dans lequel cet alinéa a été adopté et des objectifs visés. Mais surtout, l’interprétation de la disposition en question doit s’harmoniser avec la LIPR dans son ensemble. Dans le cas qui nous occupe, le fait de s’assurer que les expressions anglaises « people smuggling » et « human smuggling » soient définies de la même façon respecte cette obligation, et j’estime qu’il est entièrement approprié et justifié de définir l’expression anglaise « people smuggling » (« passage de clandestins ») à l’alinéa 37(1)b) en se fondant sur l’article 117 de la même loi, dès lors que ces deux dispositions emploient des termes comparables, visent des actes comparables et sont circonscrites par les mêmes objectifs.

[60]      La SI a souligné à juste titre que l’obligation à laquelle le Canada est assujetti aux termes de la Convention et de son Protocole est d’ériger en infraction le passage de clandestins et que c’était l’article 117 qui remplissait cette obligation et non l’article 37. Ce dernier article précise que le fait de se livrer au passage de clandestins emporte interdiction de territoire. Il s’ensuit donc raisonnablement que, pour pouvoir conclure qu’un individu s’est livré au « passage de clandestins » (« people smuggling » dans la version anglaise), il faut qu’il existe des motifs raisonnables de croire qu’il a organisé l’entrée illégale de personnes au Canada (« human smuggling » dans la version anglaise) au sens de l’article 117. Compte tenu du libellé de l’alinéa 37(1)b), il était donc raisonnable pour la SI de conclure qu’il était nécessaire que le demandeur soit un résident permanent ou un étranger et que le crime soit transnational. Il était également raisonnable que les critères de la décision Alzehrani, précitée, considérés comme étant les éléments constitutifs nécessaires de l’infraction prévue à l’article 117 dans le contexte de l’« organisation d’entrée illégale au Canada » (« human smuggling » dans la version anglaise), soient les mêmes que ceux qui sont exigés dans le cas du « passage de clandestins » (« people smuggling » dans la version anglaise) à l’article 37.

[61]      Il était par ailleurs également raisonnable de la part de la SI de n’ajouter aucun autre critère à ceux que l’on trouve déjà aux paragraphes 37(1) et 117(1). Bien que le demandeur ait cherché à ajouter un élément de secret ou de clandestinité, le tribunal a souligné à juste titre que, lorsqu’un migrant clandestin se présentait à un point d’entrée pour demander l’asile, la personne qui l’avait aidé à entrer au Canada pouvait quand même être reconnue coupable de l’infraction prévue à l’article 117 (Godoy, précité, au paragraphe 35, et Mossavat, précité aux paragraphes 1 et 2). Le ministre a également signalé à juste titre devant notre Cour que l’on ne pouvait conclure à l’existence d’un tel critère à la lecture de l’alinéa 37(1)b), de l’article 117 ou même du Protocole et ce, peu importe que l’on considère la version anglaise ou la version française. Le ministre a également renvoyé notre Cour à l’article 159 de la Loi sur les douanes, L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 1, qui définit comme suit la contrebande (« smuggling » dans la version anglaise) : « constitue une infraction le fait d’introduire ou de tenter d’introduire en fraude au Canada, par contrebande ou non clandestinement, des marchandises passibles de droits ou dont l’importation est prohibée, contrôlée ou réglementée en vertu de la présente loi ou de toute autre loi fédérale » (non souligné dans l’original). Je suis d’accord avec le ministre pour dire que les paragraphes 37(1) et 117(1) n’exigent aucun élément de « secret ou de clandestinité », mais qu’ils ne visent que l’« organisation d’entrée illégale au Canada », et ce, que la personne qui entre au Canada se présente ou non à un point d’entrée, dès lors que cette personne n’est pas munie « des documents — passeport, visa ou autre — requis par la présente loi » (paragraphe 117(1) de la LIPR) [non souligné dans l’original]. La preuve soumise à la SI démontrait que la majorité des passagers se trouvant à bord du MV Sun Sea n’étaient effectivement pas munis des passeports et des visas requis par la LIPR.

[62]      Quant à l’argument qui exige l’existence d’un “ avantage financier ou autre avantage matériel », l’article 121 précise dans les termes les plus nets que le fait de tirer un profit de la perpétration de l’infraction prévue à l’article 117 n’est pas nécessaire et que l’on ne tient compte du profit que pour déterminer la peine infligée pour s’être livrée à cette activité. La SI a par conséquent refusé d’introduire dans la disposition une condition exigeant l’existence d’un « avantage financier ou autre avantage matériel ». Toutefois, advenant que la présente conclusion se révèle incorrecte, il convient de mentionner que, par « avantage matériel », il faut entendre tout ce qui apporte à quelqu’un un avantage concret par rapport à d’autres. Par exemple, la Cour d’appel fédérale a estimé que le fait pour des enfants de pouvoir recevoir une éducation spéciale sans avoir à payer constituait un avantage matériel pour eux (Woolner c. Canada (Procureur général), 1999 CanLII 8939 (C.A.F.), au paragraphe 13). Plus récemment, dans l'arrêt R. v. Pereira, 2008 BCSC 184, au paragraphe 162, la Cour supérieure de la Colombie‑Britannique, qui était appelée à interpréter la définition de l’expression « groupe criminel organisé » énoncée à l’alinéa 2a) de la Convention, qui prévoit explicitement l’existence d’un « avantage financier ou autre avantage matériel », a défini comme suit cette expression [traduction] : “ Le New Oxford Dictionary définit comme suit le terme “benefit” [traduction] : “avantage ou profit tiré de quelque chose” et le mot “material” (matériel) [traduction] : “important, substantiel, concret”. L’avantage doit être matériel en ce sens qu’il doit être “important” ou “substantiel” et peut notamment prendre la forme d’un avantage financier » (non souligné dans l’original).

[63]      En examinant la question de l’avantage financier ou autre avantage matériel, la SI a fait observer que le ministre n’avait pas démontré que le demandeur avait bénéficié d’un passage gratuit en échange du travail qu’il avait effectué au cours de la traversée ou encore qu’il avait été rémunéré pour son travail. Quant à tout avantage matériel possible, tout en reconnaissant que le demandeur avait eu droit à de meilleures conditions d’hébergement que les passagers ordinaires, la SI a estimé que cela ne constituait pas un avantage matériel. Le tribunal n’a pas abordé les éléments de preuve concernant le fait que le demandeur avait eu droit à une meilleure nourriture à bord du navire.

[64]      Comme il est souligné aux paragraphes 7 et 8 des présents motifs, le tribunal disposait d’éléments de preuve suivant lesquels, en raison du travail qu’il effectuait comme membre de l’équipage à la salle des machines, le demandeur avait bénéficié de meilleures conditions de logement et qu’il avait été mieux nourri que les centaines d’autres passagers à bord (voir dossier d’instruction, aux pages 192, 196, 221 et 237). Je conclus que ces avantages concrets constituaient effectivement des avantages importants que le demandeur retirait de son travail en tant que membre de l’équipage et qu’ils constituaient donc des avantages matériels. Si des doutes persistent en ce qui a trait à cette conclusion, qu’il me suffise de rappeler les conditions sensiblement différentes de celles de l’équipage avec lesquelles les passagers ont dû composer, ainsi qu’il est expliqué dans le rapport de l’ASFC (dossier d’instruction, à la page 253; Canada, ASFC, « Sun Sea Human Smuggling Operation » (27 janvier 2011), à la page 12) :

[traduction] 

Bon nombre des migrants ont témoigné des mauvaises conditions de vie — certains ont employé des mots comme « terribles » ou « horribles » à bord du Sun Sea. Suivant certains des migrants, les enfants se trouvant à bord ont souffert encore plus que les adultes. Les migrants s’entendent en général pour dire que les passagers étaient très en colère au sujet des conditions de vie à bord, ajoutant qu’elles étaient pires que ce que leur avaient promis les agents […] Parmi les plaintes formulées au sujet du Sun Sea, mentionnons les suivantes :

- manque de nourriture

- pénurie d’eau (limite d’un demi‑litre par jour par personne)

- abus de pouvoir de la part des membres de l’équipage en ce qui concerne le rationnement en aliments et en eau (on a puni certains passagers en leur refusant de la nourriture et/ou de l’eau, en permettant à certaines personnes d’avoir plus d’eau que d’autres, en refusant de l’eau à des personnes qui en réclamaient davantage parce qu’elles étaient incapables d’uriner)

- les passagers étaient obligés de prendre leur bain dans de l’eau salée

- les installations sanitaires étaient inadéquates

- l’espace était exigu

- on entassait cinq personnes ou plus dans une petite cabine aménagée pour une seule personne

- difficulté à trouver un endroit où dormir confortablement

- certaines personnes devaient dormir sur les ponts

- certaines personnes sont tombées malades

- une personne est décédée au cours du voyage

- plusieurs des personnes se trouvant à bord ont dû être hospitalisées à leur arrivée au Canada. [Non souligné dans l’original.]

Il existait des motifs raisonnables de croire qu’en raison de son travail comme membre de l’équipage, le demandeur n’a pas eu à vivre la situation ci‑dessus décrite. Par conséquent, j’estime que la conclusion tirée par la SI suivant laquelle le demandeur n’a pas retiré d’avantage matériel est déraisonnable compte tenu des faits relatés au dossier.

B.    La SI a‑t‑elle commis une erreur dans son interprétation ou son application du concept d’ignorance volontaire?

[65]      Se fondant sur la décision Alzehrani, précitée, la SI a précisé que, pour qu’on puisse conclure que le demandeur s’est livré au passage de clandestins, il faut qu’il ait été au courant que les migrants clandestins n’étaient pas munis des documents requis. Pour examiner cette question, la SI a entrepris l’analyse suivante que je reproduis intégralement pour plus de certitude (dossier d’instruction, à la page 14; motifs de la SI, aux paragraphes 48 et 49) :

La preuve n’établit pas clairement si M. Sinnappallai savait réellement que les passagers ne disposaient pas des documents requis ou s’il soupçonnait simplement qu’ils n’en étaient pas munis. Toutefois, dans [Alzehrani], une affaire ayant trait au passage de clandestins, infraction visée à l’article 117 de la LIPR, la Cour a statué ainsi, au paragraphe 34 :

[traduction]
L’ignorance volontaire équivaut à la connaissance; il s’agit d’une connaissance attribuée à un accusé qui soupçonnait la vérité, en connaissait la probabilité, mais qui s’est délibérément abstenu de mener une enquête qui aurait confirmé ses soupçons parce qu’il désirait éviter la connaissance réelle : R. c. Sansregret, [1985] 1 R.C.S. 570, à 585‑586.

[Le demandeur] est originaire du Sri Lanka. Il savait que, en tant que ressortissant du Sri Lanka, il avait besoin d’un visa pour entrer au Canada et il a voyagé à bord du MS Sun Sea afin de tenter de contourner l’exigence d’un visa. Il a passé plus de trois mois sur un navire avec des centaines d’autres personnes du Sri Lanka. M. Sinnappallai a allégué qu’il croyait que les autres passagers du MS Sun Sea étaient dans des circonstances semblables aux siennes. Il a eu amplement l’occasion de s’informer sur la question de savoir si les passagers disposaient des documents requis pour entrer au Canada. Je suis convaincu que, si M. Sinnappallai ne savait réellement pas si les passagers étaient munis des documents requis, c’est parce qu’il a délibérément choisi de ne pas s’en informer. Je suis convaincu que, à tout le moins, il ignorait délibérément si les passagers avaient les documents requis. Comme l’ignorance volontaire est l’équivalent de la connaissance, il est satisfait au dernier élément de la définition du passage de clandestins, à savoir que l’intéressé savait que les migrants clandestins n’étaient pas munis des documents requis.

[66]      Le demandeur invoque deux arguments pour contester l’application que la SI a faite du concept d’ignorance volontaire. En premier lieu, il soutient que la SI a commis une erreur dans son interprétation du critère de l’ignorance volontaire et qu’elle a omis de tenir compte d’un de ses éléments. En second lieu, il soutient que la SI a commis une erreur dans son appréciation de la preuve lorsqu’elle a appliqué ce critère. Pour ce qui est du premier point, le demandeur soutient que le tribunal n’a pas appliqué le bon critère juridique en ce qui concerne l’ignorance volontaire parce qu’elle a omis un élément essentiel de la mens rea dont il était question au paragraphe 34 du jugement Alzehrani. Il invoque plus particulièrement les propos suivants tenus par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Sansregret c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 570, aux pages 584 et 585 :

   L’ignorance volontaire diffère de l’insouciance parce qu’[elle] […] se produit lorsqu’une personne qui a ressenti le besoin de se renseigner refuse de le faire parce qu’elle ne veut pas connaître la vérité. Elle préfère rester dans l’ignorance. La culpabilité dans le cas […] de l’ignorance volontaire […] se justifie par la faute que commet l’accusé en omettant délibérément de se renseigner lorsqu’il sait qu’il y a des motifs de le faire. [Non souligné dans l’original.]

Dans l’arrêt plus récent R. c. Briscoe, 2010 CSC 13, [2010] 1 R.C.S. 411 (Briscoe), sur lequel le ministre se fonde, la Cour suprême cite également le même passage au paragraphe 22. Après avoir consulté l’ouvrage des auteurs Morris Manning et Peter Sankoff, Manning, Mewett & Sankoff: Criminal Law, 4e éd. (Markham, Ont. : LexisNexis, 2009) (Criminal Law), à la page 180, un ouvrage que la Cour suprême a cité à plusieurs occasions, le demandeur confirme que [traduction] « lorsque sa thèse est fondée sur l’ignorance volontaire, la Couronne doit démontrer que l’accusé savait qu’il devait se renseigner et qu’il s’est délibérément abstenu de vérifier les faits » (non souligné dans l’original). Compte tenu de ce qui précède, je suis d’accord pour dire que le concept d’ignorance volontaire exige que l’on vérifie si le demandeur savait qu’il devait se renseigner.

[67]      En ce qui concerne tout d’abord la question de la mens rea, je suis d’accord pour dire que la SI n’a pas explicitement énoncé cet élément du concept d’ignorance volontaire. La Cour suprême a toutefois récemment confirmé que « [l]e décideur n’est pas tenu de tirer une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit‑il, qui a mené à sa conclusion finale » (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708, au paragraphe 16). Je relève par ailleurs que la SI a effectivement conclu que le demandeur avait une raison de se renseigner. Plus précisément, la SI a conclu, au paragraphe 48 de ses motifs, que le demandeur savait qu’en tant que Sri‑Lankais, il avait besoin d’un visa pour entrer au Canada, ce qui suffisait pour savoir qu’il devait se renseigner pour satisfaire aux exigences de l’article 117 et démontre que le tribunal n’a pas mal interprété le critère de l’ignorance volontaire.

[68]      Pour ce qui est de la seconde question, le demandeur soutient qu’en fait, il n’avait aucune raison subjective de se renseigner au sujet des documents dont les autres passagers étaient munis ou non parce qu’il croyait ⎯ et qu’on lui avait dit ⎯ qu’ils pouvaient légalement demander l’asile malgré le fait qu’ils n’étaient pas munis des passeports et des visas nécessaires pour entrer au Canada (dossier d’instruction, à la page 64). Le demandeur affirme que la SI aurait par conséquent commis une erreur en concluant qu’il avait une raison de se renseigner. Le demandeur estime qu’il s’agit là d’une application incorrecte de la loi et du concept d’ignorance volontaire.

[69]      Je tiens à signaler que l’article 117 n’exige pas que l’intéressé soit conscient du fait qu’il commet un acte illégal; l’article 117 exige simplement qu’il sache qu’il se livre à l’acte en question. Après tout, « il est bien établi que l’ignorance de la loi ne constitue pas un moyen de défense » (R. c. Jorgensen, [1995] 4 R.C.S. 55, au paragraphe 97). Par analogie, pour qu’une personne soit accusée d’avoir importé sciemment des stupéfiants, il faut qu’elle sache qu’elle commet l’acte en question sans toutefois qu’il soit nécessaire qu’elle sache que cet acte est illégal. De plus, lorsqu’elle ignore que les stupéfiants se trouvaient dans le colis qu’elle transportait, mais qu’elle en soupçonnait la présence sans avoir posé de questions à ce sujet, le concept d’ignorance volontaire s’applique, de telle sorte que cette personne est présumée avoir été au courant de ce fait. Son ignorance était délibérée et elle s’est volontairement abstenue de se renseigner pour éviter de découvrir la vérité (Criminal Law, précité, à la page 178). Dans le même ordre d’idées, le demandeur soupçonnait que d’autres passagers n’étaient pas munis des documents nécessaires, mais il a choisi de ne pas se renseigner. On peut donc raisonnablement considérer qu’il savait que les autres passagers n’étaient pas munis des documents requis, et ce, qu’il ait su ou non qu’il était illégal d’entrer au Canada sans être muni des documents en question.

[70]      Je tiens à aborder un dernier argument soulevé par le ministre avant de conclure sur cette question. Pour tenter de réfuter la thèse du demandeur, le ministre a fait valoir que l’alinéa 37(1)b) ne comportait aucune obligation de mens rea, étant donné qu’il ne s’agit pas d’une disposition criminelle, et que, même si la SI avait commis une erreur en appliquant le concept d’ignorance volontaire, cette erreur ne serait pas déterminante. Je rejette cet argument. Le ministre a adopté le point de vue suivant lequel l’alinéa 37(1)b) n’érige pas le « passage de clandestins » en infraction, mais établit plutôt que ceux qui se livrent au « passage de clandestins » sont interdits de territoire au Canada. Le ministre soutenait que c’est en fait l’article 117 qui précise en quoi consiste le « passage de clandestins » et qui érige cet acte en infraction. Si l’on suit la logique du ministre, pour conclure que l’individu s’est livré au « passage de clandestins », il faut que sa conduite satisfasse aux exigences énoncées à l’article 117. Une des conditions prévues à cet article prévoit que l’individu doit être au courant du fait que les migrants clandestins qu’ils transportent ne sont pas munis des documents requis. Si la SI a commis une erreur en imputant cette connaissance au demandeur lorsqu’elle a appliqué le concept de l’ignorance volontaire, cette condition n’aurait donc pas été respectée et le demandeur ne pourrait être considéré comme s’étant livré au « passage de clandestins ». Par conséquent, toute erreur dans l’application du concept aurait un effet déterminant en l’espèce. Bien que la norme de preuve soit de toute évidence différente et que l’alinéa 37(1)b) exige qu’il existe des motifs raisonnables de croire qu’une personne s’est livrée au « passage de clandestins » pour que cette situation se produise, il faut également qu’il existe des motifs raisonnables de croire qu’il a été satisfait à toutes les exigences énoncées à l’article 117.

[71]      Compte tenu de ma conclusion suivant laquelle c’est à tort que la SI a considéré que le demandeur était au courant que les passagers n’étaient pas munis des documents requis, la conclusion de la SI suivant laquelle le demandeur s’est livré au passage de clandestins était donc raisonnable. Le demandeur a sciemment aidé des personnes qui n’étaient pas munies des documents exigés par la LIPR à entrer au Canada au sens du paragraphe 117(1). Par conséquent, il était donc également raisonnable de conclure que le demandeur était interdit de territoire au Canada au motif qu’il s’était livré, dans le contexte d’un crime transnational, au « passage de clandestins » au sens de l’alinéa 37(1)b). Les motifs exposés par la SI satisfont à l’exigence de justification, de transparence et d’intelligibilité et sa décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, précité, au paragraphe 47).

[72]      Le demandeur a proposé la certification de la question suivante :

1. « L’expression “passage de clandestins” à l’alinéa 37(1)b) de la LIPR exige‑t‑elle : 1) l’existence d’un avantage financier ou d’un autre avantage matériel et/ou 2) le franchissement d’une frontière alors qu’il n’a pas été satisfait aux conditions nécessaires à l’entrée légale dans l’état d’accueil? »

[73]      Le demandeur affirme que l’acte consistant à faire passer des clandestins au sens de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR n’a jamais été interprété par notre Cour et que la C.I.S.R. l’a interprété de diverses façons. Il affirme qu’il s’agit d’une question grave de portée générale qui mérite d’être certifiée et examinée par la Cour d’appel fédérale comme le prévoit l’alinéa 74d) de la LIPR. Le demandeur considère que l’expression « passage de clandestins » devrait être interprétée dans le contexte de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR et que le fait de se fonder sur l’article 117 fait entorse aux principes d’interprétation des lois. Comme nous l’avons déjà vu, le demandeur affirme que, contrairement à ce que prévoit l’article 117 de la LIPR, l’expression « passage de clandestins » que l’on trouve à l’alinéa 37(1)b) exige, lorsqu’on la définit correctement, que le passeur se livre à cette activité en vue d’en tirer un avantage financier, et qu’il ait l’intention de faire entrer clandestinement des personnes au Canada. Le demandeur laisse également entendre, dans ses derniers arguments, que, si la norme de contrôle applicable à l’interprétation de l’expression « passage de clandestins » est celle de la décision raisonnable, il convient de certifier la question, comme le précise l’arrêt Khosa, précité, au paragraphe 30. Or, aucune question précise n’a été énoncée.

[74]      Le ministre s’oppose à la question proposée, faisant valoir qu’elle ne permet pas de trancher la demande en raison des conclusions de fait tirées par la C.I.S.R. Il ajoute que la question proposée n’est pas conforme à la consigne donnée par la jurisprudence suivant laquelle l’article 37 doit recevoir une interprétation « libérale, sans restriction aucune », ajoutant que le demandeur réclame essentiellement une interprétation restrictive de l’expression « passage de clandestins ». Le ministre n’a pas formulé d’observations au sujet de la question de la norme de contrôle soulevée par le demandeur.

[75]      J’ai décidé de certifier une question modifiée. Une des principales questions en litige dans la présente instance est celle de l’interprétation qu’il convient de donner de l’expression « passage de clandestins » que l’on trouve à l’alinéa 37(1)b) de la LIPR. Cette interprétation aura un effet déterminant sur la portée à donner à cette expression. Les parties n’ont cité aucune décision éclairante sur la question et nos recherches n’ont produit aucun résultat non plus. De plus, selon la définition ou l’interprétation retenue, la réponse est susceptible de trancher le litige. J’estime donc que la question modifiée suivante est une question grave de portée générale qu’il convient de certifier :

1) Pour l’application de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR, est‑il approprié de définir l’expression « passage de clandestins » sur le fondement de l’article 117 de ladite loi plutôt que sur la base de la définition contenue dans un instrument international dont le Canada est signataire?

[76]      En ce qui concerne l’invitation que nous fait le demandeur de certifier une question concernant la norme de contrôle applicable à l’interprétation qu’un tribunal administratif fait de sa propre loi constitutive (pour laquelle aucune question n’a été soumise à notre examen), je me fonde à cet égard sur la jurisprudence constante de la Cour suprême du Canada pour conclure que cette question commande l’application de la norme de la décision raisonnable (Alberta Teachers’, précité, au paragraphe 30; Alliance Pipeline, précité, aux paragraphes 37 à 39; Khosa, précité, au paragraphe 44; Dunsmuir, précité, au paragraphe 54). Dans ces conditions, je ne vois pas pourquoi il serait nécessaire que notre Cour certifie une question à ce sujet.

JUGEMENT

LA COUR REJETTE la demande de contrôle judiciaire et CERTIFIE la question suivante :

1) Pour l’application de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR, est‑il approprié de définir l’expression « passage de clandestins » sur le fondement de l’article 117 de ladite loi plutôt que sur la base de la définition contenue dans un instrument international dont le Canada est signataire?

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