[2014] 4 R.C.F. 297
T-2096-12
2013 CF 402
M. Kevin Page, directeur parlementaire du budget (demandeur)
c.
M. Thomas Mulcair, chef de l’opposition, et le procureur général du Canada (défendeurs)
et
Le président du Sénat et le président de la Chambre des communes (participants)
Répertorié : Canada (Directeur parlementaire du budget) c. Canada (Chef de l’opposition)
Cour fédérale, juge Harrington—Ottawa, 21 et 22 mars et 22 avril 2013.
Droit constitutionnel — Principes fondamentaux — Demande concernant un renvoi à la Cour fédérale en vertu de l’art. 18.3(1) de la Loi sur les Cours fédérales visant certaines questions touchant le mandat et la compétence du directeur parlementaire du budget — Le chef de l’opposition (défendeur) a posé des questions d’ordre fiscal au demandeur — Le demandeur a affirmé qu’il n’effectuerait les analyses que si la Cour statuait qu’elles relevaient effectivement de sa compétence — Il a ensuite soumis à la Cour des questions de droit et de compétence — L’autre défendeur et les participants ont fait valoir que la Cour n’avait pas compétence pour répondre aux questions qui lui avaient été renvoyées puisque le Parlement, en vertu du privilège parlementaire ou du libellé de la Loi sur le Parlement du Canada, s’était réservé le droit d’y répondre, et subsidiairement, qu’elle devrait refuser d’y répondre vu l’absence de différend justiciable — Le mandat du demandeur en tant que directeur parlementaire du budget est défini à l’art. 79.2 de la Loi — Les questions en litige étaient celles de savoir si le demandeur pouvait s’adresser aux tribunaux et si l’affaire était entièrement interne au Parlement — Le Parlement ne s’est réservé le droit de répondre aux questions du demandeur ni sur le fondement du privilège parlementaire, ni selon les principes d’interprétation légale : c’est à la Cour qu’il incombe d’y répondre — Les participants ne se sont pas déchargés du fardeau qui leur incombait d’établir la nécessité d’interdire au demandeur de s’adresser aux tribunaux afin que les chambres du Parlement puissent s’acquitter de leurs fonctions — La présente affaire n’était pas entièrement interne au Parlement — Les droits que le demandeur disait pouvoir revendiquer devaient être exercés hors du Parlement, et ceux-ci étaient donc protégés par la Cour — Néanmoins, la demande a dû être rejetée pour des motifs de nature procédurale, c.-à-d. en raison de l’absence de question justiciable — Demande rejetée.
Pratique — Rejet de l’instance — Caractère justiciable — Demande concernant un renvoi à la Cour fédérale en vertu de l’art. 18.3(1) de la Loi sur les Cours fédérales visant certaines questions touchant le mandat et la compétence du directeur parlementaire du budget — Il s’agissait de savoir si la présente affaire était justiciable — La demande a dû être rejetée en raison de l’absence de question justiciable, puisque l’instance ne présentait aucun litige concret — Compte tenu du refus méticuleux de la part des défendeurs opposés au demandeur de se positionner dans le débat, il n’y avait simplement pas de litige en cours à trancher en l’espèce.
Il s’agissait d’une demande concernant un renvoi fait par le demandeur à la Cour fédérale en vertu du paragraphe 18.3(1) de la Loi sur les Cours fédérales visant certaines questions touchant le mandat et la compétence du directeur parlementaire du budget. Le chef de l’opposition (défendeur) a demandé au demandeur d’effectuer une analyse visant à déterminer si les économies énoncées dans le budget de 2012 étaient réalisables ou susceptibles d’être réalisées et si, et dans quelle mesure, le défaut de réaliser ces économies entraînerait des conséquences fiscales à long terme. Par la suite, des questions auraient été soulevées quant à savoir si les analyses que demandait le défendeur relevaient du mandat du demandeur. Ce dernier a affirmé qu’il n’effectuerait les analyses que si la Cour statuait qu’elles relevaient effectivement de sa compétence. Il a soumis à la Cour des questions de droit et de compétence, plus particulièrement la question de savoir si le directeur parlementaire du budget a compétence, en vertu de la Loi sur le Parlement du Canada, pour analyser la mesure dans laquelle les économies fiscales décrites dans le budget du gouvernement sont réalisables ou susceptibles d’être réalisées et la mesure dans laquelle la réalisation des économies décrites dans le budget entraînerait des conséquences fiscales à long terme, ainsi que la question de savoir si le demandeur a compétence pour demander aux ministères de lui communiquer les économies fiscales qu’ils prévoient réaliser au moyen de réductions de personnel. Le demandeur et le défendeur ont soutenu qu’il convenait de répondre à ces deux questions par l’affirmative. Pour leur part, l’autre défendeur et les participants n’ont présenté aucun argument quant à la réponse qu’il conviendrait de donner à ces questions, mais ont fait valoir que la Cour n’avait pas compétence pour y répondre puisque le Parlement, en vertu du privilège parlementaire ou du libellé de la Loi sur le Parlement du Canada, s’était réservé le droit d’y répondre. Il a également été avancé que si la Cour devait conclure qu’elle a compétence pour répondre aux questions, elle devrait refuser de le faire vu l’absence de différend justiciable.
Le mandat du demandeur en tant que directeur parlementaire du budget est défini à l’article 79.2 de la Loi. Entre autres, le directeur doit évaluer le coût financier de toute mesure proposée relevant des domaines de compétence du Parlement à la demande de tout député ou de tout sénateur. Sous réserve de certaines exceptions, l’article 79.3 de la Loi autorise le directeur parlementaire du budget à prendre connaissance, en toute liberté et en temps opportun, de toutes données financières ou économiques qui sont en la possession d’un ministère et qui sont nécessaires à l’exercice de son mandat.
Les questions en litige étaient celles de savoir si le demandeur pouvait s’adresser aux tribunaux, si l’affaire était entièrement interne au Parlement et si elle était justiciable.
Jugement : la demande doit être rejetée.
Le Parlement ne s’est réservé le droit de répondre aux questions du demandeur ni sur le fondement du privilège parlementaire, ni selon les principes d’interprétation légale. C’est à la Cour qu’il incombe d’y répondre. Bien que le Sénat, la Chambre des communes et leurs membres possèdent et exercent des privilèges, des immunités et des pouvoirs conférés par la Loi, les chambres peuvent choisir de renoncer à leurs privilèges. Les participants ont revendiqué un privilège pour plusieurs motifs et ont affirmé que la Cour, si elle répondait aux questions, s’immiscerait dans la gestion interne et les activités des chambres; que le rôle, les fonctions et le mandat du directeur parlementaire du budget relevaient des affaires internes du Parlement et étaient visés par le privilège parlementaire; et que le fait que le Parlement ait légiféré pour créer le poste de directeur parlementaire du budget ne conférait pas à la Cour la compétence relative à une question qui relève de la compétence exclusive du Parlement. Selon l’article 79.2 de la Loi, le Parlement voulait que le directeur parlementaire du budget soit non seulement redevable au Parlement et à ses comités, mais aussi à tout député d’arrière-banc, quelles que soient ses allégeances politiques. La loi vise à soustraire les membres de l’une ou l’autre chambre du Parlement, à titre individuel, à la volonté de la majorité. Si la majorité souhaite abolir le poste de directeur parlementaire du budget, ou encore apporter quelque modification à son mandat, elle doit légiférer. Ayant édicté la loi, le Parlement doit emprunter de nouveau la voie législative s’il désire l’abroger. En attendant, il n’a pas le droit de négliger sa propre loi. La demande adressée à la Cour par le demandeur ne contrevenait pas au Bill of Rights de 1688 du Royaume-Uni et elle ne portait pas atteinte à la liberté de parole au sein du Parlement. Seuls les tribunaux ont la compétence de répondre à de pures questions de droit. Les participants ne se sont pas déchargés du fardeau qui leur incombait d’établir la nécessité d’interdire au demandeur de s’adresser aux tribunaux afin que les chambres du Parlement puissent s’acquitter de leurs fonctions.
La présente affaire n’était pas entièrement interne au Parlement. L’espèce traitait du droit du directeur parlementaire du budget d’obtenir des renseignements non pas de la part de membres ou de fonctionnaires du Parlement, mais plutôt de membres du troisième organe du gouvernement : l’exécutif. Les droits que le demandeur disait pouvoir revendiquer devaient être exercés hors du Parlement et ceux-ci étaient donc protégés par la Cour. Le Parlement n’a pas expressément prévu les recours qui s’offrent au directeur parlementaire du budget advenant le refus, par un sous-ministre ou son délégué, de fournir des renseignements. En l’occurrence, un recours politique n’aurait pas non plus été approprié, puisqu’on ne pouvait supposer que le Parlement puisse abroger sa propre loi sans légiférer. En créant le poste de directeur parlementaire du budget et en consacrant son mandat par la loi, le Parlement voulait veiller à ce que tout membre du Parlement soit en mesure d’obtenir des analyses financières indépendantes, c’est-à-dire indépendantes du gouvernement, compte tenu de la possibilité d’un gouvernement majoritaire qui maintiendrait une discipline de parti rigide. Tel était le problème qu’a voulu corriger le Parlement. Si la loi empiétait sur le privilège parlementaire – il n’en était rien – alors le Parlement avait sciemment renoncé à ce privilège.
La demande a dû être rejetée pour des motifs de nature procédurale, plus particulièrement en raison de l’absence de question justiciable, puisque l’instance ne présentait aucun litige concret. Le dossier ne présentait aucune question à trancher en l’espèce. Bien que la règle 3 des Règles des Cours fédérales prévoie que les Règles doivent être interprétées et appliquées de façon à permettre d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible, il y a toutefois des limites. Compte tenu du refus méticuleux, de la part des défendeurs opposés au demandeur, de se positionner dans le débat, il n’y avait simplement pas de litige en cours à trancher. Aux termes de la règle 322 des Règles des Cours fédérales, il incombait au demandeur de composer le dossier sur lequel le renvoi serait jugé, mais en réponse à des demandes générales de sa part, certains ministères lui ont fourni les renseignements demandés alors que d’autres ne l’ont pas fait.
La cour peut refuser de trancher une affaire qui ne soulève qu’une question hypothétique ou abstraite. En l’espèce, la question en litige était celle de savoir si le demandeur pouvait s’adresser aux tribunaux, et non de déterminer la portée du mandat que lui conférait la loi. Une grande partie des arguments soutenus en l’espèce étaient hypothétiques. Plusieurs recours s’offraient au demandeur, y compris, en dernier ressort, le recours judiciaire. La Cour a le pouvoir discrétionnaire de ne pas entendre une demande tant que tous les recours subsidiaires appropriés n’ont pas été épuisés. Le demandeur aurait dû demander aux sous-ministres de lui fournir les renseignements dont il avait besoin, puis s’ils avaient refusé de le faire, la décision d’un sous-ministre fédéral aurait été en cause devant la Cour.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
An Act declaring the Rights and Liberties of the Subject and Settling the Succession of the Crown, 1688 (R.-U.), 1 Will. & Mary, Sess. 2, ch. 2 (Bill of Rights), art. 9.
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44].
Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5], art. 18, 91, 101.
Loi fédérale sur la responsabilité, L.C. 2006, ch. 9, art. 116.
Loi sur le Parlement du Canada, L.R.C. (1985), ch. P-1, art. 4, 5, 78, 79.1(1), 79.2, 79.3.
Loi sur le vérificateur général, S.C. 1976-77, ch. 34, art. 13(1).
Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 18.3(1).
Loi sur les relations de travail au Parlement, L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 33.
Parliamentary Oaths Act, 1866 (The) (R.-U.), 29 & 30 Vict., ch. 19.
Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, règles 3, 322.
JURISPRUDENCE CITÉE
décisions appliquées :
Bradlaugh v. Gossett (1884), 12 Q.B.D. 271; Temple v. Bulmer, [1943] R.C.S. 265; LeBar c. Canada, [1989] 1 C.F. 603 (C.A.).
décision différenciée :
Canada (Vérificateur général) c. Canada (Ministre de l’Énergie, des Mines et des Ressources), [1989] 2 R.C.S. 49.
décisions examinées :
Canada (Chambre des communes) c. Vaid, 2002 CAF 473, [2003] 1 C.F. 602, infirmant 2002 CAF 473, [2003] 1 C.F. 602; Fraternité unie des charpentiers et menuisiers d’Amérique, section locale 579 c. Bradco Construction Ltd., [1993] 2 R.C.S. 316; Southam Inc. c. Canada (Procureur général), [1990] 3 C.F. 465; Hamel c. Brunelle et autre, [1977] 1 R.C.S. 147; Letang v. Cooper, [1964] 2 All E.R. 929 (C.A.); Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342.
décisions citées :
R. v. Connolly (1891), 22 O.R. 220 (H.C.J.); Lavigne c. R., 2010 ONSC 2084 (CanLII); Gagliano c. Canada (Procureur général), 2005 CF 576, [2005] 3 R.C.F. 555; Stockdale v. Hansard (1839), 112 E.R. 1112 (Q.B.); New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle-Écosse (Président de l’Assemblée législative), [1993] 1 R.C.S. 319; Renvoi: Résolution pour modifier la Constitution, [1981] 1 R.C.S. 753; Bartlett c. Canada (Procureur général), 2012 CAF 230; Fondation David Suzuki c. Canada (Pêches et Océans), 2012 CAF 40, [2013] 4 R.C.F. 155; Sheldon Inwentash and Lynn Factor Charitable Foundation c. Canada, 2012 CAF 136; Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; Terrasses Zarolega Inc. et autres c. Régie des installations olympiques, [1981] 1 R.C.S. 94; Harelkin c. Université de Regina, [1979] 2 R.C.S. 561; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27; Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559; Dyson v. Attorney-General, [1911] 1 K.B. 410 (C.A.); Lawson c. Accusearch Inc., 2007 CF 125, [2007] 4 R.C.F. 314; Canada (Procureur général) c. Amnesty International Canada, 2009 FC 918, [2010] 4 R.C.F. 182; Reda c. Canada (Procureur général), 2012 CF 79; Forget c. Canada (Procureur général), 2012 CF 212.
DOCTRINE CITÉE
Canada. Comité mixte permanent de la Bibliothèque du Parlement. Rapport sur les activités du directeur parlementaire du budget au sein de la Bibliothèque du Parlement, juin 2009, en ligne : <http://www.parl.gc.ca/HousePublications/Publication.aspx?DocId=3993042&File=18
&Language=F>.
Dicey, A. V. Introduction to the Study of the Law of the Constitution, 10e éd. Londres : Macmillan, 1959.
Driedger, Elmer A. Construction of Statutes, 2e éd. Toronto : Butterworths, 1983.
Erskine May’s Treatise on the Law, Privileges, Proceedings and Usage of Parliament, 23e éd. par Sir William McKay. Londres : LexisNexis UK, 2004.
Jurisprudence parlementaire de Beauchesne : règlement annoté et formulaire de la Chambre des communes du Canada, 6e éd. Toronto : Carswell, 1991.
Maingot, Joseph. Le privilège parlementaire au Canada, 2e éd. Montréal : Presses universitaires McGill-Queen’s, 1997.
DEMANDE concernant un renvoi fait par le demandeur à la Cour fédérale en vertu du paragraphe 18.3(1) de la Loi sur les Cours fédérales visant certaines questions touchant le mandat et la compétence du directeur parlementaire du budget. Demande rejetée.
ONT COMPARU
Joseph E. Magnet pour le demandeur.
Paul Champ pour le défendeur M. Mulcair.
Robert MacKinnon et Zoe Oxaal pour le défendeur le procureur général du Canada.
Henry Brown, c.r. et Matthew Estabrooks pour le participant le président du Sénat.
Steven Chaplin et Catherine Beaudoin pour le participant le président de la Chambre des communes.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Joseph E. Magnet, Ottawa, pour le demandeur.
Champ & Associates, Ottawa, pour le défendeur M. Mulcair.
Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur le procureur général du Canada.
Gowling Lafleur Henderson, s.e.n.c.r.l., s.r.l., Ottawa, pour le participant le président du Sénat.
Bureau du légiste et conseiller parlementaire, Chambre des communes, Ottawa, pour le participant le président de la Chambre des communes.
Voici les motifs du jugement et le jugement rendus en français par
Le juge Harrington :
[traduction] Le principe de la souveraineté parlementaire signifie ni plus ni moins que le Parlement ainsi défini peut, en vertu de la Constitution anglaise, adopter ou abroger toute loi; il signifie en outre que les lois de l’Angleterre ne reconnaissent à aucune personne ni à aucune entité le droit de déroger à la législation du Parlement ou de l’annuler.
(A. V. Dicey, Introduction to the Study of the Law of the Constitution, 10e édition, 1959, aux pages 39 et 40.)
[1] Le Parlement du Canada a légiféré pour conférer au directeur parlementaire du budget, entre autres, le mandat « d’évaluer le coût financier de toute mesure proposée relevant des domaines de compétence du Parlement » à la demande de tout député ou de tout sénateur [Loi sur le Parlement du Canada, L.R.C. (1985), ch. P-1, article 79.2].
[2] Thomas Mulcair, membre de la Chambre des communes et chef de l’opposition loyale de Sa Majesté, a écrit à Kevin Page, alors directeur parlementaire du budget, pour lui demander d’effectuer une analyse visant à déterminer si les économies énoncées dans le budget de 2012 étaient réalisables ou susceptibles d’être réalisées et si, et dans quelle mesure, le défaut de réaliser ces économies entraînerait des conséquences fiscales à long terme, et d’analyser les économies devant être réalisées au moyen de réductions de personnel.
[3] M. Page a répondu que des questions avaient été soulevées quant à savoir si les analyses que demandait M. Mulcair relevaient de son mandat. Il a affirmé qu’il ferait un renvoi à la Cour fédérale et n’effectuerait les analyses que si la Cour statuait qu’elles relevaient effectivement de sa compétence. À cette fin, M. Page a soumis à la présente Cour les questions de droit et de compétence suivantes :
[traduction]
1. Le directeur parlementaire du budget a‑t‑il compétence, en vertu de l’article 79.2 de la Loi sur le Parlement du Canada, LRC 1985, ch P‑1, pour analyser :
a. la mesure dans laquelle les économies fiscales décrites dans le budget du gouvernement sont réalisables ou susceptibles d’être réalisées?
b. la mesure dans laquelle la réalisation des économies décrites dans le budget entraînerait des conséquences fiscales à long terme?
2. Le directeur parlementaire du budget a‑t‑il compétence, en vertu de l’article 79.3 de la Loi sur le Parlement du Canada, LRC 1985, ch P‑1, pour demander aux ministères de lui communiquer les économies fiscales qu’ils prévoient réaliser au moyen de réductions de personnel?
[4] M. Page soutient qu’il convient de répondre à ces deux questions par l’affirmative. M. Mulcair est du même avis. Pour leur part, le procureur général du Canada, le président du Sénat et le président de la Chambre des communes ne présentent aucun argument quant à la réponse qu’il conviendrait de donner aux questions de M. Page. Ils soutiennent plutôt que la Cour n’a pas compétence pour y répondre puisque le Parlement, en vertu du privilège parlementaire ou du libellé de la Loi sur le Parlement du Canada, s’est réservé le droit d’y répondre. À titre subsidiaire, si je devais conclure que la Cour a compétence pour répondre aux questions, ils me demandent d’exercer mon pouvoir discrétionnaire et de refuser d’y répondre, vu l’absence de différend justiciable. En tout état de cause, les questions seraient trop vagues pour qu’on puisse y répondre de façon convenable.
LA DÉCISION
[5] Le Parlement ne s’est réservé le droit de répondre aux questions de M. Page ni sur le fondement du privilège parlementaire, ni selon les principes d’interprétation légale. C’est à la Cour qu’il incombe d’y répondre. L’on ne saurait toutefois répondre à des questions dans un vide factuel. Plus précisément, M. Page n’a jamais, en fait, demandé à un ministère, à la requête de M. Mulcair, de lui fournir des données. Il s’ensuit que le dossier qui m’a été soumis ne fait état d’aucun refus de fournir des données. Les questions sont donc hypothétiques, et je refuse d’y répondre au motif qu’elles ne sont pas justiciables.
LE CONTEXTE
[6] En réaction à la Commission d’enquête sur le programme de commandites et les activités publicitaires (la Commission Gomery), le Parlement a édicté en 2006 la Loi fédérale sur la responsabilité, L.C. 2006, ch. 9, dont le titre intégral est encore plus révélateur : Loi prévoyant des règles sur les conflits d’intérêts et des restrictions en matière de financement électoral, ainsi que des mesures en matière de transparence administrative, de supervision et de responsabilisation.
[7] La Loi fédérale sur la responsabilité [article 116] modifiait la Loi sur le Parlement du Canada pour créer le poste de directeur parlementaire du budget. Le titulaire de ce poste, aux termes du paragraphe 79.1(1), est « membre du personnel de la Bibliothèque du Parlement ». L’article 78 dispose que le directeur parlementaire du budget, tout comme les autres membres du personnel de la bibliothèque, a le devoir de s’acquitter fidèlement de ses fonctions officielles telles qu’elles sont définies, « sous réserve de la présente loi », par les règlements pris avec l’agrément des présidents des deux chambres et l’approbation d’un comité mixte nommé par les deux chambres. Il n’existe pas de réglementation en la matière.
[8] Le mandat du directeur parlementaire du budget est donc défini à l’article 79.2 de la Loi, dont voici le libellé :
a. fournir au Sénat et à la Chambre des communes, de façon indépendante, des analyses de la situation financière du pays, des prévisions budgétaires du gouvernement et des tendances de l’économie nationale;
b. à la demande de l’un ou l’autre des comités ci‑après, de faire des recherches en ce qui touche les finances et l’économie du pays;
c. à la demande de tout comité parlementaire à qui a été confié le mandat d’examiner les prévisions budgétaires du gouvernement, de faire des recherches en ce qui touche ces prévisions;
d. à la demande de tout comité parlementaire ou de tout membre de l’une ou l’autre chambre du Parlement, « d’évaluer le coût financier de toute mesure proposée relevant des domaines de compétence du Parlement ».
[9] Pour donner force exécutoire à ce mandat, sous réserve de certaines exceptions, l’article 79.3 (voir l’annexe) autorise le directeur parlementaire du budget, sur demande faite à l’administrateur général d’un ministère ou à son délégué, à « prendre connaissance, gratuitement et en temps opportun, de toutes données financières ou économiques qui sont en la possession de ce ministère et qui sont nécessaires à l’exercice de son mandat ».
[10] L’opposition du procureur général et des deux présidents comporte deux volets. Le premier se rapporte au principe constitutionnel le plus fondamental étayé par les règles d’interprétation légale, soit le privilège parlementaire, et le second, qui relève de la procédure, se rapporte aux dispositions de la Loi sur les Cours fédérales [L.R.C. (1985), ch. F-7] et aux règles de procédure relatives aux renvois par les offices fédéraux devant la Cour fédérale pour audition et jugement.
LE PRIVILÈGE PARLEMENTAIRE
[11] Le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 [30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5]] prévoit une constitution « reposant sur les mêmes principes que celle du Royaume‑Uni ». L’article 18 prévoit ce qui suit :
18. Les privilèges, immunités et pouvoirs que posséderont et exerceront le Sénat et la Chambre des Communes et les membres de ces corps respectifs, seront ceux prescrits de temps à autre par loi du Parlement du Canada; mais de manière à ce qu’aucune loi du Parlement du Canada définissant tels privilèges, immunités et pouvoirs ne donnera aucuns privilèges, immunités ou pouvoirs excédant ceux qui, lors de la passation de la présente loi, sont possédés et exercés par la Chambre des Communes du Parlement du Royaume‑Uni de la Grande-Bretagne et d’Irlande et par les membres de cette Chambre. |
Privilèges, etc., des chambres |
[12] Les articles 4 et 5 de la Loi sur le Parlement du Canada (voir l’annexe) prévoient, quant à eux, que les privilèges, immunités et pouvoirs du Sénat et de la Chambre des communes, ainsi que de leurs membres, sont ceux que possédaient en 1867 la Chambre des Communes du Parlement du Royaume‑Uni ainsi que ses membres et ceux que définissent les lois du Parlement du Canada, sous réserve qu’ils n’excèdent pas les premiers. Ils prévoient en outre que ces privilèges, immunités et pouvoirs sont partie intégrante du droit général et public et sont ainsi admis d’office devant les tribunaux et juges du Canada.
[13] Puisque la constitution du Royaume‑Uni n’est pas codifiée et qu’elle n’a pas, en tous les cas, été consignée dans une loi, il est peu aisé d’établir avec précision les privilèges, immunités et pouvoirs dont jouissent les chambres du Parlement, dont l’essentiel découle de la partie non écrite de la loi.
[14] J’entreprends la tâche qui m’est confiée en tenant compte de deux facteurs. En premier lieu, les chambres du Parlement sont tenues de demander des comptes de l’exécutif. Les projets de loi financiers doivent être présentés d’abord à la Chambre des communes. Le Parlement n’avait pas besoin de légiférer pour créer le poste de directeur parlementaire du budget : il aurait pu le faire en vertu de son pouvoir de gestion interne.
[15] En second lieu, les chambres peuvent soit renoncer à leurs privilèges (R. v. Connolly (1891), 22 O.R. 220 (H.C.J.), soit les revendiquer (Lavigne c. R., 2010 ONSC 2084 (CanLII); Gagliano c. Canada (Procureur général), 2005 CF 576, [2005] 3 R.C.F. 555).
[16] Quel est donc le privilège revendiqué en l’espèce?
[17] Les présidents des deux chambres, qui ont pris l’initiative à l’égard de cet argument, revendiquent le privilège pour plusieurs motifs. Ils affirment ce qui suit :
a. la Cour, si elle répondait aux questions, s’immiscerait dans la gestion interne et les activités des chambres, en contravention de l’article 9 du Bill of Rights de 1688 du Royaume-Uni [An Act declaring the Rights and Liberties of the Subject and Settling the Succession of the Crown, 1688 (R.-U.), 1 Will. & Mary, Sess. 2, ch. 2];
b. le rôle, les fonctions et le mandat du directeur parlementaire du budget relèvent des affaires internes du Parlement et sont visés par le privilège parlementaire;
c. le fait que le Parlement a légiféré pour créer le poste de directeur parlementaire du budget ne confère pas à la Cour la compétence relative à une question qui relève néanmoins de la compétence exclusive du Parlement;
d. les présidents, en tant que parties neutres, ne prennent pas position quant aux questions renvoyées par M. Page, soit la portée du mandat du directeur parlementaire du budget.
[18] Plusieurs arrêts de l’Angleterre, du Conseil privé et du Canada sont pertinents, notamment deux arrêts assez récents de la Cour suprême du Canada : Canada (Vérificateur général) c. Canada (Ministre de l’Énergie, des Mines et des Ressources), [1989] 2 R.C.S. 49, qui s’applique plutôt au volet de la présente instance relatif à l’interprétation légale, et Canada (Chambre des communes) c. Vaid, 2005 CSC 30, [2005] 1 R.C.S. 667.
[19] Pour commencer avec ce dernier arrêt, M. Vaid, ancien chauffeur du président de la Chambre des communes, a déposé une plainte à la Commission canadienne des droits de la personne, alléguant un congédiement implicite pour des motifs discriminatoires. Avant de conclure que le seul recours qui s’offrait à M. Vaid était le processus de grief établi sous le régime de la Loi sur les relations de travail au Parlement [L.R.C. (1985) (2e suppl.), ch. 33], le juge Binnie, s’exprimant au nom de la Cour, a traité assez longuement du privilège parlementaire. Il résumait des principes de droit bien établis lorsqu’il a écrit, au paragraphe 4 :
Peu de questions revêtent autant d’importance pour notre équilibre constitutionnel que le rapport entre la législature et les autres organes de l’État auxquels la Constitution a conféré des pouvoirs, soit l’exécutif et les tribunaux judiciaires.
[20] Il s’agissait dans cette affaire d’établir si les gestes allégués du président, qui n’avaient pas été posés à l’égard d’un membre du Parlement ni d’un fonctionnaire parlementaire, mais plutôt à l’encontre d’une personne étrangère à la Chambre et dont les fonctions étaient de surcroît très éloignées des fonctions législatives que vise à protéger le privilège parlementaire, devraient être à l’abri d’un examen externe. La Cour a conclu que c’était au président qu’incombait le fardeau d’établir l’existence du privilège revendiqué et qu’il ne s’était pas acquitté de ce fardeau. Selon les principes du droit administratif, la Cour a aussi conclu que la Chambre des communes avait le droit d’exiger que M. Vaid ait recours au mécanisme prescrit par la loi du Parlement, lequel constituait un mode exclusif de règlement des différends pour les employés comme lui.
[21] Il a été fait référence à l’article 9 du Bill of Rights de 1688, selon lequel [traduction] « l’exercice de la liberté de parole lors des débats et délibérations du Parlement ne peut être contesté ou mis en cause devant un tribunal quelconque ni ailleurs qu’au Parlement ».
[22] Au paragraphe 29, le juge Binnie dresse une liste non exhaustive de 12 propositions. Le privilège parlementaire est la somme des privilèges, immunités et pouvoirs sans lesquels les Chambres, ainsi que les membres de chaque Chambre individuellement, ne pourraient s’acquitter de leurs fonctions. Le privilège comprend l’indispensable immunité que le droit accorde aux législateurs pour leur permettre d’effectuer leur travail législatif.
[23] La cinquième proposition est la suivante :
Le fondement historique de tout privilège parlementaire est la nécessité. Si une sphère d’activité de l’organe législatif pouvait relever du régime de droit commun du pays sans que cela nuise à la capacité de l’assemblée de s’acquitter de ses fonctions constitutionnelles, l’immunité ne serait pas nécessaire et le privilège revendiqué inexistant : Jurisprudence parlementaire de Beauchesne, p. 11; Maingot, p. 12; Erskine May, p. 75; Stockdale c. Hansard, p. 1169; New Brunswick Broadcasting, p. 343 et 382.
[24] Les sources citées sont les suivantes :
a. Jurisprudence parlementaire de Beauchesne : règlement annoté et formulaire de la Chambre des communes du Canada, 6e édition, Canada, Parlement, Chambre des communes, 1991;
b. J. P. Joseph Maingot, Le privilège parlementaire au Canada, 2e édition, Montréal : Presses universitaires McGill‑Queen’s, 1997;
c. Erskine May’s Treatise on the Law, Privileges, Proceedings and Usage of Parliament, 23e édition par Sir William McKay, Londres : LexisNexis UK, 2004;
d. Stockdale v. Hansard (1839), 112 E.R. 1112;
e. New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle‑Écosse (Président de l’Assemblée législative), [1993] 1 R.C.S. 319.
[25] C’est uniquement lorsqu’il y a lieu d’établir l’existence et l’étendue d’une catégorie de privilège qu’il faut en démontrer la nécessité. Une fois le privilège établi, il revient au Parlement, et non aux tribunaux, de déterminer si l’exercice de ce privilège est nécessaire ou approprié dans un cas particulier.
[26] Les catégories de privilège comprennent la liberté de parole, la maîtrise des débats et des travaux du Parlement, le pouvoir d’exclure les étrangers des débats, le pouvoir disciplinaire du Parlement à l’endroit de ses membres et des non‑membres qui s’ingèrent dans l’exercice des fonctions du Parlement, y compris l’immunité envers les subpoenas durant une session parlementaire.
[27] Il a été avancé que même si les présidents des deux chambres étaient d’accord avec l’interprétation que fait M. Page de son mandat et de son droit de consulter les dossiers ministériels pour s’en acquitter, et nonobstant le libellé des articles 79.2 et 79.3 de la Loi sur le Parlement du Canada, le bibliothécaire parlementaire, de qui relève le directeur parlementaire du budget, ou les deux présidents, de qui relève le bibliothécaire parlementaire, ou le Parlement lui‑même, auraient pu interdire à M. Page d’accéder à la demande de M. Mulcair. Un tel privilège, comme l’ont souligné les juges majoritaires de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Vaid [Canada (Chambre des communes) c. Vaid, 2002 CAF 473, [2003] 1 C.F. 602], s’il en était, porterait en fait atteinte à l’intégrité et à la dignité de la Chambre sans accroître sa capacité de remplir son mandat constitutionnel. Le directeur parlementaire du budget a non seulement pour mandat de fournir, de façon indépendante, des analyses au Sénat et à la Chambre des communes en général, mais aussi de faire des recherches à la demande de certains comités permanents, de faire des recherches en ce qui touche les prévisions budgétaires du gouvernement à la demande de tout comité parlementaire à qui a été confié le mandat d’examiner ces prévisions, et, finalement, à la demande de tout comité parlementaire ou de tout membre de l’une ou l’autre chambre du Parlement, d’évaluer le coût financier de toute mesure proposée.
[28] La structure en cascade ou décroissante de l'article 79.2 indique que le Parlement voulait que le directeur parlementaire du budget soit non seulement redevable au Parlement et à ses comités, mais aussi à tout député d'arrière-banc, quelles que soient ses allégeances politiques. À mon avis, la loi vise à soustraire les membres de l’une ou l’autre chambre du Parlement, à titre individuel, à la volonté de la majorité. Cependant, l’espèce ne soulève aucune question relative à la Charte des droits et libertés [Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] ni à la répartition des compétences législatives fédérales et provinciales. Si la majorité souhaite abolir le poste de directeur parlementaire du budget, ou encore apporter quelque modification à son mandat, qu’il en soit ainsi! Pour ce faire, elle devra toutefois légiférer. Ayant édicté la loi, le Parlement devra emprunter de nouveau la voie législative s’il désire l’abroger. En attendant, il n’a pas le droit de négliger sa propre loi.
[29] La demande adressée à la Cour par M. Page ne contrevient pas au Bill of Rights de 1688 du Royaume‑Uni. Elle ne porte pas atteinte à la liberté de parole au sein du Parlement. Seuls les tribunaux ont la compétence de répondre à de pures questions de droit (Renvoi: Résolution pour modifier la Constitution, [1981] 1 R.C.S. 753). Bien que, comme nous le verrons plus loin, au moins deux ministres aient exprimé à la Chambre l’avis que M. Page avait outrepassé sa compétence, ces commentaires ont été faits des mois avant que M. Page s’adresse à la Cour, et des mois avant l’échange de lettres entre lui et M. Mulcair. L’on ne saurait considérer qu’ils constituent l’expression d’un avis en ce qui a trait aux compétences du directeur parlementaire du budget aux termes de l’alinéa 79.2d) de la Loi sur le Parlement du Canada à l’égard des demandes présentées par un membre de la Chambre des communes. Quoi qu’il en soit, l’expression d’un avis relatif à l’interprétation d’une loi, peu importe qu’elle ait lieu à la Chambre des communes ou ailleurs, ne lie pas la Cour. Le contrôle de l’interprétation d’une loi par le ministre responsable de sa mise en œuvre, sauf indication contraire du Parlement, est assujetti à la norme de la décision correcte (Bartlett c. Canada (Procureur général), 2012 CAF 230, au paragraphe 46; Fondation David Suzuki c. Canada (Pêches et Océans), 2012 CAF 40, [2013] 4 R.C.F. 155, aux paragraphes 65 à 105; et Sheldon Inwentash and Lynn Factor Charitable Foundation c. Canada, 2012 CAF 136, au paragraphe 23).
[30] Les présidents des deux chambres ne se sont pas déchargés du fardeau qui leur incombait d’établir la nécessité d’interdire au directeur parlementaire du budget de s’adresser aux tribunaux afin que les chambres du Parlement puissent s’acquitter de leurs fonctions.
[31] Je me penche à présent sur la question de savoir si la présente affaire est entièrement interne au Parlement pour conclure par la négative.
INTERPRÉTATION LÉGALE
[32] Le fait que le Parlement ne puisse pas écarter le pouvoir de surveillance inhérent des cours supérieures à l’égard des citoyens ordinaires est essentiel au principe de la séparation des pouvoirs du Parlement, de l’exécutif et des tribunaux judiciaires. Malgré leur libellé, les clauses privatives ont un effet limité; elles ont plutôt une incidence sur la norme applicable au contrôle judiciaire que sur le droit d’exercer ce contrôle. (Voir, par exemple, Fraternité unie des charpentiers et menuisiers d’Amérique, section locale 579 c. Bradco Construction Ltd., [1993] 2 R.C.S. 316, à la page 333 : « Lorsqu’il y a une clause privative intégrale, le contrôle judiciaire existe non pas en raison du texte de la loi (qui, évidemment, l’écarte complètement), mais parce que, du point de vue du droit constitutionnel, le contrôle judiciaire ne peut pas être totalement écarté ». Voir également l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 31.)
[33] Toutefois, au-delà du privilège parlementaire — ou peut‑être s’agit‑il d’une composante de ce privilège, la cloison n’étant pas parfaitement étanche — le Parlement dispose d’un plus grand pouvoir de limiter les recours de ses membres et fonctionnaires. Dans la décision Bradlaugh v. Gossett (1884), 12 Q.B.D. 271, la Chambre des communes du Royaume‑Uni avait résolu d’empêcher M. Bradlaugh, un élu, de prêter le serment des membres du Parlement prescrit par la loi et de l’exclure de la Chambre, au besoin par la force. La question de droit était de savoir si la Chambre pouvait interdire à l’un de ses membres, M. Bradlaugh, de faire ce que lui imposait la loi intitulée The Parliamentary Oaths Act, 1866 [(R.-U.), 29 & 30 Vict., ch. 19] (Loi sur les serments parlementaires), à savoir de prêter serment.
[34] Les présidents des deux chambres s’appuient en particulier sur le passage suivant des motifs concordants du juge Stephen, à la page 278 :
[traduction] À mon avis, nous n’avons pas ce pouvoir. Selon moi, lorsqu’elle applique les dispositions légales portant sur sa procédure interne, la Chambre des Communes n’est pas assujettie au contrôle des tribunaux de Sa Majesté, et le fait d’utiliser la force nécessaire à la mise en oeuvre d’une résolution telle que celle qui est en cause est justifié.
[35] L’affaire était portée devant la cour par demurrer, soit une requête en radiation. À la page 280, le juge a affirmé ce qui suit :
[traduction] Il serait inconvenant et inopportun de supposer en outre que la Chambre des Communes a défié le droit législatif et y a dérogé de façon délibérée et intentionnelle. La supposition la plus convenable, ce à quoi j’ajouterais la plus naturelle et la plus probable, est que, pour des raisons qui n’ont pas été invoquées devant nous et dont nous ne sommes donc pas à même de juger, la Chambre des Communes considère que la Loi et la résolution ne sont pas incompatibles.
[36] Pour situer dans son contexte le passage cité, il convient de rapporter les propos du juge Stephen à la page 284 :
[traduction] Il est certes vrai que la Chambre des Communes ne peut modifier la loi par voie de résolution. Si elle était un jour appelée à le faire, notre Cour pourrait appliquer cette règle avec autant de force que dans Stockdale v. Hansard (9 Ad. & E. 1).
Et à la page 286 :
[traduction] Certains de ces droits doivent être exercés hors du Parlement, d’autres dans l’enceinte de la Chambre des Communes. Ceux qui s’exercent hors du Parlement sont protégés par la Cour, laquelle, comme elle l’a maintes fois démontré, appliquera les recours appropriés pour remédier à quelque empiètement que ce soit sur ces droits. Elle appliquera alors non pas une résolution de l’une ou l’autre chambre du Parlement, mais plutôt son interprétation de la loi du pays, qui comprend les privilèges parlementaires.
[37] Ainsi, la décision Bradlaugh traitait de questions purement internes à la Chambre. L’espèce traite du droit du directeur parlementaire du budget d’obtenir des renseignements non pas de la part de membres ou de fonctionnaires du Parlement, mais plutôt de membres du troisième organe du gouvernement : l’exécutif. Suivant la voie tracée par le juge Stephen, les droits que M. Page dit pouvoir revendiquer doivent être exercés hors du Parlement et ceux‑ci sont donc protégés par notre Cour.
[38] Je suis d’avis que le même point de vue s’applique à l’arrêt Temple v. Bulmer, [1943] R.C.S. 265. Dans cet arrêt, M. Temple sollicitait auprès de la Cour suprême de l’Ontario une ordonnance portant la délivrance d’un bref de prérogative de mandamus enjoignant au greffier de délivrer un bref électoral pour une circonscription dont le siège était devenu vacant en raison de la mort du député. Il a été conclu que la délivrance d’un bref de mandamus empiéterait sur les privilèges de l’assemblée législative. Les fonctions du greffier lui étaient attribuées en sa qualité de fonctionnaire relevant de l’autorité et du contrôle de l’assemblée législative.
[39] La décision rendue dans l’arrêt Canada (Vérificateur général) c. Canada (Ministre de l’Énergie, des Mines et des Ressources), précité, appuie la proposition selon laquelle le Parlement, s’il employait un libellé assez précis, pourrait empêcher une personne nommée par le gouverneur en conseil de s’adresser aux tribunaux. Dans cet arrêt, Petro‑Canada, une société d’État et mandataire de Sa Majesté, avait fait l’acquisition de Petrofina. Le vérificateur général voulait s’assurer que les principes de l’économie avaient été dûment respectés et qu’il y avait eu optimisation des ressources dans l’utilisation de fonds. Malgré le paragraphe 13(1) de sa loi habilitante, la Loi sur le vérificateur général [S.C. 1976-77, ch. 34], qui lui conférait le droit de prendre connaissance librement de tout renseignement se rapportant à l’exercice de ses fonctions, le vérificateur général s’est vu refuser l’accès à ces renseignements. Certains recours étaient prévus dans la Loi. Le gouverneur en conseil pouvait ordonner que soient fournis les renseignements, qui n’avaient pas été communiqués malgré une demande à cet effet. Le vérificateur général pouvait aussi indiquer, dans le rapport annuel qu’il établit à l’intention de la Chambre des communes, s’il avait reçu tous les renseignements réclamés. Ni l’un ni l’autre de ces recours ne s’offrent au directeur parlementaire du budget, du moins pas de façon explicite.
[40] Le juge en chef Dickson, s’exprimant au nom de la Cour, a conclu que le vérificateur général, dans les circonstances de l’espèce, ne pouvait exercer de recours judiciaire pour prendre connaissance des renseignements. La notion du caractère justiciable et la règle des recours subsidiaires, y compris les recours politiques, étaient essentielles.
[41] À la page 84 de la décision, il s’est interrogé ainsi :
[…] ce dernier [le vérificateur général] peut‑il s’adresser subsidiairement aux tribunaux dans le cas où le Parlement, les ministres responsables et le gouverneur en conseil refusent de lui communiquer toute la documentation voulue dans ce qu’il considère comme l’exercice de ses fonctions de vérificateur des comptes du Canada?
[42] Ayant longuement discuté des arrêts Terrasses Zarolega Inc. et autres c. Régie des installations olympiques, [1981] 1 R.C.S. 94, et Harelkin c. Université de Regina, [1979] 2 R.C.S. 561, il a affirmé, à la page 95 :
À mon sens, il serait exagéré d’affirmer que les tribunaux ne font que mettre en œuvre la propre décision du Parlement à l’égard de la justiciabilité, lorsqu’ils statuent qu’il y a exclusion tacite de certains recours en raison de la coexistence d’autres recours appropriés, que ceux‑ci découlent ou non de la loi conférant la garantie juridique en cause. Bien que l’on s’inspire du texte et de l’économie de la loi dont résulte le recours subsidiaire, le fait qu’on doive en évaluer le caractère approprié et que l’exclusion soit nécessairement tacite tend à indiquer que l’irrecevabilité des redressements judiciaires discrétionnaires en raison de l’existence d’autres recours dans ce cas est, dans les faits, davantage le fruit du jugement des tribunaux quant à l’opportunité de leur intervention qu’une déclaration d’intention claire et nette de la part du Parlement. En s’abstenant de mettre clairement en évidence l’exclusivité du recours prévu par la loi, le Parlement laisse au judiciaire la faculté de définir son rôle par rapport à ce recours. Je souscris à la conclusion suivante de Peter Cane dans An Introduction to Administrative Law (1986), à la p. 190, sur ce qu’il appelle la fonction constitutionnelle des règles de droit administratif touchant l’exclusion des recours :
[traduction] Les règles visant l’exclusion tacite du contrôle tendent à soulever […] des questions concernant l’efficacité du processus judiciaire par opposition aux autres voies de contrôle de l’inconduite administrative. En d’autres termes, ces règles semblent reposer sur des notions de justiciabilité et sur la légitimité du contrôle judiciaire. [Souligné dans l’original.]
[43] Il était d’avis que le recours politique en cause, à savoir le rapport à l’intention du Parlement, constituait un recours subsidiaire approprié, étant donné que le vérificateur général agit au nom du Parlement dans des fonctions essentiellement parlementaires. Il a conclu, aux pages 103 et 104 :
Étant donné que le Parlement a indiqué, dans la Loi sur le vérificateur général, qu’il souhaitait que son propre préposé lui fasse rapport sur les refus d’accès à des renseignements nécessaires à l’exercice de ses fonctions pour le compte du Parlement, il ne serait pas opportun que cette Cour envisage, le cas échéant, d’accorder réparation pour de tels refus.
[44] Il me semble qu’il y a lieu de distinguer l’espèce, en ce sens que le directeur parlementaire du budget n’agirait pas au nom du Parlement mais d’un membre de la Chambre des communes. Le Parlement n’a pas expressément prévu les recours qui s’offrent au directeur parlementaire du budget advenant le refus, par un sous‑ministre ou son délégué, de fournir des renseignements. En l’occurrence, un recours politique ne serait pas non plus approprié, puisqu’on ne peut supposer que le Parlement a abrogé sa propre loi sans légiférer.
[45] La Cour suprême s’est maintes fois appuyée sur le passage suivant, tiré de l’ouvrage d’Elmer Driedger intitulé Construction of Statutes, 2e édition, 1983 [à la page 87] :
[traduction] Aujourd’hui il n’y a qu’un seul principe ou solution : il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur.
Voir les exemples suivants : Rizzo & Rizzo Shoes Ltd (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, et Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559.
[46] Il me semble qu’en créant le poste de directeur parlementaire du budget et en consacrant son mandat par la loi, le Parlement voulait veiller à ce que tout membre du Parlement soit en mesure d’obtenir des analyses financières indépendantes, c’est‑à‑dire indépendantes du gouvernement, compte tenu de la possibilité d’un gouvernement majoritaire qui maintiendrait une discipline de parti rigide.
[47] Tel était le problème qu’a voulu corriger le Parlement. Si la loi empiète sur le privilège parlementaire — et je maintiens qu’il n’en est rien — alors le Parlement a renoncé à ce privilège.
LE CARACTÈRE JUSTICIABLE
[48] M. Page s’est fondé sur le paragraphe 18.3(1) de la Loi sur les Cours fédérales, qui est ainsi libellé :
18.3 (1) Les offices fédéraux peuvent, à tout stade de leurs procédures, renvoyer devant la Cour fédérale pour audition et jugement toute question de droit, de compétence ou de pratique et procédure. |
Renvoi d’un office fédérale |
[49] La Cour fédérale a été établie en vertu de l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867, qui autorise le Parlement à établir des tribunaux pour la meilleure administration des lois du Canada. Bien que la Loi sur le Parlement du Canada soit évidemment une loi du Canada, on a affirmé que notre Cour n’a pas compétence à son égard. Cette affirmation s’appuie sur la décision du juge Iacobucci, alors juge en chef de la Cour d’appel fédérale, dans l’arrêt Southam Inc. c. Canada (Procureur général), [1990] 3 C.F. 465. Il était d’avis que la Loi sur le Parlement du Canada ne découlait pas de l’autorité législative générale conférée au Parlement du Canada en vertu de l’article 91 de la Loi constitutionnelle de 1867, mais plutôt de l’article 18, précité. Il a conclu que la Cour fédérale n’avait pas compétence. Je considère que cet arrêt ne s’applique pas en l’espèce. Il traitait d’une affaire purement interne au Parlement, soit le droit de refuser à des étrangers l’accès aux audiences des comités sénatoriaux, et précède l’arrêt Vaid. En outre, pour les motifs énoncés plus haut, l’espèce ne traite pas d’affaires purement internes au Parlement.
[50] Le procureur général, qui a pris l’initiative à l’égard de cet aspect de la réponse à la demande de M. Page, a alors soutenu que le directeur parlementaire du budget n’était pas un office fédéral. Abstraction faite de cette objection, il a en outre soutenu qu’il n’y avait rien à trancher. Puisque je suis d’accord que le dossier dont je dispose ne présente aucune question à trancher, je n’ai pas à me prononcer sur le premier argument, ce qui met fin à l’instance.
[51] Lors des plaidoiries, j’ai suggéré que M. Page aurait dû agir en fonction de sa propre interprétation du mandat que lui conférait la loi et demander aux sous‑ministres de lui fournir les renseignements dont il avait besoin. S’ils avaient refusé, c’est alors la décision d’un sous‑ministre fédéral qui aurait été en cause devant la Cour. Il ne fait aucun doute que les sous‑ministres fédéraux sont des offices fédéraux.
[52] M. Page avait peut‑être des motifs de croire que de telles requêtes seraient refusées, puisque certains ministères avaient omis auparavant de fournir des renseignements, parce que deux comités permanents avaient refusé d’exercer leurs droits en vertu de l’article 79.2 de la Loi, et parce qu’au moins deux ministres, s’adressant au Parlement, avaient affirmé que M. Page outrepassait son mandat. Toutefois, le contexte de ces affirmations ne ressort pas clairement du dossier dont je dispose. On pourrait bien soutenir que M. Page outrepassait effectivement son mandat. Comme l’indique le Rapport sur les activités du directeur parlementaire du budget au sein de la Bibliothèque du Parlement de juin 2009 du Comité mixte permanent de la Bibliothèque du Parlement, M. Page, malgré son statut de fonctionnaire de la Bibliothèque du Parlement, refusait d’assister aux réunions de la Bibliothèque, et refusait de communiquer au bibliothécaire parlementaire le nombre de dossiers qui lui étaient assignés.
[53] Il semblerait que si M. Page n’a pas agi selon ses convictions, c’est qu’il voulait éviter de donner l’impression qu’il cherchait des mesures coercitives, et souhaitait projeter une image de neutralité. Une déclaration pourrait être perçue comme étant coercitive, puisqu’on s’attend à ce que le gouvernement s’y conforme. À mon avis, l’effet d’une décision rendue lors d’un renvoi est le même.
[54] L’arrêt de principe dans ce domaine du droit est l’arrêt LeBar c. Canada, [1989] 1 C.F. 603 (C.A.), dans lequel le juge McGuigan de la Cour d’appel fédérale a examiné les principes de base du jugement déclaratoire, traitant d’abord de la décision fondamentale rendue dans l’arrêt Dyson v. Attorney-General, [1911] 1 K.B. 410 (C.A.). Il a déclaré, à la page 611 :
À mon avis, l’obligation pour le gouvernement et ses fonctionnaires de se conformer à la loi est l’aspect fondamental du principe de la primauté du droit, qui est maintenant inséré dans notre Constitution grâce au préambule de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, chap. 11 (R.‑U.)]. Cet aspect a été relevé par A. V. Dicey dans son ouvrage intitulé Introduction to the Study of the Law of the Constitution, 10e éd., E. C. S. Wade, 1959, aux pages 193, 202 et 203 et a été établi de façon convaincante par la Cour suprême dans l’arrêt collégial Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721, à la page 7481 :
La primauté du droit, qui constitue un principe fondamental de notre Constitution, doit signifier au moins deux choses. En premier lieu, que le droit est au‑dessus des autorités gouvernementales aussi bien que du simple citoyen et exclut, par conséquent, l’influence de l’arbitraire. [Note en bas de page omise.]
[55] Les décisions dans lesquelles notre Cour s’est prononcée sur la compétence des offices fédéraux comprennent notamment les décisions Lawson c. Accusearch Inc., 2007 CF 125, [2007] 4 R.C.F. 314, et Canada (Procureur général) c. Amnesty International Canada, 2009 CF 918, [2010] 4 R.C.F. 182.
[56] Bien que l’avocat de M. Mulcair soutienne que je devrais répondre aux questions, il reconnaît que M. Page aurait pu demander plutôt une déclaration ou un bref de mandamus.
[57] Je n’aime pas rejeter des demandes pour des motifs de nature procédurale, mais il arrive qu’on ne puisse faire autrement. C’est le cas en l’espèce, puisque l’instance ne présente aucun litige concret.
[58] J’ai plus d’une fois invoqué la règle 3 des Règles des Cours fédérales [DORS/98-106], selon lequel les Règles sont interprétées et appliquées de façon à permettre d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible. Comme l’a affirmé le juge Pigeon dans l’arrêt Hamel c. Brunelle et autre, [1977] 1 R.C.S. 147, à la page 156 : « que la procédure reste la servante de la justice et n’en devienne jamais la maîtresse ». Il y a toutefois des limites.
[59] En outre, il ne s’agit pas d’un cas où un acte de procédure présente un vice de forme qui peut être corrigé. Si c’était le cas, comme le disait lord Denning, M.R., dans l’arrêt Letang v. Cooper, [1964] 2 All E.R. 929 (C.A.), à la page 932 :
[traduction] Je dois refuser par conséquent de revenir aux anciennes formes d’action pour interpréter ce texte législatif. Je sais que, durant le siècle dernier, MAITLAND disait : « nous avons enterré les formes d’action, mais elles nous régissent encore depuis leurs tombes ». Mais au cours de ce siècle, nous nous sommes débarrassés de leurs entraves. Ces formes d’action ont fait leur temps. Elles constituaient autrefois un guide des droits matériels; mais elles ont cessé de le faire. Lord Atkin nous a dit quoi en faire :
« Quand ces fantômes du passé se tiennent sur le chemin de la justice, faisant cliqueter leurs chaînes médiévales, la voie à suivre pour le juge est de passer son chemin comme si de rien n’était »
voir l’arrêt United Australia, Ltd. v. Barclays Bank, Ltd. ([1940] 4 All E.R. 20, à la page 37).
[60] Si, par exemple, le sous‑ministre avait refusé de communiquer à M. Page les renseignements au motif que sa compétence se limitait à l’analyse des dépenses projetées, et ne comprenait pas l’analyse d’économies alléguées par rapport au budget précédent, il m’aurait fait plaisir de me prononcer sur la question. Cependant, compte tenu du refus méticuleux, de la part des défendeurs opposés à M. Page, de se positionner dans le débat, il n’y a simplement pas de litige actuel à trancher. Aux termes de la règle 322 des Règles des Cours fédérales, il incombait à M. Page de composer le dossier sur lequel le renvoi serait jugé. Il ressort des documents qu’il a déposés qu’en réponse à des demandes générales de sa part — et non à la demande de M. Mulcair — certains ministères lui ont fourni les renseignements demandés alors que d’autres ne l’ont pas fait. Il se peut que certains aient eu une excuse valable.
[61] Pour éviter qu’une question soit considérée comme théorique, un litige actuel doit exister non seulement quand l’action ou les procédures sont engagées, mais aussi au moment où la cour doit rendre une décision. De manière générale, la Cour peut refuser de trancher une affaire qui ne soulève qu’une question hypothétique ou abstraite. L’arrêt de principe en la matière est Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342. Dans l’arrêt Borowski, il n’existait plus de litige concret au moment de l’instruction de l’appel. La Cour tranche des litiges en fonction du système contradictoire. En l’espèce, la question en litige est celle de savoir si M. Page pouvait s’adresser aux tribunaux, et non de déterminer la portée du mandat que lui conférait la loi.
[62] Une grande partie des arguments soutenus sont hypothétiques. Supposons que M. Page ait interprété son mandat de sorte qu’il estimait ne pas être en mesure d’accéder à la demande de M. Mulcair. Quels auraient été les recours de M. Mulcair? Cette question ne trouvera pas réponse aujourd’hui. Supposons que M. Page ait fait ce que j’estime qu’il aurait dû faire, c’est‑à‑dire demander aux sous-ministres de lui fournir les renseignements en question. Supposons qu’ils aient refusé de le faire. Plusieurs recours se seraient alors offerts à lui : il aurait pu, par exemple, déposer une plainte auprès du bibliothécaire parlementaire, possiblement auprès des présidents des deux chambres et du comité mixte, ou peut‑être même auprès du Parlement en général. En somme, en plus de tels recours, M. Page aurait ultimement pu s’adresser à notre Cour. Ces recours subsidiaires pourraient devoir être exercés dans un ordre précis, et la Cour peut exercer son pouvoir discrétionnaire de ne pas entendre une demande tant que des recours subsidiaires n’ont pas été épuisés (Reda c. Canada (Procureur général), 2012 CF 79, et Forget c. Canada (Procureur général), 2012 CF 212.
CONCLUSION
[63] La demande de M. Page sera rejetée, non pas sur le fondement du privilège parlementaire, non plus sur le fondement de l’interprétation légale, mais bien sur celui de l’absence de question justiciable. Aucuns dépens ne seront adjugés.
JUGEMENT
POUR CES MOTIFS,
LA COUR STATUE que la demande est rejetée, sans dépens.
ANNEXE
LOI SUR LE PARLEMENT DU CANADA
L.R.C. (1985), ch. P‑1
4. Les privilèges, immunités et pouvoirs du Sénat et de la Chambre des communes, ainsi que de leurs membres, sont les suivants : a) d’une part, ceux que possédaient, à l’adoption de la Loi constitutionnelle de 1867, la Chambre des communes du Parlement du Royaume‑Uni ainsi que ses membres, dans la mesure de leur compatibilité avec cette loi; b) d’autre part, ceux que définissent les lois du Parlement du Canada, sous réserve qu’ils n’excèdent pas ceux que possédaient, à l’adoption de ces lois, la Chambre des communes du Parlement du Royaume‑Uni et ses membres. |
Sénat, Chambre des communes et leurs membres |
5. Ces privilèges, immunités et pouvoirs sont partie intégrante du droit général et public du Canada et n’ont pas à être démontrés, étant admis d’office devant les tribunaux et juges du Canada. […] |
Admission d’office |
79.2 Le directeur parlementaire du budget a pour mandat : a) de fournir au Sénat et à la Chambre des communes, de façon indépendante, des analyses de la situation financière du pays, des prévisions budgétaires du gouvernement et des tendances de l’économie nationale; b) à la demande de l’un ou l’autre des comités ci‑après, de faire des recherches en ce qui touche les finances et l’économie du pays : (i) le Comité permanent des finances nationales du Sénat ou, à défaut, le comité compétent du Sénat, (ii) le Comité permanent des finances de la Chambre des communes ou, à défaut, le comité compétent de la Chambre des communes, (iii) le Comité permanent des comptes publics de la Chambre des communes ou, à défaut, le comité compétent de la Chambre des communes; c) à la demande de tout comité parlementaire à qui a été confié le mandat d’examiner les prévisions budgétaires du gouvernement, de faire des recherches en ce qui touche ces prévisions; d) à la demande de tout comité parlementaire ou de tout membre de l’une ou l’autre chambre du Parlement, d’évaluer le coût financier de toute mesure proposée relevant des domaines de compétence du Parlement. |
Mandat |
79.3 (1) Sous réserve des dispositions de toute autre loi fédérale renvoyant expressément au présent paragraphe, le directeur parlementaire du budget a le droit, sur demande faite à l’administrateur général d’un ministère, au sens des alinéas a), a.1) ou d) de la définition de « ministère » à l’article 2 de la Loi sur la gestion des finances publiques, ou à toute personne désignée par cet administrateur général pour l’application du présent article, de prendre connaissance, gratuitement et en temps opportun, de toutes données financières ou économiques qui sont en la possession de ce ministère et qui sont nécessaires à l’exercice de son mandat. |
Accés aux données financières et économiques |
(2) Le paragraphe (1) ne s’applique pas aux données financières ou économiques qui, selon le cas : a) sont des renseignements dont la communication est restreinte en vertu de l’article 19 de la Loi sur l’accès à l’information ou d’une disposition figurant à l’annexe II de cette loi; b) sont contenues dans les documents confidentiels du Conseil privé de la Reine pour le Canada visés au paragraphe 69(1) de cette loi, sauf si elles sont également contenues dans tout autre document au sens de l’article 3 de cette loi et ne sont pas des renseignements visés à l’alinéa a). |
Exception |