[2014] 4 R.C.F. 482
IMM-7541-12
2013 CF 421
Lajos Majoros, Lajosne Majoros, Milan Majoros, Vanessza Majoros, Rebeka Majoros (demandeurs)
c.
Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (défendeur)
Répertorié : Majoros c. Canada (Citoyenneté et Immigration)
Cour fédérale, juge Zinn—Toronto, 26 février; Vancouver, 24 avril 2013.
Citoyenneté et immigration — Statut au Canada — Réfugiés au sens de la Convention et personnes à protéger — Contrôle judiciaire d’une décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a conclu que les demandeurs n’étaient ni des réfugiés au sens de la Convention, ni des personnes à protéger aux termes des art. 96 et 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés — Lors de l’audience, les demandeurs, une famille rom, ont témoigné avoir subi du harcèlement et de la violence de la part de skinheads en Hongrie — La Commission a conclu que les demandeurs n’ont pas réfuté la présomption de protection de l’État — Il s’agissait de savoir si la décision de la Commission, et plus particulièrement son analyse de la protection de l’État, était raisonnable —La Commission a effectué une analyse fautive et sa conclusion était déraisonnable — Il s’agissait également de savoir si le demandeur d’asile n’est pas tenu par le critère juridique prévu à l’art. 96 de la Loi de diligemment chercher à obtenir la protection de l’État pour que l’asile lui soit accordé — Selon ce critère juridique, le demandeur d’asile ne peut ou ne veut (en raison de sa crainte) se réclamer de la protection de l’État — Les demandeurs étaient persécutés par les membres d’un mouvement de droite, qui perpétraient aveuglément des actes de violence et de harcèlement — En pareil cas, la preuve documentaire est plus pertinente dans le cadre de l’analyse de la protection de l’État que les tentatives individuelles faites pour obtenir une telle protection — La Commission s’est fondée sur les efforts déployés par les demandeurs en vue d’obtenir l’aide de la police pour conclure que les demandes d’asile ne pouvaient être accueillies — Cette erreur de droit, c’est-à-dire conférer au demandeur d’asile la charge ultime d’établir qu’il a tenté d’obtenir la protection de l’État, était déraisonnable et suffisante en soi pour que la demande soit accueillie — Demande accueillie.
Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a conclu que les demandeurs n’étaient ni des réfugiés au sens de la Convention, ni des personnes à protéger aux termes de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. La Commission a déterminé que les demandeurs n’avaient pas réfuté la présomption de protection de l’État, qui constituait la question déterminante. Durant l’audience, les demandeurs, une famille rom, ont relaté les décennies de harcèlement et de violence pratiquées par les skinheads en Hongrie. Quatre incidents de persécution relativement récents étaient particulièrement importants au regard de la décision de la Commission et de la demande de contrôle judiciaire. La Commission n’a pas tiré de conclusion défavorable quant à la crédibilité du témoignage des parents des demandeurs mineurs. La conclusion de la Commission selon laquelle les demandeurs n’avaient pas réfuté la présomption de protection de l’État se fondait sur leur défaut de fournir suffisamment d’information après les diverses agressions pour permettre à la police d’enquêter correctement et d’appréhender les agresseurs, et de déposer une plainte auprès d’une quelconque autorité de l’État pour indiquer qu’ils n’étaient pas satisfaits de l’intervention de la police.
La question était celle de savoir si la décision de la Commission, et plus particulièrement son analyse de la protection de l’État, était raisonnable.
Jugement : la demande doit être accueillie.
Bien que la Commission soit partie du principe qu’un demandeur d’asile doit prouver qu’il a fait toutes les démarches raisonnables, dans les circonstances, pour obtenir la protection de l’État, le demandeur d’asile n’est pas tenu par la loi d’avoir cherché, ou diligemment cherché, à obtenir la protection de l’État pour que l’asile lui soit accordé. La question est plutôt celle de savoir si le demandeur d’asile a fourni la preuve claire et convaincante nécessaire pour réfuter la présomption de protection de l’État. Selon le critère juridique prévu à l’article 96 de la Loi, le demandeur d’asile ne peut ou, en raison de sa crainte, ne veut se réclamer de la protection de son pays d’origine. Ainsi, on devait déterminer si les demandeurs ne pouvaient se réclamer de la protection de la Hongrie.
À la lecture des motifs de la Commission dans son ensemble, la seule conclusion possible était que la Commission a tranché en se fondant sur les tentatives qu’avaient faites les demandeurs pour obtenir l’aide de la police, et qu’elle a perdu de vue la vraie question de savoir si la protection de l’État est adéquate en Hongrie. Selon la preuve au dossier, les demandeurs étaient persécutés par les membres d’un mouvement de droite, qui perpétraient aveuglément des actes de violence et de harcèlement. Par conséquent, les choses auraient très peu changé ou n’auraient pas changé du tout si les demandeurs avaient signalé les incidents à la police et l’avaient relancée avec plus de diligence. Quand la persécution est généralisée et systématique, à moins que le demandeur d’asile ne soit ciblé de façon répétée par la ou les mêmes personnes, il est difficile de voir comment des tentatives individuelles faites pour pousser les autorités à intervenir auront une valeur probante importante et convaincante quant à la capacité de l’État d’offrir une protection contre de futurs actes systématiques de violence. En pareil cas, la preuve documentaire est plus pertinente dans le cadre de l’analyse de la protection de l’État que les tentatives individuelles faites pour obtenir une telle protection. En l’espèce, bien que la Commission ait bien examiné la preuve documentaire, dans sa décision, les tentatives jugées inadéquates faites par les demandeurs pour obtenir l’aide de la police sont non seulement mises en évidence, mais aussi déterminantes dans l’analyse de la Commission. L’erreur de droit, c’est-à-dire conférer au demandeur d’asile la charge ultime d’établir qu’il a tenté d’obtenir la protection de l’État, était déraisonnable et suffisante en soi pour que la demande soit accueillie.
En outre, bien que la Commission ait examiné la preuve documentaire séparément, son analyse posait problème, car elle ne reconnaissait pas que le principe selon lequel la protection ne doit pas nécessairement être parfaite n’a pas pour corollaire le principe selon lequel la protection est adéquate si elle est offerte à l’occasion. Compte tenu de la décision dans son ensemble, la Commission n’a tenu compte que pour la forme de la notion selon laquelle la protection de l’État doit être suffisamment efficace sur le terrain et, en ce qui concerne la persécution subie par les demandeurs d’asile, adéquate aux fins du droit des réfugiés. La Commission a plutôt accordé une importance prépondérante aux efforts et aux bonnes intentions du gouvernement pour conclure que la protection de l’État était adéquate, selon la preuve documentaire. Pour cette raison, la décision de la Commission était déraisonnable.
Au lieu de considérer que les interactions entre les demandeurs et la police avaient une valeur probante relativement à la question de droit qui consistait à savoir si l’État offrait une protection, la Commission s’est fondée sur ce qu’elle considérait comme étant les efforts déployés par les demandeurs en vue d’obtenir l’aide de la police pour conclure que les demandes d’asile ne pouvaient être accueillies et il s’agissait là d’une erreur.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 96, 97(1).
TRAITÉS ET AUTRES INSTRUMENTS CITÉS
Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6, art. 31, 33.
JURISPRUDENCE CITÉE
décisions appliquées :
Meza Varela c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1364; Orgona c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1438; Ferko c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1284.
DEMANDE de contrôle judiciaire d’une décision (X (Re), 2012 CanLII 95154) par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a conclu que les demandeurs, une famille rom de la Hongrie, n’étaient ni des réfugiés au sens de la Convention, ni des personnes à protéger au sens de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Demande accueillie.
ONT COMPARU
Mieszko J. Wlodarczyk pour les demandeurs.
Nicole Rahaman pour le défendeur.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Rochon Genova LLP, Toronto, pour les demandeurs.
Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur.
Voici la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par
[1] Le juge Zinn : Les demandeurs, une famille rom de la Hongrie, contestent une décision [X (Re), 2012 CanLII 95154] par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a conclu qu’ils n’étaient ni des réfugiés au sens de la Convention, ni des personnes à protéger aux termes de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27.
[2] La Commission a déterminé que les demandeurs n’avaient pas réfuté la présomption de protection de l’État, qui constituait la question déterminante. À mon avis, l’analyse de la Commission est erronée, et sa conclusion est déraisonnable. La décision doit être annulée.
Contexte
[3] Lajos Majoros et son épouse Lajosne Majoros (le père et la mère des demandeurs mineurs) ont tous deux témoigné. La Commission n’a pas tiré de conclusion défavorable quant à la crédibilité. Les demandeurs ont relaté les décennies de harcèlement et de violence pratiquées par les skinheads en Hongrie, dont le meurtre et le démembrement d’un des proches amis du père pendant qu’il faisait du camping. Toutefois, quatre incidents de persécution relativement récents sont particulièrement importants au regard de la décision de la Commission et de la présente demande de contrôle judiciaire. Sauf indication contraire, tous les extraits reproduits ci-dessous sont tirés de la décision de la Commission.
[4] En 2007, M. Majoros et des amis roms se trouvaient dans une discothèque dans la ville de Harsány, en Hongrie, et ont pris la fuite quand un groupe de racistes « armés de bâtons, de faucilles, de longs couteaux et d’autres instruments agricoles ont fait irruption et déclenché une bataille ». M. Majoros et 12 autres personnes, « certaines à l’intérieur, d’autres accrochées tant bien que mal à l’extérieur » [décision de la Commission, au paragraphe 2], se sont enfuis à bord d’une voiture et se sont fait arrêter par la police pour excès de vitesse et pour avoir eu un trop grand nombre de personnes à bord de la voiture. Ils ont expliqué qu’ils tentaient simplement d’échapper à la scène qui se déroulait à la discothèque, qu’ils ont décrite aux policiers. Les policiers leur ont néanmoins infligé une amende, mais ont dit qu’ils « se rendraient à la discothèque pour interroger des personnes et qu’ils recommuniqueraient avec les membres du groupe » [au paragraphe 16]. M. Majoros n’a pas relancé la police à propos de cet incident, et n’en a pas eu de nouvelles non plus.
[5] En 2008, « pendant que le demandeur d’asile assistait à une célébration rom, des membres de la Garde ont fait irruption et provoqué une bagarre. Même si ces derniers étaient en infériorité, dans le feu de l’action, le parrain du demandeur d’asile a été poignardé. À l’arrivée des policiers, les agresseurs avaient déjà quitté les lieux. » [décision de la Commisison, au paragraphe 2.] Selon ce que M. Majoros a écrit dans son Formulaire de renseignements personnels, étant donné que les agresseurs étaient partis, « les policiers ont dit qu’ils ne pouvaient rien faire ».
[6] En août 2009, « pendant qu’il était avec ses parents dans la cour arrière de la maison familiale située non loin de la sienne, entre huit et dix skinheads ont passé en voiture devant la maison en criant des insultes racistes et en sont descendus pour lancer des cocktails Molotov. [Les demandeurs ont] appelé la police, et les policiers ont dit qu’ils chercheraient les agresseurs. Cet événement a semé une grande peur chez [M. Majoros] et sa famille, car plus tôt dans l’année, plusieurs maisons de leur quartier avaient brûlé après avoir été atteintes par des cocktails Molotov, et d’autres incidents violents avaient été signalés » [au paragraphe 2].
[7] En septembre 2009, « cinq ou six hommes imposants ont agressé [M. Majoros] et son épouse pendant qu’ils attendaient l’autobus et ont craché sur eux. Des passants ont appelé la police, mais comme les assaillants n’ont pu être identifiés, les policiers ont ouvert un dossier en indiquant “assaillants inconnus” et n’ont jamais recommuniqué avec les demandeurs d’asile » [au paragraphe 2]. Les demandeurs n’ont pas pu fournir de description de leurs agresseurs ni de numéro de plaque d’immatriculation pour aider les policiers.
[8] Dans sa décision, la Commission a conclu que les demandeurs n’avaient pas réfuté la présomption de protection de l’État, car ils n’avaient pas fourni suffisamment d’information après les diverses agressions pour permettre à la police d’enquêter correctement et d’appréhender les agresseurs, et n’avaient pas déposé de plainte auprès d’une quelconque autorité de l’État pour indiquer qu’ils n’étaient pas satisfaits de l’intervention de la police.
Questions en litige
[9] Les demandeurs soulèvent les questions suivantes :
1. La Commission a‑t‑elle commis une erreur en n’appréciant pas de manière raisonnable la preuve dans son ensemble?
2. La Commission a‑t‑elle commis une erreur en interprétant mal la preuve des demandeurs relativement à la protection de l’État et en exprimant en termes voilés des conclusions sur la crédibilité ne concordant pas avec la preuve?
3. La Commission a‑t‑elle commis une erreur en interprétant mal la définition de protection de l’État, notamment en n’évaluant pas si les efforts déployés par le gouvernement hongrois étaient adéquats sur le plan opérationnel?
Toutefois, la vraie question est celle de savoir si la décision de la Commission, et plus particulièrement son analyse de la protection de l’État, est raisonnable.
Analyse
[10] La Commission [au paragraphe 14] est partie du principe que « [l]e demandeur d’asile doit prouver qu’il a fait toutes les démarches raisonnables, dans les circonstances, pour obtenir la protection de l’État, compte tenu de la situation dans son pays d’origine, des mesures prises et de ses interactions avec les autorités ». [Note en bas de page omise.] Toutefois, le demandeur d’asile n’est pas — à proprement parler — tenu par la loi d’avoir cherché, ou diligemment cherché, à obtenir la protection de l’État pour que l’asile lui soit accordé. La question est plutôt celle de savoir si le demandeur d’asile a fourni la preuve « claire et convaincante » nécessaire pour réfuter la présomption de protection de l’État. En raison de la forte présomption de protection de l’État, les tentatives concrètes que fait une personne pour obtenir la protection de l’État pourraient être — à titre de preuve — habituellement nécessaires (selon les circonstances et les autres éléments de preuve) pour réfuter cette présomption. En ce sens seulement, chercher à obtenir la protection de l’État peut équivaloir à une exigence de fait dans bien des cas.
[11] Cependant, selon le critère juridique prévu à l’article 96 de la Loi, le demandeur d’asile « ne peut ou, du fait de [sa] crainte, ne veut se réclamer de la protection de [son pays d’origine] ». Ici, l’agent de persécution n’était pas l’État, mais plutôt un mouvement skinhead de droite, sévissant à grande échelle. Ainsi, la question de droit consistait à savoir si les demandeurs ne pouvaient se réclamer de la protection de la Hongrie.
[12] Je souscris à l’énoncé du droit à ce chapitre exposé par le juge Mosley dans la décision Meza Varela c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1364, au paragraphe 16 : « Les efforts doivent avoir, dans les faits, “véritablement engendré une protection adéquate de l’État” ». Ou encore, comme je l’ai énoncé dans la décision Orgona c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1438, au paragraphe 11 : « Ce sont les actes, et non les bonnes intentions, qui démontrent l’existence réelle d’une protection contre la persécution ». Par contre, la protection de l’État n’a pas besoin d’être parfaite. Le fait qu’un État est incapable d’offrir une protection adéquate, évaluée sur le terrain, peut être établi à l’aide de toute preuve suffisamment convaincante, notamment une preuve documentaire.
[13] À la lecture de la décision de la Commission dans son ensemble, la seule conclusion possible est que la Commission a tranché en se fondant sur les tentatives qu’avaient faites les demandeurs pour obtenir l’aide de la police, et qu’elle a perdu de vue la vraie question de savoir si la protection de l’État est adéquate en Hongrie.
[14] L’importance que la Commission a accordée aux démarches de ces demandeurs soulève la difficulté suivante : selon la preuve au dossier, les demandeurs étaient persécutés par les membres d’un mouvement de droite, qui perpétraient aveuglément des actes de violence et de harcèlement. Par conséquent, on peut se demander : « Est-ce que les choses auraient changé si les demandeurs avaient signalé les incidents à la police et l’avaient relancée avec plus de diligence, et que les responsables des divers actes de violence avaient été arrêtés? » D’après le dossier, la réponse est non. À tout le moins, les choses auraient très peu changé : la persécution dirigée contre les Roms en Hongrie est généralisée et, la plupart du temps, systématique. L’État n’offrirait donc pas plus de « protection » qu’avant les actes de persécution particuliers.
[15] La juge Kane a formulé une observation semblable dans la décision Ferko c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1284, au paragraphe 49 :
Le demandeur a signalé chaque incident violent à la police, mais sa famille et lui ont continué d’être victimes de violence dans chacun des endroits où ils ont déménagé. La Commission a admis que les déclarations faites par le demandeur à la police n’avaient mené à l’arrestation d’aucun suspect. Même si cela avait été le cas, cette mesure ne se serait pas forcément soldée par une protection future pour la famille du demandeur, car rien ne donne à penser que cette dernière avait été prise pour cible à maintes reprises par le ou les mêmes individus. Le demandeur et sa famille ont plutôt été victimes d’un climat plus général de violence de la part de « skinheads » à l’encontre des Roms. Le but pour lequel le demandeur aurait continué de s’enquérir auprès de la police de la situation des incidents signalés n’est donc pas évident, pas plus qu’en quoi cela aurait rehaussé la protection de l’État envers sa famille et lui. [Non souligné dans l’original.]
[16] Quand la persécution est généralisée et systématique, à moins que le demandeur d’asile ne soit ciblé de façon répétée par la ou les mêmes personnes, je ne vois pas comment il est possible d’affirmer que les tentatives individuelles faites pour pousser les autorités à intervenir auront une valeur probante importante et convaincante quant à la capacité de l’État d’offrir une protection contre de futurs actes systématiques de violence. En pareil cas, la preuve documentaire est plus pertinente dans le cadre de l’analyse de la protection de l’État que les tentatives individuelles faites pour obtenir une telle protection. Comme nous l’avons vu ci‑dessus, la Commission a bien examiné la preuve documentaire dans ce cas‑ci; toutefois, il est impossible de ne pas conclure, après lecture de la décision dans son ensemble, que les tentatives jugées inadéquates faites par les demandeurs pour obtenir l’aide de la police sont non seulement mises en évidence, mais aussi déterminantes dans l’analyse de la Commission. Cette erreur de droit — c’est‑à‑dire conférer au demandeur d’asile la charge ultime d’établir qu’il a tenté d’obtenir la protection de l’État — est déraisonnable et suffisante en soi pour que la présente demande soit accueillie.
[17] En outre, bien que la Commission ait examiné la preuve documentaire séparément, son analyse pose problème, car elle ne reconnaît pas que le principe selon lequel la protection ne doit pas nécessairement être parfaite n’a pas pour corollaire le principe selon lequel la protection est adéquate si elle est offerte à l’occasion. La Commission [au paragraphe 28] a reproduit le passage suivant d’une réponse récente à une demande d’information : « [L]’incapacité générale du gouvernement central à maintenir des mécanismes de contrôle solides et efficaces quant aux violations des droits de la personne a des conséquences néfastes sur le groupe minoritaire le plus important de la Hongrie, les Roms » [non souligné dans l’original; note en bas de page omise]. En outre, comme dans la décision Orgona, la Commission donne l’exemple des arrestations effectuées par la police dans neuf épouvantables agressions violentes et meurtrières perpétrées contre des Roms, et en conclut que les efforts déployés par le gouvernement pour combattre le racisme ont donné des « résultats mitigés » [au paragraphe 30].
[18] À mon avis, compte tenu de la décision dans son ensemble, la Commission n’a tenu compte que pour la forme de la notion selon laquelle la protection de l’État doit être suffisamment efficace sur le terrain et, en ce qui concerne la persécution subie par les demandeurs d’asile, adéquate aux fins du droit des réfugiés. La Commission a plutôt accordé une importance prépondérante aux efforts et aux bonnes intentions du gouvernement pour conclure que la protection de l’État était adéquate, selon la preuve documentaire. Pour cette raison également, la décision de la Commission est déraisonnable.
[19] Accessoirement, le traitement de la preuve documentaire fait par la Commission revient aussi à une critique des interactions imparfaites entre les demandeurs et la police, aucune attention n’étant prêtée à l’importance que ces interactions auraient eue dans les faits. À un moment donné, la Commission s’exprime ainsi (au paragraphe 31) :
[…] le demandeur d’asile n’a […] pas démontré que la protection de l’État en Hongrie est si inadéquate qu’il n’a […] nul besoin de s’adresser aux autorités, ou qu’il n’a […] pas besoin d’avoir fait tous les efforts raisonnables pour solliciter la protection de l’État dans son pays d’origine, comme demander l’aide de personnes d’autorités supérieures, ou d’avoir recours à d’autres organismes, comme l’Ombudsman des minorités ou la Commission indépendante des plaintes contre la police (IPCB) avant de solliciter la protection internationale au Canada. » [Non souligné dans l’original; note en bas de page omise.]
Elle ajoute (au paragraphe 35) :
Aucune preuve n’a été présentée pour montrer que les demandeurs d’asile ont tenté de s’enquérir des suites d’un rapport que la police aurait fait relativement à un acte de violence ou de discrimination commis contre eux, ou qu’ils se sont adressés à une autorité pour se plaindre que la police n’avait pas recommuniqué avec eux.
[20] Comme je l’ai dit ci-dessus, la Commission a omis de se poser la question suivante : la protection de l’État aurait-elle été plus facile à obtenir si les demandeurs avaient tenté de faire un suivi, par exemple auprès de l’Ombudsman des minorités? Auraient-ils été plus en sécurité ou mieux protégés? Une fois encore, au lieu de considérer que les interactions entre les demandeurs et la police avaient une valeur probante relativement à la question de droit — l’État offre‑t‑il une protection? —, la Commission s’est fondée sur les efforts déployés par les demandeurs en vue d’obtenir l’aide de la police (efforts inadéquats, à son avis) pour conclure que les demandes d’asile ne pouvaient être accueillies. Je le répète : il s’agissait d’une erreur.
[21] En résumé, la Commission a commis une erreur dans son analyse de la protection de l’État de deux façons. Premièrement, elle s’est intéressée surtout au recours à la police qui aurait été inadéquat, sans examiner ce que le recours à la police aurait donné dans les faits du point de vue de la vraie question de la protection de l’État. Deuxièmement, la Commission s’est fondée presque exclusivement sur les efforts que le gouvernement de la Hongrie déploie pour enrayer la persécution à l’endroit des Roms, en ne prêtant à peu près pas d’attention à l’efficacité de ces mesures sur le terrain. Pour ces motifs, la décision de la Commission doit être annulée.
[22] Ni l’une ni l’autre des parties n’a proposé de question aux fins de certification.
JUGEMENT
LA COUR ORDONNE que la présente demande soit accueillie. La décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié est annulée, les demandes d’asile des demandeurs sont renvoyées à un tribunal différemment constitué pour être examinées à nouveau, et aucune question n’est certifiée.