T-2066-03
2007 CF 923
Nawal Haj Khalil, Anmar El Hassen, et Acil El Hassen, représentée par sa tutrice à l’instance, Nawal Haj Khalil (demandeurs)
c.
Sa Majesté la Reine (défenderesse)
Répertorié : Haj Khalil c. Canada (C.F.)
Cour fédérale, juge Layden-Stevenson —Toronto, 16 au 19, 23 au 27 et 30 avril, 1er au 4, 7 au 11, 14, 18, 22 au 24, 28 au 30 mai, 5 au 8, 13, 14, 27 au 29 juin, autres observations les 31 juillet, 9, 24 et 31 août; Ottawa, 18 septembre 2007.
Citoyenneté et Immigration — Exclusion et renvoi — Personnes interdites de territoire — Action en dommages- intérêts intentée en raison de la lenteur du traitement des demandes de résidence permanente — La demanderesse principale et ses enfants se sont vus reconnaître le statut de réfugiés au sens de la Convention en 1994 — La demande de résidence permanente a été déposée par la suite — La demanderesse principale a été déclarée interdite de territoire pour raison de sécurité en vertu de l’art. 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR) — La décision relative à la dérogation ministérielle n’avait pas encore été rendue au moment de l’audience — La réclamation fondée sur la négligence a échoué parce qu’il n’y avait pas, entre les demandeurs et la défenderesse, une proximité suffisante propre à fonder une obligation de diligence relevant du droit privé — Les arguments relatifs aux art. 2, 7 et 15 de la Charte ont aussi échoué tout comme l’argument selon lequel l’art. 34(2) de la LIPR est illusoire — Bien que la mauvaise application d’un texte de loi puisse porter atteinte aux droits d’un particulier garantis par la Charte, elle ne constitue pas une raison de déclarer ce texte inconstitutionnel — Action rejetée.
Couronne — Responsabilité délictuelle — Négligence — Les demandeurs affirment que la lenteur de la Couronne à traiter les demandes de résidence permanente correspond à de la négligence — La lenteur du traitement d’une demande de résidence permanente présentée par un réfugié au sens de la Convention n’entre pas dans une catégorie reconnue de liens donnant lieu à une obligation de diligence — La Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés a servi à déterminer la proximité entre les parties — Devant un conflit éventuel entre l’obligation de diligence revendiquée et l’obligation légale de protéger l’intérêt public, bon nombre de raisons de bonne politique militent contre l’imposition d’une telle obligation de diligence — De même, le lien de causalité (lien entre le retard et le prétendu préjudice) n’a pas été établi.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Libertés fondamentales — La demanderesse principale a été déclarée interdite de territoire pour raison de sécurité en vertu de l’art. 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés en raison de son rôle antérieur auprès de l’Organisation de libération de la Palestine — L’art. 2 de la Charte ne vise que la conduite postérieure à l’entrée au Canada — La disposition relative à l’interdiction de territoire ne limite pas la liberté d’expression ou d’association du particulier lorsqu’elle a pour effet de lui refuser l’admission au Canada.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Vie, liberté et sécurité — Une partie du délai de traitement des demandes de résidence permanente des demandeurs était excessive, déraisonnable et inexcusable, mais le délai n’a pas empiété sur les droits garantis par l’art. 7 de la Charte parce que la défenderesse n’a pas empêché ni réduit le droit de la demanderesse principale de faire des choix de vie fondamentaux et n’a pas non plus causé ou aggravé le préjudice psychologique.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Droits à l’égalité — La demanderesse principale a été déclarée interdite de territoire pour raison de sécurité en vertu de l’art. 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR) en raison de son rôle antérieur auprès de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) — L’art. 34(1)f) de la LIPR n’opère pas de distinction officielle en fonction de l’état de Palestinienne apatride ou de son appartenance à l’OLP — L’appartenance à une organisation qui est ou a été affiliée au terrorisme ne constitue pas un motif de distinction analogue.
Il s’agissait d’une action en dommages-intérêts, intentée en 2003, découlant de la lenteur de la défenderesse à traiter les demandes de résidence permanente des demandeurs. Mme Haj Khalil et ses deux enfants (Anmar et Acil) se sont vus reconnaître le statut de réfugiés au sens de la Convention peu après leur arrivée au Canada en 1994. Mme Haj Khalil a ensuite demandé la résidence permanente, et a inclus dans sa demande ses enfants et son mari (qui était à l’étranger) en tant que personnes à charge. Mme Haj Khalil a été déclarée interdite de territoire pour raison de sécurité en vertu de l’alinéa 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR) à la fin de 1999, notamment en raison de son rôle antérieur, et plus particulièrement en raison du rôle de son mari, auprès de l’Organisation de libération de la Palestine. Quelques mois plus tard, soit en février 2000, elle a appris que sa demande avait été rejetée. En novembre 2001, la Cour fédérale a annulé la décision d’interdiction de territoire. En 2002, un autre rapport dans lequel Mme Haj Khalil a été déclarée interdite de territoire a été préparé, de même qu’une note de service contenant une recommandation que la dérogation ministérielle soit refusée. Cependant, l’affaire a continué à traîner pour diverses raisons, dont la décision du ministère relative à l’arriéré de dossiers de demandes de dérogation ministérielle et, au moment du procès, aucune décision n’avait été rendue quant à la demande de Mme Haj Khalil. (Acil et Anmar ont obtenu le statut de résident permanent à la fin de 2006 et au début de 2007 respectivement, après que leurs demandes de résidence permanente ont été séparées de celle de leur mère.)
Jugement : l’action doit être rejetée.
La réclamation des demandeurs fondée sur la négligence (découlant de la lenteur de la Couronne à traiter les demandes de résidence permanente) a échoué parce qu’il n’y avait pas, entre les demandeurs et la défenderesse, une proximité suffisante propre à fonder une obligation de diligence relevant du droit privé. En outre, il y avait des raisons incontournables de bonne politique qui militaient contre l’imposition d’une telle obligation. Quoiqu’il en soit, le lien de causalité n’a pas été établi.
Bien que la loi impose une obligation de donner suite à la demande de résidence permanente présentée par un réfugié au sens de la Convention, il est établi depuis longtemps que l’inobservation d’une obligation légale n’atteste pas, en tant que telle, l’existence de l’obligation de diligence. Une action engagée contre la Couronne et fondée sur la lenteur du traitement d’une demande de résidence permanente présentée par un réfugié au sens de la Convention n’entre pas dans une catégorie reconnue de liens donnant lieu à une obligation de diligence. La LIPR a servi à déterminer la proximité entre les parties. Le retard dans le traitement de la demande de Mme Haj Khalil s’expliquait en grande partie par sa possible interdiction de territoire en application de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR. Cela a donné lieu à un conflit éventuel entre l’obligation revendiquée de diligence de droit privé et une obligation légale de protéger l’intérêt public. Ce conflit peut constituer une raison de principe impérieuse pour refuser de conclure à la proximité. Conclure à l’existence d’une obligation de diligence de droit privé du simple fait qu’il y a eu retard mettrait en péril l’obligation supérieure des fonctionnaires de la défenderesse (énoncée dans la disposition de la LIPR relative à l’interdiction de territoire) de protéger l’intérêt public. De même, il y a de puissantes considérations résiduelles de politique qui militent contre l’imposition d’une obligation de diligence de droit privé dans le cas où, comme en l’espèce, l’intéressé ne s’est pas prévalu du recours que lui offrait le régime administratif (c.à-d. le mandamus). Les demandeurs ont contourné la procédure de certification nécessaire pour interjeter appel devant la Cour d’appel fédérale, ils ont retardé la décision et ont haussé le coût assumé par la société. De même, il ne serait pas juste, sauf mauvaise foi, action fautive ou abus de procédure, d’imposer une obligation de diligence de droit privé à ceux qui sont chargés d’appliquer la politique d’immigration.
Même si la Cour avait conclu que l’obligation de diligence de droit privé existait et qu’elle n’avait pas été remplie, les demandeurs ne se sont pas acquittés du fardeau de prouver que le présumé préjudice a été causé par la faute de la défenderesse. Le lien de causalité entre le retard et le préjudice n’a pas été établi selon la prépondérance de la preuve. Un lien substantiel entre le présumé préjudice (la dépression de Mme Haj Khalil ou l’aggravation de cette dépression, son incapacité d’obtenir un emploi avec un numéro d’assurance sociale qui commence par le chiffre « 9 » et le fait qu’elle a été privée de la compagnie de son mari) et le temps qu’a mis la défenderesse à traiter la demande n’a pas été établi.
Bien qu’une partie du délai en l’espèce ait été excessive, déraisonnable et inexcusable, le délai n’a pas empiété sur le droit des demandeurs à la liberté garanti par l’article 7 de la Charte. L’action de l’État n’a pas empêché ni réduit le droit de Mme Haj Khalil de faire des choix de vie fondamentaux. Les instruments internationaux encouragent les pays à faciliter l’installation des réfugiés, ce que le Canada a fait à l’égard de Mme Haj Khalil et ses enfants, mais ils n’imposent pas aux pays d’accueil l’obligation d’accorder aux réfugiés un statut assimilable à celui que confère la citoyenneté. Les demandeurs ont toujours été à même de quitter le Canada et de réunir leur famille ailleurs. La défenderesse ne forçait pas Mme Haj Khalil à rester au Canada, et ni la demanderesse ni son mari n’ont un droit absolu d’entrer dans ce pays ou d’y demeurer. Le droit à la liberté garanti par l’article 7 n’entrait pas en jeu en l’espèce. De même, le droit à la sécurité de la personne des demandeurs au titre de l’article 7 n’a pas été mis en péril parce que le préjudice psychologique (soit la dépression de Mme Haj Khalil) n’était pas infligé par l’État (c.-à-d. que la dépression n’a pas été causée, ni aggravée, par les actes de la défenderesse). Ce n’est que dans les cas exceptionnels qu’un retard causé par l’État peut faire entrer en jeu le droit « à la sécurité de la personne » garanti par l’article 7.
L’alinéa 34(1)f) de la LIPR n’enfreint pas la liberté d’expression et la liberté d’association garanties par l’article 2 de la Charte. Dans l’arrêt Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’ Immigration), la Cour suprême du Canada s’est demandée si la disposition qui a précédé le paragraphe 34(1) de la LIPR — le paragraphe 19(1) de l’ancienne Loi — était conforme à la Charte. Elle a conclu que la question de savoir s’il y avait atteinte aux droits garantis par l’article 2 de la Charte ne se posait que pour la conduite postérieure à l’entrée au Canada. Ainsi, la disposition relative à l’interdiction de territoire ne limite pas la liberté d’expression ou d’association du particulier lorsqu’elle a pour effet de lui refuser l’admission au Canada.
Pour ce qui est de la question de savoir si l’alinéa 34(1)f) enfreint l’article 15 de la Charte, ce n’était pas « l’état de Palestinienne apatride » de Mme Haj Khalil ni même son appartenance à l’Organisation de libération de la Palestine qui était à l’origine de la distinction ou de la différence de traitement, mais plutôt le fait qu’elle a déclaré dans son Formulaire de renseignements personnels et durant son témoignage au cours de l’audience du statut de réfugié la concernant qu’elle était membre du Fatah. L’appartenance à une organisation qui est ou a été affiliée au terrorisme ne constitue pas un motif analogue méritant la protection de la Charte.
Le paragraphe 34(2), qui confère au ministre le pouvoir discrétionnaire de ne pas donner effet à une déclaration d’interdiction de territoire s’il est convaincu que cela ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national, n’est pas illusoire. « Le Parlement a le droit d’agir en tenant pour acquis que les textes de loi qu’il adopte “seront appliqués d’une manière conforme à la Constitution” par les fonctionnaires » (Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice) (C.S.C.)). La mauvaise application de textes de loi peut porter atteinte aux droits d’un particulier garantis par la Charte, mais elle ne constitue pas une raison de déclarer ce texte inconstitutionnel. Il existe des mesures concernant la demande de dispense ministérielle faite par Mme Haj Khalil. Si la décision se fait attendre, Mme Haj Khalil pourra solliciter un mandamus. Si le ministre refuse la dérogation, il sera alors loisible à Mme Haj Khalil de faire valoir que la « mauvaise application » du pouvoir discrétionnaire du ministre a porté atteinte à ses droits en vertu de la Charte.
lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, n° 44], art. 1, 2, 7, 15, 24(1).
Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., ch. C-12.
Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46.
Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. n° 6, art. 34.
Convention relative aux droits de l’enfant, 20 novembre 1989, [1992] R.T. Can. n° 3.
Declaration of Principles on Interim Self-Government Arrangements, Washington D.C., 13 September 1993.
Loi constitutionnelle de l982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, n° 44], art. 52(1).
Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985) (5e suppl.), ch. 1, art. 160.
Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C-5, art. 38.04 (édicté par L.C. 2001, ch. 41, art. 43, 141).
Loi sur la protection des renseignements personnels, L.R.C. (1985), ch. P-21.
Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, L.R.C. (1985), ch. C-50, art. 1 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 21), 3 (mod. par L.C. 2001, ch. 4, art. 36), 10 (mod., idem, art. 40).
Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14), 18 (mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 4; 2002, ch. 8, art. 26); 18(3) (idem); 18.1 (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5; 2002, ch. 8, art. 27).
Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 19 (mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 11), 53 (mod., idem, art. 43; 1995, ch. 15, art. 12).
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 3(1),(2),(3), 4(2) (mod. par L.C. 2005, ch. 38, art. 118), 21(2), 25(1), 34, 35, 36(1), 37, 38, 44(1),(2), 72 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 194), 74d), 95(2), 115, 190.
Ordonnances administratives des Forces canadiennes, 49-6.
Pacte international relatif aux droits civils et politiques, 19 décembre 1966, [1976] R.T. Can. n° 47, art. 9, 10, 11, 12, 13, 14.
Règles de la Cour fédérale (1998), DORS/98-106, règle 369.
Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, règles 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 2), 399.
Tarif des douanes, L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 41.
jurisprudence citée
décision suivie :
Szebenyi c. Canada, [1999] A.C.F. n° 1453 (C.A.) (QL).
décisions appliquées :
Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., [2001] 2 R.C.S. 460; 2001 CSC 44; Anns v. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728 (H.L.); Blencoe c. Colombie- Britannique (Human Rights Commission), [2000] 2 R.C.S. 307; 2000 CSC 44; Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3; 2002 CSC 1; Al Yamani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1457; Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), [2000] 2 R.C.S. 1120; 2000 CSC 69.
décisions différenciées :
Canada c. Grenier, [2006] 2 R.C.F. 287; 2005 CAF 348; infirmant 2004 CF 1435; confirmant 2004 CF 132; Morgan v. Canada (1998), 117 B.C.A.C. 296; Chaoulli c. Québec (Procureur général), [2005] 1 R.C.S. 791; 2005 CSC 35; B. (R.) c. Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto, [1995] 1 R.C.S. 315; R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30; R. v. Parker (2000), 49 O.R. (3d) 481; 188 D.L.R. (4th) 385; 146 C.C.C. (3d) 193; 37 C.R. (5th) 97; 75 C.R.R. (2d) 233 (C.A.); R. v. Long (2007), 88 O.R. (3d) 146; 226 C.C.C. (3d) 66; 159 C.R.R. (2d) 301; 2007 ONCJ 340; Hitzig v. Canada (2003), 231 D.L.R. (4th) 104; 177 C.C.C. (3d) 449; 14 C.R. (6th) 1; 111 C.R.R. (2d) 201 (C.A. Ont.).
décisions examinées :
Khalil c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 1266; Khalil c. Canada, 2004 CF 732; Prentice c. Canada, [2006] 3 R.C.F. 135; 2005 CAF 395 infirmant 2004 CF 1657; autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée [2006] 1 R.C.S. viii; Samimifar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 248; Samimifar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2007] 3 R.C.F. 663; 2006 CF 1301; Metro Can Construction Ltd. c. Canada 2001 CAF 227; Peter G. White Management Ltd. c. Canada, 2007 CF 686; Paszkowski c. Canada (Procureur général), [2007] 2 R.C.F. 507; 2006 CF 198; Szebenyi c. Canada, [2007] 1 R.C.F. 527; 2006 CF 602; conf. par 2007 CAF 118; autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée [2007] C.S.C.R. n° 232 (QL); Cooper c. Hobart, [2001] 3 R.C.S. 537; 2001 CSC 79; Syl Apps Secure Treatment Centre c. B.D., [2007] 3 R.C.S. 83; 2007 CSC 38; Ministre de l’Emploi et de l’Immigration et al. c. Jiminez-Perez et al., [1984] 2 R.C.S. 565; Premakumaran c. Canada, 2005 CF 113; conf. par [2007] 2 R.C.F. 191; 2006 CAF 213; autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée [2006] 2 R.C.S. xi; Brewer Bros. c. Canada (Procureur général), [1992] 1 C.F. 25 (C.A.); Farzam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1659; Benaissa c. Canada (Procureur général), 2005 CF 1220; Canada c. Addison & Leyen Ltd., [2007] 2 R.C.S. 793; 2007 DTC 5365; 2007 CSC 33; Resurfice Corp. c. Hanke, [2007] 1 R.C.S. 333; 2007 CSC 7; Singh et autres c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177; Gosselin c. Québec (Procureur général), [2002] 4 R.C.S. 429; 2002 CSC 84; Godbout c. Longueuil (Ville), [1997] 3 R.C.S. 844; Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration); Esteban c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] 2 R.C.S. 539; 2005 CSC 51; Nouveau-Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), [1999] 3 R.C.S. 46; Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497; Auton (Tutrice à l’instance de) c. Colombie Britannique (Procureur général), [2004] 3 R.C.S. 657; 2004 CSC 78.
décisions citées :
Ayangma c. Canada, 2003 CAF 382; Robb v. St. Joseph’s Health Care Centre; Rintoul v. St. Joseph’s Health Care Centre; Farrow v. Canadian Red Cross Society (2001), 5 C.P.C. (5th) 252 (C.A. Ont.); Canada c. Tremblay, [2004] 4 R.C.F. 165; 2004 CAF 17; Edwards c. Barreau du Haut-Canada, [2001] 3 R.C.S. 562; 2001 CSC 80; Succession Odhavji c. Woodhouse, [2003] 3 R.C.S. 263; 2003 CSC 69; Childs c. Desormeaux, [2006] 1 R.C.S. 643; 2006 CSC 18; Donoghue v. Stevenson, [1932] A.C. 562 (H.L.); R. du chef du Canada c. Saskatchewan Wheat Pool, [1983] 1 R.C.S. 205; Chiarelli c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 711; Reza c. Canada, [1994] 2 R.C.S. 394; Moktari c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] 2 C.F. 341 (C.A.); Gwala c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 3 C.F. 404 (C.A.); Snell c. Farrell, [1990] 2 R.C.S. 311; (1990), 107 R.N.-B. (2) 94; R. c. Jones, [1986] 2 R.C.S. 284; Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123; R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668; R. c. Gamble, [1988] 2 R.C.S. 595; Benner c. Canada (Secrétaire d’État), [1997] 1 R.C.S. 358; Yamani c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 381; Soe c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 461; Canada (Procureur général) c. Khalil, DES-01-07 (C.F.), juge Layden-Stevenson, ordonnance en date du 11 septembre 2007.
Citoyenneté et Immigration Canada. Guide de traitement des demandes au Canada (IP). Chapitre IP 10 : Refus des cas de sécurité nationale/Traitement des demandes en vertu de l’intérêt national. Ottawa : Citoyenneté et Immigration, en ligne : http://www.cic.gc.ca/français/ ressources/guides/ip/ip10f.pdf
Nations Unies. Comité des droits de l’homme. Observation générale n° 27 : Liberté de circulation (art. 12), Doc. N.-U. CCPR/C/21/Rev.1/Add. 9, Observation générale n° 27, 2 novembre 1999.
ACTION en dommages-intérêts découlant de la lenteur de la défenderesse à traiter les demandes de résidence permanente des demandeurs en raison de l’interdiction de territoire de la demanderesse principale en vertu de l’alinéa 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Action rejetée.
Barbara L. Jackman et Leigh Salsberg pour les demandeurs.
I. John Loncar, Lois Knepflar, Marina Stefanovic, Amy Lambiris, Tamrat Gebeyehu, Janet Chisholm et Ladan Mojaddad Shahrooz pour la défenderesse.
Jackman & Associates, Toronto, pour les demandeurs.
Le sous-procureur général du Canada pour la défenderesse.
[1] La juge Layden-Stevenson : La présente affaire concerne la lenteur du traitement de demandes de résidence permanente au Canada. Quand la décision relative à leurs demandes fut reportée, les demandeurs ont engagé des poursuites.
[2] Nawal Haj Khalil est la demanderesse principale. Elle est la mère des demandeurs Anmar El Hassen et Acil El Hassen. Née en Syrie, elle est âgée de 57 ans et elle est une Palestinienne apatride. Son mari, Riyad El Hassen, habite à Gaza. Mme Haj Khalil est une réfugiée au sens de la Convention.
[3] Anmar El Hassen, âgé de 23 ans, est le fils de Mme Haj Khalil. Titulaire d’un diplôme universitaire, il entre à la faculté de médecine de Dubaï ce semestre‑ci. Il a obtenu le statut de résident permanent au Canada le 2 février 2007.
[4] Acil El Hassen, âgée de 18 ans, est la fille de Mme Haj Khalil. Elle a obtenu un diplôme d’études secondaires en 2007 et elle entre à l’université cet automne. Elle a obtenu le statut de résidente permanente au Canada le 21 décembre 2006.
[5] Dans cette action, les demandeurs prétendent que la lenteur de la défenderesse à traiter leurs demandes de résidence permanente leur a causé un préjudice pour lequel ils demandent des dommages‑intérêts. Ils affirment que leur droit à des dommages‑intérêts résulte de la négligence de la défenderesse et de l’atteinte aux droits que leur garantissent les articles 7 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.‑U.) [L.R.C. (1985), appendice II, n° 44] (la Charte). Pour cette atteinte à leurs droits, ils demandent réparation en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte.
[6] Plus précisément, Mme Haj Khalil réclame des dommages‑intérêts pour : détresse psychologique (dépression), préjudice économique, perte des conseils, des soins et de la compagnie de son mari, ce à quoi s’ajoutent des dommages‑intérêts punitifs. Anmar et Acil demandent réparation pour perte des conseils, des soins et de la compagnie de leur père, ainsi que des dommages‑intérêts punitifs. Anmar demande également des dommages‑intérêts spéciaux non précisés, pour la perte d’un emploi d’été.
[7] Se fondant sur les articles 2 et 15 de la Charte, les demandeurs sollicitent aussi un jugement déclaratoire disant qu’en application du paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 [annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]], l’alinéa 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR) est inconstitutionnel, et donc inopérant.
[8] J’arrive à la conclusion que l’action des demandeurs doit être rejetée. Ils ont établi qu’il y a eu un retard excessif et déraisonnable dans le traitement de leurs demandes de résidence permanente, mais la lenteur à agir n’est pas en soi une cause d’action.
[9] Il n’y a pas, entre les demandeurs et la défenderesse, une proximité suffisante propre à fonder une obligation de diligence relevant du droit privé. En outre, des raisons incontournables de bonne politique militent contre l’imposition d’une telle obligation. Même s’il en était autrement, le lien de causalité n’a pas été établi. Par conséquent, les demandeurs ne peuvent obtenir gain de cause en raison de la négligence.
[10] Les demandeurs n’ont pas établi que leur droit à la liberté, garanti par l’article 7 de la Charte, entre en jeu dans la présente affaire. Le droit à la sécurité de la personne, garanti par l’article 7, n’entre pas en jeu parce que le prétendu préjudice n’a pas l’État pour origine. L’argument de la demanderesse principale selon lequel il a été porté atteinte à ses droits à l’égalité garantis par l’article 15 de la Charte n’a pas été véritablement développé. Par conséquent, il m’est impossible de l’étudier.
[11] Les demandeurs contestent la constitutionnalité de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR, affirmant que cette disposition contrevient à l’article 2 de la Charte, mais cette question a été résolue d’une manière décisive par la Cour suprême du Canada. La contestation fondée sur l’article 15 de la Charte échoue parce que la demanderesse principale n’a pas prouvé qu’un traitement différent lui a été appliqué en raison de son statut de Palestinienne apatride. L’affirmation selon laquelle la disposition est inconstitutionnelle parce que le recours prévu par le paragraphe 34(2) de la LIPR est illusoire n’est pas fondée parce qu’elle équivaut à contester la manière dont la loi est appliquée plutôt que la validité de la loi elle‑même. Aucune décision n’a été prise concernant la demanderesse principale au titre du paragraphe 34(2). Si la décision est défavorable, la demanderesse pourra solliciter le contrôle judiciaire de cette décision en invoquant l’inconstitutionnalité de l’application de cette disposition.
Observations préliminaires
[12] L’examen que j’ai fait des points soulevés dans cette action est détaillé. Il importe de noter d’emblée que le bien‑fondé de l’admissibilité (ou de l’interdiction de territoire) de Mme Haj Khalil au Canada, ou son droit à une dispense ministérielle (si elle est déclarée interdite de territoire), n’est pas en cause ici. Par conséquent, mes commentaires ne doivent pas être considérés comme l’expression d’une opinion sur ces aspects.
[13] La table des matières ci‑après indique les sujets étudiés dans les présents motifs, ainsi que l’endroit où ils sont traités.
TABLE DES MATIÈRES
Numéro de paragraphe
1. Le contexte légal.................................................. 14
2. La chronologie .................................................. 25
3. Le protocole ministériel ..................................... 35
4. La preuve .............................................................. 48
5. La lenteur de CIC à agir.................................. 72
i) Étape un ................................................................. 74
ii) Étape deux .......................................................... 100
6. Les questions en litige ................................. 126
i) La question préliminaire – Les principes énoncés
dans les arrêts Grenier et Prentice signifient-ils
que l’action des demandeurs est irrecevable ? 127
a) le principe de la chose jugée ................ 133
b) l’arrêt Grenier............................................ 137
ii) La présumée négligence ............................... 154
a) l’obligation de diligence ...................... 170
b) le lien de causalité................................... 209
iii) L’article 7 de la Charte ............................... 258
a) le droit à la liberté ................................. 263
b) le droit à la sécurité de la personne 285
iv) L’article 15 de la Charte.............................. 296
v) La constitutionnalité de l’alinéa 34(1)f) de la
LIPR ...................................................................... 300
a) l’article 2 de la Charte .......................... 301
b) l’article 15 de la Charte......................... 312
c) le paragraphe 34(2) de la LIPR ............... 330
7 Questions diverses ............................................... 348
8. Les dépens ................................................................. 351
[14] Le contexte légal qui sous‑tend la présente affaire est important. Mme Haj Khalil a été déclarée réfugiée au sens de la Convention, en application des dispositions de la Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I‑2 (l’ancienne Loi). Sa demande de résidence permanente a été présentée en vertu de l’ancienne Loi. Le 28 juin 2002, la LIPR entrait en vigueur. En application de l’article 190 de la LIPR, la demande de résidence permanente présentée par Mme Haj Khalil devait, après le 28 juin 2002, être étudiée d’après les dispositions de la LIPR.
[15] La LIPR a entraîné plusieurs changements sous de nombreux aspects, mais le fond des dispositions légales intéressant la demande de résidence permanente de Mme Haj Khalil reste le même que dans l’ancienne Loi. Je me propose donc de n’invoquer que les dispositions figurant dans la LIPR. Le texte intégral de toutes les dispositions légales mentionnées dans les présents motifs apparaît à l’annexe A.
[16] Sauf une exception qui n’intéresse pas la présente affaire, le paragraphe 21(2) de la LIPR prévoit qu’un réfugié au sens de la Convention qui sollicite le statut de résident permanent devient résident permanent si la demande a été présentée en conformité avec les règlements (dans un délai de 180 jours après la décision reconnaissant le statut de réfugié) et si le réfugié n’est pas interdit de territoire pour l’un des motifs mentionnés aux articles 34 ou 35, au paragraphe 36(1) ou aux articles 37 ou 38 de la LIPR. L’article 34 est la disposition qui nous intéresse ici.
[17] Le paragraphe 34(1) de la LIPR énonce les conditions de l’interdiction de territoire pour « raison de sécurité ». S’agissant de Mme Haj Khalil, les dispositions qui nous intéressent sont les alinéas 34(1)c) et f). Ces alinéas, pris comme un tout, prévoient qu’un résident permanent ou un étranger est interdit de territoire pour raison de sécurité s’il est membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle se livre, s’est livrée ou se livrera au terrorisme.
[18] Une conclusion d’interdiction de territoire peut être surmontée si la personne en cause convainc le ministre que sa présence au Canada ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national. C’est ce que l’on appelle la « dispense ministérielle » ou « dérogation ministérielle ». Cette procédure est prévue par le paragraphe 34(2). Les expressions « dispense ministérielle » et « dérogation ministérielle » sont utilisées indistinctement dans les présents motifs. La LIPR autorise le ministre à déléguer ses pouvoirs à une autre personne (qui agira en son nom), mais le ministre ne peut pas déléguer le pouvoir qui lui est conféré par le paragraphe 34(2). Le pouvoir de dispense ministérielle n’est pas susceptible de délégation.
[19] Selon le paragraphe 44(1) de la LIPR, lorsqu’un agent d’immigration conclut qu’un résident permanent ou un étranger est interdit de territoire, il peut établir un rapport sur l’interdiction de territoire. Ce rapport sera transmis au ministre. Si, de l’avis du ministre, le rapport est bien fondé, alors, en application du paragraphe 44(2), le dossier peut être déféré à la Section de l’immigration pour enquête. Sauf dans le cas d’un réfugié au sens de la Convention, l’enquête en question peut déboucher sur une mesure de renvoi. Les obligations internationales du Canada aux termes de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6] (entrée en vigueur le 22 avril 1954) (la Convention sur les réfugiés), oblige le Canada à respecter le principe de non‑refoulement. L’article 115 de la LIPR interdit le renvoi d’un réfugié au sens de la Convention dans un pays où il risque la persécution pour l’un des motifs énoncés dans la Convention sur les réfugiés, ou bien la torture ou des traitements ou peines cruels et inusités. Une exception est prévue dans les cas où l’intéressé est déclaré constituer un danger pour la sécurité du Canada. Le débat portant sur cette disposition n’intéresse pas la présente affaire, puisque l’on n’estime pas que Mme Haj Khalil constitue un danger pour la sécurité du Canada.
[20] L’un des changements importants dans la LIPR est le transfert de certains pouvoirs du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (traditionnellement chargé de l’application de la Loi) au ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile. Selon le paragraphe 4(2) [mod. par L.C. 2005, ch. 38, art. 118] de la LIPR, le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile est chargé de l’application de la LIPR en ce qui concerne : a) le contrôle des personnes aux points d’entrée, b) les mesures d’exécution de la LIPR, notamment en matière d’arrestation, de détention et de renvoi, c) l’établissement des orientations en matière d’exécution de la LIPR et d’interdiction de territoire pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux ou pour activités de criminalité organisée, d) la prise des décisions au titre des paragraphes 34(2), 35(2) ou 37(2) de la LIPR.
[21] Ce changement résultait de la création, par le premier ministre, en décembre 2003, du ministère appelé Sécurité publique et Protection civile Canada (SPPCC). La structure de SPPCC est complexe. Aux fins qui nous intéressent, qu’il suffise de dire que SPPCC est un ministère‑cadre formé de plusieurs composants. En même temps que SPPCC, on a établi l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC), qui fait partie de SPPCC. La Section de l’examen sécuritaire (je parlerai plus en détail plus loin de cette section) de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) a été transférée à l’ASFC, pour devenir la Division de la lutte contre le terrorisme de l’ASFC. Par la suite, la LIPR a été modifiée de manière à confier au ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile la responsabilité des sections susmentionnées. J’observe en passant que l’appellation de ce ministère a récemment été changée pour Sécurité publique Canada. Étant donné que la nouvelle appellation est moins encombrante, j’appellerai désormais ce ministère le ministère de la Sécurité publique (MSP).
[22] Ainsi, alors que, selon l’ancienne Loi, le cas de Mme Haj Khalil (tel qu’il a évolué) aurait relevé du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, il tombe aujourd’hui sous la responsabilité à la fois du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration et du ministre de la Sécurité publique.
[23] Le paragraphe 95(2) de la LIPR prévoit qu’un réfugié au sens de la Convention est une personne protégée. Une personne protégée qui est déclarée interdite de territoire peut solliciter le contrôle judiciaire de cette décision devant la Cour fédérale. L’article 72 [mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 194] autorise le contrôle judiciaire de toute mesure prise en vertu de la LIPR, avec l’autorisation de la Cour.
[24] La Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F‑7 [art. 1 (mod., idem, art. 14)], plus précisément son article 18 [mod. par L.C. 1990, ch. 8, art. 4; 2002, ch. 8, art. 26], énumère les mesures de redressement possibles dans une demande de contrôle judiciaire. Ce sont : l’injonction, les brefs de certiorari, de mandamus, de prohibition ou de quo warranto, et le jugement déclaratoire. Le contrôle judiciaire d’une mesure prise en vertu de la LIPR est subordonné aux délais prévus par l’article 72 de la LIPR, et le juge doit statuer à bref délai et selon la procédure sommaire. L’alinéa 74d) dispose que le jugement consécutif au contrôle judiciaire n’est susceptible d’appel en Cour d’appel fédérale que si le juge certifie que l’affaire soulève une question grave de portée générale et énonce celle‑ci.
2. La chronologie
[25] Mme Haj Khalil et ses enfants sont arrivés au Canada, depuis les États‑Unis, en mars 1994. Dès leur arrivée, Mme Haj Khalil a demandé l’asile. En avril, elle a été déclarée recevable à présenter une demande d’asile. L’audience (pour déterminer si elle était une réfugiée au sens de la Convention) a nécessité deux jours, en octobre et décembre 1994. Elle et ses enfants ont obtenu le statut de réfugiés le 21 décembre 1994. En janvier 1995, Mme Haj Khalil a demandé la résidence permanente, en incluant dans sa demande ses enfants et son mari en tant que personnes à charge. Sa demande a été provisoirement approuvée peu de temps après. Des mesures de vérification concernant Mme Haj Khalil et son « mari à charge à l’étranger » ont été requises le 11 janvier 1995.
[26] En avril 1996, Mme Haj Khalil a reçu un avis de convocation la priant de se présenter pour une entrevue en mai. L’entrevue a eu lieu, comme prévu, entre Mme Haj Khalil et un représentant du Service canadien du renseignement de sécurité (le SCRS). Le SCRS a rédigé un rapport portant la date du 31 juillet 1997. Ce rapport a été transmis à la Section de l’examen sécuritaire de CIC, qui a procédé à des enquêtes complémentaires. Un rapport d’examen sécuritaire a été rédigé, puis envoyé au bureau régional de CIC à Toronto, pour transmission au bureau local de CIC à Windsor. En juin 1998, le dossier fut assigné à Kelly White, agente principale d’immigration à Windsor.
[27] Mme White a interviewé Mme Haj Khalil en novembre 1998, puis rédigé un rapport (le rapport de Mme White) concernant l’interdiction de territoire de Mme Haj Khalil. Le rapport de Mme White a été envoyé à la Section de l’examen sécuritaire de CIC en février 1999. En août 1999, la Section de l’examen sécuritaire avait examiné et approuvé le rapport de Mme White. En novembre 1999, Mme White a rédigé un projet de lettre de refus en réponse à la demande de Mme Haj Khalil et l’a envoyé à la Section de l’examen sécuritaire de CIC. La lettre de Mme White a été approuvée, sous réserve de modifications mineures, en janvier 2000. Environ un mois plus tard, Mme Haj Khalil recevait avis du refus.
[28] En mars 2000, Mme Haj Khalil a présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision d’interdiction de territoire. Invoquant divers moyens, dont la non‑conformité à la Charte, elle priait la Cour d’annuler la décision et de rendre une ordonnance de mandamus. L’autorisation lui a été accordée, et l’audition de l’affaire a été fixée au 15 mai 2001. Pour des raisons qui n’apparaissent pas dans le dossier, la date fut reportée deux fois, sans doute à la demande du ministre. En juillet 2001, le ministre a consenti à la demande de contrôle judiciaire et, en octobre, il a présenté en vertu de la règle 369 des Règles de la Cour fédérale (1998), DORS/98‑106 [maintenant les Règles des Cours fédérales, règle 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 2)], une requête en jugement sommaire. Mme Haj Khalil s’est opposée à la requête et a demandé que l’affaire soit soumise à audition en janvier 2002. Par ordonnance en date du 16 novembre 2001 [2001 CFPI 1266], le juge Gibson a accordé la demande de contrôle judiciaire, annulé la conclusion d’interdiction de territoire et renvoyé l’affaire pour nouvelle décision fondée sur une « information de source ouverte ». Il a rejeté la demande d’audition présentée par Mme Haj Khalil, parce que l’instance était devenue théorique.
[29] Peu après, l’avocat de Mme Haj Khalil a écrit à l’avocat de CIC pour le prier de faire en sorte que la nouvelle décision portant sur l’admissibilité de sa cliente soit prise dans un délai de deux semaines. L’avocat de CIC lui a répondu que le délai de deux semaines était impossible à tenir, mais que le dossier serait traité avec célérité.
[30] En mars 2002, Mme Haj Khalil a été interviewée par John Swizawski, agent principal d’immigration à Windsor. L’avocat de Mme Haj Khalil a demandé explicitement que, si sa cliente était déclarée interdite de territoire, elle puisse bénéficier d’une dispense ministérielle. M. Swizawski a conclu que Mme Haj Khalil était interdite de territoire. Il a présenté son rapport (le rapport de M. Swizawski) à la Section de l’examen sécuritaire de CIC à l’été de 2002. Mme Haj Khalil n’a pas reçu le rapport de M. Swizawski, mais elle a eu connaissance de son existence et en a obtenu un exemplaire à la faveur du processus de divulgation lié à la présente procédure.
[31] En octobre 2002, Roseanne Da Costa, analyste à la Section de l’examen sécuritaire de CIC, a rédigé une note de service dans laquelle elle recommandait que la dérogation ministérielle soit refusée. Cette note a été transmise au directeur de la Section de l’examen sécuritaire, mais elle ne s’est pas rendue jusqu’au ministre parce que l’examen des dossiers de cette nature avait été suspendu jusqu’à révision du mécanisme des dérogations ministérielles et la modification du contenu des notes de service s’y rapportant. En mai 2003, le Ministère a pris la décision de « mettre en sommeil » 120 dossiers de demandes de dérogation ministérielle jusqu’à ce que la Section de l’examen sécuritaire de CIC liquide son arriéré. L’arriéré comprenait plus de 1 000 dossiers (600 pour lesquels l’information était insuffisante et ne permettait pas de conclure à des interdictions de territoire et 400 autres pour lesquels la Section de l’examen sécuritaire de CIC envisageait de recommander l’interdiction de territoire).
[32] En octobre 2003, la Section de l’examen sécuritaire de CIC a informé Mme Haj Khalil que son dossier avait été soumis au ministre, alors que ce n’était pas le cas. En novembre de cette année‑là, l’analyste Lara Oldford rédigea une autre note de service, dans laquelle elle recommandait que la dérogation ministérielle soit refusée. Comme je l’ai dit plus haut, la Section de l’examen sécuritaire de CIC est devenue en décembre 2003 la Division de la lutte contre le terrorisme, au sein de la nouvelle ASFC.
[33] Les demandeurs ont déposé leur déclaration en novembre 2003. Un mois plus tard, la Couronne défenderesse présentait une requête en radiation de l’action. La protonotaire Milczynski a rejeté la requête. Le 19 mai 2004 [2004 CF 732], la juge Heneghan a rejeté l’appel formé par la Couronne contre l’ordonnance de la protonotaire Milczynski. Les demandeurs ont déposé une déclaration modifiée moins d’un mois après l’ordonnance de la juge Heneghan.
[34] En juin 2004, l’analyste Lara (Oldford) Armit a rédigé une nouvelle note de service dans laquelle elle recommandait que soit refusée la dérogation ministérielle. Mme Haj Khalil a reçu communication en janvier 2006 de cette « recommandation de l’ASFC ». Elle a répondu à cette recommandation par ses observations. L’échange de correspondance entre l’ASFC et Mme Haj Khalil s’est poursuivi durant une autre année. Vu le laps de temps qui s’était écoulé depuis le rapport de M. Swizawski, la Division de la lutte contre le terrorisme de l’ASFC a recommandé que soit rédigée une nouvelle décision sur l’admissibilité de Mme Haj Khalil. Celle‑ci a reçu un avis de convocation la priant de se présenter à une entrevue en mars 2007. La décision défavorable qui en a résulté a été annulée parce que l’agent d’immigration n’avait pas tenu compte des observations présentées par Mme Haj Khalil en réplique. À la fin du procès, la décision concernant l’admissibilité de Mme Haj Khalil était encore en suspens, de même que sa demande de dérogation ministérielle.
3. Le protocole ministériel
[35] Il importe de bien saisir la chronologie des événements dans le contexte de l’administration de CIC. La composition et la structure des ministères évoluent avec le temps. Ce fut le cas ici. Pour bien évaluer les lenteurs administratives alléguées par Mme Haj Khalil, il faut comprendre la nature de la Section de l’examen sécuritaire de CIC, ainsi que ses rapports avec les autres sections de CIC et avec les autres ministères. Dans le compte rendu que je fais des politiques et pratiques du Ministère, je me suis fondée sur les témoignages de Ian Taylor, Kathleen O’Brien et Louis Dumas. J’ai omis le détail pour privilégier une vue d’ensemble. Le contexte est en partie générique, mais je parle essentiellement des dossiers d’admissibilité où il apparaît que le candidat à la résidence permanente a été membre d’une organisation qui s’est livrée au terrorisme.
[36] Durant la décennie 1980, la Section de l’examen sécuritaire de CIC s’occupait principalement de contre‑espionnage et de contre‑surveillance dans le sillage des activités du Bloc soviétique. En 1985, la Section de l’examen sécuritaire comprenait six personnes. À la fin de la décennie 1980, elle est devenue partie intégrante de la Direction générale de l’exécution de la loi de CIC et, en 1991, elle était transférée à la Direction générale du règlement des cas de CIC. Durant la décennie 1990, époque de la chute du Bloc soviétique et de l’afflux de réfugiés demandant l’asile au Canada, la Section de l’examen sécuritaire a réorienté son centre d’intérêt et accordé davantage d’importance à la lutte contre le terrorisme. Elle se composait de dix personnes et avait pour mission de traiter les dossiers touchant l’examen sécuritaire, tout comme les dossiers en matière de crimes de guerre.
[37] Les demandes de résidence permanente étaient envoyées d’abord au Centre de traitement des demandes (CTD), à Vegreville (Alberta), et, de là, aux autres ministères et organismes compétents. Les vérifications sécuritaires étaient effectuées par le SCRS, dont les mémoires en la matière, une fois complétés, étaient transmis à la Section de l’examen sécuritaire de CIC. La Section ne considérait pas comme déterminante la teneur des mémoires du SCRS en matière de vérifications sécuritaires. Un analyste avait pour tâche de revoir chaque dossier plus en détail et de soumettre une recommandation à l’examen du directeur de la Section. Après que le directeur avait approuvé et signé la recommandation, la note de la Section de l’examen sécuritaire était envoyée, en même temps que le mémoire du SCRS et l’information sur l’organisation « terroriste » en cause, au bureau local de CIC, via le bureau régional de CIC.
[38] Un agent d’immigration du bureau local de CIC était chargé à la fois de rendre une décision en matière d’admissibilité et de recommander ou non une dérogation ministérielle (recommandation qui n’était faite que si l’intéressé était déclaré interdit de territoire). Le rapport de l’agent d’immigration était subordonné à l’assentiment du surveillant du bureau local de CIC. Après que le surveillant avait donné son assentiment, le rapport de l’agent d’immigration était transmis à la Section de l’examen sécuritaire, où un analyste étudiait la pertinence d’une dispense ministérielle. À l’époque, les rapports concernant les décisions d’interdiction de territoire n’étaient communiqués aux candidats qu’après la conclusion du processus de dérogation ministérielle. Si la Section de l’examen sécuritaire de CIC recommandait une dérogation, les documents requis remontaient la voie hiérarchique jusqu’au ministre, pour décision. En conséquence, certains candidats n’étaient jamais informés qu’ils avaient été déclarés interdits de territoire, parce que la résidence permanente leur était accordée à la faveur du processus de dispense ministérielle.
[39] Les candidats pour lesquels on ne recommandait pas une dérogation ministérielle se voyaient remettre le rapport de l’agent d’immigration renfermant la conclusion d’interdiction de territoire et la recommandation au sujet de la dérogation ministérielle. À l’époque, sauf demande spécifique de dérogation ministérielle présentée à la date de la demande (de résidence permanente), seuls les cas où l’on recommandait une dérogation ministérielle remontaient la voie hiérarchique. Les décisions en matière d’admissibilité étaient prises par un agent d’immigration du bureau local de CIC, mais la Section de l’examen sécuritaire n’était pas liée par la recommandation de l’agent d’immigration concernant la dérogation ministérielle. La règle empirique voulait que les personnes qui méritaient une dérogation étaient celles qui ne présentaient pas d’antécédents personnels d’actes de violence (et ne pouvaient donc être considérées comme de véritables terroristes) et qui généralement avaient séjourné au Canada entre trois et cinq ans au moins (afin de permettre une évaluation informée de tout risque lié à la sécurité). Les dossiers des personnes pour lesquelles on ne recommandait pas une dérogation ministérielle, mais dont on croyait qu’elles pourraient mériter plus tard une telle dérogation, portaient la mention « à rappeler » à une date future.
[40] Les événements du 11 septembre 2001 et le cas Ahmed Ressam ont conduit l’administration publique à modifier son approche en matière d’admissibilité et de vérification. En novembre 2001, le principe des vérifications préalables était adopté. Contrairement à l’ancienne méthode selon laquelle les individus étaient soumis à des vérifications après avoir déposé leurs demandes de résidence permanente, la nouvelle méthode permettait aux agents d’immigration de repérer au premier point d’entrée les personnes susceptibles d’être frappées d’interdiction de territoire.
[41] En outre, le protocole entourant le processus de dispense ministérielle est devenu un peu plus structuré. En l’absence d’une demande spécifique de dérogation, les candidats interdits de territoire se voyaient refuser la résidence permanente par l’agent d’immigration. Plus exactement, la Section de l’examen sécuritaire de CIC ne désignait plus de manière unilatérale les candidats susceptibles de justifier une dispense ministérielle. Cependant, la Section de l’examen sécuritaire recommandait aux agents locaux d’immigration, lorsqu’ils s’apercevaient qu’une demande contenait « une requête indirecte » de dérogation ministérielle, de renvoyer l’affaire à la Section comme pour une requête directe.
[42] Les agents d’immigration n’étaient pas tenus d’informer les candidats de l’existence du processus de dérogation ministérielle. Les dossiers transmis pour évaluation d’une possible dispense ministérielle remontaient la voie hiérarchique. La pratique — selon laquelle les conclusions d’interdiction de territoire et les rapports des agents d’immigration n’étaient communiqués aux candidats qu’après évaluation de leurs requêtes en dispense ministérielle, et alors uniquement si les décisions en la matière étaient défavorables — restait la même. Je ferais aussi observer que, selon la politique ministérielle, les candidats qui souhaitaient obtenir les rapports d’interdiction de territoire les concernant pouvaient le faire au moyen d’une « demande officielle de communication de renseignements personnels ».
[43] En mars 2002, CIC a établi la Direction générale du renseignement. Cette direction générale comprenait la Section de l’examen sécuritaire, la Section du crime organisé, la Section des crimes de guerre, la Division de la coordination du renseignement et de la recherche, ainsi que le domaine « plus traditionnel » du renseignement (examen des tendances et analyse des arrivées pour lesquelles les pièces justificatives sont insuffisantes). À l’époque, la note résumant la recommandation d’un analyste était acheminée selon une voie hiérarchique qui comprenait le directeur, le directeur principal, le directeur général, le sous‑ministre adjoint, les services exécutifs du ministre, le sous‑ministre, le chef de cabinet du ministre et finalement le ministre.
[44] Également durant cette période, les « pressions à la frontière » et les événements du 11 septembre avaient accentué l’intérêt porté à la sécurité nationale. En 2002, la Section de l’examen sécuritaire employait 20 personnes. Après la mise sur pied de la Direction générale du renseignement (le dossier ne dit pas précisément à quelle date), le cabinet du ministre a émis une directive concernant la nécessité d’uniformiser la présentation des notes relatives à la dispense ministérielle qui émanaient de trois des unités formant la Direction générale du renseignement de CIC (la Section de l’examen sécuritaire, la Section du crime organisé et la Section des crimes de guerre). En conséquence de la directive, un réexamen a eu lieu. Comme je l’ai dit plus haut, durant ce réexamen, les notes adressées au ministre qui concernaient les dispenses ministérielles furent mises en sommeil.
[45] En mai 2003, la Direction générale du renseignement de CIC comptait entre 20 et 25 employés. En décembre de la même année, la Direction générale du renseignement fut transférée à l’ASFC. Elle devenait donc partie d’une organisation plus grande, investie d’un mandat plus étendu, à savoir le renseignement en matière d’immigration, les mesures d’exécution en matière d’immigration, Douanes Canada et d’autres activités frontalières. En conséquence de ce changement, la Section de l’examen sécuritaire relevait désormais du ministre de la Sécurité publique. De mai 2003 jusqu’à mai 2004 environ, de nouvelles lignes directrices concernant le traitement des demandes de dispense ministérielle furent élaborées et intégrées au Guide de traitement des demandes au Canada (IP) (chapitre IP 10 [« Refus des cas de sécurité nationale/traitement des demandes en vertu de l’intérêt national »]).
[46] Même si elles ne sont devenues « officielles » qu’en février 2005, les lignes directrices IP 10 furent appliquées sous leur forme d’avant‑projet. Elles établissaient un nouveau mécanisme de divulgation dans lequel les notes rédigées par les analystes de la sécurité à propos des demandes de dérogation ministérielle étaient communiquées aux candidats avant que les dossiers ne soient soumis à l’examen du ministre. En outre, les lignes directrices IP 10 dissuadaient les agents d’immigration de faire des recommandations en matière de dérogation ministérielle. Les agents d’immigration devaient désormais statuer sur l’admissibilité des candidats et transmettre leurs arguments en matière de dispense ministérielle à la Section de l’examen sécuritaire, où des analystes se chargeraient de soumettre des recommandations au ministre. La voie hiérarchique avait considérablement évolué, et la meilleure description qui en soit donnée apparaît dans le diagramme joint aux présents motifs comme annexe B (pièce D‑113).
[47] Au début de 2005, la Section de l’examen sécuritaire fut rebaptisée Division de la lutte contre le terrorisme, au sein de l’ASFC. Le directeur de la Section de l’examen sécuritaire était désormais directeur général adjoint de la lutte contre le terrorisme. L’unité conservait la responsabilité des aspects intéressant l’espionnage et la subversion, mais elle était, et est encore, fortement axée sur « l’appartenance aux groupes terroristes ».
4. La preuve
[48] Vingt et un témoins ont témoigné au procès. Je n’entends pas reproduire ici leurs témoignages. Ils seront plutôt examinés, au besoin, dans mon analyse des questions en litige. Mme Haj Khalil a longuement témoigné. Le sommaire qui suit donne de la preuve l’aperçu général requis pour une compréhension des questions en litige dans la présente action. Le témoignage de Mme Haj Khalil sera également invoqué ailleurs, au besoin. Les témoignages d’Anmar et d’Acil El Hassen seront invoqués ici, et dans l’examen que je ferai de questions spécifiques. Malheureusement, M. Riyad El Hassen n’a pas témoigné. Nombre des questions entourant ses intentions et ses actes restent donc sans réponse, sauf ce que peut en dire Mme Haj Khalil.
[49] Mme Haj Khalil a grandi en Syrie. En 1978, durant sa troisième année d’université (faculté de génie), à la suite d’un référendum portant sur la réélection du président Hafez Assad, elle fut arrêtée par le service syrien du renseignement en rapport avec la distribution de tracts. Elle était soupçonnée d’être membre du Parti communiste syrien et membre du bureau politique du Parti communiste. Elle a été détenue, battue et torturée durant quatre mois. Elle fut très souvent interrogée sur les liens de son fiancé avec le Parti communiste, le bureau politique et le Fatah. Elle fut finalement relâchée après que son père eut versé un pot‑de‑vin à ses gardiens.
[50] Après sa libération, elle a rejoint son fiancé, M. El Hassen, au Liban. Ils se sont mariés en juillet 1978 à Beyrouth. Pour ce qui est de sa situation d’emploi au Liban, les souvenirs de Mme Haj Khalil au procès ont été un peu confus (transcription, aux pages 270 et 271). Cependant, la demande d’aveux et la réponse montrent qu’à la fin de 1978, Mme Haj Khalil a commencé à écrire de petits articles sur les affaires locales pour les journaux de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) à Beyrouth. Son mari écrivait déjà pour des organes d’information de l’OLP, à savoir Al‑Quaeda (la base) et Sout Falestine (la voix de la Palestine). Le 1er juin 1979, Mme Haj Khalil et son mari entreprenaient de se consacrer à l’écriture à temps plein pour la Filastin al Thawra (Palestine, la Révolution).
[51] La Filastin al Thawra (FAT) était la publication officielle de l’OLP. Elle comprenait un quotidien et une revue hebdomadaire. Le couple a écrit pour la FAT au Liban de 1979 à 1982. Mme Haj Khalil utilisait le pseudonyme « Amal Ghanem », tant pour l’écriture qu’à d’autres fins. Elle était connue sous le nom de Amal Ghanem. Elle a témoigné que sa fonction consistait à rendre compte d’événements ou de nouvelles. Elle devait condenser l’information qui lui était communiquée. Il n’y avait aucune place pour l’expression d’opinions personnelles. Parfois, elle se livrait à une analyse des événements, mais ce devait être à l’intérieur des limites fixées par le rédacteur en chef de la FAT.
[52] En 1982, ils durent quitter le Liban. M. El Hassen est parti pour la Tunisie et Mme Haj Khalil est retournée en Syrie, où elle est restée durant un mois avant de rejoindre son mari en Tunisie. Les enfants du couple sont nés en Tunisie. Durant leur séjour dans ce pays, Mme Haj Khalil a continué de faire le même travail pour le magazine FAT. À l’époque, elle écrivait environ un article par semaine. Lorsqu’elle était au Liban et en Tunisie, elle est retournée en Syrie pour rendre visite à ses parents. Pour s’y rendre à partir du Liban, elle empruntait la carte d’identité d’une amie et traversait la frontière. Pour s’y rendre à partir de la Tunisie, elle utilisait son titre de voyage syrien. Elle a cessé de rendre visite à ses parents en 1990 quand son beau‑père a reçu pour elle une « sommation à comparaître » qui la priait de se présenter pour interrogatoire au bureau de la sécurité à Damas, en rapport avec le fait qu’elle avait passé en contrebande, depuis la Syrie, les noms de personnes emprisonnées.
[53] En 1993, après les accords d’Oslo, Mme Haj Khalil devait retourner en Syrie. Quand elle s’y est opposée, on lui a offert un poste de rédactrice pour la FAT en Iraq. Elle a refusé cette offre et elle a été licenciée. La famille a demandé des visas de visiteurs pour les États‑Unis. La demande de M. El Hassen a été refusée. Mme Haj Khalil et les enfants sont partis pour les États‑Unis, puis se sont rendus au Canada. Lorsqu’ils sont arrivés au Canada et ont présenté les demandes d’asile, sa demande a été évaluée en rapport avec la persécution en Syrie.
[54] Dans son formulaire de renseignements personnels (FRP), et lors de l’audience relative à sa demande d’asile, Mme Haj Khalil a décrit la torture qu’elle avait subie durant sa détention en Syrie. Elle a aussi invoqué la [traduction] « critique constante » qu’elle faisait dans ses écrits [traduction] « à propos des Syriens au Liban et, à mesure que le désaccord entre le Fatah de l’OLP et le gouvernement syrien devenait plus profond, à propos de la Syrie elle‑même ». Elle a dit que [traduction] « s’il avait été découvert, ou s’il était jamais découvert, qu’[elle] était “Amal Ghanem”, [elle] serait emprisonnée pour une période indéfinie en Syrie ». Le paragraphe final de son FRP contient ce qui suit :
[traduction] Je crois que je ne peux pas retourner en Syrie en raison de mes expériences passées dans ce pays. J’ai également participé à un travail de collecte de renseignements en matière de droits de l’homme qui ont probablement servi à embarrasser le gouvernement syrien, compliquant ainsi davantage la situation. Et en plus, je crois que j’ai maintenant indisposé les autorités syriennes en ignorant leur sommation à comparaître et en m’abstenant de me présenter à elles, et, pour toutes ces raisons, je crois que je subirais une longue détention en Syrie, au cours de laquelle ma mort pourrait résulter soit d’actes délibérés de torture, soit des conditions et traitements infligés dans les prisons syriennes. Par ailleurs, il m’est impossible de prédire ou de savoir si mon emploi et mon appartenance au Fatah de l’OLP ont été découverts, mais je n’ai aucun doute que je serais arrêtée dès mon entrée en Syrie pour avoir quitté la Syrie avec des documents relatifs aux droits de l’homme. En tant que détenue, on ne me laisserait pas en paix tant que je n’admettrais pas mes erreurs et, sous la torture, je pourrais être amenée à révéler ma propre culpabilité en tant qu’ancienne rédactrice anti‑syrienne travaillant pour la faction de l’OLP appelée Fatah.
[55] À l’appui de ses dires, Mme Haj Khalil a produit trois articles dont elle se disait l’auteur. Comme je l’ai dit plus haut, elle a obtenu gain de cause devant la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. Elle et les enfants ont été reconnus comme réfugiés au sens de la Convention.
[56] Mme Haj Khalil a témoigné que, lorsqu’elle a demandé la résidence permanente, elle a indiqué comme personnes à charge son mari et ses enfants. Elle a nié que son mari ait dit aux fonctionnaires de l’immigration qu’il ne voulait pas venir au Canada. Elle s’est référée à son affidavit (souscrit après la première décision d’interdiction de territoire) auquel est annexée la première page de la demande de résidence permanente de son mari, une page où apparaît la date à laquelle la demande a été reçue à l’ambassade du Canada à Tel‑Aviv, en Israël. Le témoignage de Mme Haj Khalil concernant le poste actuel de son mari n’était pas clair. Elle a d’abord dit qu’elle ne croyait pas qu’il est vice‑ministre (de l’Autorité palestinienne). Après quelques échanges concernant le lien entre le rang et le salaire, elle a dit : [traduction] « Il l’est, s’il est vice‑ministre, et il est fort possible qu’il le soit, c’est le rang de cet emploi » (transcription, à la page 948). Elle a dit que, si les journaux affirment que son mari a été directeur de campagne pour le Fatah, [traduction] « cela veut dire que c’est vrai » (transcription, à la page 946).
[57] S’agissant de ses projets, Mme Haj Khalil a dit que lorsqu’elle est arrivée au Canada, elle ne parlait pas l’anglais. Elle a commencé à suivre un programme d’apprentissage de la langue, mais, lorsqu’elle a appris l’existence du Centre d’apprentissage pour adultes, où elle pouvait obtenir son diplôme d’équivalence d’études secondaires, elle a combiné les deux programmes et obtenu à l’été 1996 son diplôme d’études secondaires de l’Ontario. Elle voulait s’inscrire au Collège St. Clair pour des études de commerce, pour trouver ensuite un travail à temps partiel. Cependant, en tant que réfugiée au sens de la Convention, elle n’était pas admissible au Régime d’aide financière aux étudiants de l’Ontario (RAFEO), et elle a dit qu’elle n’a pu fréquenter cette institution. Elle a plutôt entrepris un programme au Women’s Enterprise Skills Training (WEST) de Windsor, qu’elle a décrit comme [traduction] « une école d’apprentissage de la langue, mais aussi pour le programme CLIC et des programmes informatiques » (transcription, à la page 582). Si je comprends bien, le programme WEST dispensait une formation pratique. Mme Haj Khalil a été affectée à la Banque Canadienne Impériale de Commerce, sur le chemin Walker. Elle a témoigné qu’elle a été victime de discrimination quand on lui a refusé un poste de caissière (après la fin de son programme de formation), à cause de son numéro d’assurance sociale (NAS), un numéro de la série 900, et de sa qualité de réfugiée.
[58] À la suite de cette déconvenue, elle a posé sa candidature à la Toronto School of Business, mais encore une fois n’a pu fréquenter cette institution parce qu’elle n’était pas admissible au RAFEO. Finalement, elle a suivi des cours au Collège St. Clair, cours qu’elle a achevés juste avant de quitter Windsor pour aller vivre à Ottawa. Elle a dit qu’elle avait cherché des emplois de tout genre, mais qu’on ne l’a jamais convoqué en entrevue. Elle croyait que c’était à cause de son NAS de la série 900. Elle s’est proposée comme bénévole pour diverses tâches et finalement a obtenu un emploi à temps partiel dans un cabinet d’experts‑comptables. Elle n’a pas travaillé depuis qu’elle a déménagé à Ottawa en août 2003.
[59] Mme Haj Khalil a dit que sa vie était en suspens. Se référant à son affidavit souscrit au soutien de sa demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la première décision d’interdiction de territoire, elle a dit que, chaque année, elle devait se soumettre aux formalités [traduction] « de renouvellement de l’autorisation d’étudiant, de renouvellement de la carte santé, et dernièrement de renouvellement du numéro d’assurance sociale ». Elle a affirmé qu’ [traduction] « elle trouvait à s’occuper en s’efforçant de régler toutes ces choses », et elle trouvait que cela [traduction] « monopolisait à l’excès [son] esprit ». Elle trouvait [traduction] « déshonorant de passer tout son temps à renouveler des papiers, sans qu’elle sache trop pour quelle raison ». Elle a le sentiment de ne pas avoir [traduction] « la maîtrise de [sa] propre destinée ». Elle se demandait : [traduction] « Que me réserve l’avenir? Une semaine, deux semaines, ma vie[. . .] 50 ans, 100 ans? Il est inhumain de laisser des gens dans cette situation » (transcription, aux pages 479 et 480).
[60] Interrogée sur l’effet de la séparation physique de son mari d’avec la famille, Mme Haj Khalil a répondu (transcription, aux pages 535 et 536):
[traduction] En fait, c’est dur pour nous tous, pas pour mes enfants, parce que je peux les voir grandir au Canada, et il n’importe pas qu’ils aient les papiers ou non, puisqu’ils sont canadiens. Il ne s’agit pas de papiers, il s’agit de la manière dont on a été élevé. Ils grandissent dans ce pays. Ils pensent à la manière canadienne. Leur esprit est canadien.
Regarder ses enfants grandir sans leur père, être obligée de s’occuper d’absolument tout. Absolument tout. Les emmener chez le médecin. Les emmener au laboratoire d’analyses pour un examen du sang, des analyses d’urine, ou autre chose. Les emmener à l’école, rencontrer leur instructeur [. . .] Tout cela est trop pour moi toute seule. Trop. C’est trop pour moi, parce que je ne peux compter que sur moi‑même.
[61] Elle a témoigné qu’au départ, elle communiquait par téléphone avec son mari une fois par semaine, et le plus souvent c’est elle qui appelait. Quand Acil a commencé à avoir des migraines, Mme Haj Khalil et son mari ont décidé que c’est lui qui appellerait chaque matin pour réveiller Acil afin qu’elle se rende à l’école. C’est pourquoi les appels ont lieu aujourd’hui chaque jour. Mme Haj Khalil a dit que son mari [traduction] « joue un très grand rôle dans leur vie. Chaque problème que nous avons, nous lui en parlons » (transcription, à la page 538).
[62] À propos de son état de santé, Mme Haj Khalil n’a pu dire à quel moment elle est tombée en dépression. Elle a dit [traduction] « peut‑être il y a six ans, peut‑être sept, peut‑être cinq » (transcription, à la page 657). Elle a consulté un psychiatre, le Dr Ross, à Windsor, en 2001 ou 2002. Elle a invoqué le suicide avec son psychiatre d’Ottawa, le Dr Dimmock, mais elle a dit qu’elle ne passera pas aux actes parce qu’elle croit que ses enfants ont encore besoin d’elle. Elle ne voulait pas prendre des médicaments parce que c’était inutile. Elle sentait qu’elle avait besoin de conseils, mais le Régime d’assurance‑maladie de l’Ontario (RAMO) ne rembourse pas les honoraires des psychologues. Elle a dit qu’on avait diagnostiqué chez elle une fibromyalgie. Elle pensait que sa fibromyalgie et son arthrite étaient le résultat de son stress et de sa dépression. Elle ne croyait pas qu’il existait un traitement pour la fibromyalgie, mais les médicaments contre l’arthrite [traduction] « [lui] font du bien » (transcription, à la page 1366). Elle a dit aussi souffrir de terribles migraines, dont elle ne connaissait pas l’origine. Elle souffrait d’attaques de panique, ajoutant qu’elles survenaient à l’approche d’entrevues avec des agents d’immigration. Elle avait aussi occasionnellement des trous de mémoire.
[63] Anmar a témoigné qu’il avait eu du mal à s’adapter après son arrivée au Canada. Il se sentait différent des autres enfants. Avec le temps, il s’est rendu compte que les autres avaient un père alors que lui n’en avait pas. Comme Windsor est une ville frontalière, les excursions organisées par l’école ainsi que les activités sociales signifiaient souvent qu’il fallait traverser la frontière pour aller à Détroit. Il ne pouvait pas participer parce qu’une fois qu’il quittait le pays, il n’avait pas l’autorisation requise pour y revenir.
[64] Anmar était très impliqué dans le programme des cadets des Forces canadiennes. Il a beaucoup aimé les années où il fut cadet, sauf à deux occasions, lorsque les membres de son groupe se sont rendus aux États‑Unis à titre officiel et qu’il n’avait pu les accompagner. Il a dit aussi qu’il avait perdu une occasion d’avoir un emploi d’été parce qu’il n’était pas à l’époque résident permanent.
[65] Anmar a pu obtenir un emploi à temps partiel. Il a dit que, même s’il a pu décrocher des emplois, ce n’était pas les emplois qu’il souhaitait. Il a imputé cette difficulté à son NAS de la série 900.
[66] Anmar fut un étudiant sérieux durant son passage à l’école publique. Lorsqu’il est entré à l’université, il souhaitait devenir médecin. Après avoir assisté à des séminaires d’information, il a appris que les facultés de médecine qui l’intéressaient n’acceptaient que les candidats qui étaient citoyens canadiens ou résidents permanents. D’après lui, c’est après avoir appris cela que ses notes se sont mises à baisser (à un niveau inférieur à ce dont il était capable).
[67] Lorsqu’il est entré à l’université, Anmar n’était pas admissible au RAFEO et il a dû emprunter l’argent requis pour poursuivre ses études à son oncle maternel. Il a plus tard presque tout remboursé à son oncle, avec l’argent de son père. Anmar a dit qu’il devra rembourser son père quand il aura quitté l’université et qu’il commencera à travailler. Lorsqu’il est devenu admissible au RAFEO, il n’y a pas eu recours parce qu’il préfère devoir de l’argent à sa famille plutôt qu’à l’État.
[68] Anmar a dit que son père lui manquait dans sa vie. Les appels téléphoniques ne pouvaient remplacer une présence physique. Il a dit qu’il verra son père lorsqu’il fréquentera la faculté de médecine à Dubaï.
[69] Quant aux demandes de résidence permanente, Anmar a témoigné que, pour l’essentiel, il n’en connaissait les détails que lorsqu’il était plus âgé. Sa mère s’était occupée de tout et lui en avait peu dit. Il se rappelait une discussion où il était question de séparer sa demande et celle de sa sœur de la demande de leur mère. Il appuyait la décision de sa mère de ne pas séparer les demandes mais, finalement, lui et sa sœur avaient présenté des demandes séparées et obtenu le statut de résidents permanents.
[70] Le témoignage d’Acil a été semblable à celui d’Anmar. Elle aussi n’avait pu se joindre à des sorties éducatives et à des excursions de magasinage outre‑frontière. Jusqu’à récemment, elle ne savait pas grand‑chose des difficultés que suscitaient les demandes de résidence permanente. Elle se confiait très peu et, sauf deux exceptions, elle n’avait pas abordé sa situation avec ses amies. Elle avait réussi à obtenir un emploi à temps partiel avant de devenir résidente permanente.
[71] Elle et son père sont très proches l’un de l’autre, ce qui est apparu évident dans la manière dont elle l’a décrit. Elle a dit que son père envoyait de l’argent et des cadeaux depuis Gaza et qu’il lui envoyait des vêtements lorsqu’il voyageait. Elle se préparait à retrouver son père au Caire au cours de l’été. Acil éprouvait du ressentiment de ce que son père se soit rendu à Détroit lorsque la famille vivait à Windsor et qu’ils n’aient pas pu le voir. Acil envisageait d’entrer à l’université cet automne. Au moment du procès, elle n’avait pas encore décidé à quelle école elle irait.
5. La lenteur de CIC à agir
[72] Les demandeurs considèrent la lenteur de CIC à étudier leurs demandes comme le fondement sur lequel repose leur action. Ils font état d’une période qui a débuté par le dépôt de leurs demandes de résidence permanente en janvier 1995 et qui s’est poursuivie jusqu’à aujourd’hui, et ils soutiennent qu’une décision n’a pas encore été rendue. Cela n’est pas tout à fait exact. Il est vrai que Mme Haj Khalil n’a pas encore reçu de décision, mais il n’est pas exact d’affirmer qu’elle attend une décision depuis plus de 12 ans. Une décision d’interdiction de territoire lui a été signifiée le 25 février 2000.
[73] Il me semble que le traitement de la demande de Mme Haj Khalil comprend deux étapes distinctes. La première englobe la période qui va du dépôt de la demande jusqu’à la date de l’ordonnance du juge Gibson. La deuxième commence à la date de l’ordonnance du juge Gibson et se poursuit jusqu’à aujourd’hui. Dans l’examen de la progression du dossier au cours de chacune de ces étapes, je n’entends pas donner le détail des innombrables inscriptions faites dans les diverses bases de données, et je ne ferai pas non plus état de chaque demande de renseignements, chaque réponse ou chaque conversation. Il suffit de relater la manière dont le dossier a progressé, et les diverses étapes de cette progression.
i) Étape un
[74] La demande a été, je le rappelle, présentée en janvier 1995. Elle a été envoyée au CTD de Vegreville, où des vérifications d’antécédents ont été entreprises au moment opportun. Mme Haj Khalil a obtenu une approbation provisoire de sa demande, jusqu’à l’accomplissement de toutes les exigences juridiques se rapportant à elle‑même et à ses personnes à charge. Ces exigences comprennent en général les contrôles médicaux, les vérifications du casier judiciaire et la vérification de sécurité.
[75] L’entretien du SCRS avec Mme Haj Khalil a eu lieu en mai 1996. Le CTD de Vegreville a informé Mme Haj Khalil, en avril 1997, que son mari n’avait pas présenté sa demande. Le mémoire de vérification du SCRS, daté du 31 juillet 1997, a été envoyé à la Section de l’examen sécuritaire de CIC. Dès sa réception, le directeur (M. Taylor) a brièvement passé en revue le dossier et relevé que Mme Haj Khalil, bien que probablement interdite de territoire, pouvait être une bonne candidate pour une dérogation ministérielle. Il a exprimé des doutes à propos de son mari, qui, pensait‑il, était peut‑être plus « actif sur le plan opérationnel » que voulait bien le dire Mme Haj Khalil, et il a transféré le dossier à Ralph Sullivan, analyste à la Section de l’examen sécuritaire.
[76] Dans l’intervalle, l’information transmise par l’ambassade du Canada à Tel‑Aviv, en Israël, suscitait des interrogations sur le pays de résidence de Mme Haj Khalil. Était‑ce le Canada ou les États‑Unis? L’information avait été transmise à peu près au moment où le CTD de Vegreville avait appris que Mme Haj Khalil conduisait un véhicule portant des plaques d’immatriculation des États‑Unis.
[77] M. Sullivan avait pour tâche d’examiner le dossier plus en détail. Après son départ du Ministère, le dossier de Mme Haj Khalil fut transféré à l’analyste Diane Toikko. Lorsque Heather Weil s’est jointe au Ministère, c’est elle qui a hérité du dossier. Mme Weil a passé en revue le mémoire de vérification du SCRS, s’est renseignée davantage sur le dossier, a conduit une recherche indépendante, a mené une analyse et a fait une recommandation selon laquelle Mme Haj Khalil [traduction] « n’est peut‑être pas une bonne candidate pour une dérogation ministérielle ». Environ sept mois avaient passé depuis les observations préliminaires de M. Taylor. La recommandation de Mme Weil a été transmise à M. Taylor pour approbation.
[78] M. Taylor a approuvé la recommandation, après quoi une note de la Section de l’examen sécuritaire de CIC (la note de Mme Weil) a été rédigée, puis envoyée au bureau régional de Toronto. Elle a ensuite été transmise au bureau local de CIC à Windsor. La note comprenait le mémoire de vérification du SCRS et donnait des renseignements généraux sur le terrorisme. Elle expliquait la raison d’être des dispositions en matière d’admissibilité, ainsi que la raison d’être de la dispense ministérielle, et elle indiquait les sujets de préoccupation qui pourraient être résolus lorsque Mme Haj Khalil se présenterait à son entrevue à Windsor.
[79] Le dossier est arrivé au bureau de CIC à Windsor à l’été de 1998. Le directeur du bureau local, Gerry Belanger, a rapidement communiqué avec la Section de l’examen sécuritaire pour lui dire qu’en raison de l’arriéré de travail et des absences du personnel durant l’été, il lui était impossible de faire examiner le dossier avant septembre. Plus tard, le dossier a été assigné à Kelly White, l’un de deux agents principaux d’immigration travaillant à la Direction générale de l’exécution des lois à Windsor. Mme White devait déterminer si Mme Haj Khalil était admissible. Si elle ne l’était pas, alors Mme White joindrait aussi sa recommandation concernant une dérogation ministérielle. En prévision de son entretien avec Mme Haj Khalil, Mme White a examiné la trousse d’information de la Section de l’examen sécuritaire de CIC et préparé une liste de questions à poser à Mme Haj Khalil.
[80] Mme White a mené son entrevue avec Mme Haj Khalil en novembre 1998, puis rédigé un rapport (le rapport de Mme White [ci-dessus]) indiquant les raisons qu’elle avait de conclure que Mme Haj Khalil était interdite de territoire. Comme Mme Haj Khalil était une réfugiée au sens de la Convention, Mme White a recommandé que sa décision d’interdiction de territoire ne soit suivie d’aucune mesure, c’est‑à‑dire que le dossier ne soit pas renvoyé pour enquête (aucune mesure de renvoi du Canada ne serait prononcée contre Mme Haj Khalil). S’agissant de la dispense ministérielle, Mme White écrivait dans sa recommandation que Mme Haj Khalil n’était pas une bonne candidate à l’époque, mais que son cas devrait être réexaminé plus tard. Le rapport de Mme White requérait l’assentiment du surveillant de Mme White avant qu’il devienne définitif. La décision et la recommandation de Mme White ont été communiquées à la Section de l’examen sécuritaire à Ottawa. La Section a reçu le rapport en février 1999.
[81] Comme la note de Mme Weil mentionnait qu’il n’appartenait pas à Mme White d’informer Mme Haj Khalil de la possibilité pour elle de demander une dispense ministérielle, Mme White n’en a pas informé Mme Haj Khalil. Cependant, lorsque Mme Haj Khalil s’est présentée au bureau de CIC à Windsor le lendemain de l’entrevue et a présenté les documents se rapportant à son niveau d’établissement au Canada, Mme White a inclus les documents en question dans la trousse qu’elle a envoyée à la Section de l’examen sécuritaire.
[82] En janvier 1999, le dossier de Mme Haj Khalil à la Section de l’examen sécuritaire de CIC avait été transféré à nouveau de Mme Weil à Mme Toikko. Selon le protocole du bureau, l’analyste chargé du dossier devait revoir le rapport concernant l’admissibilité (rapport qui comprenait la recommandation touchant la dispense ministérielle) et dire s’il souscrivait aux conclusions. Ensuite, le rapport concernant l’admissibilité était présenté au directeur de la Section de l’examen sécuritaire. À l’époque, M. Brian Foley remplaçait temporairement M. Taylor.
[83] Mme Haj Khalil, qui n’avait pas reçu copie du rapport de Mme White, a présenté une demande en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels, L.R.C. (1985), ch. P‑21, pour obtenir communication de ses dossiers de CIC. Cette demande « a entravé » l’aptitude de Mme Toikko à donner suite au rapport de Mme White et retardé de six mois la réponse de Mme Toikko au rapport de Mme White. Mme Toikko a donné son accord en juillet 1999 et l’avis de M. Foley a été obtenu environ un mois plus tard. En août 1999, Mme Toikko a fait savoir à Mme White que la Section de l’examen sécuritaire souscrivait à la ligne de conduite qu’elle recommandait. Elle priait Mme White d’informer la Section lorsque la demande de droit d’établissement serait officiellement refusée. Mme Toikko a indiqué à Mme White qu’elle pouvait communiquer avec elle si elle avait besoin d’aide dans la rédaction de la lettre de refus.
[84] En novembre 1999, Mme White a transmis un projet de lettre de refus à Mme Toikko pour examen. En décembre de cette année‑là, le dossier de la Section de l’examen sécuritaire fut transféré de Mme Toikko à l’analyste Audrey Mitchell. Mme Mitchell a consulté les Services juridiques à propos de la lettre de refus. Des modifications mineures ont été proposées. Elles ont été communiquées à Mme White, et celle‑ci a envoyé la lettre finale de refus à Mme Haj Khalil en février 2000.
[85] Puisque ni Mme Haj Khalil ni son avocat n’avaient demandé une dispense ministérielle (dans l’éventualité d’une conclusion d’interdiction de territoire), et puisque le rapport de Mme White contenait une décision d’interdiction de territoire et une recommandation de non‑dérogation ministérielle, décision et recom- mandation auxquelles avait souscrit la Section de l’examen sécuritaire de CIC, la Section n’a rédigé aucune note. Si l’analyste et le directeur de la Section avaient été en désaccord avec la recommandation de Mme White concernant la dérogation ministérielle, une note de la Section recommandant la dispense ministérielle aurait été rédigée et aurait remonté la voie hiérarchique jusqu’au ministre.
[86] Mme Haj Khalil a déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision d’« interdiction de territoire » rendue par Mme White. En juillet 2000, M. Taylor a prié le SCRS de lui envoyer une mise à jour sur le dossier de Mme Haj Khalil. Comme je l’ai dit plus haut dans la partie « Chronologie » des présents motifs, le juge Gibson a fait droit en novembre 2001 à la demande de contrôle judiciaire présentée par Mme Haj Khalil.
[87] Tout au long de cette période, Mme Haj Khalil et son avocat ont communiqué plusieurs fois avec les fonctionnaires de CIC pour savoir où en était la demande de résidence permanente. Des lettres ont été envoyées aux fonctionnaires de CIC par le député de sa circonscription, M. Herb Gray. Dans un ou deux cas, les réponses données par les fonctionnaires de CIC se sont révélées inexactes. En général, les demandes de renseignements faites durant cette période ont été suivies de réponses opportunes et satisfaisantes.
[88] Le temps du traitement de la demande de Mme Haj Khalil (de janvier 1995 jusqu’à ce qu’elle reçoive le rapport de Mme White en mars 2000) semble très long. La question est de savoir si ce temps était déraisonnable, excessif ou inexcusable. Je trouve que le temps du traitement atteint la limite supérieure de la fourchette, mais je ne crois pas qu’il franchit la ligne au point de devenir déraisonnable, excessif ou inexcusable.
[89] Le contexte a son importance. La Section de l’examen sécuritaire et les bureaux locaux n’avaient d’autre choix que d’accomplir leurs tâches en fonction des ressources mises à leur disposition. L’époque à laquelle Mme Haj Khalil a déposé sa demande a coïncidé avec le recentrage des activités, qui sont passées du contre‑renseignement et de la contre‑surveillance à la lutte contre le terrorisme. C’était là pour la Section de l’examen sécuritaire et pour les fonctionnaires des bureaux locaux un nouveau territoire. Les demandes de résidence permanente, hormis les cas difficiles, étaient généralement traitées en une année environ.
[90] M. Taylor a expliqué que les cas qui étaient « géographiquement complexes », c’est‑à‑dire les cas de candidats qui avaient vécu dans divers pays et avaient des personnes à charge qui vivaient dans divers pays, prenaient en général plus de temps à étudier. Dans le cas de Mme Haj Khalil, elle avait vécu en Syrie, au Liban et en Tunisie, de même que son mari. En outre, son mari était, ou avait été, en France et à Gaza.
[91] Le lieu de résidence de Mme Haj Khalil semblait susciter un doute, en particulier la question de savoir si elle résidait au Canada ou aux États‑Unis. Ce doute a donné lieu à des enquêtes.
[92] Mme White a témoigné au sujet de ses multiples responsabilités. Elle devait notamment mener des entrevues avec des personnes susceptibles d’être déclarées interdites de territoire, gérer les manquements à la Loi, s’occuper du traitement des demandes d’admissibilité au statut de réfugié, escorter des personnes hors du pays, répondre à des convocations et entreprendre des enquêtes sur le terrain. Le bureau local de CIC à Windsor desservait une zone géographique qui s’étendait jusqu’à Grand Bend, y compris Sarnia. Les agents portaient sur eux des téléavertisseurs après les heures de fermeture des bureaux.
[93] Les nécessités du service au bureau de Windsor ont fait que le dossier de Mme Haj Khalil n’a pu être traité durant les mois d’été. L’inexpérience des deux agents d’immigration principaux dans les dossiers touchant la sécurité est venue allonger ce retard de deux mois. Mme White, n’ayant jamais eu affaire à des cas semblables auparavant, a appris qu’un cours de formation était prévu à l’automne de 1998. Elle a décidé de reporter l’entrevue de Mme Haj Khalil afin de pouvoir profiter de la formation qui était offerte en octobre. Son entrevue avec Mme Haj Khalil a eu lieu le mois suivant (en novembre). Sa décision a été transmise à la Section de l’examen sécuritaire dans les deux mois et demi qui ont suivi l’entrevue.
[94] La politique ministérielle du moment faisait que les décisions défavorables ne pouvaient pas être notifiées aux candidats (tant que n’était pas achevée l’évaluation touchant une possible dérogation ministérielle). L’ancien rédacteur (un témoin au procès) a obtenu la résidence permanente parce qu’il a bénéficié d’une dispense ministérielle, sans jamais savoir qu’il avait été déclaré interdit de territoire. Dans le cas de Mme Haj Khalil, cependant, la recommandation de dérogation ministérielle était défavorable. M. Taylor a souscrit à l’opinion de l’analyste selon laquelle il subsistait des doutes à propos de la crédibilité de Mme Haj Khalil, de ses accointances (passées et actuelles) et des activités de son mari. Il y avait aussi des « questions de niveau d’établissement » (notamment son recours à l’aide sociale depuis son arrivée au Canada). Une recommandation favorable était jugée inopportune à l’époque.
[95] M. Taylor a été le directeur de la Section de l’examen sécuritaire jusqu’en mai 2002. Il est maintenant à la retraite. Il fut un témoin impressionnant, qui a expliqué que, si un candidat n’avait pas le profil requis, il pouvait l’avoir [traduction] « quelques années plus tard ». Sa méthode consistait à « garder la porte ouverte » et à laisser à une candidate telle que Mme Haj Khalil davantage de temps au Canada pour lui permettre de mieux s’établir et d’expliquer les contradictions. De plus, le temps permettait à la Section de l’examen sécuritaire d’obtenir des renseignements complémentaires sur ses accointances et sur les activités de son mari. Selon les mots de M. Taylor, le Canada ne « souhaite pas garder les gens en suspens plus longtemps que nécessaire ». Sa manière de voir les choses l’avait incité à demander une mise à jour au SCRS en juillet 2000 afin de pouvoir entreprendre un nouvel examen du dossier de Mme Haj Khalil. M. Taylor a aussi témoigné qu’il n’était pas inhabituel qu’il faille de trois à cinq ans pour traiter un dossier d’interdiction de territoire et de possible dispense ministérielle.
[96] Il y a eu des lenteurs qui probablement n’auraient pas dû se produire. Le dossier semble avoir été renvoyé d’un analyste à un autre, à la Section de l’examen sécuritaire de CIC. Cependant, si je considère l’ensemble de la situation, et compte tenu des politiques et pratiques de l’époque, ce à quoi s’ajoute la question des ressources disponibles, je ne crois pas que le processus ait été entravé au point que je doive qualifier le retard de déraisonnable, excessif ou inexcusable. La lenteur dont il s’agit ici ne heurte pas la décence et l’équité.
[97] Pour ce qui est de la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire présentée à la Cour fédérale, il a fallu 11 mois avant que l’autorisation soit accordée. La Cour elle‑même fonctionnait avec des ressources restreintes. Les postes de juge qui avaient été créés n’avaient pas été pourvus à l’époque et il y avait pénurie de juges pour statuer sur l’impressionnant arriéré des demandes d’autorisation. Le retard, bien que regrettable, était inévitable.
[98] Fait à noter, le juge Gibson a accepté la demande de contrôle judiciaire et rejeté la demande d’audition présentée par Mme Haj Khalil, parce que l’instance était devenue théorique. Il a fait pour cela une analyse, et ses motifs montrent qu’il a tenu compte des arguments invoqués par Mme Haj Khalil. Le juge Gibson a d’ailleurs explicitement ordonné que le nouvel examen du dossier soit fait sur la base d’une « information ouverte » (le rapport de Mme White comprenait des renseignements secrets). Il est selon moi raisonnable d’en déduire que le juge Gibson n’a pas trouvé que le temps avait été excessif ou injustifié à l’époque. S’il en avait été autrement, ses motifs en auraient tout probablement fait état.
[99] En définitive, je ne crois pas que le temps écoulé durant la première étape fut déraisonnable ou injustifié.
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ii) Étape deux
[100] L’étape deux (qui a débuté le 16 novembre 2001) a commencé dans le sillage des événements du 11 septembre et de l’affaire Ahmed Ressam. M. Taylor a terminé son mandat de directeur de la Section de l’examen sécuritaire en mai 2002 et il a été remplacé par Kathleen O’Brien. Au bout d’un an, Mme O’Brien fut remplacée par M. Louis Dumas, en mai 2003.
[101] Comme je l’ai dit plus haut, l’avocate de Mme Haj Khalil voulait que la demande soit traitée dans un délai de deux semaines. Le dossier a été assigné à M. John Swizawski, agent principal d’immigration au bureau local de CIC à Windsor. Il devait revoir le dossier (qui ne contenait plus le mémoire de vérification du SCRS ni la note de Mme Weil) et avoir une nouvelle entrevue avec Mme Haj Khalil pour déterminer si elle était admissible au Canada. M. Swizawski a immédiatement informé son surveillant, à Windsor, qu’il lui serait impossible de respecter le délai fixé. L’avocat de CIC a répondu à la lettre de l’avocate de Mme Haj Khalil en lui disant que le dossier serait étudié rapidement, mais qu’une décision finale ne pourrait pas être rendue dans un délai de deux semaines.
[102] M. Swizawski a reçu, de l’analyste de la Section de l’examen sécuritaire, Roseanne Da Costa, des directives révisées sur la manière de statuer sur l’admissibilité, ainsi que de l’information « de source ouverte » concernant l’OLP et les groupes qui la composent. Non seulement M. Swizawski a‑t‑il passé en revue l’information qu’on lui avait remise, mais il a effectué sa propre recherche Internet sur l’OLP. En prévision de son entrevue avec Mme Haj Khalil, M. Swizawski a préparé des questions et a prié Mme Da Costa de les revoir avant la date prévue pour l’entrevue.
[103] La Section de l’examen sécuritaire était alors devenue partie intégrante de la nouvelle Direction générale du renseignement. Le protocole que devaient appliquer les agents locaux d’immigration concernant les dispenses ministérielles était devenu plus formel. Les détails de ce protocole ont été exposés ailleurs dans les présents motifs.
[104] M. Swizawski a interviewé Mme Haj Khalil le 1er mars 2002. Le 3 juin, dans ses prétentions écrites, l’avocate de Mme Haj Khalil affirmait que sa cliente n’était pas interdite de territoire et, subsidiairement, elle souhaitait qu’elle obtienne une dérogation ministérielle. Le 31 juillet 2002, M. Swizawski a conclu que Mme Haj Khalil était interdite de territoire. Il n’était pas certain d’être habilité à « traiter » de la dérogation ministérielle (c’est‑à‑dire à faire une recommandation), mais il pensait qu’il pouvait présenter à la Section de l’examen sécuritaire de CIC l’information en la matière fournie par Mme Haj Khalil. Mme Haj Khalil a demandé d’obtenir le rapport de M. Swizawski, mais on lui a répondu qu’elle pouvait l’obtenir en présentant, dans les formes, une demande d’accès à ses renseignements personnels.
[105] Après avoir reçu le rapport de M. Swizawski, l’analyste Da Costa a rédigé la note de la Section de l’examen sécuritaire sur la dérogation ministérielle (la note de Mme Da Costa). La note de Mme Da Costa a été achevée en septembre, puis transmise à Brian Foley, qui l’a mise en forme finale en décembre 2002, pour la soumettre le même mois à l’approbation de la directrice O’Brien. La note n’a pas remonté la voie hiérarchique jusqu’au ministre parce que la directive ministérielle sur l’organisation des notes venant des trois sections de la Direction générale du renseignement avait été adoptée et que toutes les notes étaient suspendues. Durant la période de réexamen, la Section de l’examen sécuritaire a continué de rédiger des notes en pensant que les analystes se contenteraient de les modifier une fois achevé le processus de réexamen.
[106] Durant le mandat de Mme O’Brien, en raison des événements du 11 septembre, le travail de la Section de l’examen sécuritaire fut caractérisé par l’importance accrue accordée à la sécurité nationale et aux « pressions à la frontière ». Les priorités de traitement étaient, dans l’ordre, les décisions relatives à l’admissibilité de personnes posant un risque immédiat pour la sécurité nationale, les dossiers des certificats de sécurité, enfin les demandes de visas de visiteurs.
[107] Deux fois durant cette période, l’avocate de Mme Haj Khalil s’est informée de l’état de la demande de sa cliente. La preuve montre qu’en réponse à une demande de renseignements de M. Swizawski, celui‑ci fut informé que la note destinée au ministre avait été rédigée, mais qu’elle ne serait présentée qu’après l’achèvement du processus de réexamen.
[108] Lorsque M. Dumas vint remplacer Mme O’Brien au poste de directeur de la Section de l’examen sécuritaire, il s’est immédiatement attaché à réduire l’arriéré de dossiers. Il a ordonné d’abord que les dossiers en cause soient répertoriés. Ce travail a nécessité plusieurs mois. Constatant qu’il y avait 1 064 dossiers d’admissibilité (pour lesquels les analystes devaient s’exprimer sur les mémoires de vérification du SCRS avant de transmettre leurs notes aux bureaux locaux de CIC) et 120 notes portant sur des dérogations ministérielles (notes qui avaient été mises en attente durant le processus de réexamen), M. Dumas a décidé de donner la priorité aux dossiers d’admissibilité et de mettre en sommeil les dossiers de dérogation ministérielle.
[109] La Section s’est d’abord appliquée à liquider environ 600 dossiers à propos desquels les mémoires de vérification du SCRS renfermaient peu de renseignements permettant de dire que les intéressés étaient interdits de territoire. Cette décision se justifiait par le fait qu’elle faciliterait l’établissement de ces personnes et permettrait d’éviter d’autres retards dans le traitement des dossiers d’admissibilité. La Section s’est ensuite consacrée aux quelque 400 dossiers où les mémoires de vérification du SCRS contenaient suffisamment de renseignements d’après lesquels les agents d’immigration pouvaient raisonnablement conclure que les personnes en cause étaient interdites de territoire. Les nouveaux dossiers d’admissibilité seraient traités en « temps réel ». À l’achèvement de son travail portant sur ce millier de dossiers, la Section de l’examen sécuritaire ferait alors porter son attention sur les 120 demandes de dérogation ministérielle comprises dans l’arriéré.
[110] Curieusement, dans une lettre datée du 3 octobre 2003 en réponse à une demande de renseignements de l’avocate de Mme Haj Khalil, un fonctionnaire qui signait la lettre au nom de M. Dumas écrivait que [traduction] « les prétentions de Mme Haj Khalil ainsi que nos recommandations ont été soumises au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, M. Denis Coderre, pour décision. Malheureusement, il nous est impossible de vous dire à quel moment une décision sera rendue » (pièce P‑76). M. Dumas a témoigné que l’information figurant dans la correspondance était erronée car le dossier de Mme Haj Khalil n’avait pas été transmis au ministre.
[111] En novembre 2003, M. Dumas a prié l’analyste Lara Oldford, de la Section de l’examen sécuritaire de CIC, de lui faire un « bref résumé » du dossier de Mme Haj Khalil. Dans sa réponse, Mme Oldford a expliqué que la note de Mme Da Costa, rédigée en septembre 2002, n’avait jamais été soumise au ministre parce que celui‑ci avait demandé le réexamen des notes. Mme Oldford a dit que la note était prête à être signée et a recommandé qu’elle remonte la voie hiérarchique.
[112] En décembre 2003, on a créé l’ASFC. L’effet de la mise sur pied de ce nouvel organisme a été examiné plus haut, dans la section des présents motifs intitulée « Le protocole ministériel ».
[113] Au printemps, la Section de l’examen sécuritaire a commencé l’examen des 120 demandes de dérogation ministérielle, et la première note en la matière a été soumise au ministre en mai 2004. Les nouvelles lignes directrices IP 10 étaient appliquées. Vers la fin de juin 2004, Lara Oldford (qui s’appelait désormais Lara Armit) a écrit une note dans laquelle elle expliquait que les nouvelles lignes directrices et procédures entourant le processus de dérogation ministérielle exigeaient une nouvelle évaluation du dossier de Mme Haj Khalil. En mai, Mme Armit a rédigé une nouvelle note portant sur la demande de Mme Haj Khalil.
[114] En janvier 2006, la Section de l’examen sécuritaire (qui désormais était la Division de la lutte contre le terrorisme) générait encore une autre note à propos de la demande de dérogation ministérielle de Mme Haj Khalil. Cette note (la note de M. Zangari) fut communiquée à Mme Haj Khalil, laquelle y a répondu en février. Sa réponse faisait état d’inexactitudes dans la note. La Division de la lutte contre le terrorisme a décidé de corriger les erreurs et de communiquer à nouveau la note à Mme Haj Khalil avant de la transmettre au ministre. La note révisée de M. Zangari fut communiquée en août. L’avocate de Mme Haj Khalil a demandé un délai supplémentaire pour y répondre. À la fin d’octobre, la Division de la lutte contre le terrorisme informait Mme Haj Khalil qu’elle avait reçu de nouvelles informations concernant son dossier et qu’une autre note révisée lui serait envoyée. La Division de la lutte contre le terrorisme a recommandé à Mme Haj Khalil d’attendre que ses analystes aient la possibilité de rédiger la nouvelle note avant qu’elle ne soumette d’autres observations. En janvier 2007, une autre note révisée de M. Zangari a été communiquée à Mme Haj Khalil.
[115] M. Dumas a été nommé directeur général de la Sécurité nationale, à l’ASFC, en octobre 2006. Brian Foley l’a remplacé comme gestionnaire de la Division de la lutte contre le terrorisme. Le dossier ne dit pas à quel moment il fut résolu de rendre une nouvelle décision sur l’admissibilité de Mme Haj Khalil, mais il est clair que, de l’avis de quelqu’un, la décision de M. Swizawski était « périmée » et qu’il était nécessaire de statuer à nouveau sur l’admissibilité de Mme Haj Khalil. À la date du procès, la nouvelle décision relative à l’admissibilité de Mme Haj Khalil n’avait pas encore été rendue. Le dossier de Mme Haj Khalil n’avait pas été soumis au ministre de la Sécurité publique parce que la Division de la lutte contre le terrorisme souhaitait rédiger une nouvelle note pour le cas où Mme Haj Khalil serait déclarée interdite de territoire. Je ne sais pas si, en raison du contre‑interrogatoire de M. Dumas, Mme Haj Khalil entend répondre à la note existante afin que l’affaire soit transmise au ministre avant que la nouvelle décision concernant son admissibilité lui soit communiquée.
[116] C’est, me semble‑t‑il, une évidence que d’affirmer que l’étape deux a été d’une longueur excessive et déraisonnable. Cependant, ce n’est peut‑être pas le cas pour la totalité de la période. En toute justice, on doit dire que la crainte et l’anxiété furent considérables dans tout le pays à la suite des événements du 11 septembre. La Section de l’examen sécuritaire était débordée, et son volume de travail s’est accru à un point tel que, comme l’a dit Mme O’Brien, les heures supplémentaires et le travail par quarts étaient devenus la norme. Or, le 16 novembre 2001, la décision concernant le dossier de Mme Haj Khalil devait être prise non pas à la Section de l’examen sécuritaire de CIC, mais à un bureau local de CIC. Le 28 novembre 2001, la Section a informé le bureau local de CIC à Windsor que le dossier de Mme Haj Khalil devait être traité en priorité. Mme Da Costa a transmis les directives de la Section à M. Swizawski le 31 janvier 2002. Le climat qui régnait à la Section était sans aucun doute très agité, mais nul n’a expliqué pourquoi il a fallu deux mois pour transmettre ce qui n’était que de nouvelles directives.
[117] Comme je l’ai dit précédemment, M. Swizawski a rapidement informé son surveillant que sa charge de travail était telle qu’il lui était impossible d’étudier le dossier dans un délai de deux semaines. À l’époque, M. Swizawski était en affectation quatre jours par semaine à la Section de l’immigration et des passeports de la GRC, pour apporter son aide dans les dossiers de passage clandestin d’étrangers et d’autres affaires d’immigration. Il n’avait qu’un jour par semaine pour s’occuper de sa charge de travail au bureau local de CIC. De plus, à l’époque, il était, à la Direction générale de l’exécution de la loi du bureau de Windsor, l’unique agent principal d’immigration qui était apte à s’occuper du dossier. M. Swizawski a témoigné qu’il se sentait mal équipé pour prendre la responsabilité du dossier de Mme Haj Khalil. Il n’avait pas eu l’avantage de la séance de formation dont avait bénéficié Mme White. En raison de son manque de formation et de son affectation à la GRC, il doutait de sa capacité de s’occuper du dossier. Il savait que le bureau régional de CIC à Toronto disposait d’une section qui s’occupait précisément des affaires de sécurité, et il a suggéré qu’il vaudrait mieux que le dossier de Mme Haj Khalil soit envoyé à Toronto. Son surveillant a refusé sa demande de transfert du dossier à Toronto pour évaluation. M. Swizawski n’a pas eu connaissance de la raison du refus, et aucune preuve n’a été produite pour l’expliquer.
[118] Quoi qu’il en soit, malgré sa charge de travail, M. Swizawski a préparé les questions en vue de son entrevue avec Mme Haj Khalil et les a transmises à la Section de l’examen sécuritaire de CIC pour qu’elle les examine. Son entrevue avec Mme Haj Khalil a eu lieu le 1er mars 2002. Le dossier est quelque peu confus à ce stade. Mme Haj Khalil avait une avocate à Windsor, ainsi qu’un avocat à Toronto. En mai, son avocat de Toronto a voulu savoir où en était le dossier, mais, le 3 juin, son avocate de Windsor transmettait des prétentions écrites approfondies à M. Swizawski à propos de l’admissibilité de sa cliente, et, subsidiairement, à propos de sa demande de dérogation ministérielle.
[119] Le rapport de M. Swizawski a été terminé et transmis à la Section de l’examen sécuritaire de CIC le 31 juillet. La Section a alors fait ce qu’elle devait faire et, en décembre, la note de l’analyste se trouvait sur le bureau du directeur, pour approbation. À cause de la directive ministérielle sur l’uniformité des notes, la suspension des dossiers de dérogation ministérielle avait pris effet et la note de l’analyste n’a pas remonté la voie hiérarchique.
[120] Il m’est impossible de dire quand la directive ministérielle a été distribuée. La preuve sur ce point était inexistante. Cependant, il apparaît assez probable que, si le dossier de Mme Haj Khalil avait été étudié de façon opportune par la Section de l’examen sécuritaire de CIC (à la suite de sa directive du 28 novembre selon laquelle le dossier devait être prioritaire), et s’il avait été renvoyé à Toronto (comme l’avait demandé M. Swizawski), il aurait échappé à la suspension des dossiers de dérogation ministérielle. Selon moi, puisqu’il y avait une ordonnance de la Cour fédérale et puisque l’avocat de CIC avait dit expressément que le dossier serait étudié rapidement, l’examen du dossier aurait dû être achevé (y compris l’examen de la dérogation ministérielle) à la fin de juillet 2002. C’est là plus de huit mois après l’ordonnance du juge Gibson. Au lieu de cela, la demande de Mme Haj Khalil est encore en attente d’une décision.
[121] Pour ce qui est de M. Dumas et de sa décision de mettre en sommeil tous les dossiers de dérogation ministérielle, il n’a pas justifié cette mesure. Pressé en contre‑interrogatoire de donner une explication, il n’a fait que dire ce qu’il avait fait, mais non pourquoi il l’avait fait. Je reconnais et j’admets qu’il n’appartient pas à la Cour de dire aux ministères fédéraux de quelle manière ils doivent faire leur travail. Pourtant, il n’est pas admissible que la demande de résidence permanente d’un réfugié au sens de la Convention, présentée plus de huit années auparavant, puis renvoyée par la Cour pour nouvelle décision, soit non seulement mise en veilleuse, mais encore reléguée aux oubliettes. J’ai trouvé que le témoignage de M. Dumas était équivoque, défensif et généralement peu digne de foi. Cependant, je ne crois pas qu’il a agi de mauvaise foi ou qu’il voulait causer du tort à Mme Haj Khalil (ou à un quelconque demandeur).
[122] Je ne suis pas en désaccord avec l’argument de la Couronne défenderesse selon lequel, après que la Cour eut fait droit à la demande de contrôle judiciaire présentée par Mme Haj Khalil, le compteur était remis à zéro. J’admets qu’une nouvelle décision devait être prise, mais le compteur tournait dans le contexte des événements antérieurs. Autrement dit, il n’était pas loisible à CIC de faire abstraction du fait que le dossier de Mme Haj Khalil était dans la file d’attente depuis janvier 1995. Par ailleurs, ayant eu l’avantage, en novembre 2003, du résumé que lui avait fait Mme Oldford à propos du dossier de Mme Haj Khalil, M. Dumas a décidé de le mettre en veilleuse, contrairement à la recommandation de Mme Oldford.
[123] J’ai connaissance de l’argument de la Couronne défenderesse selon lequel les archivistes engagés par la Division de la lutte contre le terrorisme avaient confirmé que les articles produits par Mme Haj Khalil lors de l’audience relative à son statut de réfugiée ne figuraient dans aucune des publications de la FAT. Cela pourrait bien être un point à considérer lorsque son admissibilité ou sa demande de dérogation ministérielle (qui ni l’une ni l’autre ne sont évaluées dans la présente instance) seront examinées. Ce n’est pas un facteur déterminant pour ce qui concerne le retard allégué, car aucune interrogation de ce genre n’a été soulevée jusqu’à un stade bien avancé du présent litige. Il semble que la demande adressée aux archivistes a été faite au cours de 2006. Il n’est pas loisible à la Couronne d’invoquer ce qu’elle a appris en 2006 pour justifier un retard survenu en 2003. Le même raisonnement s’applique à la révélation, par Mme Haj Khalil, la veille du procès, d’un pseudonyme inconnu et jusque‑là dissimulé.
[124] Je conclus donc, pour les motifs susmentionnés, que la demande de Mme Haj Khalil aurait dû être menée à son terme à la fin de juillet 2002. Je ne suis pas persuadée qu’au‑delà de cette date, le retard a été expliqué ou justifié d’une manière satisfaisante. Au contraire, je suis d’avis que le délai a été excessif et déraisonnable. En un mot, il a été inexcusable. Je n’ai aucune difficulté à dire qu’il heurterait chez quiconque le sens de la décence et de l’équité.
[125] Cependant, ma conclusion sur ce point ne règle pas la question. Le retard en soi ne signifie pas que la Couronne défenderesse a été négligente ou qu’il a été porté atteinte aux droits garantis aux demandeurs par la Charte. Il appartient aux demandeurs d’établir le bien‑fondé de telles allégations. Je passe donc aux points qu’il faut encore examiner.
6. Les questions en litige
[126] Il y a quatre questions principales à décider. Chacune requiert l’analyse de questions subsidiaires. Je les examinerai dans l’ordre où elles ont été plaidées.
1) La question préliminaire — Les principes énoncés dans les arrêts Grenier [ci-dessous] et Prentice [ci-dessous] signifient‑ils que l’action des demandeurs est irrecevable?
a) le principe de la chose jugée;
b) l’arrêt Grenier;
2) La présumée négligence
a) l’obligation de diligence
b) le lien de causalité;
3) Les présumées atteintes à la Charte
a) l’article 7
(i) le droit à la liberté;
(ii) le droit à la sécurité de la personne;
b) l’article 15;
4) La constitutionnalité de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR
a) l’article 2 de la Charte;
b) l’article 15 de la Charte;
c) le paragraphe 34(2) de la LIPR.
i) La question préliminaire — Les principes énoncés dans les arrêts Grenier et Prentice signifient‑ils que l’action des demandeurs est irrecevable?
[127] La Couronne affirme que les principes récents, clairement énoncés, qui sont exposés dans les arrêts Canada c. Grenier, [2006] 2 R.C.F. 287 (C.A.F.) (l’arrêt Grenier, et Prentice c. Canada, [2006] 3 R.C.F. 135 (C.A.F.); autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée, [2006] 1 R.C.S. viii (l’arrêt Prentice), constituent [traduction] « une fin de non‑recevoir à toute action en dommages‑intérêts pour négligence ou pour violation de droits garantis par la Charte ».
[128] Il ne m’est pas nécessaire de m’étendre sur l’aperçu détaillé que donne la Couronne de ce qu’elle appelle [traduction] « l’écart dans l’état du droit avant les arrêts Grenier et Prentice ». En résumé, la Couronne dit que les demandeurs doivent, avant de pouvoir engager une action en dommages‑intérêts, épuiser au moment opportun les recours dont ils disposent en contrôle judiciaire et obtenir gain de cause dans ces recours. Elle dit que le caractère véritable de la réclamation des demandeurs concerne la lenteur du processus décisionnel de l’administration.
[129] La Couronne relève que le rejet de sa requête en radiation de la déclaration des demandeurs en 2004 est antérieur aux arrêts Grenier et Prentice, dans lesquels la Cour d’appel fédérale a clarifié le droit sur la question d’une manière qui favorisait la Couronne. Eu égard à ces récents éclaircissements, il ne saurait être contesté, selon la Couronne, que [traduction] « les plaintes de lenteur déraisonnable dans les procédures administratives doivent être résolues par dépôt d’une demande de contrôle judiciaire visant à l’obtention d’un bref de mandamus ou d’un jugement déclaratoire concluant à un retard déraisonnable, et non par dépôt d’une action en dommages‑intérêts ». La procédure sommaire d’une demande de contrôle judiciaire a été conçue par le législateur pour permettre une résolution rapide et efficace des litiges administratifs. Dans les cas de retard de l’administration, le mandamus est le recours le plus adapté et, de dire la Couronne, il est le mieux à même de mettre les demandeurs dans la position où ils se seraient trouvés s’il n’y avait pas eu retard. Par ailleurs, la Cour fédérale est l’instance la plus qualifiée et expérimentée en matière de demandes de mandamus.
[130] En bref, la Couronne fait valoir que les demandeurs doivent d’abord épuiser les recours offerts par la procédure de contrôle judiciaire, de façon opportune et avec succès, [traduction] « notamment le mandamus, un jugement déclaratoire, ou les deux, avant qu’ils aient même la possibilité d’engager une action en dommages‑intérêts ». Il n’y a aucune raison logique de soustraire l’administration, accusée de lenteur abusive, à l’application générale des principes exposés dans les précédents susmentionnés. Quant à l’arrêt récent Samimifar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 248 (l’arrêt Samimifar no 2), la Couronne dit qu’il n’a aucun rapport avec le point de droit que je dois décider parce que, dans cet arrêt, la Cour d’appel ne se prononçait pas sur le refus d’un juge de la Cour fédérale de rejeter sommairement une action fondée sur un retard abusif. La Cour d’appel ne s’est d’ailleurs pas prononcée en droit sur les points soulevés, s’en remettant en fait à la conclusion du juge selon laquelle il y avait une question véritable à trancher.
[131] Pour leur part, les demandeurs signalent d’abord la conclusion tirée par la Cour d’appel dans l’arrêt Samimifar no 2, affirmant ensuite que la juge Snider, qui avait sous les yeux l’arrêt Grenier, a néanmoins jugé dans la décision Samimifar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2007] 3 R.C.F. 663 (C.F.) (la décision Samimifar no 1), que M. Samimifar n’était pas empêché d’engager son action (fondée sur les lenteurs du traitement de sa demande de résidence permanente) du seul fait qu’il [Samimifar no 1, au paragraphe 41] « n’a pas d’abord exercé le recours extraordinaire prévu par l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales ». Les demandeurs font aussi valoir qu’ils ont sollicité une ordonnance de mandamus lorsqu’ils ont déposé leur demande d’autorisation et de contrôle judiciaire le 15 mars 2000, en rapport avec la première décision d’interdiction de territoire.
[132] Il me semble que, bien qu’elle prétende inviter la Cour à décider un point de droit, la Couronne veut en réalité que la Cour annule ou modifie son ordonnance (refusant la requête de la Couronne en rejet de la déclaration des demandeurs) sous le prétexte que les décisions ultérieures rendues en appel ne s’accordent pas avec la conclusion à laquelle est arrivée la Cour. La Couronne reconnaît d’ailleurs que ce qu’elle voudrait, c’est que je « revisite » la décision antérieure. Les Règles des Cours fédérales envisagent l’annulation ou la modification d’une ordonnance lorsque « des faits nouveaux sont survenus [. . . ] après que l’ordonnance a été rendue » (voir l’alinéa 399(2)a) des Règles). Cependant, la jurisprudence ne constitue pas un « fait nouveau » au sens de l’alinéa 399(2)a) : arrêt Ayangma c. Canada, 2003 CAF 382.
a) le principe de la chose jugée
[133] Selon moi, l’argument de la Couronne constitue une contestation indirecte de l’ordonnance de la juge Heneghan. L’argument invoqué par la Couronne en tant que point préliminaire à décider dans la présente instance vise une chose jugée, plus précisément au titre de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. Il est bien établi en droit qu’avant que s’applique la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, trois conditions doivent être remplies : la même question doit avoir été décidée dans une procédure antérieure, la décision judiciaire antérieure doit être définitive, enfin les parties doivent être les mêmes que dans l’instance antérieure (réciprocité) : Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., [2001] 2 R.C.S. 460 (l’arrêt Danyluk.) Les trois conditions sont réunies ici.
[134] Le point de savoir si les demandeurs peuvent engager la présente action sans avoir d’abord sollicité un mandamus a été décidé par la protonotaire Milczynski, dans une ordonnance datée du 17 février 2004. La Couronne a fait appel de cette ordonnance, et la juge Heneghan a rejeté l’appel le 19 mai 2004. La juge Heneghan n’a pas renvoyé la question au juge du procès pour qu’il rende une décision complémentaire. Aucun appel n’a été interjeté de l’ordonnance de la juge Heneghan. Par conséquent, son ordonnance est une ordonnance définitive qui dispose de la question. Les éléments de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée sont établis.
[135] Pour ce qui est de savoir si le principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée devrait, par l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire, être appliqué ici, je suis d’avis que la réponse est affirmative. Le juge Binnie écrivait, dans l’arrêt Danyluk, que l’exercice du pouvoir discrétionnaire est très restreint en ce qui a trait aux conclusions des cours supérieures. Une latitude plus grande existe en ce qui concerne les décisions des tribunaux administratifs. Les facteurs énumérés dans l’arrêt Danyluk dépendent du contexte de l’affaire et intéressent principalement un tribunal administratif. Je ne vois, dans les circonstances de la présente affaire, aucun élément qui ferait qu’une injustice résulterait de l’application du principe de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée.
[136] Je dois dire également qu’il ne m’a pas échappé que, dans certaines affaires récentes, il a été admis que la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, ou le principe de la chose jugée, n’a pas nécessairement pour effet de faire obstacle à une action lorsqu’il y a eu changement de circonstances, y compris modification du droit : Robb v. St. Joseph’s Health Care Centre; Rintoul v. St. Joseph’s Health Care Centre; Farrow v. Canadian Red Cross Society (2001), 5 C.P.C. (5th) 252 (C.A. Ont.) [l’arrêt Robb]. Comme l’expliquait le juge Rothstein, alors juge de la Cour d’appel fédérale, dans l’arrêt Metro Can Construction Ltd. c. Canada, 2001 CAF 227 [au paragraphe 5], les précédents cités dans l’arrêt Robb « permettent à un tribunal d’exercer son pouvoir discrétionnaire dans des circonstances spéciales, en vue de déterminer s’il convient de permettre qu’une question litigieuse, qui ne pourrait pas par ailleurs être soulevée en raison de la chose jugée ou du principe de l’irrecevabilité résultant de l’identité des questions en litige, soit de nouveau débattue dans une instance subséquente » (non souligné dans l’original). Tel n’est pas le cas ici.
b) l’arrêt Grenier
[137] En tout état de cause, même si je devais conclure autrement à propos du principe de la chose jugée, je ne suis pas persuadée que la position de la Couronne est conforme au droit. L’arrêt Grenier concernait un détenu placé en isolement préventif durant 14 jours après un incident au sujet d’un agent correctionnel. Au lieu de contester la décision d’isolement préventif par voie de contrôle judiciaire, le détenu a engagé une action en dommages‑intérêts trois ans plus tard. Au procès, le protonotaire est arrivé à la conclusion que la décision d’isolement préventif était arbitraire. La responsabilité étant établie, il a accordé des dommages‑intérêts au détenu. La Cour fédérale a rejeté l’appel interjeté par la Couronne. Devant la Cour d’appel fédérale, le point principal était de savoir s’il était nécessaire que la partie conteste par voie de contrôle judiciaire la décision d’isolement préventif avant d’engager une action en dommages‑intérêts.
[138] Le juge Létourneau, s’exprimant pour la Cour d’appel, a estimé que la décision rendue par la juge Desjardins, Canada c. Tremblay, [2004] 4 R.C.F. 165 (C.A.F.) (l’arrêt Tremblay), était applicable. Au paragraphe 20, le juge Létourneau s’exprimait ainsi :
Pour les raisons que j’exprimerai ci‑après, je crois que la conclusion à laquelle en est venue notre collègue, la juge Desjardins dans l’affaire Tremblay, est la bonne en ce qu’il s’agit de la conclusion recherchée par le législateur et mandatée par la Loi sur les Cours fédérales. Elle y affirmait que le justiciable qui veut s’attaquer à une décision d’un organisme fédéral n’a pas le libre choix d’opter entre une procédure de contrôle judiciaire et une procédure d’action en dommages‑intérêts : il doit procéder par contrôle judiciaire pour faire invalider la décision.
[139] À l’appui de cette conclusion, le juge Létourneau a donné les motifs suivants :
• la compromission de la sécurité juridique [paragraphes 27 et 28]
— permettre aux parties de contester une décision administrative par voie d’action plutôt que par voie de contrôle judiciaire, c’est aussi permettre une atteinte au principe du caractère définitif des décisions et à la sécurité juridique qui s’y rattache;
— ces principes existent dans l’intérêt public, et l’intention du législateur de protéger cet intérêt ressort du court délai octroyé pour contester une décision administrative.
• la promotion des contestations indirectes [paragraphes 31 à 33]
– le principe du caractère définitif des décisions commande également, dans l’intérêt public, que les possibilités de contestations indirectes d’une décision administrative soient limitées et circonscrites, particulièrement lorsque le législateur a opté pour une procédure de contestation directe de cette décision, à l’intérieur de paramètres définis;
– il faut aussi compter avec la probabilité accrue de contestations incidentes comme moyen d’éluder la retenue qui souvent résulte d’une analyse pragmatique et fonctionnelle.
• l’absence de compétence du protonotaire pour entendre une demande de contrôle judiciaire [paragraphes 34 à 36]
– pour pouvoir conclure à une responsabilité de l’appelante suite à l’ordonnance d’isolement préventif, le protonotaire devait contrôler la légalité de la décision du directeur ordonnant cette détention et l’annuler. Si l’intimé avait procédé directement par demande de contrôle judiciaire comme l’exige le paragraphe 18(3) de la Loi sur les Cours fédérales, le protonotaire n’aurait pas eu compétence pour exercer ce contrôle;
– la contestation indirecte entreprise par l’intimé a donc permis au protonotaire d’assumer et d’exercer une compétence réservée à un juge de la Cour fédérale, bref de faire indirectement ce que la Loi sur les Cours fédérales et les Règles ne lui permettent pas de faire directement.
[140] Dans l’arrêt Grenier, l’inquiétude exprimée par la Cour d’appel fédérale portait sur la possibilité pour une partie d’engager une action en dommages‑intérêts de manière à contourner la procédure de contrôle judiciaire (soit en cherchant à éluder la retenue que doit montrer la Cour fédérale dans l’examen des décisions administratives, soit en trouvant le moyen d’obtenir un redressement lorsque la partie a dépassé le délai imparti pour le dépôt d’une demande de contrôle judiciaire).
[141] L’arrêt Prentice concernait un membre de la GRC qui avait pris part à des missions de maintien de la paix des Nations Unies à l’étranger. Après avoir été libéré de la GRC pour raisons de santé, il avait engagé une action devant la Cour fédérale [Prentice c. Canada (Gendarmerie royale du Canada, 2004 CF 1657] en vue d’obtenir réparation pour atteinte à ses droits garantis par la Charte, plus précisément par son article 7. La Cour d’appel fédérale a jugé que l’action constituait une demande déguisée de pension d’invalidité et que cette action ne pouvait être présentée sous forme d’une action en dommages‑intérêts. Comme la réparation qu’il demandait pouvait être obtenue en vertu de diverses lois fédérales, le demandeur ne pouvait réclamer (dans l’action engagée en vertu de l’article 7 de la Charte) que l’excédent. Cependant, l’action était vouée à l’échec, même s’il y avait eu violation de l’article 7 de la Charte et même si l’action engagée en vertu de la Charte n’était pas empêchée par l’immunité de la Couronne. Le juge Décary, rédigeant l’arrêt de la Cour d’appel fédérale, a conclu ainsi, au paragraphe 76 :
Ma conclusion s’inscrit dans la foulée de ce que la Cour vient tout juste de décider dans Grenier : un demandeur qui veut poursuivre la Couronne en dommages‑intérêts pour responsabilité civile doit d’abord exercer les recours que lui offre le droit administratif. L’article 24 de la Charte n’est pas une disposition de dépannage destinée à rescaper les justiciables qui n’exercent pas les recours que les lois « ordinaires » leur permettent d’exercer. La Cour fédérale n’est pas là pour remplir le rôle que les lois attribuent aux arbitres et aux ministres. Ce n’est tout simplement pas sa fonction que de décider, sous le couvert d’une action fondée sur la Charte, du bien‑fondé d’un grief ou d’une demande de pension d’invalidité et encore moins de déterminer le montant des dommages ou de la pension que des arbitres ou des ministres auraient pu accorder s’ils avaient été saisis du dossier.
[142] Il semble effectivement irrégulier que, d’une part, selon l’arrêt Grenier, un futur demandeur doive contester avec succès une décision administrative par voie de contrôle judiciaire avant de pouvoir engager une action en dommages‑intérêts et que, d’autre part, un demandeur qui n’a pas obtenu une décision administrative soit libre d’engager une telle action sans d’abord introduire une demande de contrôle judiciaire pour aiguillonner le décideur. Malgré cela, et pour une diversité de raisons, je ne suis nullement certaine que l’arrêt Grenier ait pour effet de faire obstacle à une action en dommages‑intérêts en l’espèce. Dans le jugement Peter G. White Management Ltd. c. Canada, 2007 CF 686, le juge Hugessen, bien qu’ayant affaire à une présumée inexécution de contrat par la Couronne, fait une mise en garde contre une interprétation fautive de l’arrêt Grenier.
[143] Quatre éléments me font douter que la présente affaire entre dans le raisonnement de l’arrêt Grenier.
[144] D’abord, j’ai pris acte des facteurs mis en relief par la Cour d’appel pour appuyer sa conclusion dans l’arrêt Grenier. La comparaison de ces facteurs avec les circonstances dont il s’agit ici ne va pas de soi. Le facteur de la « compromission de la sécurité juridique » suppose l’existence d’une décision administrative (une décision qui a été prise). Ici, aucune décision n’a été prise. Quant au facteur de la « promotion des contestations indirectes », il concerne la contestation indirecte d’une décision administrative et la possibilité de contourner la retenue judiciaire à laquelle donne souvent lieu une analyse pragmatique et fonctionnelle. L’analyse pragmatique et fonctionnelle n’a pas sa place dans une demande de mandamus. Il s’agit d’un recours en equity qui est discrétionnaire et qui sera accordé en fonction des circonstances de l’affaire considérée. La question de la retenue judiciaire n’entre pas en ligne de compte. S’agissant du facteur qui concerne « l’absence de compétence du protonotaire », je ne vois rien qui puisse empêcher un protonotaire de prendre en compte, au moment de statuer sur l’action, le fait que le demandeur n’a pas sollicité un mandamus. Le protonotaire n’examinerait pas indirectement une décision administrative, ni ne pourrait le faire, car il n’en existerait aucune. Il semble évident que les facteurs considérés dans l’arrêt Grenier ne sont pas applicables ici.
[145] Deuxièmement, la Couronne a cité une foule de précédents postérieurs à l’arrêt Grenier dans lesquels les actions ont été rejetées soit sommairement, soit en dernière analyse, par application du raisonnement de l’arrêt Grenier. Cette jurisprudence est d’une aide restreinte parce que, dans chacun des cas, il y avait eu décision administrative. L’arrêt Morgan v. Canada (1998), 117 B.C.A.C. 296 (l’arrêt Morgan), antérieur à l’arrêt Grenier, présente davantage d’utilité pour la Couronne. Dans cette affaire, la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique a conclu que le juge de première instance avait eu raison de dire que la législation canadienne sur les droits de l’homme n’établissait pas un droit d’action de caractère privé pour le manquement à une obligation légale de fournir le service en cause (donner suite de façon opportune à la plainte de violation des droits de l’homme déposée par M. Morgan contre les Forces armées canadiennes). En outre, la Cour a partagé l’avis du juge de première instance pour qui la législation sur les droits de l’homme n’était pas un texte qui protégeait le public contre un préjudice économique. Le seul recours possible était donc une procédure de contrôle judiciaire de la nature d’un mandamus. Sans aucun doute, l’arrêt Morgan est un précédent convaincant. Cependant, la conclusion du tribunal concernant le recours que constitue le mandamus semblait reposer sur le fait que la législation sur les droits de l’homme n’autorisait pas un droit d’action de caractère privé. C’est une conclusion qui n’a pas encore été tirée au regard de la législation en cause ici.
[146] Troisièmement, dans le jugement Samimifar no 1, la Couronne avait demandé un jugement sommaire rejetant l’action du demandeur en dommages‑intérêts pour négligence et pour violation de l’article 7 de la Charte. Selon le demandeur, le préjudice avait résulté du fait que sa demande de résidence permanente n’avait pas été traitée dans un délai raisonnable. Le demandeur avait obtenu en 1994 l’autorisation de demander, depuis le Canada, la résidence permanente, mais sa demande fut refusée en 2003 et, à la présentation de la requête, aucun réexamen de la demande n’avait été entrepris. La juge Snider a rejeté la requête de la Couronne en jugement sommaire, estimant que l’action n’était pas irrecevable du seul fait que le demandeur n’avait pas sollicité un mandamus durant la période du retard.
[147] Appel du jugement fut interjeté devant la Cour d’appel fédérale. Le juge Ryer, rédigeant l’arrêt de la Cour d’appel, a dit que l’appel était interjeté d’une décision de la juge Snider [au paragraphe 1] « par laquelle elle a rejeté la requête en jugement sommaire présentée par la Couronne visant le rejet d’une demande en dommages‑intérêts pour des dommages que l’intimé aurait subis en raison d’un délai de la part de Citoyenneté et Immigration Canada dans le traitement de sa demande en vue d’obtenir le statut de résident permanent au Canada ». Le juge Ryer a relevé que la juge Snider avait énoncé le critère de l’octroi d’un jugement sommaire. Il faisait observer que, selon la juge Snider, il n’avait pas été établi que l’affaire était douteuse au point de ne pas mériter d’être examinée par le juge de première instance. Ne pouvant discerner d’erreur de droit ou de fait manifeste et dominante, et sans se prononcer sur le bien‑fondé de la demande, la Cour d’appel fédérale a rejeté l’appel, avec dépens.
[148] Je me range à l’avis de la Couronne défenderesse selon lequel la Cour d’appel fédérale ne s’est pas, dans l’arrêt Samimifar no 2, prononcée sur le droit. Néanmoins, la Cour d’appel fédérale a confirmé le jugement de la juge Snider, où elle concluait qu’une action en dommages‑intérêts pour lenteur administrative ne devenait pas irrecevable parce que l’auteur de l’action n’avait pas déposé une demande de mandamus. L’avocate de la défenderesse (qui occupait également dans l’appel interjeté par la Couronne du jugement Samimifar) m’a informée que des arguments détaillés, où étaient cités les arrêts Grenier et Prentice, ont été invoqués devant la Cour d’appel fédérale. Le jugement Samimifar no 1 présente de grandes similitudes avec la présente affaire.
[149] Quatrièmement, un arrêt de la Cour d’appel fédérale, Szebenyi c. Canada, [1999] A.C.F. no 1453 (QL) (l’arrêt Szebenyi no 1), présente des circonstances qui ne sont pas sans rappeler celles de la présente affaire. Dans cette affaire, les demandeurs faisaient appel d’un jugement qui avait radié leur déclaration au motif qu’elle ne révélait aucune cause d’action. Il s’agissait d’une action en dommages‑intérêts découlant de la manière dont une demande de droit d’établissement avait été traitée en Autriche par les fonctionnaires canadiens de l’immigration. La demande de droit d’établissement n’avait été suivie d’aucune décision. Dans un bref jugement, le juge Robertson, alors juge de la Cour d’appel fédérale, écrivait ce qui suit, au nom de la Cour, aux paragraphes 2 et 3 :
Malgré les allégations très générales contenues dans la déclaration, il ressort que l’action est fondée sur la négligence dans le traitement de la demande de droit d’établissement. Cela étant dit, nous sommes également d’avis que les appelants devraient limiter leurs arguments à ce simple motif, et donc qu’ils devraient s’abstenir de poursuivre les motifs portant sur « la discrimination », « l’inconduite professionnelle », « les mesures vexatoires » et « la violation de la vie privée ».
L’intimée soutient que le contenu de la déclaration relève d’une demande de contrôle judiciaire, plutôt que d’une action. Nous ne sommes pas de cet avis. En fait, les appelants demandent des dommages‑intérêts pour les fautes commises dans le traitement de la demande de droit d’établissement. De plus, les appelants ne contestent pas la décision sur la demande, puisqu’elle n’a pas encore été prise. Pour ce motif, Zubi c. Canada (1993), 71 F.T.R. 168, ne s’applique pas.
[150] Les avocats des parties n’ont pas porté à mon attention l’arrêt Szebenyi no 1. La Couronne m’a renvoyée au jugement Paszkowski c. Canada (Procureur général), [2007] 2 R.C.F. 507 (C.F.) (l’arrêt Paszkowski), rendu par le juge Mosley, dans lequel la requête de la Couronne en jugement sommaire a été accueillie. Le juge Mosley a refusé l’analogie avec l’arrêt Szebenyi no 1 au motif que, dans cette affaire, aucune décision n’avait été prise qui pouvait être l’objet d’un contrôle judiciaire. C’est ma lecture du jugement Paszkowski qui m’a conduite à l’arrêt Szebenyi no 1.
[151] À première vue, l’affaire Szebenyi no 1 semble avoir beaucoup de ressemblances avec l’affaire qui nous concerne. Elle présente manifestement plus de ressemblances que l’affaire Grenier. J’observe en passant qu’après avoir instruit l’affaire Szebenyi no 1, la juge Heneghan a rejeté l’action : Szebenyi c. Canada, [2007] 1 R.C.F. 527 (C.F.); conf. par 2007 CAF 118, demande d’autorisation de pourvoi devant la Cour suprême du Canada refusée, [2007] C.S.C.R. n° 232 (QL) (l’arrêt Szebenyi no 2).
[152] Le rejet ultime de l’action dans l’arrêt Szebenyi no 2 n’a aucune incidence sur l’arrêt Szebenyi no 1 de la Cour d’appel fédérale, qui ne semble pas avoir été réformé. L’arrêt Grenier ne s’étend pas aux circonstances de l’affaire Szebenyi no 1. Il est fort douteux que ce précédent ait été plaidé ou cité devant la Cour d’appel fédérale saisie de l’affaire Grenier, parce que les deux affaires sont totalement différentes. Cependant, il reste que l’arrêt Szebenyi no 1 a été rendu par la Cour d’appel fédérale et que, de ce fait, je suis liée par ce précédent.
[153] Pour les motifs qui précèdent, hormis le principe de la chose jugée, et en l’absence d’autres indications de la Cour d’appel fédérale, je ne suis pas disposée à conclure à titre préliminaire, dans le sillage de l’arrêt Grenier, que l’action des demandeurs est irrecevable en raison du fait qu’ils n’ont pas sollicité le mandamus. Selon moi, les observations de la Couronne sur ce point intéressent davantage d’autres aspects en cause dans la présente instance. L’argument n’est pas sans fondement, mais non parce qu’il serait fondé sur l’arrêt Grenier.
ii) La présumée négligence
[154] Les demandeurs soutiennent que la Couronne a été négligente en raison de sa lenteur à traiter leurs demandes de résidence permanente. Plus précisément, ils affirment ce qui suit, au paragraphe 20 de leur déclaration :
[traduction] La défenderesse et ses fonctionnaires ont été négligents parce qu’ils sont soumis à une obligation de diligence afin de faire en sorte que les demandes de résidence permanente présentées par les demandeurs en vertu des lois en matière d’immigration, qui concernent le droit d’établissement d’une personne reconnue comme réfugié au sens de la Convention, et qui a besoin d’une protection et d’un refuge, soient examinées de façon opportune. Les demandeurs allèguent un manquement à l’obligation de diligence dans le traitement de leurs demandes de résidence permanente au Canada. Ils soutiennent que le préjudice qui leur a été causé est une conséquence raisonnablement prévisible du manquement à l’obligation de diligence qui leur est due. Ils demandent réparation pour la faute de la défenderesse, en alléguant à la fois la common law et le paragraphe 24(1) de la Charte des droits et libertés.
[155] Il n’est pas nécessaire de rappeler les précédents classiques selon lesquels la négligence sera établie si le demandeur prouve : a) l’existence d’une obligation de diligence, b) un manquement à cette obligation, et c) un préjudice consécutif au manquement. Si le demandeur n’est pas en mesure de prouver l’un de ces trois éléments, la négligence qu’il allègue ne sera pas établie.
[156] Les demandeurs n’ont pas invoqué les dispositions pertinentes de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, L.R.C. (1985), ch. C‑50 [art. 1 (mod. par L.C. 1990, ch, 8, art. 21)] (la Loi sur la responsabilité), mais la défenderesse n’a pas relevé l’omission et, à ce stade de la procédure, je ne le ferai pas non plus. Il est établi en droit que la responsabilité de l’État est une responsabilité du fait d’autrui, non une responsabilité directe. L’article 3 [mod. par L.C. 2001, ch. 4, art. 36] de la Loi sur la responsabilité dispose que l’État est responsable du préjudice résultant d’un délit civil commis par son préposé, dans la mesure où, en application de l’article 10 [mod., idem, art. 40], l’acte ou l’omission aurait donné lieu à une cause d’action en responsabilité contre le préposé.
[157] Les parties reconnaissent que, pour savoir s’il existe une obligation de diligence, il faut appliquer le critère en deux volets exposé dans l’arrêt Anns v. Merton London Borough Council, [1978] A.C. 728 (H.L.). La Cour suprême du Canada a confirmé l’application du principe de l’arrêt Anns dans l’arrêt Cooper c. Hobart, [2001] 3 R.C.S. 537 (arrêt Cooper), dans lequel elle précisait les points à prendre en compte pour chacun des volets du critère. Le critère ainsi précisé a été ultérieurement appliqué dans les arrêts Edwards c. Barreau du Haut‑Canada, [2001] 3 R.C.S. 562 (arrêt Edwards); Succession Odhavji c. Woodhouse, [2003] 3 R.C.S. 263 (arrêt Odhavji); Childs c. Desormeaux, [2006] 1 R.C.S. 643 (arrêt Childs), et tout récemment Syl Apps Secure Treatment Centre c. B.D., [2007] 3 R.C.S. 83 (arrêt Apps), tous des précédents que les parties ont invoqués.
[158] Il n’est pas contesté que, selon les précédents susmentionnés, le premier volet du critère de l’arrêt Anns requiert de se demander s’il existe une obligation de diligence prima facie. La prévisibilité raisonnable et la proximité sont les facteurs à considérer. La prévisibilité raisonnable requiert de se demander si les personnes lésées étaient « touchées de si près et si directement par mon acte que je devrais raisonnablement prévoir qu’elles seraient ainsi touchées »: arrêt Syl Apps, au paragraphe 25, citant l’arrêt Donoghue v. Stevenson, [1932] A.C. 562 (H.L.). La proximité doit compléter la prévisibilité raisonnable. Elle mesure l’étroitesse du lien entre les parties et permet de dire si c’est un lien qui justifie l’imposition d’une obligation de diligence. La proximité fait intervenir des facteurs tels que les attentes, les déclarations, la confiance, les biens en cause et les autres intérêts en jeu : arrêt Cooper, au paragraphe 34. Elle sera souvent déterminée par référence à des catégories existantes de négligence. Il s’agit d’une question de politique et de pondération des intérêts en présence.
[159] Si une obligation de diligence prima facie est établie, le deuxième volet du critère de l’arrêt Anns intervient dans des situations inédites et requiert de se demander si des considérations de politique, hormis le lien entre les parties, rendraient peu judicieuse l’imposition d’une obligation de diligence. À ce stade, les considérations de politique sont celles qui concernent « les autres obligations légales, sur le système juridique et sur la société en général », et elles peuvent comprendre des aspects tels que l’existence d’autres mesures de redressement, le risque d’une responsabilité illimitée pour un nombre illimité de personnes, le principe ou la nature opérationnelle d’une décision et l’existence d’exonérations possibles de responsabilité : arrêt Cooper, au paragraphe 37.
[160] Les demandeurs font valoir que les fonctionnaires de l’immigration de CIC ont une obligation de diligence, qui consiste à traiter de façon opportune les demandes de résidence permanente présentées par les réfugiés. Ils disent que cette obligation fait partie d’une catégorie reconnue, parce que l’État s’est engagé à faire quelque chose, en s’engageant par la loi à traiter les demandes de résidence permanente présentées par les réfugiés.
[161] Se référant au paragraphe 21(2) de la LIPR, les demandeurs disent que « devient résident permanent la personne à laquelle la qualité de réfugié ou celle de personne à protéger a été reconnue [. . .] dont l’agent constate qu’elle a présenté sa demande en conformité avec les règlements et qu’elle n’est pas interdite de territoire ». La disposition est impérative. Ayant convenu de traiter les demandes, les fonctionnaires de l’immigration de CIC ont l’obligation de le faire de façon non négligente.
[162] Les demandeurs invoquent la jurisprudence relative aux procédures de mandamus pour appuyer leur argument selon lequel l’obligation de diligence fait partie d’une catégorie reconnue. Dans toute procédure de mandamus, il faut d’abord établir une obligation publique d’agir. On dit que l’existence de cette condition ne fait aucun doute. Par ailleurs, dans l’arrêt Ministre de l’Emploi et de l’Immigration et al. c. Jiminez‑Perez et al., [1984] 2 R.C.S. 565, le ministre avait admis l’existence d’une obligation de traiter les demandes de dispense pour des considérations humanitaires ou de compassion (il s’agit aujourd’hui du paragraphe 25(1) de la LIPR), même si aucune disposition légale ne confère le droit de présenter une telle demande (alors que c’est le cas pour les réfugiés au sens de la Convention). Ainsi, selon les demandeurs, par analogie il n’en va pas différemment pour l’obligation de diligence dans le cas présent et la Couronne ne saurait dire le contraire.
[163] Subsidiairement, les demandeurs disent qu’il existe un lien de proximité et que ce lien atteste une obligation de diligence. D’abord, il y a une obligation légale, ce qui donne fortement à penser qu’il existe à première vue une obligation de diligence. Le législateur a expressément prévu la protection des membres d’un groupe défini, les réfugiés ou les personnes protégées, d’une manière spécifique (en leur permettant de présenter des demandes de résidence permanente). Il ne s’agit pas d’une obligation envers le public en général, mais d’une obligation envers les membres de ce groupe.
[164] Les demandeurs disent ensuite que, pour pouvoir poursuivre leur vie, les réfugiés ont une attente raisonnable à ce que leurs demandes de résidence permanente soient étudiées par les fonctionnaires de l’immigration. Ils affirment ici que les fonctionnaires de l’immigration ont plusieurs fois annoncé à Mme Haj Khalil qu’une décision serait rendue dans son dossier. Divers fonctionnaires lui ont indiqué des délais qui variaient, mais on lui a toujours dit qu’elle obtiendrait une décision. Partant, le fait qu’elle a ajouté foi à ce qu’on lui disait est un facteur qui dictait l’obligation de se prononcer sur sa demande. Les demandeurs font une distinction avec l’arrêt Premakumaran c. Canada, [2007] 2 R.C.F. 191 (C.A.F.), autorisation de pourvoi devant la Cour suprême du Canada refusée, [2006] 2 R.C.S. xi, un précédent invoqué par la Couronne. Ils disent que ce précédent n’est pas applicable ici parce qu’il s’agissait d’un cas de déclarations inexactes faites par négligence, plutôt que d’un cas où les demandeurs alléguaient l’existence d’une obligation de diligence dans le traitement des demandes.
[165] Les demandeurs font observer que les demandes de droit d’établissement présentées par les réfugiés touchent de profonds intérêts personnels puisqu’elles conduisent à l’attribution d’un lieu permanent de résidence à des réfugiés qui ont été contraints de fuir leur pays d’origine ou leur pays de résidence habituelle. Nombre d’entre eux ont subi la torture et des traumatismes et sont en quête de stabilité. Les intérêts en cause [traduction] « vont dans le sens de l’existence d’une obligation pour les fonctionnaires de l’immigration de traiter avec diligence les demandes de droit d’établissement présentées par les réfugiés ».
[166] Finalement, et en particulier compte tenu des facteurs précédents, les demandeurs affirment que la défenderesse était à même de prévoir que des réfugiés subiront un préjudice psychologique si leurs demandes ne sont pas traitées de façon opportune. Sur ce point, ils invoquent le témoignage de Janet Dench, directrice générale du Conseil canadien pour les réfugiés (CCR). Le CCR est une organisation nationale constituée en personne morale en vertu des lois fédérales, formée d’environ 175 organismes membres qui œuvrent pour les réfugiés et les immigrants partout au Canada, et qui les représentent. Il s’occupe activement d’élaborer des politiques et d’engager des consultations sur les aspects qui relèvent de son mandat, notamment le développement professionnel intéressant les réfugiés et les immigrants, l’éducation publique et le partage d’intérêts communs et d’informations, tant au Canada qu’à l’étranger. Depuis plus de 10 ans, le CCR participe à deux tables rondes par année avec CIC et l’ASFC, depuis la mise sur pied de cette dernière. Le CCR organise aussi des rencontres avec des ministres, des députés et des fonctionnaires pour l’examen de telle ou telle question de politique.
[167] Plus précisément, Mme Dench a témoigné que, durant la décennie 1990, le CCR a établi que l’une de ses principales préoccupations concernait la lenteur du Canada à conférer le droit d’établissement aux réfugiés. Il a décelé trois causes principales pouvant expliquer ce fait : 1) l’imposition de frais de dossier en 1994 et du droit exigé pour l’établissement en 1995 (ce droit a été supprimé pour les réfugiés en 2000); 2) l’obligation rigoureuse de présenter des pièces d’identité, qui s’est révélée difficile à respecter notamment pour les réfugiés somaliens et afghans, qui n’avaient pas de tels documents et ne pouvaient pas en obtenir; 3) les questions de sécurité. Mme Dench a parlé d’une série de rapports, ainsi que de résolutions du CCR, qui, dit‑elle, ont été remis à la défenderesse, et qui traitaient des conséquences fâcheuses que pouvait avoir sur la vie des réfugiés la lenteur du traitement de leurs demandes de droit d’établissement.
[168] Pour ce qui est du second volet du critère, les demandeurs disent qu’il appartient à la défenderesse d’établir que des raisons de politique feraient qu’elle ne serait pas soumise à l’obligation de traiter de façon opportune les demandes de droit d’établissement présentées par les réfugiés. De l’avis des demandeurs, des considérations de politique militent en faveur de la « reconnaissance d’une obligation de diligence en la matière », parce qu’il est de plus en plus admis que les représentants de l’État doivent en règle générale agir sans retard et que, à défaut, ils doivent être rappelés à leur devoir : Blencoe c. Colombie‑Britannique (Human Rights Commission), [2000] 2 R.C.S. 307 (arrêt Blencoe). En outre, les réfugiés [traduction] « fuient les zones à risque et sont forcés de présenter leurs demandes de droit d’établissement pour pouvoir se mettre en permanence à l’abri du danger ». On ne saurait donc dire qu’ils ont participé à l’apparition du risque. Finalement, les demandeurs soutiennent que la présente affaire concerne le traitement d’une demande individuelle, traitement qui fait manifestement partie du fonctionnement d’une activité gouvernementale et qui n’est pas soustrait à l’imposition d’une obligation de diligence.
[169] En fin de compte, la réclamation des demandeurs fondée sur la négligence doit échouer. Pour les motifs qui suivent, je conclus qu’on ne leur doit aucune obligation de diligence relevant du droit privé et qu’en tout état de cause, aucun lien de causalité n’a été établi.
a) l’obligation de diligence
[170] S’agissant de l’existence d’une obligation de diligence relevant du droit privé, j’admets l’argument des demandeurs selon lequel la loi impose à la demanderesse une obligation de donner suite aux demandes de résidence permanente présentées par les réfugiés. Dans le contexte des procédures de mandamus, il ressort de la jurisprudence de la Cour fédérale qu’il existe, envers ces demandeurs, une obligation légale publique (d’agir). Cependant, il est établi depuis longtemps que l’inobservation d’une obligation légale n’atteste pas, en tant que telle, l’existence d’une obligation de diligence. Ce n’est que l’un des facteurs à considérer : R. du chef du Canada c. Saskatchewan Wheat Pool, [1983] 1 R.C.S. 205.
[171] Les demandeurs invoquent l’arrêt Brewer Bros. c. Canada (Procureur général), [1992] 1 C.F. 25 (C.A.), à l’appui du point de vue qu’une obligation légale est une preuve solide d’une obligation de diligence de droit privé, mais cet argument ne tient pas. La Cour d’appel fédérale était arrivée à la conclusion que, dans cette affaire‑là, la loi applicable constituait une preuve solide de l’existence d’une obligation de diligence de droit privé. De par le contexte légal, la loi applicable obligeait la Commission [canadienne des grains] à établir et à appliquer des normes dans l’intérêt des céréaliers, et elle devait être persuadée de la solvabilité d’une entreprise projetée d’élévateurs avant de délivrer un permis. La Cour d’appel a même jugé que le rôle de la Commission, dans la bonne administration de la Loi et du règlement portant sur les permis et les cautionnements, était un volet crucial du commerce canadien des céréales. Par conséquent, la proximité était établie.
[172] Les demandeurs n’ont signalé aucun précédent où l’on ait jugé que la lenteur d’un processus administratif crée par elle‑même une cause d’action. La défenderesse, quant à elle, a cité plusieurs précédents, même s’ils n’intéressent pas nécessairement la question des lenteurs administratives, où l’on a jugé qu’il n’existe aucune obligation de diligence en common law.
[173] Dans le jugement Premakumaran, le juge von Finckenstein [2005 CF 1131] a fait droit à une requête en jugement sommaire et rejeté l’action des immigrants demandeurs fondée sur le fait que des fonctionnaires du Haut‑commissariat du Canada à Londres leur avaient donné par négligence des indications inexactes (à propos des conditions régissant l’immigration au Canada des travailleurs qualifiés). Appel fut interjeté devant la Cour d’appel fédérale [précité, au paragraphe 164 des présents motifs], pour qui la déclaration inexacte faite par négligence constituait une catégorie existante. Elle a conclu que le juge de première instance avait eu raison de dire qu’il n’existait dans cette affaire‑là aucun lien spécial de proximité et de confiance.
[174] Dans l’arrêt Szebenyi no 2, le demandeur avait déposé une action en dommages‑intérêts contre la Couronne, qu’il accusait de négligence dans le traitement de la demande de parrainage qu’il avait présentée pour sa mère (l’action a été déposée avant que la demande de parrainage soit refusée). La Cour d’appel fédérale a confirmé la conclusion de la juge Heneghan selon laquelle la proximité requise pour qu’il y ait obligation de diligence n’avait pas été établie. La Cour suprême du Canada a rejeté la demande d’autorisation de pourvoi.
[175] Dans l’affaire Farzam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1659 (arrêt Farzam), le demandeur avait intenté une action en dommages‑intérêts contre la Couronne, affirmant que les fonctionnaires du ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration qui travaillaient à l’étranger avaient fait preuve de négligence en retardant indûment le traitement de la demande de résidence permanente au Canada présentée par son épouse. Le juge Martineau a estimé que le ministre n’était tenu à aucune obligation de diligence en common law.
[176] Dans le jugement Paszkowski, le juge Mosley a fait droit à une requête en jugement sommaire et rejeté une action en dommages‑intérêts contre la Couronne fondée sur la lenteur du traitement d’une demande de résidence permanente. Il a estimé qu’il n’y avait aucune obligation de diligence prima facie parce que ni la prévisibilité ni la proximité n’avaient été établies.
[177] Dans le jugement Benaissa c. Canada (Procureur général), 2005 CF 1220 (arrêt Benaissa), le protonotaire Lafrenière a fait droit à une requête en jugement sommaire dans une action où le demandeur réclamait des dommages‑intérêts pour la lenteur du traitement de sa demande de résidence permanente. Le demandeur alléguait la négligence de la Couronne et voulait obtenir réparation au titre de la Charte pour diverses violations de la Charte. Dans une remarque incidente, le protonotaire a conclu qu’aucune obligation prima facie de diligence n’avait été établie au vu des faits invoqués et qu’en tout état de cause, les considérations résiduelles de politique, dans le second volet de l’analyse (dans l’arrêt Cooper), interdisaient l’imposition d’une telle obligation.
[178] Les précédents cités sont instructifs, mais aucun n’est directement à propos. Le jugement Benaissa est celui qui se rapproche le plus du cas dont je suis saisie et, comme je l’ai dit, la conclusion du protonotaire concernant l’obligation de diligence était une remarque incidente. Cependant, il m’apparaît clair qu’une action engagée contre la Couronne et fondée sur la lenteur du traitement d’une demande de résidence permanente présentée par un réfugié n’entre pas dans une catégorie reconnue de liens donnant lieu à une obligation de diligence. La création d’une telle obligation serait de droit nouveau.
[179] La position de la Couronne est que ni la prévisibilité ni la proximité ne sont présentes ici. La grave dépression de Mme Haj Khalil, censément la conséquence de la lenteur de l’examen de son dossier, est trop lointaine. Mme Dench a témoigné que le CCR n’examinait pas les cas particuliers. Il n’est pas non plus établi qu’il y a eu des pourparlers entre un représentant du CCR et la défenderesse à propos de Mme Haj Khalil. Selon les rapports et les résolutions du CCR, la lenteur du traitement d’un dossier peut être source d’épreuves, mais ils ne font pas apparaître les affections médicales et psychologiques graves et de longue durée dont se plaint Mme Haj Khalil.
[180] Quant à la proximité, la Couronne affirme que l’obligation doit être fondée dans la loi. L’imposition d’une obligation de diligence entrerait en conflit avec l’obligation légale globale de la défenderesse envers le public.
[181] Comme on peut le lire dans l’arrêt Syl Apps, la prévisibilité peut être une question complexe. Ici, la présumée inconduite est la lenteur du traitement de la demande. Le préjudice imputable serait, entre autres choses, le non‑regroupement familial, le manque à gagner et la dépression. Même si je devais conclure que le « préjudice » était prévisible, le volet de l’analyse qui concerne la proximité est, selon moi, insurmontable pour les demandeurs.
[182] L’arrêt Syl Apps, le plus récent à avoir été rendu par la Cour suprême qui traite l’application du critère de l’arrêt Anns, répète l’idée selon laquelle, lorsque le lien résulte d’un régime légal, la loi applicable est l’instrument qui permettra de dire si la proximité entre les parties est suffisante ou non.
[183] La loi applicable ici est la LIPR. Comme le dit son titre, cette loi traite des questions d’immigration et de protection des réfugiés. Les divers objets se rapportant à chacun de ces domaines sont définis dans les paragraphes 3(1) et 3(2) de la Loi. Un objet commun aux deux domaines est le suivant : « de protéger la santé des Canadiens et de garantir leur sécurité ». Voir les alinéas 3(1)h) et 3(2)g).
[184] Selon l’objet propre aux réfugiés, le programme pour les réfugiés « vise avant tout à sauver des vies et à protéger les personnes de la persécution ». D’autres objets sont les suivants : « offrir l’asile à ceux qui craignent avec raison d’être persécutés du fait de leur race, leur religion, leur nationalité, leurs opinions politiques, leur appartenance à un groupe social en particulier, ainsi qu’à ceux qui risquent la torture ou des traitements ou peines cruels et inusités », et « encourager l’autonomie et le bien‑être socioéconomique des réfugiés en facilitant la réunification de leurs familles au Canada ».
[185] L’objet primordial que vise le législateur par la LIPR est exposé au paragraphe 3(3), qui dispose que l’interprétation et la mise en œuvre de la Loi doivent avoir pour effet de promouvoir les intérêts du Canada sur les plans intérieur et international.
[186] Le droit invoqué par les demandeurs, décrit au paragraphe 21(2) de la LIPR (qui dispose que, sur demande présentée en conformité avec les règlements, un réfugié devient résident permanent), est assorti d’une réserve importante. Un réfugié n’est recevable à obtenir la résidence permanente que s’il n’est pas interdit de territoire. S’il est interdit de territoire, la résidence permanente ne peut lui être accordée qu’à la faveur d’une dispense ministérielle. Comme je l’ai dit précédemment, le pouvoir d’accorder une dispense ministérielle ne peut pas être délégué.
[187] Le législateur a le droit d’adopter une politique d’immigration et d’édicter des lois prescrivant les conditions auxquelles un non‑citoyen sera autorisé à entrer au Canada et à y demeurer : Chiarelli c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 R.C.S. 711, aux pages 733 et 734 (arrêt Chiarelli). Le législateur agit, ce faisant, dans l’intérêt public.
[188] Pour revenir à l’arrêt Syl Apps, la juge Abella écrit, au paragraphe 28, qu’« [u]n conflit entre l’obligation de diligence revendiquée et une obligation primordiale de nature publique ou imposée par la loi peut constituer une raison de principe impérieuse pour refuser de conclure à la proximité ». De plus, « [u]n tel conflit existe lorsque l’obligation de diligence proposée empêcherait le défendeur de bien s’acquitter de ses obligations légales ».
[189] Le retard dans le traitement de la demande de résidence permanente de Mme Haj Khalil s’explique en grande partie par sa possible interdiction de territoire en application de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR. L’objet des dispositions de la LIPR relatives à l’interdiction de territoire est la protection du public.
[190] Il faut donc compter avec la perspective d’obligations antagonistes. Joindre une obligation de diligence de droit privé au lien entre la demanderesse et les fonctionnaires de la défenderesse « crée un risque réel de sérieux conflit » avec l’obligation légale de protéger l’intérêt public, notamment de protéger la santé des Canadiens et de garantir leur sécurité.
[191] Le temps requis jusqu’à maintenant pour traiter la demande de Mme Haj Khalil a été examiné ailleurs dans les présents motifs. La LIPR ne prévoit aucun délai à l’intérieur duquel il doit être statué sur une demande de résidence permanente. De manière générale, si le retard peut être attribué à l’obligation légale de protéger le public contre les demandeurs susceptibles d’interdiction de territoire, la possibilité d’obligations contradictoires est manifeste. Si la Cour devait conclure que tel ou tel demandeur est visé par une obligation de diligence relevant du droit privé, qu’en est‑il alors de l’intérêt public? L’obligation des fonctionnaires de la défenderesse d’étudier à fond l’interdiction possible de territoire d’un demandeur doit‑elle être reléguée au second plan à cause des attentes du demandeur quant au temps nécessaire pour étudier son dossier? L’imposition d’une telle obligation ne risque‑t‑elle pas d’avoir un « effet paralysant » sur les fonctionnaires de la défenderesse s’ils hésitaient à entreprendre une enquête en règle par crainte qu’elle puisse susciter la critique ou, pire, se solder par une action en dommages‑intérêts? Conclure à l’existence d’une obligation de diligence de droit privé du simple fait qu’il y a eu retard mettrait en péril l’obligation supérieure des fonctionnaires de la défenderesse de protéger l’intérêt public.
[192] L’attente raisonnable de Mme Haj Khalil est en réalité l’espoir qu’elle obtiendra la résidence permanente (transcription, à la page 6063). Rien ne lui garantit que tel sera le cas. Elle ne prétend pas, ni ne pourrait prétendre, qu’elle a droit à la résidence permanente. Elle fait valoir, en termes généraux, que les réfugiés, qui fuient le danger, ont besoin d’une résidence permanente pour assurer leur sécurité. On ne saurait dire qu’ils « ont pris part à la création du risque ». Sans doute cela est‑il vrai pour le risque dont Mme Haj Khalil a voulu s’éloigner (la persécution), mais il ne faut pas confondre ce risque avec le risque qui serait créé par la faute alléguée. L’acquisition de la résidence permanente est inextricablement liée à l’obligation pour le candidat de fournir des renseignements exacts et véridiques. À défaut, c’est là une omission qui pèsera dans la décision finale. La non‑production des renseignements nécessaires par un demandeur peut fort bien constituer un facteur de risque pour l’issue de la demande.
[193] La proximité, par‑dessus tout, est une question de politique et de pondération d’intérêts. Mme Haj Khalil ne sait pas encore à quoi s’en tenir concernant sa demande de résidence permanente, mais elle a certainement bénéficié d’un havre et d’une protection. Selon moi, la proximité du lien requise pour établir une obligation prima facie de diligence n’est pas présente ici. Cependant, même si j’avais conclu autrement, les considérations résiduelles de politique auraient pour effet de nier l’existence d’une obligation de diligence.
[194] Dans l’arrêt Syl Apps, la juge Abella faisait observer que les appelants disposaient d’un recours subsidiaire. C’est sur ce point que les observations de la Couronne défenderesse concernant la possibilité d’obtenir le mandamus m’apparaissent particulièrement convaincantes.
[195] La LIPR constitue un régime complet pour les questions d’immigration : Reza c. Canada, [1994] 2 R.C.S. 394. Il s’agit d’un régime administratif dans lequel, une fois l’autorisation accordée (paragraphe 72(1) de la LIPR), la Cour fédérale est compétente pour exercer un contrôle judiciaire sur toute question.
[196] Je rappelle que Mme Haj Khalil a été déclarée interdite de territoire en février 2000. Elle a présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire le 15 mars 2000. Par ordonnance de la Cour fédérale en date du 16 novembre 2001, l’affaire a été renvoyée pour nouvelle décision. Le 21 novembre 2001, l’avocate de Mme Haj Khalil recevait de l’avocat de CIC une lettre qui l’informait que, même si une nouvelle décision ne pouvait être rendue dans un délai de deux semaines (comme demandé), la demande ne serait pas placée dans la « file d’attente ordinaire ». Au lieu de cela, et parce que l’affaire avait été renvoyée par la Cour fédérale, on s’efforcerait de « traiter avec célérité » la demande (pièce P‑64).
[197] Une ordonnance de mandamus a pour effet de forcer l’accomplissement d’une obligation légale due au demandeur. Les parties s’accordent à dire que la Cour fédérale rend souvent des ordonnances de mandamus dans les dossiers d’immigration, ainsi que l’atteste l’abondante jurisprudence citée par les parties.
[198] Dans l’arrêt Blencoe, le juge LeBel écrivait, au paragraphe 149 : « De nos jours, il ne fait aucun doute que le mandamus peut servir à limiter les délais procéduraux. » S’exprimant sur l’aversion qu’inspirent les retards, il ajoutait, au paragraphe 150 : « Dans notre régime de common law, la reconnaissance du rôle de surveillance par voie de mandamus que les cours de justice exercent sur les procédures administratives est perçue comme traduisant la possibilité de contraindre les fonctionnaires de l’État à faire leur devoir et, ce faisant, à éviter les délais dans le déroulement des procédures administratives. »
[199] Dans le même esprit, la Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Canada c. Addison & Leyen Ltd., [2007] 2 R.C.S. 793, où il s’agissait d’un avis de cotisation délivré en vertu de l’article 160 de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985) (5e suppl.), ch. 1, s’exprimait ainsi, au paragraphe 10 :
Le ministre dispose du pouvoir discrétionnaire d’établir une nouvelle cotisation à l’égard d’un contribuable en tout temps. Cela ne veut pas dire que l’exercice de ce pouvoir ne peut jamais faire l’objet d’un contrôle. Toutefois, en raison du terme « en tout temps » à l’art. 160 de la LIR, la longueur du délai écoulé avant qu’il soit décidé d’établir une cotisation à l’égard d’un contribuable ne suffit pas à fonder un contrôle judiciaire, sauf, peut‑être, s’il s’agit d’autoriser un recours comme le mandamus pour inciter le ministre à faire preuve de diligence raisonnable une fois l’avis d’opposition déposé. De plus, en l’espèce, les allégations de fait dans la déclaration n’expliquent pas pourquoi il aurait été impossible d’examiner les questions relatives à l’obligation fiscale, tant en ce qui a trait à la cotisation fiscale sous‑jacente établie à l’encontre de York qu’aux cotisations établies à l’égard des intimés au cours d’une procédure d’appel normale.
[200] Selon moi, la Cour suprême a signalé que le recours qui s’impose, lorsqu’il y a un retard dans des procédures administratives, est une requête en mandamus.
[201] La décision se faisant attendre dans la présente affaire, il était loisible à Mme Haj Khalil, armée de l’ordonnance de la Cour fédérale et de la lettre de l’avocat de CIC, de déposer une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire en vue d’obtenir une ordonnance de mandamus, ainsi que les autres recours de droit administratif qu’elle jugeait opportuns. Sur ce point, je relève qu’une procédure de contrôle judiciaire peut déboucher sur un jugement déclaratoire : Moktari c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] 2 C.F. 341 (C.A.), et que la Cour a compétence pour statuer sur les contestations constitutionnelles portant sur la validité d’un texte de loi : arrêts Moktari et Gwala c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 3 C.F. 404 (C.A.).
[202] Mes collègues le juge Martineau, dans la décision Farzam, et le protonotaire Lafrenière, dans la décision Benaissa, ont jugé qu’une demande de contrôle judiciaire en vue d’une ordonnance de mandamus est le recours qui convient dans les cas où un retard abusif est allégué. De plus, puisque j’ai conclu qu’il n’existe aucune obligation prima facie de diligence, l’arrêt Morgan de la Cour d’appel de la Colombie‑Britannique est tout à fait pertinent.
[203] Un autre point connexe soulevé par la Couronne défenderesse est le droit d’interjeter appel devant la Cour d’appel fédérale. En temps normal, les affaires d’immigration (qui relèvent du droit administratif) suivent leur cours par voie de contrôle judiciaire. Appel peut être interjeté devant la Cour d’appel fédérale lorsqu’un juge de la Cour fédérale certifie que l’affaire suscite une question grave de portée générale et qu’il énonce la question (alinéa 74d) de la LIPR). En éludant le recours subsidiaire de droit administratif, les demandeurs sont en mesure de contourner les exigences du texte de loi (et la volonté du législateur), de s’adresser directement à la Cour d’appel fédérale et de court‑circuiter ainsi la procédure par laquelle sont certifiées les questions graves de portée générale.
[204] En outre, les lenteurs que comporte nécessairement un litige (en raison de la production de documents, des interrogatoires préalables et le reste) ont pour effet de prolonger le retard initial, avec aggravation possible du présumé préjudice durant la période au cours de laquelle l’action suit son cours. La présente affaire en est une bonne illustration. La déclaration a été produite le 4 novembre 2003. Le procès a débuté trois ans et cinq mois plus tard et, même alors, les parties auraient préféré une date plus tardive. Selon Mme Haj Khalil, son état s’est détérioré sensiblement durant cette période. Si elle avait sollicité un contrôle judiciaire visant une ordonnance de mandamus, elle aurait pu obtenir ce qu’elle dit vouloir : une décision.
[205] Le coût assumé par la société est un autre facteur. Les demandeurs bénéficient de l’aide juridique, qui est financée par les contribuables. Le coût du recours de droit administratif est négligeable si on le compare au coût d’un procès qui s’étend sur quelque deux mois et demi et qui requiert la comparution de six témoins experts et de nombreux fonctionnaires.
[206] Selon moi, de puissantes considérations résiduelles de politique militent contre l’imposition d’une obligation de diligence de droit privé dans un cas où, comme ici, l’intéressée ne s’est pas prévalue du recours que lui offrait le régime administratif. Le régime administratif offre une solution aux difficultés déclarées de Mme Haj Khalil [traduction] : « traiter les demandes du statut de réfugié de façon opportune » (transcription, aux pages 5222 et 5227).
[207] D’autres considérations de politique font qu’il est peu judicieux d’imposer une obligation de diligence de droit privé. Ces considérations, qui ont été invoquées dans les affaires Farzam, Benaissa et Paszkowski, comprennent les suivantes : les simples erreurs commises dans le traitement de demandes ne font pas naître un droit à indemnité; le spectre d’une responsabilité indéterminée serait préoccupant si une obligation de diligence en common law était reconnue du seul fait des conséquences fâcheuses d’un retard sur un demandeur plutôt qu’en raison de la faute réelle de fonctionnaires de l’immigration; l’imposition d’une obligation de diligence entraverait le bon fonctionnement du système de contrôle de l’immigration. Le dernier facteur a aussi été pris en compte dans l’examen de la proximité. Cependant, le chevauchement de certaines considérations n’est pas impossible : arrêt Cooper, au paragraphe 27. Finalement, mes collègues sont arrivés à la conclusion qu’il ne serait pas juste, équitable et raisonnable en droit, sauf mauvaise foi, action fautive ou abus de procédure, d’imposer une obligation de diligence de droit privé à ceux qui sont chargés d’appliquer la politique d’immigration. Je partage leur avis.
[208] J’arrive à la conclusion que de puissantes considérations résiduelles de politique font que, même si une obligation prima facie de diligence était établie, l’imposition ici d’une obligation de diligence de droit privé n’est pas de mise.
b) le lien de causalité
[209] Même si j’avais conclu qu’une obligation de diligence de droit privé existe et qu’elle n’a pas été remplie, les demandeurs ne se sont pas acquittés du fardeau de prouver que le présumé préjudice a été causé par la faute de la défenderesse. Le lien de causalité entre le « retard » et le « préjudice » n’a pas été établi selon la prépondérance de la preuve.
[210] Le point essentiel des diverses allégations de Mme Haj Khalil est que la lenteur du traitement de sa demande de résidence permanente est à l’origine de sa dépression. Elle donne comme facteurs ayant contribué à son état le fait qu’il lui a été impossible de poursuivre des études au Collège St. Clair (parce qu’elle n’était pas admissible à un prêt du RAFEO en tant que réfugiée n’ayant pas le droit d’établissement) et le fait qu’elle n’a pu obtenir un emploi (parce que son NAS commence par le chiffre « 9 »). Elle dit que ces inconvénients auraient pu lui être évités si la défenderesse avait traité sa demande à point nommé. Selon les mots de son avocate : [traduction] « Nawal Haj Khalil a eu du mal à trouver un travail en raison de son numéro d’assurance sociale de la série 900. Son état psychologique, à quoi s’ajoute le fait que divers emplois lui ont été refusés, a eu pour résultat que, lorsqu’elle est venue s’installer à Ottawa en 2003, il lui a été impossible d’affronter les difficultés de chercher un travail, de répondre aux questions de n’importe qui à propos de son passé, et de supporter les soupçons que, croyait‑elle, on faisait peser sur elle. » Mme Haj Khalil dit aussi qu’elle [traduction] « a souffert et souffre encore d’une longue séparation d’avec son mari ».
[211] Les demandeurs n’ont produit aucune preuve de nature médicale, et Mme Haj Khalil n’a pas non plus produit le rapport médical de l’un de ses médecins ou spécialistes. Les notes extraites des dossiers médicaux de ses médecins traitants ont été produites comme pièces, par consentement des parties. Elles n’ont guère d’utilité et l’on ne peut leur accorder que très peu de poids, voire aucun. Cela étant, elles ne prouvent pas la véracité de leur contenu. Durant la présentation de la cause de la défenderesse, et après plusieurs manœuvres par les parties, la Couronne a décidé de citer à témoigner le Dr John Dimmock, le psychiatre de Mme Haj Khalil. À la fin du témoignage du Dr Dimmock, l’avocate des demandeurs a dit qu’elle présenterait une requête en production d’une réfutation ou d’une contre‑preuve (transcription, aux pages 4918 à 4924). Après avoir entendu des arguments complets, j’ai rejeté la requête des demandeurs au motif qu’elle constituait une tentative de séparer la preuve des demandeurs entre la preuve principale et la contre‑preuve et qu’il ne s’agissait pas d’une contre‑preuve ou réfutation valide. J’ai conclu également que les circonstances n’étaient pas telles que je devrais exercer mon pouvoir discrétionnaire et admettre la preuve alors même qu’elle ne constituait pas une contre‑preuve valide (transcription, aux pages 5160 à 5188).
[212] Le Dr Dimmock a été déclaré témoin expert en psychiatrie, plus exactement spécialisé dans la dépression, le syndrome de stress post‑traumatique (SSPT) et le lien entre la fibromyalgie et la psychiatrie. Les demandeurs n’ont pas contre‑interrogé le Dr Dimmock sur ses compétences, et nul ne s’est opposé à ce qu’il soit déclaré témoin expert.
[213] Le Dr Dimmock est psychiatre depuis plus de 30 ans. Il a commencé de voir Mme Haj Khalil chaque mois à partir de novembre 2003, après que son médecin de famille, le Dr Basta, l’eut dirigée vers son cabinet. Le rendez‑vous le plus récent de Mme Haj Khalil chez le Dr Dimmock a eu lieu le 14 mars 2007.
[214] Le Dr Dimmock a décrit Mme Haj Khalil comme une femme intelligente et disposée à suivre une thérapie. Elle ne contestait pas qu’elle avait besoin d’aide, et elle souhaitait cette aide. Elle était disposée à parler ouvertement de ses difficultés, sauf de sa relation avec son mari (parce que sa religion le lui interdisait).
[215] De l’avis du Dr Dimmock, Mme Haj Khalil souffre de dysthymie (dépression de longue durée), qu’il a décrite comme une « tristesse chronique ». En présence de facteurs aggravants, il pourrait y avoir des épisodes de trouble dépressif majeur. Il croyait que Mme Haj Khalil avait connu des épisodes de trouble dépressif majeur et que durant de telles périodes elle a pu songer au suicide. Il a expliqué que la distinction entre les deux maladies est que le trouble dépressif majeur [traduction] « est en général une affection biochimique qui est plus réceptive aux antidépresseurs » que la dysthymie, laquelle [traduction] « ne répond pas en général aux médicaments ». La dysthymie [traduction] « apparaît et disparaît » parce que c’est une maladie chronique. Mme Haj Khalil manifestait une anhédonie (perte du plaisir de vivre), accompagnée de difficultés somatiques générales (troubles de sommeil, fatigue). Il croyait également que Mme Haj Khalil manifestait les caractéristiques d’une personnalité passive‑agressive. Les personnalités passives‑agressives « tendent à s’autodistraire » et « renoncent très difficilement à leurs pensées négatives ».
[216] Le Dr Dimmock a dit que Mme Haj Khalil souffrait d’infirmités physiques causées par la fibromyalgie ou l’arthrose. Elle claudiquait et disait qu’elle avait besoin d’un remplacement de la hanche. Elle avait de la difficulté à se servir de ses mains. Elle affirmait aussi souffrir d’une thrombose veineuse profonde. Elle était encline aux maux de tête causés par la tension. Elle souffrait. Reconnaissant que ce n’était pas là son domaine de spécialisation, le Dr Dimmock a dit que l’arthrose est une maladie « d’usure » et qu’elle est progressive. La fibromyalgie, quant à elle, ne suit pas un itinéraire clinique précis, car il s’agit d’une vague maladie des tissus mous qui entraîne de l’enflure et des douleurs à divers points déclics.
[217] De l’avis du Dr Dimmock, Mme Haj Khalil souffrait de dépression depuis longtemps. Il a relevé que le dossier que lui avait envoyé le Dr Basta faisait état d’une dépression qui remontait à 1996. (Mme Haj Khalil a reconnu dans son témoignage que, dès 1996, elle avait signalé sa dépression à divers médecins.) D’après le Dr Dimmock, la dépression [traduction] « remontait à cette date, sinon avant ».
[218] Se fondant sur ses observations, le Dr Dimmock n’a pas admis que la dépression de Mme Haj Khalil était le résultat du SSPT, ni qu’elle souffrait du SSPT. Par définition, elle en avait probablement souffert à la fin des années 1970 (parce qu’il se serait manifesté peu après la torture de 1978). Son SSPT n’était sans doute pas d’une réelle gravité parce qu’il n’est pas compatible avec ses retours fréquents en Syrie. L’évitement est un critère essentiel. Le facteur d’« évitement », ce à quoi s’ajoute l’intervalle de 27 ans depuis qu’est apparu le traumatisme, donne fortement à penser que la patiente ne souffre pas du SSPT.
[219] Le Dr Dimmock a exprimé l’avis que le principal facteur aggravant en ce qui concerne la dépression chronique de Mme Haj Khalil est sa douleur et les difficultés qui résultent de la fibromyalgie ou de l’arthrite. Prié en contre‑interrogatoire de s’exprimer sur les problèmes de sa patiente liés à l’immigration, le Dr Dimmock a dit que le dossier d’immigration était un facteur, mais l’un seulement d’une multitude de facteurs moins importants qui contribuaient à la dépression, sans pour autant en être à l’origine. [traduction] « Le dossier d’immigration n’a joué qu’un petit rôle dans le processus global. » Il a relevé qu’elle avait assez bien fonctionné avant que n’apparaisse l’arthrite ou la fibromyalgie.
[220] L’objectif du Dr Dimmock était de « modifier le comportement négatif » par une restructuration cognitive. Selon lui, le litige (lié à l’immigration) auquel Mme Haj Khalil était mêlée avait compromis d’emblée le processus thérapeutique. Il a témoigné que le litige, et la question des bénéfices secondaires qui s’y rattache, avait entravé la thérapie et limité l’amélioration de l’état de Mme Haj Khalil. Il a observé une corrélation entre sa « situation juridique » et les « fluctuations de sa dépression ». Globalement, il était d’avis que le contexte litigieux était source de bénéfices secondaires relativement aux symptômes de Mme Haj Khalil et que, si ce contexte disparaissait, on constaterait plus clairement que [traduction] « les symptômes du SSPT constituent des bénéfices secondaires ».
[221] En contre‑interrogatoire, l’avocate de Mme Haj Khalil a énergiquement contesté les conclusions du Dr Dimmock. Quand elle lui a demandé quelle était son expérience auprès des réfugiés, le Dr Dimmock a admis qu’il n’avait pas une grande expérience des réfugiés. Il n’avait d’ailleurs eu affaire qu’à deux ou trois réfugiés au cours de sa carrière. Il n’avait jamais exploré les « difficultés des réfugiés en matière d’immigration ». Selon lui, la dépression dont souffraient certains réfugiés au sens de la Convention n’était pas différente de celle que l’on trouvait dans la population en général.
[222] L’avocate a dit que l’expression « bénéfices secondaires » semblait vouloir dire « faux‑semblant », « exagération » ou « simulation de maladie ». Le Dr Dimmock a répondu que les rapprochements faits par l’avocate étaient avilissants et que les « bénéfices secondaires » dont il parlait participaient [traduction] « davantage d’une motivation inconsciente ». Selon le psychiatre, Mme Haj Khalil souhaitait véritablement une aide. À la question de savoir pourquoi il n’était pas allé plus loin dans sa recherche sur l’immigration, il a répondu que, quel que soit le problème (ou les problèmes) que posait l’immigration, il ne s’agissait pas d’un état psychiatrique. Il n’y avait rien qu’il puisse faire pour modifier le statut de Mme Haj Khalil en matière d’immigration. Sa fonction consistait à améliorer sa santé mentale. Par ailleurs, il lui semblait que la situation de Mme Haj Khalil en matière d’immigration était sans importance parce qu’elle avait souvent dit qu’elle avait l’intention de quitter le Canada lorsque sa fille serait assez âgée.
[223] L’avocate de Mme Haj Khalil m’engage à ne pas accepter l’opinion du Dr Dimmock, pour qui la dépression de Mme Haj Khalil est causée par sa souffrance. Elle affirme que le psychiatre ne savait pas ce que Mme Haj Khalil voulait dire lorsqu’elle évoquait ses « difficultés d’immigration ». Il ne le lui a pas demandé et n’a nullement exploré la question. Par ailleurs, il n’a traité que deux autres réfugiés et la situation psychiatrique des réfugiés ne lui est pas familière. L’avocate soutient que le psychiatre ne sait pas comment réagissent les réfugiés et qu’il présume que les réfugiés sont comme n’importe qui. À son avis, le Dr Dimmock ne comprenait pas l’aspect des difficultés d’immigration de Mme Haj Khalil liées à la lenteur du traitement de sa demande.
[224] Que je rejette ou non l’avis du Dr Dimmock selon lequel la « souffrance » de Mme Haj Khalil était la cause première de sa dépression, la preuve ne montre pas que sa dépression ait été causée ou aggravée par la lenteur du traitement de sa demande. Le Dr Dimmock a précisé que Mme Haj Khalil se sentait bien de temps à autre. Il voyait un lien direct entre sa situation juridique et les variations de sa dépression. Il a explicitement relevé qu’elle avait fonctionné assez bien jusqu’à l’apparition de ses affections physiques. Sur ce point, il est utile d’examiner le témoignage de Mme Haj Khalil.
[225] Mme Haj Khalil a témoigné qu’elle est venue s’établir à Ottawa en 2003 parce que son fils allait fréquenter l’université à Ottawa. Elle avait suivi des cours à temps partiel, le soir, au Collège St. Clair, à Windsor. Elle a terminé les cours (qui faisaient partie du « programme de réseautage ») juste avant de venir s’installer à Ottawa (transcription, à la page 584). Elle avait travaillé à temps partiel dans un cabinet d’experts‑comptables de juin 2001 jusqu’à ce qu’elle parte pour Ottawa en 2003. Elle a précisé que, plus d’une fois, son employeur lui avait dit que plus tard il lui donnerait un emploi à temps plein. Mme Haj Khalil a dit que, outre les cours à temps partiel et le travail à temps partiel, elle avait travaillé comme bénévole dans un café, à l’hôpital, d’avril 2002 jusqu’à ce qu’elle quitte Windsor en août 2003; elle avait travaillé comme bénévole pour l’organisme Windsor Women Working with Immigrant Women (Femmes de Windsor au service des immigrantes) jusqu’à ce qu’elle vienne s’établir à Ottawa (elle tenait lieu d’interprète et de collectrice de fonds et elle a siégé comme membre du conseil durant environ quatre ans), elle avait travaillé comme bénévole durant des élections en assurant une permanence téléphonique au bureau et en distribuant des tracts, et elle avait travaillé comme interprète pour l’aide juridique à Windsor (transcription, aux pages 590 à 604). Au sujet de la distribution de tracts, Mme Haj Khalil a dit (transcription, à la page 597) :
[traduction] Et je ne travaillais pas seulement comme bénévole; j’emmenais ma fille avec moi. Lorsque nous partions distribuer des tracts, ma fille prenait un côté de la rue et moi l’autre. Je pouvais donc la surveiller en train de faire du porte‑à‑porte pour mettre les tracts dans les boîtes aux lettres. Je m’occupais d’un côté de la rue, et elle de l’autre. Je pouvais le faire moi‑même en réalité, mais je voulais enseigner à ma fille, l’initier au travail bénévole. Pour moi, c’était une nouvelle expérience. Je n’y étais pas habituée au Moyen‑Orient. Nous n’avions pas de travail bénévole. Ce fut ma première expérience au Canada, elle m’emballait, et je voulais que ma fille fasse comme moi. Ainsi, ma fille m’accompagnait dès lors que je voulais faire quelque chose durant des élections partielles ou générales. Je me souviens d’avoir travaillé comme bénévole pour ces deux types d’élections.
[226] Mme Haj Khalil a dit que c’est après s’être établie à Ottawa qu’elle a eu le sentiment qu’elle « ne pouvait plus travailler ». Son avocate m’a priée de considérer l’observation suivante :
[traduction] Depuis lors, en réalité, je garde mes distances. Je reste chez moi. Je veux que personne ne sache quel est mon statut dans ce pays, ou depuis combien de temps je me trouve ici. Je ne veux le dire à personne. Je ne dis rien à personne de la manière dont je vis. Je ne dis à personne pourquoi je suis ici. Je ne le peux pas. Je crois que, si l’on m’interroge encore une fois, je me tuerai. Il vaut donc mieux que je reste à la maison.
[227] J’ai examiné ces propos, ainsi que l’explication qu’elle a donnée, selon laquelle elle s’était informée d’un emploi dans un magasin de peinture sur l’avenue Carling, à Ottawa, sans avoir jamais été rappelée par téléphone (transcription, aux pages 605 à 608). Cependant, son témoignage était équivoque quant aux motifs qu’elle avait de rester chez elle. Elle disait aussi :
[traduction] Et je ne sais pas; je sais que je reste chez moi à faire un travail très honorable pour mes enfants, en les aidant autant que je le peux. Mais puisque ce travail n’est pas considéré par certaines personnes comme très honorable, alors je resterai chez moi et j’éviterai tout contact avec les autres. Et c’est ce que j’ai fait. Je suis chez moi. Je ne peux faire aucun travail. Même si je le voulais, ma santé ne me le permettrait pas. J’ai beaucoup de problèmes. Il vaut donc mieux que je me fasse soigner d’abord. Quand je me sentirai mieux. Personne ne voudra embaucher quelqu’un qui est déprimé ou en détresse.
[228] Il ressort nettement de la preuve que Mme Haj Khalil était active et pouvait fonctionner avant de quitter Windsor. La raison qu’elle avait de venir s’établir à Ottawa était son désir d’être auprès de son fils [traduction] « quoi qu’il arrive » jusqu’à ce qu’il soit « assez âgé pour se débrouiller tout seul ». Elle ne voulait pas se séparer de ses enfants (transcription, aux pages 657 et 658).
[229] Fait à noter, son déménagement à Ottawa a eu lieu en août 2003, et le présent litige a débuté le 4 novembre de la même année. J’accepte le témoignage du Dr Dimmock selon lequel il a observé, dans la dépression de Mme Haj Khalil, des fluctuations qui correspondaient à sa situation juridique. Il a aussi observé des périodes où elle se sentait très bien. Quand Mme Haj Khalil disait qu’elle était « emprisonnée » au Canada, il s’agissait, je pense, de commentaires faits durant les périodes où elle ne se sentait pas bien.
[230] Le témoignage d’Anmar a été semblable. En réponse à une question portant sur les changements qu’il avait observés chez sa mère, il a dit qu’elle est aujourd’hui presque toujours tendue, surtout lorsqu’elle doit se présenter à des entretiens concernant ce dossier (transcription, à la page 1574). Il a aussi témoigné que la santé physique de sa mère n’est pas très bonne. Cependant, d’après ce qu’il croit savoir (puisqu’il s’est rendu au cabinet du médecin avec sa mère), les lacunes de mémoire ou les changements considérables de tension sanguine sont liés au stress et provoqués par le stress; ils ne sont pas le résultat d’ennuis de santé déjà existants (transcription, aux pages 1574 et 1590).
[231] Durant son témoignage, Acil a dit que dernièrement sa mère avait été [traduction] « folle »; elle était [traduction] « irrationnelle et irritée et presque toujours en état de tension » (transcription, à la page 1762). Elle a décrit sa mère comme une personne pitoyable, ajoutant que, par le passé, elle avait été [traduction] « comme une maman », et elle était active et heureuse (transcription, à la page 1764). Acil n’aime pas quitter la maison pour sortir le soir parce qu’elle sait que sa maman est très tendue. Elle croit que, si elle devait quitter la maison (pour aller à l’université), sa maman se suiciderait (transcription, à la page 1765).
[232] Il m’est impossible de conclure, au vu de la preuve dont je suis saisie, que la dépression de Mme Haj Khalil a été causée, ou a été exacerbée, par la lenteur du traitement de sa demande de résidence permanente. De son propre aveu, elle reconnaît que son état s’est dégradé considérablement depuis qu’elle s’est installée à Ottawa. Elle a emménagé à Ottawa volontairement, pour les raisons qu’elle a indiquées. Elle ne se sent pas très bien depuis son arrivée à Ottawa, mais il n’a pas été établi que la détérioration de son état s’explique par la lenteur du traitement de sa demande.
[233] Le Dr Dimmock a dit, et Mme Haj Khalil ne le conteste pas, qu’elle souffre d’une dépression chronique. Elle a cherché de l’aide, mais le processus thérapeutique a été compromis par le litige auquel elle est aujourd’hui mêlée. Selon le Dr Dimmock, son état actuel a plusieurs causes, et son dossier d’immigration ne constitue qu’une petite partie du problème « global ». Je ne vois rien à redire à cette manière de voir.
[234] Le critère de base qui permet de conclure à un lien de causalité est le critère du « facteur déterminant ». Cette règle fondamentale n’a jamais été remplacée et demeure le critère premier pour déterminer le lien de causalité dans les actions en négligence. Dans les cas où il y a plus d’une cause possible de préjudice, il n’est pas exact de dire qu’il faut appliquer le critère de la « contribution appréciable ». Accepter cette conclusion, c’est écarter entièrement le critère du « facteur déterminant » puisque, dans la quasi‑totalité des affaires de négligence soumises aux tribunaux, il y a plus d’une cause possible : Resurfice Corp. c. Hanke, [2007] 1 R.C.S. 333, aux paragraphes 19, 21 et 22 (arrêt Resurfice).
[235] Je ne suis pas persuadée que la demanderesse, Mme Haj Khalil, ait établi un lien substantiel entre sa dépression (ou l’aggravation de sa dépression) et le temps qu’a mis la défenderesse (selon moi à partir d’août 2002) à traiter sa demande de résidence permanente.
[236] Un défendeur ne saurait être tenu pour responsable du préjudice subi par un demandeur lorsque ce préjudice « peut très bien découler de facteurs qui ne sont pas reliés au défendeur et qui ne résultent de la faute de personne » : arrêt Resurfice [au paragraphe 23], citant l’arrêt Snell c. Farrell, [1990] 2 R.C.S. 311.
[237] Quant à l’affirmation de Mme Haj Khalil selon laquelle il lui a été impossible d’obtenir un emploi parce que son NAS commençait par le chiffre « 9 », on ne peut que répondre qu’elle avait un emploi à Windsor. Par ailleurs, le rédacteur qui a témoigné au procès et dont la situation était semblable à celle de Mme Haj Khalil (lorsqu’il est arrivé au Canada) n’a pas fait état d’une telle difficulté. Il occupait un emploi rémunérateur. Les deux enfants ont obtenu un emploi avant d’obtenir le statut de résidents permanents (j’examinerai plus loin l’affirmation d’Anmar relative au camp de cadets). Le témoignage de Mme Haj Khalil sur ce point n’a pas été convaincant.
[238] S’agissant de son impossibilité de fréquenter le Collège St. Clair parce qu’elle ne pouvait obtenir une aide financière du RAFEO (le problème a depuis été réglé), le fils de Mme Haj Khalil, Anmar, s’est heurté à la même difficulté, et pourtant il a pu fréquenter l’université. Il a emprunté de l’argent au frère de sa mère. Même après qu’il lui fut possible d’obtenir une aide financière du RAFEO, Anmar a déclaré préférer être endetté envers sa famille plutôt qu’envers l’État.
[239] Mme Haj Khalil n’a pas apporté la preuve des efforts qu’elle a pu faire, s’il en est, pour trouver un autre moyen de financer son année d’études. Dès qu’elle a appris qu’elle ne pouvait obtenir une aide du RAFEO, elle a semble‑t‑il mis fin à son projet.
[240] Pour ce qui est de la « perte » de la compagnie de son mari, Mme Haj Khalil semble partir du principe que la famille a le droit d’être réunie au Canada. En pensant de la sorte, elle ne tient pas compte du fait que son mari a sollicité un visa de visiteur et qu’il a été déclaré interdit de territoire. Aucune demande d’autorisation et de contrôle judiciaire n’a été présentée à l’encontre de cette décision. Il demeure donc interdit de territoire.
[241] Mme Haj Khalil a fait grand cas de ce que M. El Hassen avait été inclus dans sa demande de résidence permanente en tant que personne à charge et de ce qu’il n’avait jamais été évalué au regard de ladite demande. L’avocate de Mme Haj Khalil s’est référée à divers passages de déclarations et explications antérieures de sa cliente à propos de la conduite de son mari, et elle m’a renvoyée à divers documents tendant à montrer que la demande de résidence permanente de M. El Hassen n’a jamais été retirée, mais il reste que rien n’indique que M. El Hassen veuille venir au Canada. Mme Haj Khalil dit que cette idée intéressait son mari (du milieu à la fin des années 1990), mais elle ne dit pas que cela l’intéresse aujourd’hui. L’avocate de Mme Haj Khalil affirme que M. El Hassen a présenté une demande de permis de résident temporaire. La défenderesse n’a aucun dossier portant sur une telle demande. Mme Haj Khalil n’a pas abordé la question dans son témoignage. Toute confusion à propos de M. El Hassen aurait pu être dissipée s’il avait témoigné. Les dispositions avaient été prises pour qu’il témoigne par visioconférence. L’avocate a choisi de ne pas le citer à témoigner.
[242] Mme Haj Khalil fait valoir que si M. El Hassen a récemment été déclaré interdit de territoire, il n’en reste pas moins qu’elle a été privée des conseils, des soins et de la compagnie de son mari durant la période au cours de laquelle leur dossier était traité, et que la défenderesse est responsable d’une telle privation. Si le dossier avait été traité sans retard, l’admissibilité de M. El Hassen aurait été évaluée durant la période normale de traitement, à une date bien antérieure, et il aurait pu solliciter une dérogation ministérielle. Il s’agit là d’un argument circulaire et fondé sur des conjectures. M. El Hassen est interdit de territoire et, en conséquence, il n’est pas possible que la famille soit réunie au Canada. Une décision « antérieure » touchant son admissibilité ne change rien à cela. L’issue d’une demande de dérogation ministérielle est impossible à prédire. Aspect plus important, les intentions de M. El Hassen ne nous sont pas connues. Hormis les observations de Mme Haj Khalil, je ne sais pas à quel moment il a véritablement eu l’intention de rejoindre sa famille au Canada, si même il a eu telle intention. Mme Haj Khalil a également témoigné que son mari avait présenté une demande pour que la famille le rejoigne à Gaza (transcription, aux pages 968 à 971).
[243] Quant à l’impossibilité pour Mme Haj Khalil de rendre visite à son mari, elle a demandé des permis ministériels pour permettre à ses enfants de visiter leur père, mais je ne me souviens pas que la preuve indique qu’elle aurait demandé un tel permis pour elle‑même.
[244] Pour les motifs susmentionnés, je suis d’avis qu’il n’y a pas de lien substantiel entre le préjudice allégué par Mme Haj Khalil et la lenteur du traitement de sa demande de résidence permanente.
[245] Pour ce qui est des enfants, l’avocate dit qu’ils ont souffert de l’absence de leur père. Plus exactement, elle s’est exprimée ainsi :
[traduction] À l’exception d’un bref appel téléphonique hebdomadaire, il a été absent durant leurs cinq ou six premières années au Canada — une période qui ne peut pas être rattrapée. Il est maintenant présent dans leurs vies par téléphone. Cela montre à quel point la famille a été en mesure de préserver des liens étroits malgré le temps et la distance, et cela montre surtout le lien étroit d’Acil avec son père. Cependant, cela ne saurait compenser sa présence effective parmi eux, non plus que leur grande tristesse, car ils voient bien que les autres enfants ont des pères qui passent du temps avec eux, et ils ont de la difficulté à comprendre (surtout lorsqu’ils étaient enfants) ce qu’ils ont fait pour ne pas avoir la possibilité de voir leur père.
[246] Ma première observation est que la rareté des appels téléphoniques au cours des cinq ou six premières années fut le résultat d’un choix fait par M. El Hassen. Il appelle maintenant chaque jour, et souvent deux fois par jour, et il le fait depuis plusieurs années. Ensuite, ayant vu, entendu et observé Anmar et Acil, je suis d’avis que leur lien avec leur père est solide, et plus encore en ce qui concerne Acil. Les motifs que j’ai exposés à propos de Mme Haj Khalil en ce qui concerne la réunification de la famille valent également pour les enfants. Sans minimiser la déception des enfants causée par le fait que leur père n’est pas présent avec eux, la preuve révèle une seule demande de permis ministériel, à l’époque où Anmar et Acil étaient âgés respectivement de 15 ans et 10 ans. Cette demande de permis ministériel a été refusée, et aucune autre demande n’a été présentée. Je ne suis pas disposée, sur la foi d’une seule demande de permis ministériel, à dire que l’éloignement du père résulte pour l’essentiel de la lenteur de la défenderesse à traiter la demande de résidence permanente. Anmar et Acil sont maintenant tous deux résidents permanents et ils projettent tous deux de revoir leur père. Si leurs demandes de résidence permanente avaient été séparées plus tôt de celle de leur mère, ils auraient été en mesure de revoir leur père plus tôt.
[247] Les demandeurs font valoir que la défenderesse n’avait pas pour principe à l’époque de séparer les demandes d’enfants avant qu’ils deviennent adultes, et [traduction] « pas un seul fonctionnaire n’a même suggéré à Mme Haj Khalil de présenter les demandes des enfants et la sienne séparément ». Il y a deux observations à faire ici. D’abord, dans son dossier d’immigration, Mme Haj Khalil a été constamment représentée par avocat. C’est à l’avocat représentant Mme Haj Khalil qu’il appartenait de lui conseiller de présenter séparément sa demande et celles de ses enfants. Deuxièmement, lorsqu’on a conseillé à Mme Haj Khalil de séparer de sa propre demande les demandes de ses enfants, elle a refusé. Ce n’est qu’à la suite de l’intervention de son avocate actuelle qu’elle a finalement accepté de laisser les enfants présenter leurs demandes séparément.
[248] Le fait pour les enfants de ne pas avoir de contact physique avec leur père ne résulte pas véritablement de la lenteur de la défenderesse à traiter leurs demandes de résidence permanente. Leurs demandes ont été accordées après qu’elles furent séparées de celle de leur mère.
[249] Les demandeurs soutiennent aussi que les enfants ont souffert de ne pouvoir participer à des voyages scolaires et à des activités sociales, d’autant plus qu’ils grandissaient dans une ville frontalière où il était courant de voyager en traversant le pont. Les deux enfants ont dit que des excursions scolaires (deux pour Acil) ainsi qu’une cérémonie de remise de diplômes (pour Anmar) ont eu lieu à Détroit. Anmar n’a pu participer à deux opérations de cadets de la marine qui se sont déroulées aux États‑Unis, tandis qu’Acil n’a pu se joindre à un voyage au sud de la frontière organisé par son école durant le congé du mois de mars. En outre, leurs amis traversaient souvent la frontière pour aller skier, magasiner ou simplement rencontrer des gens. Comme ils n’avaient pas le statut de résident permanent, ils ne pouvaient se joindre à eux. Ils demandent pour cela des dommages‑intérêts spéciaux, mais les dommages‑intérêts spéciaux n’ont pas été précisés.
[250] Il va sans dire que ces événements ont été source d’importantes déceptions pour Anmar et Acil. Cependant, les moyens pris pour corriger la situation semblent minces. Mme Haj Khalil a témoigné qu’à une reprise, elle s’est informée pour savoir si son fils pouvait participer à une excursion scolaire. Elle a dit avoir parlé avec un homme, au bureau de CIC à Windsor, en août 1997. Elle a prétendu lui avoir demandé un document qu’elle pourrait présenter au consulat des États‑Unis pour prouver que son fils serait autorisé à revenir avec son école. Il y a eu également des pourparlers avec cet homme (après que celui‑ci eut posé la question) concernant les plaques d’immatriculation du Michigan qui se trouvaient sur son véhicule (transcription, aux pages 420 à 422). L’homme avec qui elle avait parlé des plaques d’immatriculation était John Swizawski, et celui‑ci a témoigné que Mme Haj Khalil ne lui avait jamais parlé d’une demande d’autorisation pour que les enfants puissent quitter le Canada. Mme Haj Khalil a mentionné un événement analogue ailleurs dans son témoignage, mais a dit qu’il avait eu lieu le 19 janvier 1999 (transcription, aux pages 457 à 459). Il est vraisemblable que la demande d’information a eu lieu le 19 janvier. La pièce P–49 fait état d’une note du surveillant du bureau de CIC à Windsor à propos d’une excursion de ski et de démarches faites en vue d’obtenir la coopération des gardes‑frontières de Windsor pour qu’ils laissent Anmar revenir au Canada.
[251] Quoi qu’il en soit, si décevant que tout cela ait pu être pour les enfants, à l’exception de ce qui, selon moi, fut une unique démarche, il n’y a aucun élément montrant qu’une demande formelle ait été présentée à un fonctionnaire pour que les enfants puissent participer à des excursions. Je reviens à la question de la séparation des demandes des enfants de celle de leur mère. Cette ligne de conduite aurait atténué les désagréments susmentionnés. D’ailleurs, même s’il existait une obligation de diligence (et j’ai exprimé l’avis qu’il n’y en a pas) et que la défenderesse avait manqué à telle obligation, une déception n’est selon moi pas susceptible d’indemnisation. Anmar et Acil ont, avec raison, retiré leurs allégations de préjudice psychologique, parce qu’il n’est nullement établi qu’ils ont subi un tel préjudice.
[252] Finalement, Anmar dit qu’il a droit d’être indemnisé de la perte de [traduction] « l’emploi d’été au cours de la fin de semaine précédant la date à laquelle il devait commencer » (son emploi). Ce chef de réclamation concerne la candidature d’Anmar à un poste d’instructeur civil au NCSM Ontario, dans le programme des cadets des Forces canadiennes. Anmar avait plusieurs années d’expérience comme cadet de la marine et avait travaillé au camp de cadets, en tant que cadet, l’été précédent. En application des Ordonnances administratives des Forces canadiennes n° 49‑6 (l’OAFC 49‑6), les instructeurs civils doivent être soit citoyens canadiens soit résidents permanents. Selon le témoignage de l’adjudant Mearle Doucet, cette exigence avait d’abord échappé à l’attention des responsables, à la BFC de Kingston, et ce ne fut que la fin de semaine précédant l’entrée en fonctions d’Anmar qu’on lui a dit qu’il ne pouvait pas occuper le poste.
[253] En réponse à l’allégation d’Anmar, il suffit encore une fois de revenir à la séparation des demandes de résidence permanente. Si la demande d’Anmar avait été séparée de celle de sa mère (Anmar a dit qu’il avait souscrit à la décision de sa mère de ne pas séparer les demandes), tout cela aurait pu être évité. Cependant, et au surplus, le formulaire de candidature précisait clairement que la citoyenneté canadienne ou la résidence permanente était l’une des conditions. Anmar a témoigné qu’il avait signé le formulaire et l’avait présenté en pensant que son permis de travail remplaçait les conditions. Il a dit aussi qu’il n’avait pas eu réellement l’idée de passer en revue les normes. Cet incident n’a pas de lien substantiel avec la lenteur de la défenderesse à traiter la demande de résidence permanente.
[254] En résumé, même s’il existe une obligation de diligence de droit privé (et je suis arrivée à la conclusion contraire), les demandeurs sont déboutés de leur action en négligence, pour absence de lien de causalité.
[255] Avant de laisser la question de la négligence, quelques autres observations sont de mise. Dans les observations finales, l’avocate des demandeurs a dit que les « décisions » des préposés de la défenderesse étaient « arbitraires », « abusives », « tout à fait déraisonnables » et « moralistes ». Dans sa réplique aux observations finales de la défenderesse (dans lesquelles la défenderesse contestait les allégations des demandeurs), l’avocate des demandeurs s’exprime ainsi : [traduction] « La position des demandeurs est que ces décisions arbitraires sont imprégnées de mauvaise foi. » Je crois que ces qualificatifs sont rattachés aux conclusions relatives à la Charte, mais, dans la mesure où ils ont pu se glisser dans les arguments relatifs à la négligence, ils sont inopportuns.
[256] Une allégation de mauvaise foi est une allégation sérieuse qui doit être plaidée. La déclaration des demandeurs ne laisse apparaître aucune allégation du genre. Les demandeurs ne peuvent, dans les observations finales, et sans qu’un avis soit signifié à la défenderesse, accuser la défenderesse de mauvaise foi.
[257] Il est aussi fait état, encore une fois dans les observations finales des demandeurs, des « choix conscients » faits par de hauts fonctionnaires. Dans la mesure où l’avocate des demandeurs, par insinuation, veut sans doute parler d’une faute commise dans l’exercice d’une charge publique, ce genre de faute constitue un délit intentionnel. Il comporte les deux éléments distinctifs suivants : i) une conduite illégitime et délibérée dans l’exercice de fonctions publiques; ii) la connaissance du caractère illégitime de la conduite et de la probabilité de préjudice à l’égard du demandeur. À cela s’ajoute l’exigence pour le demandeur d’établir l’existence des autres conditions communes à tous les délits : arrêt Odhavji, au paragraphe 32. Le délit doit être plaidé. Il ne l’a pas été ici.
iii) L’article 7 de la Charte
[258] Les demandeurs affirment que la lenteur de la défenderesse à traiter leurs demandes de résidence permanente les a privés de leurs droits à la liberté et à la sécurité de la personne, garantis par l’article 7 de la Charte, et cela d’une manière qui ne s’accordait pas avec les principes de justice fondamentale.
[259] Durant les observations finales, à la fin de l’audience, j’ai d’abord trouvé intéressant l’argument des demandeurs concernant l’article 7. Cependant, après un examen attentif de la preuve et de la jurisprudence, je ne trouve pas convaincante la position des demandeurs et je ne suis pas convaincue qu’il y a eu atteinte à leurs droits garantis par l’article 7.
[260] Aucune privation du droit à la vie n’a été alléguée. Les demandeurs prétendent que leur droit à la liberté entre en jeu en raison [traduction] « de la lenteur [de la défenderesse] à mener à terme leurs demandes » et en raison de leur [traduction] « séparation prolongée d’avec le mari de Mme Haj Khalil, le père des enfants ». Le droit qu’ils ont à la sécurité de leurs personnes [traduction] « a été nié parce que le Canada a négligé de statuer de façon opportune sur les demandes de droit d’établissement ». Mme Haj Khalil en particulier a subi un préjudice prenant la forme d’une dépression, qui a été causée ou aggravée par la lenteur de la défenderesse. Elle dit qu’ [traduction] « elle est bloquée au Canada, à la merci des fonctionnaires canadiens qui ont négligé de résoudre son cas » (transcription, à la page 5469).
[261] Les parties s’accordent à dire que les demandeurs ont droit à la protection de la Charte : arrêt Singh et autres c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177 (arrêt Singh). Il n’est pas non plus contesté que les droits garantis par l’article 7 débordent la sphère du droit pénal. La protection conférée par l’article 7 s’étend aux cas où un acte de l’État intéresse directement le système judiciaire et l’administration de la justice : arrêt Blencoe, au paragraphe 46. Voir aussi l’arrêt Chaoulli c. Québec (Procureur général), [2005] 1 R.C.S. 791 (arrêt Chaoulli).
[262] L’examen requis par l’article 7 est un processus en deux étapes : arrêt Gosselin c. Québec (Procureur général), [2002] 4 R.C.S. 429 (arrêt Gosselin). Il faut conclure d’abord qu’il y a eu privation du droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne, et ensuite que la privation est contraire aux principes de justice fondamentale. S’il n’y a pas eu privation du droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne, l’analyse prend fin : arrêt Blencoe, au paragraphe 47.
a) le droit à la liberté
[263] Au soutien de leur argument, les demandeurs invoquent les arrêts Singh; Blencoe; B. (R.) c. Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto, [1995] 1 R.C.S. 315 (l’arrêt Children’s Aid); Godbout c. Longueuil (Ville), [1997] 3 R.C.S. 844 (l’arrêt Godbout), et divers instruments internationaux, en particulier la Convention relative aux droits de l’enfant, 20 novembre 1989, [1992] R.T. Can. no 3 (la CDE); le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, 19 décembre 1966, [1976] R.T. Can. no 47, articles 9 à 14 (entré en vigueur le 23 mars 1976) (le PIRDCP) et la Convention sur les réfugiés. Ils se réfèrent également à certaines observations générales et résolutions de la Commission des droits de l’homme des Nations Unies.
[264] Les demandeurs soutiennent que le fait que la défenderesse n’a pas réglé la demande de résidence permanente de Mme Haj Khalil a porté atteinte à leur autonomie. Ils soutiennent que leur droit de préserver l’intégrité de leur famille a été mis en péril parce qu’ils ne peuvent pas être réunis en tant que famille et qu’ils n’ont pas été en mesure de se visiter les uns les autres. Si la demande avait été traitée de façon opportune, la famille aurait pu prendre d’autres décisions concernant l’avenir. Mme Haj Khalil [traduction] « aurait peut‑être pris des dispositions pour se réinstaller en Europe avec son mari, ou dans un autre pays sûr ». Ils soutiennent que les enfants ont droit, en vertu de la CDE, à une vie familiale et que la lenteur de la défenderesse à agir a porté atteinte à ce droit. En outre, le fait de laisser des apatrides dans l’incertitude à propos de leur statut au Canada, sans qu’ils puissent acquérir la résidence permanente durant une période prolongée, constitue une atteinte à la liberté.
[265] Les demandeurs font reposer leur argument sur l’extrait suivant de l’arrêt Singh. La juge Wilson s’exprimait ainsi, à la page 205 :
Il est certain que les concepts du droit à la vie, du droit à la liberté et du droit à la sécurité de sa personne peuvent avoir plusieurs acceptions. Le Quatorzième amendement de la Constitution des États‑Unis prévoit notamment : [traduction] « . . . et aucun État n’a le droit de porter atteinte à la vie, à la liberté ou aux biens d’une personne sans l’application régulière de la loi. . . ». Dans l’arrêt Board of Regents of State Colleges v. Roth, 408 U.S. 564 (1972), à la p. 572, le juge Stewart a expliqué ainsi la notion de liberté incorporée dans le Quatorzième amendement :
[traduction] « Même si cette Cour n’a pas tenté de définir avec exactitude la liberté. . . garantie [par le Quatorzième amendement], ce terme a souvent été examiné et certains des éléments qui y sont compris ont été précisés de façon définitive. Ce terme s’entend sans aucun doute non seulement de l’absence de contrainte physique mais également du droit des particuliers de contracter, de vaquer aux occupations ordinaires de la vie, d’acquérir des connaissances utiles, de se marier, de fonder un foyer et d’élever des enfants, d’adorer Dieu selon sa conscience et, en général, de jouir des privilèges reconnus depuis longtemps. . .comme étant essentiels à la poursuite du bonheur par les hommes libres. » Meyer v. Nebraska, 262 U.S. 390, 399. Dans la constitution d’un peuple libre, il ne fait aucun doute que le terme « liberté » doit avoir un sens large. Voir, par exemple, Bolling v. Sharpe, 347 U.S. 497, 499 et 500; Stanley v. Illinois, 405 U.S. 645.
[266] La jurisprudence ultérieure de la Cour suprême a confirmé, selon les demandeurs, la grande portée du droit à la liberté. Ils affirment aussi que le Canada a explicitement reconnu que la réunification au Canada avec des proches vivant à l’étranger constitue un objectif déclaré. Les obligations du Canada en matière de droits de l’homme, pour ce qui concerne les enfants, comprennent l’obligation de donner effet au droit d’un enfant à une vie familiale. Anmar et Acil ont été frustrés de leurs droits parce qu’ils n’ont pas été autorisés à voir leur père, soit en se rendant auprès de lui, soit en prenant des dispositions pour qu’il vienne au Canada.
[267] La première remarque est que la question du retard de traitement des demandes ne doit pas être confondue avec la question liminaire de l’article 7. Dans l’arrêt Blencoe, au paragraphe 46, le juge Bastarache faisait la mise en garde suivante : « la question de savoir si les droits [. . .] à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne s’appliquent est distincte de celle de savoir si le délai lui‑même était déraisonnable ». Cela signifie, selon moi, que, même dans les cas où un retard peut être jugé déraisonnable, le retard en tant que tel ne déclenche pas l’application de l’article 7. Les demandeurs doivent établir que le retard a mis en jeu les droits que leur garantit l’article 7.
[268] La deuxième précision à faire concerne l’absence d’unanimité de la Cour suprême du Canada à propos de l’étendue de la notion de liberté. Dans l’arrêt Children’s Aid, le juge La Forest écrivait : « Notre Cour n’a pas encore défini péremptoirement le terme “liberté” bien que des commentaires aient été faits aux deux extrémités du spectre » (au paragraphe 73). S’exprimant sur les propos tenus par la juge Wilson (et invoqués par les demandeurs) dans l’arrêt Singh, le juge La Forest faisait observer ce qui suit [au paragraphe 73]:
Dans l’arrêt Singh c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 R.C.S. 177, le juge Wilson a souligné, au nom du juge en chef Dickson et du juge Lamer (maintenant Juge en chef), qu’il incombait à la Cour de définir le terme « liberté », puis elle a admis que le concept était susceptible d’avoir plusieurs acceptions. Bien qu’elle n’ait pas entrepris de définir la portée du droit à la liberté garanti à l’art. 7 de la Charte, elle cite, à la p. 205, l’opinion incidente suivante que le juge Stewart a exprimée dans Board of Regents of State Colleges c. Roth, 408 U.S. 564 (1972), à la p. 572, pour illustrer l’interprétation libérale que la Cour suprême des États‑Unis a donnée au Quatorzième amendement. [Non souligné dans l’original.]
[269] La juge Wilson a continué de préconiser une interprétation libérale du mot « liberté ». Ses motifs en dissidence, dans l’arrêt R. c. Jones, [1986] 2 R.C.S. 284 (arrêt Jones), décrivent l’approche qu’elle adopte. Dans l’arrêt R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30 (arrêt Morgentaler), où la Cour suprême examinait la constitutionnalité de la loi canadienne en matière d’avortement, cinq juges sur sept ont estimé que cette loi privait les femmes du droit à la sécurité de la personne d’une manière qui ne s’accordait pas avec les principes de justice fondamentale. La juge Wilson a estimé que le régime légal empiétait aussi sur le droit des femmes à la liberté (en accord avec ses motifs dans l’arrêt Jones). Comme le notait le juge La Forest dans l’arrêt Children’s Aid, le juge Lamer, alors juge puîné de la Cour suprême, avait exprimé une opinion opposée dans le Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123.
[270] Dans l’arrêt Children’s Aid, la Cour suprême était saisie d’une ordonnance de tutelle rendue à l’égard d’un enfant de parents témoins de Jéhovah. Il s’agissait de savoir si l’ordonnance portait atteinte au droit des parents à la liberté (leur droit, en tant que parents, de choisir le traitement médical pour leur enfant). La Cour suprême a rejeté les prétentions des parents, mais elle a été partagée sur la question de savoir si leur droit à la liberté entrait en jeu. Le juge La Forest, s’exprimant pour les juges qui estimaient que le droit des parents à la liberté entrait en jeu, a fait observer que l’article 7 ne protège pas l’intégrité de la cellule familiale comme telle. La Charte, notamment l’article 7, protège les individus (au paragraphe 72). Il ajoutait que la liberté n’est pas synonyme d’absence totale de contrainte, mais elle ne signifie pas simplement absence de toute contrainte physique. Dans une société libre et démocratique, l’individu doit avoir suffisamment d’autonomie personnelle pour vivre sa propre vie et prendre des décisions qui sont d’importance fondamentale pour sa personne (au paragraphe 80). Il concluait que « les droits d’éduquer un enfant, de prendre soin de son développement et de prendre des décisions pour lui dans des domaines fondamentaux comme les soins médicaux, font partie du droit à la liberté d’un parent » (au paragraphe 83).
[271] Dans l’arrêt Godbout, la Cour suprême se demandait si l’obligation faite par la ville à tous ses nouveaux employés permanents de vivre à l’intérieur de ses limites contrevenait à l’article 7 de la Charte. Elle a conclu que cette obligation contrevenait à la Charte québécoise [Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., ch. C-12], mais trois des neuf juges ont conclu qu’elle empiétait aussi sur le droit à la liberté garanti par la Charte canadienne. Le juge La Forest, s’exprimant pour les juges minoritaires, a exprimé l’avis que le droit à la liberté garanti par l’article 7 ne comprend que les sujets qui peuvent à juste titre être qualifiés de fondamentalement ou d’essentiellement personnels et qui impliquent, par leur nature même, des choix fondamentaux participant de l’essence même de ce que signifie la jouissance de la dignité et de l’indépendance individuelles. Les sujets fondamentalement personnels de ce genre constituent une catégorie restreinte. Le choix du lieu d’établissement de sa demeure (une décision privée par excellence qui participe de la nature même de l’autonomie personnelle) entre dans cette catégorie de décisions qui méritent une protection constitutionnelle.
[272] Dans l’arrêt Blencoe, une majorité de cinq juges a conclu que les droits d’un ancien ministre du gouvernement de la Colombie‑Britannique à la liberté et à la sécurité de sa personne au titre de l’article 7 n’entraient pas en jeu par suite de la lenteur de la Commission des droits de l’homme de la Colombie‑Britannique à instruire deux plaintes de harcèlement sexuel portées contre lui. Quatre juges ont conclu que l’affaire devait être résolue en fonction des principes de droit administratif et qu’il était donc inutile d’exprimer une opinion catégorique sur l’application de l’article 7 de la Charte. Les juges majoritaires ont estimé que la « liberté » est en cause lorsque des contraintes ou des interdictions de l’État influent sur les choix importants et fondamentaux qu’une personne peut faire dans sa vie. Chacun a le droit de prendre des décisions d’importance fondamentale sans intervention de l’État. Le droit à la liberté garanti par l’article 7 doit être interprété largement et en conformité avec les principes et les valeurs qui sous‑tendent la Charte dans son ensemble. L’autonomie personnelle justifie une protection (au paragraphe 49), mais elle n’est pas synonyme de liberté illimitée (au paragraphe 54).
[273] En matière d’immigration, la jurisprudence de la Cour suprême concernant l’article 7 se limite essentiellement aux cas d’expulsion : arrêts Singh; Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3 (arrêt Suresh); Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] 2 R.C.S. 539 (arrêt Medovarski). Dans ce dernier arrêt, la Cour suprême, citant l’arrêt Chiarelli, a réaffirmé [au paragraphe 46] le « principe le plus fondamental du droit de l’immigration » — « les non‑citoyens n’ont pas un droit absolu d’entrer ou de demeurer au Canada ».
[274] L’examen de la jurisprudence citée révèle une tendance de la Cour suprême à interpréter d’une manière plus libérale le mot « liberté », à l’article 7 de la Charte. Certains ont préconisé une interprétation large de ce mot, dont on croyait au départ qu’il intéressait uniquement le contexte du droit pénal. Les circonstances de l’affaire Blencoe présentent une certaine analogie avec la présente affaire. Dans l’arrêt Blencoe, les juges majoritaires ont dit sans ambiguïté que l’article 7 de la Charte peut s’appliquer au‑delà du domaine du droit pénal, du moins lorsqu’une action de l’État fait directement intervenir le système judiciaire et son administration.
[275] L’étendue de cette protection n’a pas été exprimée clairement. Ce qui est clair, c’est que la signification de l’article 7 devrait pouvoir se développer progressivement, à défaut de quoi son contenu risque de se figer ou d’être délimité une fois pour toutes par les précédents. Il est nécessaire de préserver une certaine mesure de souplesse dans l’interprétation de l’article 7 de la Charte et dans l’évolution de son interprétation : arrêt Gosselin, aux paragraphes 79 et 82. Simultanément, selon moi, il faut montrer de la circonspection lorsqu’il y a risque d’étendre la portée de l’article 7 à des situations où les faits ne le justifient pas.
[276] L’article 7 est souvent mis en jeu dans le contexte de l’immigration, parce qu’une menace d’expulsion vers un pays où l’intéressé risque la torture ou des traitements ou peines cruels et inusités fera intervenir le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne. Cependant, tel n’est pas le cas ici. Deux des demandeurs ont déjà obtenu le statut de résident permanent, et Mme Haj Khalil a obtenu le statut de réfugiée au sens de la Convention. Elle est une personne protégée au Canada et elle n’est sujette à aucune menace d’expulsion.
[277] Les demandeurs soutiennent que leur droit à la liberté selon l’article 7 entre en jeu en raison d’une action de l’État qui, selon eux, a réduit leur aptitude à faire « des choix de vie importants et fondamentaux ». Ils soutiennent, je le rappelle, que la lenteur de la défenderesse à se prononcer sur leurs demandes de résidence permanente a mis en péril leur droit de préserver l’intégrité de leur famille; ils ne peuvent être réunis en tant que famille et ils ne sont pas en mesure de se visiter les uns les autres. Ils affirment aussi que le retard a empiété sur le droit des enfants à une vie familiale, un droit reconnu par la CDE.
[278] J’ai invoqué plus haut dans les présents motifs les objectifs du programme des réfugiés au Canada. Je ne partage pas le point de vue des demandeurs selon lequel l’article 34 de la Convention relative au statut des réfugiés fait de l’établissement des réfugiés une obligation. Certes, l’établissement est encouragé, mais l’article 34, contrairement à bon nombre des autres articles, est une disposition facultative et non impérative. L’alinéa 4 de l’article 12 du PIRDCP dispose que nul ne peut être arbitrairement privé du droit d’entrer dans son propre pays. L’invocation par les demandeurs de l’Observation générale no 27: Liberté de circulation (art. 12) [Doc. N.-U. CCPR/C/21/Rev.1/Add.9, 2 novembre 1999] de la Commission des droits de l’homme des Nations Unies (CDHNU), qui préconise une interprétation libérale des mots « propre pays », est hors de propos. L’observation générale ne prétend pas s’exprimer sur le mot « arbitrairement », dans l’alinéa 4. Elle ne vient donc pas en aide aux demandeurs. Mme Haj Khalil n’a jamais demandé de s’absenter du Canada puis d’y être admise à nouveau. Quant aux enfants, une décision qui a été l’objet d’un contrôle judiciaire ne saurait être définie comme une décision arbitraire.
[279] Si l’on considère le fait que la famille est aujourd’hui séparée depuis plus de 13 ans, les observations des demandeurs semblent méritoires. Il s’agit là d’un cas qui inspire la sympathie. Les demandes de résidence permanente ont été présentées à l’origine il y a plus de 10 ans, et Mme Haj Khalil n’a encore reçu aucune décision définitive. Je suis arrivée à la conclusion que la lenteur de la défenderesse à traiter sa demande depuis août 2002 a été excessive, déraisonnable et inexcusable. Il ne fait aucun doute que Mme Haj Khalil a droit à une décision et que la conduite de la défenderesse n’a certainement pas été au‑dessus de tout reproche. Néanmoins, il s’agit de savoir si la lenteur de la défenderesse à agir a empiété sur le droit des demandeurs à la liberté. Selon moi, la réponse à cette question est négative.
[280] Le regroupement de la famille au Canada n’est pas possible si M. El Hassen demeure interdit de territoire. Un visa de visiteur lui a été refusé parce qu’il est interdit de territoire, et cette décision n’a jamais été contestée. En un sens, le statut de résident permanent aurait pu procurer à la famille des occasions de se réunir, en permettant aux demandeurs de visiter M. El Hassen en dehors du pays et en leur accordant le droit de revenir au Canada après leur visite. Cela dit, il reste que l’action de l’État n’a pas empêché ni réduit le droit de Mme Haj Khalil de faire des choix de vie fondamentaux. Il lui a toujours été loisible de quitter le Canada à tout moment et de réunir sa famille ailleurs. En outre, comme je l’ai dit précédemment dans les présents motifs, il n’est pas établi que Mme Haj Khalil a jamais prié la défenderesse de l’autoriser à rendre visite à son mari (ou quiconque) en dehors du Canada. La séparation des demandes de ses enfants d’avec la sienne à une période antérieure aurait permis de faciliter l’obtention par les enfants du statut de résident permanent. Ainsi, ils auraient pu rendre visite à leur père en dehors du Canada.
[281] Mme Haj Khalil soutient que, [traduction] « si sa demande de résidence permanente avait été réglée en temps opportun, elle aurait pu prendre des décisions différentes pour l’avenir de la famille tout entière ». Par exemple, si le statut de résidente permanente au Canada lui avait été refusé, « elle aurait pu solliciter sa réinstallation dans un pays d’Europe ». Toutefois, la défenderesse n’a rien fait pour empêcher Mme Haj Khalil de prendre une telle décision.
[282] Ce n’est pas là une situation analogue à celle de l’affaire Children’s Aid, où une ordonnance de tutelle avait pour effet de priver les parents du droit de prendre des décisions médicales pour leur enfant. En l’espèce, l’État n’a exercé aucun droit de regard sur des décisions intéressant la liberté des demandeurs. Il n’y a aucune coercition ni aucune contrainte. Au pire, la défenderesse prive Mme Haj Khalil du droit de revenir au Canada pour le cas où elle déciderait de partir.
[283] À la base de cette analyse, il y a le principe fondamental selon lequel les demandeurs n’ont pas droit à la résidence permanente. Cependant, Anmar et Acil sont des résidents permanents. Jusqu’à ce qu’il soit statué sur sa demande de résidence permanente, Mme Haj Khalil a droit à une protection en tant que réfugiée, et cette protection lui a été accordée. Le Canada lui a procuré un refuge, a éduqué ses enfants et lui a donné les moyens de subvenir à ses besoins, ainsi qu’à ceux de sa famille (par l’entremise de l’aide sociale) au cours des 13 dernières années. Les instruments internationaux encouragent les pays à faciliter l’installation des réfugiés, mais ils n’imposent pas aux pays d’accueil l’obligation d’accorder aux réfugiés un statut assimilable à celui que confère la citoyenneté.
[284] Les demandeurs ont toujours été à même de quitter le Canada et de réunir la famille ailleurs. Je puis comprendre tout à fait pourquoi Mme Haj Khalil n’a pas souhaité choisir cette solution, mais c’était néanmoins une solution qui s’offrait à elle. La défenderesse ne la forçait pas à rester au Canada, et ni la demanderesse ni son mari n’ont un droit absolu d’entrer dans ce pays ou d’y demeurer. Le droit à la liberté garanti par l’article 7 n’entre pas en jeu ici.
b) Le droit à la sécurité de la personne
[285] Les prétentions des demandeurs à propos du droit à la sécurité de la personne garanti par l’article 7 ne sont pas développées. On y cite plusieurs paragraphes de l’arrêt Blencoe et on y trouve une référence accessoire à l’arrêt R. c. Mills, [1999] 3 R.C.S. 668. Il y a une référence d’une ligne à une décision de la Cour interaméricaine des droits de l’homme, citée au soutien de l’affirmation que [traduction] : « l’identité et la nationalité sont également essentielles pour l’autonomie individuelle, ainsi que le reconnaît le droit international relatif aux droits de l’homme ». Quant à l’atteinte à l’article 7, les demandeurs disent ce qui suit :
[traduction] Il est avancé que la sécurité de la personne de Mme Haj Khalil et de ses enfants a été mise en péril par le fait que le Canada n’a pas réglé les demandes de droit d’établissement en temps opportun. Étant donné que les faits liés au lien de causalité à l’origine du préjudice, en particulier pour Mme Haj Khalil, ont été considérés selon la common law, ils ne sont pas abordés ici.
[286] Je me propose d’examiner brièvement le développement de l’aspect « traumatisme psychologique » du droit à la sécurité de la personne garanti par l’article 7. Il sera fait référence à la jurisprudence qui, selon moi, intéresse la présente affaire.
[287] Dans l’arrêt Morgentaler, la Cour suprême du Canada a jugé que la sécurité de la personne s’étend à la protection contre un traumatisme psychologique causé par l’État. À la page 54, le juge en chef Dickson écrivait que « [l]e contenu donné à “la sécurité de la personne” doit être sensible à sa situation constitutionnelle ». Après un examen de plusieurs précédents sur la question, il écrivait, à la page 56 :
La jurisprudence m’amène à conclure que l’atteinte que l’État porte à l’intégrité corporelle et la tension psychologique grave causée par l’État, du moins dans le contexte du droit criminel, constituent une atteinte à la sécurité de la personne. Il n’est pas nécessaire en l’espèce de se demander si le droit va plus loin et protège les intérêts primordiaux de l’autonomie personnelle, tel le droit à la vie privée ou des intérêts sans lien avec la justice criminelle.
[288] Dans l’arrêt Nouveau‑Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.), [1999] 3 R.C.S. 46 (G. (J.)), la Cour suprême a jugé qu’en n’accordant pas à l’appelante l’aide juridique dans un cas où la province du Nouveau‑Brunswick entendait retirer un enfant à la garde parentale, la province avait porté atteinte aux droits garantis à l’appelante par l’article 7 de la Charte. Le juge en chef Lamer, s’exprimant pour les juges majoritaires, écrivait ce qui suit, aux paragraphes 58 à 60 :
Notre Cour a conclu à plusieurs reprises que le droit à la sécurité de la personne protège « à la fois l’intégrité physique et psychologique de la personne » : voir R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30, à la p. 173, (la juge Wilson); Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195.1(1)c) du Code criminel, [1990] 1 R.C.S. 1123, à la p. 1177; Rodriguez c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [1993] 3 R.C.S. 519, aux pp. 587 et 588. Bien que ces arrêts examinent le droit à la sécurité de la personne dans le contexte du droit criminel, je crois que la protection accordée par ce droit déborde le cadre du droit criminel et peut jouer dans les instances concernant la protection des enfants. Avant d’aborder la question, je formule quelques commentaires généraux sur la nature de la protection de « l’intégrité psychologique » faisant partie du droit à la sécurité de la personne.
Tracer les limites de la protection de l’intégrité psychologique de l’individu contre l’ingérence de l’État n’est pas une science exacte. Le juge en chef Dickson dans l’arrêt Morgentaler, précité, à la p. 56, explique que la sécurité de la personne serait restreinte par une « tension psychologique grave causée par l’État » (je souligne). Le juge en chef Dickson tentait d’exprimer en termes qualitatifs le type d’ingérence de l’État susceptible de constituer une atteinte à ce droit. Il est manifeste que le droit à la sécurité de la personne ne protège pas l’individu contre les tensions et les angoisses ordinaires qu’une personne ayant une sensibilité raisonnable éprouverait par suite d’un acte gouvernemental. Si le droit était interprété de manière aussi large, d’innombrables initiatives gouvernementales pourraient être contestées au motif qu’elles violent le droit à la sécurité de la personne, ce qui élargirait considérablement l’étendue du contrôle judiciaire, et partant, banaliserait la protection constitutionnelle des droits [. . .]
Pour qu’une restriction de la sécurité de la personne soit établie, il faut donc que l’acte de l’État faisant l’objet de la contestation ait des répercussions graves et profondes sur l’intégrité psychologique d’une personne. On doit procéder à l’évaluation objective des répercussions de l’ingérence de l’État, en particulier de son incidence sur l’intégrité psychologique d’une personne ayant une sensibilité raisonnable. Il n’est pas nécessaire que l’ingérence de l’État ait entraîné un choc nerveux ou un trouble psychiatrique, mais ses répercussions doivent être plus importantes qu’une tension ou une angoisse ordinaires.
[289] Dans l’arrêt Blencoe, dont on a beaucoup parlé, le juge Bastarache, s’exprimant pour les juges majoritaires, est arrivé à la conclusion que le droit à la sécurité de la personne, garanti par l’article 7, n’entrait pas en jeu dans cette affaire. Circonscrivant la nature du préjudice requis, il s’est référé lui aussi à l’arrêt Morgentaler, pour s’exprimer ainsi, aux paragraphes 57, 59 et 60 :
Les atteintes de l’État à l’intégrité psychologique d’une personne ne font pas toutes intervenir l’art. 7. Lorsque l’intégrité psychologique [erratum [2001] 2 R.C.S. iv] d’une personne est en cause, la sécurité de la personne se limite à la « tension psychologique grave causée par l’État » (le juge en chef Dickson dans Morgentaler, précité, à la p. 56). Je crois que le juge en chef Lamer a eu raison de dire que le juge en chef Dickson tentait d’exprimer en termes qualitatifs le type d’ingérence de l’État susceptible de violer l’art. 7 (G. (J.), au par. 59). Selon l’expression « tension psychologique grave causée par l’État », deux conditions doivent être remplies pour que [erratum [2001] 2 R.C.S. iv] la sécurité de la personne soit en cause. Premièrement, le préjudice psychologique doit être causé par l’État [souligné dans l’original], c’est‑à‑dire qu’il doit résulter d’un acte de l’État. Deuxièmement, le préjudice psychologique doit être grave [souligné dans l’original]. Les formes que prend le préjudice psychologique causé par le gouvernement n’entraînent pas toutes automatiquement des violations de l’art. 7. Je vais examiner successivement ces deux conditions.
[. . .]
Un procès criminel, une allégation en matière de droits de la personne ou même une action au civil peut être une cause de stress, d’angoisse et de stigmatisation même lorsque le procès ou les procédures se déroulent dans un délai raisonnable. Ce qui nous intéresse en l’espèce n’est pas tout préjudice de cette nature, mais seulement l’atteinte qui, peut‑on dire, résulte du délai écoulé dans le déroulement du processus en matière de droits de la personne. Il serait inopportun de tenir le gouvernement responsable du préjudice causé par un tiers qui n’est aucunement un mandataire de l’État.
Bien que les allégations de harcèlement sexuel dont l’intimé a fait l’objet lui aient indéniablement causé un préjudice grave, il doit y avoir un lien de causalité suffisant entre le délai imputable à l’État et le préjudice subi par l’intimé pour que l’art. 7 s’applique. Dans Operation Dismantle Inc. c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 441, à la p. 447, le juge Dickson (plus tard Juge en chef) a conclu que le lien de causalité entre les actes du gouvernement et la violation alléguée de la Charte était « trop incertain, trop conjectural et trop hypothétique pour étayer une cause d’action ». Dans des motifs concordants distincts, la juge Wilson a également fait état de la nécessité d’un lien direct quelconque entre les actes de l’État et l’atteinte qui en a résulté. [Non souligné dans l’original.]
[290] En outre, s’agissant du lien de causalité, la Cour suprême écrivait, au paragraphe 64, que, pour conclure que l’État a porté atteinte aux droits d’une personne garantis par la Charte, il faut plus de certitude que ce à quoi « on aurait pu raisonnablement s’attendre ». L’observation faite au paragraphe 83 est particulièrement à propos ici :
Ce n’est que dans des cas exceptionnels où l’État s’ingère dans des choix profondément intimes et personnels d’un individu que le délai imputable à l’État, dans des procédures en matière de droits de la personne, pourrait déclencher l’application du droit à la sécurité de la personne garanti par l’art. 7. Même si ces choix personnels fondamentaux comprenaient le droit de prendre des décisions concernant son propre corps sans intervention de l’État ou sans risque de perdre la garde d’un enfant, ils pourraient difficilement inclure le genre de stress, d’angoisse et de stigmatisation qui résulte de procédures administratives ou civiles.
[291] Finalement, dans l’arrêt Chaoulli, trois des neufs juges ont conclu que l’interdiction de l’assurance‑maladie privée portait atteinte à l’article 7 de la Charte. Au paragraphe 116, la juge en chef McLachlin a réaffirmé que des conséquences psychologiques sérieuses peuvent faire intervenir la protection de la sécurité de la personne garantie par l’article 7. Il n’est pas nécessaire que ces conséquences consistent en un choc nerveux ou en un trouble psychiatrique, mais elles doivent être plus importantes qu’une tension ou angoisse ordinaires.
[292] Les demandeurs n’ont pas établi que leur droit à la sécurité de leur personne au titre de l’article 7 est mis en péril par la lenteur de la défenderesse à traiter leurs demandes de résidence permanente. Il est clairement dit dans l’arrêt Blencoe que l’analyse pour se demander si le droit à la sécurité de la personne entre ou non en jeu comprend deux volets :
1) le préjudice psychologique doit être infligé par l’État (le préjudice doit résulter d’un acte de l’État);
2) le préjudice psychologique doit être grave.
[293] Comme dans l’affaire Blencoe, les demandeurs ici ne sont pas en mesure de répondre à la première condition. La dépression de Mme Haj Khalil n’a pas été causée, ni aggravée, par les actes de la défenderesse. Anmar et Acil n’ont allégué aucun préjudice psychologique découlant de la lenteur de la défenderesse à agir. D’autres aspects accessoires n’atteignent pas le niveau requis de préjudice. J’ai examiné cette question en détail dans le sous‑titre « le lien de causalité », aux paragraphes 83 à 128 des présents motifs. Le même raisonnement est applicable ici. Les demandeurs n’ont pas établi, selon la prépondérance des probabilités, que la dépression et l’anxiété de Mme Haj Khalil sont le résultat de la lenteur de la défenderesse à agir.
[294] De plus, la mise en garde faite dans l’arrêt G. (J.) mérite d’être répétée. Si le droit est interprété trop largement, d’innombrables mesures gouvernementales risquent d’être contestées au motif qu’elles violent le droit à la sécurité de la personne, ce qui élargirait considérablement l’étendue du contrôle judiciaire, et, partant, banaliserait la protection constitutionnelle des droits. Voir aussi la position des juges minoritaires dans l’arrêt Blencoe, au paragraphe 189. La jurisprudence nous enseigne que ce n’est que dans les cas exceptionnels qu’un retard causé par l’État peut faire entrer en jeu le droit à la sécurité de la personne garanti par l’article 7. La présente affaire n’est pas assimilable aux affaires Chaoulli ou Morgentaler, dans lesquelles le droit à la sécurité de la personne, dans le contexte de l’intégrité psychologique, était lié à la souffrance physique, à l’intégrité corporelle et au risque de mort.
[295] Les demandeurs n’ont pas établi qu’ils ont été privés de leurs droits à la liberté ou à la sécurité de leur personne. Par conséquent, il ne m’est pas nécessaire de me demander si la présumée privation s’accordait avec les principes de justice fondamentale.
iv) L’article 15 de la Charte
[296] Les demandeurs soutiennent que [traduction] « la lenteur de la défenderesse à traiter leurs demandes de droit d’établissement a pour origine la discrimination et a donc pour effet de nier leurs droits à l’égalité, garantis par l’article 15 de la Charte ».
[297] Au soutien de cette prétention, ils font les affirmations suivantes :
• la lenteur du traitement des demandes a fait peu de cas du handicap déjà existant de Mme Haj Khalil et de ses enfants dans la société canadienne en tant que Palestiniens apatrides, et sans résidence permanente, au Canada ou ailleurs;
• ils (les demandeurs) ont été victimes d’une différence de traitement parce qu’ils sont des étrangers et des Palestiniens apatrides;
• la différence de traitement a eu pour résultat une discrimination en leur niant des avantages, notamment le droit d’établissement et le maintien de l’intégrité familiale, d’une manière qui reflète l’application stéréotypée de caractéristiques collectives présumées à l’égard des Palestiniens, et d’une manière qui perpétue et encourage l’idée selon laquelle les Palestiniens liés d’une manière ou d’une autre à leur mouvement représentatif de libération nationale sont des terroristes et, comme tels, sont moins dignes de reconnaissance et de valeur en tant qu’êtres humains et en tant que membres de la société canadienne, méritant le même intérêt, le même respect et la même considération.
[298] Le groupe de comparaison proposé est « les autres personnes ». Les demandeurs soutiennent que le retard [traduction] « a entraîné une appréciable différence de traitement entre eux et les autres personnes ».
[299] Les demandeurs ne m’ont pas indiqué la preuve sur laquelle ils entendent se fonder, et leurs prétentions se limitent aux affirmations susmentionnées. Il ne m’appartient pas de conjecturer ce que pourraient être les arguments des demandeurs. Cette allégation n’a pas été sérieusement explorée, ainsi que l’atteste la brièveté des prétentions et l’absence d’indication d’un groupe de comparaison. Par conséquent, je ne l’examinerai pas. La question de l’égalité est explorée plus en profondeur dans mon analyse des arguments touchant « la constitutionnalité de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR ».
v) La constitutionnalité de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR
[300] Dans leur déclaration, les demandeurs sollicitent :
[traduction] Un jugement déclaratoire disant que l’alinéa 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, dans son libellé, dans son application, ou les deux, empiète sur le droit des demandeurs à la liberté d’expression et à la liberté d’association, garanties par l’article 2 de la Charte des droits et libertés, et disant que cet alinéa est inopérant en application du paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, étant donné que la sanction d’interdiction de territoire n’a été fondée, et peut n’être fondée, que sur l’exercice légal de la liberté d’expression et de la liberté d’association. Le refus d’accorder le droit d’établissement, et la lenteur de la défenderesse à l’accorder, et le refus concomitant de réunification de la famille, en raison de la carrière journalistique d’une personne pour le représentant officiel de son peuple, va au cœur même des libertés d’expression et d’association.
Un jugement déclaratoire disant que l’alinéa 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, dans son libellé, dans son application, ou les deux, porte atteinte à l’article 15 de la Charte des droits et libertés, et disant qu’il est inopérant en application du paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, parce qu’il proscrit des activités qui sont légales pour les Canadiens et qui sont l’expression d’un droit international reconnu à l’autodétermination, un droit fondamental de tous les peuples, et parce qu’il proscrit l’association et les activités de Palestiniens se livrant à des activités légales au nom de leur organisation représentative, alors que d’autres personnes se livrant à des activités légales au nom de leur État ne sont pas sanctionnées en raison de leur relation avec l’État, même si l’État peut se livrer à des violations des droits de l’homme, à moins que, selon ce que prévoit l’alinéa 35(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, l’État n’ait été désigné et que la personne concernée n’ait occupé un poste de rang supérieur au sein du gouvernement.
a) l’article 2 de la Charte
[301] Je rappelle ce que j’ai dit précédemment : le paragraphe 34(1) de la LIPR contient les dispositions se rapportant à l’interdiction de territoire prononcée pour raison de sécurité. Selon l’alinéa 34(1)c), auquel se rattache l’alinéa 34(1)f), emporte interdiction de territoire le fait d’être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle se livre, s’est livrée ou se livrera au terrorisme. L’article 2 de la Charte garantit notamment la liberté d’expression et la liberté d’association.
[302] L’argument invoqué en rapport avec l’article 2 de la Charte est que les alinéas contestés de la LIPR ne font aucune distinction entre diverses organisations. La disposition pénalise plutôt les membres, ou anciens membres, de l’organisation, sans égard à la nature des fonctions de l’organisation, et sans égard au degré auquel telle ou telle branche de l’organisation se livre au terrorisme.
[303] Mme Haj Khalil reconnaît que, dans l’arrêt Suresh, la Cour suprême du Canada a confirmé la constitutionnalité de l’alinéa 19(1)f) [mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 11] de l’ancienne Loi. J’écrivais plus haut dans les présents motifs qu’aux fins qui nous concernent, les dispositions applicables de l’ancienne Loi et celles de la LIPR sont sensiblement identiques. Les demandeurs ne disent pas le contraire.
[304] S’agissant plus précisément de l’article 2, Mme Haj Khalil fait observer que sa revendication de la liberté d’expression et de la liberté d’association « se rapporte à des événements qui remontent à 1979, bien avant l’entrée en vigueur de la Charte ». Néanmoins, elle affirme que la Charte entre en jeu parce que c’est l’application du droit canadien par les fonctionnaires canadiens aujourd’hui qui fait intervenir les droits garantis par la Charte. Selon Mme Haj Khalil, il n’importe pas que [traduction] « l’exercice de son droit internationalement reconnu à la liberté d’expression et à la liberté d’association ait eu lieu en dehors du Canada, et en partie avant que la Charte ne devienne partie intégrante de la Constitution du Canada ». Elle dit plutôt qu’elle a été déclarée interdite de territoire en vertu d’une disposition précise du droit canadien qui lui impose une sanction parce qu’elle a exercé ses libertés par le passé. Invoquant les arrêts R. c. Gamble, [1988] 2 R.C.S. 595 (arrêt Gamble); et Benner c. Canada (Secrétaire d’État), [1997] 1 R.C.S. 358 (arrêt Benner), Mme Haj Khalil affirme, par analogie, que c’est l’application du paragraphe 34(1) de la LIPR qui est mise en doute. Le fait que « l’on ait affaire à des événements passés n’empêche pas la Charte d’entrer en jeu ».
[305] Selon moi, l’arrêt Suresh de la Cour suprême dispose de cette question. Dans cet arrêt, la Cour suprême se demandait si la disposition qui avait précédé le paragraphe 34(1) de la LIPR — le paragraphe 19(1) de l’ancienne Loi — était conforme à la Charte. Elle a examiné en détail l’article 19, aux paragraphes 102 à 110 de ses motifs. Son propos concernait l’interdépendance des articles 19 [mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 11] et 53 [mod., idem, art. 43; 1995, ch. 15, art. 12] de l’ancienne Loi, mais les observations qui concernent l’interprétation du paragraphe 19(1) sont sans équivoque et valent aussi bien dans la présente affaire. La Cour suprême s’exprimait ainsi :
L’article 19 de la Loi sur l’immigration s’applique à l’admission des réfugiés au Canada. La Convention relative au statut des réfugiés et, en conséquence, la Loi sur l’immigration font une distinction entre le pouvoir d’un État de refuser à un réfugié l’entrée au pays et son pouvoir de l’expulser ou de le « refouler » une fois qu’il y est établi en qualité de réfugié au sens de la Convention. Les pouvoirs d’un État de refuser l’entrée au pays sont plus étendus que son pouvoir d’expulsion. Ces pouvoirs plus étendus de refuser l’entrée au pays découlent notamment de la nécessité d’empêcher les criminels qui fuient la justice dans leur pays d’origine d’entrer au Canada. Il est certain que le désir naturel des États de rejeter les personnes indésirables qui, par leur conduite, se sont mises elles‑mêmes « au ban de la société » entre aussi en jeu. Voir, de façon générale, Hathaway et Harvey, loc. cit.
L’objet premier du par. 19(1) est de permettre au Canada de refuser l’entrée au pays aux personnes qui soit commettent ou ont commis des actes de terrorisme, soit sont ou ont été membres d’organisations terroristes. Toutefois, la Loi sur l’immigration confère une seconde fonction, différente, au par. 19(1). Elle l’utilise au par. 53(1), qui traite de l’expulsion, pour définir la catégorie de réfugiés au sens de la Convention qui peuvent être expulsés parce qu’ils constituent un danger pour la sécurité du Canada. Ainsi, un réfugié au sens de la Convention, comme M. Suresh, peut être expulsé s’il appartient à une catégorie de personnes définie au par. 19(1) et s’il constitue un danger pour la sécurité du Canada.
À cette étape, l’effet combiné des art. 53 et 19 crée une ambiguïté. La catégorie de personnes désignée par renvoi à l’art. 19 englobe‑t‑elle les personnes qui, à leur entrée au pays, étaient ou avaient déjà été soit associées à des actes de terrorisme soit membres d’organisations terroristes? L’intention du législateur était‑elle plutôt d’inclure les personnes qui, après leur entrée au pays, ont commis des actes de terrorisme ou ont été membres d’organisations terroristes? La ministre considère que l’art. 19, tel qu’il est incorporé à l’art. 53, vise également la conduite des réfugiés après leur entrée au pays.
Selon nous, il n’est pas nécessaire de résoudre cette ambiguïté, car nous estimons que, quelle que soit l’interprétation donnée à l’art. 19, tel qu’il est incorporé à l’art. 53, l’art. 19 ne porte pas atteinte à la liberté d’expression et à la liberté d’association garanties respectivement par les al. 2b) et 2d) de la Charte. Si l’on considère que l’art. 19, tel qu’il est utilisé dans l’art. 53, vise uniquement la conduite antérieure à l’entrée au pays, aucun problème ne se pose sur le plan constitutionnel. Par contre, si on considère qu’il vise la conduite postérieure à l’entrée au pays, nous sommes convaincus que la conduite en cause, interprétée correctement par la ministre, ne bénéficie pas de la protection constitutionnelle parce qu’il s’agit d’une conduite associée à de la violence.
Comme nous l’avons vu précédemment relativement à l’expulsion impliquant un risque de torture, l’art. 53 oblige la ministre à soupeser différents facteurs liés, d’une part, à la sécurité nationale et, d’autre part, à l’équité du processus envers le réfugié au sens de la Convention. En soupesant ces facteurs, la ministre doit exercer son pouvoir discrétionnaire en conformité avec les valeurs véhiculées par la Charte.
Il est bien établi que l’art. 2 de la Charte ne protège pas les formes d’expression ou d’association violentes : Keegstra, précité. Certes, notre Cour a donné une interprétation large de la liberté d’expression, en étendant sa portée, par exemple, aux messages haineux et peut‑être même aux menaces de violence : Keegstra, précité; R. c. Zundel, [1992] 2 R.C.S. 731. Parallèlement, la Cour a clairement indiqué que la restriction touchant cette forme d’expression peut se justifier au regard de l’article premier de la Charte : voir Keegstra, précité, p. 732‑733. L’effet combiné de l’al. 2b) et de l’analyse de la justification au regard de l’article premier de la Charte laisse croire qu’une forme d’expression violente ou terroriste ou contribuant à la violence ou au terrorisme ne bénéficiera vraisemblablement pas de la protection des garanties prévues par la Charte.
Le pouvoir discrétionnaire de la ministre d’expulser une personne en vertu de l’art. 53 de la Loi sur l’immigration se limite, peu importe l’interprétation donnée à cette disposition, aux personnes qui ont commis des actes de terrorisme ou sont membres d’organisations terroristes et qui menacent la sécurité du Canada. Les personnes associées au terrorisme ou aux organisations terroristes — l’aspect central du débat — sont, selon la conception du terrorisme proposée plus tôt, des personnes qui sont ou ont été associées à des éléments dirigés vers la violence, voire associées à la violence même. Par conséquent, si la ministre exerce son pouvoir discrétionnaire en conformité avec la Loi, il n’y aura pas manquement à l’al. 2b) ou 2d) de la Charte.
M. Suresh affirme que l’art. 19 est rédigé en termes tellement larges qu’il pourrait englober les personnes qui sont membres d’une organisation terroriste ou participent à ses activités sans savoir que celle‑ci se livre au terrorisme. Il souligne que beaucoup d’organisations auxquelles on reproche de soutenir le terrorisme appuient également l’aide humanitaire tant au Canada qu’à l’étranger. En fait, il fait valoir que c’est le cas des LTTE, l’association à laquelle on lui reproche d’appartenir. Bien qu’il semble ressortir clairement de la preuve que M. Suresh était au courant des activités terroristes des LTTE, il soutient qu’il pourrait en être autrement d’autres personnes qui en étaient membres ou participaient à ses activités. Ainsi, sans prôner sciemment le terrorisme et la violence, elles peuvent être considérées comme faisant partie de l’organisation et, partant, être susceptibles d’expulsion. Selon lui, ce résultat contreviendrait nettement aux al. 2b) et 2d) de la Charte.
Nous croyons que le législateur n’avait pas l’intention d’inclure dans la catégorie de personnes suspectes décrite à l’art. 19 celles qui, en toute innocence, apportent une contribution à des organisations terroristes ou en deviennent membres. Cette interprétation trouve appui dans la disposition édictée à la fin de l’art. 19, qui exclut des catégories décrites à l’art. 19 les personnes qui « convainquent le ministre que leur admission ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national ». L’article 19 doit donc être considéré comme ayant pour effet de permettre à un réfugié de prouver que le fait qu’il continue de résider au Canada ne sera pas préjudiciable au Canada, malgré la preuve qu’il est associé à une organisation terroriste ou qu’il en est membre. Un réfugié peut ainsi établir que l’association avec le groupe terroriste qu’on lui reproche avait un caractère innocent. En pareil cas, la ministre exercerait son pouvoir discrétionnaire en conformité avec la Constitution en concluant que le réfugié n’appartient pas à la catégorie — visée à l’art. 19 — de personnes susceptibles d’expulsion pour des raisons de sécurité nationale.
[306] L’observation à faire, c’est que la Cour suprême s’est prononcée sur le point de savoir si le régime légal, qui répute les étrangers interdits de territoire, porte atteinte aux alinéas 2b) et 2d) de la Charte.
[307] Plus précisément, dans l’arrêt Suresh, la Cour suprême était invitée à dire si la catégorie de personnes désignée dans l’article 19 de l’ancienne Loi s’entendait de personnes qui, à leur arrivée au Canada, étaient ou avaient été associées à des actes terroristes, ou étaient ou avaient été membres d’organisations terroristes, ou si le législateur avait plutôt à l’esprit les personnes qui, après leur admission au Canada, commettaient des actes terroristes ou devenaient membres d’organisations terroristes. La Cour suprême expliquait, au paragraphe 105, la raison pour laquelle il ne lui était pas nécessaire de répondre à la question :
Selon nous, il n’est pas nécessaire de résoudre cette ambiguïté, car nous estimons que, quelle que soit l’interprétation donnée à l’art. 19, tel qu’il est incorporé à l’art. 53, l’art. 19 ne porte pas atteinte à la liberté d’expression et à la liberté d’association garanties respectivement par les al. 2b) et 2d) de la Charte. Si l’on considère que l’art. 19, tel qu’il est utilisé dans l’art. 53, vise uniquement la conduite antérieure à l’entrée au pays, aucun problème ne se pose sur le plan constitutionnel. Par contre, si on considère qu’il vise la conduite postérieure à l’entrée au pays, nous sommes convaincus que la conduite en cause, interprétée correctement par la ministre, ne bénéficie pas de la protection constitutionnelle parce qu’il s’agit d’une conduite associée à de la violence. [Soulignement ajouté].
[308] Examinant expressément la question de savoir si le paragraphe 19(1) de l’ancienne Loi se référait à une conduite antérieure ou postérieure à l’admission au Canada, la Cour suprême a conclu à l’unanimité que la question de savoir s’il y avait atteinte aux droits garantis par l’article 2 de la Charte ne se posait que pour la conduite postérieure à l’entrée au Canada. Autrement dit, la disposition relative à l’interdiction de territoire ne limite pas la liberté d’expression ou d’association de l’individu lorsqu’elle a pour effet de lui refuser l’admission au Canada.
[309] Selon moi, c’est là une réponse complète aux arguments de Mme Haj Khalil. Pour arriver à une autre conclusion, il faudrait que je dise que la décision de la Cour suprême du Canada — selon laquelle les dispositions relatives à l’interdiction de territoire n’enfreignent pas l’article 2 de la Charte pour ce qui est d’une conduite antérieure à l’entrée au Canada — est viciée. Je ne le ferai pas.
[310] Par ailleurs, je partage l’avis de la défenderesse pour qui les arrêts Benner et Gamble traitent de circonstances dans lesquelles une loi adoptée avant que la Charte ne devienne partie intégrante de la constitution canadienne continue d’avoir un effet défavorable ou discriminatoire sur une personne. L’alinéa contesté de la LIPR n’était pas applicable à Mme Haj Khalil au moment de sa présumée appartenance à une organisation ou de ses présumées activités au sein de cette organisation. Par conséquent, il ne pouvait pas avoir sur elle un effet défavorable persistant. Aucune atteinte constante aux droits garantis à Mme Haj Khalil par les alinéas 2b) ou 2d) de la Charte n’a été démontrée, qui ferait que la Charte devrait s’appliquer à une conduite antérieure à son entrée en vigueur. En bref, les dispositions contestées de la LIPR qui concernent l’interdiction de territoire n’ont pas pour effet de limiter la liberté d’association ou la liberté d’expression garanties à Mme Haj Khalil par les alinéas 2b) ou 2d).
[311] Mme Haj Khalil prétend ensuite que le paragraphe 34(2) de la LIPR est rendu illusoire par la mise en œuvre de la « nouvelle politique » énoncée par l’actuel directeur général de la Sécurité nationale. Je préfère étudier d’abord l’argument de Mme Haj Khalil touchant l’article 15 de la Charte. Je reviendrai ensuite à ses arguments se rapportant au paragraphe 34(2) de la LIPR, c’est‑à‑dire la disposition relative à la dispense ou dérogation ministérielle.
b) l’article 15 de la Charte
[312] L’article 15 de la Charte concerne les droits à l’égalité. De manière générale, il garantit l’égalité devant la loi, l’égalité de bénéfice et la protection égale de la loi, indépendamment de toute discrimination.
[313] Mme Haj Khalil dit que la disposition relative à l’interdiction de territoire établit une distinction officielle entre elle‑même et d’autres personnes parce qu’elle est une Palestinienne apatride travaillant pour l’organisation représentative de son peuple, et que cette disposition ne prend pas en compte son handicap déjà existant en tant que Palestinienne apatride, dépourvue de résidence permanente ou de citoyenneté, au Canada ou ailleurs. Elle dit qu’il en a résulté une différence appréciable de traitement.
[314] En tant que Palestinienne, Mme Haj Khalil revendique [traduction] « le droit de travailler de façon légale pour l’organisation qui représente son peuple, l’OLP ». Elle allègue une différence de traitement [traduction] « parce qu’elle a été sanctionnée pour avoir travaillé comme journaliste pour un organe d’information de l’OLP ». Elle fait valoir que d’autres personnes [traduction] « peuvent exercer, y compris au Canada, et sans craindre d’être sanctionnées, un emploi licite requérant l’expression d’opinions. D’autres personnes peuvent travailler pour leurs gouvernements, alors qu’elle‑même n’a aucun gouvernement, uniquement un mouvement reconnu et multiforme de libération nationale ». Par ailleurs, d’autres personnes ne sont pas [traduction] « pénalisées pour l’emploi qu’elles occupent auprès de leur gouvernement, alors même que ce gouvernement commet des violations des droits de l’homme, sans avoir été exclu en tant que tel par le ministre, ou, si ledit gouvernement a été exclu en vertu de l’article 35 de la LIPR, ne sont pas pénalisées à moins d’avoir occupé dans ledit gouvernement des postes de rang supérieur ».
[315] Outre les extraits que Mme Haj Khalil cite de divers arrêts de la Cour suprême, les prétentions susmentionnées constituent la totalité de son argumentation. Le groupe de comparaison proposé est constitué des citoyens canadiens ou [traduction] « des personnes dont les convictions politiques sont favorisées » (par le gouvernement canadien). À l’appui de sa position, elle invoque le témoignage de Rex Jeffrey Bryen, le témoin expert des demandeurs.
[316] En résumé, le professeur Bryen disait dans son témoignage qu’après que l’OLP originale de 1964 fut discréditée, l’OLP, telle que nous la connaissons, fut établie comme moyen de concrétiser les aspirations nationalistes palestiniennes. L’OLP fut officiellement reconnue par la Ligue arabe en 1974 comme « le seul représentant légitime du peuple palestinien ». Elle a obtenu le statut d’observateur aux Nations Unies. Le Canada, depuis de nombreuses années, autorise de facto la représentation diplomatique de l’OLP par l’entremise des bureaux de la Ligue arabe à Ottawa.
[317] À la fin des années 1970, l’OLP occupait une position prééminente et avait un statut de quasi‑État (doté d’un parlement, d’un pouvoir exécutif, d’une armée et de services sociaux, ainsi que de représentations diplomatiques à l’étranger). Les Palestiniens la considéraient comme « l’expression de leur vie politique et de leurs aspirations à l’autodétermination ». Elle était le porte‑parole, partout dans le monde, de la quasi‑totalité des aspirations nationalistes palestiniennes.
[318] Le professeur Bryen a expliqué que l’OLP ne dispose pas d’un système d’« appartenance » formelle. Elle agit plutôt en tant qu’entité assimilable à un État, gouvernée par une coalition d’organisations nationalistes palestiniennes. Les Palestiniens ne sont pas « membres » de l’OLP, mais peuvent travailler pour elle ou être membres de tel ou tel parti politique palestinien.
[319] Le Fatah est depuis longtemps le plus important parti politique palestinien et le principal groupe nationaliste. Il domine depuis longtemps l’OLP et nombre de ses institutions (y compris la publication de l’OLP, Falastin al‑Thawra). L’OLP et la plupart de ses groupes constitutifs ont appuyé le recours au « combat armé » pour parvenir à l’autodétermination palestinienne. Cependant, il y a toujours eu une considérable divergence de vues au sein de l’OLP (et parmi les Palestiniens) sur le bien‑fondé de moyens paramilitaires par rapport aux moyens diplomatiques de réaliser les aspirations palestiniennes. En 1993, l’OLP était dominée par le Fatah lorsqu’elle a signé les accords de paix d’Oslo [Declarations of Principles on Interim Self-Government Arrangements] avec Israël et a été officiellement reconnue par Israël comme le « représentant du peuple palestinien ». En signant les accords d’Oslo, l’OLP adoptait officiellement la solution consistant à faire coexister deux États, et elle renonçait à la violence comme moyen de régler son différend avec Israël.
[320] Le rôle du Fatah dans l’évolution de la politique palestinienne durant les années 1980 est sujet à controverse. Le professeur Bryen privilégiait, quant à l’idéologie de Yasser Arafat, qui dominait le Fatah, une approche plus « nuancée » que ne l’a fait le témoin expert de la défenderesse, David Schenker. Je n’entends pas aller plus avant dans ce débat. Les experts restent sur leurs positions respectives. Il ne m’est pas nécessaire de privilégier un point de vue plutôt que l’autre, parce que l’issue de la présente instance n’en dépend pas. Les experts s’accordent à dire que des factions du Fatah ont participé à des actes de terrorisme durant les années 1980.
[321] Avant de passer à la question de l’article 15, je relève que l’avocate des demandeurs s’est opposée à l’emploi, partout dans le dossier, de l’acronyme OLP pour décrire le Fatah. Cette critique est justifiée, mais je crois qu’il est juste de dire que, puisque le Fatah a dominé l’OLP durant de nombreuses années, on en est venu à employer OLP et Fatah sans faire de différence, bien que cela soit incorrect. Par exemple, il m’apparaît clair que Ian Taylor était bien au fait de la distinction. Mme Haj Khalil aurait du mal à dire le contraire. Or, durant son témoignage, M. Taylor lui‑même a déclaré à un certain moment : [traduction] « le fait que l’OLP a eu recours au terrorisme était un fait historique » (transcription, à la page 3610).
[322] L’arrêt faisant autorité en ce qui concerne l’analyse requise par l’article 15 est l’arrêt Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497. Les facteurs essentiels que comporte l’analyse ont été décrits succinctement dans l’arrêt Gosselin c. Québec (Procureur général), [2002] 4 R.C.S. 429, au paragraphe 17 :
Pour établir une violation du par. 15(1), la demanderesse doit, selon la norme de preuve en matière civile, démontrer que (1) par son objet ou ses effets, la règle de droit contestée la traite différemment d’autrui, (2) ce traitement différent est fondé sur un ou plusieurs motifs énumérés ou analogues, et (3) l’objet ou les effets de la règle de droit sont discriminatoires en ce que celle‑ci porte atteinte à la dignité humaine ou traite certaines personnes comme si elles étaient moins dignes d’être reconnues pour l’un ou l’autre des motifs énumérés ou analogues.
[323] Dans l’arrêt Auton (Tutrice à l’instance de) c. Colombie‑Britannique (Procureur général), [2004] 3 R.C.S. 657, la juge en chef McLachlin écrivait [au paragraphe 23] qu’« [i]l n’y a pas d’énoncé type des éléments à établir à l’appui d’une demande fondée sur le par. 15(1) », et [au paragraphe 25] qu’« il faut s’abstenir d’interpréter le par. 15(1) de manière trop technique ».
[324] Notre Cour a examiné le point de savoir si l’alinéa 34(1)f) porte atteinte à l’article 15 de la Charte. La juge Snider, dans la décision Al Yamani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1457 (arrêt Al Yamani), devait étudier l’argument selon lequel l’alinéa 34(1)f) est inconstitutionnel parce qu’il conduit à la discrimination qu’envisage le paragraphe 15(1) de la Charte, en ce sens qu’il [au paragraphe 47] « interdit des associations et des activités qui sont licites pour les citoyens canadiens, mais illicites pour les non‑citoyens ». La juge Snider dispose ainsi de l’argument aux paragraphes 42 à 56 de ses motifs :
Le premier reproche d’ordre général que je ferais à l’argumentation de M. Al Yamani, c’est que celui‑ci tente de se qualifier désormais de membre de l’OLP. Or, on lui applique l’alinéa 34(1)f) du fait de son appartenance au FPLP, une organisation qui est jugée être terroriste — selon la décision de la Commission et, de manière plus générale, par le gouvernement du Canada. La Commission a fait remarquer ce qui suit à ce sujet (au paragraphe 43) :
M. Al Yamani n’a pas fait, et ne fait pas, l’objet des procédures actuelles en matière d’immigration parce qu’il est un Palestinien qui s’est livré à des activités de nature politique. S’il fait l’objet des procédures actuelles, ce n’est ni en raison de tout lien qu’il pourrait entretenir avec l’OLP, ni en raison de son soutien à la cause palestinienne, mais bien parce qu’il a participé et adhéré à une organisation (le FPLP) qui s’est livrée à des activités terroristes.
Par conséquent, lorsqu’on apprécie le bien‑fondé des arguments de M. Al Yamani fondés sur la Charte, on doit adopter comme prémisse que M. Al Yamani est membre du FPLP.
Selon moi, la question posée par M. Al Yamani cadre parfaitement avec celle dont la Cour suprême du Canada était saisie dans Suresh. Dans cette affaire, la Cour suprême s’est penchée sur la question de l’expulsion de M. Suresh, qui était membre des Tigres libérateurs de l’Eelam Tamoul (les TLET) et recueillait des fonds pour cette organisation, à qui on imputait des actes de terrorisme au Sri Lanka. Les dispositions concernées de l’ancienne Loi sur l’immigration et les questions soumises à la Cour suprême étaient essentiellement les mêmes que celles en cause en l’espèce. La Cour suprême a résumé comme suit (au paragraphe 100) les arguments que lui a présentés M. Suresh :
M. Suresh soutient que l’attestation délivrée par la ministre en vertu de l’art. 40.1 de la Loi sur l’immigration et l’ordonnance déclarant qu’il constitue un danger pour la sécurité du Canada au sens de l’al. 53(1)b) parce qu’il est membre des LTTE restreignent le droit à la liberté d’expression et à la liberté d’association que lui garantit la Charte et que cette restriction ne saurait se justifier. Il fait valoir qu’il ne s’est livré en fait à aucune activité terroriste au Canada, mais qu’il a seulement recueilli des fonds et appuyé des activités qui pourraient, jusqu’à un certain point, soutenir les Tamouls dans le contexte de la guerre civile qui fait rage au Sri Lanka. Il ajoute que l’appartenance à une organisation de ce genre ne constitue pas une infraction criminelle et que le gouvernement veut l’expulser pour quelque chose que tout citoyen canadien peut faire légalement sans encourir de sanction. Il soutient que le motif d’expulsion fondé sur la seule appartenance à une organisation qui s’est livrée ou qui se livrera à des actes de terrorisme restreint indûment la liberté des réfugiés au sens de la Convention d’exprimer leur point de vue sur des mouvements dissidents à l’étranger, de même que leur liberté de s’associer au Canada à d’autres personnes ayant les mêmes origines. Il fait observer que les prétendues organisations terroristes dont il aurait été membre participent à de nombreuses entreprises bénéfiques visant à améliorer le sort de personnes habitant le Canada et ne prennent part à aucun acte de violence dans notre pays.
La Cour suprême a totalement rejeté ces arguments et conclu qu’il n’y avait pas eu atteinte aux droits garantis à M. Suresh par l’article 2 de la Charte. Les motifs en sont énoncés par la Cour suprême aux paragraphes 107 à 111 de l’arrêt :
[. . .]
Malgré les efforts déployés par M. Al Yamani, rien ne permet selon moi de distinguer les faits d’espèce de ceux en cause dans l’affaire Suresh. Ainsi par exemple, les activités de M. Suresh au sein de l’organisation dont il était membre étaient, comme celles de M. Al Yamani, de nature administrative plutôt que liées directement à des actes terroristes. M. Suresh soutenait que son organisation exerçait des activités humanitaires outre les prétendues activités terroristes qu’on lui imputait, et M. Al Yamani a soutenu la même chose. Et tout comme les LTTE, on a décrit le FPLP comme ayant de multiples facettes. Dans l’arrêt Suresh, enfin, la Cour suprême a déclaré qu’un demandeur peut faire valoir que son association avec une organisation terroriste est innocente pour obtenir une dispense du ministre. De même façon, une telle dispense ministérielle peut être obtenue par M. Al Yamani en vertu du paragraphe 34(2) de la LIPR.
Ainsi, la décision tirée par la Commission est conforme aux conclusions auxquelles la Cour suprême en est arrivée dans l’arrêt Suresh et elle est étayée par la preuve. C’est à juste titre, à mon avis, que la Commission a conclu que les dispositions de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR ne contreviennent en rien aux droits de M. Al Yamani garantis par l’article 2 de la Charte.
4. L’alinéa 34(1)f) de la LIPR enfreint‑il l’article 15 de la Charte?
M. Al Yamani soutient en outre que l’alinéa 34(1)f) entraîne une discrimination interdite au paragraphe 15(1) de la Charte. Selon lui, en effet, l’alinéa 34(1)f) interdit des associations et des activités qui sont licites pour les citoyens canadiens et illicites pour les non‑citoyens. M. Al Yamani fait valoir à cet égard que la non‑citoyenneté constitue un « motif analogue » à ceux énoncés à l’article 15 de la Charte. Il soutient en outre qu’en tant que non‑citoyen et Palestinien apatride, il est déjà défavorisé au sein de la société canadienne et que le traitement discriminatoire dont il fait l’objet en vertu de l’alinéa 34(1)f) fait en sorte qu’on lui réserve un traitement sensiblement différent de celui obtenu par les citoyens canadiens.
Selon moi, divers motifs font que le rejet par la Commission de ces arguments est justifié.
L’examen fondé sur le paragraphe 15(1) se fait en deux étapes (voir, par exemple, l’arrêt Law Society British Columbia c. Andrews, [1989] 1 R.C.S. 143; R. c. Turpin, [1989] 1 R.C.S. 1296). Le demandeur doit, premièrement, démontrer qu’on l’a privé de la « même protection » ou du « même bénéfice » de la loi par comparaison avec un tiers. Il doit, deuxièmement, démontrer que cette privation constitue de la discrimination. Pour faire la preuve d’une discrimination, à cette seconde étape, le demandeur doit démontrer que la privation repose sur l’un des motifs énumérés au paragraphe 15(1) ou un motif analogue et que l’inégalité de traitement se fonde sur l’attribution de caractéristiques personnelles ou de groupe présumées en fonction de stéréotypes.
Il semble que M. Al Yamani, en tant que non‑citoyen, ne bénéficie pas d’un traitement égal devant la loi. On pourrait débattre, par conséquent, s’il satisfait aux exigences de la première étape de l’examen fondé sur l’article 15 de la Charte, comme l’article 34 ne s’applique pas aux citoyens canadiens. Je ferais toutefois remarquer, à cet égard, que la Charte reconnaît l’existence d’une distinction entre citoyens et non‑citoyens du Canada. La Cour suprême a ainsi déclaré ce qui suit dans l’arrêt‑clé Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c. Chiarelli, [1992] A.C.S. n° 27 (au paragraphe 32) :
[L’article] 6 de la Charte prévoit expressément un traitement différent à cet égard pour les citoyens et les résidents permanents. Si les résidents permanents jouissent aux termes du par. 6(2) de certains droits à la liberté de circulation, seuls les citoyens se voient conférer au par. 6(1) le droit de demeurer au Canada, d’y entrer ou d’en sortir. Ne constitue donc pas une discrimination interdite par l’art. 15 un régime d’expulsion qui s’applique aux résidents permanents, mais non aux citoyens. [Non souligné dans l’original.]
Même si je devais conclure que M. Al Yamani a démontré qu’on l’avait privé d’un traitement égal, l’élément clé quant à la seconde étape de l’examen est la nature de l’appartenance de M. Al Yamani au FPLP. Cette appartenance constitue‑t‑elle, directement ou par analogie, un intérêt protégé par l’article 15? Si l’on répond par la négative à cette question, l’article 15 ne s’applique pas.
À mon avis, on ne peut établir aucune analogie entre les motifs de discrimination énumérés au paragraphe 15(1) et l’appartenance à une organisation terroriste. Comme je l’ai dit, la présente affaire ne met pas en cause l’appartenance à l’organe directeur qu’est l’OLP, mais bien plutôt l’appartenance à une organisation terroriste.
On ne peut qualifier de condition immuable, comme le sont la race ou le sexe, l’appartenance au FPLP (Eaton c. Conseil scolaire du comté de Brant, [1997] 1 R.C.S. 241; Miron c. Trudel, [1995] 2 R.C.S. 418). L’existence de M. Al Yamani en tant que Palestinien est, je veux bien l’admettre, une constante. On ne peut toutefois pas en dire autant de son appartenance volontaire au FPLP. Le dossier révèle à cet égard que M. Al Yamani interrompait ses activités au sein du FPLP lorsqu’il le jugeait à propos, et qu’il y a même mis un terme en 1992. La capacité de se joindre à un groupe ou de s’en retirer est de nature totalement incompatible avec les motifs — tant énumérés qu’analogues — de l’article 15. À ce titre, la prétention de M. Al Yamani selon laquelle le paragraphe 34(1)f) contrevient aux droits que lui garantit l’article 15 est sans fondement. Parmi les droits garantis par l’article 15, on ne trouve pas celui d’appartenir à une organisation terroriste.
Je ne suis pas en désaccord avec M. Al Yamani lorsqu’il dit que dans l’arrêt Andrews, précité, la Cour suprême a statué que la distinction établie en fonction de la citoyenneté constitue un motif analogue à ceux énumérés à l’article 15 de la Charte. La Cour suprême l’a confirmé dans l’arrêt Lavoie c. Canada, [2002] 1 R.C.S. 769. Ces deux arrêts ne sont toutefois d’aucune aide pour M. Al Yamani pour le simple motif que l’alinéa 34(1)f) n’a pas trait à la citoyenneté d’un individu. Il se rapporte plutôt au droit qu’a le Canada de refuser l’admission au Canada d’une personne membre d’une organisation qui est, a été ou sera l’auteur d’actes terroristes.
Dans l’arrêt Lavoie, en outre, les juges MacLachlin et l’Heureux‑Dubé ont souligné (au paragraphe 2) qu’une « distinction est discriminatoire lorsqu’elle porte atteinte à la dignité humaine ». Bien qu’on ait conclu que la distinction discriminatoire fondée sur la citoyenneté portait atteinte à la dignité humaine, il est difficile de concevoir comment une discrimination à l’encontre d’un non‑citoyen en raison de son association avec une organisation terroriste pourrait porter atteinte à sa dignité humaine. Comme l’a fait remarquer le défendeur, [traduction] « l’activité terroriste contrevient directement à l’objet même du paragraphe 15(1), qui est d’assurer la dignité de tous ».
Il n’est pas nécessaire de procéder plus avant à un examen fondé sur l’article 15 de la Charte. M. Al Yamani ne satisfait pas à une condition fondamentale pour que l’article 15 puisse s’appliquer, comme il n’a pas démontré que l’appartenance à une organisation terroriste constitue un droit garanti par l’article 15.
[325] Il y a des ressemblances frappantes entre l’affaire Al Yamani et la présente. Il est vrai que les citoyens canadiens ne sont pas assujettis à l’alinéa 34(1)f) de la LIPR. Supposant que cela constitue une différence de traitement, Mme Haj Khalil dit que la disposition établit une distinction fondée sur son [traduction] « état de Palestinienne apatride travaillant pour l’organisation qui représente son peuple ». Fait à noter, l’interdiction de territoire de Mme Haj Khalil résultait de son appartenance (d’ailleurs aujourd’hui contestée) au Fatah, une ancienne organisation terroriste qui n’est plus considérée comme telle aujourd’hui.
[326] Le vice fondamental de la position de Mme Haj Khalil est le fait qu’elle ne comprend pas que ce n’est pas son « état de Palestinienne apatride », ni même son appartenance à l’OLP, qui est à l’origine de la distinction ou de la différence de traitement. C’est plutôt le fait qu’elle a déclaré, dans son FRP et durant son témoignage au cours de l’audience du statut de réfugié la concernant, qu’elle était membre du Fatah. M. Taylor a parlé de membres du Fatah qui ont été déclarés interdits de territoire, mais il a dit aussi que (en fonction de leur rôle antérieur) ils étaient souvent de bons candidats pour une dérogation ministérielle. D’ailleurs, l’un des témoins des demandeurs comptait parmi eux.
[327] Par ailleurs, tous les Palestiniens ne sont pas déclarés interdits de territoire lorsqu’ils sollicitent la résidence permanente au Canada. Le Canada compte parmi sa population beaucoup de gens d’origine palestinienne. L’appartenance d’une personne à l’OLP peut dépendre de son appartenance à l’une de ses organisations constituantes, mais il ne s’ensuit pas que toutes les organisations constituantes tombent sous le coup de l’alinéa 34(1)f). On ne m’a signalé aucun cas où un membre de la Société du Croissant‑Rouge (elle aussi organisation membre de l’OLP) travaillant pour l’« organisation représentative du peuple palestinien » avait été frappé d’interdiction de territoire. Nombre d’organisations étudiantes et d’associations de travailleurs ont été membres de l’OLP, sans s’être jamais livrées à de quelconques activités terroristes. Si l’organisation pour laquelle a travaillé une personne n’a pris part à aucune activité terroriste, les alinéas 34(1)c) et 34(1)f) n’entrent pas en jeu.
[328] Je rejette donc la description que fait Mme Haj Khalil du motif analogue en cause. Par conséquent, il ne m’est pas nécessaire d’aller plus loin dans mon analyse de l’argument fondé sur l’article 15, parce que l’argument échoue à cette étape. Je partage l’avis de la juge Snider selon lequel l’appartenance à une organisation qui est ou a été affiliée au terrorisme ne constitue pas un motif analogue méritant la protection de la Charte.
[329] Cependant, même si j’étais disposée à admettre la description du motif analogue, et à admettre le groupe de comparaison proposé, la preuve ne montre pas que les Palestiniens sont traités différemment d’autres groupes d’étrangers qui sollicitent la résidence permanente au Canada. On ne sait pas combien de Palestiniens sollicitent la résidence permanente, ni combien sont déclarés interdits de territoire en application de l’alinéa 34(1)f), et, quand bien même le saurait‑on, on ne sait pas comment ces chiffres se comparent à ceux qui concernent d’autres groupes d’étrangers. En bref, on allègue ici une chose, mais on n’a rien pour la prouver. Par ailleurs, en principe, l’idée de refuser la résidence permanente à ceux qui peuvent ou ont pu être membres d’organisations terroristes est un objectif justifiable. Même si Mme Haj Khalil avait prouvé une atteinte à l’article 15 (et elle ne l’a pas prouvée), je doute sérieusement que sa prétention puisse survivre à une analyse fondée sur l’article premier de la Charte.
c) le paragraphe 34(2) de la LIPR
[330] Mme Haj Khalil est d’avis que [traduction] « nonobstant le raisonnement de la Cour suprême dans l’arrêt Suresh, la disposition relative à la dérogation ministérielle n’a pas pour effet de valider l’alinéa 34(1)f) de la LIPR ». Selon elle, la Cour suprême s’est appuyée [traduction] « sur le pouvoir discrétionnaire de dispense ministérielle en tant que moyen de compenser la portée excessive de la disposition ». Cependant, [traduction] « la Cour n’était pas saisie de l’application [de la disposition relative à la dispense] ». Mme Haj Khalil dit que le pouvoir du ministre de dire si la présence d’une personne interdite de territoire est préjudiciable à l’« intérêt national » est si étendu que le recours est largement illusoire.
[331] La question, selon Mme Haj Khalil, est de savoir si la portée du pouvoir discrétionnaire du ministre est suffisamment précise et réelle pour donner au ministre des indications sur la manière de l’exercer. Sur ce point, elle invoque le raisonnement suivi par les tribunaux dans des affaires portant sur l’usage médical de la marijuana : R. v. Parker (2000), 49 O.R. (3d) 481 (C.A.) (Parker); R. v. Long (2007), 88 O.R. (3d) 146 (C. jus.); et Hitzig v. Canada (2003), 231 D.L.R. (4th) 104 (C.A. Ont.). Dans ces affaires, les tribunaux ont jugé que le pouvoir d’accorder une dispense ministérielle équivalait à [traduction] « un pouvoir discrétionnaire sans entrave ».
[332] Le paragraphe 34(2) de la LIPR donne au ministre le pouvoir discrétionnaire de ne pas donner effet à une déclaration d’interdiction de territoire s’il est convaincu que cela ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national. Mme Haj Khalil dit que la formulation large du paragraphe 34(2) est semblable à celle dont il était question dans les précédents relatifs à l’usage médical de la marijuana, parce que le ministre peut prendre en compte des facteurs qui sont sans rapport avec [traduction] « les motifs de l’interdiction de territoire et parce qu’elle‑même a uniquement le droit de solliciter la dispense, non de l’obtenir, même si l’application de l’alinéa 34(1)f) de la Loi porte atteinte à ses droits garantis par la Charte ».
[333] Subsidiairement, Mme Haj Khalil fait valoir que le pouvoir discrétionnaire est actuellement [traduction] « appliqué d’une manière moralisatrice qui ne sert pas les fins auxquelles il a été conféré ». En réponse à ma demande de présentation d’observations sur l’applicabilité d’un arrêt de la Cour suprême du Canada, Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Ministre de la Justice), [2000] 2 R.C.S. 1120 (l’arrêt Little Sisters), elle soutient que, selon la preuve, la dispense n’a pas été appliquée d’une manière constitutionnelle. La conduite dont il s’agit ici a été une conduite arbitraire et discriminatoire. Dans les cas [traduction] « où la conduite de représentants de l’État porte atteinte aux droits individuels garantis par la Charte, on ne saurait dire que cette conduite est autorisée, et elle n’est donc pas prescrite par “une règle de droit” même si la loi elle‑même peut validement être considérée comme ainsi prescrite » : arrêt Little Sisters. Elle se fonde ici principalement sur le témoignage de M. Louis Dumas.
[334] M. Dumas a témoigné que la politique touchant l’octroi de la dispense ministérielle a évolué et que la dérogation est accordée [traduction] « avec plus de circonspection et de retenue » (transcription, à la page 4214). La manière de voir de M. Taylor reflète une [traduction] « ancienne réalité » qui [traduction] « avait probablement cours il y a dix ans » (transcription, à la page 4231). Aujourd’hui, selon M. Dumas, la dérogation ministérielle sera accordée [traduction] « d’une manière plus parcimonieuse » (transcription, à la page 4232).
[335] M. Dumas s’attribue le mérite, avec quelques autres [traduction] « personnes clés », de cette nouvelle manière de voir (transcription, à la page 4235). En tant que directeur général de la Sécurité nationale, il se demande si le Canada devrait toujours être un point de chute pour quiconque a été membre d’un groupe qui s’est livré à des activités terroristes durant plusieurs années. Si une telle personne a sollicité et obtenu refuge au Canada, peut‑être cette personne [traduction] « continuera‑t‑elle de sa propre initiative, vous savez — et, si nous sommes dans le domaine des hypothèses ici, peut‑être cette personne, dans sa propre réalité, fera‑t‑elle son chemin vers un autre pays et remerciera‑t‑elle le Canada de lui avoir accordé refuge, mais peut‑être se remettra‑t‑elle en route. Mais le Canada, vous savez, respecte ses obligations internationales et accorde sa protection à cette personne » (transcription, à la page 4233).
[336] En contre‑interrogatoire, M. Dumas a reconnu que la nouvelle manière de voir n’est pas explicitée dans le guide IP 10 et que le Ministère applique des normes qui ne sont pas exposées dans les lignes directrices. C’est pourquoi les lignes directrices seront probablement révisées à l’avenir, d’une manière [traduction] « un peu plus rigoureuse » qui reflétera la réalité actuelle (transcription, à la page 4249).
[337] Tout en se fondant largement sur le témoignage de M. Dumas, Mme Haj Khalil oublie d’invoquer les efforts faits par le Ministère pour s’assurer de la validité de sa demande de dispense ministérielle. Cela s’accorde avec l’affirmation de Mme Haj Khalil selon laquelle elle est digne d’obtenir une dispense ministérielle même si, du point de vue de la défenderesse, divers aspects de son témoignage ont éveillé des soupçons. Il est clair (encore que le dossier ne dise pas précisément quand) que le Ministère a demandé à des archivistes de trouver les articles de la FAT que Mme Haj Khalil a prétendu avoir rédigés et qu’elle a produits à l’audience du statut de réfugié, au soutien de sa demande d’asile. Après une recherche approfondie de tous les magazines et journaux de la FAT, de 1978 jusqu’à la cessation des publications, les témoins Yaniv Berman et Rami Livni n’ont pas été en mesure de trouver un quelconque article du genre. Par ailleurs, à la veille du procès, Mme Haj Khalil a prétendu avoir rédigé des articles sous un pseudonyme qu’elle n’avait pas révélé au cours des 12 dernières années. La question n’est donc pas aussi simple que Mme Haj Khalil voudrait le faire croire.
[338] Le premier point à souligner est que Mme Haj Khalil s’est exprimée sur la constitutionnalité de l’alinéa 34(1)f) en disant que cette disposition porte atteinte aux droits que lui garantissent les articles 2 et 15 de la Charte. J’ai conclu qu’il n’y a pas eu atteinte aux droits en question. L’arrêt Parker et les décisions qui l’ont suivi, qui tous concernaient des accusations pénales, ont été rendus sur la base d’une atteinte aux droits garantis par l’article 7 de la Charte. Mme Haj Khalil n’a ni plaidé ni débattu l’article 7 de la Charte sous l’angle de la « constitutionnalité ». Par conséquent, ces précédents ne lui viennent pas en aide.
[339] Le second point concerne l’applicabilité de l’arrêt Little Sisters de la Cour suprême du Canada. Dans cette affaire, la Cour suprême examinait la constitutionnalité d’une disposition du Tarif des douanes [L.R.C. (1985) (3e suppl.), ch. 41] qui interdisait l’importation de matériel jugé obscène, haineux ou de nature à fomenter la trahison ou la sédition, selon ce que prévoit le Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C‑46. Les propriétaires d’une librairie destinée à la communauté gaie et lesbienne de Vancouver, Little Sisters Book and Art Emporium, affirmaient que les fonctionnaires des douanes les avaient ciblés et harcelés en saisissant et en gardant à la frontière, durant des mois, leurs marchandises importées. La librairie faisait valoir que le Tarif des douanes était inconstitutionnel en raison des articles 2 et 15 de la Charte. Confirmant la constitutionnalité du texte de loi au regard de l’article 2 de la Charte, les juges majoritaires de la Cour suprême se sont exprimés ainsi, aux paragraphes 70 à 82 :
Relativement à ce volet de l’argumentation, les appelants avancent que la procédure de contrôle douanier prévue par la loi atteint un degré d’inapplicabilité comparable aux dispositions du Code criminel relatives à l’avortement que notre Cour a jugées inconstitutionnelles dans l’arrêt Morgentaler, précité. Des arguments similaires ont été examinés dans les arrêts Hunter c. Southam Inc., [1984] 2 R.C.S. 145, et R. c. Bain, [1992] 1 R.C.S. 91. Dans ces arrêts, notre Cour a conclu que la source de l’inconstitutionnalité résidait dans les dispositions législatives elles‑mêmes. Je vais donc, dans un premier temps, examiner le Tarif des douanes et la Loi sur les douanes à la lumière des plaintes des appelants, et, dans un second temps, analyser de façon plus approfondie les arrêts pertinents.
Les appelants affirment qu’un régime réglementaire qui donne lieu au degré de mauvaise administration décrit dans le jugement de première instance est inconstitutionnel car il ne protège pas suffisamment les droits qui leur sont garantis par la Constitution, et que ce régime devrait être invalidé complètement. Dans les faits, ils prétendent que le Parlement était tenu d’intervenir par voie législative plutôt que par la création, à l’al. 164(1)j), d’un pouvoir de réglementation délégué qui autorise le gouverneur en conseil à prendre, par règlement, « toute mesure d’application de la présente loi », ou par l’établissement d’une directive ministérielle. Mon collègue le juge Iacobucci accepte la proposition selon laquelle « [l]a jurisprudence de notre Cour exige que le régime législatif lui‑même comporte des garanties suffisantes pour faire en sorte que les actes du gouvernement ne portent pas atteinte aux droits garantis par la Constitution » (par. 204), et celle voulant que, comme la « législation ne comporte aucune mesure raisonnable visant à assurer qu’elle soit appliquée au matériel expressif d’une manière conforme à la Constitution » (par. 211), le code 9956 doit être radié du Tarif des douanes. Je ne crois pas qu’il y ait quelque règle constitutionnelle obligeant le Parlement à prescrire au moyen d’une loi (comme le prétendent les appelants) plutôt que d’un règlement (comme l’a prévu le Parlement à l’al. 164(1)j)) ou même d’une directive ministérielle ou d’une pratique institutionnelle, la façon dont les Douanes doivent traiter le matériel expressif protégé par la Constitution. Le Parlement a le droit d’agir en tenant pour acquis que les textes de loi qu’il adopte « s[eront] appliqué[s] [. . .] d’une manière conforme à la Constitution » par les fonctionnaires.
Les arrêts invoqués par mon collègue portent tous sur des lois qui contenaient elles‑mêmes des dispositions problématiques. En l’espèce, la plainte porte sur l’absence de dispositions positives : « [l]a législation douanière souffre de l’absence de la plus élémentaire forme de procédure nécessaire pour déterminer de manière équitable et précise si quelque chose est obscène » (le juge Iacobucci, au par. 166). Autrement dit, la plainte des appelants porte sur les mesures que le Parlement n’a pas adoptées plutôt que sur celles qu’il a effectivement adoptées. Le fait d’imposer au Parlement l’obligation constitutionnelle de se charger lui‑même des questions délicates eu égard à la Charte plutôt que de lui permettre de déléguer un pouvoir de réglementation à cet égard, a de sérieuses répercussions sur le fonctionnement de l’appareil gouvernemental. Je ne partage pas l’avis que les choix du Parlement soient aussi limités.
La question initiale, toutefois, consiste à déterminer si la législation douanière elle‑même contient des procédures qui portent atteinte aux droits garantis par la Charte, comme c’était le cas dans l’arrêt Morgentaler, ou s’il s’agit plutôt, en l’espèce, d’un problème de mise en œuvre, exacerbé par des contraintes de nature administrative tels des budgets limités et le manque de personnel qualifié, comme a conclu le juge de première instance.
[. . .]
Bien que ces plaintes aient un certain fondement, elles concernent le régime législatif tel qu’il est appliqué par les fonctionnaires plutôt que le régime législatif lui‑même. La Constitution n’interdit pas les inspections frontalières : R. c. Simmons, [1988] 2 R.C.S. 495. Toute inspection frontalière est susceptible de donner lieu à la retenue des marchandises concernées. Puisque les agents des douanes ne sont que des êtres humains, ces retenues risquent d’entraîner des décisions erronées. En conséquence, le juge de première instance a tiré la conclusion suivante, au par. 234 :
[traduction] Les effets préjudiciables de la législation, par opposition aux effets de son administration et de son application, sont le fait que du matériel admissible est parfois retenu aux fins de contrôle de sa conformité et que des décisions erronées sont parfois prises dans le classement du matériel. [Je souligne.]
J’estime que de telles situations sont inhérentes à tout régime de surveillance frontalière. En soi, elles ne constituent pas des motifs justifiant de déclarer les mesures législatives inconstitutionnelles.
[. . .]
Le juge Iacobucci affirme que le Parlement était tenu par la Constitution d’établir dans la loi même un régime protégeant davantage les droits, mais j’estime, pour les motifs exposés plus loin, qu’il était loisible au Parlement, lorsqu’il a créé ce genre de mécanisme gouvernemental, d’en arrêter les grandes lignes dans la loi et de laisser sa mise en œuvre être accomplie au moyen de règlements pris par le gouverneur en conseil ou de procédures institutionnelles établies sous l’autorité du ministre. Tout manquement survenant à l’étape de la mise en œuvre, situation qui s’est clairement produite en l’espèce, peut être réglé à cette étape.
[340] S’agissant de l’allégation d’inconstitutionnalité fondée sur l’article 15, les juges majoritaires se sont exprimés ainsi, aux paragraphes 123 à 125 :
Il y avait amplement d’éléments de preuve étayant la conclusion du juge de première instance que le traitement préjudiciable réservé par Douanes Canada aux appelants et, par l’intermédiaire de ceux‑ci, à la communauté gaie et lesbienne de Vancouver, a porté atteinte à l’estime de soi et à la dignité humaine légitimes des appelants. Les Douanes ont traité les appelants de façon arbitraire et ont montré de l’indifférence envers leur droit de recevoir du matériel expressif licite, qu’ils avaient parfaitement le droit d’importer. Lorsque les fonctionnaires des douanes prohibent et de ce fait censurent du matériel érotique licite destiné aux gais et aux lesbiennes, ils se prononcent sur la culture gaie et lesbienne, et cette intervention a raisonnablement été interprétée par les appelants comme ayant pour effet de rabaisser les valeurs gaies et lesbiennes. Le message était que les préoccupations des gais et des lesbiennes étaient moins dignes d’attention et de respect que celles de leurs homologues hétérosexuels.
Bien que, en l’espèce, ce soient les droits de la communauté gaie et lesbienne qui aient été visés, d’autres groupes vulnérables pourraient également risquer d’être soumis à une censure exagérée. Little Sisters a été visée parce qu’elle était considérée « différente ». De façon plus générale, il me semble fondamentalement inacceptable qu’une forme d’expression qui se manifeste librement à l’intérieur du pays puisse faire l’objet de stigmatisation et de harcèlement par les fonctionnaires simplement parce qu’elle traverse une frontière internationale et qu’elle tombe ainsi sous l’autorité des Douanes. Le droit constitutionnel des appelants de recevoir du matériel érotique gai et lesbien parfaitement licite ne devrait pas être diminué du fait que leurs fournisseurs sont pour la plupart situés aux États‑Unis. Leur liberté d’expression ne s’arrête pas à la frontière.
Cela dit, il n’y a rien dans le texte même de la législation douanière ou dans ses effets nécessaires qui prévoit ou encourage une différence de traitement fondée sur l’orientation sexuelle. Comme il a été expliqué plus tôt, la définition de l’obscénité s’applique sans distinction au matériel érotique homosexuel et au matériel érotique hétérosexuel. En l’espèce, la distinction a été faite au niveau administratif, dans la mise en œuvre de la législation douanière.
[341] Il me semble que, comme dans l’affaire Little Sisters, la plainte dont il s’agit ici « porte sur les mesures que le Parlement n’a pas adoptées plutôt que sur celles qu’il a effectivement adoptées » : arrêt Little Sisters, au paragraphe 72. Quand bien même admettrais‑je sans réserve la manière dont Mme Haj Khalil voit le témoignage de M. Dumas, il ne s’ensuit pas que la loi est inconstitutionnelle. Le témoignage concerne l’application de la loi par les fonctionnaires, plutôt que la disposition légale en tant que telle. Comme l’écrivait la Cour suprême dans l’arrêt Little Sisters, « [l]e Parlement a le droit d’agir en tenant pour acquis que les textes de loi qu’il adopte “s[eront] appliqué[s] [. . .] d’une manière conforme à la Constitution” par les fonctionnaires » (au paragraphe 71).
[342] Aspect plus important, il n’appartient pas à M. Dumas de dire si une dispense ministérielle sera ou non accordée. Les fonctionnaires sont chargés de présenter une recommandation au ministre, mais c’est au ministre seul qu’il appartient de dire si une dérogation sera accordée. La décision du ministre est sujette à contrôle judiciaire, et la Cour n’hésite pas à renvoyer telle ou telle affaire au ministre pour nouvelle décision lorsque les circonstances justifient une telle mesure. Voir Yamani c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 381; et Soe c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 461.
[343] Je relève que, dans l’arrêt Little Sisters, les juges minoritaires ont particulièrement critiqué les insuffisances du régime des douanes parce qu’un pouvoir discrétionnaire absolu était conféré à un décideur administratif chargé de rendre une décision sans s’en rapporter à des éléments de preuve ou à des arguments, sans être tenu de motiver sa décision et sans que l’on soit assuré qu’il connaissait ou comprenait le critère juridique qu’il appliquait. Ce processus doit être distingué d’un processus où le demandeur est totalement à même de présenter des observations et où le décideur est le ministre.
[344] La mauvaise application d’un texte de loi peut sans aucun doute porter atteinte aux droits d’un particulier garantis par la Charte, mais elle ne constitue pas une raison de déclarer ce texte inconstitutionnel. Autrement dit, une loi qui est valide sur le plan constitutionnel ne doit pas être déclarée inconstitutionnelle simplement parce qu’elle est appliquée d’une manière inconstitutionnelle.
[345] Il est encore plus significatif de noter que Mme Haj Khalil n’a pas encore reçu de décision se rapportant à sa demande de dispense ministérielle. Si elle reçoit une décision défavorable, il lui sera alors loisible de faire valoir que la « mauvaise application » du pouvoir discrétionnaire du ministre a porté atteinte à ses droits en vertu de la Charte, ou que le pouvoir discrétionnaire du ministre a été exercé d’une manière inconstitutionnelle. Il est fautif de sa part de solliciter une réparation fondée sur une présumée atteinte à ses droits en vertu de la Charte en contestant la constitutionnalité de l’alinéa 34(1)f) sur la foi du témoignage de M. Dumas, même si la réparation sollicitée est un jugement déclaratoire.
[346] Selon moi, le raisonnement suivi par les juges majoritaires dans l’arrêt Little Sisters répond totalement à l’argument de Mme Haj Khalil. Le juge Binnie a relevé qu’il existait des procédures permettant de contester la décision d’un agent des douanes : paragraphe 80. Pareillement, des procédures de ce genre existent en ce qui concerne la demande de dispense ministérielle faite par Mme Haj Khalil. Si la décision se fait attendre, Mme Haj Khalil pourra solliciter une autorisation afin de demander une ordonnance de mandamus. Si le ministre refuse la dérogation, elle pourra présenter une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de sa décision.
[347] C’est là un résultat qui peut sembler cruel pour Mme Haj Khalil, étant donné qu’elle attend depuis plus de 12 ans de savoir si elle obtiendra le statut de résidente permanente au Canada. Ainsi que l’écrivait le juge LeBel dans l’arrêt Blencoe [aux paragraphes 140 et 156], « [c]e n’est pas d’hier que les délais inutiles dans les procédures judiciaires et les procédures administratives sont qualifiés de contraires à une société libre et équitable [. . .] [d’où] la profonde aversion du droit administratif moderne pour le délai déraisonnable ». Au lieu d’engager une action, Mme Haj Khalil aurait dû solliciter une ordonnance de mandamus. Si la décision relative à sa demande de résidence permanente se fait attendre, je ne vois pas pourquoi une demande d’autorisation et de mandamus ne pourrait pas aussi s’accompagner d’une demande d’examen accéléré du dossier.
7. Questions diverses
[348] Mme Haj Khalil a demandé réparation pour le préjudice économique, en particulier un manque à gagner passé et futur. Les trois demandeurs voulaient obtenir des dommages‑intérêts punitifs. Puisque l’action en négligence est rejetée et que les demandeurs n’ont pas prouvé une atteinte aux droits que leur garantit la Charte, il s’ensuit qu’ils ne peuvent prétendre à de telles réparations. Cependant, par souci d’exhaustivité, j’examinerai brièvement le présumé préjudice économique subi par Mme Haj Khalil.
[349] Si Mme Haj Khalil avait obtenu gain de cause dans son action, l’évaluation de son préjudice économique nécessiterait des conclusions précises de ma part. Il pourrait être utile de circonscrire les conclusions en question. J’ai préféré le témoignage de M. Ronald Smith à celui de M. Jim Muccilli. Sauf une seule réserve, je souscris au calcul du préjudice économique que contient le rapport de M. Smith. La réserve en question est le fait que Mme Haj Khalil ne m’a pas persuadée qu’elle travaillerait à temps plein. Le temps qu’elle consacre à ses enfants, ce à quoi s’ajoutent ses antécédents professionnels, tels qu’elle les a relatés, rend très improbable un emploi à temps plein. J’arrive à la conclusion qu’au mieux, elle travaillerait à mi‑temps. Puisque le retard de l’examen des demandes de résidence permanente n’a débuté qu’à la fin de juillet 2002, le calcul débuterait le 1er août 2002. Cependant, l’obligation de Mme Haj Khalil d’atténuer son préjudice n’a pas été remplie, et cela parce qu’elle n’a pas présenté une demande d’autorisation et de mandamus. Le calcul des dommages‑intérêts s’étendrait donc sur la période qui va du 1er août 2002 au 3 novembre 2003, c’est‑à‑dire la date à laquelle elle a engagé la présente action. Le total calculé serait alors réduit du revenu que Mme Haj Khalil a gagné au cabinet d’experts‑comptables de Windsor au cours de la période indiquée.
[350] Le résultat de la demande présentée par le procureur général conformément à l’article 38.04 [édicté par L.C. 2001, ch. 41, art. 43, 141] de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C‑5, n’a aucun effet sur l’une quelconque de mes conclusions en la matière. L’avocate a refusé, à juste titre, de présenter d’autres arguments concernant l’ordonnance que j’ai rendue le 11 septembre 2007 dans l’affaire Procureur général c. Nawal Haj Khalil et al., numéro du greffe DES‑01‑07.
8. Les dépens
[351] Les deux parties à la présente instance ont partiellement obtenu gain de cause, mais la défenderesse l’emporte sur la plupart des points soulevés. Les avocats sont encouragés à régler de gré à gré la question des dépens. La défenderesse doit se rappeler que Mme Haj Khalil bénéficie d’une aide juridique. Si les parties ne parviennent pas à s’entendre sur la question des dépens, leurs avocats devront signifier et déposer des prétentions écrites, ne dépassant pas cinq pages à double interligne, dans un délai de 35 jours après la date du jugement. Les réponses auxdites prétentions devront être signifiées et déposées dans un délai de 10 jours après la signification des premières prétentions, ou dans un délai de 45 jours après la date du jugement, au choix des avocats. Je reste saisie de la présente affaire pour ce qui concerne le calcul des dépens.
LA COUR ORDONNE que l’action soit rejetée et que la question des dépens soit remise à plus tard.
2. Chacun a les libertés fondamentales suivantes :
[. . .]
b) liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication;
[. . .]
d) liberté d’association.
[. . .]
7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.
[. . .]
15. (1) La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.
[. . .]
24. (1) Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s’adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.
52. (1) La Constitution du Canada est la loi suprême du Canada; elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit.
3. En matière de responsabilité, l’État est assimilé à une personne pour :
a) dans la province de Québec :
(i) le dommage causé par la faute de ses préposés,
(ii) le dommage causé par le fait des biens qu’il a sous sa garde ou dont il est propriétaire ou par sa faute à l’un ou l’autre de ces titres;
b) dans les autres provinces :
(i) les délits civils commis par ses préposés,
(ii) les manquements aux obligations liées à la propriété, à l’occupation, à la possession ou à la garde de biens.
[. . .]
10. L’État ne peut être poursuivi, sur le fondement des sous‑alinéas 3a)(i) ou b)(i), pour les actes ou omissions de ses préposés que lorsqu’il y a lieu en l’occurrence, compte non tenu de la présente loi, à une action en responsabilité contre leur auteur, ses représentants personnels ou sa succession.
18. (1) Sous réserve de l’article 28, la Cour fédérale a compétence exclusive, en première instance, pour :
a) décerner une injonction, un bref de certiorari, de mandamus, de prohibition ou de quo warranto, ou pour rendre un jugement déclaratoire contre tout office fédéral;
b) connaître de toute demande de réparation de la nature visée par l’alinéa a), et notamment de toute procédure engagée contre le procureur général du Canada afin d’obtenir réparation de la part d’un office fédéral.
[. . .]
(3) Les recours prévus aux paragraphes (1) ou (2) sont exercés par présentation d’une demande de contrôle judiciaire.
18.1 (1) Une demande de contrôle judiciaire peut être présentée par le procureur général du Canada ou par quiconque est directement touché par l’objet de la demande.
[. . .]
(3) Sur présentation d’une demande de contrôle judiciaire, la Cour fédérale peut :
a) ordonner à l’office fédéral en cause d’accomplir tout acte qu’il a illégalement omis ou refusé d’accomplir ou dont il a retardé l’exécution de manière déraisonnable;
b) déclarer nul ou illégal, ou annuler, ou infirmer et renvoyer pour jugement conformément aux instructions qu’elle estime appropriées, ou prohiber ou encore restreindre toute décision, ordonnance, procédure ou tout autre acte de l’office fédéral.
369. (1) Le requérant peut, dans l’avis de requête, demander que la décision à l’égard de la requête soit prise uniquement sur la base de ses prétentions écrites.
(2) L’intimé signifie et dépose son dossier de réponse dans les 10 jours suivant la signification visée à la règle 364 et, s’il demande l’audition de la requête, inclut une mention à cet effet, accompagnée des raisons justifiant l’audition, dans ses prétentions écrites ou son mémoire des faits et du droit.
(3) Le requérant peut signifier et déposer des prétentions écrites en réponse au dossier de réponse dans les quatre jours après en avoir reçu signification.
(4) Dès le dépôt de la réponse visée au paragraphe (3) ou dès l’expiration du délai prévu à cette fin, la Cour peut statuer sur la requête par écrit ou fixer les date, heure et lieu de l’audition de la requête.
[. . .]
399. [. . .]
(2) La Cour peut, sur requête, annuler ou modifier une ordonnance dans l’un ou l’autre des cas suivants :
a) des faits nouveaux sont survenus ou ont été découverts après que l’ordonnance a été rendue;
19. (1) Les personnes suivantes appartiennent à une catégorie non admissible :
[. . .]
f) celles dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elles :
[. . .]
(iii) soit sont ou ont été membres d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle se livre ou s’est livrée :
[. . .]
(B) soit à des actes de terrorisme,
3. (1) En matière d’immigration, la présente loi a pour objet :
a) de permettre au Canada de retirer de l’immigration le maximum d’avantages sociaux, culturels et économiques;
b) d’enrichir et de renforcer le tissu social et culturel du Canada dans le respect de son caractère fédéral, bilingue et multiculturel;
b.1) de favoriser le développement des collectivités de langues officielles minoritaires au Canada;
c) de favoriser le développement économique et la prospérité du Canada et de faire en sorte que toutes les régions puissent bénéficier des avantages économiques découlant de l’immigration;
d) de veiller à la réunification des familles au Canada;
e) de promouvoir l’intégration des résidents permanents au Canada, compte tenu du fait que cette intégration suppose des obligations pour les nouveaux arrivants et pour la société canadienne;
f) d’atteindre, par la prise de normes uniformes et l’application d’un traitement efficace, les objectifs fixés pour l’immigration par le gouvernement fédéral après consultation des provinces;
g) de faciliter l’entrée des visiteurs, étudiants et travailleurs temporaires qui viennent au Canada dans le cadre d’activités commerciales, touristiques, culturelles, éducatives, scientifiques ou autres, ou pour favoriser la bonne entente à l’échelle internationale;
h) de protéger la santé des Canadiens et de garantir leur sécurité;
i) de promouvoir, à l’échelle internationale, la justice et la sécurité par le respect des droits de la personne et l’interdiction de territoire aux personnes qui sont des criminels ou constituent un danger pour la sécurité;
j) de veiller, de concert avec les provinces, à aider les résidents permanents à mieux faire reconnaître leurs titres de compétence et à s’intégrer plus rapidement à la société.
(2) S’agissant des réfugiés, la présente loi a pour objet :
a) de reconnaître que le programme pour les réfugiés vise avant tout à sauver des vies et à protéger les personnes de la persécution;
b) de remplir les obligations en droit international du Canada relatives aux réfugiés et aux personnes déplacées et d’affirmer la volonté du Canada de participer aux efforts de la communauté internationale pour venir en aide aux personnes qui doivent se réinstaller;
c) de faire bénéficier ceux qui fuient la persécution d’une procédure équitable reflétant les idéaux humanitaires du Canada;
d) d’offrir l’asile à ceux qui craignent avec raison d’être persécutés du fait de leur race, leur religion, leur nationalité, leurs opinions politiques, leur appartenance à un groupe social en particulier, ainsi qu’à ceux qui risquent la torture ou des traitements ou peines cruels et inusités;
e) de mettre en place une procédure équitable et efficace qui soit respectueuse, d’une part, de l’intégrité du processus canadien d’asile et, d’autre part, des droits et des libertés fondamentales reconnus à tout être humain;
f) d’encourager l’autonomie et le bien‑être socioéconomique des réfugiés en facilitant la réunification de leurs familles au Canada;
g) de protéger la santé des Canadiens et de garantir leur sécurité;
h) de promouvoir, à l’échelle internationale, la sécurité et la justice par l’interdiction du territoire aux personnes et demandeurs d’asile qui sont de grands criminels ou constituent un danger pour la sécurité.
(3) L’interprétation et la mise en œuvre de la présente loi doivent avoir pour effet :
a) de promouvoir les intérêts du Canada sur les plans intérieur et international;
[. . .]
4. [. . .]
(2) Le ministre, au sens de l’article 2 de la Loi sur l’Agence des services frontaliers du Canada, est chargé de l’application de la présente loi relativement :
a) au contrôle des personnes aux points d’entrée;
b) aux mesures d’exécution de la présente loi, notamment en matière d’arrestation, de détention et de renvoi;
c) à l’établissement des orientations en matière d’exécution de la présente loi et d’interdiction de territoire pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux ou pour activités de criminalité organisée;
d) à la prise des décisions au titre des paragraphes 34(2), 35(2) ou 37(2).
[. . .]
21. [. . .]
(2) Sous réserve d’un accord fédéro‑provincial visé au paragraphe 9(1), devient résident permanent la personne à laquelle la qualité de réfugié ou celle de personne à protéger a été reconnue en dernier ressort par la Commission ou celle dont la demande de protection a été acceptée par le ministre — sauf dans le cas d’une personne visée au paragraphe 112(3) ou qui fait partie d’une catégorie réglementaire — dont l’agent constate qu’elle a présenté sa demande en conformité avec les règlements et qu’elle n’est pas interdite de territoire pour l’un des motifs visés aux articles 34 ou 35, au paragraphe 36(1) ou aux articles 37 ou 38.
[. . .]
34. (1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants :
[. . .]
c) se livrer au terrorisme;
f) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte visé aux alinéas a), b) ou c).
(2) Ces faits n’emportent pas interdiction de territoire pour le résident permanent ou l’étranger qui convainc le ministre que sa présence au Canada ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national.
35. (1) Emportent interdiction de territoire pour atteinte aux droits humains ou internationaux les faits suivants :
a) commettre, hors du Canada, une des infractions visées aux articles 4 à 7 de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre;
b) occuper un poste de rang supérieur — au sens du règlement — au sein d’un gouvernement qui, de l’avis du ministre, se livre ou s’est livré au terrorisme, à des violations graves ou répétées des droits de la personne ou commet ou a commis un génocide, un crime contre l’humanité ou un crime de guerre au sens des paragraphes 6(3) à (5) de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre;
c) être, sauf s’agissant du résident permanent, une personne dont l’entrée ou le séjour au Canada est limité au titre d’une décision, d’une résolution ou d’une mesure d’une organisation internationale d’États ou une association d’États dont le Canada est membre et qui impose des sanctions à l’égard d’un pays contre lequel le Canada a imposé — ou s’est engagé à imposer — des sanctions de concert avec cette organisation ou association.
(2) Les faits visés aux alinéas (1)b) et c) n’emportent pas interdiction de territoire pour le résident permanent ou l’étranger qui convainc le ministre que sa présence au Canada ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national.
[. . .]
44. (1) S’il estime que le résident permanent ou l’étranger qui se trouve au Canada est interdit de territoire, l’agent peut établir un rapport circonstancié, qu’il transmet au ministre.
(2) S’il estime le rapport bien fondé, le ministre peut déférer l’affaire à la Section de l’immigration pour enquête, sauf s’il s’agit d’un résident permanent interdit de territoire pour le seul motif qu’il n’a pas respecté l’obligation de résidence ou, dans les circonstances visées par les règlements, d’un étranger; il peut alors prendre une mesure de renvoi.
[. . .]
72. (1) Le contrôle judiciaire par la Cour fédérale de toute mesure — décision, ordonnance, question ou affaire — prise dans le cadre de la présente loi est subordonné au dépôt d’une demande d’autorisation.
[. . .]
74. Les règles suivantes s’appliquent à la demande de contrôle judiciaire :
[. . .]
d) le jugement consécutif au contrôle judiciaire n’est susceptible d’appel en Cour d’appel fédérale que si le juge certifie que l’affaire soulève une question grave de portée générale et énonce celle‑ci.
[. . .]
95. [. . .]
(2) Est appelée personne protégée la personne à qui l’asile est conféré et dont la demande n’est pas ensuite réputée rejetée au titre des paragraphes 108(3), 109(3) ou 114(4).
[. . .]
115. (1) Ne peut être renvoyée dans un pays où elle risque la persécution du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques, la torture ou des traitements ou peines cruels et inusités, la personne protégée ou la personne dont il est statué que la qualité de réfugié lui a été reconnue par un autre pays vers lequel elle peut être renvoyée.
(2) Le paragraphe (1) ne s’applique pas à l’interdit de territoire :
a) pour grande criminalité qui, selon le ministre, constitue un danger pour le public au Canada;
b) pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux ou criminalité organisée si, selon le ministre, il ne devrait pas être présent au Canada en raison soit de la nature et de la gravité de ses actes passés, soit du danger qu’il constitue pour la sécurité du Canada.
(3) Une personne ne peut, après prononcé d’irrecevabilité au titre de l’alinéa 101(1)e), être renvoyée que vers le pays d’où elle est arrivée au Canada sauf si le pays vers lequel elle sera renvoyée a été désigné au titre du paragraphe 102(1) ou que sa demande d’asile a été rejetée dans le pays d’où elle est arrivée au Canada.
(4) Nul ne peut être arbitrairement privé du droit d’entrer dans son propre pays.