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[2001] 3 C.F. 605

A-838-99

2001 CAF 97

Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (appelant)

c.

Victor Antonio Reyes Ahumada (intimé)

Répertorié : Ahumada c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (C.A.)

Court d’appel, juges Noël, Evans et Sharlow, J.C.A. —Vancouver, 9 février; Ottawa, 2 avril 2001.

Droit administratif — Contrôle judiciaire — Certiorari — Appel d’une décision accueillant la demande de contrôle judiciaire du rejet d’une revendication du statut de réfugié au motif qu’il existait une crainte raisonnable de partialité — Une membre de la formation de la SSR qui a rejeté la revendication du statut de réfugié était en congé autorisé temporaire d’un poste d’agente des appels de la Direction générale de l’exécution de la Loi de Citoyenneté et Immigration — Le critère d’appréciation de la partialité d’un tribunal juridictionnel indépendant consiste à se demander si une personne raisonnable qui serait raisonnablement au courant des faits et qui étudierait la question en profondeur de façon réaliste et pratique croirait qu’il est probable que le tribunal rendrait une décision entachée de partialité — Bien que l’identité de la « personne raisonnable » ne se confonde pas avec la partie perdante, la Cour ne doit pas perdre de vue la perspective du demandeur débouté du statut de réfugié — Le rôle du ministre dans le processus de détermination du statut de réfugié est tel que la jurisprudence statuant qu’un lien employeur-employé entre un membre du tribunal et une partie peut donner naissance à une crainte raisonnable de partialité est en principe pertinente — Un observateur bien renseigné et raisonnable croirait qu’il existe une possibilité réelle que la membre de la Commission ait pu être influencée par la façon dont sa décision pourrait être perçue au sein de la Direction générale de l’exécution de la Loi et par ses conséquences sur sa carrière — La preuve qu’un décideur a indûment fait intervenir son point de vue ne constitue pas une condition générale à laquelle il faut satisfaire pour établir la crainte raisonnable de partialité — Cette conclusion n’annihilera pas la capacité de la Commission de s’acquitter des fonctions que lui attribue la loi.

Citoyenneté et Immigration — Contrôle judiciaire — Appel d’une décision accueillant la demande de contrôle judiciaire du rejet d’une revendication du statut de réfugié au motif qu’il existait une crainte raisonnable de partialité — Une membre de la formation de la SSR qui a rejeté la revendication était en congé autorisé temporaire d’un poste d’agente des appels de la Direction générale de l’exécution de la loi de CIC — Compte tenu du rôle du ministre dans le processus de détermination du statut de réfugié (repérer et contester les revendications qui, à son avis ne devraient pas être accueillies), la jurisprudence statuant qu’un lien employeur-employé entre le membre du tribunal et une partie peut donner naissance à une crainte raisonnable de partialité est en principe pertinente — La jurisprudence invoquée par le ministre a été distinguée, mise en doute — La Loi sur l’immigration attribue des fonctions juridictionnelles à un tribunal indépendant de l’organisme responsable de l’exécution de la loi pour éviter que les revendications soient tranchées dans une perspective d’exécution de la loi — Un observateur bien renseigné et raisonnable croirait qu’il existe une possibilité réelle que la membre de la SSR ait été influencée par la façon dont sa décision pourrait être perçue au sein de la Direction générale de l’exécution de la Loi et par ses conséquences sur sa carrière — Cette conclusion n’annihilera pas la capacité de la Commission de s’acquitter des fonctions que lui attribue la loi — Il n’est pas déraisonnable d’exiger qu’au moment de leur nomination à la SSR, ceux qui sont liés étroitement à la mission de la CIC de veiller à l’exécution de la Loi renoncent à leur emploi.

Il s’agissait d’un appel de la décision par laquelle le juge des requêtes a accueilli la demande de contrôle judiciaire de l’intimé. Le juge Rouleau a certifié la question qui suit aux fins d’un appel : Le fait qu’une membre de la section du statut de réfugié (SSR) de la Commission de l’immigration et de statut de réfugié soit un fonctionnaire en congé autorisé occupant le poste d’agent d’immigration à la Direction générale de l’exécution de la Loi de CIC crée-t-il une crainte raisonnable de partialité? Une membre de la formation de la SSR qui a rejeté la revendication du statut de réfugié de l’intimé était en congé autorisé temporaire de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC), où elle avait travaillé en qualité d’agente des appels au sein de la Direction générale de l’exécution de la Loi avant d’être nommée à la Commission. La Loi sur l’immigration exige que le ministre soit avisé de toutes les audiences devant la SSR et l’autorise à se faire représenter à toute étape d’une affaire, avant que la SSR rende sa décision, afin de présenter des éléments de preuve favorables ou défavorables au demandeur du statut. Règle générale, ce sont les fonctionnaires du ministre, agissant en son nom, qui décident d’intervenir, sur l’avis des agents des appels. Le juge Rouleau a conclu qu’il existait une crainte raisonnable de partialité.

Arrêt : l’appel est rejeté.

Comme le dossier ne révèle pas l’étendue des fonctions exécutées par un agent d’immigration à la Direction générale de l’exécution de la Loi, si ce n’est le fait d’agir en qualité d’agent des appels, la question en appel se limitait à savoir si la personne en congé autorisé de son poste d’agent des appels à la Direction générale de l’exécution de la Loi de CIC est de ce fait, pour cause de partialité, inhabile à siéger en qualité de membre de la SSR.

Le critère d’appréciation de la partialité d’un tribunal juridictionnel indépendant comme la SSR consiste à se demander si une personne raisonnable, qui serait raisonnablement au courant des faits et qui étudierait la question en profondeur de façon réaliste et pratique croirait qu’il est probable que le tribunal rendra une décision entachée de partialité. Il faut établir le contenu exact de la norme d’impartialité en tenant compte de la totalité du contexte décisionnel auquel s’applique cette obligation. La composition des commissions peut et, dans bien des cas, devrait refléter tous les éléments de la société et ne doit donc pas être considérée comme encline à la partialité. L’identité de la personne raisonnable dont l’opinion détermine s’il y a partialité ne se confond pas avec la partie perdante à l’issue du processus. Toutefois, la cour siégeant en révision qui se construit une image virtuelle de la personne raisonnable ne doit pas totalement perdre de vue la perspective du demandeur débouté du statut de réfugié. On fait parfois remarquer que la personne la plus importante dans la salle d’audience est la partie qui vient tout juste de perdre une cause. Malgré l’amertume du perdant, l’exigence prédominante est que la conclusion ait été, et ait paru être, tirée de façon impartiale dans le cadre d’une procédure équitable.

Toute crainte éventuelle de partialité reposerait sur le fait que la membre de la formation pourrait s’imaginer qu’elle serait récompensée ou punie, lorsqu’elle réintégrerait ses fonctions à CIC, selon que ses décisions sont conformes ou non aux vues de CIC. Le ministre a soutenu que la plupart des revendications du statut de réfugié sont tranchées sur la base d’un processus qui n’est pas contradictoire, de sorte que la jurisprudence établissant qu’une personne est inhabile à trancher un litige en raison de son lien avec une partie était inapplicable. Le fait que le ministre n’était pas partie à la revendication de l’appelant n’était toutefois pas déterminant. Même si le ministre n’est techniquement pas partie aux audiences auxquelles il choisit de ne pas participer, il attend toujours en coulisses, prêt à s’opposer à une revendication qui soulève des questions qui touchent suffisamment l’intérêt public ou revêtent assez d’importance pour justifier que le ministre intervienne. Le rôle du ministre dans le processus de détermination du statut de réfugié vise principalement à repérer et à contester les revendications qui, de l’avis du ministre ou de ses fonctionnaires, ne devraient pas être accueillies. Par conséquent, la jurisprudence statuant qu’un lien employeur-employé entre un membre d’un tribunal juridictionnel et une partie peut donner naissance à une crainte de partialité était en principe pertinente. L’hypothèse selon laquelle un employé de CIC ne pourrait être inhabile à siéger au sein d’une formation de la SSR que dans les cas où le ministre intervient permettrait au ministre d’exclure l’employé en se prévalant de son pouvoir d’intervenir. La possibilité pour le ministre d’influencer ainsi la composition de la formation porterait atteinte à l’indépendance de la SSR face à CIC et cette atteinte serait incompatible avec l’esprit de la Loi.

Le ministre a invoqué l’arrêt Mohammad c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), mais n’y a pas trouvé grand appui parce que cette affaire fondée sur la Charte portait sur la validité constitutionnelle de la législation. Les tribunaux abordent avec une plus grande retenue une question qui met en doute une législation approuvée par le Parlement que la question de savoir si la participation d’une personne à un tribunal soulève une crainte raisonnable de partialité, qui se limite à l’application des principes bien établis régissant l’obligation d’équité prévue par la common law. De plus, la législation en vigueur au moment où a été tranchée l’affaire Mohammad différait de manière significative de l’actuelle Loi sur l’immigration. Comme l’arrêt Mohammad est antérieur aux causes dans lesquelles des dispositions légales concernant le pouvoir juridictionnel d’un organisme administratif ont été contestées devant la Cour suprême du Canada au motif qu’elles ne garantissaient pas l’indépendance et l’impartialité institutionnelles, il n’était pas certain que la Cour rendrait maintenant la même décision.

L’argument invoqué portait que les fonctionnaires responsables de l’exécution de la loi sont enclins à envisager une affaire sous l’angle de l’exécution de la loi. C’est précisément pour éviter que les revendications soient tranchées dans une perspective d’exécution de la loi que la Loi sur l’immigration attribue des fonctions juridictionnelles à un tribunal qui est indépendant de l’organisme responsable de l’exécution de la loi. En l’absence de précédent déterminant, il fallait évaluer la situation factuelle en entier pour déterminer si le lien entre la membre de la formation et CIC suscitait une crainte raisonnable de partialité. En sa qualité d’agente des appels bénéficiant d’un congé temporaire de la direction générale de CIC qui conseille le ministre sur l’opportunité d’intervenir dans un cas donné et qui représente le ministre lorsque celui-ci intervient, la membre de la formation pourrait très bien se préoccuper de la façon dont ses collègues pourraient vraisemblablement percevoir ses décisions en qualité de membre de la SSR et de l’effet éventuel de ses décisions sur sa carrière à son retour à CIC, plus particulièrement dans les cas qui soulevaient des questions de droit ou de fait qui ne sont pas propres à une instance en particulier et sur lesquelles les fonctionnaires de la Direction générale de l’exécution de la Loi avaient une opinion. Un observateur bien renseigné et raisonnable croirait qu’il existe une possibilité réelle que la membre de la formation ait pu être influencée par la façon dont sa décision pourrait être perçue au sein de la Direction générale de l’exécution de la Loi et par les conséquences que cette décision risquait d’entraîner pour elle à son retour. Le serment professionnel prêté par les membres de la Commission ne suffirait pas à convaincre une personne raisonnable du contraire. Les employés se trouvent dans une situation de vulnérabilité suffisante pour qu’une personne raisonnable puisse penser que leurs décisions risquent d’être influencées par des considérations externes liées à leur statut d’employé.

Bien que dans certaines affaires comportant des allégations de « partialité dans l’état d’esprit », la partie qui allègue la partialité puisse être tenue d’établir qu’un décideur a indûment fait intervenir son point de vue dans son jugement, il ne s’agit pas d’une condition générale à laquelle il faut satisfaire pour prouver une crainte raisonnable de partialité.

Enfin, la conclusion que les employés de CIC qui occupent un poste d’agent des appels sont inhabiles à siéger à la Commission n’annihilera pas la capacité de la Commission de s’acquitter des fonctions que lui attribue la Loi. Il n’est pas déraisonnable d’exiger qu’au moment de leur nomination, ceux qui sont liés étroitement à la mission de CIC de veiller à l’exécution de la Loi renoncent à leur emploi.

LOIS ET RÈGLEMENTS

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 7.

Loi sur l’accès à l’information, L.R.C. (1985), ch. A-1.

Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2, art. 61(1) (mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 50), 69.1(3) (édicté par L.R.C. (1985), (4e suppl.), ch. 28, art. 18; L.C. 1992, ch. 49, art. 60), (5)a)(ii) (édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 18; L.C. 1992, ch. 49, art. 60), 83(1) (mod., idem, art. 73).

JURISPRUDENCE

DÉCISIONS APPLIQUÉES :

Committee for Justice and Liberty et autres c. Office national de l’énergie et autres, [1978] 1 R.C.S. 369; (1976), 68 D.L.R. (3d) 716; 9 N.R. 115; Newfoundland Telephone Co. c. Terre-Neuve (Board of Commissioners of Public Utilities), [1992] 1 R.C.S. 623; (1992), 95 Nfld. & P.E.I.R. 271; 4 Admin. L.R. (2d) 121; 134 N.R. 241; Ellis-Don Ltd. c. Ontario (Commission des relations de travail) (2001), 194 D.L.R. (4th) 385; 265 N.R. 2 (C.S.C.); Bethany Care Centre v. United Nurses of Alberta, Local 91 (1983), 50 A.R. 250; 5 D.L.R. (4th) 54; 29 Alta. L.R. (2d) 3; 6 Admin. L.R. 80; 84 CLLC 14,032 (C.A.).

DÉCISION EXAMINÉE :

Mohammad c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 2 C.F. 363 (1988), 55 D.L.R. (4th) 321; 91 N.R. 121 (C.A.).

DISTINCTION FAITE D’AVEC :

Sethi c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1988] 2 C.F. 552 (1988), 52 D.L.R. (4th) 681; 31 Admin. L.R. 123; 22 F.T.R. 80; 87 N.R. 389 (C.A.); R. c. S. (R.D.), [1997] 3 R.C.S. 484; (1997), 161 N.S.R. (2d) 241; 151 D.L.R. (4th) 193; 1 Admin. L.R. (3d) 74; 118 C.C.C. (3d) 353; 10 C.R. (5th) 1; 218 N.R. 1.

DÉCISIONS CITÉES :

Canadien Pacifique Ltée c. Bande indienne de Matsqui, [1995] 1 R.C.S. 3; (1995), 122 D.L.R. (4th) 129; 26 Admin. L.R. (2d) 1; [1995] 2 C.N.L.R. 92; 177 N.R. 325; 2747-3174 Québec Inc. c. Québec (Régie des permis d’alcool), [1996] 3 R.C.S. 919; (1996), 140 D.L.R. (4th) 577; 42 Admin. L.R. (2d) 1; 205 N.R. 1.

DOCTRINE

Citoyenneté et Immigration Canada. Guide de l’immigration : Exécution de la Loi et Contrôle (EC). « Rôle du ministre aux audiences de la SSR », partie 17, Chapitre EC 5 : Appels (SAI) et audiences relatives à la détermination du statut de réfugié (SSR).

APPEL de la décision du juge des requêtes accueillant la demande de contrôle judiciaire de l’intimé ([1999] A.C.F. no 1851 (1re inst.) (QL) au motif qu’il existait une crainte raisonnable de partialité du fait qu’une membre de la section du statut de réfugié qui a rejeté la revendication de l’appelant était une employée en congé autorisé temporaire occupant le poste d’agente des appels à la Direction générale de l’exécution de la Loi de Citoyenneté et Immigration. Appel rejeté.

ONT COMPARU :

Kevin Lunney pour l’appelant.

Karen O’Connor Coulter pour l’intimé.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Le sous-procureur général du Canada pour l’appelant.

Karen O’Connor Coulter, Vancouver, pour l’intimé.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par

Le juge Evans, J.C.A. :

A.        INTRODUCTION

[1]        Victor Antonio Reyes Ahumada a revendiqué le statut de réfugié au Canada en 1996, mais la section du statut de réfugié de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la SSR) a rejeté sa demande.

[2]        Kim Workun était l’un des deux membres de la formation de la SSR qui a tranché la revendication de M. Reyes. Elle est une employée de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC), où elle a travaillé en qualité d’agente des appels à la Direction générale de l’exécution de la Loi avant d’être nommée à la Commission. Depuis sa nomination, elle bénéficie d’un congé autorisé temporaire du CIC.

[3]        La question à trancher dans l’appel est de savoir si le fait que Mme Workun demeure une employée de CIC suscite une crainte raisonnable de partialité qui justifie que la Cour annule le rejet de la revendication du statut de réfugié de M. Reyes par la SSR.

[4]        Le juge Rouleau a accueilli la demande de contrôle judiciaire de M. Reyes ([1999] A.C.F. no 1851 (1re inst.) (QL)), annulé la décision de la SSR et renvoyé l’affaire à un tribunal différemment constitué en affirmant (au paragraphe 11) :

L’une des fonctions d’un agent des appels consiste à représenter le ministère dans les instances quasi judiciaires qui se déroulent devant la Section du statut de réfugié, notamment dans le cadre de l’audition des revendications du statut de réfugié. Même si elle a obtenu un congé [autorisé], Mme Workun conserve sa qualité de fonctionnaire tout en siégeant comme membre du tribunal même devant lequel elle comparaît au nom du ministère. Je suis d’avis que ces faits sont susceptibles d’inciter une personne raisonnable à entretenir de sérieux doutes sur l’impartialité du décideur et du processus décisionnel.

[5]        Il a certifié la question suivante aux fins d’un appel en vertu du paragraphe 83(1) de la Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2 [mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 73] :

Le fait qu’un membre de la Section du statut de réfugié de la Commission de l’immigration et de statut de réfugié soit un fonctionnaire en congé [autorisé] occupant le poste d’agent d’immigration à la Direction générale de l’exécution de la Loi du ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration crée-t-il une crainte raisonnable de partialité?

Le ministre a interjeté appel devant notre Cour en soutenant que le juge Rouleau a commis une erreur de droit en concluant que les faits de l’espèce suscitaient une crainte raisonnable de partialité.

B.        LE CONTEXTE

[6]        Après le premier jour de l’audience portant sur la revendication de M. Reyes, l’avocat a appris que Mme Workun était une employée de CIC. À la reprise de l’audience, il a présenté une requête demandant à Mme Workun de se récuser au motif que son statut d’employée suscitait une crainte raisonnable qu’elle ne tranche pas la revendication de M. Reyes de façon impartiale. Dans une décision motivée, Mme Workun a conclu que les faits de l’espèce ne créaient pas de crainte raisonnable de partialité, elle a rejeté la requête et elle a refusé de se retirer.

[7]        Le dossier factuel fondant l’allégation de partialité comporte assez peu de renseignements. Il n’est pas contesté que Mme Workun est une employée de CIC qui a travaillé à Vancouver en qualité d’agente des appels et qu’elle a obtenu un congé autorisé au moment de sa nomination à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié en qualité de membre de la SSR en poste à Vancouver.

[8]        En l’absence d’une preuve plus étoffée sur la nature des rapports contractuels entre Mme Workun et CIC, je suppose seulement que Mme Workun, à titre d’employée bénéficiant d’un congé autorisé temporaire, n’exécute plus ses fonctions à CIC, mais qu’elle a le droit de réintégrer son poste antérieur d’agente des appels à l’expiration de son mandat à la Commission.

[9]        Le dossier demeure toutefois vague à deux égards importants. Premièrement, il ne comporte pas beaucoup de précisions sur le lien qui subsiste entre Mme Workun et CIC. En sa qualité de président du comité du droit des réfugiés, section du droit de l’immigration, Division de la Colombie-Britannique de l’Association du Barreau canadien, Alistair Boulton a tenté d’obtenir plus d’information sur le statut exact d’employée de Mme Workun en s’adressant à CIC et à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, ainsi qu’en présentant une demande sous le régime de la Loi sur l’accès à l’information, L.R.C. (1985), ch. A-1.

[10]      Ces démarches n’ont pas donné beaucoup de résultats. On lui a confirmé que Mme Workun est une employée de CIC, mais CIC a affirmé que tout renseignement additionnel était de nature personnelle et ne serait divulgué qu’avec le consentement de Mme Workun. Le dossier ne révèle pas si, dans le cadre des recours exercés par M. Reyes, on a demandé à Mme Workun de fournir des renseignements sur son statut exact à CIC. Il est toutefois raisonnable de déduire du dossier qu’elle a eu amplement l’occasion, au cours de l’instance, de révéler la nature précise de son statut d’employée et qu’elle a choisi de s’en abstenir.

[11]      Par conséquent, on ne sait pas avec certitude si, par exemple, elle avait le droit de continuer à cotiser au régime de pension ou de recevoir d’autres avantages reliés à son emploi pendant son congé autorisé, ni si une personne décrite comme bénéficiant d’un congé autorisé temporaire pendant qu’elle siège à un tribunal administratif fédéral continue de recevoir son traitement. Je m’attendrais à ce qu’elle ne le reçoive pas, mais le dossier ne révèle pas qu’elle bénéficie d’un congé autorisé temporaire non rémunéré.

[12]      Le deuxième point obscur du dossier est pertinent relativement à la question certifiée. À partir des observations des avocats, le juge Rouleau a défini la question comme consistant à se demander si le fait qu’un membre de la SSR soit en congé autorisé de son poste d’agent d’immigration à la Direction générale de l’exécution de la Loi de Citoyenneté et Immigration Canada crée une crainte raisonnable de partialité.

[13]      Le dossier ne révèle cependant pas quelle est l’étendue des fonctions exécutées par un agent d’immigration à la Direction générale de l’exécution de la Loi de CIC, si ce n’est le fait d’agir en qualité d’agent des appels, soit le poste qu’occupait Mme Workun. Les tâches accomplies par les agents des appels consistent notamment à donner leur avis sur la question de savoir si le ministre devrait intervenir dans une instance devant la SSR et à représenter le ministre à l’audience lorsque celui-ci comparaît.

[14]      Compte tenu de l’incertitude quant aux postes visés par la question certifiée, telle qu’elle est énoncée, je préférerais trancher l’appel sur la base plus étroite des faits propres à l’espèce. Je limiterais donc la question à celle de savoir si une personne en congé autorisé de son poste d’agent des appels à la Direction générale de l’exécution de la Loi de Citoyenneté et Immigration Canada est de ce fait, pour cause de partialité, inhabile à siéger en qualité de membre de la SSR.

[15]      Un autre aspect important du contexte factuel de l’affaire tient au rôle que joue le ministre dans le processus de reconnaissance du statut de réfugié. La plupart des audiences de la SSR ne sont pas de nature contradictoire, en ce sens que le ministre ne comparaît habituellement pas en qualité de partie. L’un des éléments importants de la structure procédurale du système actuel d’examen des revendications consiste à prévoir clairement que le ministre n’a généralement pas intérêt à s’opposer aux revendications du statut de réfugié, prises individuellement. Un employé de la Commission, appelé agent chargé de la revendication, présente la preuve aux audiences et interroge les demandeurs du statut de réfugié au nom de la SSR pour vérifier le fondement factuel de leurs revendications.

[16]      La Loi sur l’immigration exige néanmoins que le ministre soit avisé de toutes les audiences devant la SSR (paragraphe 69.1(3) [édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 18; L.C. 1992, ch. 49, art. 60]) et autorise le ministre à se faire représenter à toute étape d’une affaire, avant que la SSR rende sa décision, afin de présenter des éléments de preuve favorables ou défavorables au demandeur du statut (sous-alinéa 69.1(5)a)(ii) [édicté par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 18; L.C. 1992, ch. 49, art. 60]). Cette disposition prévoit aussi que le ministre peut, avec le consentement de la formation de la SSR, interroger le demandeur du statut et tout témoin, ainsi que présenter des observations; aucun consentement n’est toutefois nécessaire dans les cas où, de l’avis du ministre, la revendication met en cause une exclusion prévue par la Convention ou la perte du statut de réfugié.

[17]      Règle générale, ce n’est évidemment pas le ministre lui-même qui décide d’intervenir, mais ses fonctionnaires agissant en son nom, sur l’avis des agents des appels. La partie 17, « Rôle du ministre aux audiences de la SSR », du chapitre EC 5 : Appels (SAI) et audiences relatives à la détermination du Status de réfugié (SSR) de la composante Exécution de la Loi et Contrôle (EC) du Guide de l’immigration, publié par CIC pour orienter les fonctionnaires et le public, explique ce processus. Le paragraphe 17.4 donne des exemples de cas justifiant que le ministre intervienne, dont les cas visés par les clauses d’exclusion de la Convention, les cas soulevant de graves questions en matière de criminalité, les cas susceptibles d’avoir une incidence sur les rapports du Canada avec d’autres pays et les cas susceptibles d’attirer l’attention des médias en raison de leur nature controversée.

[18]      Le ministre ne peut décider s’il y a lieu d’intervenir que s’il est au courant des revendications soumises à la SSR et que s’il en surveille la progression. Par conséquent, en plus de recevoir un avis de l’audience, le ministre reçoit aussi une copie du Formulaire de renseignements personnels, un document produit par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié que tous les demandeurs du statut de réfugié doivent remplir en exposant le fondement de leur revendication et en fournissant d’autres renseignements pertinents.

C.        ANALYSE

(i)    La partialité : le critère juridique

[19]      Il est bien établi que le critère d’appréciation de la partialité d’un tribunal juridictionnel indépendant, comme la SSR, consiste à se demander si une personne raisonnable, qui serait raisonnablement au courant des faits et qui étudierait la question en profondeur de façon réaliste et pratique, croirait qu’il est probable que le tribunal rendra une décision entachée de partialité : Committee for Justice and Liberty et autre c. Office national de l’énergie et autres, [1978] 1 R.C.S. 369, aux pages 394 et 395.

[20]      L’avocat a laissé entendre que le juge Rouleau a commis une erreur en formulant ce critère en termes trop sévères, par exemple, lorsqu’il a dit, au paragraphe 9, que « le simple fait qu’on puisse croire » qu’il y a eu manquement à l’obligation d’équité justifie une ordonnance annulant la décision du tribunal. L’avocat n’a toutefois pas fait valoir cet argument avec vigueur dans sa plaidoirie orale et, après avoir lu les motifs du juge Rouleau en entier, j’ai la certitude qu’il a appliqué le critère approprié.

[21]      Trois points peuvent toutefois être invoqués et s’avérer utiles dans ce contexte en ce qui concerne le critère d’appréciation de la partialité. Premièrement, tout comme le contenu des droits de participation commandés par l’obligation d’équité, la norme d’impartialité à laquelle sont assujettis les décideurs varie et, dans une cause donnée, il faut en établir le contenu exact en tenant compte de la totalité du contexte décisionnel auquel s’applique cette obligation : Newfoundland Telephone Co. c. Terre-Neuve (Board of Commissioners of Public Utilities), [1992] 1 R.C.S. 623, aux pages 636 à 639.

[22]      Deuxièmement, le juge Cory a aussi dit, dans l’arrêt Newfoundland Telephone (précité, à la page 635), que la composition des commissions « peut et, dans bien des cas, devrait refléter tous les éléments de la société » et ne doit donc pas être considérée comme encline à la partialité. Il a ajouté (ibid.), parce que cela était pertinent dans cette affaire : « Il n’est pas nécessaire que les commissions soient composées uniquement d’experts ou de bureaucrates.» Je ne crois toutefois pas que cette dernière remarque nous éclaire en l’espèce.

[23]      Troisièmement, l’identité de la personne raisonnable dont l’opinion détermine s’il y a partialité ne se confond pas avec la partie perdante à l’issue du processus. Ainsi, le critère applicable en l’espèce ne consiste pas à se demander si un demandeur du statut de réfugié raisonnable, mais débouté, aurait cru que Mme Workun ferait preuve de partialité parce qu’elle était toujours une employée de CIC.

[24]      Toutefois, la cour siégeant en révision qui se construit une image virtuelle de la personne raisonnable et qui détermine l’étendue de l’information et de la compréhension qui doivent lui être attribuées aux fins du critère d’appréciation de la partialité ne doit pas totalement perdre de vue la perspective du demandeur débouté du statut de réfugié. Car, pour reprendre les propos tenus récemment par le juge Binnie dans Ellis-Don Ltd. c. Ontario (Commission des relations de travail), [2001] 1 R.C.S. 221, au paragraphe 59 :

On fait parfois remarquer que la personne la plus importante dans la salle d’audience est la partie qui vient tout juste de perdre une cause. Malgré l’amertume ou l’incrédulité du perdant face à l’issue de l’affaire, l’exigence prédominante est que la conclusion ait été, et ait paru être, tirée de façon impartiale dans le cadre d’une procédure équitable.

(ii)   La crainte de partialité

[25]      Le juge Rouleau n’a pas précisé en quoi, aux yeux d’une personne raisonnable, il était probable que le statut d’employée de Mme Workun influencerait irrégulièrement les décisions qu’elle rendrait dans les affaires qui lui seraient soumises en sa qualité de membre de la SSR.

[26]      Au cours de sa plaidoirie orale, l’avocat de l’intimé a toutefois semblé convenir que le problème sous-jacent tenait à ce que l’on pourrait soupçonner Mme Workun de façonner ses décisions et ses motifs en fonction de sa conception de ce qui plairait aux hauts fonctionnaires de CIC. En d’autres termes, toute crainte éventuelle de partialité reposerait sur le fait que Mme Workun pourrait s’imaginer qu’elle serait récompensée ou punie, lorsqu’elle réintégrerait ses fonctions à CIC, selon que ses décisions sont conformes ou non aux vues de CIC.

[27]      Évidemment, l’avocat du ministre a nié énergiquement qu’une personne raisonnable bien au courant des faits penserait sérieusement que le lien employeur-employé entre Mme Workun et CIC rendrait sa partialité probable.

(iii)  Le rôle du ministre dans le processus de détermination du statut de réfugié

[28]      La première prétention formulée au nom du ministre dans l’appel portait que la plupart des revendications du statut de réfugié entendues par la SSR, y compris celle qui est à l’origine du présent litige, sont tranchées sur la base d’un processus qui n’est pas de nature contradictoire. Par conséquent, la jurisprudence établissant qu’une personne est inhabile à trancher un litige en raison de son lien avec une partie est tout simplement inapplicable en l’espèce.

[29]      Cet argument ne me convainc pas. Certes, comme dans la plupart des revendications du statut de réfugié, le ministre n’était pas partie à la revendication de l’appelant, mais ce fait n’est pas déterminant. Les catégories de liens et de conduites qui peuvent créer une crainte raisonnable de partialité ne sont jamais arrêtées de façon définitive, mais doivent répondre aux nouvelles situations de fait et aux nouveaux arrangements institutionnels pour garantir en permanence la vitalité des valeurs essentielles sous-jacentes à cet aspect de l’obligation d’équité.

[30]      Comme la Loi et le Guide de l’immigration l’indiquent clairement, le ministre est une partie éventuelle à chaque audience devant la SSR et il peut intervenir à toute étape du processus avant le prononcé de la décision. Pour exercer ses droits de participation, le ministre doit, par l’entremise de ses fonctionnaires, et notamment de ses agents des appels, surveiller attentivement les affaires soumises à la SSR.

[31]      Quant au rôle que joue le ministre lorsqu’il décide d’intervenir, les dispositions du Guide de l’immigration et le fait que les agents des appels appartiennent à la Direction générale de l’exécution de la Loi confirment ce à quoi on pouvait s’attendre. Ainsi, le représentant du ministre comparaît devant la SSR afin de représenter l’intérêt public en s’opposant à une revendication de façon à ce que le demandeur soit maintenu à l’extérieur du Canada. C’est normalement à l’agent chargé des revendications qu’il revient de s’assurer que la SSR prenne connaissance de tous les éléments de preuve favorables que le demandeur ne lui a pas déjà présentés.

[32]      En d’autres termes, même si le ministre n’est techniquement pas partie aux audiences auxquelles il choisit de ne pas participer, il n’est pas étranger au processus, mais attend toujours en coulisses, prêt à s’opposer à une revendication qui soulève des questions qui, de l’avis des fonctionnaires invoquant le Guide de l’immigration, touchent suffisamment l’intérêt public ou revêtent assez d’importance pour justifier que le ministre intervienne afin de s’assurer que la formation de la SSR dispose de tous les éléments requis pour être en mesure de trancher la revendication correctement.

[33]      À mon avis, le rôle que joue le ministre dans le processus de reconnaissance du statut de réfugié vise principalement à repérer et à contester les revendications qui, de l’avis du ministre ou de ses fonctionnaires, ne devraient pas être accueillies. Par conséquent, la jurisprudence statuant qu’un lien employeur-employé entre un membre d’un tribunal juridictionnel et une partie peut donner naissance une crainte de partialité, telle l’affaire Bethany Care Centre v. United Nurses of Alberta, Local 91 (1983), 50 A.R. 250 (C.A.), est en principe pertinente en l’espèce.

[34]      De plus, l’hypothèse selon laquelle un employé de CIC ne pourrait être inhabile à siéger au sein d’une formation de la SSR que dans les cas où le ministre intervient permettrait au ministre d’exclure l’employé en se prévalant de son pouvoir d’intervenir, qu’il peut exercer à toute étape du processus d’audition. Je crois qu’il est clair que la possibilité pour le ministre d’influencer ainsi la composition de la formation porterait atteinte à l’indépendance de la SSR face à CIC et que cette atteinte serait incompatible avec l’esprit de la Loi.

(iv)  Le lien employeur-employé entre le membre et le ministère

[35]      Selon le principal argument de l’avocat de l’appelant, en l’absence de preuve contraire, le fait que Mme Workun soit une employée de CIC, en congé de ses fonctions d’agente des appels, ne suscite pas une crainte raisonnable de partialité, même dans les cas où le ministre se fait représenter à l’audience devant la SSR pour s’opposer à une revendication.

[36]      L’avocat de l’appelant a soutenu que le seul intérêt qu’a le ministre dans l’issue d’une revendication du statut de réfugié consiste à s’assurer qu’elle est tranchée correctement, en fait et en droit. La présence d’un employé de CIC au sein de la formation ne peut donc pas constituer de la partialité, parce qu’il ne plairait pas au ministre que l’employé, en sa qualité de membre de la formation de la SSR, rejette à tort une revendication bien fondée. Il a aussi fait valoir que la Cour doit, pour évaluer le caractère raisonnable d’une crainte de partialité, tenir compte du fait que les membres de la Commission s’engagent, en prêtant leur serment professionnel, à remplir fidèlement leurs fonctions dans la pleine mesure de leurs compétences et à se conformer au code de déontologie auquel ils sont assujettis.

a)    Les précédents

[37]      L’avocat de l’appelant a invoqué, à l’appui de ses prétentions, deux décisions de notre Cour que j’examinerai maintenant.

Mohammad c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration)

[38]      Dans l’affaire Mohammad c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 2 C.F. 363 (C.A.), l’appelant s’appuyait sur l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] pour remettre en question l’indépendance institutionnelle des arbitres en matière d’immigration, avant qu’ils deviennent une section de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. La Cour a statué qu’aucune crainte raisonnable de partialité ne découlait du fait que les arbitres et les agents chargés de présenter les cas qui comparaissaient devant eux au nom du ministre lors des enquêtes en matière d’expulsion étaient les uns et les autres des employés de CIC assujettis, en bout de ligne, à la même hiérarchie de gestionnaires. Le fait que les agents chargés de présenter les cas siégeaient en qualité d’arbitres sur une base ponctuelle ou que les arbitres se soient parfois vu assigner temporairement les fonctions d’agents d’appel de l’immigration ou d’agents des visas intérimaires n’emportait pas non plus leur inhabilité.

[39]      Après avoir décrit soigneusement les structures institutionnelles en place, y compris les tentatives de CIC de séparer de fait les arbitres des agents chargés de présenter les cas, la Cour a tiré la conclusion qui suit, aux pages 398 et 399 :

[…] l’esprit de la loi en ce qui a trait aux arbitres nommés en vertu de la Loi sur l’immigration de 1976 est conforme aux normes énoncées dans Valente [c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 673], à savoir que la perception d’indépendance et d’impartialité du tribunal doit comprendre la perception d’un tribunal jouissant des garanties essentielles d’indépendance judiciaire.

[40]      L’avocat de l’appelant a fait valoir que, si un pareil enchevêtrement des rôles de poursuivant et d’arbitre n’avait pas été invalidé au regard de la Charte dans l’affaire Mohammad, le lien beaucoup plus ténu qui existe en l’espèce entre Mme Workun et CIC ne saurait susciter une crainte raisonnable de partialité.

[41]      J’estime que les prétentions du ministre ne trouvent pas un grand appui dans l’arrêt Mohammad, précité. Premièrement, cette affaire fondée sur la Charte portait sur la validité constitutionnelle de la législation. C’est une tout autre affaire que de conclure que Mme Workun, parce qu’elle demeure une employée de CIC, est inhabile à agir en qualité de membre de la SSR en raison de l’obligation d’impartialité que lui impose la common law. On peut s’attendre que les tribunaux abordent avec une plus grande retenue une question qui met en doute une législation approuvée par le Parlement qu’une question qui se limite, comme en l’espèce, à l’application des principes bien établis régissant l’obligation d’équité prévue par la common law à la participation d’une personne aux délibérations d’un tribunal.

[42]      De plus, si l’arbitre qui avait entendu l’affaire Mohammad avait été inhabile en raison de son manque d’indépendance, tous les autres arbitres l’auraient été. Même si Mme Workun n’est pas la seule membre de la SSR qui est aussi une employée de CIC, personne n’a laissé entendre que son inhabilité aurait, sur la capacité de la SSR de s’acquitter de ses fonctions, une incidence plus grave que des inconvénients temporaires. Certes, si elle est accueillie, la contestation de l’impartialité de Mme Workun l’empêchera non seulement d’entendre la présente espèce, mais toute autre affaire. Toutefois, Mme Workun pourrait toujours mettre fin à son inhabilité pour l’avenir en démissionnant de son poste en qualité d’employée de CIC.

[43]      Deuxièmement, la question de savoir s’il y a eu manquement à l’obligation d’impartialité doit être tranchée dans le contexte de la législation particulière à l’origine de la question en litige. La législation en vigueur au moment où a été tranchée l’affaire Mohammad, précitée, différait de manière significative de l’actuelle Loi sur l’immigration. Notamment, bien que les arbitres soient toujours des fonctionnaires, contrairement aux autres membres de la Commission, ils font maintenant partie de la Commission dont ils forment maintenant la section d’arbitrage. Il en était autrement sous le régime de l’ancienne loi, le Parlement n’ayant alors pas créé de structure institutionnelle distincte qui séparât autant les arbitres du Ministère sur le plan institutionnel.

[44]      La Commission de l’immigration et du statut de réfugié est structurée de façon à fonctionner comme un tribunal administratif jouissant d’une indépendance aussi grande par rapport au Ministère qui en est responsable qu’il est possible de trouver dans notre système actuel de justice administrative. Les membres de la section d’appel et de la SSR sont nommés par le gouverneur en conseil à titre inamovible pour un mandat maximal de sept ans : paragraphe 61(1) [mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 50].

[45]      Compte tenu du contenu variable de l’obligation d’impartialité, la Cour peut très bien avoir permis, dans l’affaire Mohammad, précitée, une bien plus grande dérogation au modèle judiciaire de structure institutionnelle que celle qui conviendrait dans un contexte d’une législation où le décideur contesté est membre d’un tribunal administratif indépendant.

[46]      Troisièmement, l’arrêt Mohammad, précité, est antérieur aux causes dans lesquelles des dispositions légales concernant le pouvoir juridictionnel d’un organisme administratif ont été contestées devant la Cour suprême du Canada au motif qu’elles ne garantissaient pas l’indépendance et l’impartialité institutionnelle : voir, en particulier, Canadien Pacifique Ltée c. Bande indienne de Matsqui, [1995] 1 R.C.S. 3; 2747-3174 Québec Inc. c. Québec (Régie des permis d’alcool), [1996] 3 R.C.S. 919. Il n’est donc pas certain que la Cour rendrait aujourd’hui la même décision qu’il y a presque 15 ans.

Sethi c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration)

[47]      L’avocat de l’appelant a aussi invoqué l’arrêt Sethi c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1988] 2 C.F. 552 (C.A.), dans lequel la Cour a statué que les membres de l’ancienne Commission d’appel de l’immigration n’étaient pas inhabiles pour cause de partialité du fait que le Parlement étudiait un projet de loi proposant que la Commission soit abolie et que le mandat de ses membres prenne fin sans compensation. Le ministre avait annoncé que tous les membres de la Commission ne seraient pas nommés membres de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié projetée.

[48]      Dans l’affaire Sethi, on a soutenu que les gens raisonnables pourraient croire que, pour accroître leurs chances d’être nommés membres de la nouvelle Commission, le membres de la Commission existante pourraient rendre des décisions favorables au ministre. La Cour a infirmé la décision de la Section de première instance en concluant que ces faits ne suscitaient pas de crainte raisonnable de partialité.

[49]      L’avocat de l’appelant s’est reporté notamment à l’extrait suivant des motifs du juge Mahoney, J.C.A., aux pages 561 et 562 :

Bien que le ministre ait des intérêts opposés devant la Commission, il est également responsable en dernier lieu de l’application de la Loi en conformité avec les règles de droit. Si le ministre s’oppose à la requête ou à l’appel, c’est qu’il existe un véritable désaccord que la Commission doit trancher et non que le ministre ou le gouvernement possède un intérêt particulier à l’égard de l’individu visé. La Commission le sait ainsi que la personne renseignée et sensée. À mon avis, aucune personne renseignée et sensée ne pourrait conclure que les membres de la Commission feraient effectivement plaisir au gouvernement s’ils tranchaient ce désaccord d’une façon inéquitable. L’ensemble des membres de la Commission sont bien renseignés quant à l’application et aux principes généraux de la Loi et, je crois, sensés. Ils ne peuvent penser qu’une telle conduite plairait effectivement au gouvernement. [Non souligné dans l’original.]

[50]      Bien que ce passage semble étayer les prétentions du ministre dans l’appel, il faut l’interpréter dans le contexte de cette affaire. Il ressort clairement du reste du jugement que la Cour était saisie d’une situation bien différente de celle qui nous est soumise.

[51]      Premièrement, pour décider si les faits suscitaient une crainte raisonnable de partialité, le juge Mahoney a insisté sur le fait qu’il n’avait jamais été certain que le Parlement adopterait la version du projet de loi qui lui avait été soumise, ni quelque version que ce soit. Par conséquent, il était déraisonnable de croire que les membres de la Commission façonneraient leurs décisions en tenant pour acquis que le projet de loi serait adopté tel qu’il avait été présenté ou que le ministre agirait inévitablement comme il l’avait annoncé, en ne nommant pas nécessairement tous les membres de la Commission existante membres de la nouvelle Commission.

[52]      Deuxièmement, le juge Mahoney a souligné «une raison plus sérieuse » (à la page 562) de rejeter l’argument de partialité fondé sur l’annonce du ministre, savoir, que si ces annonces empêchaient un tribunal de fonctionner parce que tous ses membres seraient ainsi corrompus par la partialité, le débat public serait de fait étouffé. Répétons-le, contrairement à ce qui se passerait en l’espèce, l’allégation de partialité dans l’affaire Sethi, si elle avait été retenue, aurait rendu inhabiles tous les membres de la Commission et aurait eu un effet très perturbateur sur l’application de la Loi.

[53]      Troisièmement, selon moi, le cœur de la crainte de partialité en l’espèce tient à la réaction que les décisions de Mme Workun susciteraient vraisemblablement chez ses collègues et, plus particulièrement, chez les hauts fonctionnaires de la Direction générale de l’exécution de la Loi dont elle pourrait relever directement à l’expiration de son congé autorisé. Il y a tout un monde entre, d’une part, dire que le ministre n’a aucun intérêt dans l’issue d’une affaire donnée et, d’autre part, affirmer la même chose des fonctionnaires de l’immigration qui assument la responsabilité de première ligne de veiller à l’exécution de la Loi en surveillant les revendications du statut de réfugié soumises à la SSR, de donner leur avis sur l’opportunité que le ministre intervienne et de comparaître au nom du ministre pour s’opposer à une revendication.

[54]      On ne prétend pas évidemment que ces fonctionnaires attendent impatiemment l’occasion de faire échec à la Loi en s’opposant à des revendications du statut de réfugié qu’ils croient bien fondées. C’est plutôt que les fonctionnaires responsables de l’application de la loi, qu’il s’agisse d’une réglementation administrée par un organisme administratif ou du droit criminel, seront inévitablement enclins à envisager une affaire sous l’angle de l’exécution de la loi. Une revendication qui peut sembler non fondée aux fonctionnaires de la Direction générale de l’exécution de la Loi de CIC peut apparaître sous un jour très différent aux membres de la SSR qui ont entendu le demandeur et examiné toute la preuve qui leur a été présentée à l’audience.

[55]      C’est précisément pour éviter que les revendications soient tranchées dans une perspective d’exécution de la loi que la Loi sur l’immigration, comme beaucoup d’autres législations à caractère administratif, attribue des fonctions juridictionnelles à un tribunal qui est indépendant et distinct de l’organisme responsable de l’application de la loi.

b)    Analyse de la situation

[56]      En l’absence de précédent déterminant, il faut évaluer la situation factuelle en entier pour déterminer si le lien entre Mme Workun et CIC suscite une crainte raisonnable qu’elle ne tranche pas les revendications selon leur bien-fondé et avec le degré d’impartialité requis. Je suis d’avis qu’une personne raisonnablement au courant des faits, qui étudierait la question en profondeur de façon réaliste et pratique, éprouverait une crainte raisonnable que Mme Workun fasse preuve de partialité.

[57]      Premièrement, il est loin d’être farfelu de croire que Mme Workun, en sa qualité d’agente des appels bénéficiant d’un congé temporaire de la direction générale de CIC qui conseille le ministre sur l’opportunité d’intervenir dans un cas donné et qui représente le ministre lorsque celui-ci intervient, pourrait très bien se préoccuper de la façon dont ses collègues pourraient vraisemblablement percevoir ses décisions en qualité de membre de la SSR et de l’effet éventuel de ses décisions sur ses perspectives de carrière ou ses possibilités d’avancement à son retour à CIC.

[58]      Cela pourrait s’avérer encore davantage dans les cas qui soulèvent des questions de droit ou de fait qui ne sont pas propres à une instance en particulier et sur lesquelles les fonctionnaires de la Direction générale de l’exécution de la Loi ont une opinion. Le fait que le ministre ait ou non un intérêt dans l’issue d’une affaire en particulier préoccuperait vraisemblablement beaucoup moins un membre qui se trouverait dans la situation de Mme Workun que l’opinion des collègues, et plus particulièrement des supérieurs immédiats.

[59]      Par ailleurs, dans les cas où le ministre s’est fait représenter à l’audition d’une revendication du statut de réfugié, il me semble presque incontestable qu’un observateur bien renseigné et raisonnable croirait qu’il existe une possibilité réelle que Mme Workun ait pu être influencée par la façon dont sa décision pourrait être perçue au sein de la Direction générale de l’exécution de la Loi et par les conséquences que cette décision risquait d’entraîner pour elle à son retour.

[60]      Le serment professionnel prêté par les membres de la Commission peut établir qu’ils ont vraiment l’intention de s’acquitter des devoirs que leur impose la Loi. Il ne suffirait cependant pas à convaincre une personne raisonnable que Mme Workun serait insensible à toute contrainte ou pression qu’elle pourrait subir du fait qu’elle est une employée de CIC, compte tenu de la nature du poste qu’elle occupait à CIC et du fait qu’on peut s’attendre qu’elle le réintègre à l’expiration de son mandat de membre de la SSR.

[61]      Les employés se trouvent dans une situation de vulnérabilité suffisante pour qu’une personne raisonnable puisse penser que leurs décisions risquent d’être influencées par des considérations externes liées à leur statut d’employé. Les collègues et les supérieurs de Mme Workun peuvent s’attendre à ce que, en sa qualité d’agente des appels, elle rende des décisions qui soient, de leur point de vue, bien motivées et « correctes ». Il serait tout à fait possible de croire que les décisions « erronées » rendues par Mme Workun nuiront vraisemblablement à sa carrière à son retour de la SSR à CIC. Pour ce motif, le fait que Mme Workun était une employée de la Direction générale de l’exécution de la Loi en qualité d’agente des appels et non de concierge, par exemple, est pertinent.

(v)   La preuve

[62]      L’avocat du ministre a soutenu que la partie qui allègue une crainte raisonnable de partialité doit fournir une preuve étayant son allégation, en plus de prouver l’existence d’un rapport employeur-employé toujours existant entre Mme Workun et CIC. Bien que dans certaines affaires comportant des allégations de « partialité dans l’état d’esprit », par exemple R. c. S. (R.D.), [1997] 3 R.C.S. 484, la partie qui allègue la partialité puisse être tenue d’établir qu’un décideur a indûment fait intervenir son point de vue dans son jugement, il ne s’agit pas d’une condition générale à laquelle il faut satisfaire pour prouver une crainte raisonnable de partialité.

[63]      Aucune source n’appuie à ma connaissance l’hypothèse selon laquelle, lorsqu’une allégation de partialité est fondée sur le rapport entre un membre du tribunal et une partie ou, comme en l’espèce, une personne occupant un poste analogue, une cour siégeant en révision n’est pas autorisée à déterminer à partir de ce seul rapport si cela donne lieu à une crainte raisonnable de partialité. Je me contenterai d’ajouter que, même si ma conclusion qu’une crainte raisonnable de partialité repose sur les faits reconnus concernant le statut d’employée de Mme Workun à CIC, son refus de divulguer des renseignements plus détaillés sur son statut exact n’a rien fait pour dissiper les soupçons qu’elle puisse agir avec partialité.

(vi)  Les problèmes administratifs

[64]      Enfin, la conclusion que les employés de CIC qui occupent un poste de la nature de celui qu’occupe Mme Workun sont inhabiles à siéger à la Commission n’annihilera pas la capacité de la Commission de s’acquitter des fonctions que lui attribue la loi. Il ne fait aucun doute que Mme Workun a mis à profit, dans l’exercice de ses fonctions de membre de la Commission, une expérience et un savoir précieux concernant la Loi et son application, ainsi qu’une bonne connaissance des processus de la SSR, que peu de membres de la SSR possèdent au moment de leur nomination.

[65]      Toutefois, j’estime que cette connaissance et cette expérience comportent un prix trop élevé : la diminution de la confiance du public en l’impartialité des membres de la Commission. Les employés de CIC ne sont pas les seuls à détenir pareille expertise. Par ailleurs, si on conclut que certains employés de CIC seraient d’excellents membres de la Commission, il n’est pas déraisonnable d’exiger qu’au moment de leur nomination, ceux qui sont liés étroitement à la mission de CIC de veiller à l’exécution de la Loi renoncent à leur emploi.

D.        CONCLUSION

[66]      Pour ces motifs, je rejetterais l’appel avec dépens.

Le juge Noël, J.C.A. : Je souscris aux présents motifs.

Le juge Sharlow, J.C.A. : Je souscris aux présents motifs.

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