IMM-1515-12
2012 CF 1190
Ibrahim Caliskan (demandeur)
c.
Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (défendeur)
Répertorié : Caliskan c. Canada (Citoyenneté et Immigration)
Cour fédérale, juge Hughes—Calgary, 10 et 12 octobre 2012.
Citoyenneté et Immigration — Statut au Canada — Résidents permanents — Motifs d’ordre humanitaire — Contrôle judiciaire d’une décision par laquelle une agente d’immigration a rejeté une demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire — La demande d’asile du demandeur a été refusée — La demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire a été examinée sous le régime de l’art. 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR), modifié par la Loi sur des mesures de réforme équitables concernant les réfugiés — L’agente a conclu que les craintes du demandeur relevaient des art. 96 ou 97 et qu’elle n’avait donc pas compétence pour les prendre en compte — Il s’agissait de savoir si l’agente a appliqué correctement la bonne interprétation de l’art. 25 modifié — L’agente a conclu que le demandeur serait personnellement exposé à un risque — L’agente s’est concentrée à tort sur le risque plutôt que sur les difficultés — Les dispositions modifiées de l’art. 25 doivent être interprétées de manière à mettre l’accent sur l’objet de la disposition en question, soit les difficultés de l’intéressé — La question relative à la nature du risque qui doit être examiné au titre des considérations d’ordre humanitaire visées à l’art. 25 modifié a été certifiée — Demande accueillie.
Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision par laquelle une agente d’immigration a rejeté une demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.
Le demandeur, un citoyen de la Turquie, craignait de subir de la discrimination et des mauvais traitements extrêmes à cause de ses convictions religieuses et de son association et son soutien au peuple kurde. La Section de la protection des réfugiés a rejeté sa première demande, principalement pour des motifs liés au fait qu’il n’avait pas établi un risque personnalisé. Sa deuxième demande de résidence permanente a été examinée sous le régime de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR), modifié par la Loi sur des mesures de réforme équitables concernant les réfugiés. Ces réformes supprimaient l’examen, pour les demandes d’asile fondées sur des motifs d’ordre humanitaire, des risques définis aux articles 96 et 97 de la LIPR, mais pas celui de certaines difficultés exceptionnelles. L’agente a examiné les éléments de preuve selon lesquels le demandeur avait subi de la discrimination et du harcèlement répétitifs et continus de la part de la police et de la population en général et en avait subi de graves conséquences personnelles. Elle a estimé que les craintes que le demandeur avait évoquées dans sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire relevaient des articles 96 ou 97 et qu’elle n’avait donc pas compétence pour les prendre en compte.
Il s’agissait de savoir si l’agente a appliqué correctement la bonne interprétation de l’article 25 modifié, en particulier en ce qui a trait à la question du risque.
Jugement : la demande doit être accueillie.
L’agente, plutôt que d’éviter de se prononcer sur la question du risque, s’est plongée dans une analyse du risque et a conclu, contrairement à ce qu’avait conclu la Section de la protection des réfugiés, que le demandeur serait personnellement exposé à un risque. Les motifs de l’agente se concentraient à tort sur le risque et s’évertuaient à opérer une distinction entre le risque personnalisé et le risque généralisé qui n’a pas sa place. Les motifs auraient dû se concentrer sur les difficultés, et notamment sur les conditions défavorables dans le pays qui auraient pu avoir une incidence néfaste directe sur le demandeur. Il s’agissait donc de savoir si le paragraphe 25(1.3) de la LIPR modifié, qui exclut la prise en compte des facteurs visés à l’article 96 et au paragraphe 97(1), est lui-même assujetti à l’exception au paragraphe 97(1) prévue au sous-alinéa 97(1)b)(ii). Pour trancher la question de l’interprétation des dispositions modifiées de l’article 25 de la LIPR, il faut se dégager des contraintes liées au jargon des risques « personnalisés » et « généralisés » et se concentrer sur l’objet de la disposition en question, c’est-à-dire les difficultés qu’éprouvait l’intéressé.
La question relative à la nature du risque, s’il en est, qui doit être examiné au titre des considérations d’ordre humanitaire visées à l’article 25 de la LIPR, modifié par la Loi sur des mesures de réforme équitables concernant les réfugiés, a été certifiée.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, art. 12.
Loi sur des mesures de réforme équitables concernant les réfugiés, L.C. 2010, ch. 8, art. 4.
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 25, 96, 97(1).
JURISPRUDENCE CITÉE
décisions examinées :
Ye c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1072; Chieu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 3, [2002] 1 R.C.S. 84; Legault c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125, [2002] 4 C.F. 358.
décision citée :
Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708.
DOCTRINE CITÉE
Canada. Comité permanent de la citoyenneté et de l’immigration. Témoignages, no 019, 3e sess., 40e lég. (27 mai 2010), en ligne : <http://www.parl.gc.ca/content/hoc/Committee/403/CIMM/Evidence/EV4561694/CIMMEV19-F.PDF>.
Canada. Comité sénatorial permanent des Affaires sociales, des sciences et de la technologie. Procès-verbaux et témoignages, fascicule no 11 (22 juin 2010), en ligne : <http://www.parl.gc.ca/Content/SEN/Committee/403/soci/pdf/11issue.pdf>.
Citoyenneté et Immigration Canada. Traitement des demandes au Canada (IP). Chapitre IP 5 : Demande présentée par des immigrants au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire, en ligne : <http://www.cic.gc.ca/francais/ressources/guides/ip/ip05-fra.pdf>.
DEMANDE de contrôle judiciaire d’une décision par laquelle une agente d’immigration a rejeté une demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Demande accueillie.
ONT COMPARU
Rekha P. McNutt pour le demandeur.
Rick Garvin pour le défendeur.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Caron & Partners, L.L.P., Calgary, pour le demandeur.
Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par
Le juge Hughes :
[1] Le demandeur est un adulte citoyen de la Turquie. Il prétend être un sympathisant kurde de religion alévie, qui, pour ces raisons, avait peur de demeurer en Turquie et a plutôt décidé d’entrer au Canada en 2006, où il a demandé l’asile. La Section de la protection des réfugiés a rejeté sa demande dans une décision rendue en 2009, principalement pour des motifs liés à la crédibilité et au fait qu’il n’avait pas établi un risque personnalisé. Cette décision est finale.
[2] Après le 29 juin 2010, le demandeur a déposé une demande de résidence permanente au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire. Étant donné que cette demande avait été faite après cette date, l’affaire a été examinée sous le régime de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR), modifié par la Loi sur des mesures de réforme équitables concernant les réfugiés, L.C. 2010, ch. 8, art. 4; [L.C. 2012, ch. 17, art. 13] (Loi sur des mesures de réforme). Dans une décision datée du 26 janvier 2012, cette demande a été rejetée. La présente instance est un contrôle judiciaire de cette dernière décision.
[3] Les seules véritables questions à trancher sont celles qui concernent le sens de l’article 25 de la LIPR, modifié par la Loi sur des mesures de réforme, et la question de savoir si l’agente ayant rendu la décision a appliqué correctement la bonne interprétation de cet article modifié, en particulier en ce qui a trait à la question du risque. Dans les observations écrites de son avocate, le demandeur a également soulevé la question du caractère suffisant des motifs, mais cette question n’a pas été reprise dans les plaidoiries, principalement eu égard à l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708, de la Cour suprême du Canada.
1. INTERPRÉTATION DE L’ARTICLE 25 DE LA LIPR MODIFIÉ
[4] Il est utile de citer les dispositions de l’article 25 de la LIPR dans leurs libellés antérieur puis postérieur aux modifications apportées par la Loi sur des mesures de réforme. Avant la modification, l’article 25 [L.C. 2010, ch. 8, art. 4] était ainsi rédigé :
25. (1) Le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui est interdit de territoire ou qui ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché. |
Séjour pour motif d’ordre humanitaire à la demande de l’étranger |
(1.1) Le ministre n’est saisi de la demande que si les frais afférents ont été payés au préalable. |
Paiement des frais |
(1.2) Le ministre ne peut étudier la demande de l’étranger si celui-ci a déjà présenté une telle demande et celle-ci est toujours pendante. |
Exceptions |
(1.3) Le ministre, dans l’étude de la demande d’un étranger se trouvant au Canada, ne tient compte d’aucun des facteurs servant à établir la qualité de réfugié — au sens de la Convention — aux termes de l’article 96 ou de personne à protéger au titre du paragraphe 97(1); il tient compte, toutefois, des difficultés auxquelles l’étranger fait face. |
Non‑application de certains facteurs |
(2) Le statut de résident permanent ne peut toutefois être octroyé à l’étranger visé au paragraphe 9(1) qui ne répond pas aux critères de sélection de la province en cause qui lui sont applicables. |
Critères provinciaux |
[5] Après la modification, l’article 25 [L.C. 2012, ch. 17, art. 13] était ainsi rédigé; je reprends uniquement les paragraphes 25(1) et 25(1.3) :
25. (1) Sous réserve du paragraphe (1.2), le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui demande le statut de résident permanent et qui soit est interdit de territoire, soit ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada qui demande un visa de résident permanent, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché. […] |
Séjour pour motif d’ordre humanitaire à la demande de l’étranger |
(1.3) Le ministre, dans l’étude de la demande faite au titre du paragraphe (1) d’un étranger se trouvant au Canada, ne tient compte d’aucun des facteurs servant à établir la qualité de réfugié — au sens de la Convention — aux termes de l’article 96 ou de personne à protéger au titre du paragraphe 97(1); il tient compte, toutefois, des difficultés auxquelles l’étranger fait face. |
Non-application de certains facteurs |
[6] Il y a très peu de jurisprudence sur le sens des paragraphes 25(1) et 25(1.3) modifiés. Dans la décision Ye c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1072, le juge Harrington a formulé les remarques incidentes suivantes, au paragraphe 10 :
Il est déjà arrivé que des circonstances n’équivalant pas tout à fait à de la persécution ou à un besoin de protection aux termes des articles 96 et 97 de la LIPR (les dispositions régissant les demandes d’asile) soient tout de même considérées comme des difficultés inhabituelles, injustifiées ou démesurées. Toutefois, depuis les modifications apportées à la LIPR en 2010, ces circonstances ne peuvent plus être prises en compte dans le cadre d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Le paragraphe 25(1.3) prévoit à présent :
(1.3) Le ministre, dans l’étude de la demande faite au titre du paragraphe (1) d’un étranger se trouvant au Canada, ne tient compte d’aucun des facteurs servant à établir la qualité de réfugié — au sens de la Convention — aux termes de l’article 96 ou de personne à protéger au titre du paragraphe 97(1); il tient compte, toutefois, des difficultés auxquelles l’étranger fait face.
[7] Les lignes directrices à l’intention des agents qui rendent des décisions comme celle dont il est question ici comportent l’instruction suivante à la section 5.16 (reproduite en partie) [Traitement des demandes au Canada (IP), Chapitre IP 5 : Demande présentée par des immigrants au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire] :
5.16. Considérations d’ordre humanitaire et difficultés : facteurs pertinents à l’égard du pays d’origine
Bien qu’il ne puisse tenir compte des facteurs visés aux L96 et L97, le décideur doit tenir compte des éléments liés aux difficultés auxquelles l’étranger fait face. Voici quelques exemples de « difficultés » :
• l’incapacité d’obtenir des traitements médicaux essentiels;
• une forme de discrimination qui n’équivaut pas à de la persécution;
• des conditions défavorables dans le pays qui ont une incidence néfaste directe sur le demandeur.
[8] L’avocat du défendeur a attiré l’attention de la Cour sur certains débats à la Chambre des communes et au sein du comité permanent du Sénat concernant les modifications proposées aux termes du projet de loi C-11. Lors de la réunion du 27 mai 2010 du comité de la Chambre des communes, M. Peter MacDougall, directeur général, Réfugiés, ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration, a présenté les observations suivantes [Comité permanent de la citoyenneté et de l’immigration, Témoignages, no 019, 3e sess., 40e lég., à la page 2] :
De plus, les demandes CH soulèvent souvent des questions liées au risque personnel et à la situation dans le pays — des facteurs déjà examinés par la CISR lorsqu’elle évalue une demande d’asile. En conséquence, les réformes proposées comprennent également la suppression de l’examen de certains types de risques pour les demandes CH.
En particulier, il s’agit des risques — tels que définis aux articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés — qui sont aussi évalués dans le cadre du processus de protection des réfugiés et dans l’examen des risques avant renvoi. Cette réforme clarifierait la distinction entre la prise de décisions CH et les processus de protection des réfugiés et d’examen des risques avant renvoi.
Aux termes des mesures proposées, les décisions CH se concentreraient sur des considérations telles que l’établissement au Canada, l’intérêt supérieur de l’enfant, les relations au Canada, la capacité du pays d’origine d’offrir un traitement médical, et les risques de discrimination ainsi que les risques en général dans le pays d’origine.
En conclusion, comme l’a dit le ministre, les mesures proposées répondent aux obligations nationales et internationales et les dépassent, et elles maintiendraient l’équilibre et l’équité qui sont les principes de nos systèmes d’immigration, d’octroi de l’asile et de citoyenneté.
[9] Lors de la réunion du 22 juin 2010 du comité sénatorial, Mme Jennifer Irish, directrice, Développement des programmes et politiques des droits d’asile, a formulé les observations suivantes [Comité sénatorial permanent des Affaires sociales, des sciences et de la technologie, Procès-verbaux et témoignages, fascicule no 11, aux pages 11:86 et 11:87] :
Mme Irish : Nous avons retiré les facteurs de risque du processus d’évaluation des demandes d’asile pour motifs d’ordre humanitaire parce que nous voulions établir clairement une distinction entre les deux programmes. Le système de détermination du statut de réfugié continuera de se consacrer à l’évaluation des risques illustrée au Canada par les articles 96 et 97 de la LIPR, la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.
À l’avenir, les gens qui seront chargés d’évaluer les demandes d’asile pour motifs d’ordre humanitaire ne seront pas en mesure de tenir compte des facteurs de risque, ce qui éliminera l’important chevauchement qui existe à l’heure actuelle dans notre système. Au lieu d’avoir deux branches du gouvernement qui examinent la même demande en fonction des mêmes critères, dorénavant, s’il s’agit d’un réfugié, on s’attendra à ce qu’il fasse appel au système de détermination du statut de réfugié. S’il souhaite que des facteurs humanitaires soient pris en considération, il peut présenter une demande distincte à cet effet. Il n’y aura plus de chevauchement en matière d’évaluation des risques.
Pour veiller à ce qu’une demande d’asile pour motifs d’ordre humanitaire puisse toujours tenir compte de facteurs apparentés aux risques qui ne répondent pas aux critères énoncés aux articles 96 et 97, on a indiqué clairement dans la modification que les difficultés exceptionnelles peuvent être prises en considération.
Je n’ai pas l’intention d’essayer de dresser une liste complète des aspects à prendre en considération, mais des facteurs tels que des situations généralisées à l’échelle du pays, une discrimination systématique, l’intérêt de l’enfant ainsi que les facteurs dont l’organisme a tenu compte dans le passé peuvent toujours être étudiés dans le cadre de l’évaluation des demandes d’asile pour motifs d’ordre humanitaire. Tout facteur qui répond aux critères énoncés aux articles 96 et 97 relèvera de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié ainsi que du système de détermination du statut de réfugié.
[10] En l’espèce, nous pouvons nous concentrer sur les passages suivants des paragraphes 25(1) et (1.3) de la LIPR modifiés :
25. (1) […] des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient […] […] |
Séjour pour motif d’ordre humanitaire à la demande de l’étranger |
(1.3) Le ministre […] ne tient compte d’aucun des facteurs servant à établir la qualité de réfugié — au sens de la Convention — aux termes de l’article 96 ou de personne à protéger au titre du paragraphe 97(1); il tient compte, toutefois, des difficultés auxquelles l’étranger fait face. |
Non-application de certains facteurs |
[11] Quant à l’article 96, il exige que soit examinée la question de savoir si une personne craint avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :
96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques : a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays; b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner. |
Définition de « réfugié » |
[12] Le paragraphe 97(1) parle de la personne ayant qualité de personne à protéger qui, dans son pays d’origine, serait personnellement exposée à une menace à sa vie ou au risque de traitements cruels et inusités :
97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée : a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture; b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant : (i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays, (ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas, (iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles, (iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats. |
Personne à protéger |
[13] Il convient de noter en particulier le sous-alinéa 97(1)b)(ii) parce que celui-ci exclut le risque auquel d’autres personnes originaires du pays concerné ou qui s’y trouvent sont généralement exposées. Dans le jargon juridique, on dit parfois que le paragraphe 97(1) exclut la prise en compte du « risque généralisé » et vise plutôt le « risque personnalisé ».
[14] La question qui se pose est donc celle de savoir si le paragraphe 25(1.3) de la LIPR modifié, qui exclut la prise en compte des facteurs visés à l’article 96 et au paragraphe 97(1), est lui-même assujetti à l’exception au paragraphe 97(1) prévue au sous-alinéa 97(1)b)(ii). Autrement dit, le ministre, ou l’agent qui agit en son nom, doit-il tenir compte du « risque généralisé » lorsqu’il examine les « difficultés »?
[15] Il ne fait aucun doute que, lorsqu’ils se sont adressés aux comités de la Chambre des communes et du Sénat, les promoteurs du projet de loi prévoyant les modifications croyaient que ce projet de loi exclurait la prise en compte de tous les risques, aussi bien les risques généralisés que les risques personnalisés. Les lignes directrices précitées sont plutôt vagues; elles indiquent que l’agent doit prendre en compte, par exemple, les « conditions défavorables dans le pays qui ont une incidence néfaste directe sur le demandeur ».
[16] L’article 12 de la Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, énonce que tout texte est censé apporter une solution de droit et s’interprète de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de son objet.
12. Tout texte est censé apporter une solution de droit et s’interprète de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de son objet. |
Principe et interprétation |
[17] Il existe une jurisprudence établie sur une longue période concernant le paragraphe 97(1) qui opère une distinction entre le « risque généralisé » et le « risque personnalisé », à telle enseigne que ces expressions font partie du langage courant de ceux qui ont affaire à cette disposition.
[18] La présente affaire illustre bien la différence entre le risque « personnalisé » et le risque « généralisé ». Le demandeur a demandé l’asile et sa demande a été rejetée. La Section de la protection des réfugiés a statué que le demandeur n’avait pas démontré l’existence d’un risque « personnalisé ». Lorsqu’un agent est ensuite appelé à statuer sur le cas dans le cadre d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, cet agent doit-il admettre la conclusion selon laquelle il n’y avait aucun risque « personnalisé »? Doit-il présumer, par défaut, qu’un risque généralisé a été établi? Le demandeur doit-il démontrer l’existence d’un risque généralisé? L’agent devrait-il ne tenir compte d’aucun risque, qu’il soit personnalisé ou généralisé?
[19] Ainsi, il semblerait que nous en soyons réduits, en pratique, à devoir nous prêter au genre d’exercice de sémantique dont les avocats raffolent, et dans lesquels les tribunaux sont trop souvent entraînés. Je crois cependant que, pour trancher la question de l’interprétation des dispositions modifiées de l’article 25 de la LIPR, il faut se dégager des contraintes liées au jargon des risques « personnalisés » et « généralisés » et se concentrer sur l’objet de la disposition en question.
[20] Le rôle des dispositions relatives aux motifs d’ordre humanitaire dans les lois applicables aux réfugiés qui réussissent à se frayer un chemin jusqu’au Canada est établi de longue date. Dans l’arrêt Chieu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 3, [2002] 1 R.C.S. 84, en particulier aux paragraphes 63 et 64, la Cour suprême du Canada a reconnu que ces dispositions ne devaient pas être considérées comme offrant un recours général, mais plutôt comme permettant essentiellement un plaidoyer auprès de l’exécutif en vue d’obtenir un traitement spécial qui n’est pas par ailleurs explicitement prévu par la loi.
[21] Dans l’arrêt Legault c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125, [2002] 4 C.F. 358, la Cour d’appel fédérale a souscrit aux propos de la Cour suprême dans l’arrêt Chieu, précité, et a affirmé que la prise en compte de motifs d’ordre humanitaire relevait du pouvoir discrétionnaire du ministre. Le juge Décary a écrit, aux paragraphes 15 à 19 :
Le paragraphe 114(2) est une mesure d’exception, discrétionnaire par surcroît. Ainsi que le note le juge Iacobucci dans Chieu, supra, au paragraphe 64:
[…] la demande faite au ministre en vertu du par. 114(2) est essentiellement un plaidoyer auprès de l’exécutif en vue d’obtenir un traitement spécial qui n’est même pas explicitement envisagé par la Loi.
Cette mesure d’exception s’inscrit dans un régime légal en vertu duquel « [l]es non-citoyens n’ont pas de droit d’entrer ou de s’établir au Canada » , où « [e]n règle générale, l’immigration est un privilège, et non un droit » (Chieu, supra, au paragraphe 57) et dans lequel « la Loi traite les citoyens différemment des résidents permanents, qui à leur tour sont traités différemment des réfugiés au sens de la Convention, lesquels sont traités différemment des détenteurs de visas et des résidents illégaux. C’est un aspect important du régime législatif que différentes catégories de personnes soient traitées différemment, avec les adaptations voulues selon les différents droits et les différentes situations des personnes faisant partie de ces groupes » (Chieu, au paragraphe 59).
Le Parlement a choisi, au paragraphe 114(2), de restreindre l’exercice de la discrétion aux seuls cas où il existe des raisons d’ordre humanitaire. Une fois ces raisons établies, le ministre peut accorder la dispense, mais il peut aussi ne pas l’accorder. C’est l’essence même de sa discrétion, laquelle s’exerce dans le contexte général des lois et politiques canadiennes d’immigration. Le ministre peut ne pas accorder la dispense quand il est d’avis que des considérations d’intérêt public l’emportent sur les raisons d’ordre humanitaire.
Le gouvernement canadien encourage l’immigration, tel qu’il appert des objectifs énoncés à l’alinéa 3a) de la Loi (réalisation d’objectifs démographiques) et 3b) (enrichissement et renforcement du tissu culturel et social du Canada). Le paragraphe 5(2) de la Loi prévoit qu’ont droit de s’établir au Canada les immigrants « qui remplissent les conditions prévues à la présente loi et à ses règlements ». Aux termes du paragraphe 6(1) [mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 3], un immigrant peut obtenir le droit d’établissement au Canada « si l’agent d’immigration est convaincu que l’immigrant satisfait aux normes réglementaires de sélection ». Chaque année, le ministre, après consultation des provinces, dépose au Parlement « le plan d’immigration pour l’année civile suivante » (paragraphe 7(1) [mod., idem]). Il incombe à l’immigrant de prouver qu’il a le droit d’« entrer au Canada » ou « que le fait d’y être admis ne contreviendrait pas à la présente loi ni à ses règlements » (paragraphe 8(1)). Enfin, un immigrant doit en principe «demander et obtenir un visa avant de se présenter à un point d’entrée » (paragraphe 9(1)) et « répondre franchement aux questions de l’agent des visas. » (paragraphe 9(3)).
Bref, la Loi sur l’immigration et la politique canadienne en matière d’immigration sont fondées sur la prémisse que quiconque vient au Canada avec l’intention de s’y établir doit être de bonne foi et respecter à la lettre les exigences de fond et de forme qui sont prescrites. Quiconque entre illégalement au Canada contribue à fausser le plan et la politique d’immigration et se donne une priorité sur tous ceux qui, eux, respectent les exigences. Le ministre, qui est responsable de l’application de la politique et de la Loi, est très certainement autorisé à refuser la dispense que demande une personne qui a établi l’existence de raisons d’ordre humanitaire, s’il est d’avis, par exemple, que les circonstances de l’entrée ou du séjour au Canada de cette personne la discréditent ou créent un précédent susceptible d’encourager l’entrée illégale au Canada. En ce sens, il est loisible au ministre de prendre en considération le fait que les raisons d’ordre humanitaire dont une personne se réclame soient le fruit de ses propres agissements.
[22] Je conclus que les auteurs des lignes directrices ont vu juste quant à l’interprétation qu’il convient de faire des dispositions modifiées de l’article 25 de la LIPR. Nous devons abandonner le vieux jargon et l’ancienne jurisprudence relatifs aux risques personnalisés et généralisés et nous concentrer sur les difficultés qu’éprouverait l’intéressé. Cet exercice plus général d’examen des difficultés en question comprend la prise en compte « des conditions défavorables dans le pays qui ont une incidence néfaste directe sur le demandeur ».
2. LA DÉCISION DE L’AGENTE
[23] La partie pertinente des motifs de l’agente est ainsi rédigée :
[traduction]
Crainte de discrimination en Turquie
Le Guide sur le traitement des demandes au Canada IP5 de CIC définit la discrimination comme une distinction fondée sur les caractéristiques personnelles d’une personne qui entraîne un désavantage pour cette dernière. Dans le contexte de l’examen de motifs d’ordre humanitaire, la discrimination doit être examinée au regard du critère des difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées.
Pour que de la discrimination constitue de la persécution, les actes doivent normalement être répétitifs, continus et avoir des conséquences personnelles graves, comme les blessures physiques graves, la torture, les mauvais traitements ou la privation des droits fondamentaux de la personne.
Dans la présente demande, le demandeur indique qu’il craint de subir de la discrimination et des mauvais traitements extrêmes à cause de ses convictions alévies et de son association et son soutien au peuple kurde. Le conseil du demandeur affirme : « Compte tenu de la preuve précitée concernant la situation dans le pays, nous estimons que le demandeur éprouvera des difficultés excessives, injustifiées et démesurées sur de nombreux fronts. Premièrement, à cause des violations des droits de la personne commises par des agents de l’État et des forces de sécurité. Deuxièmement, à cause de la persécution des citoyens appartenant à l’ethnie kurde. Et enfin, à cause de la persécution des personnes de conviction alévie. Bien que le demandeur ne soit pas Kurde, il soutient activement les Kurdes au sein de sa collectivité. Aussi, il a subi des conséquences similaires. Il n’est pas incontesté que les Kurdes continuent de subir de la discrimination extrême et d’éprouver des difficultés extrêmes en Turquie. En outre, les sympathisants à la cause des Kurdes subissent également un traitement similaire. Enfin, le demandeur est alévi, et il a subi de la discrimination et du harcèlement du fait de sa religion. Encore une fois, les rapports indiquent invariablement que les alévis en Turquie continuent d’être persécutés. Malgré les promesses de l’Union européenne de réformer le traitement des alévis en Turquie, le pays n’a pas fait grand-chose pour donner suite à ces promesses et changer les pratiques en cause. »
Le demandeur a également cité en exemple trois occasions où il avait été arrêté pour avoir protesté contre le gouvernement en Turquie et avait été battu et torturé alors qu’il était en détention, et il indique qu’il sera pris pour cible par la police à son retour en Turquie.
Les éléments de preuve qui m’ont été présentés indiquent que le demandeur a subi de la discrimination et du harcèlement répétitifs et continus de la part de la police et de la population en général et qu’il en a subi de graves conséquences personnelles. J’estime que les craintes que le demandeur a évoquées dans sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire relèvent des articles 96 ou 97 et que je n’ai donc pas compétence pour les prendre en compte dans le cadre de l’examen de la présente demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire alléguant de la discrimination.
Le conseil du demandeur affirme que le demandeur a démontré qu’il serait personnellement exposé à une menace à sa vie et au risque d’éprouver des difficultés excessives en Turquie. Je note que la présente demande est une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire alléguant de la discrimination. En outre, le conseil affirme : « De plus, lorsque des allégations de risque sont formulées dans une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, les éléments de risque doivent être analysés non seulement au regard de la définition d’une personne à protéger. Ils doivent également être considérés comme faisant partie intégrante des éléments à prendre en considération dans le cadre de l’examen des difficultés excessives, injustifiées et démesurées. Il arrive souvent que des personnes ne cadrent pas avec la définition d’une personne à protéger. Cependant, cela n’atténue en rien le poids qui doit être accordé aux allégations de risque. Autrement dit, même lorsque le demandeur ne peut pas obtenir l’asile, les éléments de risque peuvent avoir un poids important dans le cadre d’une analyse des “difficultés”.» Cependant, la présente demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire a été déposée après le 29 juin 2010 et est donc considérée comme une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire alléguant de la discrimination, et non comme une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire alléguant un risque, et les critères appropriés s’appliqueront.
[24] L’agente, plutôt que d’éviter de se prononcer sur la question du risque, semble s’être plongée dans une analyse du risque et avoir conclu, contrairement à ce qu’avait conclu la Section de la protection des réfugiés, que le demandeur serait personnellement exposé à un risque s’il était renvoyé en Turquie. Je reprends une partie de ce que l’avocate du demandeur a écrit dans son exposé d’arguments :
[traduction]
12. Le demandeur soutient que l’agente d’immigration a tiré ces conclusions afin de ne pas avoir à entreprendre une analyse des difficultés fondée sur les conditions ayant cours actuellement en Turquie.
13. L’agente d’immigration affirme en fait que le demandeur est une personne qui subira des formes de discrimination tellement graves qu’elles constituent de la persécution, mais elle refuse de se prononcer sur la question de savoir si une personne se trouvant dans une telle situation éprouvera également des difficultés importantes.
14. Autrement dit, l’agente d’immigration affirme que la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire de la personne qui subit « un peu » de discrimination sera examinée, tandis que celle de la personne qui subit « beaucoup » de discrimination ne le sera pas. En toute déférence, une telle conclusion nous paraît aberrante.
[25] L’avocat du défendeur a convenu que les motifs n’étaient pas très bien rédigés. Il a ensuite procédé à une lecture très minutieuse de ces motifs et a cherché à convaincre la Cour qu’à y regarder de près, ces motifs étaient cohérents.
[26] J’estime que les motifs se concentrent à tort sur le risque et s’évertuent à opérer une distinction entre le risque personnalisé et le risque généralisé qui n’a pas sa place. Les motifs devraient se concentrer sur les difficultés, et notamment sur les conditions défavorables dans le pays qui ont une incidence néfaste directe sur le demandeur, le cas échéant. L’affaire sera renvoyée pour nouvelle décision par un agent différent, qui devra avoir ces principes à l’esprit.
[27] Je reconnais que la présente affaire soulève une question nouvelle qui n’a pas encore été examinée par la jurisprudence, et je certifierai la question suivante :
Quelle est la nature du risque, s’il en est, qui doit être examiné au titre des considérations d’ordre humanitaire visées à l’article 25 de la LIPR, modifié par la Loi sur des mesures de réforme équitables concernant les réfugiés?
[28] Selon toute vraisemblance, il s’ensuivra que la cour d’appel examinera la question de savoir si la bonne interprétation a été retenue dans la présente affaire.
JUGEMENT
POUR LES MOTIFS QUI PRÉCÈDENT,
LA COUR STATUE que:
1. La présente demande est accueillie, et l’affaire est renvoyée pour nouvelle décision par un agent différent;
2. La question suivante est certifiée:
Quelle est la nature du risque, s’il en est, qui doit être examiné au titre des considérations d’ordre humanitaire visées à l’article 25 de la LIPR, modifié par la Loi sur des mesures de réforme équitables concernant les réfugiés?
3. Aucuns dépens ne sont adjugés.