A-155-13
2014 CAF 81
Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (appelant)
c.
Burou Jeanty Dufour (intimé)
Répertorié : Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Dufour
Cour d’appel fédérale, juges Gauthier, Trudel et Mainville, J.C.A.—Montréal, 15 janvier; Ottawa, 1er avril 2014.
Citoyenneté et Immigration — Statut au Canada — Citoyens — Appel interjeté à l’encontre d’une décision de la Cour fédérale accueillant la demande de contrôle judiciaire de l’intimé et cassant la décision de l’agente de la citoyenneté ayant rejeté la demande de citoyenneté de l’intimé, soumise en vertu de l’art. 5.1 de la Loi sur la citoyenneté — L’intimé, un orphelin haïtien, a été adopté par un citoyen canadien du Québec ayant travaillé en tant que missionnaire à Haïti — Le jugement d’adoption haïtien a été obtenu et la Cour du Québec a reconnu celui-ci — L’intimé est devenu résident permanent canadien — La demande de citoyenneté a été refusée notamment parce qu’elle ne répondait pas aux exigences des art. 5.1(3)a) et 5.1(3)b) de la Loi — La Cour fédérale a conclu, plus particulièrement, que la norme de la décision correcte s’appliquait en l’espèce; que la preuve ne permettait pas à l’agente de conclure que l’adoption du demandeur visait principalement l’obtention d’un statut ou d’un privilège relatifs à l’immigration et la citoyenneté — Il s’agissait de savoir si la Cour fédérale a commis une erreur en décidant que l’interprétation de la Loi devait être révisée selon la norme de la décision correcte; en interprétant mal la Loi en déterminant que la demande d’attribution de citoyenneté de l’intimé devait répondre aussi aux critères imposés à l’art. 5.1(1) de la Loi alors que la Cour a elle-même interprété la Loi comme ne nécessitant que l’application des exigences de l’art. 5.1(3); et en indiquant que dans les circonstances, l’exigence d’un certificat du Secrétariat à l’adoption internationale (SAI) était déraisonnable et que la preuve au dossier ne permettait pas de conclure que l’adoption de l’intimé visait principalement l’obtention d’un statut ou d’un privilège relatifs à l’immigration ou la citoyenneté — La Cour fédérale n’a pas appliqué la norme de la décision correcte à l’interprétation de la Loi mais plutôt à l’interprétation par l’agente du droit québécois en matière d’adoption et du droit haïtien en présence d’un jugement haïtien dont l’authenticité n’est pas contestée — Dans le contexte du présent dossier, la Cour fédérale a, à bon droit, statué que c’est la norme de la décision correcte qui s’applique quant à l’interprétation du droit québécois en matière d’adoption et à l’effet du jugement de la Cour du Québec — Quant à l’interprétation de la Loi, en particulier de l’application de l’art. 5.1(1) à des adoptions faites par un citoyen assujetti à la législation québécoise, c’est la Cour fédérale, et non l’agente, qui a tranché cette question de droit — Dans ces circonstances, c’est la norme de la décision correcte sur les questions de droit qui s’applique à cette question impliquant la portée de l’art. 5.1(1) — En ce qui a trait à l’art. 5.1(1), l’interprétation de celui-ci démontre que seul l’art 5.1(3) s’applique lorsque le parent adoptif est un citoyen canadien assujetti aux lois du Québec, comme c’était le cas en l’espèce — Quant à l’art. 5.1(3)a) de la Loi, il est évident que lorsqu’un jugement final de la Cour du Québec a été rendu comme en l’espèce 10 ans plus tôt, la tâche du SAI se limite à vérifier si le jugement québécois présenté à l’agent est bien authentique et final et que la cour qui l’a rendu était compétente — En l’espèce, l’agente ne pouvait pas raisonnablement refuser la demande parce que le SAI n’avait pas donné son avis conformément à l’art. 5.1(3)a) — Bien qu’en vertu de l’art. 5.1(3)b) de la Loi, l’appelant puisse déterminer qu’une adoption, par ailleurs légale, est principalement faite dans le but d’obtenir un statut ou privilège relatifs à l’immigration et à la citoyenneté, lorsque, comme c’est le cas ici, l’adoption a été sanctionnée par la Cour du Québec, il faut établir que le jugement de cette Cour fut obtenu suite à une fraude — Pour inférer une intention malveillante, il faut d’abord que les faits sur lesquels le décideur veut appuyer son raisonnement ou sa déduction logique aient été convenablement établis — La Cour fédérale a examiné le dossier du décideur selon la norme de la raisonnabilité requise afin de déterminer s’il existait des preuves qui pouvaient étayer la conclusion du décideur; elle a bien appliqué cette norme — Elle n’a pas erré en concluant que la preuve au dossier ne permettait pas de conclure que l’adoption en l’espèce visait principalement l’obtention d’un statut ou d’un privilège relatifs à l’immigration et la citoyenneté — Par conséquent, la conclusion de l’appelant qu’il y a eu en l’espèce adoption de complaisance n’était tout simplement pas une des issues possibles eu égard au droit et aux faits dans ce dossier — Appel rejeté.
Il s’agissait d’un appel interjeté à l’encontre d’une décision de la Cour fédérale accueillant la demande de contrôle judiciaire de l’intimé et cassant la décision de l’agente de la citoyenneté ayant rejeté la demande de citoyenneté de l’intimé, soumise en vertu de l’article 5.1 de la Loi sur la citoyenneté (la Loi). L’intimé est un orphelin haïtien qui a été adopté par Joseph Dufour, un Canadien ayant travaillé en tant que missionnaire à Haïti. Un jugement accueillant l’adoption a été obtenu d’un tribunal haïtien compétent et l’intimé a finalement accompagné son père adoptif au Canada. La Cour du Québec a reconnu le jugement d’adoption rendu en Haïti et l’intimé a obtenu le statut de résident permanent au Canada. Quelques années plus tard, l’intimé a présenté une demande de citoyenneté canadienne. Entre-temps, l’intimé a été déclaré coupable de diverses infractions au Canada et une mesure de renvoi a été émise contre lui. L’intimé a été informé que sa demande de citoyenneté a été refusée, notamment en raison du non-respect des alinéas 5.1(3)a) et 5.1(3)b) de la Loi. Certains des motifs de l’agente portaient sur le fait que l’adoption ne rencontrait pas les règles établies en Haïti, que l’adoption visait principalement l’acquisition d’un statut au Canada, et qu’il n’y avait aucune confirmation écrite de la part des autorités responsables de l’adoption internationale au Québec (le Secrétariat à l’adoption internationale ou le SAI).
La Cour fédérale a conclu, plus particulièrement, que la norme de la décision correcte s’appliquait étant donné que l’affaire portait sur l’interprétation du droit domestique et étranger en matière d’adoption. La Cour fédérale a également conclu que la décision était déraisonnable parce que, entre autres, dans les circonstances, l’agente ne pouvait mettre en cause la validité du jugement haïtien au regard du droit haïtien et la preuve au dossier ne permettait pas à l’agente de conclure que l’adoption de l’intimé visait principalement l’obtention d’un statut ou d’un privilège relatifs à l’immigration et la citoyenneté.
Il s’agissait principalement de déterminer si la Cour fédérale a erré en décidant que l’interprétation de la Loi devait être révisée selon la norme de la décision correcte; en interprétant mal la Loi en déterminant que la demande d’attribution de citoyenneté de l’intimé devait répondre aussi aux critères imposés au paragraphe 5.1(1) de la Loi alors qu’elle a elle-même interprété la Loi comme ne nécessitant que l’application des exigences du paragraphe 5.1(3); et en indiquant que dans les circonstances, l’exigence d’un certificat du SAI était déraisonnable et que la preuve au dossier ne permettait pas de conclure que l’adoption de l’intimé visait principalement l’obtention d’un statut ou d’un privilège relatifs à l’immigration ou la citoyenneté.
Arrêt : l’appel doit être rejeté.
La Cour fédérale n’a pas appliqué la norme de la décision correcte à l’interprétation de la Loi mais plutôt à l’interprétation par l’agente du droit québécois en matière d’adoption et du droit haïtien en présence d’un jugement haïtien dont l’authenticité n’est pas contestée. Dans le contexte du présent dossier, la Cour fédérale a, à bon droit, statué que c’est la norme de la décision correcte qui s’applique quant à l’interprétation du droit québécois en matière d’adoption et à l’effet du jugement de la Cour du Québec, puisqu’il était clair que le législateur n’avait pas l’intention de laisser ces questions à l’appréciation de l'appelant et de ses agents. La question de l’effet des jugements des cours canadiennes est une question de droit d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et étrangère au domaine d’expertise de l’agente de la citoyenneté qui appelle la norme de la décision correcte. Quant à l’interprétation de la Loi, en particulier l’application du paragraphe 5.1(1) à des adoptions faites par un citoyen assujetti à la législation québécoise, cette question de droit n’a pas été tranchée par l’agente de citoyenneté en cause, mais plutôt par la Cour fédérale. Dans ces circonstances, c’est la norme de contrôle habituelle des appels qui s’applique à cette question impliquant la portée du paragraphe 5.1(1), soit la norme de la décision correcte sur les questions de droit.
Une interprétation textuelle, téléologique et contextuelle du paragraphe 5.1(1) de la Loi démontre cependant que seul le paragraphe 5.1(3) s’applique lorsqu’un enfant est adopté par un citoyen canadien assujetti aux lois du Québec. Outre le libellé même du paragraphe 5.1(1), si le paragraphe 5.1(3) est lu à la lumière du paragraphe 5.1(1), l’alinéa 5.1(3)b) devient redondant, car les alinéas 5.1(1)d) et 5.1(3)b) énoncent tous les deux que l’adoption doit ne pas viser principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège relatifs à l’immigration ou à la citoyenneté. Les débats législatifs entourant la présentation de l’article 5.1 de la Loi appuient aussi cette interprétation. Des commentaires formulés devant le Comité permanent de la citoyenneté et de l’immigration ont suggéré que l’article 5.1 a été rédigé avec l’intention que le paragraphe (1) s’applique à toutes les adoptions par des citoyens canadiens, sauf si le parent adoptif est du Québec. Donc, seul le paragraphe 5.1(3) s’applique lorsque le parent adoptif est un citoyen canadien assujetti aux lois du Québec.
Quant à l’alinéa 5.1(3)a), la Cour a tenu pour acquis que c’était bien cette disposition qui s’appliquait en l’espèce. Bien que cela ait été contraire à la conclusion de la Cour fédérale, l’appelant ne pouvait faire fi de l’exigence stipulée à cet alinéa. Il est évident que lorsqu’un jugement final de la Cour du Québec a été rendu comme en l’espèce dix ans plus tôt, la tâche du SAI se limite à vérifier si le jugement québécois présenté à l’agent est bien authentique et final et que la cour qui l’a rendu était compétente. En effet, l’alinéa 5.1(3)a) n’ouvre pas la porte à l’appelant ni au SAI à la remise en question de la conformité d’une adoption au droit québécois dans un tel cas. Ils sont tous deux liés par la présomption absolue de l’autorité de la chose jugée (article 2848 du Code civil du Québec). L’agente ne pouvait pas raisonnablement refuser la demande parce que le SAI n’avait pas donné son avis conformément à l’alinéa 5.1(3)a). Le Règlement qui s’applique en l’espèce ne laisse aucune place à une autre interprétation. L’intimé avait produit tous les documents requis au soutien de sa demande d’attribution de citoyenneté en vertu du Règlement et des divers outils mis à sa disposition par Citoyenneté et Immigration. Il incombait donc à l’agente de la citoyenneté d’obtenir la confirmation écrite du SAI. Il était tout à fait déraisonnable que l’appelant rejette la demande parce qu’aucune réponse n’a été reçue aux courriels que l’agente a envoyés au SAI. Lorsque l’on considère le peu d’effort qui a été fait pour obtenir une telle réponse, ceci devient encore plus inacceptable. Il était aussi inacceptable que l’agente ait divulgué dans sa lettre au SAI des éléments qui ne sont aucunement pertinents à la question à être déterminée en vertu de l’alinéa 5.1(3)a), telles la criminalité et la mesure de renvoi de l’intimé. Tout portait à croire également que l’agente ne comprenait pas l’effet du jugement de la Cour du Québec en droit québécois. La seule réponse que pouvait donner le SAI à la lumière du jugement de la Cour du Québec était que l’adoption de l’intimé rencontrait les exigences du droit québécois régissant l’adoption. Dans ces circonstances exceptionnelles, devant le refus ou la négligence du SAI de fournir la seule réponse possible, il appartenait à l’agente d’évaluer le dossier à la lumière du jugement final de la Cour du Québec. Un demandeur ne peut être responsable ni puni d’un manque de diligence d’un agent de la citoyenneté ou même du SAI.
En vertu de l’alinéa 5.1(3)b) de la Loi, l’appelant peut déterminer qu’une adoption, par ailleurs légale, est principalement faite dans le but d’obtenir un statut ou privilège relatifs à l’immigration et à la citoyenneté. Toutefois, lorsque, comme c’était le cas en l’espèce, l’adoption a été sanctionnée par la Cour du Québec, il faut établir que le jugement de cette Cour fut obtenu suite à une fraude au système judiciaire. Il s’agit là d’une norme très élevée qui n’a manifestement pas été respectée dans les circonstances du présent dossier. Si une véritable intention de créer une relation père-fils existe et ce, dans le meilleur intérêt de l’enfant mineur, on ne peut normalement conclure que l’adoption vise principalement à créer un statut ou un privilège relatifs à l’immigration ou la citoyenneté. Pour inférer une intention malveillante, il faut d’abord que les faits sur lesquels le décideur veut appuyer son raisonnement ou sa déduction logique aient été convenablement établis. Pour conclure que l’alinéa 5.1(3)b) n’est pas respecté, l’agente ne pouvait donc pas spéculer sur l’intention de l’intimé et de M. Dufour. L’agente n’avait pas de preuves tangibles établissant le fait sur lequel elle s’est fondée pour inférer une intention malveillante à M. Dufour ou pour inférer que le jugement de la Cour du Québec a été obtenu par des moyens frauduleux. Elle n’avait rien de plus qu’une hypothèse. La norme de la raisonnabilité requiert que la Cour examine le dossier du décideur afin de déterminer s’il existait un motif ou des preuves qui puissent étayer la conclusion du décideur. C’est exactement ce que la Cour fédérale a fait et elle a bien appliqué la norme à cet égard. Elle n’a pas erré en concluant que la preuve au dossier ne permettait pas de conclure que l’adoption en l’espèce visait principalement l’obtention d’un statut ou d’un privilège relatifs à l’immigration et la citoyenneté. La conclusion de l’appelant qu’il y a eu ici adoption de complaisance n’était tout simplement pas une des issues possibles eu égard au droit et aux faits dans ce dossier.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch. 64, arts. 581, 2848.
Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46.
Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29, art. 5, 5.1, 28.
Loi sur la Cour suprême, L.R.C. (1985), ch. S-26, art. 58(1)a).
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27.
Projet de loi C-14, Loi modifiant la Loi sur la Citoyenneté (adoption), L.C. 2007, ch. 24.
Règlement sur la Citoyenneté, DORS/93-246, art. 5.5.
JURISPRUDENCE CITÉE
DÉCISION APPLIQUÉE :
Kandola c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 85, [2015] 1 R.C.F. 549.
DÉCISIONS CITÉES :
Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559; Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190; A.Y.S.A. Amateur Youth Soccer Association c. Canada (Agence du revenu), 2007 CSC 42, [2007] 3 R.C.S. 217; Canada 3000 Inc. (Re); Inter-Canadien (1991) Inc. (Syndic de), 2006 CSC 24, [2006] 1 R.C.S. 865; R. c. Morgentaler, [1993] 3 R.C.S. 463.
DOCTRINE CITÉE
Canada. Comité permanent de la citoyenneté et de l’immigration. Témoignages, 39e lég., 1re sess., no 013 (21 juin 2006), en ligne : <http://www.parl.gc.ca/content/hoc/Committee/391/CIMM/Evidence/EV2314630/CIMMEV13-F.PDF>.
Citoyenneté et Immigration Canada. Guide des politiques de citoyenneté (CP). Chapitre CP 14 : Adoptions, en ligne : <http://www.cic.gc.ca/francais/ressources/guides/cp/cp14-fra.pdf>.
Citoyenneté et Immigration Canada. CIT – 0009 Demande de citoyenneté canadienne pour une personne adoptée par un citoyen canadien (après le 14 février 1977) – Partie 1.
Citoyenneté et Immigration Canada. CIT 0014 – Demande de citoyenneté canadienne pour une personne adoptée par un citoyen canadien (le 1er janvier 1947 ou à une date ultérieure) : Partie 2 – Demande de la personne adoptée.
APPEL interjeté à l’encontre d’une décision de la Cour fédérale (2013 CF 340) accueillant la demande de contrôle judiciaire de l’intimé et cassant la décision de l’agente de la citoyenneté ayant rejeté la demande de citoyenneté de l’intimé, soumise en vertu de l’article 5.1 de la Loi sur la citoyenneté. Appel rejeté.
ONT COMPARU
Ian Demers et Charles Junior Jean pour l’appelant.
Alain Vallières pour l’intimé.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Le sous-procureur général du Canada pour l’appelant.
Alain Vallières, Montréal, pour l'intimé.
Voici les motifs du jugement rendus en français par
[1] La juge Gauthier, J.C.A. : Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le ministre) en appelle de la décision du juge Martineau de la Cour fédérale (le juge) [2013 CF 340] accueillant la demande de contrôle judiciaire de Burou Jeanty Dufour (intimé) et cassant la décision de l’agente de la citoyenneté ayant rejeté la demande de citoyenneté de l’intimé, soumise en vertu de l’article 5.1 de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29 (la Loi).
[2] Pour les motifs qui suivent, l’appel devrait être rejeté avec dépens.
A. CONTEXTE
[3] L’intimé est né le 5 juin 1987 en Haïti. Son père biologique est décédé lorsqu’il avait cinq ans. Sa mère biologique est décédée en 2007.
[4] Joseph Dufour (M. Dufour) est un citoyen canadien. Entre 1999 et 2002, M. Dufour, un professeur à la retraite, travaille comme missionnaire laïque et coopérant en Haïti. En enseignant à l’intimé, il fait la connaissance de sa famille. La mère de l’intimé travaille de longues heures et réussit difficilement à nourrir ses trois enfants. Elle souhaite un meilleur avenir pour son fils. L’intimé est perçu comme vulnérable par les enfants du voisinage qui s’en prennent à lui. L’intimé s’est rapidement attaché à M. Dufour, qui lui servait de guide.
[5] Le rapport d’évaluation psychologique, préparé dans le cadre des procédures de la reconnaissance du jugement d’adoption haïtien au Québec, décrit la motivation et les raisons de l’adoptant, M. Dufour, comme suit (D.A.. page 234) :
Avant de partir en mission, [M. Dufour] pensait au diaconat, devenir prêtre. Il a réalisé qu’il accomplirait davantage en mission. Quand Monsieur est allé en Haïti, il ne pensait pas adopter; il allait là pour aider. Des parents lui ont demandé d’adopter des enfants et il s’est dit, pourquoi pas. Il savait que cela lui demanderait un sacrifice mais il était prêt à cela. Il aurait pu profiter d’une retraite calme et dorée. Pour lui, c’est beau le matériel, mais cela ne remplit pas une vie. Il croit davantage aux valeurs morales, à l’amour. Ses enfants ont donné un sens à sa vie.
[…] Cela l’attriste énormément de voir des jeunes enfants dans la misère. Il estime qu’il a les ressources nécessaires pour mettre en place les conditions propices à la création d’une vie familiale et pour donner à des enfants un environnement favorable à leur meilleur développement. Il fera tout ce qu’il faut pour être un bon père pour Burou et Jonathan.
[6] Il convient tout de suite de mentionner que M. Dufour a aussi adopté un deuxième enfant d’une autre famille — Jonathan. Celui-ci est venu au Canada en même temps que l’intimé et dans les mêmes circonstances. Il est maintenant un citoyen canadien.
[7] M. Dufour entreprend les procédures pour l’adoption en Haïti et obtient un jugement du tribunal compétent en la matière le 17 septembre 2001, après que le tribunal se soit assuré que les procédures soient dûment signifiées au « Ministère Public Haïtien » et ait obtenu confirmation que ce dernier n’avait aucune objection à l’adoption. Toutefois, n’ayant pas terminé sa mission, M. Dufour demeure avec l’intimé en Haïti pendant plusieurs mois. Le 18 juin 2002, l’intimé accompagne son père adoptif au Canada pourvu d’un passeport haïtien et d’un visa de visiteur.
[8] Il appert des notes au dossier de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) que ce n’est pas sa première visite au Canada (D.A., page 252). Il convient aussi de noter que le passeport haïtien de l’intimé, émis le 14 janvier 2002, le décrit bien comme Burou Jeanty Dufour. Il est admis que M. Dufour avait d’abord tenté d’obtenir de l’ambassade canadienne en Haïti un formulaire pour obtenir la citoyenneté pour l’intimé et Jonathan. Pour des raisons inconnues de M. Dufour, l’ambassade ne lui a pas fourni de tels formulaires (le dossier a depuis été détruit). C’est alors qu’il obtient les visas de visiteur pour ses fils.
[9] Le 7 octobre 2002, la Cour du Québec reconnaît le jugement d’adoption rendu en Haïti. Tel que prescrit par le droit québécois en vigueur à cette époque, le Directeur de la protection de la jeunesse est mis en cause dans les procédures québécoises, et il ne s’objecte pas à la reconnaissance du jugement haïtien.
[10] Le 19 décembre 2003, l’intimé obtient un certificat de sélection du Québec, indiquant que le gouvernement québécois a effectivement traité sa demande de résidence permanente dans la catégorie « regroupement familial » (D.A., page 288).
[11] À la suite d’une demande faite en février 2003 (D.A., page 270), l’intimé obtient, le 4 février 2004, parrainé par son père adoptif, le statut de résident permanent pour des motifs humanitaires. En 2005, il soumet une demande d’attribution de la citoyenneté en vertu de l’article 5 de la Loi. Cette demande est refusée, car il n’a pas inclus les frais de base et sa demande ne rencontre pas les exigences de résidence de base à ce moment (il rencontrera ces exigences le ou vers le 12 avril 2006).
[12] Le 27 novembre 2009, l’intimé présente une demande de citoyenneté à titre de personne adoptée après 1947 par un citoyen canadien en vertu de l’article 5.1 de la Loi.
[13] Parallèlement aux évènements décrits ci-dessus, entre 2007 et 2010, l’intimé est déclaré coupable de diverses infractions au Code criminel [L.R.C. (1985), ch. C-46] et une mesure de renvoi est émise contre lui. Compte tenu de différentes procédures intentées depuis l’émission de cette mesure, s’il n’obtient pas sa citoyenneté, il sera renvoyé en Haïti sous peu.
[14] Le CIC confirme le 21 juillet 2010 que l’examen de la partie 1 de la demande de l’intimé (vérification que l’adoption a été faite par un citoyen canadien) est complété. Le site Web de CIC indique en juillet 2011 qu’un certificat de citoyenneté avait été expédié à l’intimé le 4 mars 2011. Selon le ministère en cause, il s’agissait là d’une erreur administrative, puisque de fait, le 15 novembre 2011, CIC avise l’intimé que sa demande (partie 2) est toujours en traitement. Le dossier a été envoyé à divers bureaux (Sydney, Ottawa, Montréal) avant d’être finalement acheminé à l’agente qui a rendu la décision au nom du ministre.
B. LA DÉCISION DE L’AGENTE DE CITOYENNETÉ
[15] Le 16 mars 2012, le ministre transmet une lettre avisant l’intimé que sa demande de citoyenneté est refusée. Cette lettre réfère pêle-mêle à diverses constatations faites par l’agente de citoyenneté qui s’est finalement chargée de compléter l’examen de « ce cas ». Dans son mémoire, le ministre soutient qu’il n’y avait en fait que deux motifs justifiant le rejet de la demande, soit le non-respect des alinéas 5.1(3)a) et 5.1(3)b) de la Loi. Toutefois, tel qu’indiqué ci-après dans le cours de mon analyse, il se peut qu’il n’y ait que deux motifs pertinents en vertu de la Loi, mais le fait demeure que l’agente a considéré comme pertinents tous les points soulevés dans sa lettre et que j’ai tenté de regrouper comme suit :
• absence de confirmation écrite du Secrétariat à l’adoption internationale (SAI) tel que requis par l’alinéa 5.1(3)a) de la Loi.
• l’adoption ne rencontrait pas les règles établies en Haïti. Selon la loi haïtienne en vigueur, l’Institut du Bien-Être Social et de Recherches (IBESR) est l’autorité compétente pour traiter de toutes les demandes d’adoption. Les documents au dossier indiquent que M. Dufour, père adoptif, a obtenu « l’autorisation d’adoption et le jugement d’adoption du Bureau des Affaires Sociales et non pas de l’IBESR tel que requis par les autorités haïtienne ».
• compte tenu de faits (notamment, la criminalité) décrits dans la lettre, l’agente conclut que la demande de citoyenneté en vertu du paragraphe 5.1(3) a été faite pour circonvenir la mesure de renvoi prononcée contre l’intimé le 5 mars 2009.
• l’adoption visait principalement l’acquisition d’un statut au Canada contrairement à l’alinéa 5.1(3)b) de la Loi. Il est difficile de discerner ce qui a mené à cette dernière conclusion. Dans son affidavit, l’agente indique que c’est le fait que c’est la mère de l’intimé qui a soulevé la possibilité d’une adoption et que M. Dufour n’a pas déclaré qu’il avait adopté l’intimé en septembre 2001, lorsqu’il a demandé les visas de visiteur pour ses enfants, qui l’ont amenée à cette conclusion . Ces deux constatations sont bien dans la lettre, mais dans des parties différentes du texte. Je note aussi que dans la lettre, tout de suite après cette conclusion, l’agente indique que : « [s]uite au refus de l’ambassade canadienne à Haïti de remettre à votre père adoptif les formulaires nécessaires pour faire une demande de citoyenneté canadienne, vous êtes entré au Canada en tant que visiteur et obtenu le statut de résident permanent sous motifs humanitaires ».
C. DÉCISION DE LA COUR FÉDÉRALE
[16] Le 4 avril 2013, le juge accorde la demande de contrôle judiciaire, casse la décision et ordonne qu’une nouvelle détermination de la demande soit effectuée en tenant compte de la preuve au dossier, du droit applicable et de ses motifs de jugement portant la référence neutre 2013 CF 340.
[17] Au paragraphe 16, le juge traite de la norme de contrôle qu’il a appliquée :
De manière générale, c’est la norme de la décision raisonnable qui s’applique en l’espèce : Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47 [Dunsmuir]; Jardine c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 565 aux para 16-17 [Jardine]. D’un autre côté, l’agent de citoyenneté n’est pas mieux placé que la Cour en révision judiciaire pour interpréter le droit domestique et étranger en matière d’adoption. C’est donc la norme de la décision correcte qui devrait s’appliquer à ce chapitre : Dunsmuir au para 55; (Toronto (Ville) c SCFP, section locale 79, 2003 CSC 63 au para 62; Taylor c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1053 aux para 34-36; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Taylor, 2007 CAF 349 au para 4.
[18] Puis, le juge conclut que la décision est déraisonnable parce que :
i) le caractère authentique du jugement d’adoption et de l’acte de naissance du demandeur en Haïti n’a pas été mis en cause, non plus que la compétence ni la validité du jugement final de la Cour du Québec. Dans de telles circonstances, l’agente ne pouvait mettre en cause la validité du jugement haïtien au regard du droit haïtien (paragraphe 49 des motifs).
ii) De plus, le juge se dit convaincu que le dossier de l’intimé a fait l’objet d’un traitement spécial par CIC, dont le cheminement confirme l’existence d’un malaise des fonctionnaires vis-à-vis de la criminalité du demandeur. Selon le juge « [l]a preuve au dossier démontre que ceux-ci étaient guidés par un résultat : il s’agissait de trouver une raison légale qui permettrait à l’agent de citoyenneté de refuser la demande présentée en 2009 en vertu de l’article 5.1 de la Loi » (paragraphe 50 des motifs).
iii) « Vu les circonstances particulières du présent dossier, la production d’un certificat de conformité de l’adoption au droit québécois, émanant du Secrétariat, n’était pas nécessaire en l’espèce. L’absence de certificat est seulement un prétexte pour refuser d’accorder la demande de citoyenneté » (paragraphe 66 des motifs).
iv) La preuve au dossier ne permettait pas à l’agente de conclure que l’adoption du demandeur visait principalement l’obtention d’un statut ou d’un privilège relatifs à l’immigration et la citoyenneté (paragraphe 71 des motifs).
[19] Le juge ajoute enfin au paragraphe 72 :
La décision contestée est déraisonnable à tous égards. L'agent de citoyenneté n'a pas discrétion pour agir pour un motif détourné ou pour refuser une demande de citoyenneté qui rencontre autrement les conditions de l'article 5.1 de la Loi.
D. LES DISPOSITIONS LÉGISLATIVES PERTINENTES
[20] Le droit pour un enfant adopté à l’étranger par un citoyen ou une citoyenne canadienne de demander la citoyenneté canadienne sur cette seule base a été inclus dans la Loi en 2007. Ce privilège était alors limité aux adoptions faites à partir du 14 février 1977. En avril 2009, le législateur a modifié cette exigence pour permettre à tous lesdits enfants adoptés après 1947 de bénéficier de ce privilège. Les dispositions pertinentes de la Loi et du Règlement sur la Citoyenneté, DORS/93-246 (le Règlement) en vigueur au moment du dépôt de la demande de l’intimé se lisent comme suit :
Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C-29
5.1 (1) Sous réserve du paragraphe (3), le ministre attribue, sur demande, la citoyenneté à la personne adoptée par un citoyen le 1er janvier 1947 ou subséquemment lorsqu’elle était un enfant mineur. L’adoption doit par ailleurs satisfaire aux conditions suivantes : a) elle a été faite dans l’intérêt supérieur de l’enfant; b) elle a créé un véritable lien affectif parent-enfant entre l’adoptant et l’adopté; c) elle a été faite conformément au droit du lieu de l’adoption et du pays de résidence de l’adoptant; d) elle ne visait pas principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège relatifs à l’immigration ou à la citoyenneté. |
Cas de personnes adoptées — mineurs |
(2) Sous réserve du paragraphe (3), le ministre attribue, sur demande, la citoyenneté à la personne adoptée par un citoyen le 1er janvier 1947 ou subséquemment lorsqu’elle était âgée de dix-huit ans ou plus, si les conditions suivantes sont remplies : a) il existait un véritable lien affectif parent-enfant entre l’adoptant et l’adopté avant que celui-ci n’atteigne l’âge de dix-huit ans et au moment de l’adoption; b) l’adoption satisfait aux conditions prévues aux alinéas (1)c) et d). |
Cas de personnes adoptées — adultes |
(3) Le ministre attribue, sur demande, la citoyenneté à toute personne faisant l’objet d’une décision rendue à l’étranger prononçant son adoption, le 1er janvier 1947 ou subséquemment, par un citoyen assujetti à la législation québécoise régissant l’adoption, si les conditions suivantes sont remplies : a) l’autorité du Québec responsable de l’adoption internationale déclare par écrit qu’elle estime l’adoption conforme aux exigences du droit québécois régissant l’adoption; b) l’adoption ne visait pas principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège relatifs à l’immigration ou à la citoyenneté. |
Adoptants du Québec |
Règlement sur la citoyenneté, DORS/93-246
5.5 (1) La demande présentée en vertu du paragraphe 5.1(3) de la Loi relative à une personne qui est âgée de dix-huit ans ou plus à la date de la présentation de la demande doit : a) être faite à l’intention du ministre, selon la formule prescrite, et signée par la personne; b) être déposée, accompagnée des documents prévus au paragraphe (2), auprès du greffier. (2) Pour l’application de l’alinéa (1)b), les documents d’accompagnement sont les suivants : a) le certificat de naissance ou, s’il est impossible de l’obtenir, une autre preuve établissant la date et le lieu de naissance de la personne; b) une preuve établissant : (i) que la décision prononçant l’adoption a été rendue à l’étranger le 1er janvier 1947 ou subséquemment, (ii) qu’un parent de la personne était un citoyen au moment où la décision prononçant l’adoption a été rendue à l’étranger; c) deux photographies de la personne correspondant au format et aux indications figurant dans la formule prescrite en application de l’article 28 de la Loi. |
E. QUESTIONS EN LITIGE
[21] D’abord, le ministre prétend que le juge a erré dans son choix de la norme de contrôle applicable en décidant que l’interprétation de la Loi devait être révisée selon la norme de la décision correcte puisque l’agente de citoyenneté n’était pas mieux placée que la Cour pour l’interpréter (paragraphe 21 du mémoire de l’appelant).
[22] Le ministre soumet aussi que le juge a mal interprété la Loi en déterminant que la demande d’attribution de citoyenneté de l’intimé devait répondre aussi aux critères imposés au paragraphe 5.1(1) de la Loi alors qu’il interprète lui-même la Loi comme ne nécessitant que l’application des exigences du paragraphe 5.1(3).
[23] Selon le ministre, le juge aurait aussi erré en indiquant que dans les circonstances, l’exigence d’un certificat du SAI était déraisonnable et que la preuve au dossier ne permettait pas de conclure que l’adoption de l’intimé visait principalement l’obtention d’un statut ou d’un privilège relatifs à l’immigration ou la citoyenneté.
[24] Après avoir identifié ces diverses erreurs, le ministre demande à la Cour de déterminer si le juge a choisi la bonne norme de contrôle et s’il l’a bien appliquée, particulièrement quant aux conclusions du ministre à l’égard des exigences prévues aux alinéas 5.1(3)a) et b) de la Loi. Ceci est exactement le rôle de cette Cour en appel d’une décision de la Cour fédérale rendue dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire (voir, par exemple, Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559).
F. ANALYSE
1. Norme de contrôle
[25] Lorsque l’on lit le paragraphe 16 des motifs du juge (reproduit au paragraphe 17 ci-dessus) dans son contexte, il devient évident que le juge n’a pas appliqué la norme de la décision correcte à l’interprétation de la Loi mais plutôt à l’interprétation par l’agente du droit québécois en matière d’adoption et du droit haïtien en présence d’un jugement haïtien dont l’authenticité n’est pas contestée.
[26] Dans le contexte du présent dossier, je suis d’accord avec le juge que c’est la norme de la décision correcte qui s’applique quant à l’interprétation du droit québécois en matière d’adoption et à l’effet du jugement de la Cour du Québec, puisqu’il est clair que le législateur n’avait pas l’intention de laisser ces questions à l’appréciation du ministre et de ses agents. La question de l’effet des jugements des cours canadiennes est une question de droit d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et étrangère au domaine d’expertise de l’agente de la citoyenneté qui appelle la norme de la décision correcte : Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 60.
[27] La Cour n’a pas à décider de la norme de contrôle applicable à l’interprétation du droit haïtien en général puisque, dans ce dossier, cette question ne se pose pas. En effet, ici, la Cour du Québec a déjà traité de la validité du jugement haïtien eu égard aux dispositions pertinentes du droit haïtien.
[28] Quant à l’interprétation de la Loi, en particulier de l’application du paragraphe 5.1(1) à des adoptions faites par un citoyen assujetti à la législation québécoise, il convient d’abord de mentionner que les parties s’entendent pour dire que cette question n’est pas très pertinente en l’espèce, puisque les erreurs de l’agente, s’il en est, sont dans l’application du paragraphe 5.1(3). De fait, l’agente ne réfère pas au paragraphe 5.1(1).
[29] Malgré cela, il demeure important de traiter de cette question pour éviter, comme l’indique le ministre, que l’interprétation du juge à cet égard, ne soit adoptée dans le futur. Bien que j’arriverais au même résultat, quelque soit la norme applicable, je souligne que dans cet appel, cette question de droit n’a pas été tranchée par l’agent de citoyenneté en cause, mais plutôt par le juge de la Cour fédérale. Dans ces circonstances, c’est la norme de contrôle habituelle des appels qui s’applique à cette question impliquant la portée du paragraphe 5.1(1), soit la norme de la décision correcte sur les questions de droit. Même si l’agent de citoyenneté avait traité de la question (ce qui n’est pas le cas en l’espèce), notre Cour dans l’arrêt Kandola c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 85, [2015] 1 R.C.F. 549, a récemment conclu que c’est la norme de la décision correcte qui s’appliquerait à une question de droit semblable.
[30] Comme l’indique le juge, c’est la norme de la décision raisonnable qui s’applique aux questions de fait et aux questions mixtes de fait et de droit comme celle de déterminer s’il y a eu adoption de complaisance contrairement à l’alinéa 5.1(3)b).
2. Paragraphe 5.1(1) de la Loi
[31] Dans son analyse du cadre législatif applicable, le juge déclare (au paragraphe 24) :
Puisque les alinéas 5.1(3)a) et b) de la Loi doivent être lus en corrélation avec le paragraphe 5.1(1) de la Loi, le cas échéant, l’agent de citoyenneté doit notamment être satisfait que l’adoption est conforme au droit du lieu d’adoption et du pays de résidence de l’adoptant, incluant le droit en vigueur dans la province de Québec, et que l’adoption ne visait pas principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège relatifs à l’immigration ou à la citoyenneté.
[32] Une interprétation textuelle, téléologique et contextuelle de l’article démontre cependant que seul le paragraphe 5.1(3) s’applique lorsqu’un enfant est adopté par un citoyen canadien assujetti aux lois du Québec.
[33] Outre le libellé même du paragraphe 5.1(1), qui commence en énonçant « sous réserve [du paragraphe] (3) », si le paragraphe 5.1(3) est lu à la lumière du paragraphe 5.1(1), l’alinéa 5.1(3)b) devient redondant, car les alinéas 5.1(1)d) et 5.1(3)b) énoncent tous les deux que l’adoption doit « ne [pas viser] principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège relatifs à l’immigration ou à la citoyenneté ».
[34] Les débats législatifs entourant la présentation de l’article 5.1 de la Loi supportent aussi cette interprétation. Bien que cela ne soit pas toujours le cas, le Hansard peut parfois offrir des éléments de preuve pertinents pour dégager l’intention du législateur (A.Y.S.A. Amateur Youth Soccer Association c. Canada (Agence du revenu), 2007 CSC 42, [2007] 3 R.C.S. 217, au paragraphe 12; Canada 3000 Inc. (Re); Inter-Canadien (1991) Inc. (Syndic de), 2006 CSC 24, [2006] 1 R.C.S. 865, au paragraphe 57; R. c. Morgentaler, [1993] 3 R.C.S. 463, à la page 484).
[35] En l’espèce, les débats entourant l’adoption de l’article 5.1 me convainquent que le paragraphe 5.1(3) doit être lu et interprété sans recours à celui-là. Lorsque le projet de loi C-14 [Loi modifiant la Loi sur la Citoyenneté (adoption), L.C. 2007, ch. 24] était à l’étude devant le Comité permanent de la citoyenneté et de l’immigration [CIMM], la représentante du Bloc Québécois, Mme Meili Faille, a proposé un amendement au paragraphe 5.1(3) afin de toute évidence d’éliminer l’alinéa 5.1(3)b) visant le Québec et qui lui apparaissait redondant vu l’alinéa 5.1(1)d) qui traitait déjà des adoptions de complaisance (CIMM, 39e lég., 1re sess., no 013 (le 21 juin 2006), page 8). En réponse à cette proposition d’amendement, M. Mark Davidson, le directeur du ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration, a cependant indiqué que l’énoncé de l’alinéa 5.1(3)b), visant le Québec, avait été intentionnellement repris, précisément en vue d’une application aux enfants adoptés par des citoyens canadiens assujettis aux lois du Québec. Voici ses explications (CIMM, Témoignages, 39e lég., 1re sess., no 013 (21 juin 2006), page 8) :
Dans le cadre de l’élaboration du projet de loi C-14, nous avons assez largement consulté tous les gouvernements provinciaux, et notamment celui du Québec, lors de la rédaction de cet article en particulier. Le projet de loi C-14, tel que rédigé, comporterait une garantie pour veiller à ce que les adoptions de complaisance ne soient pas autorisées. L’amendement supprimerait cette garantie dans les cas d’enfants adoptés par des résidents du Québec.
La province de Québec nous a clairement indiqué qu’elle appuie la nécessité de protéger contre les adoptions de complaisance et qu’elle serait en faveur du projet de loi C-14 dans son libellé original.
[…]
[…] Cette disposition est reprise dans l’alinéa 5.1(1)d), où il est question d’adoptions de complaisance et autres. Cet article ne laisse donc pas entendre qu’il y a davantage de problèmes d’adoption de complaisance dans le cas de personnes destinées au Québec plutôt qu’à une autre province. Il s’agit d’un problème qui existe à l’échelle du pays, et c’est pourquoi il importe de prévoir des mesures de protection quelle que soit la province à laquelle la personne est destinée, ainsi que dans le cas de Canadiens qui sont résidents étrangers et qui ne vont pas revenir au Canada, auquel cas les provinces n’ont aucun rôle à jouer. [Je souligne.]
Ces commentaires suggèrent que l’article 5.1 a été rédigé avec l’intention que le paragraphe (1) s’applique à toutes les adoptions par des citoyens canadiens, sauf si le parent adoptif est du Québec. Donc, seul le paragraphe (3) s’applique lorsque le parent adoptif est un citoyen canadien assujetti aux lois du Québec.
3. Alinéa 5.1(3)a) — déclaration écrite du SAI
[36] Comme les parties n’ont pas eu l’occasion de discuter pleinement de la question à savoir si le paragraphe 5.1(3) s’applique à tous les cas d’adoption par un citoyen domicilié au Québec, la Cour n’a pas à décider de l’application générale du paragraphe 5.1(3).
[37] Pour les fins du présent dossier, je tiendrai pour acquis, sans le décider, que tel que plaidé par les deux parties, c’est bien cette disposition qui s’applique en l’espèce.
[38] Il est clair selon moi, bien que cela soit contraire à la conclusion du juge, que le ministre ne peut faire fi de l’exigence stipulée à l’alinéa 5.1(3)a) de la Loi. Il ne fait aucun doute non plus que l’autorité responsable de l’adoption internationale au sens de cet alinéa, à l’époque pertinente, est bien le SAI.
[39] Ceci dit, il est évident que lorsqu’un jugement final de la Cour du Québec, une cour compétente en la matière, a été rendu comme en l’espèce 10 ans plus tôt, la tâche du SAI est simple. Elle se limite à vérifier si le jugement québécois présenté à l’agent est bien authentique et final et que la cour qui l’a rendu était compétente.
[40] En effet, l’alinéa 5.1(3)a) n’ouvre pas la porte au ministre ni au SAI à la remise en question de la conformité d’une adoption au droit québécois dans un tel cas. Ils sont tous deux liés par la présomption absolue de l’autorité de la chose jugée (article 2848 du Code civil du Québec [L.Q. 1991, ch. 64] (C.c.Q.)).
[41] Mais, cette conclusion ne règle pas la question devant nous. L’agente pouvait-elle raisonnablement refuser la demande parce que le SAI n’avait pas donné son avis conformément au paragraphe 5.1(3)a)? Selon moi, la réponse est clairement non.
[42] En effet, le Règlement qui s’applique en l’espèce ne laisse aucune place à une autre interprétation. Aux termes de l’article 5.5 du Règlement, l’intimé devait déposer sa demande accompagnée des documents prévus au paragraphe (2) soit :
i) Son certificat de naissance ou toute autre preuve établissant la date et le lieu de sa naissance;
ii) Une preuve établissant que la décision prononçant l’adoption a été rendue à l’étranger après le 1er janvier 1947 et que son père était un citoyen canadien au moment où la décision prononçant l’adoption a été rendue à l’étranger;
iii) Deux photographies selon la forme prescrite.
[43] Le ministre a prescrit, en vertu de l’article 28 de la Loi, le formulaire à être utilisé, et CIC offre d’ailleurs une trousse pour aider les demandeurs à remplir tous les formulaires prescrits.
[44] Deux guides officiels publiés par CIC, CIT 0009 – Demande de citoyenneté canadienne pour une personne adoptée par un citoyen canadien (après le 14 février 1977) – Partie 1 et CIT 0014 – Demande de citoyenneté canadienne pour une personne adoptée par un citoyen canadien (le 1er janvier 1947 ou à une date ultérieure) : Partie 2 – Demande de la personne adoptée, traitent de la façon de présenter une demande comme celle de l’intimé. Pour les adoptions au Québec, qui nous intéressent particulièrement, on y indique dans le guide CIT 0014 (D.A., page 386) :
4. Documents d’adoption pour les adoptions au Québec
Si l’adoption a été menée à terme par la Cour du Québec, veuillez fournir un (1) des documents suivants :
o Jugement d’adoption,
o Jugement sur requête en adoption,
o Reconnaissance de jugement d’adoption,
o Certificat d’inscription d’adoption,
o Attestation d’adoption,
o Lettre d’attestation d’adoption.
Format : Copie certifiée conforme – la copie doit être claire et lisible.
[45] Dans le Guide de Citoyenneté et Immigration Canada [Guide des politiques de citoyenneté (CP)], chapitre CP 14 intitulé « Adoptions », à la section 13 intitulée « Adoptions du Québec - L5.1(3) » (ci-après, le guide CP14), on dit aussi clairement que « les autorités québécoises avisent CIC, par écrit, que l’adoption est conforme aux exigences de la législation québécoise concernant l’adoption » (non souligné dans l’original) (page 39 de 81, onglet 44 du cahier conjoint des autorités).
[46] L’intimé avait donc produit tous les documents requis au soutien de sa demande d’attribution de citoyenneté en vertu du Règlement et des divers outils mis à sa disposition par CIC. Il incombait donc à l’agente de la citoyenneté d’obtenir la confirmation écrite du SAI.
[47] Il était tout à fait déraisonnable que le ministre rejette la demande parce qu’aucune réponse n’a été reçue aux courriels que l’agente a envoyés au SAI. Lorsque l’on considère le peu d’effort qui a été fait pour obtenir une telle réponse, ceci devient encore plus inacceptable. L’agente n’a fait aucun appel et n’a aucunement tenté de communiquer à un niveau supérieur, afin d’obtenir une réponse à ses courriels en temps utile. On ne sait même pas si l’adresse utilisée a bien été vérifiée et si lesdits courriels ont bien été reçus.
[48] Je note, par ailleurs, qu’il est aussi inacceptable que l’agente divulgue dans sa lettre au SAI des éléments qui ne sont aucunement pertinents à la question à être déterminée en vertu de l’alinéa 5.1(3)a), telle la criminalité et la mesure de renvoi. Ceci est particulièrement troublant lorsqu’on a déjà dû souligner dans ce dossier qu’il ne fallait pas prendre en considération ces faits dans l’examen de la demande lorsqu’une personne impliquée avait exprimé son malaise à accorder la citoyenneté dans ces circonstances avant le renvoi du dossier à l’agente de la section du règlement du cas à Ottawa (D.A., page 193).
[49] Il est aussi difficile de comprendre pourquoi l’agente commence sa communication au SAI par : « [n]ous ne sommes pas convaincus que l’adoption a été faite selon les règles du SAI » et termine celle-ci en disant : « En raison du délai accordé par la cour, serait-il possible de nous confirmer, d’ici le 18 janvier 2012, si l’adoption rencontre les règles du SAI. Dans le cas contraire, si celle-ci ne rencontre pas les règles du SAI, malgré un jugement de la Cour du Québec, quelles seraient les prochaines étapes? » (mon souligné) (D.A., pages 128 et 129). Tout porte à croire que l’agente ne comprenait pas l’effet du jugement de la Cour du Québec en droit québécois.
[50] En effet, la seule réponse que pouvait donner le SAI à la lumière du jugement de la Cour du Québec était que l’adoption de l’intimé rencontrait les exigences du droit québécois régissant l’adoption. Dans ces circonstances exceptionnelles, devant le refus ou la négligence du SAI de fournir la seule réponse possible, il appartenait à l’agente d’évaluer le dossier à la lumière du jugement final de la Cour du Québec.
[51] Un demandeur ne peut être responsable ni puni d’un manque de diligence d’un agent de la citoyenneté ou même du SAI.
4. Alinéa 5.1(3)b) — adoption de complaisance
[52] En vertu de l’alinéa 5.1(3)b) de la Loi, le ministre peut déterminer qu’une adoption, par ailleurs légale, est principalement faite dans le but d’obtenir un statut ou privilège relatifs à l’immigration et à la citoyenneté. Toutefois, les agents qui agissent en son nom doivent accorder le poids approprié aux décisions judiciaires, s’il en est. Lorsque, comme c’est le cas ici, l’adoption a été sanctionnée par la Cour du Québec, il faut établir que le jugement de cette Cour fut obtenu suite à une fraude au système judiciaire. Il s’agit là d’une norme très élevée qui n’est manifestement pas rencontrée dans les circonstances du présent dossier.
[53] Ceci est d’autant plus important lorsque l’on considère que le législateur a tenu à faciliter l’obtention de la citoyenneté canadienne aux enfants adoptés à l’étranger par un citoyen ou une citoyenne canadienne. Il minimise ainsi la distinction entre ceux-ci et les enfants biologiques de citoyens canadiens nés à l’étranger.
[54] Normalement, l’adoption d’un enfant à l’étranger implique en soi l’intention d’obtenir un statut ou privilège relatifs à l’immigration et la citoyenneté puisque rares sont les cas où le parent canadien adopte sans avoir l’intention de revenir vivre au Canada avec le nouvel enfant immédiatement ou à moyen terme.
[55] Une adoption de complaisance ne vise que la situation où les parties (l’adopté ou l’adoptant) n’ont pas une véritable intention de créer un lien de filiation. C’est celle où la réalité ne correspond pas aux apparences. C’est un stratagème dont le but est de contourner les exigences de la Loi ou de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27.
[56] Si une véritable intention de créer une relation père-fils existe et ce, dans le meilleur intérêt de l’enfant mineur, on ne peut normalement conclure que l’adoption vise principalement à créer un statut ou un privilège relatif à l’immigration ou la citoyenneté.
[57] Même dans les cas où il n’y a pas de jugement d’une cour canadienne sanctionnant le caractère légitime de l’adoption, il faut des preuves claires à l’effet qu’il s’agit d’une adoption de complaisance. C’est pour cette raison que les circonstances pertinentes à considérer énumérées à la section 11.10 du guide CP14 (liste non-exhaustive) indiquent au décideur qu’il doit prendre en compte un ensemble de considérations contemporaines à l’adoption de même que la situation de l’enfant avant et après l’adoption et ce, même si l’intention recherchée est celle des parties au moment de l’adoption. En effet, comme l’indique ledit guide, ce sont tous les facteurs pris ensemble qui permettent au décideur de conclure que les parties avaient une intention particulière contraire à l’alinéa 5.1(3)b) au moment de l’adoption. Il est étonnant de noter par ailleurs que l’agente en l’espèce ne réfère jamais à ces critères dans son analyse et dans son affidavit, et que la section 11.10 du guide CP14 ne fait pas partie des extraits de guides produits dans le dossier d’appel (voir pièce B à l’affidavit de Nicole Campbell (pages 77 et suivantes du D.A.) et particulièrement, pages 321 et 322 du D.A.).
[58] Il est rare d’avoir une preuve directe qu’une des parties voulait frauder l’autre ou que les deux parties visaient principalement à obtenir un statut ou privilège relatifs à l’immigration sur la base d’une relation familiale qui ne correspond pas à la réalité de leur situation. Certes, on peut imaginer des scénarios tel, par exemple, le cas où une ou les deux parties étaient membre(s) ou avai(en)t utilisé un réseau dont l’objectif est de fournir un statut ou un privilège relatifs à l’immigration ou la citoyenneté à l’étranger.
[59] Dans la grande majorité des cas, le décideur administratif doit inférer l’intention malveillante de l’ensemble des circonstances pertinentes.
[60] Pour inférer une intention, il faut d’abord que les faits sur lesquels on veut appuyer son raisonnement ou sa déduction logique aient été convenablement établis. On ne peut inférer une intention d’un fait qui n’est rien d’autre qu’une hypothèse parmi d’autres, car une telle approche relève de la pure spéculation, plutôt que d’un raisonnement logique.
[61] Pour conclure que l’alinéa 5.1(3)b) n’est pas respecté, l’agente ne pouvait donc pas spéculer sur l’intention de l’intimé et M. Dufour.
[62] Prenons donc l’exemple des visas de visiteur obtenus par M. Dufour pour ses deux fils. L’agente dit que M. Dufour n’a pas déclaré l’adoption dans sa demande pour l’obtention de visas (D.A., page 128). Elle se sert de ce fait pour inférer que son intention était principalement d’obtenir un statut pour l’intimé, plutôt que de créer une véritable relation père-fils qui vivraient ensemble au Québec.
[63] En examinant le dossier, on remarque tout de suite que ce fait — ne pas déclarer l’adoption — est loin d’être établi puisque le dossier concernant la demande de visa a été détruit. Il ne reste que quelques notes ambigües dans la banque de données. Celle-ci confirme que M. Dufour a bien identifié que le visa était demandé pour « Dufour, Burou Jeanty » dont le nom apparaît sous les mots : « Family members » (D.A., page 252).
[64] L’agent de visa note aussi qu’une lettre des parents fut soumise (D.A., page 252). Comme le père de l’intimé était décédé depuis plusieurs années, ou bien l’agent a erré en écrivant le mot « parents » au pluriel ou bien il traitait des visas de l’intimé et de Jonathan en même temps et réfère aux parents des deux enfants, soit la mère biologique de l’intimé et le père biologique de Jonathan. Dans les deux cas, on ne sait pas si la relation entre l’intimé et/ou Jonathan et M. Dufour est expliquée dans cette lettre. Il n’est pas clair non plus si une telle lettre était requise à l’époque lorsqu’un enfant adopté n’était pas orphelin de père et de mère.
[65] Il n’y a aucune preuve ou mention au dossier indiquant qu’en 2002 aucun visa de visiteur ne pouvait être émis à un enfant adopté par un citoyen canadien résidant alors à l’étranger. L’agent de visa se dit satisfait que l’intimé et M. Dufour avaient fait des voyages similaires dans le passé. N’est-il pas aussi possible et logique de penser que M. Dufour avait bien déclaré sa relation et que l’agent comprenait que ces voyages visaient à régulariser le statut des enfants au Québec?
[66] De plus, compte tenu des circonstances, est-il probable qu’un agent de visa ait simplement ignoré le fait que les deux (possiblement les trois) voyageurs portaient le même nom de famille - Dufour, alors que le ou les parent(s) biologique(s) en portai(en)t un autre? Il est possible que l’agente n’aurait pas elle-même émis de visa dans ces circonstances, mais cela n’est pas une preuve tangible que M. Dufour a omis de déclarer sa relation avec l’intimé.
[67] Ces simples questions illustrent que l’agente n’avait pas de preuves tangibles établissant le fait sur lequel elle se fonde pour inférer une intention malveillante à M. Dufour ou pour inférer que le jugement de la Cour du Québec a été obtenu par des moyens frauduleux. Elle n’avait rien de plus qu’une hypothèse. En fait comme l’agente elle-même le souligne le 6 décembre 2011 : « il n’y a pas d’indication que l’agent était au courant que Joseph Dufour avait adopté Burou » (D.A., page 128) et rien de plus.
[68] Il convient d’examiner un autre exemple de spéculation inacceptable. L’agente, dans son évaluation de la demande (D.A., pages 104 et suivantes), indique dans son analyse relative à l’intention de M. Dufour : « [d]e plus, la mission à Haïti ne reconnaissait pas l’autorisation d’adoption et le jugement d’adoption du bureau des Affaires sociales, puisqu’ils ont refusé de leur remettre les formulaires nécessaires pour la citoyenneté canadienne ».
[69] Non seulement n’existait-il aucun dossier en Haïti à cet égard, mais ce qui me semble plus sérieux c’est que l’agente ne semble pas avoir tenu compte ou même réalisé qu’en 2002, un enfant adopté à l’étranger, même dans le plus grand respect du droit haïtien, n’avait pas le droit de demander la citoyenneté canadienne sur cette base. Pourquoi la mission haïtienne aurait-elle pu remettre de tels formulaires à M. Dufour? Encore là, cette constatation de l’agente est purement spéculative.
[70] La norme de la raisonnabilité requiert que la Cour examine le dossier du décideur afin de déterminer s’il existait un motif ou des preuves qui puissent étayer la conclusion du décideur. C’est exactement ce que le juge fait aux paragraphes 67 à 71 de ses motifs. Selon moi, le juge a bien appliqué la norme à cet égard. Il n’a pas erré en concluant (au paragraphe 71) :
En l’espèce, la preuve au dossier ne permet pas de conclure que l’adoption […] d’un statut ou d’un privilège relatifs à l’immigration ou la citoyenneté.
[71] De fait, après une étude assez poussée, la conclusion du ministre qu’il y a eu ici adoption de complaisance n’est tout simplement pas une des issues possibles eu égard au droit et aux faits dans ce dossier.
5. Autres considérations non-pertinentes
[72] Comme je l’ai déjà indiqué, l’agente a contacté la mission canadienne en Haïti pour « authentifier le jugement d’adoption » haïtien (D.A., page 146).
[73] À cet égard, notons d’abord qu’elle ne semble pas avoir pris en compte le fait que la Cour du Québec avait déjà, de façon concluante, examiné les dispositions pertinentes du droit haïtien et déclaré que « les règles concernant le consentement à l’adoption d’un enfant et de son admissibilité à l’adoption ont été suivies » (D.A., page 171). Une fois reconnu par la Cour du Québec, le jugement haïtien produit les mêmes effets qu’un jugement d’adoption rendu au Québec à compter du prononcé du jugement d’adoption rendu en Haïti (article 581 C.c.Q.).
[74] Ensuite, bien que son interlocutrice à la mission d’Haïti soulève, il est vrai, la question du rôle que joue normalement l’IBESR, elle conclut qu’il lui est impossible de confirmer la légalité de l’adoption sans examiner plus de documents (D.A., page 132).
[75] Sur la base de cette preuve, l’agente conclut « que cette adoption ne rencontrait pas les règles établies en Haïti » (D.A., page 101).
[76] Il est évident que cette conclusion n’est pas étayée par la preuve au dossier, et si elle est pertinente (par exemple, dans le cadre de la section 11.10 du guide CP14, elle est tout à fait déraisonnable.
[77] Finalement, à l’audience, le ministre a reconnu qu’en vertu de la Loi, l’émission de la mesure de renvoi ou la criminalité qui a mené à l’émission d’une telle mesure ne sont pas pertinentes à l’analyse que l’agente était chargée de faire en vertu du paragraphe 5.1(3) de la Loi. Pourtant, comme je l’ai dit, non seulement l’agente réfère à l’intention de contourner l’effet de la mesure de renvoi dans la décision, mais elle traite de ces sujets longuement dans son évaluation et réfère au renvoi dans sa conclusion/ses recommandations (voir D.A., pages 104 et suivantes). Le ministre soumet que malgré cela, l’agente n’a pas vraiment tenu compte de ces éléments simplement parce qu’elle termine son évaluation en disant : « [à] noter que le fait que M. Dufour ait un casier judiciaire, n’a aucun impact sur la décision de sa demande de citoyenneté canadienne. Bien que cela n’influence pas ma décision et que je conclus que M. Dufour ne rencontre pas les exigences de l’article 5.1(3) de la Loi sur la citoyenneté » (D.A., page 108). Cet argument laisse perplexe.
G. CONCLUSION
[78] Selon moi, l’appel devrait être rejeté avec dépens. Compte tenu des circonstances particulières de ce dossier, le ministre s’est engagé dans une lettre transmise à la Cour le 22 janvier 2014, sous réserve du dépôt d’une demande d’autorisation à la Cour suprême par l’une ou l’autre des parties, à rendre une nouvelle décision sur la demande de citoyenneté de l’intimé au plus tard 14 jours après l’expiration du délai pour déposer et signifier une demande d’autorisation d’appel prévu à l’alinéa 58(1)a) de la Loi sur la Cour suprême, L.R.C. (1985), ch. S-26.
[79] De plus, le cas échéant, l’Agence des services frontaliers du Canada s’est engagée à ne pas exécuter la mesure de renvoi tant qu’une nouvelle décision sur la demande de citoyenneté n’aura pas été rendue.
[80] En l’absence d’un appel, la nouvelle décision devra donc être rendue dans le délai mentionné ci-dessus. L’agent devra tenter d’obtenir une déclaration écrite du SAI. Toutefois, si celle-ci ne peut être obtenue dans le délai imparti, la décision devra être prise sur la base du dossier tel que présentement constitué et en tenant compte des présents motifs.
La juge Trudel, j.c.a. : Je suis d’accord.
Le juge Mainville, j.c.a. : Je suis d’accord.