[2014] 4 R.C.F. 97
A-49-13
2014 CAF 101
Sa Majesté la Reine, représentée par le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien et le Procureur général du Canada (appelants)
c.
Harry Daniels, Gabriel Daniels, Leah Gardner, Terry Joudrey et
le Congrès des peuples autochtones (intimés)
et
Procureur général de l’Alberta, Metis Settlements General Council, Gift Lake Metis Settlement, Ralliement national des Métis, Manitoba Metis Federation et Métis Nation of Ontario (intervenants)
Répertorié : Daniels c. Canada (Affaires indiennes et du Nord canadien)
Cour d’appel fédérale, juges Noël, Dawson et Trudel, J.C.A.—Ottawa, 29 et 30 octobre 2013 et 17 avril 2014.
Peuples autochtones — Métis et Indiens non inscrits — Appel d’une décision de la Cour fédérale déclarant que les Métis et les Indiens non inscrits sont des « Indiens » au sens de l’art. 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867 — Appel incident à l’encontre de la décision de la Cour fédérale de ne pas prononcer deux autres jugements déclaratoires — Il s’agissait de savoir si le gouvernement fédéral a compétence à l’égard des Métis et des Indiens non inscrits au titre de l’art. 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867 — La Cour fédérale n’a commis aucune erreur susceptible de contrôle dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire de prononcer un jugement déclaratoire à l’égard des Métis — Le jugement déclaratoire prononcé par la Cour fédérale n’était pas dépourvu d’utilité — Cependant, la Cour fédérale a commis une erreur en prononçant le jugement déclaratoire concernant les Indiens non inscrits — Un tel jugement aurait été redondant et dépourvu d’utilité pratique puisque les Indiens non inscrits sont inclus dans l’art. 91(24) — La Cour fédérale n’a pas adopté une définition de Métis qui va à l’encontre de l’histoire ainsi que des précédents de la Cour suprême du Canada — La Cour fédérale a reconnu les Métis comme étant un peuple autochtone distinct — De nombreux éléments de preuve appuient la thèse selon laquelle les Métis étaient considérés comme étant inclus dans l’art. 91(24) à l’époque de la Confédération — La Cour fédérale n’a pas commis d’erreur en refusant de déclarer que la Couronne fédérale avait une obligation fiduciaire envers les Métis et les Indiens non inscrits — Un tel jugement déclaratoire rendu dans l’abstrait serait inutile — C’est à bon droit que la Cour fédérale a refusé de prononcer le troisième jugement déclaratoire — Appel accueilli en partie; appel incident rejeté.
Droit constitutionnel — Partage des pouvoirs — La Cour fédérale a déclaré que les Métis et les Indiens non inscrits sont des « Indiens » au sens de l’art. 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867 — Ce jugement déclaratoire ne crée pas d’incertitude au sujet des compétences respectives du Parlement et des législatures provinciales — Le pouvoir d’un ordre de gouvernement de légiférer sur un aspect d’une matière n’enlève rien au pouvoir de l’autre ordre de gouvernement de régir un autre aspect relevant de sa compétence.
Interprétation des lois — La Cour fédérale a déclaré que les Métis et les Indiens non inscrits sont des « Indiens » au sens de l’art. 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867 — La Cour fédérale n’a pas omis de suivre l’approche prescrite par la Cour suprême du Canada quant à l’analyse constitutionnelle — Les prétentions des appelants reposaient sur l’idée que la Cour fédérale a appliqué l’approche évolutive à l’exercice d’interprétation — La Cour fédérale a, en réalité, appliqué l’approche téléologique — De nombreux éléments de preuve appuient la thèse selon laquelle les Métis étaient considérés comme étant inclus dans l’art. 91(24) à l’époque de la Confédération — Une interprétation évolutive n’était donc pas nécessaire, et le juge n’a pas commis d’erreur en omettant de traiter des changements sociaux qui sous-tendraient une telle interprétation.
Il s’agissait d’un appel interjeté à l’encontre d’une décision de la Cour fédérale qui a déclaré que « les personnes qui sont des Métis et des Indiens non inscrits, tel que décrit dans les motifs du jugement, sont des "Indiens" au sens de l’expression "Indiens et les terres réservées pour les Indiens" qui figure au paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867 ».
Les appelants ont interjeté appel de ce jugement déclaratoire alors que les intimés ont interjeté un appel incident à l’encontre de la décision de la Cour fédérale de ne pas prononcer deux autres jugements déclaratoires : i) que la Couronne du chef du Canada a une obligation fiduciaire envers les Métis et les Indiens non inscrits, en tant que peuples autochtones (deuxième jugement déclaratoire); ii) que les Métis et les Indiens non inscrits du Canada ont droit à des consultations et négociations de bonne foi avec le gouvernement fédéral sur une base collective (troisième jugement déclaratoire).
Les quatre intimés individuels ont demandé à la Cour de déterminer si c’était le Canada ou les provinces qui avaient compétence à l’égard des Métis et des Indiens non inscrits.
La question principale était de savoir si le gouvernement fédéral a compétence à l’égard des Métis et des Indiens non inscrits au titre du paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867. Plus précisément, les questions à trancher ont été formulées de la façon suivante : 1) La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur en prononçant le jugement déclaratoire concernant les Métis? 2) La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur en prononçant le jugement déclaratoire concernant les Indiens non inscrits? 3) La déclaration relative aux Métis était-elle erronée en fait et en droit? 4) La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur en refusant de prononcer les deuxième et troisième jugements déclaratoires?
Arrêt : l’appel doit être accueilli en partie; l’appel incident doit être rejeté.
La Cour fédérale n’a commis aucune erreur susceptible de contrôle dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire de prononcer un jugement déclaratoire à l’égard des Métis. Le jugement déclaratoire que la Cour fédérale a émis n’était pas dépourvu d’utilité. Il découle de l’arrêt Manitoba Metis Federation Inc. c. Canada (Procureur général) que, sur le plan juridique, une contestation quant à la validité constitutionnelle d’une législation actuelle ou proposée n’est pas une condition préalable au prononcé d’un jugement déclaratoire. Dans la même veine, un jugement déclaratoire n’est pas dépourvu d’utilité pratique pour la simple raison qu’il ne crée pas une obligation exécutoire d’adopter une loi. L’argument selon lequel le jugement déclaratoire était dépourvu d’utilité pratique a été contredit par les conclusions de fait tirées par la Cour fédérale, tout comme l’a été l’affirmation selon laquelle le gouvernement fédéral a compétence pour étendre ses programmes et ses ressources aux Métis au titre du pouvoir fédéral de dépenser. L’incertitude entourant la compétence constitutionnelle a entraîné des litiges entre le gouvernement fédéral et les provinces qui ont privé les Métis de nombreux programmes et services nécessaires. En dernier lieu, les intimés revendiquaient davantage que des programmes ou des services au titre du pouvoir fédéral de dépenser.
La Cour fédérale a cependant commis une erreur en prononçant le jugement déclaratoire concernant les Indiens non inscrits. Contrairement aux Métis, qui sont un peuple autochtone distinct, il est convenu que les Indiens non inscrits sont, de manière générale, des Indiens n’ayant pas de statut au titre de la Loi sur les Indiens. Le procureur des appelants a admis que le groupe des Indiens non inscrits est composé de personnes qui pourraient obtenir un statut en vertu d’une loi fédérale, dans la mesure où la loi en question n’outrepasse pas les limites du paragraphe 91(24). Cette définition entraîne nécessairement l’inclusion des Indiens non inscrits dans ce chef de compétence. Une personne qui se voit accorder le statut d’Indien en vertu du paragraphe 91(24) est nécessairement un Indien au sens de cette disposition. Partant, un jugement déclarant que sont Indiens les Indiens non inscrits admissibles au statut d’Indien au titre du paragraphe 91(24) aurait été redondant et dépourvu d’utilité pratique. Il n’aurait pas été convenable non plus de prononcer un jugement déclaratoire précisant qui peut être considéré comme un Indien bien que la Loi sur les Indiens lui soit inapplicable, car les raisons pour lesquelles des personnes sont privées du statut d’Indien sont complexes, variées et souvent indépendantes les unes des autres.
La déclaration relative aux Métis était fondée en fait et en droit :
1) La Cour fédérale n’a pas adopté une définition de Métis qui va à l’encontre de l’histoire ainsi que des précédents de la Cour suprême du Canada. La Cour fédérale a conclu, aux fins des jugements déclaratoires sollicités, que les Métis pouvaient être décrits comme « un groupe d’Autochtones ayant maintenu une forte affinité avec leur patrimoine indien, sans toutefois être des Indiens inscrits. Leur "quiddité indienne" reposait sur l’auto-identification et la reconnaissance par le groupe ». Bien que la définition ait posé problème, car elle manquait de clarté et se prêtait à au moins trois interprétations, selon une interprétation raisonnable, la Cour fédérale n’avait pas l’intention d’assimiler « patrimoine indien » à « patrimoine des Premières Nations ». La Cour fédérale entendait plutôt, par « patrimoine indien », la quiddité autochtone ou le patrimoine autochtone. La Cour fédérale considérait les Métis comme un groupe de personnes autochtones qui maintiennent une forte affinité avec leur patrimoine autochtone ou leur quiddité autochtone, sans toutefois être des Indiens inscrits. Le patrimoine autochtone ou la quiddité autochtone des Métis repose sur l’auto-identification et la reconnaissance par le groupe à titre de Métis, et non de membres d’une Première Nation. La Cour fédérale a reconnu les Métis comme étant un peuple distinct. Le concept de Métis dégagé par la Cour fédérale, lorsque correctement interprété, n’allait donc pas à l’encontre des faits historiques ou des arrêts R. c. Powley; Alberta (Affaires autochtones et Développement du Nord) c. Cunningham ou Manitoba Metis Federation de la Cour suprême du Canada.
2) La Cour fédérale n’a pas omis de suivre l’approche prescrite par la Cour suprême quant à l’analyse constitutionnelle. Les prétentions des appelants reposaient sur l’idée que la Cour fédérale a appliqué l’approche évolutive à l’exercice d’interprétation et que cette approche était nécessaire, parce que les Métis n’étaient pas inclus dans le paragraphe 91(24) à l’époque de la Confédération. Ces prétentions étaient incorrectes. La Cour fédérale a semblé avoir adopté une approche résolument téléologique à l’exercice d’interprétation. Après avoir appliqué l’approche téléologique, et examiné le contexte factuel entourant la naissance de la Confédération ainsi que le traitement que le gouvernement réservait aux Métis à l’époque, la Cour fédérale a conclu que ces derniers étaient inclus dans le paragraphe 91(24). D’autres facteurs étayaient la conclusion selon laquelle les Métis étaient inclus dans le paragraphe 91(24) à l’époque de la Confédération. Par conséquent, de nombreux éléments de preuve appuyaient la thèse selon laquelle les Métis étaient considérés comme étant inclus dans le paragraphe 91(24) à l’époque de la Confédération. Une interprétation évolutive n’était donc pas nécessaire, et la Cour fédérale n’a pas commis d’erreur en omettant de traiter des changements sociaux qui sous-tendraient une telle interprétation.
3) Le jugement déclaratoire de la Cour fédérale selon lequel les Métis sont inclus dans le paragraphe 91(24) ne crée pas d’incertitude au sujet des compétences respectives du Parlement et des législatures provinciales. Le pouvoir d’un ordre de gouvernement de légiférer sur un aspect d’une matière n’enlève rien au pouvoir de l’autre ordre de gouvernement de régir un autre aspect relevant de sa compétence.
La Cour fédérale n’a commis aucune erreur en refusant de rendre le deuxième jugement déclaratoire. C’est à bon droit qu’elle a reconnu que la Couronne avait une relation fiduciaire avec les Autochtones, tant d’un point de vue historique qu’aux termes de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 et qu’un jugement déclaratoire rendu dans l’abstrait serait inutile.
On n’a allégué aucune erreur en ce qui a trait au troisième jugement déclaratoire. C’est à bon droit que la Cour fédérale a refusé de prononcer le jugement déclaratoire.
En conclusion, l’appel a été accueilli en partie en supprimant la référence aux Indiens non inscrits dans le jugement déclaratoire. Le jugement déclaratoire a été reformulé de la manière suivante : La Cour déclare que les Métis sont considérés comme des « Indiens » au sens du paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867.
LOIS ET RÈGLEMENTS CITÉS
Acte contenant de nouvelles modifications à l’Acte des Sauvages, S.C. 1894, ch. 32.
Acte de l’Amérique du Nord britannique, 1867, 30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) [S.R.C. 1970, appendice II, no 5].
Acte des Sauvages, 1876, S.C. 1876, ch. 18, art. 3.
Acte pourvoyant à l’émancipation graduelle des Sauvages, à la meilleure administration des affaires des Sauvages et à l’extension des dispositions de l’acte trente-et-un Victoria, chapitre quarante-deux, S.C. 1869, ch. 6, art. 4.
Acte pourvoyant à l’organisation du Département du Secrétaire d’État du Canada, ainsi qu’à l’administration des Terres des Sauvages et de l’Ordonnance, S.C. 1868, ch. 42, art. 15.
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44].
Convention sur le transfert des ressources naturelles (Manitoba) (confirmée par la Loi constitutionnelle de 1930, 20 & 21 Geo. V, ch. 26 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 26], annexe (1.), art 13.
Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5], art. 91(24).
Loi constitutionnelle de l982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 35.
Loi de 1870 sur le Manitoba, S.C. 1870, ch. 3 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 8], art. 31.
Loi modifiant la Loi sur les Indiens, S.C. 1958, ch. 19.
Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), ch. I-5, art. 4(1).
Loi sur les Indiens, S.C. 1951, ch. 29.
TRAITÉS ET AUTRES INSTRUMENTS CITÉS
Traité no 3 (1873).
JURISPRUDENCE CITÉE
décisions appliquées :
R. c. Powley, 2003 CSC 43, [2003] 2 R.C.S. 207; Manitoba Metis Federation Inc. c. Canada (Procureur général), 2013 CSC 14, [2013] 1 R.C.S. 623; Reference Re Firearms Act, 1998 ABCA 305, 219 A.R. 201; Renvoi relatif à la Loi sur l’assurance-emploi (Can.), art. 22 et 23, 2005 CSC 56, [2005] 2 R.C.S. 669.
décision différenciée :
R. c. Blais, 2003 CSC 44, [2003] 2 R.C.S. 236.
décisions examinées :
Renvoi relatif au mariage entre personnes du même sexe, 2004 CSC 79, [2004] 3 R.C.S. 698; Reference whether “Indians” includes “Eskimo”, [1939] R.C.S. 104, [1939] 2 D.L.R. 417; Procureur général du Canada et al. c. Canard, [1976] 1 R.C.S. 170.
décisions citées :
Alberta (Affaires autochtones et Développement du Nord) c. Cunningham, 2011 CSC 37, [2011] 2 R.C.S. 670; Solosky c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 821; Mines Alerte Canada c. Canada (Pêches et Océans), 2010 CSC 2, [2010] 1 R.C.S. 6; Canada (Premier ministre) c. Khadr, 2010 CSC 3, [2010] 1 R.C.S. 44; Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; R. v. Hirsekorn, 2012 ABCA 21, 524 A.R. 57; Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217.
APPEL et APPEL INCIDENT d’une décision de la Cour fédérale (2013 CF 6, [2013] 2 R.C.F. 268) déclarant que les Métis et les Indiens non inscrits sont des « Indiens » au sens de l’expression « Indiens et les terres réservées pour les Indiens » qui figure au paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867. Appel accueilli en partie; appel incident rejeté.
ONT COMPARU
Brian A. McLaughlin et Shauna Bedingfield pour les appelants.
Joseph E. Magnet et Andrew K. Lokan pour les intimés.
Angela Edgington pour l’intervenant, le procureur général de l’Alberta.
Gary Appelt et Keltie Lambert pour l’intervenant, le Metis Settlements General Council.
Maxime Faille et Paul Seaman pour l’intervenant, le Gift Lake Metis Settlement.
Clément Chartier, Marc LeClair et Kathy Hodgson-Smith pour le Ralliement national des Métis.
Jason T. Madden pour l’intervenante, la Manitoba Metis Federation.
Jean Teillet pour l’intervenante, la Métis Nation of Ontario.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Le sous-procureur général du Canada pour les appelants.
Paliare Roland Rosenberg Rothstein LLP, Toronto, pour les intimés.
Le sous-procureur général du Canada pour l’intervenant, le procureur général de l’Alberta.
Witten LLP, Edmonton, pour l’intervenant, le Metis Settlements General Council.
Gowling Lafleur Henderson S.E.N.C.R.L., s.r.l., Ottawa, pour l’intervenant, le Gift Lake Metis Settlement.
Ralliement national des Métis, Ottawa, pour le Ralliement national des Métis.
Pape Salter Teillet LLP, Toronto, pour l’intervenante, la Manitoba Metis Federation.
Pape Salter Teillet LLP, Vancouver, pour l’intervenante, la Métis Nation of Ontario.
Table des matières (par numéros de paragraphes) |
|
1. Introduction |
1‒5 |
2. Contexte factuel |
6 |
i) Les intimés |
7‒9 |
ii) La nature de l’action dont a été saisie la première instance |
10‒12 |
3. Questions soulevées dans le cadre de l’appel et de l’appel incident |
13‒15 |
4. Dispositions législatives applicables |
|
i) La Loi constitutionnelle de 1867 |
16 |
ii) La Loi constitutionnelle de 1982 |
17 |
5. La décision de la Cour fédérale |
18‒21 |
i) La question de la définition |
22‒25 |
ii) Les conclusions de fait |
26‒30 |
a) L’époque précédant la Confédération |
31 |
b) La Confédération |
32‒37 |
c) L’époque suivant la Confédération |
38‒40 |
d) Les « Métis » et le paragraphe 91(24) — Autres exemples |
41‒47 |
e) L’époque moderne |
48‒49 |
f) Les traités et les Métis |
50‒51 |
(iii) L’analyse effectuée par le juge |
52‒61 |
6. L’examen des questions en litige |
|
i) La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur en prononçant le jugement déclaratoire concernant les Métis ou celui concernant les Indiens non inscrits? |
|
a) Les principes juridiques applicables |
62‒64 |
ii) La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur en prononçant le jugement déclaratoire concernant les Métis? |
|
a) Le jugement déclaratoire est-il dépourvu d’utilité pratique? |
65‒73 |
iii) La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur en prononçant le jugement déclaratoire concernant les Indiens non inscrits? |
|
a) Le jugement déclaratoire est-il dépourvu d’utilité pratique? |
74‒79 |
iv) Le jugement déclaratoire concernant les Métis est-il erroné en fait et en droit? |
|
a) La norme de contrôle applicable |
80 |
b) Les erreurs alléguées |
81‒82 |
c) Le juge a-t-il adopté une définition de Métis qui va à l’encontre de l’histoire ainsi que des précédents de la Cour suprême du Canada? |
83‒86 |
Les arrêts Powley; Cunningham; et Manitoba Metis Federation |
87‒111 |
L’arrêt Blais |
112‒124 |
d) Le juge a‑t‑il omis de suivre l’approche prescrite par la Cour suprême quant à l’analyse constitutionnelle? |
125‒128 |
Les principes applicables en matière d’interprétation des lois |
129 |
L’approche adoptée par le juge |
130‒148 |
e) Le juge a‑t‑il rendu un jugement déclaratoire qui créera de l’incertitude au sujet des compétences respectives du Parlement et des législatures provinciales? |
149‒150 |
f) Conclusion quant à la validité du jugement déclaratoire en ce qui concerne les Métis |
151 |
v) L’appel incident : le juge a‑t‑il commis une erreur en refusant de rendre les deuxième et troisième jugements déclaratoires? |
|
a) La norme de contrôle |
152 |
b) Les erreurs alléguées |
153‒155 |
c) Le juge a‑t‑il commis une erreur en refusant de rendre les deuxième et troisième jugements déclaratoires? |
156‒158 |
7. Conclusion et dépens |
159‒161 |
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
La juge Dawson, J.C.A.
1. Introduction
[1] La question que soulève le présent appel est de savoir si le gouvernement fédéral a compétence à l’égard des Métis et des Indiens non inscrits au titre du paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867 [30 & 31 Vict., ch. 3 (R.-U.) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1) [L.R.C. (1985), appendice II, no 5]]. Pour les motifs publiés sous la référence 2013 CF 6, [2013] 2 R.C.F. 268, un juge de la Cour fédérale a déclaré que « les personnes qui sont des Métis et des Indiens non inscrits, tel que décrit dans les motifs du jugement, sont des “Indiens” au sens de l’expression “Indiens et les terres réservées pour les Indiens” qui figure au paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867 ».
[2] En l’espèce, les appelants demandent que le jugement déclaratoire soit annulé. Le procureur général de l’Alberta, qui est intervenant, souscrit à cette position. Les intimés, qui étaient la partie demanderesse devant l’instance inférieure, demandent que l’appel soit rejeté avec dépens. Les intimés interjettent également un appel incident à l’encontre de la décision de la Cour fédérale de ne pas prononcer deux autres jugements déclaratoires qu’ils avaient demandés au procès. Les intimés sollicitent les deux jugements déclaratoires suivants :
i) que la Couronne du chef du Canada a une obligation fiduciaire envers les Métis et les Indiens non inscrits, en tant que peuples autochtones (deuxième jugement déclaratoire).
ii) que les Métis et les Indiens non inscrits du Canada ont droit à des consultations et négociations de bonne foi avec le gouvernement fédéral sur une base collective, avec la représentation de leur choix, en ce qui concerne leurs droits, leurs intérêts et leurs besoins en tant que peuples autochtones (troisième jugement déclaratoire).
[3] La position des intimés à l’égard de l’appel et de l’appel incident est appuyée par deux intervenants, à savoir le Metis Settlements General Council et le Ralliement national des Métis. L’intervenant Gift Lake Metis Settlement demande que l’appel et l’appel incident soient rejetés. L’intervenante Manitoba Metis Federation demande que l’appel soit rejeté, mais que le jugement déclaratoire prononcé par le juge soit reformulé pour supprimer la référence aux Indiens non inscrits, de la manière suivante : [traduction] « La Cour déclare que les Métis sont considérés comme des “Indiens” au sens du par. 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867 ». L’intervenante Métis Nation of Ontario demande que l’appel soit rejeté et que la Cour s’abstienne de définir les Métis, et se borne à affirmer que les personnes considérées comme des Métis au sens du paragraphe 91(24) font partie des Métis du Canada.
[4] Les appelants et le procureur général de l’Alberta demandent le rejet de l’appel incident.
[5] Pour les motifs qui suivent, j’accueillerais l’appel en partie, je supprimerais la référence dans le jugement déclaratoire aux Indiens non inscrits et je reformulerais celui-ci comme le propose la Manitoba Metis Federation. Je rejetterais l’appel incident, en remettant à une date ultérieure la question des dépens de l’appel et de l’appel incident.
2. Contexte factuel
[6] Les faits sont examinés attentivement et minutieusement dans les motifs de la Cour fédérale. Le résumé qui suit est suffisant pour situer l’appel et l’appel incident dans leur contexte.
i) Les intimés
[7] Les quatre intimés ont (ou avaient) des liens étroits avec leurs cultures autochtones.
[8] Feu Harry Daniels était le président du Congrès des peuples autochtones. Il était un défenseur reconnu des droits des Métis et s’identifiait comme un Métis. Gabriel Daniels, son fils, s’identifie lui aussi comme un Métis. Il a témoigné de ses racines culturelles métisses et de sa participation aux rassemblements métis et aux activités des Premières Nations. Leah Gardner est une Indienne non inscrite originaire de l’Ontario. Elle s’identifie comme une Métis non inscrite, mais préfère le titre [traduction] « d’Anishinabe non inscrite ». Elle a témoigné de sa participation aux événements culturels des Métis et des Premières Nations. Terry Joudrey est un Indien non inscrit Mi’kmaq originaire de la Nouvelle‑Écosse. Il a témoigné qu’il utilise sa carte de membre, en vertu des droits ancestraux et des droits issus des traités, comme s’il s’agissait d’un permis lui donnant droit de chasser et de pêcher, des activités qu’il estime liées aux traditions autochtones. Tous les intimés se sont adressés à la Cour fédérale en leur qualité personnelle.
[9] L’intimé le Congrès des peuples autochtones est une personne morale qui représente les Métis et les Indiens non inscrits partout au Canada. Comme l’a fait remarquer le juge de première instance, il ne s’agit pas du seul groupe reconnu s’exprimant au nom des Métis. Le Congrès des peuples autochtones s’est adressé à la Cour fédérale à titre de défenseur de l’intérêt public.
ii) La nature de l’action dont a été saisie la première instance
[10] Dans le cadre de leur revendication, les intimés ne contestaient aucune loi ni aucune mesure gouvernementale particulière. Ils demandaient plutôt à la Cour de déterminer si c’était le Canada ou les provinces qui avaient compétence à l’égard des Métis et des Indiens non inscrits.
[11] Selon le point de vue des intimés, que le juge a d’ailleurs accepté, (motifs, paragraphes 86 à 110) les gouvernements provinciaux et le gouvernement fédéral se renvoient mutuellement « les ballons politiques » [au paragraphe 86] concernant leur responsabilité face aux Métis. Le juge a conclu que « les querelles politiques et de principes entre le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux ont causé des dommages collatéraux à un grand nombre de [Métis et d’Indiens non inscrits] ». Il a ajouté que « [c]es derniers [ont ainsi été] privés de programmes, de services et d’avantages non tangibles que tous les gouvernements reconnaissent comme étant nécessaires » (motifs, paragraphe 108).
[12] Le juge a conclu que « [l]e règlement de la question de la responsabilité constitutionnelle est aussi susceptible de clarifier les responsabilités des différents paliers de gouvernement » (motifs, paragraphe 110).
3. Questions soulevées dans le cadre de l’appel et de l’appel incident
[13] Dans le cadre de l’appel, les appelants n’allèguent aucune erreur manifeste et dominante dans les nombreuses conclusions de fait que le juge a formulées. Ils relèvent plutôt les trois erreurs de droit suivantes :
1. le juge a commis une erreur de droit en prononçant un jugement déclaratoire dépourvu de toute utilité pratique;
2. le juge a commis une erreur en rendant un jugement déclaratoire erroné en fait et en droit;
3. le juge a commis une erreur en tentant d’établir, dans l’abstrait, ce qui constitue l’essence du terme « Indien » dans la Constitution.
[14] Dans le cadre de l’appel incident, les intimés font valoir que le juge a commis une erreur de principe en refusant de prononcer les deuxième et troisième jugements déclaratoires.
[15] Je formulerais donc les questions à trancher de la façon suivante :
1. La Cour fédérale a‑t‑elle commis une erreur en prononçant le jugement déclaratoire concernant les Métis?
2. La Cour fédérale a‑t‑elle commis une erreur en prononçant le jugement déclaratoire concernant les Indiens non inscrits?
3. La déclaration relative aux Métis est-elle erronée en fait et en droit?
4. La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur en refusant de prononcer les deuxième et troisième jugements déclaratoires?
4. Dispositions législatives applicables
i) La Loi constitutionnelle de 1867
[16] La présente affaire porte sur le partage des compétences au regard du paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867, qui se lit comme suit :
91. Il sera loisible à la Reine, de l’avis et du consentement du Sénat et de la Chambre des Communes, de faire des lois pour la paix, l’ordre et le bon gouvernement du Canada, relativement à toutes les matières ne tombant pas dans les catégories de sujets par la présente loi exclusivement assignés aux législatures des provinces; mais, pour plus de garantie, sans toutefois restreindre la généralité des termes ci-haut employés dans le présent article, il est par la présente déclaré que (nonobstant toute disposition contraire énoncée dans la présente loi) l’autorité législative exclusive du parlement du Canada s’étend à toutes les matières tombant dans les catégories de sujets ci-dessous énumérés, savoir : […] 24. Les Indiens et les terres réservées pour les Indiens. |
Autorité législative du parlement du Canada |
ii) La Loi constitutionnelle de 1982
[17] Bien qu’il ne soit pas directement en cause en l’espèce, l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 [Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice , no 44] consacre les droits existants — ancestraux ou issus de traités — des peuples autochtones. Il peut donc s’avérer utile à l’interprétation :
35. (1) Les droits existants — ancestraux ou issus de traités — des peuples autochtones du Canada sont reconnus et confirmés. (2) Dans la présente loi, «peuples autochtones du Canada» s’entend notamment des Indiens, des Inuit et des Métis du Canada. |
Confirmation des droits existants des peuples autochtones |
5. La décision de la Cour fédérale
[18] Le juge a tout d’abord formulé la question dont il était saisi comme étant de savoir si les Indiens non inscrits et les Métis sont des « Indiens » au sens du paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867. Il a ensuite énoncé les dispositions législatives applicables et les jugements déclaratoires recherchés par les demandeurs, puis a résumé le fondement de la revendication des demandeurs et de la défense présentée par les défendeurs. Après avoir exposé succinctement ses conclusions, le juge s’est penché sur la première question à trancher.
[19] Il s’agissait de savoir si les demandeurs avaient établi un motif justifiant les jugements déclaratoires. Les défendeurs ont fait valoir qu’il n’y avait pas lieu de prononcer les jugements déclaratoires sollicités puisque les demandeurs soulevaient une question théorique dont l’issue ne réglerait rien et ne ferait que conduire à d’autres litiges. Les défendeurs ont exhorté la Cour à ne pas exercer son pouvoir discrétionnaire de prononcer un ou plusieurs des jugements déclaratoires sollicités.
[20] Le juge a conclu que le dossier comptait maintes références à l’incertitude quant au palier de gouvernement responsable de légiférer à l’égard des Métis et des Indiens non inscrits. Le Canada a tantôt accepté, tantôt rejeté l’idée qu’il possède une telle compétence en vertu du paragraphe 91(24) (motifs, paragraphe 55). Le juge a conclu que la Cour avait compétence sur l’affaire, que la question soumise à la Cour était une question réelle et que les personnes qui soulevaient la question avaient véritablement l’intérêt pour le faire (motifs, paragraphe 82). Par conséquent, le juge a décidé qu’il trancherait l’affaire sur le fond et qu’il ne rejetterait pas l’action en raison du caractère discrétionnaire des jugements déclaratoires recherchés. Le juge a également rejeté la prétention des défendeurs selon laquelle l’action équivalait à un renvoi d’initiative privée qui ne devrait pas être entendu. Le juge a souligné que tant les demandeurs que les défendeurs subiraient un préjudice si un tel litige — qui s’est étiré sur une période de douze ans tout en étant financé par des fonds publics — était rejeté sans décision sur le fond (motifs, paragraphes 77 à 80).
[21] Après avoir décidé de trancher l’affaire sur le fond, le juge devait déterminer ce que l’on entendait par les termes « Indiens non inscrits » et « Métis » aux fins de l’analyse relative au partage des compétences.
i) La question de la définition
[22] Dans son analyse relative à la question de la définition, le juge s’est tout d’abord arrêté à l’interprétation du terme « Indiens non inscrits ». Au paragraphe 116 de ses motifs, il a noté que les Indiens non inscrits doivent avoir collectivement deux attributs essentiels : être des Indiens et ne pas avoir de statut sous le régime de la Loi sur les Indiens, L.R.C. (1985), ch. I-5. Selon le juge, au cours de l’ère moderne, la difficulté de définition a été réglée en partie, du fait que le gouvernement fédéral avait défini, en 1980, le groupe de base des Métis et des Indiens non inscrits « comme étant un groupe d’Autochtones ayant maintenu une forte affinité avec leur patrimoine indien, sans toutefois être des Indiens inscrits » (motifs, paragraphe 117). Le juge a par conséquent conclu que le « groupe des Indiens non inscrits est composé d’Indiens qui pourraient obtenir un statut en vertu d’une législation fédérale. Les membres de ce groupe sont ceux possédant des liens ancestraux, qui ne sont pas nécessairement génétiques, avec ceux considérés comme des “Indiens” au vu du droit ou des faits, ou toute personne qui s’identifie comme Indien et qui est acceptée comme tel par la communauté indienne, ou par une division, un chapitre ou un conseil local d’une association ou d’une organisation Métis avec laquelle elle désire être associée » (motifs, paragraphe 122).
[23] Le juge s’est ensuite penché sur le sens du mot « Métis ». Il a estimé que, dans l’arrêt R. c. Powley, 2003 CSC 43, [2003] 2 R.C.S. 207, la Cour suprême n’a pas tenté d’établir la portée de la définition de « Métis », mais elle a toutefois fourni une méthode pour déterminer qui est un Métis aux fins de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. Selon la Cour suprême, un Métis est une personne d’ascendance mixte (autochtone et non autochtone) qui possède certains liens ancestraux familiaux (pas nécessairement génétiques), qui s’identifie comme Métis et qui est acceptée par la communauté métisse, ou par une division, un chapitre ou un conseil local d’une association ou d’une organisation métis avec laquelle cette personne désire être associée. Le juge s’est toutefois dit préoccupé par le fait que l’arrêt Powley portait sur la question du droit de chasse collectif. À son avis, il était de ce fait essentiel qu’une personne soit acceptée par la collectivité métisse. Pour l’application du paragraphe 91(24), le juge a cherché à cerner des cas où une telle association, une telle organisation ou un tel conseil n’existait pas, mais où la personne participait aux activités et aux événements culturels métis — ce qui démontrerait objectivement que cette personne s’identifie subjectivement comme Métis (motifs, paragraphes 127 et 128).
[24] Par conséquent, le juge a déterminé qu’aux fins des jugements déclaratoires sollicités par les demandeurs, les Métis constituent « un groupe d’Autochtones ayant maintenu une forte affinité avec leur patrimoine Indien, sans toutefois être des Indiens inscrits » (motifs, paragraphes 117 et 130).
[25] Selon le juge, ces définitions ne visaient pas à déterminer la « portée » des termes « Métis » ou « Indiens non inscrits », mais à établir un cadre pour juger de leur inclusion sous le régime du paragraphe 91(24) (motifs, paragraphe 121).
ii) Les conclusions de fait
[26] La suite des motifs porte sur la question de savoir si les Métis et les Indiens non inscrits, selon la définition donnée par le juge, étaient des « Indiens » au sens du paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867. Le juge a en conséquence examiné les témoignages des experts en histoire et des personnes possédant une bonne connaissance des relations entre le gouvernement et les peuples autochtones.
[27] Les principaux historiens experts étaient M. William Wicken et Mme Gwynneth Jones, appelés par les demandeurs, ainsi que M. Stephen Patterson, appelé par les défendeurs. Le juge a estimé que tous ces témoins étaient crédibles, bien informés et utiles. Toutefois, le juge a préféré « en règle générale » le témoignage de M. Wicken à celui de M. Patterson lorsqu’il y avait conflit, le jugeant plus pertinent pour trancher la question en litige (motifs, paragraphe 150). M. Sébastien Grammond, appelé par les demandeurs, et M. Alexander von Gernet, appelé par les défendeurs, ont également témoigné à titre d’experts, mais le juge a estimé que leurs témoignages étaient moins utiles, notamment celui de M. von Gernet auquel le juge a accordé « un poids considérablement moindre dans les cas où son témoignage contredit celui des autres experts » (motifs, paragraphe 182).
[28] En ce qui concerne les relations entre gouvernement et Autochtones, le juge a tout d’abord examiné le témoignage de deux experts appelés par les demandeurs : M. Ian Cowie, ancien haut fonctionnaire du gouvernement fédéral au sein du ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien et sous‑ministre des Affaires indiennes et autochtones de la Saskatchewan; et M. John Leslie, ancien directeur du Centre de recherche historique et de recherche sur les revendications au sein du ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien. Leurs témoignages ont été jugés utiles et crédibles : M. Cowie a donné le point de vue d’un initié sur l’élaboration des politiques modernes relatives aux droits des Autochtones, alors que M. Leslie a joué le rôle d’une « personne faisant l’inventaire des documents opérationnels », processus qui n’aurait été nécessaire, selon le juge, si les défendeurs avaient admis la provenance d’un nombre important de documents pertinents (motifs, paragraphe 138).
[29] Le juge a divisé la preuve historique en six catégories qu’il a décrites comme suit :
a) L’époque précédant la Confédération
b) La Confédération
c) L’époque suivant la Confédération
d) Les métis et le paragraphe 91(24) — Autres exemples
e) L’époque moderne
f) Les traités et les métis
[30] Les principales conclusions formulées par le juge au sujet de chacune de ces catégories sont résumées ci‑dessous.
a) L’époque précédant la Confédération
[31] La preuve relative à cette période portait sur la signification du terme « Indien » à l’époque et, par conséquent, sur ce que les Pères de la Confédération [la Cour fédérale utilise l’expression « Artisans de la Confédération »] avaient à l’esprit lorsque la compétence sur les Indiens fut attribuée au gouvernement fédéral (motifs, paragraphe 183). Le juge a tiré les conclusions de fait suivantes :
i) Les experts ont évoqué la situation des Mi’kmaq en Nouvelle‑Écosse pour représenter la situation générale dans le Canada atlantique (motifs, paragraphe 211).
ii) En 1864, la majeure partie de la population mi’kmaq était métissée, à des degrés variables (motifs, paragraphe 216).
iii) En dépit de l’élément de métissage, les Mi’kmaq étaient traités comme des « Indiens » et leur propension à « vagabonder » avait eu une incidence sur la création de la compétence fédérale sur les Indiens (motifs, paragraphe 219).
iv) Dans le Canada atlantique, le terme « Indien » s’entendait d’une variété de personnes et de divers degrés de lien avec l’identité autochtone (motifs, paragraphe 218).
v) Ceux qui cherchaient à obtenir la compétence à l’égard des « Indiens » auraient eu besoin d’un vaste pouvoir (motifs, paragraphes 253 et 323) notamment en matière de réinstallation, de colonisation, d’assistance publique, d’éducation, de réforme sociale et économique et de « civilisation » (motifs, paragraphes 262 et 323).
vi) Avant la Confédération, il était entendu par les Pères de la Confédération que le terme « Indien » incluait les Métis (motifs, paragraphes 265 et 287) et il n’était pas nécessaire de vivre dans une réserve ou dans une collectivité indienne pour être considéré comme étant « Indien » (motifs, paragraphes 272 et 323).
vii) Les Pères de la Confédération auraient eu pour intention que le terme « Indiens » dans la Constitution ainsi que la compétence à leur égard soient interprétés largement, afin que l’État fédéral puisse composer avec le caractère diversifié et complexe de la population autochtone, sans égard à leur degré de métissage, à leur système économique, à leur lieu de résidence ou à leur culture (motifs, paragraphes 273, 308, 318 et 323).
viii) En prenant le pouvoir britannique sur les Affaires indiennes, le Canada devait être capable, et comme il en avait l’intention, de s’atteler à plusieurs tâches, notamment à la reconnaissance, à la pacification, à l’encadrement des Métis, ainsi qu’au règlement des questions relatives à leurs intérêts territoriaux. Les Métis étaient perçus comme étant distincts des « Indiens » à certains égards, ils ne vivaient pas avec les Indiens, n’étaient pas nécessairement membres de tribus indiennes et ils n’avaient pas nécessairement adopté un mode de vie « indien » (motifs, paragraphe 317).
ix) Les Pères de la Confédération avaient l’intention de créer un pouvoir constitutionnel qui serait plus large que la définition législative du terme « Indien » (motifs, paragraphes 322 et 323).
b) La Confédération
[32] Le juge a conclu que les objectifs de la Confédération qui étaient pertinents en l’espèce étaient les suivants (motifs, paragraphe 341) :
• l’expansion de l’Amérique du Nord britannique dans le Nord‑Ouest [le territoire actuel du Manitoba, de la Saskatchewan, de l’Alberta, des Territoires-du-Nord-Ouest, du Yukon et de certaines parties du Nord de l’Ontario] et vers la Colombie‑Britannique, en réponse à la crise économique et politique qui sévissait lors de la période précédant la Confédération;
• la future absorption du Nord‑Ouest et de la Colombie‑Britannique dans la Confédération;
• l’intégration des colonies de l’Atlantique (Nouvelle‑Écosse, Nouveau‑Brunswick, Île‑du‑Prince‑Édouard et Terre‑Neuve) avec le Centre du Canada. L’article 146 de l’[Acte de l’Amérique du Nord britannique, 1867] témoigne de l’intention d’absorber Terre‑Neuve, l’Île‑du‑Prince‑Édouard et la Colombie‑Britannique, ainsi que la Terre de Rupert et les Territoires‑du‑Nord‑Ouest […];
• la colonisation du Nord‑Ouest au moyen de l’implantation de fermes, qui deviendront un nouveau marché pour les entreprises manufacturières du Centre du Canada;
• le maintien de la population existante dans la région de l’Est et la prévention de l’exode de cette population;
• la colonisation de la Colombie‑Britannique, notamment l’île de Vancouver et les basses‑terres continentales;
• la construction d’un chemin de fer transcontinental, qui était essentiel à la création d’une économie nationale et à la colonisation des territoires non colonisés, surtout ceux du Nord‑Ouest.
[33] La construction du chemin de fer transcontinental était au cœur des préoccupations des Pères de la Confédération au moment de la Confédération (motifs, paragraphe 342).
[34] Le juge a finalement formulé les conclusions suivantes (motifs, paragraphe 351) :
• une importante population autochtone nomade, surtout dans la région du Nord‑Ouest, faisait obstacle à l’expansion, à la colonisation et à la construction du chemin de fer;
• le lien entre les objectifs visés par la Confédération en matière de colonisation et d’expansion et les Autochtones était essentiel au succès de la Confédération;
• l’idée de construire un chemin de fer et la responsabilité fédérale à l’égard des « Indiens » étaient interreliées;
• les [Pères de la Confédération] devaient être capables de convaincre les Autochtones d’accepter la construction du chemin de fer et les autres mesures que le gouvernement fédéral devrait prendre;
• le maintien des relations pacifiques avec les « Indiens » protégerait le chemin de fer contre les attaques;
• il fallait faire accepter l’idée de la colonisation vers l’ouest aux Autochtones, en vue d’assurer un plus grand développement de la nation;
• les terres occupées par les Autochtones allaient devoir faire l’objet d’une cession, d’une manière ou d’une autre.
[35] Le juge a ensuite accepté les témoignages des historiens experts cités par les demandeurs concernant l’objet du paragraphe 91(24) du point de vue des Pères de la Confédération (motifs, paragraphe 354).
[36] Selon M. Wicken, le paragraphe 91(24) avait pour objet (motifs, paragraphe 353) :
• exercer, au besoin, un contrôle sur les peuples et les collectivités autochtones, pour faciliter le développement du Dominion;
• d’honorer les obligations à l’égard des Autochtones que le Dominion avait héritées de la Grande‑Bretagne, tout en éteignant les intérêts constituant un obstacle aux objectifs visés par la Confédération;
• ultérieurement, civiliser et assimiler les Autochtones.
[37] Selon Mme Jones, l’objet du paragraphe 91(24) [traduction] « fait partie intégrante du plan du gouvernement central de développer et de coloniser les terres des Territoires‑du‑Nord‑Ouest. Au moment de la Confédération, le gouvernement du Canada avait hérité des principes et des pratiques qui s’étaient dégagés des relations entre la Couronne et les Autochtones et qui, en 1857, étaient enracinés bien au-delà d’un siècle en Amérique du Nord britannique. Ces principes et pratiques comprenaient la reconnaissance du titre aborigène dans les “territoires indiens” et des protocoles reconnaissant la relation entre les nations autochtones et la Couronne. Le Canada avait aussi hérité de la politique britannique de “civilisation” des Indiens, qui existait depuis les années 1830 » (motifs, paragraphe 353).
c) L’époque suivant la Confédération
[38] Le juge a conclu qu’il était essentiel pour le Canada nouvellement formé de créer un environnement sécuritaire pour les colons, ce qui passerait notamment par l’extinction des revendications territoriales des Autochtones. Le Canada avait besoin de posséder ces terres pour la construction du chemin de fer transcontinental, mais aussi pour la colonisation et le développement national de l’Ouest en général (motifs, paragraphe 359).
[39] Le juge a également conclu que la « population autochtone était métissée, variée et apparentée. Il était impossible de tracer une ligne nette entre les [Sang-Mêlé*] Métis et les Indiens » (motifs, paragraphe 381). Immédiatement après la Confédération, les personnes qu’on désignait comme Sang-Mêlé étaient considérés comme étant étroitement liés aux Indiens et comme étant une partie du problème à régler pour permettre l’expansion, la colonisation et la construction du chemin de fer, toutes prévues dans l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, 1867 [30 & 31 Vict., ch. 3 (R.‑U.) [S.R.C. 1970, appendice II, no 5] (motifs, paragraphe 412). *[NdT : la décision de première instance emploie « métis » pour traduire « half-breed »; selon le contexte, nous avons substitué « Sang-Mêlé » (nom invariable), terme de l’époque, pour traduire « half-breed »].
[40] Le juge a enfin conclu que la preuve postérieure à 1867 établissait que les Sang-Mêlé étaient considérés comme étant, au moins, un sous‑ensemble d’un plus grand groupe d’Autochtones nommé « Indiens ». La preuve démontrait que le Canada était disposé à exercer sa compétence à l’égard des Sang-Mêlé, à utiliser des méthodes similaires à celles qu’il employait dans le contexte de sa compétence à l’égard des Indiens et à invoquer le paragraphe 91(24), ainsi que son pouvoir sur les terres publiques fédérales, pour justifier l’exercice de cette compétence (motifs, paragraphe 420).
d) Les « Métis » et le paragraphe 91(24) — Autres exemples
[41] Dans cette section, la Cour a examiné un certain nombre des faits survenus après la Confédération qui établissaient un lien entre les Métis et la compétence prévue au paragraphe 91(24).
[42] Le juge a d’abord examiné la demande, formulée avant les négociations relatives au Traité no 3, voulant que 15 familles sang-mêlé qui vivaient à la rivière à la Pluie soient incluses dans ledit traité. Par la suite, lors de l’adoption de l’Acte des Sauvages, 1876 [S.C. 1876, ch. 18], la Division des affaires indiennes avait soutenu que le ministère ne pouvait pas [traduction] « reconnaître des bandes distinctes de Sang-Mêlé ». Par conséquent, les Sang-Mêlé de la rivière à la Pluie avaient obtenu une réserve, mais avaient eu l’obligation de se joindre à une bande des Premières Nations pour laquelle une réserve adjacente avait été arpentée. Selon le juge, l’adhésion au Traité no 3 constitue un exemple de situation où le gouvernement fédéral a traité le groupe métis comme s’il avait une revendication au titre ancestral et lui avait donné une réserve, en contrepartie de la cession de cette revendication. Il s’agit d’un autre exemple d’exercice, par le gouvernement fédéral, de sa compétence à l’égard d’un groupe métis, exercice fondé non pas sur le lien entre ce groupe et ses ancêtres européens, mais bien sur son ascendance indienne (motifs, paragraphes 424, 430 et 434).
[43] Le juge s’est ensuite penché sur la demande présentée au gouvernement fédéral en 1895 par le père Lacombe pour que les « Sang-Mêlé » démunis reçoivent des terres où s’établir. Une réserve avait été alors proposée, formée de quatre cantons et comprenant une école industrielle. La proposition avait été approuvée, et une réserve ainsi qu’une école industrielle avaient été établies à Saint‑Paul‑des‑Métis, en Alberta. Cette réserve était dédiée exclusivement aux Métis, le titre sur les terres de réserve devant être détenu par la Couronne fédérale. Selon le juge, ce projet n’était pas un cas fortuit; il traduisait plutôt l’exercice des pouvoirs conférés par la compétence à l’égard des « Indiens » en vertu du paragraphe 91(24), ou de pouvoirs semblables (motifs, paragraphes 437, 439 et 441).
[44] Le juge a ensuite examiné la politique fédérale en matière d’alcool. En 1894, le Parlement avait modifié l’Acte des Sauvages [Acte contenant de nouvelles modifications à l’Acte des sauvages, S.C. 1894, ch. 32] dans le but d’élargir la disposition portant sur les personnes vendant des boissons enivrantes à un « Indien ». Le Parlement cherchait à faciliter la tâche des agents de la Police à cheval du Nord‑Ouest, qui éprouvaient des difficultés à distinguer [traduction] « les Sang-Mêlé [des] Indiens dans les poursuites criminelles intentées pour avoir offert de l’alcool à ces derniers ». La disposition interdisant la vente de boissons enivrantes avait été modifiée par l’ajout des mots « outre sa signification ordinaire […] s’entendra de toute personne […] qui vit à la façon des Sauvages ». Le juge a estimé que cette politique confirmait, une fois de plus, que le gouvernement fédéral exerçait sa compétence à l’égard des Métis et des Indiens non inscrits, sans égard à leur ascendance mixte, à leur lieu de résidence, à leur appartenance ou prétendue appartenance à une bande ou à une tribu (motifs, paragraphes 444, 446, 447 et 451).
[45] La modification apportée à la Loi sur les Indiens en 1958 [Loi modifiant la Loi sur les Indiens, S.C. 1958, ch. 19] relativement aux Métis dont les ancêtres avaient accepté un certificat, constituait, selon le juge, un autre exemple de législation fédérale à l’égard des Métis, en tant que groupe ou catégorie, qui était fondée sur le paragraphe 91(24) (motifs, paragraphes 453, 454, 457 et 458).
[46] Enfin, le juge a admis nombre d’exemples de l’exercice par le gouvernement fédéral de sa compétence à l’égard d’une diversité de personnes d’ascendance autochtone, malgré le fait qu’elles n’avaient pas le statut d’« Indiens » au titre de la Loi sur les Indiens. La Cour a notamment cité l’exemple des « Indiennes détentrices de coupons rouges » qui avaient perdu leur statut au titre de la Loi sur les Indiens en 1951 [S.C. 1951, ch. 29] et qui l’ont récupéré en 1985. Un autre exemple est celui de l’inclusion en 1984 des Autochtones qui avaient été émancipés au titre de la Loi sur les Indiens (et qui n’avaient donc pas obtenu de statut) lors de l’adhésion à la Confédération de la province de Terre‑Neuve‑et‑Labrador (motifs, paragraphes 460, 461, 466 et 467).
[47] Le juge a conclu que l’exercice de la compétence à l’égard des Indiens non inscrits et des personnes métissées, y compris les Métis, reposait sur la compréhension et l’acceptation par la population d’origine européenne que le gouvernement fédéral était habilité à exercer sa compétence à l’égard de ce vaste ensemble d’individus désignés par le terme « Indiens ». Pour reprendre les propos du juge, les « éléments qui précèdent ont établi, par la conduite des parties en cause, la signification du terme “Indiens” au sens du paragraphe 91(24) » (motifs, paragraphe 468).
e) L’époque moderne
[48] Dans son survol de la preuve relative à l’époque moderne, la Cour s’est surtout attardée aux documents gouvernementaux faisant état de divers points de vue sur l’inclusion éventuelle dans le paragraphe 91(24) des Métis et des Indiens non inscrits. Le juge a toutefois précisé que ces éléments de preuve avaient peu de pertinence parce que son analyse du sens et de la portée du paragraphe 91(24) s’appuyait principalement sur l’analyse du contexte historique entourant la Confédération et sur la manière dont le gouvernement fédéral avait traité avec les Métis et les Indiens non inscrits (motifs, paragraphe 470).
[49] Selon le juge, la preuve révèle qu’après le rapatriement de la Constitution, le gouvernement fédéral était généralement disposé à accepter qu’il possédait le pouvoir de légiférer dans tous les domaines concernant les Métis et les Indiens non inscrits en vertu du paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867 (motifs, paragraphes 492 et 493). Le gouvernement a durci sa position vers 1984, pour en arriver à la position que le paragraphe 91(24) ne lui conférait pas la compétence d’adopter des lois concernant les Métis et les Indiens non inscrits (motifs, paragraphes 501 et 507). Il a malgré tout continué d’accorder ou de retirer le statut d’Indien inscrit à certains groupes autochtones, ce qui apparaissait comme la reconnaissance et l’exercice de sa compétence au titre du paragraphe 91(24) (motifs, paragraphe 512).
f) Les traités et les Métis
[50] Enfin, les deux parties ont reconnu que « les métis s’étaient vus offrir la protection conférée par un traité en remplacement de concessions de terres, ou étaient inclus et exclus d’un traité pour diverses raisons ». Selon le juge, cet élément de preuve est important, puisque le bénéfice d’un traité prévoyant une protection et des avantages était directement lié au fait d’être un « Indien » au sens de la Constitution. Il n’y a pas eu de traités conclus ou mis en œuvre avec d’autres groupes de la société canadienne (motifs, paragraphe 513).
[51] Le juge a finalement conclu que l’essentiel de la preuve démontrait que les Métis avaient eu droit ou non au statut d’Indien au gré des changements dans les politiques gouvernementales. Il a également jugé que le gouvernement fédéral avait adopté ces politiques changeantes parce qu’il en avait le pouvoir et « qu’il était présumé, implicite et reconnu que le gouvernement fédéral avait la compétence de ce faire, car les Métis étaient des “Indiens” au sens du paragraphe 91(24) » (motifs, paragraphe 525).
iii) L’analyse effectuée par le juge
[52] En se fondant sur le Renvoi relatif au mariage entre personnes du même sexe, 2004 CSC 79, [2004] 3 R.C.S. 698, le juge a estimé que l’approche téléologique (qu’il a appelée la doctrine de l’« arbre vivant ») était l’approche à retenir pour interpréter le paragraphe 91(24) (motifs, paragraphe 538).
[53] En appliquant l’approche téléologique, et tenant compte du renvoi Reference whether “Indians” includes “Eskimo”, [1939] R.C.S. 104 (Renvoi sur les Esquimaux), le juge a identifié les objectifs de la compétence sur les Indiens comme étant les suivants :
• l’intention d’avoir le contrôle sur tous les individus d’ascendance autochtone dans les nouveaux territoires du Canada;
• l’assistance au développement et à la colonisation de l’Ouest, qui incluait notamment la construction du chemin de fer transcontinental.
[54] Le gouvernement fédéral serait difficilement parvenu à développer et coloniser l’Ouest sans une large compétence sur un grand ensemble d’individus ayant en commun leur ascendance autochtone (motifs, paragraphe 566).
[55] Se fondant sur l’arrêt Procureur général du Canada et al. c. Canard, [1976] 1 R.C.S. 170 [à la page 207], le juge a estimé que le paragraphe 91(24) prévoyait une compétence basée sur la race (motifs, paragraphe 568). Selon le juge, les Indiens non inscrits et les Métis étaient apparentés à la « catégorie raciale des “Indiens” par la voie du mariage, de la filiation et, plus clairement, du mariage entre Indiens et non‑Indiens » (motifs, paragraphe 531). Le juge a également estimé que la principale caractéristique distinctive des Indiens non inscrits et des Métis était leur « quiddité indienne », et non leur langue, leur religion ou leur lien avec leur patrimoine européen (motifs, paragraphe 532).
[56] Le juge a ensuite établi une distinction avec l’arrêt R. c. Blais, 2003 CSC 44, [2003] 2 R.C.S. 236, où la Cour suprême avait refusé de trancher la question de savoir si les Métis étaient inclus dans la portée du terme « Indiens » au paragraphe 91(24) (motifs, paragraphes 573 et 574). Le juge a également conclu que le Renvoi relatif au mariage entre personnes du même sexe, précité, a limité la portée de l’arrêt Blais comme étant un arrêt fondé sur un accord constitutionnel, et non un arrêt intéressant un chef de compétence, qui entraîne l’application de facteurs et de principes d’interprétation différents, plus particulièrement une approche téléologique et évolutive (motifs, paragraphe 578).
[57] Enfin, le juge a rejeté l’argument des défendeurs selon lequel les Métis ne pouvaient pas être inclus dans la portée du paragraphe 91(24) puisqu’ils sont mentionnés séparément dans l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. Le juge a conclu que bien que les Inuits soient eux aussi mentionnés séparément dans l’article 35, il n’y a aucune raison de croire que le Renvoi sur les Esquimaux n’est plus fondé en droit. De plus, selon le juge, l’arrêt récent de la Cour suprême Alberta (Affaires autochtones et Développement du Nord) c. Cunningham, 2011 CSC 37, [2011] 2 R.C.S. 670, conforte l’idée d’établir une distinction entre le paragraphe 91(24) et l’article 35 (motifs, paragraphes 593 à 598).
[58] Le juge a finalement conclu que « [l]es arguments en faveur de l’inclusion des Indiens non inscrits dans la portée du paragraphe 91(24) sont plus directs et évidents que ceux à l’égard de l’inclusion des Métis. La situation des Métis est plus complexe et plus variée, et doit être examinée dans une perspective d’ensemble. Tout bien considéré, la Cour conclut aussi que les Métis sont inclus dans la portée du paragraphe 91(24) » (motifs, paragraphe 600). Par conséquent, le juge a prononcé un jugement déclaratoire en ce sens en faveur des demandeurs.
[59] Le juge s’est ensuite penché sur les deuxième et troisième jugements déclaratoires sollicités par les demandeurs.
[60] En ce qui concerne le jugement déclarant que la Couronne fédérale avait une obligation fiduciaire envers les Métis et les Indiens non inscrits, le juge a noté que l’existence d‘une relation fiduciaire entre la Couronne et les Autochtones au titre de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 n’est pas contestée. L’obligation fiduciaire envers les Métis et les Indiens non inscrits découle du jugement déclaratoire portant que les Métis et les Indiens non inscrits sont des « Indiens » au sens du paragraphe 91(24), parce que cette relation fiduciaire met en jeu l’honneur de la Couronne. Toutefois, le juge a fait remarquer qu’une relation fiduciaire ne donne pas forcément naissance à une obligation fiduciaire. En l’espèce, il est problématique que les demandeurs sollicitent un jugement déclaratoire sans préciser quelle obligation aurait fait l’objet d’un manquement. En l’absence d’une telle précision, le deuxième jugement déclaratoire ne serait d’aucune utilité et il serait inopportun de faire des affirmations générales en matière d’obligations fiduciaires. Le juge a donc refusé de prononcer le deuxième jugement déclaratoire recherché (motifs, paragraphes 602 à 609).
[61] Enfin, le juge a également conclu que le contexte ne lui permettait pas de prononcer un jugement déclaratoire quant à l’obligation du Canada de consulter et de négocier avec les Métis et les Indiens non inscrits. Selon le juge, sans mention d’une question précise devant faire l’objet d’une consultation ou d’une négociation, un jugement déclaratoire serait abstrait et sans utilité. Par conséquent, le juge a également refusé de prononcer le troisième jugement déclaratoire recherché (motifs, paragraphes 610 à 617).
6. L’examen des questions en litige
i) La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur en prononçant le jugement déclaratoire concernant les Métis ou celui concernant les Indiens non inscrits?
a) Les principes juridiques applicables
[62] Le jugement déclaratoire est un redressement discrétionnaire (Solosky c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 821, aux pages 832 et 833). Le critère en matière de contrôle par une cour d’appel de l’exercice du pouvoir judiciaire discrétionnaire est celui de savoir si le juge de première instance a accordé suffisamment d’importance à tous les éléments pertinents (Mines Alerte Canada c. Canada (Pêches et Océans), 2010 CSC 2, [2010] 1 R.C.S. 6, au paragraphe 43).
[63] Les deux facteurs qui vont influencer le tribunal dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire sont l’utilité du redressement, s’il est accordé, et la question de savoir si le jugement réglera une véritable question en litige entre les parties (Solosky, à la page 832).
[64] Pour obtenir un jugement déclaratoire, une partie doit établir :
i) Que le tribunal a compétence sur l’objet en litige;
ii) Que la question dont le tribunal est saisi est une question réelle et non pas simplement théorique;
iii) Qu’elle a un intérêt véritable à soulever la question.
(Canada (Premier ministre) c. Khadr, 2010 CSC 3, [2010] 1 R.C.S. 44, au paragraphe 46.)
ii) La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur en prononçant le jugement déclaratoire concernant les Métis?
a) Le jugement déclaratoire est-il dépourvu d’utilité pratique?
[65] Les appelants prétendent que le jugement déclaratoire est dépourvu d’utilité pratique, car :
• Il ne se rapporte pas à la validité constitutionnelle d’une législation actuelle ou proposée.
• Il ne permet pas de trancher la question de la responsabilité constitutionnelle, parce que le paragraphe 91(24) ne crée pas de responsabilité ou d’obligation de légiférer, pas plus qu’il ne contraint le gouvernement fédéral à donner aux Métis accès aux mêmes programmes et services que ceux offerts aux Indiens inscrits.
• Le gouvernement fédéral a compétence pour étendre ses programmes et ses services aux Métis au titre du pouvoir fédéral de dépenser, et ce, que le jugement déclaratoire soit rendu ou non.
[66] Je commencerais l’examen de cette question en faisant remarquer que les appelants n’allèguent pas que le juge a commis une erreur de droit dans son exposé des facteurs qui allaient orienter l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. Ils contestent plutôt l’exercice du pouvoir discrétionnaire, au motif que le jugement déclaratoire est dépourvu d’utilité pratique. Il s’ensuit que la Cour peut intervenir uniquement si le juge n’a pas accordé suffisamment d’importance à tous les éléments pertinents. Pour les quatre motifs qui suivent, les appelants n’ont pas réussi à établir l’existence d’une erreur susceptible de contrôle dans l’exercice qu’a fait le juge de son pouvoir discrétionnaire de prononcer un jugement déclaratoire à l’égard des Métis.
[67] Tout d’abord, j’accepte l’observation des intimés selon laquelle le premier jugement déclaratoire est similaire à celui prononcé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Manitoba Metis Federation Inc. c. Canada (Procureur général), 2013 CSC 14, [2013] 1 R.C.S. 623.
[68] Dans cet arrêt, les demandeurs avaient présenté une demande collective en vue d’obtenir un jugement déclaratoire. Les juges majoritaires de la Cour suprême du Canada ont fait remarquer que, dans un cas qui s’y prête, un jugement déclaratoire peut être accordé à l’appui d’une réparation extrajudiciaire. Ils ont ensuite conclu que, dans l’affaire dont ils étaient saisis, les demandeurs sollicitaient un jugement déclaratoire pour faciliter leurs négociations extrajudiciaires avec la Couronne en vue de réaliser l’objectif constitutionnel global de réconciliation inscrit dans l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. En fin de compte, les juges majoritaires ont conclu que les demandeurs avaient droit à un jugement déclarant que la Couronne fédérale n’avait pas mis en œuvre de façon honorable la disposition prévoyant la concession de terres énoncée à l’article 31 de la Loi de 1870 sur le Manitoba [S.C. 1870, ch. 3 [L.R.C. (1985), appendice II, no 8].
[69] Il découle de cet arrêt que, sur le plan juridique, une contestation quant à la validité constitutionnelle d’une législation actuelle ou proposée n’est pas une condition préalable au prononcé d’un jugement déclaratoire. Dans la même veine, un jugement déclaratoire n’est pas dépourvu d’utilité pratique pour la simple raison qu’il ne crée pas une obligation exécutoire d’adopter une loi.
[70] Dans un deuxième temps, l’argument des appelants selon lequel le jugement déclaratoire serait dépourvu d’utilité pratique est contredit par les conclusions de fait tirées par le juge qui ne sont pas remises en cause dans le cadre du présent appel. Parmi ces conclusions, on retrouve notamment :
• Le gouvernement fédéral a reconnu que (motifs, paragraphe 26) :
[traduction] Les Métis et les Indiens non inscrits, qui n’ont même pas la protection du ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, sont beaucoup plus exposés à la discrimination et aux autres troubles sociaux. Il est exact d’affirmer que l’absence d’une initiative fédérale dans ce domaine fait en sorte qu’ils sont les plus désavantagés de tous les citoyens canadiens.
• Le gouvernement fédéral a largement accepté sa compétence constitutionnelle à l’égard des Métis, et ce, jusqu’au milieu des années 1980, alors que des questions d’ordre politique et financier l’ont fait revenir sur sa position (motifs, paragraphe 27).
• La Commission royale sur les peuples autochtones a reconnu l’existence d’un véritable litige quant à la compétence et elle a appelé le gouvernement fédéral à faire un renvoi à cet égard, principalement dans le but de trancher la question de savoir si le paragraphe 91(24) s’applique aux Métis (motifs, paragraphe 57).
• Il était conclu, dans l’évaluation exhaustive du Rapport final de la Commission royale sur les peuples autochtones, un document gouvernemental à l’attention du Cabinet, qu’il serait prématuré d’adhérer à la recommandation de la Commission d’amorcer des négociations au sujet des revendications des Métis, avant que les tribunaux ne se prononcent définitivement sur le partage de la responsabilité entre le fédéral et les provinces (motifs, paragraphe 58).
• Les Métis et les Indiens non inscrits étaient privés de services pendant que les gouvernements se disputaient au sujet du partage de compétence, et plus particulièrement de l’allocation de la responsabilité financière (motifs, paragraphes 87 et 107).
• Les querelles politiques et de principes entre le gouvernement fédéral et les provinces ont causé des dommages collatéraux à un grand nombre de Métis et d’Indiens non inscrits. De fait, ils ont été privés de programmes, de services et d’avantages non tangibles que tous les gouvernements reconnaissent comme étant nécessaires (motifs, paragraphe 108).
• Le règlement de la question de la responsabilité constitutionnelle est aussi susceptible de clarifier les responsabilités des différents paliers de gouvernement (motifs, paragraphe 110).
• La reconnaissance du fait que les Métis sont visés par le paragraphe 91(24) favoriserait le respect et la réconciliation en dissipant l’incertitude du statut constitutionnel des Métis (motifs, paragraphe 568).
[71] Troisièmement, l’affirmation des appelants selon laquelle le gouvernement fédéral a compétence pour étendre ses programmes et ses ressources aux Métis au titre du pouvoir fédéral de dépenser est sapée par la conclusion factuelle du juge que l’incertitude entourant la compétence constitutionnelle a entraîné des litiges entre le gouvernement fédéral et les provinces qui ont privé les Métis de nombreux programmes et services nécessaires.
[72] En dernier lieu, les intimés revendiquaient davantage que des programmes ou des services au titre du pouvoir fédéral de dépenser. Les intimés reprochaient également au gouvernement fédéral d’avoir omis de négocier ou de conclure des traités concernant leurs droits ancestraux non éteints, ainsi que des ententes relatives aux autres questions ou intérêts autochtones afférentes à ces traités — ententes que le gouvernement fédéral avait pourtant négociées et/ou conclues avec les Indiens inscrits (nouvelle déclaration modifiée, alinéa 26d)). Cette revendication va de pair avec la preuve, que mentionne la Cour, à l’effet que le gouvernement fédéral n’était pas disposé à négocier avec les Métis au sujet de leurs revendications, comme l’avait recommandé la Commission royale sur les peuples autochtones, en l’absence d’une décision d’instance supérieure sur le partage des responsabilités entre le fédéral et les provinces.
[73] Pour tous ces motifs, je conclus que le jugement déclaratoire prononcé par le juge n’était pas dépourvu d’utilité.
iii) La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur en prononçant le jugement déclaratoire concernant les Indiens non inscrits?
a) Le jugement déclaratoire est-il dépourvu d’utilité pratique?
[74] En toute déférence, le juge a omis de considérer suffisamment les facteurs pertinents qui l’auraient conduit à conclure que le jugement déclaratoire réclamé par les intimés en ce qui a trait aux Indiens non inscrits était dépourvu d’utilité pratique.
[75] Contrairement aux Métis, qui sont un peuple autochtone distinct, il est convenu que les Indiens non inscrits sont, de manière générale, des Indiens n’ayant pas de statut au titre de la Loi sur les Indiens. Au cours des plaidoiries, le procureur des appelants a admis que le groupe des Indiens non inscrits est composé de personnes qui pourraient obtenir un statut en vertu d’une loi fédérale, dans la mesure où la loi en question n’outrepasse pas les limites du paragraphe 91(24). Cette définition, qui fut admise par les appelants au cours des plaidoiries, entraîne nécessairement l’inclusion des Indiens non inscrits dans ce chef de compétence.
[76] Le pouvoir du Parlement d’accorder ou de retirer le statut d’Indien découle du paragraphe 91(24) (arrêt Canard, à la page 207 du Recueil des arrêts de la Cour suprême). Pour obtenir le statut au titre de la Loi sur les Indiens, une personne doit d’abord être un Indien au sens de la Constitution. En ce sens, la Loi sur les Indiens ne définit pas de manière exhaustive qui est un Indien aux fins du partage des compétences; le paragraphe 4(1) de la Loi sur les Indiens, qui prévoit que le statut d’Indien n’est pas accordé aux Inuits — bien que ces derniers soient des Indiens au sens du paragraphe 91(24) (voir Renvoi sur les Esquimaux) —, illustre bien cette situation. Par conséquent, une personne qui se voit accorder le statut d’Indien en vertu du paragraphe 91(24) est nécessairement un Indien au sens de cette disposition. Partant, un jugement déclarant que sont Indiens les Indiens non inscrits admissibles au statut d’Indien au titre du paragraphe 91(24) serait redondant et dépourvu d’utilité pratique.
[77] Il ne convient pas non plus de prononcer un jugement déclaratoire précisant qui peut être considéré comme un Indien bien que la Loi sur les Indiens lui soit inapplicable. Les raisons pour lesquelles des personnes sont privées du statut d’Indien sont complexes, variées et souvent indépendantes les unes des autres. Au paragraphe 115 de ses motifs, le juge cite comme exemples les problèmes de consignation des noms au cours de la négociation des traités et la crainte qu’inspirait tout le processus chez certains. Par conséquent, les personnes dont les noms n’ont pas été consignés, pour l’une ou l’autre raison, n’ont pas été reconnues comme Indiens inscrits au sens de la Loi sur les Indiens. D’autres personnes s’étaient vues accorder le statut, mais l’ont perdu ou abandonné pour divers motifs, telles les nombreuses femmes autochtones qui ont perdu leur statut en épousant un homme non autochtone.
[78] À cet égard, pour cerner les contours du terme « Indien » en ce qui a trait aux Indiens non inscrits dans le contexte du partage des compétences, il est nécessaire d’analyser, au cas par cas, les motifs pour lesquels chaque groupe de personnes a été exclu de l’application de la Loi sur les Indiens. Ces exclusions ou inclusions peuvent être validement imposées dans la mesure où elles respectent les limites du paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867. À défaut de respecter ces limites, elles seront considérées outrepasser les pouvoirs conférés au Parlement et seront par conséquent invalides. Il n’est possible de répondre à cette question qu’après avoir examiné le motif précis de chacune des exclusions.
[79] Il s’ensuit que les Indiens non inscrits, en tant que groupe, ne se prêtent pas au jugement déclaratoire d’application générale sollicité par les intimés. Peu importe l’angle adopté, il ne servirait à rien d’aborder la question de la manière proposée : le jugement déclaratoire est dépourvu d’utilité et ne réglera aucun litige entre les Indiens non inscrits et le gouvernement fédéral. Par conséquent, le juge n’aurait pas dû faire droit à la demande de jugement déclaratoire en ce qui concerne les Indiens non inscrits.
iv) Le jugement déclaratoire concernant les Métis est-il erroné en fait et en droit?
a) La norme de contrôle applicable
[80] La portée du paragraphe 91(24) est une question de droit, susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte (Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, aux paragraphes 36 et 37). Déterminer si la définition de Métis adoptée par le juge est conforme à la jurisprudence de la Cour suprême est une pure question de droit qui doit elle aussi être révisée selon la norme de la décision correcte (R. v. Hirsekorn, 2012 ABCA 21, 524 A.R. 57, au paragraphe 14).
b) Les erreurs alléguées
[81] Les appelants affirment, à l’appui de leur argument selon lequel le jugement déclaratoire est erroné en fait et en droit, que le juge a commis les erreurs suivantes :
• Il a adopté une définition de Métis qui va à l’encontre des faits historiques ainsi que des précédents de la Cour suprême du Canada;
• Il a omis de suivre l’approche prescrite par la Cour suprême du Canada quant à l’analyse constitutionnelle;
• Il a prononcé un jugement déclaratoire qui créerait de l’incertitude à propos de la compétence du Parlement et de celle des législatures provinciales.
[82] Ces prétentions ne sont pas fondées, pour les motifs qui suivent.
c) Le juge a-t-il adopté une définition de Métis qui va à l’encontre de l’histoire ainsi que des précédents de la Cour suprême du Canada?
[83] Les parties ne s’entendent pas quant à la manière dont le juge a défini les Métis. Plus précisément, les appelants prétendent que le juge a défini les Métis au paragraphe 117 de ses motifs, alors que les intimés soutiennent que ce paragraphe ne faisait que reprendre une définition contenue dans un document du gouvernement fédéral, laquelle mettait l’accent sur l’existence factuelle d’un « groupe de base » de Métis et d’Indiens non inscrits, sans chercher à les définir sur le plan juridique.
[84] Au paragraphe 130 de ses motifs, le juge a déclaré que les personnes décrites au paragraphe 117 de ses motifs sont des Métis aux fins des jugements déclaratoires sollicités. Le paragraphe 117, de son côté, décrivait « un groupe d’Autochtones ayant maintenu une forte affinité avec leur patrimoine indien, sans toutefois être des Indiens inscrits. Leur “quiddité indienne” reposait sur l’auto‑identification et la reconnaissance par le groupe ». À mon avis, il ressort clairement du paragraphe 130 que le juge a défini les Métis en ces termes, à tout le moins pour les fins du redressement qu’il a ultimement accordé.
[85] À cet égard, les appelants rappellent que la Cour suprême du Canada a conclu que l’histoire démontre que les Métis sont un peuple autochtone distinct, apparenté à leurs précurseurs Indiens, mais différent de ceux-ci. Les appelants soutiennent en outre que la définition du juge, qui s’appuie sur la « quiddité indienne » des Métis, contredit l’idée selon laquelle les Métis sont un peuple autochtone distinct. Elle serait donc incompatible avec les arrêts Powley; Blais; Cunningham; et Manitoba Metis Federation de la Cour suprême.
[86] En toute déférence, ces arguments reposent sur une interprétation erronée des motifs du juge.
Les arrêts Powley; Cunningham; et Manitoba Metis Federation
[87] À ce jour, l’arrêt Powley de la Cour suprême du Canada demeure l’arrêt de principe en ce qui concerne l’interprétation du terme Métis. Au paragraphe 10 de ses motifs, la Cour suprême concluait que le terme Métis, tel qu’employé à l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, « ne vise pas toutes les personnes d’ascendance mixte indienne et européenne, mais plutôt les peuples distincts qui, en plus de leur ascendance mixte, possèdent leurs propres coutumes, façons de vivre et identité collective reconnaissables et distinctes de celles de leurs ancêtres indiens ou inuits d’une part et de leurs ancêtres européens d’autre part ». Cette conclusion a été réaffirmée dans les arrêts Cunningham et Manitoba Metis Federation.
[88] Je conviens avec les appelants que la définition proposée par le juge pose problème. Elle manque de clarté et elle se prête à au moins trois interprétations; selon moi, l’une de ces interprétations va à l’encontre des faits historiques ainsi que des précédents de la Cour suprême du Canada.
[89] Selon la première interprétation, « patrimoine indien » signifierait le fait de descendre de membres de la « race indienne ».
[90] La deuxième interprétation possible est celle mise de l’avant par les appelants : le juge a assimilé « patrimoine indien » à [traduction] « patrimoine des Premières Nations ». Si tel était le propos du juge, la définition devra être rejetée car elle va à l’encontre des faits historiques et de la jurisprudence de la Cour suprême du Canada.
[91] D’après la troisième interprétation, on peut penser qu’en employant l’expression « patrimoine indien », le juge a voulu parler de quiddité ou de patrimoine autochtone, qui sont des concepts plus larges que celui de patrimoine des Premières Nations.
[92] Je rejette l’interprétation selon laquelle le juge, en employant le terme « patrimoine indien », renvoyait au fait d’avoir comme ancêtres des membres de la « race indienne », et ce, pour les motifs suivants.
[93] Dans un premier temps, cette interprétation n’est pas cohérente avec les motifs du juge dans leur ensemble.
[94] Ensuite, je reconnais qu’historiquement, le paragraphe 91(24) était considéré comme étant un chef de compétence fondé sur la race. Par conséquent, à la page 207 de l’arrêt Canard, le juge Beetz a écrit que la Loi constitutionnelle de 1867, par son emploi du mot « Indien » au paragraphe 91(24), créait une catégorie raciale et visait un groupe racial qui pourrait recevoir un traitement particulier.
[95] Cependant, la « Constitution est un arbre vivant qui, grâce à une interprétation progressiste, s’adapte et répond aux réalités de la vie moderne » (Renvoi relatif au mariage entre personnes du même sexe, au paragraphe 22). Cela est particulièrement vrai lorsqu’il s’agit examiner les chefs de compétence énumérés aux articles 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867, qui doivent être « continuellement adaptée[s] à de nouvelles réalités » (Renvoi relatif au mariage entre personnes du même sexe, au paragraphe 30).
[96] Je souscris à l’argument de l’intervenante Métis Nation of Ontario, selon lequel une interprétation évolutive du paragraphe 91(24) voudrait que le terme Métis reçoive une interprétation large, qui irait au-delà du lien racial avec leurs ancêtres indiens. Les Métis ont une langue, une culture, des liens ancestraux et un territoire qui leur sont propres, autant de caractéristiques qui font des Métis l’un des peuples autochtones du Canada.
[97] Cela est d’ailleurs conforme aux enseignements de la Cour suprême du Canada dans les décisions Powley; Cunningham; et Manitoba Metis Federation. Dans Powley, la Cour suprême n’a pas défini de manière exhaustive quelles personnes étaient visées par le terme Métis au sens de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. Cependant, tel qu’indiqué précédemment, la Cour suprême a rejeté l’idée selon laquelle le terme Métis viserait toutes les personnes d’ascendance mixte indienne et européenne. Ce terme renvoie plutôt à un groupe distinctif de personnes s’étant forgé des identités distinctes. La Cour suprême a retenu trois facteurs comme indices tendant à établir l’identité métisse dans le cadre d’une revendication fondée sur l’article 35 : l’auto-identification, les liens ancestraux et l’acceptation par la communauté (Powley, aux paragraphes 31 à 33).
[98] Même si ces observations ont été formulées en lien avec l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, chaque élément individuel de la Constitution est lié aux autres et doit être interprété en fonction de l’ensemble de sa structure (Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, au paragraphe 50). La Cour d’appel de l’Alberta, dans Reference Re Firearms Act, 1998 ABCA 305, 219 A.R. 201, au paragraphe 35, a conclu qu’il n’y avait pas lieu de faire abstraction de la Charte [Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] dans le contexte de l’interprétation des dispositions de la Loi constitutionnelle de 1867 relatives au partage des compétences. Je souscris à cette conclusion.
[99] Il s’ensuit que le critère établi par la Cour suprême dans l’arrêt Powley peut servir d’assise pour déterminer qui sont les peuples Métis dans le cadre d’une analyse du partage des compétences. Le critère dégagé dans Powley n’est pas compatible avec une identification des Métis en fonction de la race.
[100] Je conclus aussi que, selon une interprétation raisonnable, le juge n’avait pas l’intention d’assimiler « patrimoine indien » à « patrimoine des Premières Nations ». Le juge entendait plutôt, par « patrimoine indien », la quiddité autochtone ou le patrimoine autochtone. J’en conclus ainsi pour les raisons qui suivent.
[101] Tout d’abord, cette interprétation est compatible avec les mots employés par le juge dans d’autres passages de sa décision. À titre d’illustration, en référant à la preuve historique postérieure à 1867 au paragraphe 420 de ses motifs, le juge a mentionné que « les métis étaient considérés comme étant, au moins, un sous-ensemble d’un plus grand groupe d’Autochtones nommé “Indiens” ». Le juge reconnaissait ainsi expressément que les Métis et les Indiens étaient distincts, en ce que les Métis étaient un sous-ensemble distinct de la population autochtone.
[102] Plus loin, le juge a affirmé ce qui suit au paragraphe 544 :
Un des éléments essentiels de la compétence sur les Indiens, autant en principe qu’en pratique, était de conférer au gouvernement fédéral le pouvoir d’adopter des lois relatives à des gens qui sont définis, au moins de manière significative, par leur ascendance autochtone. Comme il a été mentionné précédemment, le facteur qui distingue les Indiens non inscrits et les Métis du reste des Canadiens (et qui les distinguaient lorsque le pays était moins diversifié d’un point de vue culturel et ethnique) est leur ascendance autochtone, leur « quiddité indienne ».
[103] Ce paragraphe traduit l’opinion du juge selon laquelle la « quiddité indienne » est synonyme de patrimoine autochtone ou de quiddité autochtone.
[104] En deuxième lieu, la volonté du juge d’assimiler le « patrimoine indien » au « patrimoine autochtone » ou à la « quiddité autochtone » explique, à mon avis, sa décision de regrouper les Indiens non inscrits et les Métis dans le reste de son analyse après les avoir définis séparément; ces deux catégories pouvaient être regroupées dans la mesure où l’appartenance à l’une ou l’autre de ces catégories satisfait à l’exigence d’avoir maintenu une forte affinité avec son patrimoine autochtone.
[105] En dernier lieu, le juge a conclu, au paragraphe 117 de ses motifs, que la « quiddité indienne » des Indiens non inscrits et des Métis « reposait sur l’auto-identification et la reconnaissance par le groupe ». Ensuite, au paragraphe 127, en examinant la question des Métis, il a exposé le critère dégagé dans l’arrêt Powley pour déterminer si les Métis peuvent se prévaloir des droits ancestraux visés par l’article 35.
[106] Ces trois facteurs se rapportent à l’auto-identification et à la reconnaissance par le groupe.
[107] Si le juge avait voulu que le « patrimoine indien » et la « quiddité indienne » se rapportent uniquement au patrimoine et à la culture des Premières Nations, il n’aurait pas reproduit le critère dégagé dans l’arrêt Powley.
[108] Étant donné ma conclusion selon laquelle le juge entendait, par patrimoine indien, la quiddité autochtone ou le patrimoine autochtone, et compte tenu de la définition donnée par le juge au paragraphe 117 de ses motifs, il ressort que le juge considérait les Métis comme un groupe de personnes autochtones qui maintiennent une forte affinité avec leur patrimoine autochtone ou leur quiddité autochtone, sans toutefois être des Indiens inscrits. Le patrimoine autochtone ou la quiddité autochtone des Métis repose sur l’auto-identification et la reconnaissance par le groupe à titre de Métis, et non de membres d’une Première Nation. De ce fait, le juge reconnaissait les Métis comme étant un peuple distinct.
[109] Le concept de Métis dégagé par le juge, lorsque correctement interprété, n’allait donc pas à l’encontre des faits historiques ou des arrêts Powley, Cunningham ou Manitoba Metis Federation de la Cour suprême du Canada.
[110] Cela dit, je ne suis pas convaincue qu’il soit nécessaire de définir le terme Métis de manière exhaustive ou définitive pour déterminer si les Métis sont visés par le paragraphe 91(24). La Constitution ne définit pas le terme « Indien » et la Cour Suprême du Canada n’a pas défini le terme « Esquimaux » lorsqu’elle a statué, dans le Renvoi sur les Esquimaux, que ces derniers étaient visés par le paragraphe 91(24).
[111] Il suffit que la Cour évite de définir le terme Métis d’une manière allant à l’encontre de l’histoire ou de la jurisprudence de la Cour suprême.
L’arrêt Blais
[112] Dans l’arrêt Blais, la Cour suprême du Canada a conclu que les Métis n’étaient pas des « Indiens » pour l’application des dispositions en matière de droits de chasse de la Convention sur le transfert des ressources naturelles du Manitoba, qui constitue l’annexe (1.) de la Loi constitutionnelle de 1930 [R.S.C. (1985), appendice II, no 26] (la Convention). Pour tirer cette conclusion, la Cour suprême s’est fiée au recensement effectué par la Compagnie de la Baie d’Hudson, sur lequel elle s’était précédemment fondée dans l’arrêt Renvoi sur les Esquimaux. Le recensement démontrait qu’au moment de la Confédération, les Esquimaux étaient considérés comme un type d’Indiens. Dans l’arrêt Blais, la Cour suprême a conclu que ce même document « indique que [traduction] “les Blancs et les Métis” étaient considérés comme un groupe identifiable, distinct des Indiens ». Par conséquent, les Métis n’étaient pas des Indiens au sens de la Convention.
[113] Les appelants prétendent que le juge a commis une erreur en parvenant à la conclusion opposée dans la présente affaire. Ils prétendent aussi que, selon l’arrêt Blais, le Renvoi sur les Esquimaux consacre la thèse selon laquelle les Métis ne sont pas des Indiens au sens du paragraphe 91(24).
[114] Le juge a établi une distinction entre la présente affaire et l’arrêt Blais, au motif que la Cour suprême y avait examiné la question de l’interprétation du terme « Indien » dans le contexte d’un accord constitutionnel précis, plutôt que dans celui d’un chef de compétence (motifs, paragraphe 541).
[115] Je suis d’avis que l’arrêt Blais doit être distingué de la présente affaire, pour les motifs suivants.
[116] Tout d’abord, dans Blais, la Cour suprême a indiqué, au paragraphe 36 de ses motifs, qu’elle préférait ne pas répondre à la question de savoir si le terme « Indiens » au paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867 inclut les Métis. Le juge n’a pas commis d’erreur en concluant que l’arrêt Blais ne tranchait pas la question.
[117] Deuxièmement, les conclusions de fait tirées en première instance dans l’affaire Blais étaient très différentes de celles tirées par le juge en l’espèce. À titre d’illustration, la Cour suprême a conclu, au paragraphe 31 de ses motifs dans l’arrêt Blais, que rien dans le dossier ne justifiait de modifier la conclusion des instances inférieures selon laquelle, de façon générale, les mots « Indien » et « Métis » avaient servi à désigner des groupes distincts et distinguables au Manitoba, du milieu du dix-neuvième siècle jusqu’à l’adoption de la Convention (en 1930).
[118] En l’espèce, le juge a conclu que :
• Avant la Confédération, il était entendu par les Pères de la Confédération que le terme « Indiens » incluait les « Métis » (motifs, paragraphes 272 et 323).
• Les Pères de la Confédération auraient voulu que le terme « Indiens » dans la Constitution ainsi que la compétence à leur égard soient interprétés largement, pour que le gouvernement fédéral puisse composer avec le caractère diversifié et complexe de la population autochtone, sans égard à leur degré de métissage, à leur système économique, à leur lieu de résidence ou à leur culture (motifs, paragraphes 273, 308, 318 et 323).
• La population autochtone était métissée, variée et apparentée. « Il était impossible de tracer une ligne nette entre les Métis et les Indiens » (motifs, paragraphe 381).
[119] Enfin, dans l’arrêt Blais, la Cour suprême du Canada a examiné la philosophie ou les objectifs sous-tendant l’article 13 de la Convention. Elle a conclu que la protection conférée par l’article 13 était inspirée par l’idée selon laquelle les Indiens avaient besoin de mesures de protection et d’assistance particulières. À tort ou à raison, les Métis n’étaient pas perçus comme nécessitant pareille protection.
[120] Cela contraste avec les conclusions du juge quant à la philosophie ou à l’objectif du paragraphe 91(24), décrites aux paragraphes 36 et 37 ci-dessus. Pour rappel, parmi les objectifs du paragraphe 91(24) figurait le besoin d’exercer un contrôle sur les Autochtones et sur leurs collectivités pour faciliter le développement du Dominion et poursuivre le plan du gouvernement fédéral de développer et de coloniser les terres des Territoires‑du‑Nord‑Ouest.
[121] Avant de passer à la prochaine erreur alléguée, par souci d’exhaustivité, je traiterai de l’argument selon lequel le Renvoi sur les Esquimaux établit que les Métis ne sont pas des Indiens au sens du paragraphe 91(24). Je ne peux accepter cet argument pour trois motifs, brièvement exposés ci-dessous.
[122] Premièrement, comme il a déjà été mentionné, dans l’arrêt Blais, la Cour suprême du Canada a expressément laissé en suspens la question de savoir si les Métis étaient visés par le paragraphe 91(24), bien qu’elle se soit référée au Renvoi sur les Esquimaux dans son jugement.
[123] Deuxièmement, le dossier de preuve analysé par la Cour suprême dans le Renvoi sur les Esquimaux ne permettait pas de tirer une conclusion définitive concernant les Métis, notamment en raison du fait que les seuls territoires géographiques considérés étaient la Terre de Rupert et la côte du Labrador.
[124] Enfin, un passage du Renvoi sur les Esquimaux appuie l’inclusion des Métis dans le paragraphe 91(24). À la page 117 de l’arrêt, le juge Cannon, en son nom et au nom du juge Crocket, écrit que sir John A. Macdonald et sir Hector Langevin [traduction] « [avaient] toujours cru comprendre que le terme anglais “Indians” devait être interprété dans le sens de “sauvages” et traduit comme tel, ce qui, il faut le reconnaître, comprend bel et bien <u>tous</u> les aborigènes vivant dans les territoires de l’Amérique du Nord sous l’autorité britannique » (souligné dans l’original).
d) Le juge a‑t‑il omis de suivre l’approche prescrite par la Cour suprême quant à l’analyse constitutionnelle?
[125] Dans leurs représentations écrites, les appelants font valoir que le juge a commis une erreur en définissant dans l’abstrait les limites du terme constitutionnel « Indiens » figurant au paragraphe 91(24). Les appelants concentrent leur argumentation sur la définition donnée par le juge à l’expression « Indiens non inscrits ». Plus particulièrement, les appelants allèguent que le juge a commis une erreur, au paragraphe 122 de ses motifs, en énumérant les caractéristiques des personnes qui pouvaient se voir accorder le statut en vertu de la Loi sur les Indiens. Les appelants font valoir qu’en l’absence d’une contestation d’une législation actuelle ou proposée, le rôle d’une cour devrait se limiter à proposer une liste non exhaustive de critères pour guider l’interprétation du terme « Indiens ».
[126] Comme j’ai conclu que le juge avait commis une erreur en rendant le jugement déclaratoire à l’égard des Indiens non inscrits, il n’est pas nécessaire de traiter de l’allégation d’erreur dans la définition du terme « Indiens non inscrits ».
[127] Lors des plaidoiries, les appelants ont soutenu que le juge avait mal appliqué la doctrine de l’arbre vivant, tel qu’appliquée par la Cour suprême du Canada dans le Renvoi relatif au mariage entre personnes du même sexe. Tel qu’expliqué ci-dessus, cette doctrine postule que la Constitution est un arbre vivant qui, grâce à une interprétation évolutive, s’adapte et répond aux réalités de la vie moderne. Les appelants affirment que le juge a commis une erreur dans son application de l’interprétation évolutive, en omettant de préciser ce qui justifierait de modifier la portée du paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867.
[128] Les prétentions des appelants repose sur l’idée que le juge a appliqué l’approche évolutive à l’exercice d’interprétation et que cette approche était nécessaire, parce que les Métis n’étaient pas inclus dans le paragraphe 91(24) à l’époque de la Confédération. Une lecture appropriée des motifs du juge révèle que ces prétentions sont incorrectes.
Les principes applicables en matière d’interprétation des lois
[129] Dans le Renvoi relatif à la Loi sur l’assurance‑emploi (Can.), art. 22 et 23, 2005 CSC 56, [2005] 2 R.C.S. 669, la Cour suprême a énoncé les principes applicables en matière d’interprétation des lois lorsqu’il s’agit d’examiner la portée des pouvoirs conférés par la Loi constitutionnelle de 1867. En particulier, les tribunaux doivent se reporter à la description de la compétence faite par les Pères de la Confédération pour en dégager les composantes essentielles.
L’approche adoptée par le juge
[130] Au paragraphe 538 de ses motifs, le juge a souscrit à l’idée « voulant que l’approche téléologique — la doctrine de “l’arbre vivant” — soit l’approche à retenir ». Ce passage porte à confusion, parce que la doctrine de l’arbre vivant constitue une expression de l’approche évolutive, et non téléologique, de l’interprétation.
[131] En dépit de ce qui précède, le juge semble avoir adopté une approche résolument téléologique à l’exercice d’interprétation.
[132] Il n’existe pas de déclarations ou de documents contemporains concernant l’objet du paragraphe 91(24). En l’absence de déclarations ou de documents sur le sujet, le juge a tiré à bon droit des conclusions de fait quant à la teneur du paragraphe 91(24) et de ses composantes essentielles.
[133] Il a tiré les conclusions de fait suivantes :
• Dès 1818, les Métis étaient considérés comme des Indiens (motifs, paragraphe 577).
• Avant la Confédération, il était entendu par les Pères de la Confédération que le terme « Indiens » incluait les « sang-mêlé » (motifs, paragraphes 265 et 287)
• Les Pères de la Confédération auraient voulu que le terme « Indiens » dans la Constitution ainsi que la compétence à leur égard soient appliqués largement, pour que le gouvernement soit en mesure de composer avec le caractère diversifié et complexe de la population autochtone, sans égard à leur degré de métissage, à leur système économique, à leur lieu de résidence ou à leur culture (motifs, paragraphes 273, 318 et 323).
• Le lien entre les objectifs visés par la Confédération (en matière de colonisation et d’expansion) et les Autochtones était essentiel au succès de la Confédération (motifs, paragraphes 252 et 351).
• Les terres occupées par les Autochtones devraient être cédées, d’une manière ou d’une autre (motifs, paragraphe 351).
• L’objet du paragraphe 91(24) faisait partie intégrante du plan du gouvernement central de développer et de coloniser les terres des Territoires‑du‑Nord‑Ouest (motifs, paragraphes 353 et 354).
[134] Ces conclusions contredisent l’argument que le juge aurait conclu que les Métis n’étaient pas inclus dans le paragraphe 91(24) à l’époque de la Confédération. Ainsi, ces conclusions ne concordent pas non plus avec l’application de la doctrine de l’arbre vivant, puisqu’aucune progression n’était nécessaire.
[135] Le juge a ensuite tiré un certain nombre de conclusions de fait à l’appui de sa conclusion à l’effet que le pouvoir conféré par le paragraphe 91(24) visait l’inclusion des Métis. Parmi ces conclusions, je retiens les suivantes :
• Immédiatement après la Confédération, les personnes désignées comme Sang-Mêlé étaient considérés comme étant étroitement liés aux « Indiens » et comme étant une partie du problème à régler avec le paragraphe 91(24) pour permettre l’expansion, la colonisation et la construction du chemin de fer (motifs, paragraphe 412).
• À l’époque suivant 1867, les Sang-Mêlé étaient considérés comme étant, au moins, un sous-ensemble d’un plus grand groupe d’Autochtones nommé « Indiens » (motifs, paragraphe 420).
• Quinze familles sang-mêlé qui vivaient à la Rivière à la Pluie avaient adhéré au Traité no 3. Le gouvernement avait traité le groupe sang-mêlé comme s’il avait une revendication au titre ancestral et lui avait donné une réserve, en contrepartie de la cession de cette revendication (motifs, paragraphes 424, 430 et 434).
• Une réserve avait été établie à Saint‑Paul‑des‑Métis dédiée exclusivement aux Métis. Selon le juge, cela n’était pas un cas fortuit (motifs, paragraphes 437, 439 et 441).
• En 1894, le Parlement avait modifié l’Acte des Sauvages dans le but d’élargir la disposition portant sur la vente de boissons enivrantes à un Indien. Le fait de vendre de l’alcool à toute personne « qui vit à la façon des Sauvages » devenait désormais une infraction (motifs, paragraphes 444, 446 et 447).
[136] Après avoir appliqué l’approche téléologique, et examiné le contexte factuel entourant la naissance de la Confédération ainsi que le traitement que le gouvernement réservait aux Métis à l’époque, le juge a conclu que ces derniers étaient inclus dans le paragraphe 91(24) (motifs, paragraphe 525).
[137] D’autres facteurs étayent la conclusion selon laquelle les Métis étaient inclus dans le paragraphe 91(24) à l’époque de la Confédération.
[138] Soulignons qu’au moins trois lois fédérales concernant les Indiens pouvaient raisonnablement être lues comme couvrant les Métis.
[139] En 1868, fut édicté l’Acte pourvoyant à l’organisation du Département du Secrétaire d’État du Canada, ainsi qu’à l’administration des Terres des Sauvages et de l’Ordonnance, S.C. 1868, ch. 42. Cette loi confiait au secrétaire d’État le rôle de Surintendant-Général des Affaires indiennes. Elle traitait de sujets comme la détention de terres réservées aux Indiens, la cession de terres faisant l’objet de traités, la dévolution des sommes provenant de la vente de terres indiennes et la sanction pour le don ou la vente d’alcool aux Indiens.
[140] L’article 15 de cette loi, intitulé « Quelles personnes seulement seront considérés être des Sauvages », énonçait que « [d]ans le but de déterminer quelles personnes ont droit de posséder, occuper ou exploiter les terres et autres propriétés immobilières, appartenant ou affectées aux diverses nations, tribus ou peuplades de Sauvages en Canada, les personnes et classes de personnes suivantes, et nulles autres, seront considérées comme Sauvages appartenant aux nations, tribus ou peuplades de Sauvages intéressées dans les terres ou propriétés immobilières en question ». La deuxième catégorie de personnes considérées comme des Sauvages était « [t]outes personnes résidant parmi ces Sauvages, dont les père et mère étaient ou sont descendus, ou dont l’un ou l’autre était ou est descendu, de l’un ou de l’autre côté, de Sauvages ou d’un Sauvage réputé appartenir à la nation, tribu ou peuplade particulière de sauvages intéressés dans ces terres ou propriétés immobilières, ainsi que leurs descendants ».
[141] Cette seconde catégorie de personnes comprenait les Métis résidant parmi les Indiens et leurs descendants. Puisque cette loi n’imposait aucune limite générationnelle, les descendants des Métis auraient aussi été considérés comme des Indiens si leurs parents avaient satisfait à cette définition. À cet effet, il va de soi qu’une communauté de Métis aurait pu surgir, dont tous les membres seraient considérés comme des « Indiens ». En outre, puisque cette loi ne définit pas la notion de « peuplade de Sauvages », la catégorie pouvait logiquement comprendre les Métis vivant dans leur propre collectivité, ou tout Métis qui résidait parmi les Indiens et leurs descendants.
[142] Dans le même sens, l’Acte pourvoyant à l’émancipation graduelle des Sauvages, à la meilleure administration des affaires des Sauvages et à l’extension des dispositions de l’acte trente-et-un Victoria, chapitre quarante-deux, S.C. 1869, c. 6, a été adopté peu après la Confédération. Bien que cette loi ne précise pas à qui elle s’applique, son article 4 sur la distribution d’annuités démontre que cette loi s’appliquait aux « Sang-Mêlé ». Il prévoit ce qui suit :
4. Lors de la distribution d’annuités, intérêts ou rentes entre les membres d’une nation, tribu ou peuplade de Sauvages, nulle personne ayant moins d’un quart de sang sauvage et née après la passation du présent acte, n’aura droit de partager dans ces annuités, intérêts ou rentes, après qu’un certificat à cet effet aura été donné par le ou les chefs de la tribu ou peuplade en conseil assemblés et approuvé par le surintendant-général des affaires des Sauvages. |
Distribution des annuités; etc. |
[143] Enfin, l’Acte des Sauvages, 1876, S.C. 1876, c. 18, définissait expressément [à l’article 3] le terme « Sauvage » comme comprenant les Métis, sous réserve de certaines dispositions. De fait, le terme « Sauvage » comprenait un enfant de tout individu de sexe masculin et de sang sauvage réputé appartenir à une bande particulière. Une disposition [au paragraphe 3(e)] prévoyait cependant que « tout Métis dans Manitoba qui aura partagé dans la distribution des terres des Métis, ne sera pas compté comme Sauvage ; et […] aucun Métis chef de famille (sauf la veuve d'un Sauvage, ou un Métis qui aura déjà été admis dans un traité,) ne pourra, à moins de circonstances très exceptionnelles, qui seront déterminées dans chaque cas par le Surintendant-Général ou son agent, être compté comme Sauvage, ou avoir droit à être admis dans un traité avec les Sauvages ». Ces exceptions confirment la règle selon laquelle les Métis pouvaient être considérés comme des Indiens et qu’à l’exception de ceux qui acceptaient un certificat, aucune distinction n’était faite entre les Métis conservant une culture métisse et ceux qui adoptaient le mode de vie des Premières Nations.
[144] De même, à mon avis, l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 confirme que les Métis étaient inclus dans le paragraphe 91(24) depuis l’époque de la Confédération. Les paragraphes 35(1) et (2) de la Loi constitutionnelle de 1982 sont reproduits ci-dessous par souci de commodité :
35. (1) Les droits existants — ancestraux ou issus de traités — des peuples autochtones du Canada sont reconnus et confirmés. |
Confirmation des droits existants des peuples autochtones |
(2) Dans la présente loi, «peuples autochtones du Canada» s’entend notamment des Indiens, des Inuit et des Métis du Canada. |
Définition de «peuples autochtones du Canada» |
[145] Lors de leur plaidoirie, les procureurs des appelants ont concédé que l’article 35 confirmait que les Métis étaient des Autochtones, qu’ils avaient une relation fiduciaire avec la Couronne et que l’honneur de la Couronne était en jeu dans ses relations avec les Métis. Ces concessions sont conformes à l’arrêt rendu par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Manitoba Metis Federation.
[146] Fait révélateur, les procureurs des appelants ont aussi concédé qu’il serait anormal que les Métis soient inclus comme peuple autochtone au sens de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, tout en étant le seul peuple autochtone ainsi inclus à être exclu du paragraphe 91(24).
[147] Cette anomalie disparaît lorsque l’on interprète le paragraphe 91(24) comme ayant inclus les Métis dès l’époque de la Confédération.
[148] Par conséquent, de nombreux éléments de preuve appuient la thèse selon laquelle les Métis étaient considérés comme étant inclus dans le paragraphe 91(24) à l’époque de la Confédération. Une interprétation évolutive n’était donc pas nécessaire, et le juge n’a pas commis d’erreur en omettant de traiter des changements sociaux qui sous-tendraient une telle interprétation.
e) Le juge a‑t‑il rendu un jugement déclaratoire qui créera de l’incertitude au sujet des compétences respectives du Parlement et des législatures provinciales?
[149] Les appelants présentent des arguments spéculatifs, in terrorem, à l’effet qu’un jugement déclaratoire portant que les Métis sont visés par le paragraphe 91(24) exposerait la législation provinciale à la contestation et pourrait aussi nuire à la capacité des gouvernements provinciaux de légiférer à l’avenir.
[150] Je ne suis pas de cet avis. Dans le Renvoi relatif à la Loi sur l’assurance‑emploi (Can.), la Cour suprême du Canada a fait remarquer que le pouvoir d’un ordre de gouvernement de légiférer sur un aspect d’une matière n’enlevait rien au pouvoir de l’autre ordre de gouvernement de régir un autre aspect relevant de sa compétence (motifs de la Cour suprême, paragraphe 8). À mon avis, cela répond entièrement à l’argument des appelants, d’autant plus que le juge de première instance a conclu que le jugement déclaratoire sollicité aurait une utilité réelle et pratique.
f) Conclusion quant à la validité du jugement déclaratoire en ce qui concerne les Métis
[151] Les appelants ne contestent aucune des conclusions de fait détaillées du juge. Après examen de chacune des erreurs de droit alléguées par les appelants, je conclus que ces derniers ne sont pas parvenus à démontrer une erreur justifiant mon intervention. Je conclus donc que le jugement déclaratoire, restreint aux Métis, est fondé en fait et en droit.
v) L’appel incident : le juge a‑t‑il commis une erreur en refusant de rendre les deuxième et troisième jugements déclaratoires?
a) La norme de contrôle
[152] Comme il a été mentionné au paragraphe 62 ci-dessus, le jugement déclaratoire est un redressement discrétionnaire. Le critère à appliquer en appel est de savoir si le juge a donné suffisamment de poids à l’ensemble des facteurs pertinents.
b) Les erreurs alléguées
[153] Le juge a refusé de rendre les deuxième et troisième jugements déclaratoires pour les motifs énoncés aux paragraphes 60 et 61 ci-dessus.
[154] Les intimés, en tant qu’appelants dans l’appel incident, affirment que le fait de refuser de rendre le deuxième jugement déclaratoire constituait une erreur de principe, parce que la terminologie employée dans leur demande a changé avec le temps. Essentiellement, ils font valoir qu’à l’époque de la rédaction de la demande, il n’y avait aucune distinction entre une obligation de fiduciaire et une relation fiduciaire. Partant, les intimés affirment que le juge n’a pas correctement examiné le fond de la demande, laquelle sollicitait un jugement déclaratoire portant que les Métis et les Indiens non inscrits étaient dans une relation fiduciaire avec la Couronne.
[155] Aucune erreur particulière n’est alléguée en lien avec le troisième jugement déclaratoire.
c) Le juge a‑t‑il commis une erreur en refusant de rendre les deuxième et troisième jugements déclaratoires?
[156] Compte tenu de ses motifs, le juge n’a commis aucune erreur en refusant de rendre le deuxième jugement déclaratoire. Il a reconnu que la Couronne avait une relation fiduciaire avec les Autochtones, tant d’un point de vue historique qu’aux termes de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 (motifs, paragraphe 604). Il a également conclu qu’un jugement déclaratoire rendu dans l’abstrait serait inutile.
[157] Je suis d’accord. Cela est d’autant plus vrai que la que la Cour suprême a confirmé l’existence d’une relation fiduciaire entre les Métis et la Couronne dans son arrêt Manitoba Metis Federation, rendu après le prononcé des motifs du juge dans la présente affaire.
[158] On n’allègue aucune erreur en ce qui a trait au troisième jugement déclaratoire. Encore une fois, je conviens que c’est à bon droit que le juge a refusé de prononcer le jugement déclaratoire, essentiellement pour les motifs qu’il donne.
7. Conclusion et dépens
[159] Pour les motifs qui précèdent, j’accueillerais l’appel en partie en supprimant la référence aux Indiens non inscrits dans le jugement déclaratoire. Je reformulerais le jugement déclaratoire de la manière suivante : la Cour déclare que les Métis sont considérés comme des « Indiens » au sens du paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867.
[160] Je rejetterais l’appel incident.
[161] Enfin, je différerais la question des dépens à l’égard de l’appel et de l’appel incident. En cas de désaccord entre les appelants et les intimés, cette question des dépens peut être jugée sur dossier. La Cour demande aux parties de proposer un calendrier relativement à la signification et au dépôt d’observations écrites sur les dépens, de telles observations ne devant pas dépasser 10 pages.
Le juge Noël, j.c.a. : Je suis d’accord.
La juge Trudel, j.c.a. : Je suis d’accord.