A-225-07
2008 CAF 94
Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (appelant)
c.
Maria Del Rosario Flores Carrillo (intimée)
Répertorié : Flores Carrillo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (C.A.F.)
Cour d’appel fédérale, juges Létourneau, Nadon et Sharlow, J.C.A.—Toronto, 10 et 12 mars 2008.
Citoyenneté et Immigration — Statut au Canada — Réfugiés au sens de la Convention — Appel de la décision par laquelle la Cour fédérale a accueilli la demande de contrôle judiciaire de la décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié portant que l’intimée n’avait pas réfuté la présomption de la protection de l’État — Examen du fardeau de la preuve, de la norme de preuve et de la qualité de la preuve — La Cour fédérale a commis une erreur en substituant le seuil moins élevé de preuve digne de foi au critère exigeant une preuve claire et convaincante de l’inaptitude de l’État d’assurer une protection — Le demandeur d’asile doit produire une preuve pertinente, digne de foi et convaincante ayant une valeur probante suffisante pour démontrer au juge des faits, selon la prépondérance des probabilités, que la protection accordée par l’État est insuffisante — Il était raisonnable pour la Commission de conclure que l’insuffisance de la protection de l’État n’avait pas été établie — Appel accueilli.
Il s’agissait d’un appel de la décision par laquelle la Cour fédérale a accueilli la demande de contrôle judiciaire présentée par l’intimée à l’encontre de la décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) portant que l’intimée n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni de personne à protéger.
La Commission a conclu que l’intimée n’avait pas réfuté la présomption de la protection de l’État avec une preuve claire et convaincante selon la prépondérance des probabilités. La Cour fédérale a statué que la Commission a fixé une norme de preuve trop rigoureuse, et a conclu que la présomption de la protection de l’État est une présomption de droit, que le demandeur d’asile peut réfuter en produisant une preuve digne de foi de l’inaptitude de l’État à assurer sa protection.
Arrêt : l’appel doit être accueilli.
La charge de la preuve, la norme de preuve applicable et la qualité de la preuve nécessaire pour satisfaire à cette norme sont trois réalités de faits et trois concepts juridiques différents qu’il importe de ne pas confondre. Le demandeur d’asile qui soutient que l’État ne lui a pas offert de protection assume à la fois une charge de présentation et une charge de persuasion. Le demandeur d’asile doit s’acquitter de sa charge selon la prépondérance des probabilités.
La Cour fédérale a commis une erreur de droit lorsqu’elle a substitué un seuil moins élevé au critère énoncé dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Ward selon lequel il faut fournir une preuve claire et convaincante de l’inaptitude de l’État à assurer la protection. Il ne suffit pas que la preuve produite soit digne de foi. Il faut aussi que cette preuve ait une valeur probante qui se révèle suffisante pour satisfaire à la norme de preuve applicable. Le demandeur d’asile doit produire une preuve pertinente, digne de foi et convaincante qui démontre au juge des faits, selon la prépondérance des probabilités, que la protection accordée par l’État est insuffisante.
En appliquant ces principes en l’espèce, il n’était pas déraisonnable pour la Commission de conclure que l’intimée n’avait pas établi l’insuffisance de la protection de l’État.
lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 1.
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 74d).
jurisprudence citée
décisions examinées :
Xue c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. no 1728 (1re inst.) (QL); Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689; La Reine c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103; Hinzman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 171; Kadenko c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1996] A.C.F. no 1376 (C.A.) (QL); autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée, [1996] C.S.C.R. no 612 (QL).
APPEL de la décision par laquelle la Cour fédérale ([2008] 1 R.C.F. 3; 2007 CF 320) a accueilli la demande de contrôle judiciaire que l’intimée a présentée à l’encontre de la décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (sub nom. Carrillo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2006] D.S.P.R. no 27 (QL)) portant que l’intimée n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni de personne à protéger, et que l’intimée n’avait pas établi l’insuffisance de la protection de l’État. Appel accueilli.
Martin E. Anderson et David Joseph pour l’appelant.
Mordechai Wasserman pour l’intimée.
Le sous-procureur général du Canada pour l’appelant.
Mordechai Wasserman, Toronto, pour l’intimée.
Ce qui suit est la version française des motifs du jugement rendus par
Le juge Létourneau, J.C.A. :
[1] Il est demandé à la Cour de répondre aux questions suivantes, certifiées sous le régime de l’alinéa 74d) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi) :
[traduction] Que faut-il entendre par la présomption de la protection de l’État, dont fait état l’arrêt Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689? Pour réfuter cette présomption, les demand[eurs] d’asile doivent-ils satisfaire à une norme de preuve particulière, ou cette présomption n’impose-t-elle que l’obligation de produire une preuve digne de foi du défaut de protection de l’État? Et si elle commande l’application d’une norme de preuve particulière, quelle est cette norme?
[2] Par décision en date du 26 mars 2007 [[2008] 1 R.C.F. 3], le juge O’Reilly de la Cour fédérale du Canada (le juge) a accueilli la demande de contrôle judiciaire de l’intimée et a ordonné la tenue d’une nouvelle audience par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission). Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le ministre) interjette appel de cette décision. Pour les motifs qui suivent, j’estime que cet appel devrait être accueilli.
Les faits
[3] Il n’est pas nécessaire d’exposer les faits en détail. Il suffit ici de rappeler que l’intimée, Mme Flores Carrillo, est une citoyenne mexicaine qui a demandé l’asile au Canada en 2004. Elle a déclaré que son conjoint de fait avait commencé à la maltraiter en 2001. Elle a porté plainte contre lui en janvier 2004, après avoir été gravement brutalisée, au point de devoir se cacher chez une amie. Cependant, son conjoint a découvert où elle se cachait. Il avait été aidé en cela, a-t-elle expliqué, par son frère, agent de la police judiciaire fédérale. Estimant qu’elle ne pourrait jouir de la protection de l’État au Mexique, elle a quitté ce pays le 20 octobre 2004 et est entrée le même jour au Canada, où elle a demandé l’asile dès son arrivée.
La décision de la Commission
[4] La Commission a rejeté la demande d’asile de l’intimée [Carrillo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2006] D.S.P.R. no 27 (QL)], étant d’avis qu’elle n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni de personne à protéger. Elle a fondé cette conclusion sur deux motifs.
[5] Premièrement, la Commission a conclu que l’intimée n’était pas [au paragraphe 9] « un témoin crédible et digne de foi en ce qui concerne ses efforts afin de se réclamer de la protection de l’État » (cahier d’appel, à la page 41), en se fondant sur les contradictions qu’elle a constatées dans la preuve produite par Mme Flores Carrillo.
[6] Deuxièmement, la Commission a conclu que, même si elle avait jugé que l’intimée était crédible, cette dernière n’avait pas réfuté [au paragraphe 20] « la présomption de la protection de l’État avec une preuve “claire et convaincante” selon la “prépondérance des probabilités”, comme il est précisé dans Xue ». La Commission se référait en fait aux observations suivantes formulées par le juge Rothstein, alors membre de la Section de première instance de la Cour fédérale, au paragraphe 12 de la décision Xue c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. no 1728 (QL) :
Compte tenu du point de vue exprimé par le juge en chef Dickson dans l’arrêt Oakes, savoir que dans certaines circonstances il faut un degré plus élevé de probabilité, ainsi que de la règle énoncée dans l’arrêt Ward, qu’il faut confirmer d’une façon claire et convaincante l’incapacité de l’État d’assurer la protection, je suis d’avis qu’on ne peut dire que la Commission a commis une erreur en déterminant la norme de preuve applicable en l’instance. Si la Commission avait abordé la question en exigeant d’être convaincue hors de tout doute (absolument), ou même hors de tout doute raisonnable (la norme criminelle), elle aurait commis une erreur. Toutefois, il faut replacer les termes utilisés par la Commission dans le contexte de la citation de l’arrêt Ward qu’elle paraphrasait. Bien que la Commission ne renvoie aucunement aux arrêts Oakes et Bater, et même si elle aurait pu être plus précise et indiquer qu’elle devait être convaincue selon la prépondérance des probabilités, il semble clair que ce qu’elle a voulu faire c’est imposer au demandeur, aux fins de réfuter la présomption de la protection de l’État, le fardeau d’un plus grand degré de probabilité aligné sur l’exigence de clarté et de conviction énoncée dans l’arrêt Ward. Ce faisant, je ne peux conclure que la Commission a commis une erreur. [Non souligné dans l’original.]
[7] En fait, la Commission a fait remarquer que l’intimée [au paragraphe 20] « n’a signalé la violence qu’une seule fois et n’a jamais porté plainte au sujet de l’intervention du frère de son conjoint violent, lequel est un agent de la police judiciaire fédérale ». La Commission a examiné ce fait dans le contexte de l’information au dossier touchant la possibilité d’obtenir la protection de l’État et a conclu que la preuve de l’intimée ne suffisait pas à l’acquitter de la charge de produire une preuve claire et convaincante de l’impossibilité pour elle d’obtenir cette protection (cahier d’appel, à la page 49).
[8] En outre, la Commission a statué que [au paragraphe 20] « [l]e fait que l’État n’offre pas une protection parfaite n’est pas en soi un fondement pour décider que l’État ne veut pas ou ne peut pas offrir une protection raisonnable dans les circonstances » (cahier d’appel, aux pages 49 et 50).
La décision de la Cour fédérale
[9] Selon le juge, la Commission a fixé une norme de preuve trop rigoureuse relativement à la question de savoir s’il était possible d’obtenir la protection de l’État au Mexique, ce qui, à son avis, constituait une erreur de droit.
[10] Le juge a aussi conclu que la présomption de la protection de l’État est une présomption de droit, que le demandeur d’asile peut réfuter en produisant une preuve digne de foi de l’inaptitude de l’État à assurer sa protection (voir les paragraphes 16, 17 et 30 de l’exposé des motifs de sa décision).
[11] En outre, le juge a conclu que l’arrêt Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, ne fixait pas de norme de preuve particulière concernant la protection de l’État (décision de la Commission, aux paragraphes 19 et 24). Selon lui, en posant dans Ward l’obligation d’établir clairement et de façon convaincante l’inaptitude de l’État à protéger le demandeur d’asile, le juge La Forest décrivait simplement « la sorte de preuve qui pourrait satisfaire à l’élément objectif de la définition de réfugié » (au paragraphe 24). Cette obligation ne faisait pas intervenir une norme de preuve plus rigoureuse que la prépondérance des probabilités (aux paragraphes 22, 23 et 24).
Les observations des parties
[12] L’appelant fait valoir deux moyens d’appel. Le juge aurait commis une erreur en concluant que la présomption d’une protection suffisante de l’État est une présomption de droit. Selon le ministre, il s’agit plutôt d’une présomption de fait, réfutable par une « preuve claire et convaincante ». Par conséquent, le juge se serait également trompé en concluant qu’il suffisait à l’intimée, pour réfuter la présomption, de produire une preuve digne de foi de l’inaptitude de l’État à la protéger.
[13] L’avocat de l’intimée souscrit à toutes les conclusions du juge, bien qu’il convienne que, en ce qui concerne la présomption de la protection de l’État, l’important pour sa cliente est de savoir si cette présomption est réfutable et non s’il s’agit d’une présomption de droit ou de fait. Le caractère réfutable de cette présomption ne me paraît faire aucun doute.
Analyse de la décision
[14] Il est regrettable que le juge n’ait pas examiné la conclusion principale de la Commission concernant l’absence de crédibilité de l’intimée. S’il l’avait fait, il n’aurait peut-être pas eu à examiner le motif subsidiaire et accessoire sur lequel la Commission a fondé sa décision. Le litige aurait ainsi pris fin, ce qui aurait permis d’économiser des ressources judiciaires limitées.
[15] Il s’ensuit que nous sommes saisis d’un appel centré sur un motif subsidiaire du rejet de la demande d’asile de l’intimée, alors que le motif principal de ce rejet, soit l’absence de crédibilité, se trouve entièrement exclu du débat porté devant nous et que les parties n’en tiennent aucun compte. Étant donné la retenue judiciaire considérable que commandent les conclusions relatives à la crédibilité, le juge aurait dû examiner cette question en premier lieu.
La charge de la preuve, la norme de preuve et la qualité de la preuve
[16] La charge de la preuve, la norme de preuve applicable et la qualité de la preuve nécessaire pour satisfaire à cette norme sont trois réalités de faits et trois concepts juridiques différents qu’il importe de ne pas confondre. Malheureusement, comme l’a fait remarquer l’avocat de l’intimée, ces expressions sont souvent employées de façon interchangeable, ce qui entraîne une certaine confusion autour des trois concepts et réalités qu’elles désignent.
a) La charge de la preuve
[17] L’intimée soutient que l’État mexicain ne pouvait pas lui offrir ou ne lui a pas offert de protection contre les mauvais traitements infligés par son conjoint. Cette prétention lui impose à la fois une charge de présentation et une charge de persuasion.
[18] En effet, pour réfuter la présomption de la protection de l’État, elle doit d’abord introduire des éléments de preuve quant à l’insuffisance de la protection de l’État (pour des raisons de commodité, j’emploierai l’expression « insuffisance de la protection de l’État » dans un sens qui comprend aussi l’absence d’une telle protection). Il s’agit de la charge de présentation.
[19] En outre, elle doit convaincre le juge des faits que les éléments de preuve ainsi produits établissent l’insuffisance de la protection de l’État. Il s’agit de la charge de persuasion (ou charge ultime).
b) La norme de preuve
[20] Le demandeur d’asile doit s’acquitter de sa charge ultime suivant la norme de la prépondérance des probabilités. Je suis d’accord avec le juge pour dire que l’arrêt Ward n’exige pas qu’on doive établir, pour s’acquitter de cette charge, une probabilité plus élevée que celle qui est normalement requise pour satisfaire à la norme de la prépondérance des probabilités.
[21] Je souscris aussi à la conclusion du juge selon laquelle la Commission a commis une erreur de droit dans la mesure où, en s’appuyant sur la décision Xue, précitée, elle exigeait un degré de probabilité plus élevé que celui que suppose ordinairement la norme de la prépondérance des probabilités.
[22] Il est vrai que, dans l’arrêt La Reine c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, le juge en chef Dickson a posé la nécessité d’appliquer une norme de preuve plus rigoureuse, c’est-à-dire comportant une probabilité plus forte, que la norme habituelle. Il formule ainsi les observations suivantes aux pages 137 et 138 :
Néanmoins, le critère de la prépondérance des probabilités doit être appliqué rigoureusement. En fait, l’expression « dont la justification puisse se démontrer », que l’on trouve à l’article premier de la Charte, étaye cette conclusion. La norme générale applicable en matière civile comporte différents degrés de probabilité qui varient en fonction de la nature de chaque espèce : voir Sopinka et Lederman, The Law of Evidence in Civil Cases (Toronto : 1974), à la p. 385. Comme l’explique lord Denning dans Bater v. Bater, [1950] 2 All E.R. 458 (C.A.), à la p. 459 :
[traduction] La preuve peut être faite selon la prépondérance des probabilités, mais cette norme peut comporter des degrés de probabilité. Ce degré dépend de l’objet du litige. Une cour civile, saisie d’une accusation de fraude, exigera naturellement un degré de probabilité plus élevé que celui qu’elle exigerait en examinant si la faute a été établie. Elle n’adopte pas une norme aussi sévère que le ferait une cour criminelle, même en examinant une accusation de nature criminelle, mais il reste qu’elle exige un degré de probabilité proportionné aux circonstances.
[…]
Compte tenu du fait que l’article premier est invoqué afin de justifier une violation des droits et libertés constitutionnels que la Charte vise à protéger, un degré très élevé de probabilité sera, pour reprendre l’expression de lord Denning, « proportionné aux circonstances ».
[23] Cependant, comme le juge en chef Dickson l’a reconnu lui-même, ses observations s’inscrivaient dans le contexte de la contestation d’un droit constitutionnel fondamental sous le régime de l’article premier de la Charte [Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]], suivant lequel la justification de la restriction de ce droit pouvait se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique. Le juge en chef examinait en effet une atteinte portée par l’État à un droit individuel garanti par la Constitution ou une réduction d’un tel droit par l’État. Étant donné l’importance de la question en jeu, il n’est pas étonnant que la Cour suprême du Canada exige l’application d’une norme de preuve plus rigoureuse que d’ordinaire — sans aller toutefois jusqu’à la norme de la preuve hors de tout doute raisonnable — pour mieux protéger les droits garantis par la Constitution contre les empiètements de l’État.
[24] En l’occurrence, cependant, nous avons affaire à un contexte tout à fait différent, défini par la situationde réfugiés souvent désorientés et sans ressources qui essaient de réfuter la présomption de la protection de l’État en établissant que cette protection est insuf- fisante. Rien n’exige ici qu’on s’écarte de la norme de la prépondérance des probabilités habituellement applicable à la réfutation des présomptions dans les affaires administratives ou civiles.
[25] À mon avis, le juge La Forest a eu raison de souligner, à la page 726 de l’arrêt Ward, précité, que « [l]a présomption sert à renforcer la raison d’être de la protection internationale à titre de mesure auxiliaire qui entre en jeu si le demandeur ne dispose d’aucune solution de rechange ». La présomption indique que la responsabilité de la sécurité du réfugié repose en premier lieu sur l’État dont il est citoyen. C’est en ce sens, à mon humble avis, que le juge La Forest a écrit que [à la page 726] « cette présomption accroî[t] l’obligation qui incombe au demandeur ». Cette obligation dont il parle n’est pas la charge de la preuve au sens juridique, mais plutôt la tâche difficile qui incombe au demandeur d’asile de réfuter la présomption que l’État dont il est ressortissant est en mesure de lui offrir une protection suffisante.
[26] En fait, notre collègue le juge Sexton s’est exprimé de manière assez semblable au paragraphe 57 de l’arrêt Hinzman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 171, où il a écrit que « le demandeur d’asile provenant d’un pays démocratique devra s’acquitter d’un lourd fardeau pour démontrer qu’il n’était pas tenu d’épuiser tous les recours dont il pouvait disposer dans son pays avant de demander l’asile » (non souligné dans l’original). Je pense que notre collègue, comme le juge La Forest dans l’arrêt Ward, voulait parler de la qualité de la preuve qu’il faut produire pour convaincre le juge des faits de l’insuffisance de la protection de l’État. Autrement dit, il est plus difficile de réfuter la présomption dans certains cas que dans d’autres. Mais cela ne modifie en rien la norme de preuve. Je souscris donc entièrement à la conclusion du juge de première instance selon laquelle le juge La Forest parlait dans Ward de la qualité de la preuve nécessaire pour réfuter la présomption et non d’une norme de preuve plus rigoureuse.
[27] Je me trouve ainsi amené à examiner le fond du troisième concept évoqué plus haut, soit la qualité ou la nature de la preuve. C’est sur cette question que je me trouve en désaccord avec le juge.
c) La nature ou la qualité de la preuve nécessaire pour réfuter la présomption
[28] Bien qu’il ait examiné la condition selon laquelle la preuve doit être « claire et convaincante » pour réfuter la présomption de la protection de l’État, le juge a substitué en fin de compte à ce critère un seuil moins élevé. On lit en effet au paragraphe 30 des motifs de son jugement :
À mon avis, la présomption de la protection de l’État diminue une fois que le demandeur d’asile a fourni une preuve fiable d’une absence de protection de l’État.
Les questions qu’il a certifiées témoignent aussi de cette substitution.
[29] Je pense comme l’avocat de l’appelant qu’il s’agit là d’une erreur de droit. Il n’est pas contesté que les erreurs de droit sont révisables suivant la norme de la décision correcte.
[30] À mon humble avis, il ne suffit pas que la preuve produite soit digne de foi; elle doit aussi avoir une valeur probante. Pensons par exemple au cas d’éléments de preuve dénués de pertinence : ils seront peut-être dignes de foi, mais ils n’auront aucune valeur probante. Non seulement la preuve doit être digne de foi et avoir une valeur probante, mais il faut aussi que cette valeur probante se révèle suffisante pour satisfaire à la norme de preuve applicable. La preuve aura une valeur probante suffisante si elle convainc le juge des faits de l’insuffisance de la protection accordée par l’État considéré. Autrement dit, le demandeur d’asile qui veut réfuter la présomption de la protection de l’État doit produire une preuve pertinente, digne de foi et convaincante qui démontre au juge des faits, selon la prépondérance des probabilités, que la protection accordée par l’État en question est insuffisante.
Application de ces principes à la présente espèce
[31] Après avoir reconnu la fréquence de la violence familiale au Mexique, la Commission a recensé les diverses mesures prises par les autorités pour résoudre ce problème (voir les pages 43 à 49 du cahier d’appel).
[32] Elle a ensuite récapitulé le droit régissant la présomption de la protection de l’État. Elle a fait observer que le fait de ne pas assurer localement une exécution efficace des lois ne constitue pas un défaut de protection de l’État. Invoquant les conclusions établies par notre Cour dans l’arrêt Kadenko c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1996] A.C.F. no 1376 (QL); autorisation de pourvoi devant la Cour suprême du Canada refusée le 8 mai 1997 [[1996] C.S.C.R. no 612 (QL)], elle a ajouté que [au paragraphe 11] « [p]lus les institutions de l’État sont démocratiques, plus la demandeure d’asile devra avoir cherché à épuiser les recours qui s’offrent à elle ». Elle a constaté que le Mexique est une nouvelle démocratie et un État de droit (cahier d’appel, aux pages 43 et 44).
[33] La Commission a conclu que l’intimée n’avait pas déployé d’efforts soutenus pour obtenir la protection de l’État. Pendant quatre années de prétendus mauvais traitements, elle n’avait eu recours à la police qu’une seule fois (cahier d’appel, à la page 45).
[34] En outre, la Commission a conclu, sur le fondement de la preuve produite devant elle, que l’intimée n’avait pas fait d’efforts additionnels pour obtenir la protection des autorités lorsqu’il se fut avéré, selon ses dires, que la police locale ne lui offrirait pas la protection qu’elle recherchait. Elle aurait pu alors s’adresser à la Commission nationale ou d’État des droits de la personne, au Secrétariat de l’administration publique, au Programme contre l’impunité ou à la Direction de l’assistance du Contrôleur général, ou encore recourir à la procédure de plainte offerte par le Bureau du procureur général de la République (cahier d’appel, à la page 49).
[35] Enfin, la Commission fait observer que l’intimée n’avait pas porté plainte contre le frère de son agresseur, qui serait un agent de la police judiciaire fédérale, alors que la preuve indique que les autorités fédérales ont déployé, souvent avec succès, des efforts concrets et considérables pour combattre le crime et la corruption (cahier d’appel, aux pages 46 et 49).
[36] Étant donné les principes relatifs à la charge de la preuve, à la norme de preuve et à la qualité de la preuve nécessaire pour satisfaire à cette norme, définie comme étant celle de la prépondérance des probabilités selon le contexte factuel, je ne vois rien d’erroné ou de déraisonnable dans la conclusion de la Commission selon laquelle l’intimée n’a pas établi l’insuffisance de la protection de l’État.
Conclusion
[37] Pour ces motifs, j’accueillerais l’appel, j’annulerais la décision de la Cour fédérale et je rétablirais la décision de la Commission.
[38] Je répondrais comme suit aux questions certifiées :
Le réfugié qui invoque l’insuffisance ou l’inexistence de la protection de l’État supporte la charge de présentation de produire des éléments de preuve en ce sens et la charge ultime de convaincre le juge des faits que cette prétention est fondée. La norme de preuve applicable est celle de la prépondérance des probabilités, sans qu’il soit exigé un degré plus élevé de probabilité que celui que commande habituellement cette norme. Quant à la qualité de la preuve nécessaire pour réfuter la présomption de la protection de l’État, cette présomption se réfute par une preuve claire et convaincante de l’insuffisance ou de l’inexistence de ladite protection.
Le juge Nadon, J.C.A. : Je suis d’accord.
La juge Sharlow, J.C.A. : Je suis d’accord.