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IMM‑6447‑05

2007 CF 229

Panchalingam Nagalingam (demandeur)

c.

Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration et le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (défendeurs)

Répertorié : Nagalingam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (C.F.)

Cour fédérale, juge Kelen—Toronto, 30 janvier; Ottawa, 28 février 2007.

Citoyenneté et Immigration — Exclusion et Renvoi — Personnes interdites de territoire — Renvoi de réfugiés — Contrôle judiciaire d’un avis donné par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration en application de l’art. 115(2)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés selon lequel le demandeur, un ancien réfugié au sens de la Convention, ne devrait pas être présent au Canada — Le demandeur a été déclaré interdit de territoire au Canada pour criminalité organisée en vertu de l’art. 37(1)a) de la Loi parce qu’il était membre d’un gang impliqué dans des activités criminelles — La conclusion du ministre selon laquelle le demandeur ne serait pas exposé à un risque sérieux de torture, à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités s’il était renvoyé au Sri Lanka n’était pas manifestement déraisonnable — Dans le cadre d’un contrôle judiciaire, ce n’est que si la conclusion selon laquelle le demandeur ne risque pas de subir un préjudice est jugée manifestement déraisonnable que la Cour devra examiner l’analyse par le ministre de la nature et de la gravité des actes commis en fonction du risque de préjudice consécutif au renvoi — L’interprétation de l’art. 115 est conforme à l’interdiction visant le refoulement prévue à l’art. 33 de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés lorsque la vie ou la liberté du réfugié serait menacée pour les raisons mentionnées — Demande accueillie, questions certifiées.

Interprétation des lois — Art. 115(2)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés — Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration a délivré un avis selon lequel le demandeur, un ancien réfugié au sens de la Convention, ne devrait pas rester au Canada puisque la nature et la gravité des actes commis justifiaient son refoulement en vertu de la Loi — Le demandeur était membre d’un gang impliqué dans des activités criminelles — Il s’agissait de savoir si les actes dont il est question dans l’expression « la nature et la gravité de ses actes passés » employée dans l’art. 115(2)b) sont ceux de l’organisation criminelle ou ceux du demandeur lui‑même — Examen des règles d’interprétation législative des lois bilingues — L’art. 115(2)b) exige que le ministre tienne compte de la nature et de la gravité des actes commis par le demandeur lui‑même et des actes commis par le gang auxquels le réfugié a participé personnellement et sciemment à titre de complice.

Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire d’un avis donné par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration en application de l’alinéa 115(2)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés selon lequel le demandeur ne devrait pas être présent au Canada. Le demandeur est arrivé au Canada du Sri Lanka en août 1994; il s’est vu reconnaître le statut de réfugié en 1995 et il est devenu résidant permanent en 1997. En août 2001, le demandeur a fait l’objet d’un rapport en application de l’ancienne Loi sur l’immigration; selon ce rapport, il était interdit de territoire au Canada pour criminalité organisée parce qu’il était membre du gang A.K. Kannan, un gang tamoul. En fin de compte, en octobre 2005, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration a délivré l’avis visé à l’alinéa 115(2)b) de la Loi, considérant d’abord « la nature et la gravité de ses actes passés », puis le risque de torture, de traitements ou peines cruels ou inusités ou de persécution auquel le demandeur serait exposé. Le ministre a fait explicitement référence aux actes commis par le gang A.K. Kannan. Il a conclu que, étant donné que le demandeur ne courait pas un risque sérieux d’être torturé ou tué ou de faire l’objet de traitements ou de peines cruels et inusités et que les motifs d’ordre humanitaire qu’il invoquait ne justifiaient pas une décision favorable, la nature et la gravité des actes commis étaient déterminantes et le demandeur ne devrait pas être présent au Canada. La principale question à trancher était celle de savoir si la conclusion du ministre selon laquelle le demandeur ne risquait pas la persécution, la torture ou d’autres mauvais traitements s’il était renvoyé au Sri Lanka était manifestement déraisonnable.

Jugement : la demande doit être rejetée.

Le ministre n’a pas omis de tenir compte d’éléments de preuve pertinents et il n’a pas examiné la preuve de manière trop sélective. L’évaluation du risque auquel serait exposée une personne si elle était renvoyée dans un pays donné dépend largement des faits. Les questions soulevées par le demandeur ne démontraient pas que la conclusion du ministre, selon laquelle le demandeur ne serait pas exposé à un risque sérieux de torture, à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités, était manifestement déraisonnable.

La prochaine question à examiner était celle de savoir s’il fallait, malgré l’absence de risque, analyser la nature et la gravité des actes commis par le demandeur, conformément au paragraphe 115(2) de la Loi. Comme le ministre a raisonnablement conclu que le demandeur ne risquait pas de subir un préjudice, les dispositions relatives au non‑ refoulement du paragraphe 115(1) de la Loi ne s’appliquaient pas. Il n’était donc pas nécessaire d’« établir l’équilibre » entre les intérêts opposés conformément au paragraphe 115(2). Dans le cadre d’un contrôle judiciaire, ce n’est que si la conclusion du ministre selon laquelle le demandeur ne risque pas de subir un préjudice est jugée manifestement déraisonnable que la Cour devra examiner l’analyse par le ministre de la nature et de la gravité des actes commis en fonction du risque de préjudice consécutif au renvoi. En concluant que l’interdiction visant le refoulement ne s’applique pas si le ministre a décidé qu’un réfugié interdit de territoire ne court pas le risque de subir un préjudice s’il est renvoyé, la Cour était aussi guidée par la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, qui est la source de droit international de l’interdiction visant le refoulement et qui est contraignante pour le Canada. Le paragraphe 33(1) de la Convention prévoit ce qui suit : « Aucun des États contractants n’expulsera ou ne refoulera [. . .] un réfugié sur les frontières des territoires où sa vie ou sa liberté seraient menacées en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques ». Comme la vie ou la liberté du demandeur n’étaient pas menacées pour les raisons mentionnées s’il était renvoyé au Sri Lanka, son renvoi ne contreviendrait pas au paragraphe 33(1) de la Convention.

L’alinéa 115(2)b) de la Loi précise que le paragraphe (1) ne s’applique pas à l’interdit de territoire pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux ou criminalité organisée si, selon le ministre, il ne devrait pas être présent au Canada en raison soit de la nature et de la gravité de ses actes passés, soit du danger qu’il constitue pour la sécurité du Canada. Il s’agissait de savoir si les actes dont il est question dans l’expression « la nature et la gravité de ses acts passés »  employée  dans  l’alinéa  115(2)b)  sont  ceux de l’organisati on criminelle  ou ceux du demandeur lui‑ même. Dans Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration); Esteban c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), la Cour suprême du Canada a résumé les principes d’interprétation des lois bilingues et la procédure en deux étapes à suivre à cet égard. Premièrement, il faut appliquer les règles d’interpré-tation législative pour déterminer s’il y a apparence d’antinomie et, dans l’affirmative, s’il y a un sens commun aux versions française et anglaise. La version anglaise de l’alinéa 115(2)b) est ambiguë parce qu’elle ne précise pas si les actes doivent avoir été commis par la personne ou par l’organisation criminelle. Le sens commun aux deux versions est celui de la version française. Celle‑ci est claire, non ambiguë et plus restreinte. Par conséquent, selon les règles d’interprétation législative relatives aux lois bilingues, l’alinéa 115(2)b) signifie que le ministre doit décider si le demandeur devrait être présent au Canada en tenant compte de la nature et de la gravité des actes qu’il a lui‑même commis. Il fallait, à la deuxième étape de l’interprétation de l’alinéa 115(2)b), décider si le sens commun est compatible avec l’intention du législateur. Compte tenu du libellé de l’alinéa ainsi que de l’esprit de la Loi, le législateur voulait que le ministre prenne en considération la nature et la gravité des actes commis par la personne, et non par l’organisation criminelle dans l’ensemble. La raison logique de cette démarche est que le réfugié ne devrait pas être refoulé seulement parce qu’il est membre d’une organisation criminelle, sauf si les actes dans lesquels il a été impliqué justifient son renvoi. Cependant, le ministre peut tenir compte des actes commis par l’organisation criminelle s’il est démontré que le réfugié a été complice de ces actes, c’est‑à‑dire s’il y a des motifs raisonnables de croire que le réfugié a personnellement et sciemment participé à ces crimes. Le critère de la complicité consiste à se demander si le demandeur a participé personnellement et sciemment aux activités criminelles de l’organisation. Il doit y avoir des motifs raisonnables de croire que le demandeur « a été complice ». Par conséquent, il convient d’interpréter l’alinéa 115(2)b) comme s’il exigeait que le ministre tienne compte de la nature et de la gravité des actes commis par le demandeur lui‑même et des actes commis par le gang A.K. Kannan auxquels le demandeur a participé personnellement et sciemment à titre de complice. Selon la norme de preuve servant à déterminer les actes commis par le demandeur aux fins de l’alinéa 115(2)b), le ministre doit avoir des motifs raisonnables de croire que le demandeur a commis les actes. Le ministre a estimé que le demandeur avait personnellement et sciemment participé à des activités criminelles du gang et qu’il était complice de ces actes criminels en droit.

Le ministre n’a pas omis de tenir compte du risque de persécution que le demandeur courait s’il était renvoyé au Sri Lanka. L’article 53 de l’ancienne Loi n’est pas sensiblement différent de l’article 115 de la Loi. En outre, le ministre parle, tout au long de son avis, du risque de persécution auquel le demandeur serait exposé s’il retournait au Sri Lanka et a tenu compte, dans son analyse, du risque de persécution pour les motifs prévus par la Convention auquel le demandeur serait exposé. Le demandeur ne risquant pas d’être persécuté, d’être torturé ou de faire l’objet d’autres mauvais traitements s’il était renvoyé au Sri Lanka, il n’était pas privé de sa vie, de sa liberté ou de la sécurité de sa personne au sens de l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés.

Cette demande était la première qui soulevait une question grave de portée générale concernant l’interprétation de l’alinéa 115(2)b) à l’égard des personnes interdites de territoire pour criminalité organisée. Deux questions ont été certifiées.

lois et règlements cités

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.‑U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 7.

Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6, art. 33(1).

Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I‑2, art. 53 (mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 43; 1995, ch. 15, art. 12).

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, art. 3(3)f), 37, 115.

jurisprudence citée

décisions appliquées :

Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3; 2002 CSC 1; Almrei c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 355; Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration); Esteban c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] 2 R.C.S. 539; 2005 CSC 51; Ramirez c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 2 C.F. 306 (C.A.).

décisions examinées :

Ragupathy c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2007] 1 R.C.F. 490; 2006 CAF 151; de Guzman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2006] 3 R.C.F. 655; 2005 CAF 436; Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27.

décisions citées :

Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Nagalingam, 2004 CF 1757; Nagalingam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1397; Thanabalasingham c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 172; Dadar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1381; Fabian c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1527; Camara c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 168; Thampibillai c. Pays‑Bas, no de requête, 61350/00, Cour européenne des Droits de l’homme, jugement en date du 17‑2‑2004; Catal c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1517.

doctrine citée

Driedger, Elmer A. The Construction of Statutes, Toronto : Butterworths, 1974.

U.S. Department of State. Country Reports on Human Rights Practices — 2003, Sri Lanka. Bureau of Democracy,  Human Rights and Labor, 25 février 2004.

U.S. Department of State. Country Reports on Human Rights Practices — 2004, Sri Lanka. Bureau of Democracy, Human Rights and Labor, 28 février 2005.

DEMANDE de contrôle judiciaire d’un avis donné par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration en application de l’alinéa 115(2)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés selon lequel le demandeur, un réfugié au sens de la Convention, ne devrait pas être présent au Canada. Demande rejetée.

ont comparu :

Barbara L. Jackman et Andrew Brouwer pour le demandeur.

Bridget A. O’Leary et Anshumala Juyal pour les défendeurs.

avocats inscrits au dossier :

Jackman & Associates, Toronto, pour le demandeur.

Le sous‑procureur général du Canada pour les défendeurs.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par

[1]Le juge Kelen:  Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire visant l’avis donné par le ministre en application de l’alinéa 115(2)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), selon lequel le demandeur, un réfugié au sens de la Convention, ne devrait pas être présent au Canada pour les motifs suivants :

1. il est interdit de territoire pour criminalité organisée;

2. la nature et la gravité des actes commis justifie qu’il soit refoulé en vertu de la Loi;

3. il ne sera pas exposé à un risque sérieux de torture, de peines cruelles ou inusitées ou de persécution s’il est renvoyé.

[2]La présente demande est la première à soulever des questions graves de portée générale concernant le refoulement ou le renvoi du Canada de réfugiés qui sont interdits de territoire pour criminalité organisée.

LE CONTEXTE

[3]Le demandeur est un citoyen du Sri Lanka âgé de 32 ans. Il est arrivé au Canada en août 1994 et s’est vu reconnaître le statut de réfugié en mars 1995. Il est devenu résident permanent en mars 1997.

[4]Le 24 août 2001, le demandeur a fait l’objet d’un rapport en application de l’ancienne Loi sur l’immigration, L.R.C. (1985), ch. I‑2 (l’ancienne Loi), selon lequel il était interdit de territoire au Canada pour criminalité organisée parce qu’il était un membre du gang A.K. Kannan, un gang tamoul.

[5]Le 18 octobre 2001, le demandeur a été arrêté et placé en détention à cause du danger qu’il représentait pour le public. Le 8 juin 2003, la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a ordonné que le demandeur soit mis en liberté à certaines conditions. Cette décision a toutefois été annulée par le juge John O’Keefe le 17 décembre 2004 dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Nagalingam, 2004 CF 1757.

[6]Le 28 mai 2003, la Commission a statué que le demandeur était interdit de territoire au Canada pour criminalité organisée en application de l’alinéa 37(1)a) de la Loi et a ordonné son expulsion. Le 12 octobre 2004, la juge Elizabeth Heneghan a rejeté la demande de contrôle judiciaire présentée par le demandeur relativement à l’interdiction de territoire prononcée par la Commission : Nagalingam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1397.

[7]Le 5 juillet 2003, les défendeurs ont avisé le demandeur qu’une décision serait rendue sur sa présence au Canada en vertu de l’alinéa 115(2)b) de la Loi, compte tenu de la nature et de la gravité des actes commis. Le demandeur a présenté des observations et des éléments de preuve avec des lettres d’accompagnement datées du 8 août 2003 et du 11 novembre 2003.

[8]Le 20 juillet 2004, les défendeurs ont fait parvenir au demandeur un document intitulé « Demande d’avis du ministre » daté du 13 juillet 2004. Le demandeur a été invité à présenter d’autres observations sur les renseignements divulgués, ce qu’il a fait, en plus de produire des éléments de preuve additionnels, le 3 août 2004.

LA  DÉCISION  FAISANT L’OBJET DU CON-TRÔLE

[9]Le 4 octobre 2005, les défendeurs ont délivré l’avis visé à l’alinéa 115(2)b). Le ministre a d’abord considéré la nature et la gravité des actes commis et, ensuite, le risque de torture, de traitements ou peines cruels ou inusités ou de persécution auquel le demandeur serait exposé. La Cour d’appel fédérale a mentionné dans Ragupathy c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2007] 1 R.C.F. 490, aux paragraphes 16 et 19, que cet examen est exigé par l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés  [qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982,  annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) _[L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] (la Charte).

[10]Dans son avis, le ministre mentionnait que le demandeur était un membre du gang A.K. Kannan et était impliqué dans les activités criminelles de celui‑ci. Selon le ministre, ce gang s’était livré à des activités criminelles graves contre des civils et contre le VVT, un gang rival, notamment des meurtres, des tentatives de meurtre, du trafic d’êtres humains, des extorsions, du trafic de drogues, des fraudes de carte de crédit, des fraudes touchant l’aide sociale, du trafic d’armes, des vols qualifiés, des enlèvements et de l’intimidation de personnes devant témoigner lors de procès criminels.

[11]Dans son avis, le ministre a décrit en détail, en conformité avec l’alinéa 115(2)b) de la Loi, les condamnations criminelles, les accusations criminelles et les « rapports sur l’incident » concernant le demandeur. Il a rappelé notamment :

1. que le demandeur a été déclaré coupable de trois infractions criminelles, dont deux ont entraîné de courtes périodes d’emprisonnement;

2. qu’il a été accusé d’avoir eu en sa possession un couperet à viande et d’avoir dissimulé une arme (le couperet à viande), d’intimidation de personnes devant témoigner lors de procès criminels et de voies de fait;

3. qu’il a reçu cinq coups de feu après sa sortie d’un établissement correctionnel et que l’on a tiré sur sa voiture alors que son épouse et son enfant s’y trouvaient.

[12]Le ministre a fait explicitement référence aux actes commis par le gang A.K. Kannan. Il a affirmé que le gang A.K. Kannan a été impliqué dans des activités criminelles graves, dont certaines comportaient de la violence. Il a cité un rapport de la police de Toronto selon lequel le gang A.K. Kannan et un gang rival [traduction] « sont impliqués dans des actes criminels, notamment des meurtres, des tentatives de meurtre, des voies de fait graves, des extorsions, des enlèvements, des fraudes, ainsi que des infractions relatives aux drogues et aux armes ». Le ministre a écrit ce qui suit au paragraphe 16 de son avis :

[traduction] En ce qui concerne la nature et la gravité des actes commis, la preuve fait ressortir des faits qui montrent que M. Nagalingam appartenait au gang A.K. Kannan, qu’il a participé aux activités criminelles de ce groupe, que des gangs tamouls, dont le gang A.K. Kannan, constituent un danger unique et très préoccupant pour la société canadienne et que le gang A.K. Kannan a été impliqué dans des activités criminelles graves contre des civils et un gang rival (le VVT), dont certaines comportaient de la violence.

[13]Le ministre a conclu que les actes commis par le gang du demandeur étaient [traduction] « graves » et qu’il n’existait qu’une simple possibilité que le demandeur subisse un préjudice au Sri Lanka. Le ministre a aussi examiné les motifs d’ordre humanitaire invoqués par le demandeur, notamment la présence, au Canada, de sa conjointe de fait, de son enfant né au Canada et d’autres membres de sa famille. Il a conclu que, étant donné que le demandeur ne courait pas un risque sérieux d’être torturé ou tué ou de faire l’objet de traitements ou de peines cruels et inusités et que les motifs d’ordre humanitaire qu’il invoquait ne justifiaient pas une décision favorable, la nature et la gravité des actes commis étaient déterminantes et, en conséquence, le demandeur ne devrait pas être présent au Canada.

L’HISTORIQUE DES INSTANCES

[14]Le 25 octobre 2005, le demandeur a déposé la présente demande d’autorisation et de contrôle judiciaire dans le but de contester l’avis du ministre. Le 16 novembre suivant, il a demandé qu’il soit sursis à l’exécution de son renvoi, lequel avait été fixé au 5 décembre 2005.

[15]Le 2 décembre 2005, la juge Eleanor Dawson a rejeté la demande de sursis. La juge Dawson était d’avis que la question de savoir si le ministre avait correctement interprété les mots « la nature et la gravité de ses actes passés » employés à l’alinéa 115(2)b) était une question grave. Elle a cependant conclu que la preuve ne démontrait pas que le demandeur risquait de subir un préjudice irréparable s’il était renvoyé au Sri Lanka.

[16]Le demandeur a présenté à la Cour supérieure de justice de l’Ontario une deuxième demande de sursis le 4 décembre 2005. Le lendemain, le juge Wilson a conclu que la Cour ne devait pas se déclarer compétente ni accorder l’injonction demandée par le demandeur. Il a fait droit à la demande incidente présentée par les défendeurs afin d’obtenir la suspension permanente de l’instance. Le demandeur a été renvoyé du Canada le même jour.

LES QUESTIONS EN LITIGE

[17]La présente demande soulève les questions suivantes :

1. Le ministre a‑t‑il commis une erreur lorsqu’il a conclu que le demandeur ne serait pas exposé à un risque sérieux de torture, à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités s’il était renvoyé au Sri Lanka?

2. Si, lorsqu’il rédige l’avis visé à l’alinéa 115(2)b), le ministre constate que le réfugié qui est interdit de territoire pour criminalité organisée ne risque pas la persécution, la torture ou des peines ou traitements cruels et inusités à son retour dans son pays d’origine, doit‑il tout de même tenir compte de la nature et la gravité des actes commis, conformément à l’alinéa 115(2)b)?

3. Le ministre a‑t‑il commis une erreur dans son interprétation de l’alinéa 115(2)b) en tenant compte de la nature et la gravité des actes commis par l’organisation criminelle et non par le demandeur lui‑même?

4. Le ministre a‑t‑il commis une erreur en ne tenant pas compte du risque de persécution auquel le demandeur serait exposé?

5. L’alinéa 115(2)b) vise‑il les non‑citoyens d’une manière qui contrevient à l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés?

LA NORME DE CONTRÔLE

[18]Les conclusions de fait du ministre doivent faire l’objet d’une grande déférence en raison de l’expertise de ce dernier quant à l’examen des risques de préjudice et la gravité des actes commis. Comme la Cour suprême du Canada l’a statué dans Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3, au paragraphe 41, la Cour ne doit pas soupeser de nouveau les facteurs pris en considération par le ministre, à moins que la décision ne soit manifestement déraisonnable. La Cour suprême s’est appuyée sur les dispositions relatives à l’avis de danger figurant à l’alinéa 53(1)b) [mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 43] de l’ancienne Loi pour déterminer la norme de contrôle dans Suresh. Il faut faire preuve de la même déférence  à l’égard de l’avis du ministre visé à l’article 115 de la Loi : Thanabalasingham c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 172; Dadar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1381; Fabian c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1527.

[19]En ce qui concerne les questions de droit, le ministre ne possède aucune expertise particulière comparativement à la Cour de révision, et la norme de la décision correcte s’applique.

LES LOIS APPLICABLES

[20]Les lois suivantes sont pertinentes en l’espèce :

1. la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.‑U.)  [L.R.C. (1985), appendice II, no 44];

2. la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27;

3. la Loi sur l’immigration, L.R.C. 1985, ch. I-2.

[21]Les dispositions clés en l’espèce sont les articles 37 et 115 de la Loi :

37. (1) Emportent interdiction de territoire pour criminalité organisée les faits suivants :

a) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle se livre ou s’est livrée à des activités faisant partie d’un plan d’activités criminelles organisées par plusieurs personnes agissant de concert en vue de la perpétration d’une infraction à une loi fédérale punissable par mise en accusation ou de la perpétration, hors du Canada, d’une infraction qui, commise au Canada, constituerait une telle infraction, ou se livrer à des activités faisant partie d’un tel plan;

b) se livrer, dans le cadre de la criminalité transnationale, à des activités telles le passage de clandestins, le trafic de personnes ou le recyclage des produits de la criminalité.

(2) Les dispositions suivantes régissent l’application du paragraphe (1) :

a) les faits visés n’emportent pas interdiction de territoire pour le résident permanent ou l’étranger qui convainc le ministre que sa présence au Canada ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national;

b) les faits visés à l’alinéa (1)a) n’emportent pas interdiction de territoire pour la seule raison que le résident permanent ou l’étranger est entré au Canada en ayant recours à une personne qui se livre aux activités qui y sont visées.

[. . .]

115. (1) Ne peut être renvoyée dans un pays où elle risque la persécution du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques, la torture ou des traitements ou peines cruels et inusités, la personne protégée ou la personne dont il est statué que la qualité de réfugié lui a été reconnue par un autre pays vers lequel elle peut être renvoyée.

(2) Le paragraphe (1) ne s’applique pas à l’interdit de territoire :

a) pour grande criminalité qui, selon le ministre, constitue un danger pour le public au Canada;

b) pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux ou criminalité organisée si, selon le ministre, il ne devrait pas être présent au Canada en raison soit de la nature et de la gravité de ses actes passés, soit du danger qu’il constitue pour la sécurité du Canada.

ANALYSE

Question préliminaire :  Affidavit du professeur Rudramoorthy Cheran

[22]Au début de l’audience, les parties ont présenté des observations relativement à l’affidavit du professeur Rudramoorthy Cheran. Comme je l’ai dit à l’audience, cet affidavit n’est pas pertinent au regard de l’article 7 de la Charte ou du renvoi du demandeur en vertu de l’alinéa 115(2)b) de la Loi. Il est devenu évident, au cours de l’audience, que le demandeur ne cherchait pas à s’appuyer sur cet affidavit. La question de l’admissi-bilité de cet affidavit ne se pose donc plus.

Question no 1 :     Le ministre a‑t‑il commis une erreur lorsqu’il a conclu que le demandeur ne serait pas exposé à un risque sérieux de torture, à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités s’il était renvoyé au Sri Lanka?

[23]Le demandeur prétend que le ministre a négligé d’examiner ou a mal interprété la preuve relative au risque auquel il serait exposé au Sri Lanka. Il prétend plus particulièrement que le ministre :

a. a omis d’accorder de l’importance au fait que la Section du statut de réfugié (SSR) lui a reconnu le statut de réfugié au sens de la Convention;

b. a mal interprété les rapports du Département d’État américain sur le Sri Lanka pour 2003 et 2004 [Country Reports on Human Rights Practices] et en a fait une lecture sélective;

c. s’est appuyé sur des éléments de preuve non pertinents;

d. n’a pas pris en considération ou a mal interprété la situation personnelle du demandeur et le risque auquel il serait personnellement exposé s’il était renvoyé au Sri Lanka;

e. n’a pas tenu compte d’éléments de preuve pertinents présentés par le demandeur le 11 novembre 2003 et le 3 août 2004.

a.            Le ministre a‑t‑il omis d’accorder de l’importance au fait que la SSR a reconnu au demandeur le statut de réfugié au sens de la Convention?

[24]En ce qui concerne le premier motif de contestation du demandeur, le ministre, au paragraphe 39 de son avis, a expressément tenu compte du fait que ce dernier était un réfugié :

[traduction] Je constate que M. Nagalingam a quitté le Sri Lanka en 1994, soit il y a une dizaine d’années, à l’âge de 21 ans. Je reconnais absolument que la SSR a accordé le statut de réfugié à Mr. Nagalingam, mais cette décision a été rendue en 1995, il y a dix ans environ. À mon avis, la situation qui prévaut au Sri Lanka est très différente de celle qui existait lorsque M. Nagalingam a quitté ce pays pour venir au Canada en 1994 et lorsqu’il s’est vu reconnaître le statut de réfugié en 1995. À mon avis, la situation existant au Sri Lanka aujourd’hui montre que les circonstances ont changé, ainsi que le souligne l’avocat de M. Nagalingam à la page 3 de la lettre datée du 3 août 2004, en ce sens qu’il s’agit d’un changement « marqué ». [Non souligné dans l’original.]

[25]On ne peut pas dire que le ministre a omis d’accorder de l’importance à la décision de la SSR. Le ministre a reconnu que le demandeur était un réfugié. Comme il l’a écrit dans son avis cependant, le fait qu’une personne a obtenu le statut de réfugié ne règle pas la question de savoir si elle court un risque sérieux de torture ou de persécution plusieurs années plus tard. Le ministre a examiné la preuve dont il disposait pour déterminer si le demandeur courait un risque sérieux de préjudice à cause de la situation prévalant au Sri Lanka. Il a clairement expliqué pourquoi il a choisi de ne pas s’appuyer sur la décision rendue par la SSR dix ans plus tôt. Comme la Cour l’a affirmé dans Camara c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 168, le fait que la SSR a considéré qu’une personne était en danger dans le passé ne signifie pas qu’elle l’est toujours des années plus tard. Par conséquent, la prétention du demandeur selon laquelle le ministre a omis d’accorder de l’importance à la décision de la SSR n’est pas fondée.

b.            Le ministre a‑t‑il omis de tenir compte d’éléments de preuve pertinents?

[26]Le demandeur soutient que le ministre a omis de tenir compte d’éléments de preuve pertinents contenus dans les rapports du Département d’État américain sur le Sri Lanka pour 2003 et 2004. Il prétend en particulier que le ministre a négligé de prendre en considération plusieurs conclusions, notamment celles selon lesquelles [traduction] « l’armée et la police auraient torturé, tué et violé des détenus », l’État a procédé à des [traduction] « arrestations arbitraires » et les Tigres de libération de l’Eelam Tamoul (TLET) ont commis [traduction] « de graves violations des droits de la personne ».

[27]Aux pages 12 à 17 de son avis, le ministre résume les renseignements pertinents contenus dans les rapports du Département d’État américain sur le Sri Lanka pour 2003 et 2004. Il est vrai que le ministre n’a pas mentionné dans son avis tous les éléments de preuve figurant dans ces rapports. Je ne suis toutefois pas convaincu qu’il a omis de tenir compte d’éléments de preuve pertinents.

[28]Le ministre disposait d’une preuve volumineuse et il serait déraisonnable d’exiger qu’il traite de manière exhaustive de chaque partie de chaque élément de preuve qui lui a été présenté. Par ailleurs, je ne pense pas que le ministre a examiné la preuve de manière trop sélective. Au paragraphe 40 de son avis, il a fait ressortir les points fondamentaux soulevés par le demandeur : il a fait référence, à la page 13, au fait que [traduction] « l’armée et la police auraient torturé, tué et violé des détenus »; il a reconnu au même paragraphe que des arrestations arbitraires avaient été signalées; il a mentionné que [traduction] « [l]a violence exercée contre les minorités religieuses s’est accrue et la discrimination ethnique institutionnalisée dont les Tamouls sont l’objet constitue toujours un problème » et que [traduction] « [l]es TLET ont continué de commettre de graves violations des droits de la personne ». Contrairement à ce que le demandeur prétend, le ministre a, dans son avis, passé toute la preuve en revue, notamment les faits dont, selon le demandeur, il n’aurait pas tenu compte. La Cour ne peut donner raison au demandeur lorsqu’il conteste les conclusions de fait tirées par le ministre au motif que ce dernier a omis de tenir compte d’éléments de preuve pertinents. Aussi, les conclusions de fait du ministre ne sont pas manifestement déraisonnables au motif qu’il a omis de tenir compte d’éléments de preuve pertinents.

c.            Le ministre s’est‑il appuyé sur des éléments de preuve non pertinents?

[29]Le demandeur prétend que le ministre s’est appuyé sur des éléments de preuve non pertinents pour conclure qu’il ne serait pas en danger s’il était renvoyé au Sri Lanka, plus précisément : i) des éléments de preuve concernant le calme relatif dans lequel les élections s’étaient récemment déroulées; ii) des déclara-tions politiques publiques au soutien du processus de paix; iii) une décision de la Cour européenne selon laquelle il n’avait pas été établi, [traduction] « dans les circonstances particulières de l’affaire », que l’intéressé, un Tamoul, serait exposé à un risque sérieux de torture au Sri Lanka.

[30]Bien qu’elle ne soit pas déterminante au regard de la situation qui prévaut dans un pays ou du risque auquel serait exposé un demandeur particulier s’il était renvoyé dans ce pays, la preuve relative aux élections récentes et au processus de paix peut être prise en compte par le ministre dans son examen des faits. En ce qui concerne le renvoi du ministre au jugement rendu par la Cour européenne des droits de l’homme dans Thampibillai c. Pays‑Bas [no de requête 61350/00, jugement en date du 17-2-2004], il ne conviendrait pas que le ministre fonde sur ce jugement sa conclusion concernant le risque de torture auquel le demandeur serait exposé s’il était renvoyé au Sri Lanka. Il ressort clairement, toutefois, des motifs de sa décision que le ministre a simplement fait référence de manière incidente au jugement de la Cour européenne. J’estime que la décision du ministre n’est pas manifestement déraisonnable compte tenu du fait que le ministre a pris en considération tous les éléments de preuve mentionnés par le demandeur. Le demandeur ne peut avoir gain de cause sur ce point.

d.            Le ministre a‑t‑il omis de prendre en considération ou mal interprété la situation personnelle du demandeur et le risque auquel il serait personnellement exposé s’il était renvoyé au Sri Lanka?

[31]Le demandeur prétend que le ministre a omis de prendre en considération ou a mal interprété la preuve concernant sa situation personnelle et le risque auquel il serait personnellement exposé s’il était renvoyé au Sri Lanka. Il soutient plus précisément que le ministre a mal interprété la preuve relative aux allégations publiques le concernant et concernant également ses liens avec le gang A.K. Kannan et les prétendus liens entre ce gang et les TLET. Il fait valoir que le ministre n’a plutôt retenu que les éléments de preuve qui lui permettaient de conclure que les Tamouls qui retournent au Sri Lanka ne sont généralement pas en danger dans ce pays.

[32]La contestation du demandeur fondée sur ce motif concerne la façon dont le ministre a traité la preuve, qui est décrite au paragraphe 45 de son avis :

[traduction] Beaucoup de questions ont été soulevées quant au traitement qui serait accordé aux personnes expulsées qui retournent au Sri Lanka. Plus particulièrement, M. Nagalingam a affirmé qu’il s’attend à ce qu’on s’en prenne à lui s’il est renvoyé au Sri Lanka à cause de ses liens avec le gang A.K. Kannan, lequel est associé aux TLET. En ce qui concerne cette crainte, j’ai pris connaissance du document daté du 5 août 2003, publié par la Direction des recherches de la [Commission], [. . .] selon lequel ce n’est pas le cas des personnes qui retournent au Sri Lanka munies des documents nécessaires—comme le ferait M. Nagalingam. Je cite : « À notre connaissance, les allégations selon lesquelles les émigrants de retour au Sri Lanka, c.‑à‑d. des expulsés et des demandeurs d’asile déboutés, sont torturés à leur retour ne sont que pure fabrication. Il existe à leur intention une procédure bien définie, dont nous avons parlé à de nombreuses reprises avec le(s) niveau(x) supérieur(s) du ministère de l’Intérieur. Bien que la procédure habituelle consiste à envoyer les expulsés à la section aéroportuaire du Département des enquêtes criminelles (Criminal Investigation Division ‑ CID) pour qu’ils soient interrogés à leur retour, d’après notre expérience, il n’y a aucune détention arbitraire sans procédure légale, et assurément aucune torture. Les émigrants de retour qui n’ont aucun mandat d’arrestation ou aucune accusation en instance au Sri Lanka sont simplement mis en liberté. » En outre, « [o]n interroge de manière brève certains expulsés avant de les autoriser à quitter l’aéroport, alors que d’autres expulsés ne sont pas du tout interrogés ». Cette information a été communiquée par le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) au Sri Lanka. L’article révélait également que le gouvernement suisse exploitait un « refuge » pour aider les émigrants de retour à se réintégrer au Sri Lanka—ce refuge a toutefois été fermé parce qu’il était très peu utilisé. Les documents dont je dispose n’indiquent pas que M. Nagalingam fait l’objet d’un mandat d’arrestation au Sri Lanka ou que les autorités s’intéressent à lui de façon prioritaire.  [Non souligné dans l’original.]

[33]Comme l’extrait ci‑dessus le montre, le ministre a pris en considération l’information qui s’appliquait de manière générale aux Tamouls qui retournent au Sri Lanka, mais il a aussi appliqué cette information à la situation particulière du demandeur. J’ai examiné la preuve et rien ne me permet de croire que le ministre l’a traitée de manière trop sélective ou arbitraire. Compte tenu de la preuve dont il disposait, le ministre pouvait tirer les conclusions de fait auxquelles il est arrivé relativement à la situation personnelle du demandeur et au risque auquel il serait exposé s’il était renvoyé au Sri Lanka.

[34]Le demandeur a aussi attiré l’attention de la Cour sur les observations et les éléments de preuve qu’il a présentés au ministre le 8 août 2003. À l’époque, le demandeur soutenait qu’il n’était pas un membre du gang A.K. Kannan et qu’il serait en danger s’il était renvoyé au Sri Lanka à cause des allégations publiques concernant son appartenance à ce gang. Le ministre traite, aux paragraphes 16 et 17 de son avis, de la preuve établissant l’appartenance du demandeur au gang A.K. Kannan et de son rôle au sein de celui‑ci. Il s’agit notamment de l’enregistrement et de la transcription d’une conversation entre des policiers et un informateur qui affirme que le demandeur est un membre du gang, de la décision de la Commission selon laquelle le demandeur appartenait au gang et du jugement de la Cour fédérale confirmant cette décision dans le cadre d’un contrôle judiciaire. Le ministre expose de manière exhaustive dans son avis les raisons pour lesquelles il a préféré certains éléments de preuve à d’autres qui les contredisaient. Le ministre pouvait accepter, rejeter et soupeser la preuve qui lui avait été présentée. Ayant examiné cette preuve, je ne peux conclure que le traitement qu’en a fait le ministre était manifestement déraisonnable.

e.            Le ministre a‑t‑il omis de tenir compte d’éléments de preuve pertinents présentés par le demandeur le 11 novembre 2003 et le 3 août 2004?

[35]Le demandeur soutient que le ministre a omis de tenir compte de [traduction] « la plus grande partie de la preuve concernant les droits de la personne qui lui a été présentée par son avocat le 11 novembre 2003 et le 3 août 2004 ». Les défendeurs font valoir que, jusqu’à preuve du contraire, les décideurs sont présumés avoir soupesé et examiné toute la preuve dont ils sont saisis et que le demandeur n’a produit aucune preuve pour réfuter cette présomption.

[36]Le demandeur a produit une preuve volumi-neuse. Dans la lettre d’accompagnement d’une page datée du 11 novembre 2003, son avocat a résumé ainsi les 30 pages de renseignements qui y étaient jointes :

[traduction] Comme vous pouvez le constater à la lecture de la preuve documentaire ci‑jointe, la situation qui prévaut au Sri Lanka est très grave. La présidente du pays a suspendu le Parlement et a pris le contrôle de secteurs clés du gouvernement : le ministère de la Défense, le ministère de l’Intérieur et le ministère des Communications de masse. La présidente, Mme Chandrika Kumaratunga, a aussi déclaré l’état d’urgence. Toute cette agitation a eu pour effet d’interrompre et de mettre en péril le processus de paix au Sri Lanka. La situation actuelle et la preuve du harcèlement, de la persécution, des mauvais traitements et de la torture dont font constamment l’objet les Tamouls qui vous a été présentée montrent que M. Nagalingam risque d’être persécuté, torturé ou tué ou de faire l’objet de traitements et de peines cruels et inusités s’il est renvoyé au Sri Lanka.

[37]Des articles tirés du site Tamilnet.com et datés du 2 au 6 novembre 2003 étaient joints à cette lettre. Par ailleurs, 307 pages de reportages et d’articles publiés entre février 2001 et août 2004 étaient notamment jointes à la lettre de l’avocat du demandeur datée du 3 août 2004.

[38]Le ministre écrit ce qui suit au paragraphe 38 de son avis :

[traduction] J’ai examiné avec soin l’ensemble des renseignements et documents et j’estime que la preuve ne permet pas de conclure que, selon toute vraisemblance, M. Nagalingam est exposé à un risque sérieux de torture, à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités.

[39]L’évaluation du risque auquel serait exposée une personne si elle était renvoyée dans un pays donné dépend largement des faits. Il faut, à cette fin, prendre en considération la situation des droits de la personne dans le pays en question ainsi que le risque auquel est personnellement exposé le demandeur. Ces questions ne relèvent généralement pas de l’expertise des cours de révision. Je ne suis pas convaincu que, comme le demandeur le dit, le ministre a omis de tenir compte de la preuve dont il était saisi ou ne l’a pas examinée correctement. En l’absence d’une telle erreur, il n’appartient pas à la Cour de modifier les conclusions de fait tirées par le ministre, ni de soupeser à nouveau la preuve dont celui‑ci était saisi. Les questions soulevées par le demandeur ne démontrent pas que la conclusion du ministre, selon laquelle le demandeur ne serait pas exposé à un risque sérieux de torture, à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités, était manifestement déraisonnable.

Question no 2 :     Si, lorsqu’il rédige l’avis visé à l’alinéa 115(2)b), le ministre constate que le réfugié qui est interdit de territoire pour criminalité organisée ne risque pas la persécution, la torture ou des peines ou traitements cruels et inusités à son retour dans son pays d’origine, doit‑il tout de même considérer la nature et la gravité des actes commis, conformément à l’alinéa 115(2)b)?

[40]Ayant décidé que la conclusion du ministre— selon laquelle le demandeur n’est pas exposé à un risque de préjudice s’il est renvoyé au Sri Lanka— n’était pas manifestement déraisonnable, la Cour doit déterminer s’il faut, malgré l’absence de risque, analyser la nature et la gravité des actes commis par le demandeur, conformément au paragraphe 115(2) de la Loi.

[41]Dans Almrei c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 355, le juge Blanchard a décrit, au paragraphe 36, l’analyse qui doit être effectuée lorsqu’un avis de danger visé à l’alinéa 115(2)b) est délivré:

Le paragraphe 115(2) de la LIPR exige que le demandeur démontre d’abord qu’il existe des motifs sérieux de croire que, s’il était renvoyé en Syrie, il serait exposé à la persécution pour l’un des motifs prévus dans la Convention ou à la torture, à la mort ou à des traitements ou peines cruels ou inusités. Si le risque n’est pas démontré, il n’est pas nécessaire de poursuivre l’analyse étant donné que le demandeur n’a pas droit à la protection fournie par le paragraphe 115(1) de la LIPR. Ce risque doit être évalué en fonction de motifs qui vont au‑delà de « simples hypothèses » ou « soupçons », mais il n’est pas nécessaire qu’il satisfasse au critère de la « forte probabilité ». Ce risque de torture doit être « personnel et actuel » . Le critère de base à satisfaire peut être reformulé comme consistant à se demander si le refoulement exposera une personne à un risque « sérieux » de torture. Voir l’arrêt Suresh (Cour d’appel), aux paragraphes 150 à 152. [Non souligné dans l’original.]

[42]Malgré le fait que, dans Almrei, il était question d’un risque de torture et d’un demandeur interdit de territoire pour raison de sécurité, la même analyse en deux étapes devrait s’appliquer également dans le cas d’une personne interdite de territoire pour criminalité organisée.

[43]Comme le ministre a raisonnablement conclu que le demandeur ne risquait pas de subir un préjudice, les dispositions relatives au non‑refoulement du paragraphe 115(1) ne s’appliquent pas. Il n’était donc pas nécessaire d’« établir l’équilibre » entre les intérêts opposés conformément au paragraphe 115(2).

[44]Dans Ragupathy c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2007] 1 R.C.F. 490, la Cour d’appel fédérale s’est penchée sur la question de savoir si le ministre devait tenir compte du danger que constituait une personne interdite de territoire pour grande criminalité avant d’examiner le risque de préjudice auquel elle serait exposée une fois de retour dans son pays. Le juge Evans, qui a rédigé les motifs de la Cour d’appel, a écrit aux paragraphes 31 et 32 :

Pour les motifs donnés ci‑dessus, je reconnais que, la conclusion selon laquelle une personne protégée constitue un danger pour le public en raison de ses activités criminelles étant une condition préalable à son renvoi, il serait logique que l’analyse à laquelle procède la déléguée ait débuté de cette façon. En effet, si cette question ne reçoit pas une réponse positive, la déléguée doit mettre fin à son analyse, parce que la personne ne peut être expulsée. En procédant de cette façon, cela évite que la déléguée décide qu’une personne protégée constitue « un danger pour le public » en tenant compte du risque de persécution.

Cependant, ni le texte de la LIPR, ni la jurisprudence n’exige que, dans ses motifs, la déléguée du ministre aborde les divers éléments de l’« avis de danger » dans un ordre donné. À mon avis, il s’agit là davantage d’une question de forme que de fond et ne constitue pas une obligation juridique, en particulier compte tenu du pouvoir discrétion-naire confié aux délégués dans la formulation de leur avis. À mon humble avis, il n’est pas obligatoire de respecter cet ordre dans l’analyse pour que la personne protégée comprenne le fondement de l’avis de la déléguée ou pour que la Cour puisse décider si la déléguée a commis une erreur susceptible de révision lorsqu’elle a accompli les tâches que lui imposaient [sic] la loi.

[45]La Cour d’appel a affirmé que l’examen du danger que constitue une personne était un point de départ logique puisque ce danger constitue la condition préalable à l’expulsion. Cette affirmation a cependant pour corollaire que le risque de préjudice consécutif à l’expulsion est la condition préalable à l’interdiction visant le refoulement. Dans Ragupathy, précité, le ministre a conclu que le danger pour le public était élevé et qu’il n’y avait qu’une faible possibilité que le demandeur soit persécuté ou torturé s’il était renvoyé au Sri Lanka.

[46]En l’espèce, le ministre a d’abord examiné la nature et la gravité des actes commis. Il a ensuite décidé que le demandeur ne courait aucun risque de subir un préjudice s’il était renvoyé. S’il avait procédé dans l’ordre inverse, comme Ragupathy le permettrait, il n’aurait pas été nécessaire d’examiner la nature et la gravité des actes commis puisque le paragraphe 115(1) ne s’appliquait pas.

[47]Par conséquent, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, ce n’est que si la conclusion du ministre selon laquelle le demandeur ne risque pas de subir un préjudice est jugée manifestement déraisonnable que la Cour devrait examiner l’analyse que le ministre a faite de la nature et de la gravité des actes commis et la mise en équilibre de cette analyse et du risque de préjudice consécutif au renvoi.

L’interprétation que la Cour a faite de l’article 115 est‑elle conforme à la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés?

[48]En concluant que l’interdiction visant le refoulement ne s’applique pas si le ministre a décidé qu’un réfugié interdit de territoire ne court pas le risque de subir un préjudice s’il est renvoyé, la Cour est aussi guidée par le texte de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, [1969] R.T. Can. no 6 (la Convention), qui est la source de droit international de l’interdiction visant le refoulement. L’alinéa 3(3)f) de la Loi prévoit que « [l]’interprétation et la mise en œuvre de la présente loi doivent avoir pour effet : [. . .] de se conformer aux instruments internatio-naux portant sur les droits de l’homme dont le Canada est signataire ». Interprétant l’alinéa 3(3)f), la Cour d’appel fédérale a écrit ce qui suit au paragraphe 87 de de Guzman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2006] 3 R.C.F. 655, au paragraphe 87:

L’alinéa 3(3)f) devrait être interprété à la lumière de l’utilisation moderne par les cours du droit international en matière de droits de la personne comme instrument d’interprétation. Ainsi, à l’instar des autres lois, la LIPR doit être interprétée et mise en œuvre d’une manière conforme « aux instruments internationaux portant sur les droits de l’homme dont le Canada est signataire » et qui sont contraignants parce qu’il n’est pas nécessaire que le Canada les ratifie ou parce que le Canada les a signés et [souligné dans l’original] ratifiés. [. . .] Ainsi, un instrument internatio-nal portant sur les droits de l’homme qui est juridiquement contraignant et dont le Canada est signataire est déterminant quant à la façon d’interpréter et de mettre en œuvre la LIPR, en l’absence d’une intention législative contraire. [Non souligné dans l’original.]

[49]Le Canada a adhéré à la Convention le 4 juin 1969. La Convention est donc juridiquement contraignante pour le Canada en vertu du droit international. Le paragraphe 33(1) de la Convention prévoit ce qui suit :

Article 33

Défense de l’Expulsion et de Refoulement

1.             Aucun des États contractants n’expulsera ou ne refoulera, de quelque manière que ce soit, un réfugié sur les frontières des territoires où sa vie ou sa liberté seraient menacées en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opi-nions politiques. [Non souligné dans l’original.]

[50]Le demandeur est un réfugié. S’il n’était plus un réfugié, le défendeur pourrait le renvoyer du Canada au motif qu’il est interdit de territoire pour criminalité organisée. Le statut de réfugié seul n’empêche toutefois pas le renvoi du demandeur. La Convention limite l’application de l’interdiction visant le refoulement aux réfugiés dont la vie ou la liberté seraient menacées pour les raisons mentionnées. Le ministre a choisi de renvoyer le demandeur en vertu de l’article 115 de la Loi, ce qui a permis au demandeur de savoir ce qu’on entendait faire valoir contre lui et de faire connaître son point de vue avant d’être expulsé. Comme la vie ou la liberté du demandeur ne sont pas menacées pour les raisons mentionnées s’il est renvoyé au Sri Lanka, son renvoi ne contrevient pas, à mon avis, au paragraphe 33(1) de la Convention.

[51]Comme la conclusion du ministre selon laquelle le demandeur ne risquait pas de subir un préjudice s’il était renvoyé n’est pas manifestement déraisonnable, les autres questions ne sont pas déterminantes.

Question no 3 :     Le ministre a‑t‑il commis une erreur dans son interprétation de l’alinéa 115(2)b) en tenant compte de la « nature et la gravité des actes commis » par l’organisation crimi-nelle et non par le demandeur lui‑ même?

[52]Compte tenu de la conclusion que je viens de tirer, il n’est pas nécessaire d’examiner cette deuxième question. Je propose néanmoins l’analyse qui suit, dans l’éventualité où ma conclusion concernant la première question ou ma conclusion selon laquelle le fait que le demandeur ne court aucun risque au Sri Lanka est déterminant serait erronée.

[53]Le ministre a écrit ce qui suit au paragraphe 29 de son avis, après avoir examiné la preuve :

[traduction] Il ressort de la preuve décrite ci‑dessus, notamment de l’appartenance de M. Nagalingam au gang A.K. Kannan et de son rôle au sein de celui‑ci, que, à mon avis, les actes commis par le gang A.K. Kannan sont graves. Par conséquent, M. Nagalingam ne devrait pas être présent au Canada. [Non souligné dans l’original.]

[54]Au paragraphe 27, le ministre parle des actes commis par le demandeur :

[traduction] Je constate que M. Nagalingam a été déclaré coupable de relativement peu d’infractions criminelles : méfait de moins de 5 000 $; manquement à un engagement; voies de fait.

[55]Il s’agit de savoir si les actes dont il est question dans l’expression « la nature et la gravité de ses actes passés » employée dans l’alinéa 115(2)b) sont ceux de l’organisation criminelle ou ceux du demandeur lui‑même.

[56]Par souci de commodité, je reproduis l’alinéa 115(2)b) de la Loi :

115. [. . .]

(2) Le paragraphe (1) ne s’applique pas à l’interdit de territoire :

[. . .]

b) pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux ou criminalité organisée si, selon le ministre, il ne devrait pas être présent au Canada en raison soit de la nature et de la gravité de ses actes passés, soit du danger qu’il constitue pour la sécurité du Canada.

Les règles d’interprétation législative

[57]La Cour suprême du Canada a résumé les principes d’interprétation des lois bilingues et la procédure en deux étapes à suivre à cet égard dans Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration); Esteban c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] 2 R.C.S. 539. La juge en chef McLachlin a écrit ce qui suit aux paragraphes 24 à 26 :

Pour interpréter les lois bilingues, il faut en premier lieu rechercher le sens qui est commun aux deux versions : P.‑A. Côté, Interprétation des lois (3e éd. 2000), p. 413. Dans l’arrêt Daoust [R. c. Daoust, [2004] 1 R.C.S. 217], le juge Bastarache a statué au nom de la Cour que l’interprétation des lois bilingues comporte deux étapes.

Premièrement, il faut appliquer les règles d’interprétation législative pour déterminer s’il y a apparence d’antinomie et, dans l’affirmative, s’il y a un sens commun aux versions française et anglaise. « [L]orsqu’une des deux versions possède un sens plus large que l’autre, le sens commun aux deux favorise le sens le plus restreint ou limité » : Schreiber [Schreiber c. Canada (Procureur général), [2002] 3 R.C.S. 269], par. 56, le juge LeBel. L’arrêt Schreiber portait sur une disparité entre la version française de l’al. 6a) de la Loi sur l’immunité des États, L.R.C. 1985, ch. S‑18, qui prévoyait que l’exception à l’immunité d’un État se limite aux « décès » ou aux « dommages corporels », et la version anglaise plus large utilisant les termes « death » ou « personal injury ». En raison de la divergence entre les deux dispositions, la Cour a adopté la version française qui était plus claire et restrictive. Le sens commun aux deux versions est celui du texte qui est clair et non ambigu. Si aucune des deux versions n’est ambiguë, ou si elles le sont toutes les deux, le sens commun est normalement celui du texte ayant le sens le plus restreint : Daoust, par. 28‑29.

Deuxièmement, il faut déterminer si le sens commun est compatible avec l’intention du législateur : Daoust, par. 30. [Non souligné dans l’original.]

[58]Lorsqu’on applique les règles d’interprétation législative pour déterminer s’il y a ou non divergence apparente entre les versions française et anglaise de l’alinéa, il est évident que la version anglaise est ambiguë parce qu’elle ne précise pas si les actes doivent avoir été commis par la personne ou par l’organisation criminelle. Cet aspect est imprécis. La version française est claire : « il ne devrait pas être présent au Canada en raison soit de la nature et de la gravité de ses actes passés, soit du danger qu’il constitue pour la sécurité du Canada » (non souligné dans l’original).  La traduction littérale de la version française est « because of the nature and severity of his past acts ».

[59]La Cour est convaincue que le sens commun aux deux versions est celui de la version française. Celle‑ci est claire, non ambiguë et plus restreinte. Par conséquent, selon les règles d’interprétation législative relatives aux lois bilingues, l’alinéa 115(2)b) signifie que le ministre doit décider si le demandeur devrait être présent au Canada en tenant compte de la nature et de la gravité des actes qu’il a lui‑même commis.

[60]Conformément à ce que la Cour suprême du Canada a affirmé dans Medovarski, précité, la Cour doit ensuite, à la deuxième étape de l’interprétation de l’alinéa 115(2)b), décider si le sens commun est compatible avec l’intention du législateur. Ce principe d’interprétation législative décrit par Elmer Driedger dans The Construction of Statutes (Toronto : Butterworths, 1974) [à la page 87] a été adopté par la Cour suprême du Canada dans Re Rizzo & Rizzo Shoes Ltd., [1998] 1 R.C.S. 27, à la page 41 :

[traduction] Aujourd’hui il n’y a qu’un seul principe ou solution : il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur.

[61]Compte tenu du libellé de l’alinéa ainsi que de l’esprit de la Loi, de l’objet de la Loi et de l’intention du législateur, la Cour conclut que le législateur voulait que le ministre prenne en considération la nature et la gravité des actes commis par la personne, et non par l’organisation criminelle dans l’ensemble. La raison logique d’examiner la nature et la gravité des actes commis par le réfugié est que ce dernier ne devrait pas être refoulé seulement parce qu’il est membre d’une organisation criminelle, sauf si les actes dans lesquels il a été impliqué justifient son renvoi. Comme la Cour l’expliquera plus loin, le ministre peut tenir compte des actes commis par l’organisation criminelle s’il est démontré que le réfugié a été complice de ces actes, c’est‑à‑dire s’il y a des motifs raisonnables de croire que le réfugié a personnellement et sciemment participé à ces crimes.

La complicité

[62]Dans l’arrêt de principe Ramirez c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 2 C.F. 306, la Cour d’appel fédérale s’est demandé, aux pages 317 et 318, quel degré de participation était nécessaire pour que l’on puisse considérer qu’une personne a « commis » un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l’humanité en qualité de complice :

Quel est, alors, le degré de complicité requis? La première conclusion à laquelle je parviens est que la simple appartenance à une organisation qui commet sporadiquement des infractions internationales ne suffit pas, en temps normal, pour exclure quelqu’un de l’application des dispositions relatives au statut de réfugié.

[. . .]

[. . .] un associé des auteurs principaux ne pourrait jamais, à mon avis, être qualifié de simple spectateur. Les membres d’un groupe peuvent à bon droit être considérés comme des participants personnels et conscients, suivant les faits.

Je crois que, dans de tels cas, la complicité dépend essentiellement de l’existence d’une intention commune et de la connaissance que toutes les parties en cause en ont. Ce principe est conforme au droit interne (p. ex. le par. 21(2) du Code criminel) et, selon moi, il constitue la meilleure interprétation possible du droit international. [Non souligné dans l’original.]

[63]Le critère de complicité consiste donc à se demander si le demandeur a participé personnellement et sciemment aux activités criminelles de l’organisation. Il doit y avoir des motifs raisonnables de croire que le demandeur [traduction] « a été complice »; dans Ramirez, précité, cela signifie que le demandeur avait [traduction] « une connaissance personnelle et une participation consciente ».

[64]Ce critère de complicité qui s’applique sous le régime de la Loi a été établi par la Cour dans des affaires concernant des crimes contre l’humanité. Ces crimes sont également visés à l’alinéa 115(2)b), et cette norme est raisonnable pour établir la complicité aux fins de cette disposition. Voir la décision que j’ai rendue dans Catal c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1517, aux paragraphes 8 et 9.

[65]Par conséquent, il convient d’interpréter l’alinéa 115(2)b) comme s’il exigeait que le ministre tienne compte de la nature et de la gravité des actes commis par le demandeur lui‑même et des actes commis par le gang A.K. Kannan auxquels le demandeur a participé personnellement et sciemment à titre de complice.

La participation personnelle et consciente du deman-deur, c’est‑à‑dire la complicité

[66]L’avis du ministre s’étend sur 20 pages à simple interligne. Je l’ai lu au complet et j’ai relevé des paragraphes où le ministre traite de la participation personnelle et consciente du demandeur aux actes criminels du gang. Cette question est abordée dans les paragraphes suivants [16, 17 et 29]:

[traduction] En ce qui concerne la nature et la gravité des actes commis, la preuve fait ressortir des faits qui montrent que M. Nagalingam [. . .] a participé aux activités criminelle [du gang A.K. Kannan] [. . .] Selon P.A. (un informateur de la police de Toronto), ce groupe était connu comme un gang et le demandeur, comme un « homme de main » au sein de ce gang.

Je suis d’avis que la preuve fait ressortir des faits qui montrent que M. Nagalingam [. . .] a participé aux activités criminelles du [gang A.K. Kannan].

Il ressort de la preuve décrite ci‑dessus, notamment [. . .] [du]  rôle  [de  M. Nagalingam] au sein [du gang A.K. Kannan ], que, à mon avis, les actes commis par le gang A.K. Kannan sont graves. Par conséquent, M. Nagalingam ne devrait pas être présent au Canada. [Non souligné dans l’original.]

[67]La norme de preuve servant à déterminer les actes commis par le demandeur aux fins de l’alinéa 115(2)b) est que le ministre a des motifs raisonnables de croire que le demandeur a commis les actes. Le ministre a jugé que le demandeur avait participé personnellement aux activités criminelles du gang (paragraphe 16); qu’il était connu comme un « homme de main » au sein du gang (paragraphe 16); qu’il avait participé personnelle-ment aux activités criminelles du gang (paragraphe 17). Compte tenu de la preuve concernant le gang, notamment la participation du demandeur aux activités de celui‑ci, le ministre était d’avis que les actes commis par le gang étaient graves.

[68]La Cour est convaincue que le ministre a estimé que le demandeur avait personnellement et sciemment participé à des activités criminelles du gang, ce qui signifie en droit que le demandeur a été complice de ces actes criminels. Le ministre n’a cependant pas, au paragraphe 29 de son avis, conclu expressément que le demandeur avait été complice des actes criminels graves commis par le gang. Le ministre aurait pu parvenir à cette conclusion s’il avait interprété les mots « acts committed » dans la version anglaise de l’alinéa 115(2)b) comme s’il s’agissait des actes « personnels » du demandeur ou des actes du gang dont ce dernier avait été complice. Le ministre a ainsi commis une erreur de droit dans son interprétation de l’alinéa 115(2)b) de la Loi. Il a fondé son avis sur les actes commis par l’organisation criminelle. Par conséquent, si la conclusion de fait tirée par le ministre selon laquelle le demandeur ne risquait pas de subir un préjudice s’il était renvoyé n’était pas déterminante en l’espèce, la Cour accueillerait la présente demande et renverrait l’affaire à un autre représentant du ministre afin qu’il soit décidé si le demandeur a été complice des actes criminels graves commis par le gang aux fins de l’alinéa 115(2)b) de la Loi.

Question no 4 : Le ministre a‑t‑il commis une erreur en ne tenant pas compte du risque de persécution auquel le demandeur serait exposé?

[69]Le demandeur prétend que le ministre n’aurait pas dû tenir compte seulement du risque de torture, de la menace à sa vie et du risque de traitements ou peines cruels et inusités auxquels il serait exposé, mais également du risque de persécution qu’il courrait s’il était renvoyé au Sri Lanka.

[70]Le demandeur soutient que, lorsqu’il a appliqué l’arrêt rendu par la Cour suprême du Canada dans Suresh, précité, le ministre n’a pas reconnu que l’examen des risques exigé par l’article 115 de la Loi est plus large que ce que la Cour suprême a exigé dans cet arrêt relativement à l’article 53 [mod. par L.C. 1992, ch. 49, art. 43, 1995, ch. 15, art. 12] de l’ancienne Loi.

[71]J’estime que l’article 53 de l’ancienne Loi n’est pas sensiblement différent de l’article 115 de la Loi. L’article 53 de l’ancienne Loi est ainsi libellé :

53. (1) Par dérogation aux paragraphes 52(2) et (3), la personne à qui le statut de réfugié au sens de la Convention a été reconnu aux termes de la présente loi ou des règlements, ou dont la revendication a été jugée irrecevable en application de l’alinéa 46.01(1)a), ne peut être renvoyée dans un pays où sa vie ou sa liberté seraient menacées du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques, sauf si, selon le cas :

a) elle appartient à l’une des catégories non admissibles visées à l’alinéa 19(1)c) ou au sous‑alinéa 19(1)c.1)(i) et que, selon le ministre, elle constitue un danger pour le public au Canada;

b) elle appartient à l’une des catégories non admissibles visées aux alinéas 19(1)e), f), g), j), k) ou l) et que, selon le ministre, elle constitue un danger pour la sécurité du Canada;

c) elle relève du cas visé au sous‑alinéa 27(1)a.1)(i) et que, selon le ministre, elle constitue un danger pour le public au Canada;

d) elle relève, pour toute infraction punissable aux termes d’une loi fédérale d’un emprisonnement maximal égal ou supérieur à dix ans, du cas visé à l’alinéa 27(1)d) et que, selon le ministre, elle constitue un danger pour le public au Canada.

[72]Comme l’extrait ci‑dessus le montre, la principale différence entre les dispositions de l’ancienne Loi et de la Loi actuelle réside dans le fait que l’ancienne Loi parle de la possibilité que « [la] vie ou [la] liberté [d’une personne soient] menacées du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques » [soulignement ajouté], alors que la Loi actuelle parle plutôt d’une personne qui « risque la persécution du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques, la torture ou des traitements ou peines cruels et inusités » [soulignement ajouté].

[73]À mon avis, il n’y a pas de différence significative entre les deux dispositions. Une menace à la « vie ou [à la] liberté » d’une personne pour les motifs prévus par la Convention constitue assurément de la persécution. À l’inverse, un risque de persécution pour les motifs prévus par la Convention équivaut à une menace à la liberté d’une personne, si ce n’est à sa vie.

[74]Il ressort clairement de son avis que le ministre n’a pas conclu qu’il existait « plus qu’une simple possibilité » que le demandeur soit torturé ou fasse l’objet de traitements ou peines cruels et inusités. Le ministre parle aussi, tout au long de son avis, du risque de persécution auquel le demandeur serait exposé s’il retournait au Sri Lanka. Au paragraphe 37, par exemple, il analyse la prétention du demandeur selon laquelle il risque d’être persécuté parce qu’il est un jeune Tamoul. Considérant l’avis dans son ensemble, je suis convaincu que le ministre a tenu compte, dans son analyse, du risque de persécution pour les motifs prévus par la Convention auquel le demandeur serait exposé.

Question no 5 : L’alinéa 115(2)b) vise‑il les non‑ citoyens d’une manière qui contrevient à l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés?

[75]Le demandeur conteste également la validité de l’alinéa 115(2)b) au motif que cette disposition est contraire à l’article 7 de la Charte, selon lequel « [c]hacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fonda-mentale ».

[76]Le demandeur ne risquant pas d’être persécuté, d’être torturé ou de faire l’objet d’autres mauvais traitements s’il est renvoyé au Sri Lanka, il n’est pas privé de sa vie, de sa liberté ou de la sécurité de sa personne.

CONCLUSION

[77]Pour les motifs exposés ci‑dessus, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. La conclusion du ministre selon laquelle le demandeur ne risquait pas la persécution, la torture ou d’autres mauvais traitements s’il était renvoyé au Sri Lanka n’était pas manifestement déraisonnable. Vu cette conclusion, il n’est pas nécessaire, à mon avis, d’examiner la nature et la gravité des actes commis étant donné que le seul obstacle au renvoi du demandeur était l’interdiction, prévue par le paragraphe 115(1) de la Loi et le paragraphe 33(1) de la Convention, de le renvoyer ou de le refouler dans un territoire où il risquait de subir un préjudice. Cependant, dans l’éventualité où j’aurais tort de conclure que la première question est déterminante, j’aurais accueilli la demande au motif que le ministre a commis une erreur dans son interprétation de l’alinéa 115(2)b) de la Loi.

QUESTIONS CERTIFIÉES

[78]La présente demande est la première qui soulève une question grave de portée générale concernant l’interprétation de l’alinéa 115(2)b). J’ai examiné la jurisprudence et j’ai constaté qu’il s’agit de la première affaire où la question de l’interprétation de l’alinéa 115(2)b) se pose à l’égard de personnes interdites de territoire pour criminalité organisée. Dans le passé, cette disposition a été interprétée dans des cas concernant des personnes interdites de territoire pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux. Les deux parties conviennent qu’il s’agit d’une question qui devrait être certifiée. Je suis aussi de cet avis et je certifierai les questions suivantes :

1. Si, lorsqu’il rédige l’avis visé à l’alinéa 115(2)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, le ministre constate que le réfugié qui est interdit de territoire pour criminalité organisée ne risque pas la persécution, la torture ou des peines ou traitements cruels et inusités à son retour dans son pays d’origine, doit‑il tout de même tenir compte de la nature et de la gravité de ses actes commis, conformément à l’alinéa 115(2)b)?

2. Si le fait que le demandeur ne court aucun des risques mentionnés dans la question no 1 n’est pas déterminant, l’alinéa 115(2)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés s’applique‑t‑il « en raison de la nature et de la gravité » des actes commis par l’organisation criminelle à laquelle appartient la personne devant être renvoyé ou des actes commis par cette personne (y compris les actes commis par l’organisation criminelle desquels elle a été complice)?

JUGEMENT

LA COUR STATUE :

1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2. Les questions suivantes sont certifiées :

1.                       Si, lorsqu’il rédige l’avis visé à l’alinéa 115(2)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, le ministre constate que le réfugié qui est interdit de territoire pour criminalité organisée ne risque pas la persécution, la torture ou des peines ou traitements cruels et inusités à son retour dans son pays d’origine, doit‑il tout de même tenir compte de la nature et de la gravité de ses actes commis, conformément à l’alinéa 115(2)b)?

2.                       Si le fait que le demandeur ne court aucun des risques mentionnés dans la question no 1 n’est pas déterminant, l’alinéa 115(2)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés s’applique‑t‑il « en raison de la nature et de la gravité » des actes commis par l’organisation criminelle à laquelle appartient la personne devant être renvoyé ou des actes commis par cette personne (y compris les actes commis par l’organisation criminelle desquels elle a été complice)?

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