T-531-06
2007 CF 1024
Procureur général du Canada (demandeur)
c.
Commissaire à l’information du Canada (défendeur)
Répertorié : Canada (Procureur général) c. Canada (Commissaire à l’information) (C.F.)
Cour fédérale, juge de Montigny—Ottawa, 26 avril; 5 octobre 2007.
Accès à l’information — Ordonnances de confidentialité — Contrôle judiciaire de la décision par laquelle le sous-commissaire à l’information du Canada (le sous-commissaire) a confirmé les ordonnances de confidentialité prononcées contre les témoins du gouvernement et les avocats représentant les témoins dans le cadre d’une enquête au sujet du ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien relativement au rejet d’une demande d’information présentée en application de la Loi sur l’accès à l’information (la Loi) — Cependant, les ordonnances de confidentialité prononcées contre les témoins du gouvernement ont été révoquées parce qu’ils avaient déjà témoigné — La Loi confère au commissaire des pouvoirs discrétionnaires vastes et efficaces pour enquêter sur les plaintes et établir la procédure à suivre dans l’exercice de ses pouvoirs et fonctions et pour être maître de sa propre procédure — L’art. 34 de la Loi autorise le commissaire à prononcer des ordonnances de confidentialité qui visent tant les témoins que les avocats — Lorsqu’il prononce une ordonnance de confidentialité contre un avocat, le commissaire doit prendre en considération le privilège du secret professionnel de l’avocat, qui doit demeurer aussi absolu que possible pour qu’il demeure utile et qu’il inspire confiance — En l’espèce, il était absolument nécessaire de porter atteinte au secret professionnel de l’avocat pour atteindre les objectifs d’ordre public visés par la Loi — Le sous-commissaire a prononcé des ordonnances contre les avocats en partie en raison du risque de conflit d’intérêts découlant du fait que les avocats représentant les témoins représentaient aussi à la fois le procureur général et le responsable de l’institution fédérale dont la décision faisait l’objet d’une enquête — La relation avocat-client qui existe entre l’employé et son avocat doit avoir préséance sur la relation avocat-client qui existe entre l’avocat et Sa Majesté et entre l’avocat et les autres employés — Les ordonnances de confidentialité étaient parfaitement légitimes parce qu’elles ne violaient pas plus le secret professionnel de l’avocat de Sa Majesté que nécessaire.
Droit constitutionnel — Charte des droits — Libertés fondamentales — Contrôle judiciaire de la décision par laquelle le sous-commissaire à l’information du Canada a confirmé les ordonnances de confidentialité prononcées contre les témoins du gouvernement et les avocats représentant les témoins dans le cadre d’une enquête au sujet du ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien relativement au rejet d’une demande d’information présentée en application de la Loi sur l’accès à l’information (la Loi) — Bien que les ordonnances de confidentialité restreignent la liberté d’expression garantie par l’art. 2b) de la Charte, cette restriction était justifiée en vertu de l’article premier — Comme les ordonnances et les décisions étaient suffisamment limitées (elles n’empêchaient pas une personne de communiquer pour toujours tous les renseignements se rapportant à son témoignage et à sa comparution devant le commissaire), elles satisfaisaient au critère de l’atteinte minimale.
Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle le sous-commissaire à l’information du Canada (le sous-commissaire) a confirmé les ordonnances de confidentialité prononcées dans le cadre d’une enquête au sujet du ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien (le MAINC) relativement à une demande d’information présentée en application de la Loi sur l’accès à l’information (la Loi). Après s’être vu refuser une copie d’un rapport établi par une société de conseil en gestion qui devait être remis au MAINC, l’auteur de la demande a porté plainte en vertu du paragraphe 30(1) de la Loi et une enquête à huis clos a été entreprise. Pendant l’enquête, plusieurs employés du gouvernement ont été assignés à comparaître pour témoigner sous serment. Le sous-commissaire a prononcé des ordonnances de confidentialité parce qu’il était préoccupé par le fait que les avocats du ministère de la Justice représentaient à la fois les témoins et Sa Majesté. Dans le cadre d’une requête en révocation, le sous-commissaire a confirmé les ordonnances prononcées contre des témoins du gouvernement, mais les a révoquées parce que les dépositions étaient terminées. Cependant, les ordonnances et la décision prononcées contre les avocats n’ont pas été révoquées. Les principales questions litigieuses étaient celles de savoir si les ordonnances et décisions contestées 1) portaient atteinte de manière inacceptable au secret professionnel de l’avocat; et 2) portaient atteinte à la liberté d’expression garantie par l’alinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés et, dans l’affirmative, si cette restriction se justifiait par application de l’article premier de la Charte.
Jugement : la demande doit être rejetée.
1) Parce que le sous-commissaire a révoqué l’ordonnance et la décision prononcées contre les témoins individuels dans le cadre de l’enquête, elles n’entraient pas en jeu dans le cadre du contrôle judiciaire.
Les exigences de confidentialité énoncées dans la Loi ne sont rien de plus que le prix que le commissaire doit payer pour le droit d’accès étendu qui lui est conféré. L’obligation de confidentialité du commissaire lui est imposée par l’article 35 de la Loi, qui doit être lu de concert avec l’article 62. La Loi confère au commissaire des pouvoirs discrétionnaires vastes et efficaces pour enquêter sur les plaintes dont il est saisi et pour établir la procédure à suivre dans l’exercice de ses pouvoirs et fonctions et pour être maître de sa propre procédure. Pour permettre au commissaire de remplir son mandat, le législateur fédéral a conféré dans les termes les plus nets au commissaire des pouvoirs presque illimités. L’article 34 de la Loi autorise le commissaire à prononcer des ordonnances de confidentialité qui visent tant les témoins que les avocats, sous réserve de certaines restrictions pour s’assurer de tenir compte des faits propres à chaque cas. Dans le contexte d’une ordonnance de confidentialité imposée à un avocat, une des contraintes dont le commissaire doit de toute évidence tenir compte lorsqu’il la libelle est le secret professionnel de l’avocat. Le privilège du secret professionnel de l’avocat doit demeurer aussi absolu que possible si l’on veut qu’il demeure utile et qu’il inspire confiance. En l’espèce, compte tenu des objectifs d’ordre public que le législateur fédéral visait en adoptant la Loi, il était absolument nécessaire de porter atteinte au secret professionnel de l’avocat pour atteindre les objectifs visés par la Loi. Le sous-commissaire a prononcé les ordonnances contre les avocats en partie en raison du risque de conflit d’intérêts découlant du fait que les avocats représentant les témoins représentaient aussi à la fois le procureur général et le responsable de l’institution fédérale dont la décision faisait l’objet d’une enquête. Si l’on veut respecter l’esprit de la Loi et s’assurer que les enquêtes du commissaire soient transparentes et qu’elles garantissent l’obligation de rendre des comptes en ce qui concerne la gestion des renseignements recueillis et générés par le gouvernement, la relation avocat-client qui existe entre l’employé et son avocat doit avoir préséance sur la relation avocat-client qui existe entre l’avocat et Sa Majesté et entre l’avocat et les autres employés. Par conséquent, il était parfaitement légitime de la part du sous-commissaire de prononcer les ordonnances de confidentialité contestées, qui ne violaient pas plus le secret professionnel de l’avocat de Sa Majesté que nécessaire.
2) Bien que l’ordonnance émanant d’un fonctionnaire qui exerce des pouvoirs qui lui sont conférés par la loi restreint la liberté d’expression garantie par l’alinéa 2b) de la Charte dans la mesure où elle empêche les avocats qui comparaissent pour le compte de témoins devant le commissaire de divulguer le contenu du témoignage confidentiel de leurs clients, cette restriction était justifiée en vertu de l’article premier. Un certain nombre de facteurs contextuels pertinents énoncés dans l’affaire Canada (Procureur général) c. Canada (Commissaire à l’information) (c’est-à-dire la facilitation de la démocratie, l’enquête qui doit être indépendante du gouvernement et qui doit être secrète, les avocats qui représentent de nombreuses entités et le rang des fonctionnaires qui témoignent dans le cadre de l’enquête) ont été appliqués pour établir la conformité des ordonnances de confidentialité avec l’article premier de la Charte. Les ordonnances de confidentialité et les décisions avaient une portée limitée parce qu’elles se rapportaient uniquement aux « questions posées, aux réponses données et aux pièces utilisées » et que les témoins étaient libres en tout temps d’autoriser leur avocat à divulguer les renseignements en cause. Par conséquent, les ordonnances de confidentialité ne pouvaient pas être assimilées à un régime général qui empêche une personne de communiquer pour toujours tous les renseignements se rapportant à son témoignage et à sa comparution devant le commissaire et elles satisfaisaient au critère de l’atteinte minimale.
lois et règlements cités
Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44], art. 1, 2b).
Loi sur l’accès à l’information, L.R.C. (1985), ch. A-1, art. 2(1), 30(1) (mod. par L.C. 1992, ch. 21, art. 4), 34, 35 (mod. par L.C. 2007, ch. 15, art. 10, 12(F)), 36 (mod. par L.C. 2006, ch. 9, art. 153), 37, 61, 62, 63 (mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 27, art. 187; L.C. 2006, ch. 9, art. 157), 64, 65 (mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 27, art. 187).
Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 1 (mod. par L.C. 2002, ch. 8, art. 14), 18.1 (édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5; 2002, ch. 8, art. 27).
Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, règles 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 1), 303(2), 312, 317 (mod. par DORS/2002-417, art. 19; 2006-219, art. 11(F)), 318.
jurisprudence citée
décision appliquée :
Canada (Procureur général) c. Canada (Commissaire à l’information), [2004] 4 R.C.F. 181; 2004 CF 431; inf. par [2005] 4 R.C.F. 673; 2005 CAF 199.
décision différenciée :
Canada (Procureur général) c. Canada (Commissaire à l’information), [2004] 4 R.C.F. 181; 2004 CF 431; inf. par [2005] 4 R.C.F. 673; 2005 CAF 199 (quant aux faits).
décisions examinées :
Dumbrava c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] A.C.F. no 1238 (1re inst.) (QL); Descôteaux et autre c. Mierzwinski, [1982] 1 R.C.S. 860; Goodis c. Ontario (Ministère des Services correctionnels), [2006] 2 R.C.S. 32; 2006 CSC 31; Dagg c. Canada (Ministre des Finances), [1997] 2 R.C.S. 403; Canada (Commissaire à l’information) c. Canada (Ministre de la Défense nationale), [1999] A.C.F. no 522 (C.A.) (QL); Canada (Procureur général) c. Canada (Commissaire à l’information), [2002] 3 C.F. 630; 2002 CFPI 128.
décisions citées :
Mazhero c. Canada (Conseil canadien des relations industrielles), 2002 CAF 295; Taylor c. Canada (Commission de la fonction publique), 2003 CFPI 566; R. c. McClure, [2001] 1 R.C.S. 445; 2001 CSC 14; Smith c. Jones, [1999] 1 R.C.S. 455; Solosky c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 821; Lavallee, Rackel & Heintz c. Canada (Procureur général); White, Ottenheimer & Baker c. Canada (Procureur général); R. c. Fink, [2002] 3 R.C.S. 209; 2002 CSC 61; Pritchard c. Ontario (Commission des droits de la personne), [2004] 1 R.C.S. 809; 2004 CSC 31.
doctrine citée
Barreau du Haut-Canada. Code de déontologie. Adopté par le conseil le 22 juin 2000, modifié jusqu’au 28 juin 2002.
Canada. Secrétariat du Conseil du Trésor. Politique sur l’indemnisation des fonctionnaires de l’État et sur la prestation de services juridiques à ces derniers, 1er juin 2001.
DEMANDE de contrôle judiciaire de la décision par laquelle le sous-commissaire à l’information du Canada a confirmé les ordonnances de confidentialité et les décisions prononcées contre les avocats représentant les témoins dans le cadre d’une enquête au sujet du ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien relativement au rejet d’une demande d’information présentée en application de la Loi sur l’accès à l’information. Demande rejetée.
ont comparu :
Christopher M. Rupar pour le demandeur.
Daniel Brunet et Raynold Langlois, c.r. pour le défendeur.
avocats inscrits au dossier :
Le sous-procureur général du Canada pour le demandeur.
Commissariat à l’information du Canada, Ottawa, et Langlois Kronström Desjardins S.E.N.C.R.L., Montréal, pour le défendeur.
Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance et de l’ordonnance rendus par
[1] Le juge de Montigny : La présente affaire concerne les rapports qui existent entre le commissaire à l’information du Canada (le commissaire) et le procureur général du Canada (le procureur général) lorsque des fonctionnaires de la Couronne, représentés par des avocats du ministère de la Justice, sont forcés de témoigner devant le commissaire au cours d’une enquête menée à la suite d’une plainte portée en vertu de la Loi sur l’accès à l’information, L.R.C. (1985), ch. A-1 (la Loi). Elle soulève des questions au sujet de l’étendue des pouvoirs du commissaire et notamment la question de savoir si le commissaire a agi de façon irrégulière en prononçant des ordonnances de confidentialité contre des témoins du gouvernement et leurs avocats du ministère de la Justice.
[2] En l’espèce, le commissaire est désigné comme défendeur car c’est la décision que ce dernier a rendu qui fait l’objet d’un contrôle, et il était défendeur dans la décision à l’examen qu’il (ou son délégué) a prise. Dans ces conditions, il n’y a pas d’autre défendeur acceptable. La solution de rechange consisterait à désigner le procureur général du Canada à titre de défendeur conformément au paragraphe 303(2) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [règle 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 2)] (les Règles). Toutefois, ainsi que notre Cour l’a fait observer dans le jugement Canada (Procureur général) c. Canada (Commissaire à l’information), [2004] 4 R.C.F. 181 (le jugement Hartley), une telle façon de procéder mènerait à un résultat absurde puisque le procureur général serait à la fois demandeur et défendeur. Pour éviter ce résultat et comme les deux parties s’entendent sur la qualité du commissaire, j’accorde donc l’autorisation demandée dans l’avis de demande et je constitue donc le commissaire défendeur dans la présente instance.
FAITS À L’ORIGINE DU LITIGE
[3] Les faits à l’origine de la présente demande ne sont pas contestés. Saisi d’une demande présentée en vertu de la Loi, le commissaire a ouvert une enquête au sujet du ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien (le MAINC). L’auteur de la demande cherchait à obtenir une copie d’un rapport établi par une société de conseil en gestion qui devait être remis au MAINC. À la suite du refus du MAINC de lui communiquer le rapport en question, l’auteur de la demande a porté plainte devant le commissaire en vertu du paragraphe 30(1) [mod. par L.C. 1992, ch. 21, art. 4] de la Loi. Le sous-commissaire à l’information (le sous-commissaire), M. Alan Leadbeater, a ouvert une enquête à huis clos.
[4] Au cours de son enquête, le sous-commissaire a assigné à comparaître plusieurs employés du gouvernement en vue de les faire témoigner sous serment. Des avocats du ministère de la Justice accompagnaient ces personnes lors de leur interrogatoire. À l’ouverture de la première audience, le 7 février 2006, M. Leadbeater s’est dit préoccupé par le fait que les avocats du ministère de la Justice représentaient à la fois les témoins et Sa Majesté. Voici les propos qu’il a tenus (transcription de l’audience d’Andrew Lieff, dossier du demandeur, à la page 26) :
[traduction] Il s’agit d’une audience à huis clos, ce qui crée certaines difficultés lorsqu’un avocat du ministère de la Justice représente un témoin parce que nous avons alors le sentiment qu’il y a deux personnes dans la salle : il y a le témoin et il y a l’employeur du témoin. Le problème est également quelque peu aggravé par le fait que l’avocat du ministère de la Justice représente de multiples témoins.
[5] Par suite de cette intervention, le sous-commissaire a prononcé deux séries d’ordonnances de confidentialité. La première visait les témoins individuels (les ordonnances (témoins)). Elle interdisait à chaque témoin (dossier du demandeur, aux pages 12 à 15) :
[traduction] […] de divulguer les questions posées, les réponses données et les pièces utilisées lors de sa comparution devant le sous-commissaire à l’information le [date] de quelque façon que ce soit et à qui que ce soit tant que le sous-commissaire à l’information n’aura pas terminé de recueillir la déposition des autres employés du ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, sauf son avocat […]
[6] La seconde série d’ordonnances de confidentialité visait les avocats qui représentaient les témoins individuels en question (les ordonnances (avocats)). Elle interdisait à chaque avocat (dossier du demandeur, aux pages 16 à 20) :
[traduction] […] de divulguer les questions posées, les réponses données et les pièces utilisées […] au cours des témoignages entendus par le sous-commissaire à l’information le [date] de quelque façon que ce soit et à qui que ce soit, sauf instructions légitimes contraires [du témoin].
[7] L’avocat qui représentait le premier témoin s’est opposé sur-le-champ aux ordonnances de confidentialité, et a appelé l’attention du sous-commissaire sur le jugement Hartley de notre Cour. L’avocat a donné lecture au sous-commissaire de nombreux extraits de ce jugement et a conclu que les ordonnances de confidentialité en question étaient inutiles, car ses clients étaient des professionnels qui étaient disposés à témoigner de façon complète et honnête et que cette question avait déjà été débattue à fond à l’étape préliminaire (dossier du demandeur, aux pages 30 à 38). L’avocat a formulé la même objection au début de l’interrogatoire de chacun des quatre témoins.
[8] Après avoir entendu ces observations, le sous-commissaire a expliqué qu’il rendrait une décision par écrit plus tard. Dans l’intervalle, ses ordonnances de confidentialité devaient demeurer en vigueur (dossier du demandeur, à la page 39).
LA DÉCISION CONTESTÉE
[9] Dans ses motifs écrits du 21 février 2006 concernant l’objection aux restrictions relatives à la confidentialité imposées aux témoins (la décision (témoins)), le sous-commissaire a essentiellement confirmé les ordonnances (témoins) mais, compte tenu du fait que les témoins associés avaient terminé leur déposition, il a révoqué les ordonnances. Il a déclaré ce qui suit :
[traduction] Après avoir reporté le prononcé de la présente décision, j’en arrive à la conclusion que les ordonnances ci-jointes sont nécessaires pour assurer l’intégrité de l’enquête et qu’elles portent atteinte de façon minimale à la liberté d’expression garantie par la Charte. Je conclus, d’après la nature de la présente plainte et des éléments de preuve recueillis lors de l’enquête avant le prononcé des ordonnances, que la procédure d’enquête devrait tenir compte de la possibilité de faire concorder les divers témoignages. Les ordonnances ont une durée limitée et elles ont été prononcées en vue de recueillir les dépositions des témoins associés ou anciennement associés oeuvrant dans le même milieu de travail.
Compte tenu du but dans lequel les ordonnances ont été prononcées, et compte tenu des témoignages donnés par les témoins associés, les ordonnances de confidentialité ci-jointes prononcées les 7 et 8 février 2006 relativement à Mme C. Davis, Mme M.D. Chartrand, M. A. Lieff et Mme M. Pesant, sont par les présentes révoquées et n’ont plus d’effet à compter de cette date.
[10] Dans une autre série de motifs, également datés du 21 février 2006, concernant l’objection aux restrictions relatives à la confidentialité imposées aux avocats des témoins (la décision (avocats)), le sous-commissaire a rejeté la requête en révocation des ordonnances. Il écrit ce qui suit :
[traduction] Après avoir reporté le prononcé de la présente décision, j’en arrive à la conclusion que les ordonnances sont nécessaires, appropriées et légitimes. En particulier, compte tenu des exigences de l’article 35 de la Loi sur l’accès à l’information, j’estime nécessaire, par ces ordonnances, de réaffirmer la préséance de la relation personnelle entre le témoin et son avocat d’une part, sur la relation entre l’avocat et le Procureur général du Canada en sa qualité de représentant de Sa Majesté et sur la relation entre l’avocat et les autres témoins clients, d’autre part. Cette distinction est vitale si l’on veut s’assurer que les témoins ne soient pas mis dans la position de devoir témoigner en présence du représentant de leur employeur ou d’autres témoins également représentés par leur avocat. Par ailleurs, il sera loisible aux témoins clients à compter de la présente date de renoncer en tout temps au privilège du secret professionnel de l’avocat et d’autoriser en conséquence leur avocat à divulguer en tout ou en partie leur témoignage à autrui.
Pour ces motifs, je rejette la requête en révocation des ordonnances ci-jointes.
[11] Le 23 mars 2006, le demandeur a présenté une demande de contrôle judiciaire des décisions en question et a réclamé une ordonnance annulant les ordonnances en question au motif qu’elles outrepassaient la compétence du commissaire. Le procureur général a également demandé, en vertu de la règle 317 [mod. par DORS/2002-417, art. 19; 2006-219, art. 11(F)] des Règles, que le commissaire envoie une copie certifiée conforme des pièces suivantes :
[traduction] 1. Toutes les pièces dont le délégué du commissaire à l’information a tenu compte pour rendre les décisions du 21 février 2006, y compris notamment toute la correspondance, ainsi que les notes d’information internes, courriels et autres documents, dossiers, impressions, avis ou communications connexes;
2. Tous les extraits de la transcription des débats qui ont eu lieu devant le délégué du commissaire à l’information les 7 et 8 février 2006 ou à toute autre date et qui se rapportent au prononcé des décisions du 21 février 2006.
[12] Le commissaire s’est opposé à la requête du demandeur en vertu de la règle 318 des Règles, sauf en ce qui concerne les extraits de la transcription des débats se rapportant aux observations formulées et aux motifs exposés relativement aux ordonnances de confidentialité originales et qui avaient trait aux décisions du 21 février 2006. Les extraits restants de la transcription réclamés par le demandeur ne seraient pas pertinents ou seraient par ailleurs protégés, en vertu de la Loi, par une obligation au secret et un privilège se rapportant : a) au secret des enquêtes menées sur ces plaintes (article 35 [mod. par L.C. 2007, ch. 15, art. 10, 12(F)]); b) à la confidentialité et à l’inadmissibilité des éléments de preuve, renseignements et observations reçus ou faits au cours de l’enquête et de leur existence (articles 36 [mod. par L.C. 2006, ch. 9, art. 153] et 37); c) au fait que le commissaire n’ait pas qualité pour témoigner et ne peut y être contraint au sujet des renseignements réclamés par le demandeur (articles 63 [mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 27, art. 187; L.C. 2006, ch. 9, art. 157] et 65 [mod. par L.R.C. (1985) (1er suppl.), ch. 27, art. 187]); d) à l’interdiction faite par la loi au commissaire de communiquer les renseignements ou les pièces réclamés par les demandeurs, sauf dans la mesure où cela est nécessaire au déroulement de ses enquêtes (articles 61, 62 et 64); e) au privilège de common law relatif au « secret du délibéré »; f) au privilège du secret professionnel de l’avocat. Le demandeur n’a pas contesté les privilèges en question réclamés par le commissaire.
[13] Quelques jours avant l’audience, le commissaire a déposé une requête visant à obtenir une ordonnance lui accordant l’autorisation de déposer un affidavit complémentaire et prévoyant le dépôt d’un affidavit, sous le sceau de la confidence, avec une version publique (dont les pièces seraient retranchées) à verser au dossier public. Les pièces complémentaires annexées à cet affidavit supplémentaire consistent en la correspondance échangée au cours de l’enquête du commissaire entre l’avocat principal des témoins et le sous-commissaire. Cette correspondance est postérieure au dépôt du mémoire respectif des parties. Suivant le défendeur, ces pièces supplémentaires illustreraient si les avocats des témoins ont été autorisés à divulguer le témoignage des témoins. Le commissaire prétend que les lettres, dans la mesure où elles étaient protégées par le secret professionnel de l’avocat, lui ont été communiquées par le procureur général. Il soutient en outre qu’elles sont directement pertinentes pour déterminer si la présente demande est théorique ou non. Le commissaire affirme néanmoins que, vu les exigences de confidentialité imposées par la Loi, les documents à déposer devraient faire l’objet d’une ordonnance de confidentialité.
QUESTIONS EN LITIGE
[14] La présente demande de contrôle soulève trois questions préliminaires ainsi que deux questions de fond. On peut les formuler comme suit :
a. L’affidavit et l’affidavit supplémentaire de Mme Poirier déposés par le défendeur sont-ils admissibles?
b. La présente demande de contrôle judiciaire est-elle prescrite?
c. La réparation sollicitée est-elle théorique?
d. Le commissaire était-il habilité à prononcer les ordonnances et les décisions contestées? Plus précisément, ces mesures portent-elles atteinte de manière inacceptable au secret professionnel de l’avocat?
e. Les ordonnances et les décisions contestées portent-elles atteinte à la liberté d’expression garantie par l’alinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] (la Charte) et, dans l’affirmative, cette restriction se justifie-t-elle par application de l’article premier de la Charte?
ANALYSE
a) Admissibilité des affidavits de Mme Poirier
[15] Les deux affidavits souscrits par Mme Poirier, une technicienne juridique travaillant au Commissariat, soulèvent des questions distinctes. Je vais donc les traiter séparément. Pour ce qui est tout d’abord du premier affidavit, il s’agit essentiellement d’un moyen d’introduire des lettres échangées entre les avocats qui sont postérieures à la demande de contrôle judiciaire et d’introduire un affidavit et un contre-interrogatoire se rapportant à une instance judiciaire antérieure. Le défendeur soutient que la correspondance en question est déposée pour démontrer que, bien que la possibilité lui en ait été offerte, le demandeur a choisi de ne pas soumettre d’éléments de preuve à notre Cour au sujet de la question de savoir si les témoins avaient autorisé ou non leur avocat à divulguer la preuve présentée à huis clos. En ce qui concerne l’affidavit et le contre-interrogatoire, le défendeur soutient qu’ils seraient pertinents pour délimiter la portée du jugement Hartley et pour démontrer que le fait que les avocats du ministère de la Justice qui défendent les intérêts de Sa Majesté et des préposés de la Couronne représentent plusieurs clients et s’échangent des renseignements est une question controversée même à l’intérieur du ministère de la Justice. En bref, l’avocat du défendeur soutient que tous les documents annexés à l’affidavit constituent des renseignements généraux qui devraient de ce fait être admissibles.
[16] Cet argument est mal fondé à plusieurs égards. Tout d’abord, il est de jurisprudence constante que le contrôle judiciaire d’une ordonnance ou d’une décision s’effectue sur le fondement du dossier dont disposait l’auteur de la décision à la date de la décision contestée. Le procureur général a réclamé en vertu de la règle 317 des Règles les documents et éléments matériels dont disposait le sous-commissaire lorsque les décisions du 21 février 2006 ont été prises. Certains de ces documents et éléments matériels ont été communiqués en réponse à cette demande. Si des annexes jointes à l’affidavit de Mme Poirier avaient été portées à l’attention de l’auteur de la décision, elles auraient dû faire partie des documents et éléments matériels déposés par le commissaire conformément à la règle 317 des Règles.
[17] Il est vrai que les renseignements généraux et les éléments de preuve qui portent sur la compétence de l’auteur de la décision devraient être admissibles. Je ne crois cependant pas que les annexes jointes au premier affidavit de Mme Poirier tombent sous le coup de cette exception. En tout premier lieu, la correspondance échangée entre les avocats n’a aucune incidence sur la question de la compétence et elle pourrait au mieux démontrer que les ordonnances (avocats) et la décision (avocats) n’ont plus aucun effet pratique. Mais, en eux-mêmes, ces éléments de preuve ne permettraient pas de trancher la question du caractère théorique. Mais surtout, on ne peut contraindre le demandeur à répondre à la lettre de l’avocat du défendeur, car les renseignements réclamés (en l’occurrence la question de savoir si les témoins ont autorisé leur avocat à divulguer ou à utiliser leur témoignage) sont protégés par le secret professionnel de l’avocat. Je ne vois donc pas la pertinence ou l’utilité de cette correspondance.
[18] Quant à l’affidavit et au contre-interrogatoire de M. Saunders, ils ont été générés dans le cadre d’une instance différente portant sur des ordonnances différentes prononcées par le sous-commissaire en 2001. Je ne suis pas convaincu qu’ils sont essentiels pour bien cerner la portée du jugement Hartley; les motifs de ma collègue la juge Dawson sont fort détaillés et complets, et il n’est pas nécessaire de recourir à des éléments extrinsèques pour comprendre les conclusions qu’elle a tirées ou pour suivre le fil de son raisonnement. Le fait qu’il puisse exister diverses opinions au sein du ministère de la Justice sur la question du cumul des mandats juridiques n’est pas davantage pertinente pour décider si le commissaire pouvait valablement rendre les ordonnances et les décisions qui font l’objet du présent contrôle judiciaire. Pour tous ces motifs, je suis par conséquent d’avis que le premier affidavit de Mme Poirier devrait être écarté et radié.
[19] Le second affidavit de Mme Poirier, qui était annexé à la requête présentée par le défendeur le 23 avril 2007, soulève des questions analogues. À l’audience, j’ai précisé que je ferais droit à la requête, non pas tant parce que j’étais convaincu que les documents étaient de toute évidence pertinents que pour m’assurer que le dossier soit aussi complet que possible. J’en suis arrivé à cette conclusion après que l’avocat du procureur général eut admis qu’il ne serait pas pris au dépourvu, et après avoir déclaré expressément que le demandeur n’était nullement tenu de produire ces documents. Comme j’ai eu depuis l’occasion d’examiner de plus près ces documents ainsi que les arguments des parties, je suis sans hésitation d’avis que ces pièces sont, au mieux, d’une utilité négligeable pour trancher les questions soulevées dans le cadre de la présente instance.
[20] Ainsi que je l’ai déjà mentionné, les documents supplémentaires que l’on cherche à déposer en preuve consistent en la correspondance qui a été échangée entre les avocats dans le cadre de l’enquête en cours menée par le commissaire et qui est postérieure à la demande de contrôle judiciaire du demandeur. Dans la mesure où ces lettres sont censées démontrer quelles instructions ont été données aux avocats en ce qui a trait aux décisions en question, elles ne sont manifestement pas admissibles, car elles porteraient atteinte au secret professionnel qui lie l’avocat aux témoins.
[21] Qui plus est, je trouve curieux le moment choisi pour présenter cette requête. Le défendeur était au courant de l’existence de ces lettres depuis des mois et pourtant, il a attendu quelques jours avant l’instruction de la demande pour présenter sa requête. Une requête fondée sur la règle 312 des Règles ne devrait pas porter sur des documents qui auraient pu être communiqués à une date antérieure (Mazhero c. Canada (Conseil canadien des relations industrielles), 2002 CAF 295, au paragraphe 5).
[22] Enfin, je suis d’accord avec le demandeur pour dire que les lettres que le défendeur souhaite verser au dossier de la Cour sont, au mieux, d’une utilité négligeable. Ainsi que je l’ai déjà expliqué, elles ne permettent pas de trancher la question du caractère théorique. De plus, les ordonnances de confidentialité et les décisions prises contre les avocats qui représentaient les témoins devant le sous-commissaire n’ont pas été révoquées. Comme le débat porte sur la compétence pour rendre ces ordonnances de confidentialité et ces décisions et sur la compétence pour rendre ces ordonnances conditionnelles à une renonciation, par les témoins, au privilège du secret professionnel de l’avocat, la question en litige continue nécessairement à se poser indépendamment des agissements ultérieurs des parties. Ainsi, même si les parties devaient renoncer au privilège, la question de la compétence du sous-commissaire pour prononcer au départ les ordonnances et les décisions continuerait à se poser avec tout autant d’acuité. D’ailleurs, la décision du sous-commissaire perdrait toute efficacité en cas de réalisation de la condition dont l’imposition est elle-même contestée. Pour tous ces motifs, je rejetterais par conséquent la requête du demandeur et j’écarterais le second affidavit de Mme Poirier du dossier si je devais en reprendre l’examen à partir du début. Mais, comme j’ai fait droit à la requête à l’audience, je ne suis pas disposé à revenir sur ma décision, ne serait-ce que parce que j’ai bien précisé dès le début que les documents supplémentaires avaient au mieux une utilité négligeable. En tout état de cause, le fait d’accueillir ou de rejeter la requête ne change pas vraiment grand-chose, puisque les pièces produites ne peuvent avoir qu’une incidence minimale sur le sort de la présente demande de contrôle judiciaire.
b) La présente demande de contrôle judiciaire est-elle prescrite?
[23] Le défendeur soutient que l’objet véritable de la demande de contrôle judiciaire est de faire annuler les ordonnances de confidentialité prononcées par le sous-commissaire les 7 et 8 février, car ce sont ces ordonnances qui se traduisent par l’ingérence indue ou par les restrictions reprochées. Selon cet argument, les décisions du 21 février 2006 ne seraient que la motivation écrite ou la confirmation des ordonnances. Comme toute demande de contrôle judiciaire doit, aux termes du paragraphe 18.1(2) [édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5; 2002, ch. 8, art. 27] de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7 [art. 1 (mod., idem, art. 14)] (la Loi sur les Cours fédérales), être présentée dans les 30 jours « qui suivent la première communication, par l’office fédéral, de sa décision ou de son ordonnance », la demande doit être rejetée, étant donné qu’elle a été présentée le 23 mars 2006.
[24] Après examen des ordonnances et des décisions, je ne crois pas qu’on puisse qualifier celles-ci de simples confirmations des ordonnances des 7 et 8 février. Il ressort plutôt de la transcription de l’audience (dossier du demandeur, à la page 39) que le sous-commissaire était appelé à se prononcer sur l’opportunité de révoquer ou non les ordonnances initiales. Même s’il a finalement confirmé ses ordonnances initiales dans ses décisions du 21 février, j’estime que les ordonnances et les décisions constituent des « décisions » distinctes au sens de l’article 18.1 [édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5; 2002, ch. 8, art. 27] de la Loi sur les Cours fédérales.
[25] Notre Cour a examiné cette question à fond dans l’affaire Dumbrava c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] A.C.F. no 1238 (1re inst.) (QL). Après avoir passé en revue la jurisprudence, le juge Noël (maintenant juge à la Cour d’appel) a écrit ce qui suit (au paragraphe 15) :
Chaque fois qu’une autorité décisionnaire qui y est habilitée accepte de revoir une décision à la lumière de faits nouveaux, il en résultera une nouvelle décision, que la décision initiale soit changée, modifiée ou maintenue. La question qui se pose est de savoir s’il y a nouvel exercice du pouvoir discrétionnaire, et il en sera toujours ainsi lorsque l’autorité décisionnaire accepte de revoir sa décision à la lumière de faits et d’arguments dont elle n’avait pas été saisie au moment de la décision initiale. [Note de bas de page omise.]
Voir également : Taylor c. Canada (Commission de la fonction publique), 2003 CFPI 566.
[26] En conséquence, je ne suis pas disposé à rejeter la présente demande de contrôle judiciaire pour cause de tardivité. Les ordonnances et les décisions étaient peut-être reliées, mais elles étaient distinctes et ce, même si les décisions ont finalement confirmé les ordonnances précédentes.
c) La demande de contrôle judiciaire est-elle théorique?
[27] Les avocats du défendeur soutiennent que la Cour devrait refuser d’entendre la présente demande de contrôle judiciaire parce qu’elle est théorique, inutile et irrecevable. Bien que cela puisse être vrai en ce qui concerne les ordonnances (témoins) et la décision (témoins), on ne peut certainement pas en dire autant dans le cas des ordonnances (avocats) et de la décision (avocats).
[28] On se souviendra que, dans sa décision du 21 février 2006, le sous-commissaire a révoqué les ordonnances de confidentialité qui imposaient aux témoins certaines restrictions en ce qui concerne la confidentialité. Compte tenu du fait que ces ordonnances ont été prononcées dans le contexte de la cueillette d’éléments de preuve auprès de témoins qui étaient associés ou avaient été associés dans le même milieu de travail, le sous-commissaire s’est dit d’avis que les ordonnances n’étaient plus nécessaires une fois que la déposition des témoins associés avait été recueillie. Je suis en conséquence d’accord avec le défendeur pour affirmer que la poursuite de la demande de contrôle judiciaire ne saurait comporter la moindre utilité, effet pratique ou avantage concret.
[29] On ne saurait toutefois en dire autant des ordonnances et de la décision visant les avocats. Dans sa décision du 21 février 2006, le sous-commissaire a confirmé ses ordonnances et a refusé de les révoquer, car il estimait qu’elles étaient essentielles pour s’assurer que les témoins ne soient pas forcés de témoigner en présence du représentant de leur employeur ou d’autres témoins représentés par le même avocat. Pour atteindre cet objectif, il était nécessaire que ses ordonnances antérieures soient permanentes, à moins que les témoins ne soient disposés à renoncer au privilège du secret professionnel de l’avocat.
[30] Il est vrai que le dossier ne renferme pas d’éléments de preuve permettant de savoir si l’avocat a été autorisé ou non par les témoins à divulguer la preuve. Contrairement à ce qu’affirme le défendeur, cet aspect n’est pas essentiel pour pouvoir trancher la question soulevée par le demandeur. Si le sous-commissaire n’a pas la compétence pour assujettir les avocats à pareille restriction, le fait que celle-ci a été respectée ne purge pas l’éventuel défaut dont les ordonnances seraient entachées. N’eut été de ces ordonnances, les avocats auraient été en mesure de communiquer la preuve à d’autres témoins et à leur employeur sans le consentement de leurs clients. Même si l’avocat était éventuellement en mesure de communiquer la preuve par suite de la renonciation, par les témoins, au privilège du secret professionnel de l’avocat, on pourrait soutenir que l’avocat serait quand même régi par les ordonnances pour ce qui est de la nécessité d’obtenir la renonciation.
[31] J’estime par conséquent que cette question est loin d’être théorique, étant donné que les ordonnances sont permanentes. Même si l’avocat était finalement autorisé à communiquer les renseignements en question, il favorisait quand même l’exécution des ordonnances. Qui plus est, la compétence du sous-commissaire pour prononcer une telle ordonnance a été débattue en long et en large par les avocats, tant oralement que par écrit. On ne ferait certainement pas un mauvais usage des ressources judiciaires si l’on se prononçait sur cette question dans ce contexte, dans la mesure où cette question sera fort probablement soulevée de nouveau dans d’autres affaires mettant en cause un avocat du ministère de la Justice représentant un ou plusieurs employés dans le cadre d’une enquête menée sous le régime de la Loi.
d) Les ordonnances (avocats) et la décision (avocats) portent-elle atteinte de façon inacceptable au privilège du secret professionnel de l’avocat?
[32] Avant de se lancer dans une analyse des pouvoirs du sous-commissaire et du bien-fondé des ordonnances et de la décision contestée, la Cour doit déterminer la norme de contrôle applicable. Les avocats des deux parties ont convenu, à juste titre, que la norme appropriée est celle de la décision correcte, du moins en ce qui a trait à la question de la compétence. Ma collègue la juge Dawson est arrivée à la même conclusion dans le jugement Hartley, après avoir appliqué les quatre facteurs de l’analyse pragmatique et fonctionnelle. Bien que la question en litige dans cette affaire fût celle de la compétence du sous-commissaire pour prononcer des ordonnances de confidentialité visant les témoins, je ne vois aucune raison pour laquelle le raisonnement de la juge Dawson ne s’appliquerait pas tout aussi bien à la question qui nous occupe en l’espèce, en l’occurrence la question de savoir si le commissaire était habilité à prononcer des ordonnances de confidentialité visant les avocats.
[33] Dans ses observations écrites, l’avocat du défendeur fait valoir que le commissaire et ses délégués devraient quand même avoir droit à un degré élevé de retenue de notre part en ce qui a trait au déroulement de l’enquête. L’avocat a ajouté que les conclusions tirées par le commissaire au sujet des réserves exprimées au sujet du cumul de mandats de la part des avocats du ministère de la Justice et de l’incidence de ce cumul sur sa décision de prononcer des ordonnances de confidentialité devraient faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision manifestement déraisonnable. L’avocat du défendeur a sans doute raison, si l’on part du principe que le commissaire est effectivement habilité au départ à prononcer ce type d’ordonnance. Mais si les ordonnances sont d’une nature telle qu’elles portent inutilement atteinte au secret professionnel de l’avocat, ou si elles contreviennent à la Charte, il n’y a pas lieu de faire preuve de retenue envers les décisions du commissaire. C’est précisément la question en litige dans le cas qui nous occupe.
[34] Les deux parties s’entendent sur l’importance que revêt la protection du secret professionnel de l’avocat. On ne sera toutefois pas étonné d’apprendre que les parties divergent d’opinion sur les conséquences qu’entraîne cette reconnaissance et sur le fait qu’elles interprètent différemment les ordonnances du sous-commissaire. L’avocat du demandeur insiste sur la nature fondamentale de ce privilège et invoque plusieurs arrêts de la Cour suprême à l’appui de la proposition qu’on ne peut porter atteinte au secret professionnel de l’avocat que lorsque cela est « absolument nécessaire » pour réaliser les objectifs de la loi habilitante (voir, par exemple, l’arrêt R. c. McClure, [2001] 1 R.C.S. 445; Smith c. Jones, [1999] 1 R.C.S. 455; Descôteaux et autre c. Mierzwinski, [1982] 1 R.C.S. 860 (Descôteaux); Solosky c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 821; Lavallee, Rackel & Heintz c. Canada (Procureur général); White, Ottenheimer & Baker c. Canada (Procureur général); R. c. Fink, [2002] 3 R.C.S. 209 (Lavallee, Rackel & Heintz); Pritchard c. Ontario (Commission des droits de la personne), [2004] 1 R.C.S. 809).
[35] Suivant l’argument du demandeur, le sous-commissaire s’est ingéré dans la relation avocat-client qui existait entre les personnes physiques en cause (et la Couronne fédérale) et leurs avocats en définissant les modalités de la relation avocat-client d’une autre personne, en s’immisçant dans les communications qui peuvent être échangées entre un avocat et son client et en établissant un lien entre l’ordonnance qui restreint le privilège du secret professionnel de l’avocat et la renonciation à ce privilège. Le privilège ne pourrait donc plus être absolu : il serait à la merci d’un tiers étranger à la relation. Pourtant, il n’y a rien dans la common law ou dans la Loi qui autorise le commissaire ou ses délégués à créer une telle exception au privilège. Et il n’y a pas non plus d’éléments de preuve qui appuient la présomption que les avocats du ministère de la Justice se trouveraient en conflit d’intérêts, déchirés entre leur loyauté envers, d’une part, les témoins et, d’autre part, la Couronne.
[36] En revanche, les avocats du défendeur tablent fortement sur les considérations d’ordre public sous-jacentes à la Loi, sur le rôle que le commissaire est appelé à jouer dans l’exécution de son mandat, et sur le caractère privé et ex parte des enquêtes. Dans ce contexte, les avocats du défendeur soutiennent que le commissaire peut imposer une ordonnance de confidentialité pour s’assurer que les droits des témoins soient protégés et pour garantir que le procureur général soit tenu à l’écart de la procédure. Le défendeur fait valoir que, si le procureur général avait un droit de facto de participer à toutes les audiences simplement en offrant les services d’un avocat aux témoins contraints de témoigner, la procédure d’enquête serait tout simplement impraticable, en plus d’être dangereusement perturbée.
[37] Compte tenu du conflit d’intérêts éventuel qui existe entre les préposés de la Couronne et le procureur général, et pour s’assurer que les témoins gardent le contrôle de la divulgation de leur témoignage malgré le fait qu’ils sont représentés par un avocat qui représente aussi le procureur général et le responsable d’une institution fédérale dont la décision de refuser la communication fait l’objet d’une enquête, le commissaire doit par conséquent être habilité à rendre les ordonnances de confidentialité contestées. C’est du moins ce qu’affirme le défendeur. D’ailleurs, l’avocat du commissaire soutient que les ordonnances ont simplement pour effet de reprendre le principe fondamental du secret professionnel de l’avocat, vu les divers rôles que jouent les avocats du ministère de la Justice.
[38] Bon nombre des arguments soulevés par les parties ont été analysés en profondeur par la juge Dawson dans le jugement Hartley (infirmé en appel, [2005] 4 R.C.F. 673, mais pas sur ce motif), et les avocats ont cité abondamment cette décision tant dans leurs plaidoiries que dans leurs observations écrites. Dans cette affaire, le débat portait notamment sur le bien-fondé d’ordonnances de confidentialité interdisant aux personnes ayant témoigné devant le commissaire de révéler les renseignements communiqués au cours de leur témoignage. Toutes ces personnes étaient représentées par les quatre mêmes avocats du même cabinet qui représentaient également le gouvernement du Canada, le procureur général et le premier ministre.
[39] Chacune de ces ordonnances de confidentialité : 1) interdisait aux témoins de « révéler les renseignements divulgués au cours du témoignage confidentiel présenté dans l’affaire, y compris la preuve soumise »; 2) « autorisait chaque [témoin] à communiquer à [son avocat] les renseignements divulgués au cours de ce témoignage, moyennant l’engagement écrit des avocats de ne pas révéler les renseignements ainsi divulgés » ; 3) « enjoignait à chaque [témoin] de reconnaître que l’ordonnance de confidentialité s’appliquait jusqu’à ce que le commissaire le libère des conditions de l’ordonnance ». En rendant les ordonnances de confidentialité, le sous-commissaire a également ordonné à l’avocat du demandeur de s’engager à ne pas révéler aux autres personnes qu’il représente les renseignements divulgués au cours du témoignage de son client.
[40] Fait intéressant, les motifs invoqués par le sous-commissaire pour justifier le prononcé des ordonnances de confidentialité ressemblent beaucoup à ceux qui ont été avancés dans le cas qui nous occupe. Dans le jugement Hartley, la juge Dawson les résume de la façon suivante (au paragraphe 138) :
a) Le commissaire a une obligation imposée par la loi d’assurer le caractère secret de ses enquêtes;
b) Le commissaire est tenu de protéger l’intégrité de ses enquêtes en encourageant les témoins à être francs. Afin d’encourager la franchise, le commissaire doit fournir un environnement qui assure le secret, de façon à empêcher que la preuve soit entachée d’un vice, consciemment ou non;
c) Les enquêtes continues du commissaire seraient compromises si les témoins étaient autorisés à communiquer à d’autres personnes, et notamment aux personnes qui pourraient être appelées à déposer dans les mêmes enquêtes, les questions posées et les réponses données au cours de l’enquête secrète menée par le commissaire,
d) Le commissaire doit songer aux effets possibles des rapports hiérarchiques des témoins. L’intégrité des enquêtes du commissaire pourrait être compromise si les témoins étaient représentés par des avocats qui représentent en même temps leurs supérieurs et leur employeur. Les employés de la Couronne peuvent se sentir embarrassés, réticents, intimidés ou assujettis à une entrave lorsqu’un représentant de leur employeur est présent pour entendre leur déposition. Ils peuvent craindre les critiques et les représailles, en particulier si leur avocat représente également la Couronne.
[41] Dans le cas qui nous occupe, les avocats du défendeur citent de nouveau abondamment les articles 35 et 36 et 62 à 65 de la Loi. Ces dispositions sont ainsi libellées :
35. (1) Les enquêtes menées sur les plaintes par le Commissaire à l’information sont secrètes.
(2) Au cours de l’enquête, les personnes suivantes doivent avoir la possibilité de présenter leurs observations au Commissaire à l’information, nul n’ayant toutefois le droit absolu d’être présent lorsqu’une autre personne présente des observations au Commissaire à l’information, ni d’en recevoir communication ou de faire des commentaires à leur sujet :
a) la personne qui a déposé la plainte;
b) le responsable de l’institution fédérale concernée;
c) un tiers, s’il est possible de le joindre sans difficultés, dans le cas où le Commissaire à l’information a l’intention de recommander, aux termes du paragraphe 37(1), la communication de tout ou partie d’un document qui contient ou est, selon lui, susceptible de contenir des secrets industriels du tiers, des renseignements visés aux alinéas 20(1)b) ou b.1) qui ont été fournis par le tiers ou des renseignements dont la communication risquerait, selon lui, d’entraîner pour le tiers les conséquences visées aux alinéas 20(1)c) ou d).
36. […]
(3) Sauf dans les cas de poursuites pour infraction à l’article 131 du Code criminel (parjure) se rapportant à une déclaration faite en vertu de la présente loi ou pour infraction à l’article 67, ou sauf dans les cas de recours en révision prévus par la présente loi devant la Cour ou les cas d’appel de la décision rendue par la Cour, les dépositions faites au cours de toute procédure prévue par la présente loi ou le fait de l’existence de telle procédure ne sont pas admissibles contre le déposant devant les tribunaux ni dans aucune autre procédure.
[…]
62. Sous réserve des autres dispositions de la présente loi, le Commissaire à l’information et les personnes agissant en son nom ou sous son autorité sont tenus au secret en ce qui concerne les renseignements dont ils prennent connaissance dans l’exercice des pouvoirs et fonctions que leur confère la présente loi.
63. (1) Le Commissaire à l’information peut divulguer, ou autoriser les personnes agissant en son nom ou sous son autorité à divulguer, les renseignements :
a) qui, à son avis, sont nécessaires pour :
(i) mener une enquête prévue par la présente loi,
(ii) motiver les conclusions et recommandations contenues dans les rapports et comptes rendus prévus par la présente loi;
b) dont la divulgation est nécessaire, soit dans le cadre des procédures intentées pour infraction à la présente loi ou pour une infraction à l’article 131 du Code criminel (parjure) se rapportant à une déclaration faite en vertu de la présente loi, soit lors d’un recours en révision prévu par la présente loi devant la Cour ou lors de l’appel de la décision rendue par celle-ci.
(2) Si, à son avis, il existe des éléments de preuve touchant la perpétration d’une infraction fédérale ou provinciale par un administrateur, un dirigeant ou un employé d’une institution fédérale, le Commissaire à l’information peut faire part au procureur général du Canada des renseignements qu’il détient à cet égard.
64. Lors des enquêtes prévues par la présente loi et dans la préparation des rapports au Parlement prévus aux articles 38 ou 39, le Commissaire à l’information et les personnes agissant en son nom ou sous son autorité ne peuvent divulguer et prennent toutes les précautions pour éviter que ne soient divulgués :
a) des renseignements qui, par leur nature, justifient, en vertu de la présente loi, un refus de communication totale ou partielle d’un document;
b) des renseignements faisant état de l’existence d’un document que le responsable d’une institution fédérale a refusé de communiquer sans indiquer s’il existait ou non.
65. En ce qui concerne les questions venues à leur connaissance dans l’exercice, au cours d’une enquête, des pouvoirs et fonctions qui leur sont conférés en vertu de la présente loi, le Commissaire à l’information et les personnes qui agissent en son nom ou sur son ordre n’ont qualité pour témoigner ou ne peuvent y être contraints que dans les procédures intentées pour infraction à la présente loi ou pour une infraction à l’article 131 du Code criminel (parjure) se rapportant à une déclaration faite en vertu de la présente loi, ou que lors d’un recours en révision prévu par la présente loi devant la Cour ou lors de l’appel de la décision rendue par celle-ci.
[42] Contrairement à ce que le commissaire prétend, ces dispositions ne l’habilitent pas à rendre des ordonnances de confidentialité. Ce n’est pas parce que les enquêtes qu’il mène sont secrètes qu’il s’ensuit que le commissaire ou ses délégués peuvent pour autant définir les droits et les obligations des témoins qui comparaissent devant eux. Les exigences en matière de confidentialité que la Loi lui impose ne sont rien de plus que le prix que le commissaire doit payer pour le droit d’accès étendu qui lui est conféré. La juge Dawson s’est penchée explicitement sur cet argument dans le jugement Hartley où elle déclare (aux paragraphes 149 à 151) :
La Loi n’impose pas expressément d’exigences en matière de confidentialité à des personnes autres que le commissaire et son personnel, probablement parce que les personnes au sein de l’administration qui ont accès à des renseignements confidentiels sont assujetties à un régime existant en ce qui concerne des renseignements confidentiels (comme le serment professionnel exigé en vertu de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique, L.R.C. (1985), ch. P-33, les obligations fiduciaires ou contractuelles et des lois telles que la Loi sur la protection de l’information, L.R.C. (1985), ch. O-5).
Autrement dit, le régime de confidentialité exigé par la Loi est un régime qui assure que les renseignements communiqués au commissaire continuent à être protégés de la même façon que s’ils n’étaient pas divulgués au commissaire. Conformément à ce régime, les exigences en matière de confidentialité sont uniquement imposées au commissaire.
Je crois que le législateur a manifesté cette intention à l’article 62 de la Loi : « Sous réserve des autres dispositions de la présente loi, le commissaire à l’information et les personnes agissant en son nom ou sous son autorité sont tenus au secret en ce qui concerne les renseignements dont ils prennent connaissance dans l’exercice des pouvoirs et fonctions que leur confère la présente loi ». L’obligation de confidentialité vise uniquement le commissaire et ses représentants. Le législateur aurait expressément pu édicter une disposition applicable aux témoins en matière de confidentialité, mais il ne l’a pas fait. [Souligné dans l’original.]
[43] De surcroît, la Cour d’appel fédérale a confirmé que l’article 35 de la Loi doit être rapproché de l’article 62 et que c’est sur le commissaire que repose l’obligation de confidentialité prévue à l’article 35. Ainsi que la Cour d’appel l’a fait observer, la raison pour laquelle il en est ainsi est simplement que l’on vise à favoriser une divulgation intégrale de la part du gouvernement au cours de l’enquête du commissaire. Cette interprétation de l’article 35 de la Loi ébranle le raisonnement du sous-commissaire suivant lequel l’article 35 peut servir de fondement au prononcé d’une ordonnance de confidentialité. Pareille ordonnance imposerait des obligations qui iraient au delà de celles qui sont inhérentes à l’article 35 de la Loi.
[44] Ceci étant dit, est-ce qu’il s’ensuit nécessairement que le commissaire n’a pas compétence pour prononcer une ordonnance de confidentialité? Pas nécessairement. La Loi confère au commissaire des pouvoirs discrétionnaires vastes et efficaces pour enquêter sur les plaintes dont il est saisi et pour établir la procédure à suivre dans l’exercice de ses pouvoirs et fonctions. En d’autres termes, le commissaire est maître de sa propre procédure :
34. Sous réserve des autres dispositions de la présente loi, le Commissaire à l’information peut établir la procédure à suivre dans l’exercice de ses pouvoirs et fonctions.
[45] Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que le commissaire est investi d’un vaste pouvoir discrétionnaire lorsqu’il s’agit de déterminer le déroulement de l’enquête. Pour permettre au commissaire de remplir son mandat, le législateur fédéral a conféré dans les termes les plus nets au commissaire des pouvoirs presque illimités. Compte tenu de l’objet de la Loi, du libellé de cet article et de la nécessité de donner à cette loi quasi-constitutionnelle une interprétation libérale fondée sur l’objet visé, je suis prêt à accepter (comme la juge Dawson l’a fait dans le jugement Hartley, au paragraphe 172) que l’article 34 de la Loi autorise le commissaire à prononcer des ordonnances de confidentialité qui visent tant les témoins que les avocats, sous réserve de certaines restrictions pour s’assurer de tenir compte des faits propres à chaque cas.
[46] Dans le contexte d’une ordonnance de confidentialité imposée à un avocat, une des contraintes dont le commissaire doit de toute évidence tenir compte lorsqu’il la libelle est le secret professionnel de l’avocat. L’importance du secret professionnel de l’avocat et la nécessité d’éviter qu’on y porte atteinte ont été reconnues à de nombreuses reprises par la Cour suprême du Canada, et les deux parties sont d’accord pour dire qu’il est essentiel de respecter ce privilège si l’on veut assurer l’efficacité de la justice. Dans l’arrêt Lavallee, Rackel & Heintz, précité, la juge Arbour a signalé que le privilège du secret professionnel de l’avocat doit demeurer aussi absolu que possible si l’on veut qu’il demeure utile et qu’il inspire confiance. L’énoncé le plus récent sur le secret professionnel de l’avocat a été formulé par la Cour suprême dans l’arrêt Goodis c. Ontario (Ministère des Services correctionnels), [2006] 2 R.C.S. 32, dans lequel, sous la plume du juge Rothstein, la Cour rappelle qu’on ne peut porter atteinte au secret professionnel de l’avocat que dans la mesure « absolument nécessaire » à la réalisation des fins recherchées par la loi habilitante.
[47] Ce privilège, qui a graduellement été élevé au rang de règle de droit fondamentale et substantielle, a été défini de la manière suivante par le juge Lamer [tel était alors son titre] dans l’arrêt Descôteaux, précité, à la page 875 :
1. La confidentialité des communications entre client et avocat peut être soulevée en toutes circonstances où ces communications seraient susceptibles d’être dévoilées sans le consentement du client;
2. À moins que la loi n’en dispose autrement, lorsque et dans la mesure où l’exercice légitime d’un droit porterait atteinte au droit d’un autre à la confidentialité de ses communications avec son avocat, le conflit qui en résulte doit être résolu en faveur de la protection de la confidentialité;
3. Lorsque la loi confère à quelqu’un le pouvoir de faire quelque chose qui, eu égard aux circonstances propres à l’espèce, pourrait avoir pour effet de porter atteinte à cette confidentialité, la décision de le faire et le choix des modalités d’exercice de ce pouvoir doivent être déterminés en regard d’un souci de n’y porter atteinte que dans la mesure absolument nécessaire à la réalisation des fins recherchées par la loi habilitante;
4. La loi qui en disposerait autrement dans les cas du deuxième paragraphe ainsi que la loi habilitante du paragraphe trois doivent être interprétées restrictivement.
[48] Peut-on dire, en l’espèce, qu’il est absolument nécessaire de porter atteinte au secret professionnel de l’avocat pour atteindre les objectifs visés par la loi? Ou, pour exprimer la question d’une autre manière, l’intérêt qu’a le public à limiter le privilège est-il plus grand que celui de protéger le privilège? Compte tenu des objectifs d’ordre public que le législateur fédéral visait en adoptant la Loi, j’estime qu’il faut répondre par l’affirmative à l’une et à l’autre de ces questions.
[49] Le paragraphe 2(1) énonce de la façon suivante l’objet de la Loi :
2. (1) La présente loi a pour objet d’élargir l’accès aux documents de l’administration fédérale en consacrant le principe du droit du public à leur communication, les exceptions indispensables à ce droit étant précises et limitées et les décisions quant à la communication étant susceptibles de recours indépendants du pouvoir exécutif.
[50] Dans l’arrêt Dagg c. Canada (Ministre des Finances), [1997] 2 R.C.S. 403, au paragraphe 61, le juge La Forest s’est exprimé comme suit :
La loi en matière d’accès à l’information a donc pour objet général de favoriser la démocratie, ce qu’elle fait de deux manières connexes. Elle aide à garantir, en premier lieu, que les citoyens possèdent l’information nécessaire pour participer utilement au processus démocratique, et, en second lieu, que les politiciens et bureaucrates demeurent comptables envers l’ensemble de la population.
[51] Le rôle que joue le commissaire en ce qui concerne l’atteinte de ces objectifs est capital. En tant que haut fonctionnaire du Parlement, le commissaire est chargé de recevoir les plaintes dont il est saisi en vertu du paragraphe 30(1) de la Loi, de faire enquête sur ces plaintes et de rendre compte des conclusions de son enquête au plaignant et au responsable de l’institution fédérale compétente, conformément à l’article 37 de la Loi. Le législateur a prévu que la décision finale du responsable de l’institution fédérale de refuser la communication des renseignements ne peut être prise qu’après que l’intéressé a eu la possibilité d’examiner les conclusions et recommandations du commissaire. La Cour d’appel fédérale souligne de la façon suivante l’importance que revêt l’enquête du commissaire (Canada (Commissaire à l’information) c. Canada (Ministre de la Défense nationale), [1999] A.C.F. no 522 (C.A.) (QL), au paragraphe 27) :
L’enquête que doit mener le Commissaire est la pierre angulaire du système d’accès à l’information. Elle représente une méthode informelle de résolution des conflits où l’institution fédérale se voit investie non pas d’un pouvoir décisionnel, mais bien d’un pouvoir de recommandation auprès de l’institution concernée. L’importance de cette enquête est soulignée par le fait qu’elle constitue un préalable à l’exercice du pouvoir de révision, selon que le prévoient les articles 41 et 42 de la Loi.
[52] Un des motifs invoqués pour justifier les ordonnances de confidentialité visant les avocats prononcées par le sous-commissaire est le risque de conflit d’intérêts découlant du fait que les avocats représentant les témoins représentent aussi à la fois le procureur général et le responsable de l’institution fédérale dont la décision fait l’objet d’une enquête. Comme l’enquête est secrète et qu’elle a lieu ex parte, le commissaire estimait qu’il était nécessaire de s’assurer que les témoins témoignent en toute franchise pour donner préséance à la relation individuelle avocat-client sur la relation avocat-client de Sa Majesté.
[53] L’avocat du demandeur rétorque qu’il n’y a absolument aucun fondement factuel ou probatoire pour établir l’existence ou même la probabilité d’un tel conflit d’intérêts dans les circonstances actuelles. L’avocat ajoute que la décision et les ordonnances reposent donc sur des spéculations et des hypothèses non vérifiées. La seule raison pour laquelle les personnes concernées ont été assignées à comparaître par le sous-commissaire s’expliquait par les activités qu’elles exerçaient pour le compte de Sa Majesté. Comme elles n’ont pas été interrogées à titre personnel mais bien à titre professionnel en leur qualité de préposés et d’employés de la Couronne, il ne peut y avoir dans le cas qui nous occupe de conflit d’intérêts entre ces personnes et Sa Majesté, si l’on suit l’argument du demandeur.
[54] Je dois avouer que je suis quelque peu troublé par cette assimilation automatique et nécessaire des intérêts de Sa Majesté à ceux de ses employés. En principe, je suis prêt à admettre qu’il est peu probable que l’opinion des employés au sujet de la communication d’un document diffère de celle de la haute direction du ministère en cause. Mais on ne peut écarter entièrement cette possibilité, d’autant plus que les employés assignés par le commissaire n’occupent pas les échelons les plus élevés au sein du ministère mais se trouvent plutôt aux niveaux inférieurs. Dans le même ordre d’idées, je peux aisément envisager des situations dans lesquelles il n’y aurait aucun conflit d’intérêts au départ mais où un tel conflit surgirait au fur et à mesure que l’interrogatoire se déroule et que l’enquête progresse. C’est dans ce genre de situation que les employés doivent avoir l’assurance qu’ils conserveront le contrôle de la divulgation de leur témoignage malgré le fait que leur avocat joue un double rôle.
[55] Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que la procédure d’enquête serait tout simplement impraticable et qu’elle serait gravement perturbée si le procureur général avait un droit de facto de participer à toutes les audiences simplement en offrant les services d’un avocat aux témoins contraints de témoigner. Une telle façon de faire irait de toute évidence à l’encontre de la volonté du législateur suivant laquelle les enquêtes doivent être secrètes, et de la décision du Commissaire qu’elle se déroule ex parte. Après tout, l’enquête menée par le commissaire est censée être indépendante du gouvernement.
[56] Dans le jugement Hartley, la juge Dawson a reconnu que le cumul de mandats par le même avocat constitue un facteur pertinent pour décider si l’ordonnance de confidentialité viole la Charte. Elle écrit (au paragraphe 204) :
Enfin, le fait que presque tous les acteurs de l’État étaient représentés par les mêmes avocats constitue un autre facteur contextuel, et ce, parce que les avocats qui représentent de nombreuses entités dans une affaire sont généralement obligés de partager des renseignements entre leurs clients. Dans la mesure où certains témoins sont représentés par des avocats du ministère de la Justice, les préposés de la Couronne sont généralement tenus de renoncer, en faveur de la Couronne, au secret professionnel de l’avocat.
[57] Contrairement à ce que le demandeur allègue, la juge Dawson n’a pas rejeté l’argument de l’« employeur présent dans la salle », mais a simplement estimé que cet argument n’était pas suffisant pour justifier la durée illimitée des ordonnances de confidentialité en litige dans cette affaire. Cette décision va dans le même sens que celle déjà rendue dans le même dossier par laquelle notre Cour avait rejeté la requête présentée par le commissaire en vue de forcer l’avocat à cesser d’occuper. Le commissaire avait demandé que les avocats qui représentaient le procureur général et les personnes physiques demanderesses se retirent du dossier parce que ces personnes étaient représentées par les mêmes avocats. Dans cette affaire, c’était surtout en raison des garanties données par les ordonnances de confidentialité visant les avocats et des engagements parallèles de confidentialité donnés par les avocats que le juge McKeown avait décidé que les avocats du procureur général et des personnes physiques demanderesses pouvaient continuer à occuper pour leurs clients, malgré le fait qu’ils cumulaient plusieurs mandats : Canada (Procureur général) c. Canada (Commissaire à l’information), [2002] 3 C.F. 630 (1re inst.), aux paragraphes 20, 26 et 32.
[58] Ainsi qu’il ressort également de cette même décision, il y a lieu de prononcer une ordonnance de confidentialité lorsque l’avocat représente plusieurs parties, compte tenu du paragraphe 2.04(6) du Code de déontologie du Barreau du Haut-Canada, qui prévoit qu’à défaut d’ordonnance de confidentialité, lorsque des clients confèrent un mandat conjoint à un avocat, aucun des renseignements communiqués à ce dernier ne saurait être tenu pour confidentiel à l’égard des autres parties qu’il représente.
[59] Si cela ne suffisait pas, et pour dissiper toute ambiguïté qui pourrait subsister, la Politique sur l’indemnisation des fonctionnaires de l’État et la prestation de services juridiques à ces derniers du Conseil du Trésor du Canada évoque expressément la possibilité d’obliger les fonctionnaires de l’État représentés par un procureur de la Couronne à renoncer au secret professionnel de l’avocat en faveur de Sa Majesté. Cette politique reconnaît expressément le risque de conflits d’intérêts pouvant exister entre les fonctionnaires de l’État et le procureur général et prévoit que c’est la loyauté des avocats envers Sa Majesté qui doit l’emporter.
[60] Vu tout ce qui précède, je suis porté à penser qu’il était parfaitement légitime de la part du commissaire de prononcer les ordonnances de confidentialité contestées. Si l’on veut respecter l’esprit de la Loi et s’assurer que les enquêtes du commissaire soient transparentes et qu’elles garantissent l’obligation de rendre des comptes en ce qui concerne la gestion des renseignements recueillis et générés par l’administration, la relation avocat-client qui existe entre l’employé et son avocat doit avoir préséance sur la relation avocat-client qui existe entre l’avocat et Sa Majesté et entre l’avocat et les autres employés. L’employé qui témoigne devant le commissaire doit avoir le dernier mot en ce qui concerne les personnes qui auront accès à ce qu’il a dit. Il peut décider de renoncer au privilège du secret, mais c’est à lui, et non au gouvernement, qu’il appartient de prendre cette décision.
[61] Pour tous les motifs que je viens d’exposer, je conclus que les ordonnances contestées ne violent pas plus le secret professionnel de l’avocat de Sa Majesté que nécessaire et j’estime qu’elles sont parfaitement compatibles avec les objets de la Loi. Si, comme le demandeur l’affirme, il n’y a pas de conflit d’intérêts, l’employé peut toujours renoncer à son privilège. Cette exigence est un prix peu élevé à payer pour s’assurer que l’employé est parfaitement protégé et que son témoignage sera aussi franc et transparent que possible.
e) La décision (avocats) et les ordonnances (avocats) violent-elles la Charte?
[62] Je ne crois pas qu’on puisse sérieusement contester que l’ordonnance émanant d’un fonctionnaire qui exerce des pouvoirs qui lui sont conférés par la loi tombe sous le coup de la Charte. De même, il est indéniable qu’une telle ordonnance restreint la liberté d’expression garantie par l’alinéa 2b) de la Charte dans la mesure où elle empêche les avocats qui comparaissent pour le compte des témoins devant le commissaire de divulguer [traduction] « les questions posées, les réponses données et les pièces utilisées » au cours du témoignage de leurs clients. La seule véritable question qui se pose est celle de savoir si cette restriction peut se justifier en vertu de l’article premier de la Charte.
[63] Les tribunaux répugnent, en principe, à entreprendre une analyse fondée sur la Charte faute de preuves suffisantes. Contrairement à la situation qui existait dans l’affaire Hartley, les parties dans la présente instance ont déposé très peu d’éléments de preuve. Notre Cour ne dispose, par exemple, d’aucun élément au sujet de l’enquête à l’origine des ordonnances et de la décision du sous-commissaire, et on n’a soumis à notre Cour aucun renseignement général sur la façon dont les avocats du ministère de la Justice représentaient les témoins et à quelles conditions. C’est donc en tenant compte de ces réserves que je passe maintenant à l’évaluation du caractère raisonnable de la limite imposée à la liberté d’expression par les ordonnances et la décision prononcées par le sous-commissaire.
[64] Dans le jugement Hartley, la juge Dawson a mentionné un certain nombre de facteurs contextuels pertinents avant de se prononcer sur la conformité des ordonnances de confidentialité avec l’article premier de la Charte. J’estime que bon nombre de ces facteurs sont également applicables ici, et j’adopte donc les suivants (aux paragraphes 194 à 196, 200 et 204) :
Premièrement, l’enquête est menée de façon à renforcer le droit quasi constitutionnel d’accès dont l’objet est de faciliter la démocratie.
Deuxièmement, l’enquête menée par le commissaire doit être indépendante du gouvernement.
Troisièmement, l’enquête doit être secrète.
[…]
Le cinquième facteur contextuel se rapporte au fait que, dans certains cas, les membres d’un ministère ont pris des mesures en vue de faire obstacle au droit d’accès prévu par la Loi […]
[…]
Enfin, le fait que presque tous les acteurs de l’État étaient représentés par les mêmes avocats constitue un autre facteur contextuel, et ce, parce que les avocats qui représentent de nombreuses entités dans une affaire sont généralement obligés de partager des renseignements entre leurs clients. Dans la mesure où certains témoins sont représentés par des avocats du ministère de la Justice, les préposés de la Couronne sont généralement tenus de renoncer, en faveur de la Couronne, au secret professionnel de l’avocat.
[65] J’ajouterais seulement que les témoins visés par l’enquête sous-jacente à la présente demande de contrôle judiciaire n’étaient pas des hauts fonctionnaires ou des membres du personnel exonérés comme le chef d’état-major du premier ministre, mais quatre fonctionnaires de l’État qui ont agi à un titre ou à un autre pour ce qui est de la première demande présentée en vertu de la Loi.
[66] Tenant compte des facteurs contextuels qui, selon elle, sont pertinents dans le cas d’une analyse fondée sur l’article premier, la juge Dawson a conclu sans hésiter que l’objectif visé par l’ordonnance de confidentialité en jeu dans l’affaire Hartley (c.-à-d. protéger l’intégrité des enquêtes et s’assurer que des renseignements confidentiels ne soient pas irrégulièrement divulgués) se rapportait à des préoccupations urgentes et réelles au sein d’une société libre et démocratique. Elle était en conséquence prête à accepter que les objectifs revêtaient une importance suffisante pour justifier de restreindre la liberté d’expression.
[67] Elle s’est par ailleurs également dite convaincue qu’on avait franchi avec succès la première étape à suivre pour vérifier si la mesure était proportionnelle à l’objectif poursuivi. Je reconnais qu’en l’espèce, l’ordonnance de confidentialité visait les témoins eux-mêmes et qu’elle ne touchait qu’indirectement les avocats, dans la mesure où les témoins étaient autorisés à révéler à leurs quatre avocats des renseignements divulgués au cours de leur témoignage confidentiel, une fois que chacun des avocats en question s’était engagé par écrit à ne pas révéler à qui que ce soit les renseignements divulgués au cours du témoignage confidentiel de chacun des demandeurs. Je conclus néanmoins que les motifs invoqués par la juge Dawson pour conclure à l’existence d’un lien rationnel entre l’imposition d’une ordonnance de confidentialité et la protection de l’intégrité des enquêtes et de la confidentialité des renseignements qui pourraient par ailleurs ne pas être protégés s’appliquent au cas qui nous occupe. Voici ce qu’elle a dit à cet égard (aux paragraphes 211 et 212) :
Les motifs fournis par le représentant du commissaire jettent la lumière sur la façon dont on considère que les ordonnances fonctionnent en vue de protéger l’intégrité des enquêtes. Premièrement, si les témoins pouvaient communiquer les questions posées et les réponses données lorsqu’ils ont été interrogés par le représentant du commissaire, il serait plus difficile pour celui-ci d’obtenir d’un témoin son propre compte rendu indépendant des événements. Deuxièmement, les ordonnances visent à assurer qu’un témoin puisse parler en toute liberté sans craindre de répercussions sur le plan professionnel. Troisièmement, il est soutenu que l’imposition automatique d’une ordonnance de confidentialité empêche le témoin qui est lié par une telle ordonnance d’être stigmatisé. Le commissaire affirme que si le témoin demandait une ordonnance de confidentialité, la chose pourrait bien éveiller des soupçons.
En ce qui concerne la protection de la confidentialité des renseignements de l’administration, il est affirmé que les ordonnances de confidentialité montrent que le commissaire est tenu de prendre toutes les précautions raisonnables pour éviter la divulgation de renseignements visés par une exception. Les ordonnances permettent également la divulgation d’une partie de la preuve d’un témoin à un autre témoin aux fins de l’avancement de l’enquête.
[68] Après avoir conclu qu’elle satisfaisait au critère du lien rationnel, la juge Dawson a néanmoins annulé l’ordonnance de confidentialité au motif qu’elle ne portait pas le moins possible atteinte à la liberté d’expression des témoins. Après avoir fait remarquer qu’il est toujours plus difficile de justifier l’interdiction totale d’une forme d’expression que l’interdiction partielle et qu’il faut restreindre le plus possible les ordonnances de confidentialité, la juge Dawson s’est dite d’avis que le délégué du commissaire n’avait pas justifié la portée de son ordonnance. Une lecture attentive de ses motifs démontre que la durée illimitée de l’ordonnance de confidentialité était un des facteurs clés de sa conclusion que l’ordonnance avait une portée trop large et était injustifiée.
[69] Dans le cas qui nous occupe, les ordonnances de confidentialité et la décision ont une portée moins large. Premièrement, leur champ d’application est quelque peu limité, car les restrictions imposées se rapportent uniquement aux [traduction] « questions posées, aux réponses données et aux pièces utilisées ». Mais surtout, les témoins sont libres en tout temps d’autoriser leur avocat à divulguer les renseignements en cause. Par conséquent, les ordonnances de confidentialité ne peuvent être assimilées à un « régime général qui empêche une personne de communiquer pour toujours tous les renseignements se rapportant à son témoignage et à sa comparution devant le commissaire » (Hartley, au paragraphe 154 [souligné dans l’original]).
[70] Je suis disposé à accepter que d’autres facteurs, hormis celui de la durée, ont conduit la juge Dawson à conclure que les ordonnances avaient une portée trop large. Elle a mentionné, par exemple, l’absence d’éléments de preuve démontrant que la preuve d’un témoin était viciée, le fait que les témoins faisant l’objet d’une ordonnance de confidentialité seraient stigmatisés, que la façon dont les procédures étaient menées, le rôle que les avocats étaient autorisés à avoir, la nature des objections soulevées par les avocats et les décisions rendues en réponse à pareilles objections porteraient atteinte à l’intégrité des enquêtes. Elle a également fait remarquer que le rang occupé au sein de la hiérarchie par au moins une partie des témoins faisait en sorte qu’il était pratiquement impossible de présumer qu’ils pouvaient être assujettis à de la coercition.
[71] Cependant, encore une fois, bon nombre de ces considérations ne s’appliquent pas avec la même force dans le cas qui nous occupe. Non seulement la décision et les ordonnances en cause en l’espèce sont-elles beaucoup moins absolues que dans l’affaire Hartley, mais elles visent aussi à protéger des fonctionnaires publics d’un rang bien moins élevé. Bien qu’il n’y ait pas de preuves tangibles tendant à démontrer que les intérêts de ces fonctionnaires divergent de ceux du gouvernement ou qu’ils pourraient se sentir contraints de se plier à la position déclarée de leur ministère, je ne crois pas qu’il faille un trop grand effort de logique pour admettre qu’ils seraient plus vulnérables et moins enclins à être tout à fait transparents s’ils n’étaient pas protégés contre la divulgation de leur témoignage à leur employeur par le biais de leurs avocats.
[72] Il est révélateur, et même troublant, de constater que, même si les témoins sont les principaux bénéficiaires de la protection accordée par le secret professionnel de l’avocat, aucun de ces témoins n’est partie à la demande. Dans le même ordre d’idées, le fait que le demandeur se plaigne que les avocats n’aient pas le loisir de décider unilatéralement de divulguer les renseignements qu’ils ont obtenus exclusivement en leur qualité d’avocats des témoins, comme s’ils n’étaient pas tenus envers leurs clients aux mêmes obligations de loyauté et de confidentialité que tout autre avocat, montre bien qu’il y a lieu de protéger les droits des personnes physiques qui témoignent.
[73] En fin de compte, le sous-commissaire a choisi de protéger le secret professionnel qui lie le témoin à son avocat et de le faire primer sur le privilège existant entre l’avocat et le procureur général. D’ailleurs, les avocats n’ont comparu avec les témoins devant le commissaire qu’après avoir bien précisé qu’ils ne comparaissaient qu’en qualité d’avocats-conseils des témoins en question, et non en tant qu’avocats-conseils de qui que ce soit d’autre et plus particulièrement du procureur général. Vu la portée limitée des ordonnances et de la décision et vu la possibilité offerte aux témoins de renoncer au privilège et d’autoriser en tout temps leur avocat à divulguer les renseignements en litige, je suis d’avis que les ordonnances en question satisfont au critère de l’atteinte minimale et que la limite imposée à la liberté d’expression est par conséquent justifiée en vertu de l’article premier de la Charte.
[74] Plus particulièrement, je suis d’accord avec les avocats du défendeur pour dire que les ordonnances et la décision visant les avocats ne vont pas plus loin que ce qui est nécessaire pour : 1) favoriser la recherche de la vérité à laquelle visent les enquêtes du commissaire, laquelle enquête est menée de façon à renforcer le droit quasi constitutionnel d’accès; 2) maintenir l’intégrité de l’enquête; 3) s’assurer que le témoignage d’une personne n’est pas vicié du fait que celle-ci connaît la preuve présentée par un autre témoin; 4) préserver le caractère ex parte de l’enquête, laquelle doit être indépendante du gouvernement, selon la volonté clairement exprimée par le législateur dans la Loi; 5) tenir compte du caractère unique des multiples mandats exercés par les avocats du ministère de la Justice; 6) préserver le caractère privé de l’enquête et assurer la protection de tout renseignement confidentiel précis.
[75] Pour tous les motifs qui viennent d’être exposés, la présente demande de contrôle judiciaire est par conséquent rejetée avec dépens.
ORDONNANCE
LA COUR REJETTE avec dépens la présente demande de contrôle judiciaire.