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T-685-06

2008 CF 31

Ahmad Qasem (demandeur)

c.

Le ministre du Revenu national (défendeur)

Répertorié: Qasem c. M.R.N. (C.F.)

Cour fédérale, juge O’Reilly —Toronto, 9 octobre 2007; Ottawa, 10 janvier 2008.

Douanes et Accise —  Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes —  Contrôle judiciaire de la décision par laquelle le représentant du ministre a confirmé la confiscation d’une somme d’argent saisie du demandeur parce que l’agent soupçonnait que cet argent constituait un produit de la criminalité en vertu de l’art. 18(2) de la Loi —  La demande de révision soumise au ministre impose au demandeur un fardeau de présentation d’éléments de preuve, pas la norme de preuve en vigueur au pénal qui découle de la loi, soit la preuve hors de tout doute raisonnable —  Le représentant du ministre a donc commis une erreur lorsqu’il a appliqué une forme stricte de la norme hors de tout doute raisonnable applicable au criminel, obligeant le demandeur à faire plus que présenter une preuve dissipant un soupçon raisonnable selon lequel l’argent provenait d’un crime —  Demande accueillie.

Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle le représentant du ministre a confirmé la confiscation d’une somme d’argent de plus de 100 000 $ saisie du demandeur parce que l’agent soupçonnait que cet argent constituait un produit de la criminalité en vertu du paragraphe 18(2) de la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes. L’argent a été confisqué après que le demandeur a omis de déclarer qu’il transportait plus de 10 000 $ avant d’embarquer à bord d’un vol qui quittait le pays, en contravention à l’article 12 de la Loi. Le représentant du ministre a invoqué un rapport de l’arbitre qui disposait que le demandeur n’avait pas rapporté « une preuve suffisamment crédible, fiable et indépendante pour établir qu’il n’y [avait] aucune autre explication raisonnable possible ».

Jugement : la demande doit être accueillie.

Bien que la Cour fédérale ait déclaré dans l’affaire Sellathurai c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) que le demandeur qui souhaite dissiper un soupçon fondé sur l’existence de motifs raisonnables doit produire une preuve qui établit hors de tout doute raisonnable qu’il n’existe aucun motif raisonnable de soupçonner, l’application pratique de cette approche a soulevé certaines préoccupations. La demande de révision soumise au ministre crée un fardeau de présentation d’éléments de preuve qui incombe au demandeur, pas un fardeau qui découle de la loi et qui est fondé sur la norme de preuve en vigueur au pénal, soit la preuve hors de tout doute raisonnable. Il est important de faire la part des choses. C’est à l’agent qui cherche à faire confisquer l’argent saisi que la Loi impose le fardeau de la preuve. L’accent mis sur la norme de preuve en vigueur au pénal peut détourner l’attention du représentant du ministre de la décision qu’il doit réellement prendre, c’est-à-dire décider s’il existe un soupçon raisonnable selon lequel l’argent est le fruit d’activités criminelles. Le représentant doit évaluer la preuve dans son ensemble, autant la preuve étayant le soupçon que l’argent provient du crime que la preuve produite par l’intéressé tendant à établir l’origine légitime de l’argent.

En l’espèce, le représentant du ministre a appliqué une forme particulièrement stricte de la norme hors de tout doute raisonnable applicable au criminel. Cette approche a eu pour effet d’imposer au demandeur une norme trop exigeante. Il était exigé du demandeur qu’il prouve que son explication quant à l’origine de l’argent soit la seule possible et lui imposait un fardeau qui l’obligeait à faire plus que présenter une preuve dissipant un soupçon raisonnable selon lequel l’argent provenait d’un crime. Rien dans la Loi ou la jurisprudence ne justifie une telle exigence.

lois et règlements cités

Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes, L.C. 2000, ch. 17, art. 12(1) (mod. par L.C. 2001, ch. 41, art. 54), 18(1), (2) (mod., idem, art. 134), 25 (mod., idem, art. 61), 29 (mod. par L.C. 2006, ch. 12, art. 15).

jurisprudence citée

décision non suivie :

Sellathurai c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 208.

décisions citées :

Dag c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 427; Ondre c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 454; Hamam c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 691; Yusufov c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 453; Majeed c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 1082; R. c. Lifchus, [1997] 3 R.C.S. 320; R. c. Cooper, [1978] 1 R.C.S. 860.

doctrine citée

Ferguson, Gerry et al. Canadian Criminal Jury Instructions: CRIMJI, 4e éd., vol. 1. Vancouver : Continuing Legal Education Society of British Columbia, 2005.

Watt, David. Ontario Specimen Jury Instructions (Criminal). Toronto: Thomson Carswell, 2003.

DEMANDE de contrôle judiciaire de la décision par laquelle le représentant du ministre a confirmé la confiscation d’une somme d’argent saisie en vertu de la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes parce que l’agent soupçonnait que cet argent constituait un produit de la criminalité. Demande accueillie.

ont comparu :

Ahmad N. Baksh pour le demandeur.

Marie A. Crowley pour le défendeur.

avocats inscrits au dossier :

Ahmad Baksh, Toronto, pour le demandeur.

Le sous-procureur général du Canada pour le défendeur.

Ce qui suit est la version française des motifs du jugement et du jugement rendus par

[1]Le juge O’Reilly : En 2003, M. Ahmad Qasem s’est présenté à l’Aéroport international Pearson pour embarquer à bord d’un vol à destination d’Amsterdam, dans le but de se rendre à Amman, en Jordanie. Sur la passerelle d’embarquement, alors qu’il allait monter à bord de l’avion, il a été interpellé par un inspecteur, qui était assisté d’un chien entraîné à détecter les billets de banque. Un agent des douanes a posé à M. Qasem une série de questions et, finalement l’on s’est rendu compte que M. Qasem possédait plus de 100 000 $ en espèces dans ses poches et dans son bagage à main. M. Qasem n’avait pas déclaré qu’il exportait du Canada une grosse somme d’argent en espèces, comme il était tenu de le faire aux termes du paragraphe 12(1) [mod. par L.C. 2001, ch. 41, art. 54] de la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes, L.C. 2000, ch. 17 (voir l’annexe ci‑jointe pour les dispositions pertinentes de la Loi). En conséquence, son argent a été saisi car l’on soupçonnait qu’il s’agissait d’un produit de la criminalité. M. Qasem a demandé au ministre du Revenu national de revoir cette décision. Le représentant du ministre a confirmé que l’argent devait être confisqué. M. Qasem soutient que le représentant a commis une erreur et me demande d’annuler sa décision.

[2]Je conviens que le représentant du ministre a commis une erreur et je dois donc accueillir la présente demande de contrôle judiciaire.

I. Les questions en litige

1. Le représentant a‑t‑il commis une erreur en imposant à M. Qasem un fardeau de la preuve trop lourd et une norme de preuve trop exigeante?

2. La décision du représentant était‑elle raisonnable?

[3]Compte tenu de la conclusion que j’ai tirée quant à la première question, je choisis de ne pas répondre à la seconde.

II. Analyse

Le représentant a‑t‑il commis une erreur en imposant à M. Qasem un fardeau de la preuve trop lourd et une norme de preuve trop exigeante?

1. Les faits

[4]L’agent des douanes a demandé à M. Qasem s’il parlait anglais. Celui‑ci a répondu : [traduction] « Pas très bien ». L’agent lui a ensuite demandé s’il avait plus de 10 000 $ sur lui. L’agent a montré de l’argent à M. Qasem pour l’aider à comprendre ce qu’on lui demandait. M. Qasem a répondu qu’il avait 5 000 $. L’agent a demandé à voir l’argent. M. Qasem a sorti de la poche avant de son pantalon une liasse de billets dont la valeur, selon ce que croyait l’agent, dépassait 5 000 $. L’agent a emmené M. Qasem ailleurs dans l’aéroport pour que l’argent soit compté. La liasse de billets comptait 10 000 $. On a alors demandé à M. Qasem s’il avait d’autres espèces sur lui. Il a répondu par la négative. L’agent lui a alors demandé de vider une autre poche. M. Qasem en a sorti une autre liasse de billets valant 10 000 $. L’agent lui a demandé s’il lui en restait. Il a répondu par la négative. L’agent a demandé à M. Qasem de vider la poche de sa chemise, d’où ce dernier a sorti une autre liasse de billets contenant à la fois des dollars canadiens et des dollars américains. L’agent a ensuite examiné le bagage à main de M. Qasem, ce qui lui a permis de trouver neuf liasses de billets retenus ensemble par des élastiques. L’agent a escorté M. Qasem jusque dans une salle de fouille où l’argent a pu être compté. Un agent parlant l’arabe les a accompagnés pour servir d’interprète.

[5]Le montant des espèces, après qu’elles eurent été comptées, s’élevait à 100 200 $.

[6]À la demande de M. Qasem, l’agent a communiqué avec le fils de M. Qasem, qui a expliqué que l’argent devait servir à acheter un terrain en Cisjordanie (et non en Jordanie). Il était nécessaire de transporter des espèces, car il n’y a pas de banque dans la région. Les transactions en espèces sont choses courantes là‑bas.

[7]Parce que M. Qasem ne s’était pas conformé au paragraphe 12(1) de la Loi en ne déclarant pas qu’il transportait un tel montant d’argent, et parce que l’agent soupçonnait que cet argent constituait un produit de la criminalité, l’argent a été saisi et confisqué en vertu des paragraphes 18(1) et (2) [mod. par L.C. 2001, ch. 41, art. 134] de la Loi.

[8]Dans son rapport écrit, l’agent a signalé les faits suivants à l’appui de sa décision :

· un montant d’argent important était en cause;

· M. Qasem a d’abord nié l’avoir en sa possession;

· l’argent n’appartenait pas à M. Qasem;

· M. Qasem n’avait aucun revenu personnel;

· M. Qasem ne possédait aucun document confirmant que l’argent avait été acquis légitimement ou à quoi il devait servir;

· M. Qasem ne possédait aucun document de voyage prouvant que sa destination finale était la Cisjordanie;

· les billets étaient retenus par des élastiques, ce qui est une pratique utilisée dans le blanchiment d’argent;

· M. Qasem possédait des dépôts bancaires pour l’Islamic International Arab Bank;

· M. Qasem possédait plusieurs ensembles de pièces d’identité;

· Les deux passeports de M. Qasem (un passeport canadien et un passeport palestinien) comportaient des dates de naissance différentes et son nom était orthographié différemment.

[9]M. Qasem a demandé au ministre de réviser la décision de l’agent. Il a été invité à produire d’autres éléments de preuve, ce qu’il a fait. Le fils de M. Qasem a expliqué que 98 000 $ provenaient du remboursement d’un prêt qu’il avait fait à l’entreprise familiale. Il a produit les relevés du compte de l’entreprise montrant les transactions qui, selon ce qu’il prétend, ont servi à rembourser le prêt. On lui a demandé de présenter d’autres documents justificatifs, mais il n’a pu produire qu’une copie du contrat de prêt.

[10]Les agents d’immigration ont également présenté d’autres éléments de preuve au représentant du ministre. Plus précisément, les agents ont exposé les techniques utilisées par les blanchisseurs d’argent pour mettre des billets de banque en liasse, qui diffèrent des pratiques des établissements financiers légitimes. En outre, ils ont émis des doutes quant au fait que des dollars canadiens puissent être utilisés pour l’achat de biens dans un pays étranger.

[11]Le représentant du ministre a confirmé que M. Qasem avait contrevenu au paragraphe 12(1) de la Loi en ne déclarant pas qu’il était en possession de plus de 10 000 $ en espèces. Par conséquent, l’argent qu’il transportait avait été légalement saisi en vertu du paragraphe 18(1) de la Loi. Le représentant a ensuite expliqué que l’argent demeurerait confisqué à titre de produit de la criminalité présumé parce que :

· le montant (100 200 $) constituait une somme très importante à emporter dans un autre pays, compte tenu des risques de vol ou de perte;

· M. Qasem n’avait pas produit de preuves suffisantes confirmant son affirmation selon laquelle l’argent constituait le produit de la vente d’une entreprise.

[12]Le représentant disposait également de l’avis d’un arbitre, qui avait examiné l’ensemble de la preuve et qui avait formulé une recommandation à la suite de son examen. Les motifs de l’arbitre sont considérés comme faisant partie de la décision du représentant (Dag c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 427). Le passage suivant constitue un élément clé de l’analyse de l’arbitre :

[traduction] Lorsqu’il y a omission de déclarer, le demandeur doit établir au moyen de preuves fiables que les motifs à l’origine du soupçon sont sans fondement, c’est‑à‑dire que le soupçon selon lequel il s’agit d’un produit de la criminalité n’a pas lieu d’être. Je suis d’avis que le demandeur n’a pas fourni suffisamment de précisions et n’a pas rapporté une preuve suffisamment crédible, fiable et indépendante pour établir qu’il n’y a aucune autre explication raisonnable possible. [Non souligné dans l’original.]

[13]Le représentant a autorisé que 5 000 $ soient rendus à M. Qasem, car il s’agissait de la somme qu’il avait initialement déclarée à l’agent. Le reste a été confisqué.

2. Le fardeau de la preuve et norme de preuve

[14]Le représentant du ministre doit décider si la preuve révèle des motifs raisonnables de soupçonner que l’argent en question est un produit de la criminalité : Sellathurai c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 208. À toutes fins pratiques, le représentant doit alors décider s’il existe une preuve fiable et objective à l’appui du soupçon.

[15]M. Qasem soutient que le délégué lui a imposé un fardeau de la preuve ou une norme de preuve dont il était en fait impossible de s’acquitter et qui n’étaient pas justifiés aux termes de la loi applicable. La décision de principe à cet égard est la décision Sellathurai, précitée. Dans celle‑ci, la juge Sandra Simpson a fait les observations suivantes, aux paragraphes 72 et 73 :

En ce qui concerne la charge de preuve qui incombe à un demandeur qui souhaite dissiper un soupçon fondé sur l’existence de motifs raisonnables, je suis d’avis que ce demandeur doit produire une preuve qui établit hors de tout doute raisonnable qu’il n’existe aucun motif raisonnable de soupçonner. Ce n’est que dans de telles circonstances que la preuve pourra faire disparaître un soupçon raisonnable.

Je suis arrivée à cette conclusion parce que, si un représentant du ministre était convaincu selon la prépondérance des probabilités seulement qu’il n’y a aucun motif raisonnable de soupçonner, il pourrait quand même soupçonner que les espèces confisquées sont des produits de la criminalité. La norme de preuve civile n’efface pas tout doute raisonnable de l’esprit et, si un doute raisonnable existe, le soupçon subsiste.

[16]Cette approche a été suivie dans de nombreuses autres décisions de la Cour fédérale : Ondre c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 454; Hamam c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 691; Yusufov c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 453; Majeed c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 1082.

[17]J’accepte la logique et la symétrie de l’approche énoncée par la juge Simpson : un soupçon raisonnable selon lequel l’argent constitue un produit de la criminalité ne peut être dissipé que par une preuve suffisamment convaincante pour établir hors de tout doute raisonnable la licéité de l’origine de l’argent. Cependant, je nourris certaines réserves quant à l’application pratique de cette approche, tant en général que dans l’affaire dont je suis saisi.

[18]En premier lieu, je crois qu’il serait erroné de soutenir que, en vertu de la loi, le saisi a le fardeau de prouver hors de tout doute raisonnable que l’argent n’est pas le fruit d’une activité criminelle. Si je comprends bien l’esprit de la Loi, le saisi peut simplement demander au ministre de réviser la décision rendue par l’agent des douanes sur les questions relatives au non‑respect de la Loi et à ce qu’on a décidé de faire avec l’argent saisi (articles 25 [mod. par L.C. 2001, ch. 41, art. 61] et 29 [mod. par L.C. 2006, ch. 12, art. 15]). La révision constitue une nouvelle évaluation de la preuve. La demande de révision en soi ne crée pas un fardeau qui serait déterminé par la loi et n’impose certainement pas la norme de preuve en vigueur au pénal, qui est la preuve hors de tout doute raisonnable. Concrètement, bien sûr, si l’intéressé ne parvient pas à rassembler une preuve suffisante pour réfuter le soupçon raisonnable, il ne réussira pas à convaincre le représentant de rendre l’argent saisi. Mais il s’agit là d’un fardeau de présentation d’éléments de preuve, et non d’un fardeau de la preuve qui découle de la loi; il est important de faire la part des choses. Si la partie ne parvient pas à s’acquitter du fardeau de la preuve que la loi lui impose, le décideur, en droit, est tenu de se prononcer contre elle. Si la partie ne s’acquitte pas de son fardeau de présentation de la preuve, elle prend tout simplement le risque que le décideur se prononce contre elle.

[19]En fait, selon moi, c’est à l’agent qui cherche à faire confisquer l’argent saisi que la Loi impose le fardeau de la preuve. Selon le paragraphe 18(2), l’agent a l’obligation de restituer l’argent saisi, déduction faite d’une pénalité, sauf s’il soupçonne, pour des motifs raisonnables, qu’il s’agit d’un produit de la criminalité. Cette disposition crée une présomption voulant que la plupart de l’argent soit normalement restitué au saisi à moins qu’il n’existe un motif raisonnable de soupçonner que l’argent est le fruit d’activités criminelles. Cela donne à entendre que, pour justifier la saisie, l’agent doit prouver l’existence de ces motifs raisonnables. Il semble que le même fardeau de la preuve et la même norme de preuve incomberaient également au représentant du ministre dans le cadre de la procédure devant lui (conformément aux articles 25 et 29).

[20]En deuxième lieu, je crois que l’accent mis sur ce fardeau de présentation d’éléments de preuve peut détourner l’attention du représentant de la décision qu’il doit réellement prendre, c’est‑à‑dire décider s’il existe une preuve fiable et objective étayant le soupçon selon lequel l’argent est le fruit d’activités criminelles. Si le représentant insiste trop sur la preuve présentée par l’intéressé et l’évalue à l’aune de la « preuve hors de tout doute raisonnable », il risque de perdre de vue la véritable question en litige. En fait, un doute raisonnable concernant l’origine de l’argent peut ne pas équivaloir à un soupçon raisonnable que l’argent provient du crime. Le représentant doit évaluer la preuve dans son ensemble, autant la preuve étayant le soupçon que l’argent provient du crime que la preuve produite par l’intéressé tendant à établir l’origine légitime de l’argent. La Loi prescrit une norme peu élevée pour la saisie d’un montant d’argent possiblement très important qui constitue peut‑être les économies de toute une vie. La norme de preuve pour ces saisies (« motifs raisonnables de soupçonner ») est encore moins exigeante que celle applicable aux fouilles visant à relever les éléments de preuve d’un crime (« motifs raisonnables de croire »). Bien que je reconnaisse et respecte l’intention du législateur et l’objet général de la Loi, je ne vois aucune raison d’en rendre l’application plus dure qu’elle ne l’est déjà, en imposant une norme de preuve excessive au saisi.

[21]En troisième lieu, il n’est pas particulièrement utile en l’espèce de s’appuyer sur la langue du droit pénal. Il est bien connu que la norme de la « preuve hors de tout doute raisonnable » est difficile à définir et à expliquer, comme l’a affirmé plus d’une fois la Cour suprême du Canada (voir, par exemple l’arrêt, R. c. Lifchus, [1997] 3 R.C.S. 320). Par conséquent, la Cour suprême a instamment invité le juge qui préside le procès pénal devant jury à faire particulièrement attention quand il lui explique la signification de « preuve hors de tout doute raisonnable » afin de réduire les possibilités de déclarations de culpabilité injustifiées. Je ne suis pas convaincu qu’il soit utile à ceux qui doivent prendre des décisions en vertu de la Loi de tenter d’appliquer la norme de preuve en vigueur au pénal plutôt que de simplement juger s’il existe un soupçon raisonnable.

[22]Dans mon esprit, l’espèce soulève ces réserves. Comme je l’ai mentionné, l’arbitre a conclu (et le représentant semble l’avoir accepté) que M. Qasem n’a [traduction] « pas fourni suffisamment de précisions et n’a pas rapporté une preuve suffisamment crédible, fiable et indépendante pour établir qu’il n’y a aucune autre explication raisonnable possible ». Les termes choisis expriment en fait sous une forme particulièrement stricte la norme de la preuve hors de tout doute raisonnable applicable au criminel, forme parfois utilisée quand la preuve de la Couronne est entièrement indirecte. Cette formulation incite les jurés à exercer la plus grande prudence avant de déclarer coupable l’accusé uniquement sur la base d’une preuve indirecte (voir, par exemple, Canadian Criminal Jury Instructions : CRIMJI, 4e éd., vol. 1, Vancouver :  Continuing Legal Education Society of British Columbia, 2005, à la section 4.15, paragraphe 3; Ontario Specimen Jury Instructions (Criminal), Toronto : Thomson Carswell, 2002, section Final 18, note de bas de page 1 [page 110]). Elle n’est plus strictement exigée dans les affaires pénales (voir R. c. Cooper, [1978] 1 R.C.S. 860).

[23]Je conviens avec M. Qasem que cette approche a eu pour effet de lui imposer un fardeau de la preuve trop lourd et une norme de preuve trop exigeante. La norme suivie par l’arbitre était encore plus exigeante que la norme habituelle en droit pénal, norme dont la valeur, comme je l’ai déjà expliqué, est douteuse en l’espèce. En fait, il était exigé de M. Qasem qu’il prouve que son explication quant à l’origine de l’argent soit la seule possible. Le fardeau ainsi imposé à M. Qasem l’obligeait à faire plus que présenter une preuve dissipant un soupçon raisonnable voulant que l’argent provînt d’un crime. Je ne vois rien dans la Loi ou dans la jurisprudence citée précédemment qui justifie une telle exigence.

[24]En outre, il me semble que, dans son approche, l’arbitre a insisté de manière injustifiée sur l’incapacité de M. Qasem à montrer que son explication quant à la source de l’argent était la seule possible, alors qu’il aurait dû se concentrer sur la question de savoir s’il existait un soupçon raisonnable que l’argent provenait d’un crime. Le décideur pourrait conclure que l’explication de l’intéressé quant à la source de l’argent n’est pas la seule possible, mais conclure néanmoins que l’ensemble de la preuve n’établit pas l’existence d’un soupçon raisonnable voulant que l’argent soit un produit de la criminalité. Les deux conclusions ne s’excluent pas mutuellement. En cela, le procès pénal est différent, car si la Couronne ne s’acquitte pas du fardeau de la preuve qui lui incombe, il subsiste, par définition, un doute raisonnable quant à la culpabilité de l’accusé. Là encore, cela me donne à penser que le recours à la langue et aux exigences du droit pénal n’est pas judicieux en l’espèce.

3. Conclusion

[25]Compte tenu de ce qui précède, je conclus que le représentant a commis une erreur de droit en imposant un fardeau de la preuve trop lourd et une norme de preuve trop exigeante à M. Qasem. En outre, je nourris certaines réserves en général quant aux recours, dans le genre d’affaires à la norme de la preuve hors de tout doute raisonnable suivie en droit pénal. Suivre sur cette norme peut détourner l’attention du décideur de la véritable question : savoir s’il existe un soupçon raisonnable que l’argent en question constitue un produit de la criminalité.

[26]Bien que je constate que le représentant disposait de preuves qui pourraient satisfaire à la norme du soupçon raisonnable de toute façon, je crois qu’il serait prudent de renvoyer l’affaire à un autre représentant pour nouvel examen. Il n’est pas manifeste que la conclusion du représentant aurait été inévitablement la même s’il n’avait pas commis d’erreur de droit. L’affaire doit être examinée à nouveau par un autre représentant qui tiendra compte des présents motifs. La demande de contrôle judiciaire sera accueillie, avec dépens.

JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, avec dépens.

2. L’affaire doit être examinée de nouveau par un autre représentant du ministre.

Annexe

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Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes, L.C. 2000, ch. 17.

12. (1) Les personnes ou entités visées au paragraphe (3) sont tenues de déclarer à l’agent, conformément aux règlements, l’importation ou l’exportation des espèces ou effets d’une valeur égale ou supérieure au montant réglementaire.

[...]

18. (1) S’il a des motifs raisonnables de croire qu’il y a eu contravention au paragraphe 12(1), l’agent peut saisir à titre de confiscation les espèces ou effets.

[...]

(2) Sur réception du paiement de la pénalité réglementaire, l’agent restitue au saisi ou au propriétaire légitime les espèces ou effets saisis sauf s’il soupçonne, pour des motifs raisonnables, qu’il s’agit de produits de la criminalité au sens du paragraphe 462.3(1) du Code criminel ou de fonds destinés au financement des activités terroristes.

[...]

25. La personne entre les mains de qui ont été saisis des espèces ou effets en vertu de l’article 18 ou leur propriétaire légitime peut, dans les quatre‑vingt‑dix jours suivant la saisie, demander au ministre de décider s’il y a eu contravention au paragraphe 12(1) en donnant un avis écrit à l’agent qui les a saisis ou à un agent du bureau de douane le plus proche du lieu de la saisie.

[...]

29. (1) S’il décide qu’il y a eu contravention au paragraphe 12(1), le ministre peut, aux conditions qu’il fixe :

a) soit restituer les espèces ou effets ou, sous réserve du paragraphe (2), la valeur de ceux‑ci à la date où le ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux est informé de la décision, sur réception de la pénalité réglementaire ou sans pénalité;

b) soit restituer tout ou partie de la pénalité versée en application du paragraphe 18(2);

c) soit confirmer la confiscation des espèces ou effets au profit de Sa Majesté du chef du Canada, sous réserve de toute ordonnance rendue en application des articles 33 ou 34.

Le ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux, dès qu’il en est informé, prend les mesures nécessaires à l’application des alinéas a) ou b).

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