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T-324-07

2008 CF 336

Amnistie internationale Canada et Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique (demanderesses)

c.

Chef d’état-major de la Défense des Forces canadiennes, ministre de la Défense nationale et  procureur général du Canada (défendeurs)

Répertorié : Amnistie internationale Canada c. Canada (Chef d’état-major de la Défense) (C.F.)

Cour fédérale, juge Mactavish—Ottawa, 25 janvier et 12 mars 2008.

      Droit constitutionnel — Charte des droits — Arrestation, détention, emprisonnement — Application de la Charte — Les demanderesses sollicitaient un jugement déclarant que les art. 7, 10 et 12 de la Charte s’appliquent aux personnes détenues par les Forces canadiennes en Afghanistan et transférées à la garde des autorités afghanes — L’art. 32(1) de la Charte indique que la Charte vise à réglementer la conduite d’« acteurs étatiques » — Examen de la jurisprudence sur l’application extraterritoriale de la Charte — Le gouvernement afghan a consenti à la présence de troupes canadiennes sur son territoire, non à l’application sur son territoire de la panoplie complète des lois canadiennes — Les droits accordés aux prisonniers sont ceux que leur confèrent la constitution afghane et le droit international — L’« autorité militaire réelle sur la personne » n’était pas le critère pertinent d’application de la Charte — La Charte ne s’applique pas à la conduite des Forces canadiennes en Afghanistan — Demande rejetée.

      Forces armées — Il s’agissait de savoir si la Charte s’applique au transfèrement de personnes détenues par les Forces canadiennes déployées en Afghanistan — La présence militaire du Canada en Afghanistan est fondée sur l’exercice du droit de légitime défense, des résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies et le consentement de l’État souverain d’Afghanistan — Les Forces canadiennes disposent d’un vaste pouvoir discrétionnaire pour détenir des civils afghans et pour établir si le détenu restera en détention, sera transféré aux Forces de sécurité nationales afghanes ou libéré — Dans l’exécution de leur mission en Afghanistan, les Forces canadiennes agissent à titre d’acteurs étatiques canadiens — Le gouvernement de l’Afghanistan n’a pas consenti à l’application de l’ensemble des lois canadiennes, y compris la Charte, aux personnes détenues par les membres des Forces canadiennes sur le sol afghan — La Charte ne s’applique pas à la conduite des Forces canadiennes en Afghanistan.

      Droit international — Régime juridique applicable au conflit en Afghanistan — Les droits des prisonniers sous la garde du Canada en Afghanistan sont régis par la Constitution afghane et le droit international, y compris le droit humanitaire international, non par la Charte canadienne des droits et libertés — Le droit international est le critère approprié qui régit le traitement des prisonniers — L’application de la Charte aux actes des Forces canadiennes relativement à l’emprisonnement et au transfèrement de prisonniers en Afghanistan aurait pour effet de porter une atteinte inadmissible à la souveraineté de ce pays, et ce, d’une manière contraire au droit international — L’application du droit humanitaire international aux prisonniers en Afghanistan crée de la certitude et assure un régime juridique cohérent pour régir les actions de la communauté internationale — Le critère de l’«  autorité militaire réelle sur la personne » préconisé par les demanderesses pour permettre d’élargir la portée extraterritoriale de la Charte n’est pas accepté en droit international — La Charte ne s’applique pas à la conduite des Forces canadiennes en Afghanistan.

      Pratique — Caractère théorique — Les demanderesses sollicitaient un jugement déclarant que les art. 7, 10 et 12 de la Charte s’appliquent aux personnes détenues par les Forces canadiennes en Afghanistan — Les Forces canadiennes avaient suspendu le transfèrement de prisonniers, mais elles ont recommencé à transférer des détenus pendant que la décision était en délibéré — Les questions soulevées dans la requête n’étaient pas théoriques, elles se posaient lors d’un différend réel — Comme la demande visait plus que la simple interdiction de transférer des prisonniers, c.-à-d. un jugement déclaratoire relatif à l’application de la Charte et à la violation de ses dispositions, il convenait que la Cour réponde aux questions soulevées par la requête.

                Il s’agissait d’une demande de contrôle judiciaire à l’égard du transfèrement de prisonniers des Forces canadiennes déployées en Afghanistan. Les demanderesses sollicitaient un jugement déclarant que les articles 7, 10 et 12 de la Charte canadienne des droits et libertés s’appliquent aux personnes détenues par les Forces canadiennes en Afghanistan. Elles sollicitaient aussi diverses formes de mesures de réparation déclaratoires relativement aux violations alléguées des droits des prisonniers reconnus par la Charte.

                La présence militaire du Canada en Afghanistan est fondée sur i) le principe de légitime défense individuelle et collective; ii) des résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies; et iii) le consentement de l’État souverain d’Afghanistan. Pendant les opérations militaires du Canada en Afghanistan, les Forces canadiennes capturent et détiennent à l’occasion des insurgés qui peuvent être une menace à la sécurité des ressortissants afghans de même qu’aux militaires canadiens et aux forces alliées. Les Forces canadiennes disposent d’un vaste pouvoir discrétionnaire pour détenir des civils afghans, y compris des personnes qui n’ont aucun rôle actif dans les hostilités, et pour établir si le détenu restera en détention, sera transféré aux Forces de sécurité nationales afghanes ou libéré.

                La question principale à trancher était celle de savoir si la Charte canadienne des droits et libertés s’applique à la conduite des membres des Forces canadiennes à l’égard des personnes qu’elles détiennent en Afghanistan et au transfèrement de ces dernières aux autorités afghanes. Les parties ont convenu de trancher cette question en fonction des deux questions suivantes : 1) la Charte canadienne des droits et libertés s’applique-t-elle, durant le conflit armé en Afghanistan, à la détention de non-ressortissants du Canada par les Forces canadiennes ou à leur transfèrement aux autorités afghanes pour qu’elles décident des mesures à prendre à leur égard? et 2) si la réponse à la question précédente est « non », la Charte s’applique-t-elle néanmoins si les demanderesses sont finalement en mesure d’établir que le transfèrement des détenus en question expose ceux-ci à un risque sérieux de torture?

                Jugement : la demande doit être rejetée.

                Les questions préliminaires étaient de savoir si l’objet de la demande était susceptible d’un recours judiciaire et s’il existait un différend réel à trancher entre les parties. Comme la demande de contrôle judiciaire était entièrement fondée sur la Charte, la Cour a refusé de radier la demande au motif qu’elle ne serait pas susceptible d’un  recours judiciaire dans une affaire connexe. Comme cette décision n’a pas fait l’objet d’un appel et les défendeurs n’ont pas soulevé la question du caractère justiciable en ce qui a trait à la présente requête, l’affaire a suivi son cours parce qu’elle était susceptible d’un recours judiciaire. Pour ce qui est de la seconde question, les parties ont convenu que les questions soulevées dans la requête en l’espèce n’étaient pas théoriques et qu’elles se posaient dans le cadre d’un différend réel dont le règlement était essentiel à l’issue de la demande. Les Forces canadiennes avaient suspendu le transfèrement de prisonniers jusqu’à ce qu’il soit de nouveau possible d’y procéder conformément aux obligations internationales du Canada, mais elles ont recommencé à transférer des détenus pendant que la décision était en délibéré. La demande de contrôle judiciaire visait davantage que la simple interdiction de transférer des prisonniers. Elle concluait à des jugements déclaratoires relatifs à l’application de la Charte et à la violation de ses dispositions. Il convenait donc de répondre aux questions soulevées par la requête en l’espèce.

                1) Le paragraphe 32(1) de la Charte précise quels acteurs sont liés par la Charte, ainsi que les pouvoirs, les fonctions et les activités de ces acteurs et de leurs mandataires auxquels elle s’applique. Le paragraphe 32(1) indique clairement que la Charte vise à réglementer la conduite d’« acteurs étatiques ». Dans l’exécution de leur mission en Afghanistan, faisant partie de l’ « Operation Enduring Freedom » (OEF) dirigée par les États-Unis et faisant partie de la force internationale d’assistance à la sécurité (FIAS), les Forces canadiennes agissent effectivement à titre d’acteurs étatiques canadiens. Comme le paragraphe 32(1) ne limite pas l’application territoriale de la Charte, il incombe aux tribunaux d’interpréter la portée de son application. Dans l’arrêt  R. c. Hape, la Cour suprême du Canada a statué, se fondant sur le principe de la souveraineté de l’État en droit international, que le droit canadien, y compris la Charte, ne pourrait être appliqué à l’étranger qu’avec le consentement de l’État en cause. Il était donc nécessaire d’établir si le gouvernement afghan avait donné son consentement à l’application du droit canadien, y compris la Charte, à la conduite des membres des Forces canadiennes relativement à l’emprisonnement de personnes sur le sol afghan. Le Canada, en tant qu’État étranger, n’a pas normalement le pouvoir d’emprisonner des non-ressortissants canadiens, y compris des ressortissants afghans, en territoire afghan, sans le consentement de l’Afghanistan. Bien que le Canada soit engagé dans des opérations militaires en Afghanistan avec le consentement du gouvernement afghan, il ne s’ensuit pas nécessairement qu’en consentant à la présence de troupes canadiennes sur le territoire afghan dans le cadre de la FIAS et de l’OEF, le gouvernement afghan ait consenti à l’application sur son territoire de la panoplie complète des lois canadiennes et qu’il ait renoncé à sa souveraineté. Il ressort d’un document fondamental appelé le Pacte pour l’Afghanistan que ce pays n’a pas consenti à l’application du droit canadien — ou de tout autre droit étranger—- sur son territoire et que le régime des droits de l’homme qui régit la communauté internationale en Afghanistan est celui que prévoit la constitution afghane et le droit international applicable. En ce qui concerne la relation entre les gouvernements de l’Afghanistan et du Canada, les deux pays ont expressément désigné le droit international, y compris le droit humanitaire international, comme étant le droit qui régit le traitement des prisonniers sous la garde du Canada. Bien que l’Afghanistan ait consenti à l’emprisonnement de ses ressortissants par les Forces canadiennes aux fins visées dans le Pacte pour l’Afghanistan, on ne peut soutenir que l’Afghanistan a consenti à l’application ou à l’exécution du droit canadien, y compris la Charte, dans le but d’encadrer l’action des Forces canadiennes à l’égard des prisonniers sous leur garde en territoire afghan. Par conséquent, la Charte ne s’applique pas à la conduite des Forces canadiennes en cause.

                Les demanderesses ont affirmé que le critère pertinent pour décider si la Charte doit s’appliquer à une intervention militaire en territoire étranger est celui de l’« autorité militaire réelle sur la personne ». Dans le cas de la présence actuelle du Canada en Afghanistan, le gouvernement légitime de cet État aurait pu consentir à l’application de l’ensemble des lois canadiennes sur le sol afghan, mais ne l’a pas fait. Selon le droit international, lorsqu’un gouvernement légitime est en place, le droit canadien ne peut s’appliquer sur le territoire de l’État en cause qu’avec son consentement, à moins de circonstances tout à fait exceptionnelles. Soutenir que la Charte s’appliquait néanmoins aux actes des Forces canadiennes relativement à l’emprisonnement et au transfèrement de prisonniers en Afghanistan aurait pour effet de porter une atteinte inadmissible à la souveraineté de ce pays, et ce, d’une manière contraire au droit international. Quel que soit son intérêt, le résultat concret de l’utilisation du critère de l’« autorité réelle sur la personne » présenterait des difficultés lorsqu’il s’agit d’une opération militaire multinationale comme celle à laquelle le Canada participe actuellement en Afghanistan. En fait, cela créerait une mosaïque de différentes normes juridiques nationales appliquées aux détenus afghans dans les différentes régions du pays et ce, de manière purement aléatoire. Le régime juridique qui devrait s’appliquer aux activités militaires en cours en Afghanistan est celui qui régit les conflits armés — nommément le droit humanitaire international. L’application du droit humanitaire international aux prisonniers en Afghanistan créerait non seulement de la certitude, mais assurerait aussi un régime juridique cohérent pour régir les actions de la communauté internationale en Afghanistan. Il est difficile de concilier l’adoption d’un critère de l’« autorité militaire réelle sur la personne » avec les enseignements de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Hape. La portée de l’autorité consentie par le gouvernement afghan au Canada d’emprisonner des personnes sur son territoire est limitée et il est expressément prévu que les actes du Canada à cet égard sont régis par le droit international. La Charte ne s’applique pas à la conduite des membres des Forces canadiennes relativement aux personnes qu’elles détiennent en sol afghan en raison du degré d’autorité que les Forces canadiennes exercent à l’endroit de ces prisonniers.

                2) Les demanderesses ont allégué que si les droits fondamentaux de l’homme, notamment le droit de ne pas être soumis à la torture, des personnes emprisonnées par les Forces canadiennes en Afghanistan sont en jeu, la Charte doit néanmoins s’appliquer, même si les autorités afghanes n’ont pas consenti à ce que les droits garantis par la Charte leur soient accordés. Ou bien le droit canadien, y compris la Charte, s’applique à l’emprisonnement des personnes par les Forces canadiennes en Afghanistan, ou bien il ne s’applique pas. Ce ne peut être la nature ou la qualité de la violation de la Charte qui crée la compétence extraterritoriale, qui par ailleurs n’existe pas. Ce serait une façon entièrement arbitraire d’exercer cette compétence extraterritoriale. Le fait d’affirmer la compétence extraterritoriale de la Charte d’après une analyse qualitative de la nature ou de la gravité de la violation entraînerait une incertitude extrême chez les acteurs étatiques du Canada qui interviennent « sur le terrain » à l’étranger. La décision majoritaire dans l’arrêt Hape n’a pas créé d’« exception au titre des droits fondamentaux de l’homme » justifiant d’affirmer l’extraterritorialité de la compétence en vertu de la Charte, compétence qui sinon n’existerait pas. Les prisonniers ne jouissent pas des droits que garantit la Charte canadienne, mais de ceux que leur confèrent la Constitution afghane et le droit international, y compris le droit humanitaire international. La Charte ne saurait s’appliquer pour restreindre la conduite des Forces canadiennes en Afghanistan, même si les demanderesses étaient finalement en mesure d’établir que le transfèrement des détenus en cause exposeraient ceux-ci à un risque sérieux de torture.

                lois et règlements cités

Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, n° 44], art. 7, 10, 12, 24(1), 32.

Charte des Nations Unies, 26 juin 1945, [1945] R.T. Can. n° 7.

Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46.

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, 10 décembre 1984, [1987] R.T. Can. n° 36, art. 2(2).

Convention de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre du 12 août 1949, [1965] R.T. Can. n° 20.

Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 4 novembre 1950, 213 R.T.N.U. 221.

Convention de Vienne sur les relations consulaires, 24 avril 1963, [1974] R.T. Can. n° 25.

Convention de Vienne sur les relations diplomatiques, 18 avril 1961, [1966] R.T. Can. n° 29.

Human Rights Act 1998 (R.-U.), 1998, ch. 42.

Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 1996, ch. 19.

Loi sur la défense nationale, L.R.C. (1985), ch. N-5, partie III (mod. par L.C. 1998, ch. 35, art. 18).

Loi sur la Gendarmerie royale du Canada, L.R.C. (1985), ch. R-10.

Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C-5, art. 38 à 38.16 (édictés par L.C. 2001, ch. 41, art. 43, 141).

Loi sur les conventions de Genève, L.R.C. (1985), ch. G-3, annexes I à IV, art. 3.

Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, L.C. 2000, ch. 24.

Pacte international relatif aux droits civils et politiques, 19 décembre 1966, [1976] R.T. Can. n° 47, art. 2.

Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, règles 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 2), 107(1).

Statut de Rome de la Cour pénale internationale, 17 juillet 1998, 2187 R.T.N.U. 90.

                jurisprudence citée

décision appliquée :

R. c. Hape, [2007] 2 R.C.S. 292; 2007 CSC 26.

décisions différenciées :

Rasul v. Bush, 542 U.S. 466 (2004); X. contre la République fédérale d’Allemagne, requête n° 1611/62, décision en date du 25 septembre 1965 (C.E.D.H.).

décisions examinées :

Al-Skeini and others v. Secretary of State for Defence, [2007] UKHL 26; Omar v. Harvey, 479 F.3d 1 (D.C. Cir. 2007); Banković et autres c. Belgique et 16 autres pays contractants, requête n° 52207/99, décision en date du 12 décembre 2001 (C.E.D.H. (Grande Chambre)); Issa et autres c. Turquie, requête n° 31821/96, arrêt en date du 16 novembre 2004 (C.E.D.H.); R. c. Cook, [1998] 2 R.C.S. 597; Al-Skeini & Ors, R (on the application of) v. Secretary of State for Defence, [2004] EWHC 2911 (Admin); Hess c. Royaume-Uni, requête n° 6231/73, décision en date du 28 mai 1975 (C.E.D.H.); Arrêt Öcalan c. Turquie, requête n° 46221/99, arrêt en date du 12 mai 2005 (C.E.D.H.).

décisions citées :

Chaoulli c. Québec (Procureur général), [2005] 1 R.C.S. 791; 2005 CSC 35; Finlay c. Canada (Ministre des Finances), [1986] 2 R.C.S. 607; Amnesty International Canada c. Canada (Ministre de la Défense nationale), 2007 FC 1147; Amnesty International Canada c. Canada (Chef d’état-major de la Défense des Forces canadiennes), 2008 CF 162; Opération Dismantle Inc. et autres c. La Reine et autres, [1985] 1 R.C.S. 441; Affaire du « Lotus » (1927), C.P.J.I. sér. A, n° 10; Sánchez Ramirez c. France, requête n° 28780/95, décision en date du 24 juin 1996 (C.E.D.H.); R. c. Brown (1995), 5 C.A.C.M. 280 (C.A.C.M.); R. c. Seward, [1996] A.C.A.C. n° 5 (C.A.C.M.) (QL); Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3; 2002 CSC 1.

doctrine citée

Arrangements techniques conclus par le gouvernement du Canada et le gouvernement de la République islamique d’Afghanistan, le 18 décembre 2005, articles  1.1, 1.2, 1.4, annexe articles 1.1, 1.2, 7(1)b).

Entente sur le transfert des détenus conclue entre le gouvernement du Canada et le gouvernement de la République islamique d’Afghanistan, le 3 mai 2007.

Entente sur le transfert des détenus conclue entre les Forces canadiennes et le ministère de la Défense de la République islamique d’Afghanistan, le 18 décembre 2005, art. 3, 10.

London Conference on Afghanistan. Le Pacte pour l’Afghanistan entre la République islamique d’Afghanistan et la communauté internationale. Londres, le 31 janvier et le 1er février 2006.

Nations Unies. Comité contre la torture. Observation générale n° 2 : Application de l’article 2 par les États parties. Doc. N.U. CAT/C/GC/2/CPR.1/Rev.4 (23 novembre 2007).

Nations Unies. Comité des droits de l’homme. Observation générale n° 31: La nature de l’obligation juridique générale imposée aux États  parties au Pacte, Doc. N.U. CCPR/C/21/Rev. 1/Add. 13 (26 mai 2004).

Nations Unies Conseil de sécurité. Résolution 1368 (2001), adoptée par le Conseil de sécurité à sa 4370e séance, le 12 septembre 2001.

Nations Unies Conseil de sécurité. Résolution 1373 (2001), adoptée par le Conseil de sécurité à sa 4385e séance, le 28 septembre 2001.

Nations Unies Conseil de sécurité. Résolution 1386 (2001), adoptée par le Conseil de sécurité à sa 4443e séance, le 20 décembre 2001.

Nations Unies Conseil de sécurité. Résolution 1659 (2006), adoptée par le Conseil de sécurité à sa 5374e séance, le 15 février 2006.

Nations Unies Conseil de sécurité. Résolution 1707 (2006), adoptée par le Conseil de sécurité à sa 5521e séance, le 12 septembre 2006.

Nations Unies Conseil de sécurité. Résolution 1776 (2007), adoptée par le Conseil de sécurité à sa 5744e séance, le 19 septembre 2007.

Penny, Christopher K. « Domestic Reception and Application of International Humanitarian Law: Coming Challenges for Canadian Courts in the “Campaign Against Terror” ». Communication au Colloque international sur l’administration de la justice et la sécurité nationale dans les pays démocratiques, juin 2007, non publiée.

Roach, Kent “Editorial—- R. v. Hape Creates Charter-Free Zones for Canadian Offcials Abroad” (2007), 53 Crim. L.Q. 1.

                DEMANDE de contrôle judiciaire en vue d’obtenir un jugement déclaratoire portant que la Charte canadienne des droits et libertés s’applique à la détention de non-ressortissants du Canada par les Forces canadiennes en Afghanistan, ou à leur transfèrement à la garde des autorités afghanes. Demande rejetée.

         ont comparu :

Paul Champ et Amir Attaran pour les demanderesses.

Jeff R. Anderson et Brian R. Evernden pour les défendeurs.

         avocats inscrits au dossier :

Raven, Cameron, Ballantyne & Yazbeck LLP, Ottawa, pour les demanderesses.

Le sous-procureur général du Canada pour les défendeurs.

                Ce qui suit est la version française des motifs de l’ordonnance et de l’ordonnance rendus par

[1] La juge Mactavish : La question à trancher dans la présente requête est celle de savoir si la Charte canadienne des droits et libertés [qui constitue la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.) [L.R.C. (1985), appendice II, no 44]] s’applique à la conduite des membres des Forces canadiennes à l’égard des personnes qu’elles détiennent en Afghanistan et au transfèrement de ces dernières aux autorités afghanes.

[2] Pour les motifs qui suivent, je conclus que les prisonniers sous la garde des Forces canadiennes en Afghanistan jouissent des droits que leur confèrent la constitution afghane et le droit international, notamment le droit humanitaire international, mais qu’ils ne jouissent pas de droits en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés.

[3] En outre, bien que les actes des Forces canadiennes en Afghanistan relativement à la détention de non-ressortissants soient régis par de nombreux instruments juridiques internationaux et qu’ils pourraient être régis, dans certains cas clairement définis, par le droit canadien, la Charte canadienne des droits et libertés ne s’applique pas à la conduite en cause en l’espèce.

[4] Comme elle est exclusivement fondée en droit sur la Charte, la demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.

I. INTRODUCTION

[5] Amnistie internationale Canada et l’Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique (les demanderesses) ont présenté une demande de contrôle judiciaire à l’égard [traduction] « du transfèrement ou du transfèrement possible de prisonniers des Forces canadiennes déployées dans la République islamique d’Afghanistan ».

[6] Les demanderesses ne sont pas directement touchées par les transfèrements, mais la Cour a déjà statué qu’elles satisfont aux trois volets du critère qui fonde la qualité pour agir dans l’intérêt public établi par la Cour suprême du Canada dans des arrêts tels Chaoulli c. Québec (Procureur général), [2005] 1 R.C.S. 791 et Finlay c. Canada (Ministre des Finances), [1986] 2 R.C.S. 607. Par conséquent, la qualité pour agir dans l’intérêt public et poursuivre la présente affaire a été reconnue aux demanderesses : voir Amnesty International Canada c. Canada (Ministre de la Défense nationale), 2007 C.F. 1147, aux paragraphes 34 à 52 (la décision Amnesty no 1).

[7] Les demanderesses soutiennent que les ententes officielles qu’ont conclues le Canada et l’Afghanistan ne renferment pas de garanties procédurales ou  de fond suffisantes pour s’assurer que les personnes transférées à la garde des autorités afghanes, ainsi que celles qui pourraient être transférées à la garde d’autres pays, ne soient pas exposées à un risque sérieux de torture.

[8] Les demanderesses sollicitent un jugement déclaratoire de la Cour selon lequel les articles 7, 10 et 12 de la Charte canadienne des droits et libertés s’appliquent aux personnes détenues par les Forces canadiennes en Afghanistan. Elles sollicitent aussi diverses formes de mesures de réparation déclaratoires relativement aux violations alléguées des droits des prisonniers reconnus par  la Charte.

[9] Les demanderesses sollicitent de plus un bref de prohibition empêchant le transfèrement des prisonniers capturés par les Forces canadiennes à la garde des autorités afghanes ou à celle de tout autre pays jusqu’à ce que des garanties procédurales et de fond suffisantes aient été mises en place.

[10]         Enfin, les demanderesses sollicitent un bref de mandamus contraignant les défendeurs à se renseigner sur l’état des prisonniers auparavant transférés aux autorités afghanes et leur faisant obligation d’exiger que les prisonniers leur soient rendus.

[11]         Sont désignés à titre de défendeurs en l’espèce le général Rick J. Hillier—le chef d’état-major de la Défense des Forces canadiennes, ainsi que le ministre de la Défense nationale et le procureur général du Canada.

[12]         Comme on l’a vu plus haut, la demande de contrôle judiciaire des demanderesses est entièrement fondée en droit sur la Charte canadienne des droits et libertés. Les parties conviennent en conséquence que si la Charte ne s’applique pas à la conduite des Forces canadiennes en cause en l’espèce, il s’ensuit nécessairement que la demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.

[13]         Pour régler le différend de manière rapide et efficace, les parties ont convenu de trancher la question de l’application de la Charte à la participation militaire du Canada au conflit armé en Afghanistan en fonction des questions suivantes, conformément au paragraphe 107(1) des Règles des Cours fédérales [DORS/98-106, règle 1 (mod. par DORS/2004-283, art. 2)] :

1. La Charte canadienne des droits et libertés s’applique-t-elle, durant le conflit armé en Afghanistan, à la détention de non-ressortissants du Canada par les Forces canadiennes ou à leur transfèrement aux autorités afghanes pour qu’elles décident des mesures à prendre à leur égard?

2. Si la réponse à la question précédente est « non », la Charte s’applique-t-elle néanmoins si les demanderesses sont finalement en mesure d’établir que le transfèrement des détenus en question expose ceux-ci à un risque sérieux de torture?

[14]         Les parties ont en outre convenu qu’il est non seulement dans l’intérêt de la justice de procéder de la sorte, mais que la Cour dispose de tous les éléments de preuve indispensables pour répondre aux questions ci-dessus, malgré que les demanderesses se soient vu refuser l’accès à certains renseignements par les défendeurs, qui ont invoqué des motifs de sécurité nationale et de relations internationales. Les demandes de divulgation font en ce moment l’objet d’une instance  judiciaire en vertu de l’article 38 [articles 38 à 38.16 inclusivement (édictés par L.C. 2001, ch. 41, art. 43, 141)] de la Loi sur la preuve au Canada [L.R.C. (1985), ch. C-5].

[15]         Enfin, les parties conviennent que pour les besoins de la présente requête, la Cour limitera son examen aux questions de compétence ci-dessus. À cette étape-ci de l’instance, la question de savoir si l’un quelconque des articles de la Charte invoqués par les demanderesses s’applique compte tenu des faits de l’espèce ne sera pas examinée.

[16]         Pour les motifs qui suivent, je conclus que la réponse aux deux questions soulevées par la présente requête est « non ». Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire des demanderesses est rejetée.

II. CONTEXTE

[17]         Il s’impose, pour analyser les arguments des parties, de comprendre le mandat et le rôle des Forces canadiennes en Afghanistan au sein du conflit armé non international qui s’y déroule en ce moment.

[18]         Il s’impose également de comprendre les ententes conclues par le Canada et l’Afghanistan relativement au traitement des prisonniers et le rôle et les responsabilités de chaque État à cet égard.

[19]         Ces deux points seront analysés dans l’ordre, en commençant par l’examen du fondement de la présence militaire du Canada en Afghanistan.

a) Le fondement de la présence militaire du Canada en Afghanistan

[20]         Le fondement juridique de la présence militaire du Canada en Afghanistan a évolué au fil du temps et s’appuie en ce moment sur trois assises juridiques distinctes mais liées entre elles.

[21]         Il s’agit du principe de légitime défense individuelle et collective, des résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies et du consentement de l’État souverain d’Afghanistan. La naissance et l’évolution de ces trois assises seront analysées ci-dessous.

i) La légitime défense individuelle et collective

[22]         La mission militaire initiale du Canada en Afghanistan s’est déroulée au sein d’un conflit armé international dans ce pays. L’exercice du droit à la légitime défense du Canada est le fondement juridique originel de sa participation au conflit en Afghanistan.

[23]         Immédiatement après les événements tragiques de New York, de Washington et de Pennsylvanie, le 11 septembre 2001, le Conseil de sécurité des Nations Unies a adopté les résolutions 1368 [2001] et 1373 [2001] qui « reconnaissent » et « réaffirment » le droit inhérent à la légitime défense individuelle et collective, conformément aux dispositions de la Charte des Nations Unies [26 juin 1945, [1945] R.T. Can. no 7].

[24]         L’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord [OTAN] a également reconnu qu’une attaque armée contre l’un ou plusieurs de ses États membres sera considérée comme une attaque contre tous les membres de l’OTAN.

[25]         Dans ce contexte, le 24 octobre 2001, le Canada a informé le Conseil de sécurité des Nations Unies qu’il se joindrait aux États-Unis et déploierait des forces militaires en Afghanistan dans l’exercice de son droit inhérent à la légitime défense. À l’origine, le Canada a participé à l’opération nommée « opération Enduring Freedom » (OEF) dirigée par les États-Unis.

[26]         Des militaires canadiens se trouvent encore en Afghanistan à titre de membres de l’OEF, en partie dans l’exercice continu du droit du Canada à la légitime défense. Cependant, depuis qu’un gouvernement afghan démocratiquement élu est devenu partenaire de la coalition en 2003, l’OEF se trouve aussi en Afghanistan avec le consentement de ce gouvernement.

ii) Le mandat des Nations Unies

[27]         Le 20 décembre 2001, après la chute du régime des talibans en Afghanistan, le Conseil de sécurité des Nations Unies a adopté la résolution 1386 [2001] autorisant la création d’une Force internationale d’assistance à la sécurité (la FIAS) pour l’Afghanistan.

[28]         La FIAS est une force multinationale sous le commandement de l’OTAN déployée pour aider le gouvernement afghan à rétablir la paix et la sécurité dans ce pays.

[29]         La FIAS a d’abord été créée pour une période de six mois et visait à aider l’Autorité intérimaire afghane à maintenir la sécurité à Kaboul et dans ses environs. Toutefois, des résolutions successives du Conseil de sécurité des Nations Unies ont étendu le mandat de la FIAS, à la fois pour ce qui est du territoire couvert que pour sa durée, au motif que la situation en Afghanistan demeure une menace pour la paix et la sécurité internationales.

[30]         Le mandat actuel de la FIAS prend sa source dans la résolution 1776 [2007] du Conseil de sécurité [des Nations Unies], qui l’a prorogé jusqu’en octobre 2008. Quelque 37 pays font à l’heure actuelle partie de la FIAS.

[31]         En ce moment, le contingent du Canada compte environ 2 500 membres des Forces canadiennes en Afghanistan, principalement au titre de la mission de la FIAS. La majorité de ces membres est déployée dans la province de Kandahar. D’autres fonctionnaires canadiens, notamment du ministère des Affaires étrangères et du Commerce international, sont également en poste en Afghanistan.

[32]         Les défendeurs soutiennent que si le Canada conserve le commandement opérationnel des membres des Forces canadiennes au sein de la FIAS, c’est l’OTAN, et non le Canada, qui exerce la direction opérationnelle des forces de la FIAS. Cela dit, il semble que le commandement opérationnel du Canada a en fin de compte préséance sur la direction opérationnelle de l’OTAN.

[33]         À cet égard, le colonel Stephen P. Noonan, commandant du service des opérations (J3), État-major du Commandement de la Force expéditionnaire du Canada, a témoigné :

[traduction] Le commandement opérationnel relève des autorités nationales et la direction opérationnelle relève de la FIAS […] Nous avons convenu avec l’OTAN, en plaçant nos forces sous sa direction opérationnelle, que la mission en Afghanistan est compatible avec les buts visés par le Canada et que l’OTAN peut confier des tâches à nos forces pour la réalisation de cette mission. Toutefois, le commandement national a préséance et par conséquent, les tâches confiées aux membres des Forces canadiennes de la FIAS en Afghanistan doivent correspondre à nos instructions, aux instructions canadiennes; c’est pourquoi nous avons toujours le pouvoir de refuser des opérations militaires. [Transcription du contre-interrogatoire du colonel Noonan, à la question 46; non souligné dans l’original.]

[34]         Ainsi, aux fins de cette chaîne de commandement, le commandant canadien de la Force opérationnelle interarmées en Afghanistan relève à la fois du commandant de la FIAS, par l’intermédiaire du commandant du Commandement régional (Sud), et du commandant du Commandement de la Force expéditionnaire du Canada (le COMFEC) pour ce qui est de la chaîne de commandement canadienne.

[35]         Les États membres qui participent à la FIAS, dont le Canada, sont autorisés à prendre « toutes les mesures nécessaires » à l’exécution du mandat de la FIAS : voir la résolution 1386 du Conseil de sécurité des Nations Unies, au paragraphe 3, et la résolution 1776, au paragraphe 2.

[36]         Ces résolutions autorisent donc les militaires de la FIAS à utiliser toute la force nécessaire pour l’exécution de sa mission.

[37]         Le Conseil de sécurité des Nations Unies a toutefois clairement reconnu qu’il incombe au gouvernement de l’Afghanistan constitué après la chute du régime des talibans à pourvoir à la sécurité et au maintien de l’ordre dans le pays. La FIAS est en Afghanistan pour seconder le gouvernement afghan dans cette tâche.

[38]         Le mandat conféré par les résolutions du Conseil de sécurité susmentionnées ne s’applique pas aux membres des Forces canadiennes déployés en Afghanistan hors du cadre de la FIAS, notamment aux membres des Forces canadiennes déployés en vertu de l’OEF.

[39]         Cela étant, les parties conviennent que pour les besoins de l’analyse exigée par la présente requête, il n’y a pas de différence entre les conditions et le statut des Forces canadiennes déployées en vertu de l’OEF et ceux des Forces qui font partie de la FIAS.

iii) Le consentement du gouvernement afghan

[40]         La mission du Canada en Afghanistan avait tout d’abord pour but de renverser le régime des talibans au pouvoir à l’époque, mais le Canada et ses alliés de l’OTAN s’y trouvent en ce moment avec le consentement du gouvernement démocratiquement élu du pays, reconnu par la communauté internationale comme étant le gouvernement légitime de l’Afghanistan.

[41]         Le consentement de l’Afghanistan s’exprime dans des documents tels que le Afghanistan Compact (le Pactepour l’Afghanistan), un accord conclu le 1er février 2006 par la République islamique d’Afghanistan et la communauté internationale.

[42]         Le Pacte pour l’Afghanistan énonce notamment ce qui suit :

                La véritable sécurité constitue la condition fondamentale pour établir la stabilité et assurer le développement en Afghanistan. Elle ne peut pas être assurée uniquement avec des moyens militaires. Il faut une bonne gouvernance, ainsi que la justice et la primauté du droit, renforcées par la reconstruction et le développement. Avec l’aide de la communauté internationale, le gouvernement afghan consolidera la paix en dispersant tous les groupes armés illégaux. Le gouvernement afghan et la communauté internationale créeront un environnement sûr en renforçant les institutions afghanes pour satisfaire aux besoins du pays en matière de sécurité, d’une manière qui soit conforme à sa capacité de financement.

                À cette fin, la Force internationale d’assistance à la sécurité (FIAS) sous le commandement de l’OTAN, l’opération « Liberté immuable » (« Enduring Freedom ») sous le commandement des États-Unis et les pays partenaires qui participent à la réforme du secteur de la sécurité continueront à appuyer le gouvernement afghan en vue d’établir et de maintenir la sécurité et la stabilité en Afghanistan, sous réserve de l’approbation des instances nationales des États participants. Ils continueront à renforcer et à développer la capacité des forces de sécurité nationales pour qu’elles deviennent pleinement opérationnelles. Toutes les opérations de lutte contre le terrorisme de l’opération « Liberté immuable » seront menées en étroite coordination avec le gouvernement afghan et la FIAS. La FIAS poursuivra le renforcement de sa présence partout en Afghanistan, notamment par l’entremise des équipes provinciales de reconstruction, et elle continuera à promouvoir la stabilité et à appuyer la réforme du secteur de la sécurité dans sa zone d’opérations.

                Le respect intégral de la souveraineté de l’Afghanistan et le renforcement du dialogue et de la coopération entre l’Afghanistan et ses voisins sont des conditions indispensables à la stabilité dans le pays et dans la région. La communauté internationale appuiera des mesures de confiance concrètes à cette fin.

[43]         Le Conseil de sécurité des Nations Unies a donné son aval au Pacte pour l’Afghanistan par la voie des résolutions 1659 [2006] et 1707 [2006]. Dans cette dernière, il est écrit que le Pacte constitue « un cadre pour l’action menée en partenariat par le Gouvernement afghan et la communauté internationale ».

[44]         Avant même que soit conclu le Pacte pour l’Afghanistan, le Canada et l’Afghanistan avaient conclu une entente exposant la nature de la mission du Canada en Afghanistan et ses pouvoirs : voir le document intitulé « Technical Arrangements between the Government of Canada and the Government of the Islamic Republic of Afghanistan » (Arrangements techniques conclus par le gouvernement du Canada et le gouvernement de la République islamique d’Afghanistan), en date du 18 décembre 2005.

[45]         Les Arrangements techniques portent sur les activités du Canada en Afghanistan, notamment l’assistance fournie dans le conflit armé, la stabilisation et la formation  de l’armée afghane, ainsi que l’aide aux autorités chargées de l’application de la loi.

[46]         Il est clairement établi dans les Arrangements techniques qu’en raison de la menace crédible qui pèse sur le personnel canadien, celui-ci est habilité à prendre [traduction] « les mesures qui sont jugées nécessaires pour assurer l’atteinte des objectifs opérationnels » : voir le paragraphe 11.

[47]         Il est en outre précisé dans les Arrangements techniques, au paragraphe 12 :

[traduction] Le personnel canadien peut recourir à la force, y compris la force mortelle, pour assurer l’atteinte des objectifs opérationnels et la sécurité des forces déployées, y compris les personnes désignées, les biens désignés et les lieux désignés. Ces mesures peuvent comprendre le recours à l’appui aérien rapproché, l’usage d’armes à feu ou autres, la détention de personnes, et la saisie d’armes et d’autre matériel. Il serait accordé aux prisonniers le même traitement qu’aux prisonniers de guerre. Les prisonniers seraient transférés aux autorités afghanes conformément au droit international et sous réserve des assurances négociées concernant leur traitement et leur transfèrement. [Non souligné dans l’original.]

[48]         Dans les Arrangements techniques, l’interprétation de l’entente est expressément réservée au commandant militaire du Canada en Afghanistan.

[49]         Le Canada a également conclu un accord intitulé «  Status of Forces Arrangement », qui constitue une annexe aux Arrangements techniques. Le paragraphe 1.1 du document énonce que le personnel canadien relève de la compétence exclusive des autorités canadiennes pour les infractions criminelles ou disciplinaires commises en Afghanistan.

[50]         Il est en outre précisé au paragraphe 1.2 que le Canada prendra les mesures voulues pour s’assurer que tout le personnel canadien [traduction] « respecte le droit international et s’abstienne de toute activité incompatible avec la nature de ses opérations ou son statut en Afghanistan ».

[51]         Après avoir répété que les membres du personnel canadien sont à l’abri d’une arrestation ou d’une détention à moins que le commandant militaire canadien supérieur y consente, il est précisé à l’article 1.4 : [traduction] « En donnant effet aux Arrangements, les Parties s’engagent à respecter en tout temps leurs obligations en vertu du droit international. »

[52]                      Les Arrangements techniques et les deux ententes conclues par le Canada et l’Afghanistan sur le transfèrement des détenus (analysées ci-dessous) traduisent le consentement du gouvernement afghan aux opérations des Forces canadiennes en territoire afghan aux fins précisées dans les documents.

b) La détention de personnes par les Forces canadiennes en Afghanistan

[53]         Pendant les opérations militaires du Canada en Afghanistan, les Forces canadiennes capturent et détiennent à l’occasion des insurgés, ou des personnes les soutenant, qui peuvent être une menace à la sécurité des ressortissants afghans de même qu’aux militaires canadiens et aux forces alliées.

[54]         Les Forces canadiennes disposent d’un vaste pouvoir discrétionnaire de détention de civils afghans, y compris de personnes qui n’ont aucun rôle actif dans les hostilités.

[55]         Ainsi, il est précisé dans le document intitulé « Theatre Standing Order 321A » (Ordre permanent du théâtre no 321A) de la Force opérationnelle interarmées canadienne en Afghanistan, qui traite de la [traduction] « détention des ressortissants afghans et d’autres personnes », que les Forces canadiennes en Afghanistan peuvent détenir toute personne s’il existe un [traduction] « motif raisonnable » (défini comme étant « ni une simple supposition, ni une certitude absolue ») de croire qu’elle est une partie adverse. Cela comprend les [traduction] « personnes qui ne prennent pas directement part aux hostilités, mais dont on croit raisonnablement qu’elles fournissent un appui aux actions préjudiciables aux Forces canadiennes et aux forces de la coalition ».

[56]         Aux termes du Theatre Standing Order 321A, la décision de conserver le prisonnier sous la garde des Forces canadiennes, de le libérer ou de le transférer à la garde d’un pays tiers relève exclusivement du commandant de la Force opérationnelle interarmées en Afghanistan, fonction exercée en ce moment par le général Laroche.

[57]         Les personnes capturées sont envoyées dans une prison temporaire des Forces canadiennes à la base aérienne de Kandahar, une base de l’OTAN; c’est à cet endroit que se trouve la base d’opérations des Forces canadiennes dans la province de Kandahar.

[58]         La base aérienne de Kandahar n’est contrôlée ni par le gouvernement afghan, ni par celui du Canada; c’est une base partagée par le Canada et plusieurs autres pays membres de la FIAS qui participent à des opérations de sécurité et des activités de reconstruction en Afghanistan. Toutefois, la prison des Forces canadiennes à la base aérienne de Kandahar est sous le commandement et la direction du Canada.

[59]         Le Theatre Standing Order 321A énonce en outre que lorsqu’ils sont sous la garde du Canada, les détenus doivent être [traduction] « traités équitablement et avec humanité, conformément au droit international applicable et à la doctrine des Forces canadiennes ».

[60]         Le Canada informe le Comité international de la Croix-Rouge de l’emprisonnement d’une personne en Afghanistan, mais il ne fait savoir au gouvernement afghan qu’un ressortissant afghan est emprisonné que lorsque celui-ci est transféré à la garde des autorités afghanes.

[61]         L’OTAN et les Forces canadiennes ont pour politique de transférer ou de libérer les prisonniers dans les 96 heures suivant leur capture. Les Forces canadiennes sont toutefois habilitées à garder des personnes emprisonnées pour de plus longues périodes, ce qu’elles ont déjà fait pour diverses raisons.

[62]         Pendant la période où ils sont sous la garde du Canada, les prisonniers sont interrogés, fouillés et photographiés et l’on prélève leurs empreintes digitales. Les prisonniers n’ont pas accès à un avocat pendant cette période et ne peuvent faire d’observations  avant d’être remis aux autorités afghanes.

[63]         Les Forces canadiennes peuvent à leur seul gré décider si le détenu [traduction] « restera en détention, sera transféré [aux Forces de sécurité nationales afghanes] ou libéré ». Ces décisions sont prises individuellement par le commandant canadien de la Force opérationnelle en Afghanistan lors de réunions d’examen régulières.

[64]         Avant d’autoriser le transfèrement aux autorités afghanes, le général Laroche doit être convaincu qu’il n’existe aucun motif sérieux de croire qu’il existe un risque réel qu’une fois remis aux autorités afghanes, le prisonnier sera exposé à un risque de torture ou de mauvais traitements.

[65]         Les défendeurs soutiennent que si cette condition n’est pas remplie, les prisonniers ne sont pas transférés.

[66]         Le 18 décembre 2005, le ministre de la Défense de l’Afghanistan et le chef d’état-major de la défense des Forces canadiennes ont signé une entente intitulée Entente sur le transfert des détenus conclue entre les Forces canadiennes et le ministère de la Défense de la République islamique d’Afghanistan (la première Entente sur les prisonniers).

[67]         La première Entente sur les prisonniers visait à instaurer la procédure à suivre lors du transfèrement de prisonniers par les Forces canadiennes à une prison des autorités afghanes. L’Entente traduit l’engagement du Canada à travailler en collaboration avec le gouvernement afghan pour faire en sorte que les prisonniers soient traités avec humanité, tout en reconnaissant qu’il incombe à l’Afghanistan de  pourvoir en premier lieu au traitement et à la protection des prisonniers sous sa garde.

[68]         La première Entente sur les prisonniers prévoit entre autres que le Comité international de la Croix-Rouge a le droit de rendre visite aux prisonniers à tout moment, qu’ils soient sous garde canadienne ou afghane.

[69]         En février 2007, un échange de lettres entre les Forces canadiennes et la Commission indépendante des droits de l’homme en Afghanistan mettait l’accent sur le rôle de la Commission relativement à la surveillance du traitement des prisonniers. Si elle constate qu’un prisonnier que les Forces canadiennes ont transféré aux autorités afghanes subit de mauvais traitements, la Commission doit immédiatement en aviser les Forces canadiennes.

[70]         Le 3 mai 2007, le Canada et l’Afghanistan ont conclu une seconde Entente régissant le transfèrement de prisonniers (la seconde Entente sur les prisonniers) [Entente sur le transfert des détenus conclue entre le gouvernement du Canada et le gouvernement de la République islamique d’Afghanistan] qui venait compléter la première Entente sur les prisonniers, laquelle continue d’avoir effet.

[71]                      La seconde Entente sur les prisonniers prévoit que les prisonniers transférés par les Forces canadiennes seront gardés dans un nombre restreint de prisons, de manière à pouvoir suivre la situation de chacun. Les établissements désignés sont les suivants : prison de la Direction nationale de la sécurité à Kandahar, prison centrale de Kandahar (Sarpoza), prison de la Direction nationale de la sécurité no 17 à Kaboul et prison de Pul-e-Charki, à Kaboul également.

[72]         En outre, d’après la seconde Entente, les représentants de la Commission indépendante des droits de l’homme en Afghanistan, du Comité international de la Croix-Rouge et du Canada auront tous accès aux prisonniers transférés aux autorités afghanes par les Forces canadiennes.

[73]         La seconde Entente prévoit aussi que les représentants canadiens doivent avoir donné leur accord pour qu’un prisonnier auparavant transféré des Forces canadiennes aux autorités afghanes soit confié à la garde d’un pays tiers.

[74]         Enfin, la seconde Entente sur les prisonniers dispose que toute allégation de mauvais traitements de prisonniers sous la garde des autorités afghanes fera l’objet d’une enquête par le gouvernement afghan et que les responsables de mauvais traitements seront poursuivis conformément au droit afghan et aux normes juridiques internationales applicables.

[75]         Le 22 janvier 2008, les défendeurs ont informé les demanderesses que les Forces canadiennes avaient suspendu le transfèrement de prisonniers jusqu’à ce qu’il soit de nouveau possible d’y procéder [traduction] « conformément aux obligations internationales du Canada ».

[76]         La décision de suspendre le transfèrement de prisonniers découle d’une [traduction] « allégation crédible de mauvais traitements » reçue le 5 novembre 2007 par les Canadiens qui suivent l’état des prisonniers transférés aux autorités afghanes.

[77]         La décision de suspendre le transfèrement a été prise par le colonel Christian Juneau, commandant adjoint de la Force opérationnelle en Afghanistan, en l’absence du général Laroche alors en congé.

[78]                      Le 24 janvier 2008, la Cour a entendu le témoignage du brigadier-général Joseph Paul André Deschamps sur la suspension du transfèrement de prisonniers; celui-ci a informé la Cour que le transfèrement était interrompu depuis le 5 novembre 2007.

[79]         Le brigadier-général Deschamps est affecté au Commandement de la Force expéditionnaire du Canada à Ottawa et il est le chef d’état-major responsable des opérations des Forces canadiennes déployées à l’extérieur du Canada, notamment  en Afghanistan.

[80]         D’après le brigadier-général Deschamps, la suspension du transfèrement était de nature temporaire et les Forces canadiennes demeuraient engagées à respecter la politique de la FIAS de transférer les détenus afghans aux autorités afghanes. Il a expliqué que la reprise du transfèrement était fort possible, mais qu’elle ne se produirait pas tant que le Canada ne serait pas convaincu qu’il pouvait aller de l’avant [traduction] « conformément à ses obligations juridiques internationales ».

[81]         En fait, tandis que la décision en l’espèce était en délibéré, la Cour a été informée que les Forces canadiennes avaient recommencé à transférer des détenus aux autorités afghanes à compter du 26 février 2008.

[82]         Comme l’a indiqué la Cour dans sa décision rejetant la requête en injonction interlocutoire présentée par les demanderesses, les éléments de preuve présentés par les demanderesses ont clairement établi qu’il existait des motifs de préoccupation réels et graves quant à l’efficacité des mesures prises avant le 5 novembre 2007 pour faire en sorte que les prisonniers transférés par les Forces canadiennes aux autorités afghanes ne soient pas soumis à de mauvais traitements : voir Amnesty International Canada c. Canada (Chef d’état-major de la Défense des Forces canadiennes), 2008 CF 162, au paragraphe 111 (la décision Amnesty no 2).

[83]         Depuis le 5 novembre 2007, les Forces canadiennes ont mis en œuvre d’autres mesures pour réduire le risque auquel sont exposés les prisonniers transférés à la garde des autorités afghanes, mais il n’est pas nécessaire, pour les besoins de la présente requête, de se prononcer sur l’efficacité ou le caractère suffisant de ces nouvelles mesures de protection.

[84]         Les défendeurs ont refusé, en invoquant des motifs de sécurité nationale, de fournir quelque information que ce soit sur l’identité ou le lieu où se trouvent des personnes précises que les Forces canadiennes ont emprisonnées.

[85]         Les défendeurs soutiennent toutefois que le Canada ne dispose d’aucun pouvoir juridique d’installer ou de gérer une prison à long terme en Afghanistan. Ainsi, selon eux, les Forces canadiennes n’ont pas été autorisées à emprisonner des personnes à long terme, ni par le gouvernement du Canada, ni par les commandants de la FIAS qui exercent une direction opérationnelle sur elles. Le gouvernement afghan n’a pas non plus autorisé une telle atteinte à sa souveraineté.

[86]         Ayant ainsi examiné le fondement factuel de l’espèce, et avant d’analyser la première des deux questions énoncées par la Cour, il convient de déterminer s’il y a lieu de répondre aux questions soulevées par la présente requête. L’analyse portera d’abord sur ce point.

III. LA COUR DOIT-ELLE RÉPONDRE AUX QUESTIONS?

[87]         Deux questions se posent à ce stade. Chacune exige de la Cour qu’elle examine la question de savoir s’il convient de répondre aux questions soulevées par la requête : en premier lieu, l’objet de la demande est-il susceptible d’un recours judiciaire et, en second lieu, existe-t-il un différend réel à trancher entre les parties?

[88]         Pour ce qui est de la première question, les défendeurs se sont  déjà demandés si  la conduite en cause en l’espèce comporte l’exercice de pouvoirs de prérogative et des enjeux de « politique de haut niveau », lesquels ne sont généralement pas susceptibles de recours judiciaire.

[89]         Ainsi, les défendeurs ont fait valoir il y a plusieurs mois que la présente demande de contrôle judiciaire devait être radiée au motif qu’elle exigeait de la Cour qu’elle se prononce sur la sagesse de l’exercice de pouvoirs de défense par le pouvoir exécutif de l’État, ce qui n’est pas le rôle du pouvoir judiciaire : voir la décision Amnesty no 1, aux paragraphes 121 à 125.

[90]         Cela étant, dans la mesure où l’avis de demande de contrôle judiciaire est fondé sur la Charte, les défendeurs ont également reconnu que la question est susceptible de recours judiciaire, conformément aux observations de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Operation Dismantle Inc. et autres c. La Reine et autres, [1985] 1 R.C.S. 441, aux pages 471 et 472 : voir la décision Amnesty no 1, au paragraphe 123.

[91]         Vu que la demande de contrôle judiciaire est entièrement fondée sur la Charte, la Cour a refusé de radier la demande au motif qu’elle ne serait pas susceptible de recours judiciaire : décision Amnesty no 1, au paragraphe 125. La décision n’a pas fait l’objet d’un appel et les défendeurs n’ont pas soulevé la question du caractère justiciable en ce qui a trait à la présente requête. Par conséquent, la Cour tient pour acquis que la question est susceptible de recours judiciaire.

[92]         Pour ce qui est de la seconde question, les cours doivent éviter en règle générale, lorsqu’il est question d’un litige constitutionnel, de se prononcer sur le droit, à moins d’y être contraintes en raison des faits de l’espèce : voir, par exemple, l’arrêt R. c. Hape, [2007] 2 R.C.S. 292, le juge Binnie, au paragraphe 184.

[93]         Cette mise en garde est particulièrement importante dans un cas comme celui-ci, qui soulève des questions importantes et nouvelles qui ne manqueront pas d’avoir des répercussions considérables pour ce qui est de l’exercice de la puissance militaire du Canada et qui pourraient avoir des conséquences dans des affaires qui vont bien au-delà  des faits de l’espèce.

[94]         À la lumière de ces considérations, la question de savoir si la Cour devrait répondre aux questions s’est posée à l’audition de la présente instance vu qu’à cette étape, le transfèrement de prisonniers était suspendu et que sa reprise, le cas échéant, n’était pas certaine.

[95]         Les parties ont convenu que les questions soulevées dans la présente requête ne sont pas théoriques et qu’elles se posent lors d’un différend réel—fondé sur une compréhension commune des faits—dont le règlement est essentiel à l’issue de la demande.

[96]         L’examen de l’avis de demande de contrôle judiciaire modifié confirme que les demanderesses sollicitent, à titre de réparation, plus que la simple interdiction de transférer des prisonniers à l’avenir. Elles sollicitent des jugements déclaratoires portant que les articles 7, 10 et 12 de la Charte s’appliquent aux personnes capturées et détenues par les Forces canadiennes, et que les défendeurs ont violé ces dispositions par leur conduite.

[97]         Dans l’avis de demande modifié, les demanderesses sollicitent également un jugement déclaratoire et une ordonnance de mandamus enjoignant aux défendeurs de se renseigner sur l’état des prisonniers déjà transférés à la garde d’autres pays et d’exiger qu’ils soient rendus à la garde du Canada.

[98]         Ces questions ne sont pas abordées ni par ailleurs touchées par la [traduction] « suspension temporaire » du transfèrement, ainsi que la décrivent les défendeurs.

[99]         En outre, comme on l’a vu ci-dessus, la Cour a été informée pendant que la décision était en délibéré que les Forces canadiennes avaient repris le transfèrement de prisonniers. Vu qu’il existe toujours clairement un différend réel entre les parties, la Cour est convaincue qu’il convient de répondre aux questions soulevées en l’espèce et passe maintenant à l’examen de la première des deux questions.

IV. LA CHARTE CANADIENNE DES DROITS ET LIBERTÉS S’APPLIQUE-T-ELLE, DURANT LE CONFLIT ARMÉ EN AFGHANISTAN, À LA DÉTENTION DE NON-RESSORTISSANTS DU CANADA PAR LES FORCES CANADIENNES OU À LEUR TRANSFÈREMENT AUX AUTORITÉS AFGHANES POUR QU’ELLES DÉCIDENT DES MESURES À PRENDRE À LEUR ÉGARD?

[100]                                       Pour répondre à la question, il faut d’abord examiner le libellé de la Charte lui-même, puis mener une analyse minutieuse de la jurisprudence récente de la Cour suprême du Canada portant sur l’application extraterritoriale de la Charte.

a) Le paragraphe 32(1) de la Charte

[101]                                       Le paragraphe 32(1) de la Charte est ainsi libellé :

                32. (1) La présente charte s’applique :

                a) au Parlement et au gouvernement du Canada, pour tous les domaines relevant du Parlement, y compris ceux qui concernent le territoire du Yukon et les territoires du Nord-Ouest;

                b) à la législature et au gouvernement de chaque province, pour tous les domaines relevant de cette législature.

[102]                                       Comme l’indique la Cour suprême du Canada, le paragraphe 32(1) précise quels acteurs sont liés par la Charte, ainsi que les pouvoirs, les fonctions et les activités de ces acteurs et de leurs mandataires auxquels elle s’applique : voir Hape, au paragraphe 32.

[103]                                       En précisant quels acteurs sont liés par la Charte, le paragraphe 32(1) indique clairement que la Charte vise à réglementer la conduite d’« acteurs étatiques » : voir Hape, au paragraphe 81.

[104]                                       Les défendeurs ont déjà mis en doute le fait que les Forces canadiennes en Afghanistan agissent à titre d’acteurs étatiques canadiens en l’espèce : voir la décision Amnesty no 1, au paragraphe 73.

[105]                                       Toutefois, pour les besoins de la présente requête, les défendeurs reconnaissent que dans l’exécution de leur mission en Afghanistan, en vertu de l’OEF et de la FIAS, les Forces canadiennes agissent effectivement à titre d’acteurs étatiques canadiens.

[106]                                      Il faut signaler que le paragraphe 32(1) ne limite pas expressément l’application territoriale de la Charte. Par conséquent, il incombe aux tribunaux d’interpréter la portée de son application : voir Hape, au paragraphe 33.

[107]                                       La Cour suprême du Canada s’est récemment prononcée précisément sur cette question dans l’arrêt R. c. Hape, quoique dans un contexte factuel différent. L’opinion de la Cour suprême est à l’évidence cruciale lors de l’analyse en l’espèce, et il importe de bien comprendre ses observations dans cette instance. C’est ce que la Cour aborde maintenant.

b) L’arrêt R. c. Hape

[108]                                      L’arrêt R. c. Hape pose la question de la recevabilité de la preuve recueillie à l’étranger dans une instance pénale au Canada.

[109]                                      L’inculpé était un homme d’affaires canadien soupçonné de blanchiment d’argent suivant la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 1996, ch. 19. Pendant le procès criminel tenu au Canada, des éléments de preuve recueillis par la Gendarmerie royale du Canada (GRC) lors de son enquête dans les îles Turks et Caicos ont été jugés recevables.

[110]                                       La GRC a demandé aux autorités policières des îles Turks et Caicos la permission de poursuivre l’enquête dans ce pays et de fouiller et perquisitionner les locaux de la société d’investissement de l’inculpé, ce à quoi les autorités ont accédé en précisant que les agents de la GRC seraient soumis à l’autorité d’un policier des îles Turks et Caicos.

[111]                                      Sans avoir obtenu de mandat au préalable, une procédure à l’évidence inexistante dans les îles Turks et Caicos, les agents de la GRC ont effectué des fouilles et des perquisitions aux locaux de la société d’investissement au cours desquelles ils ont saisi des dossiers qui ont été déposés en preuve lors du procès criminel de l’inculpé.

[112]                                      La question en litige dans Hape était donc de savoir si la preuve documentaire recueillie lors des fouilles et perquisitions était recevable pendant le procès de l’inculpé au Canada, à la lumière du droit garanti à l’article 8 de la Charte d’être protégé contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives.

[113]                                       Plus précisément, la question dont était saisie la Cour suprême du Canada était de savoir si la Charte s’appliquait aux activités d’exécution de la loi menées à l’étranger par des policiers canadiens.

[114]                                       À l’unanimité, les juges de la Cour suprême ont  rejeté le pourvoi interjeté contre la déclaration de culpabilité, quoiqu’ils aient fourni trois séries de motifs pour éclairer leur conclusion.

[115]                                      S’exprimant pour les juges majoritaires, le juge LeBel indique que la Charte ne s’applique généralement pas aux fouilles, aux perquisitions et aux saisies hors frontières et ne s’applique pas aux fouilles, perquisitions et saisies en cause dans Hape. À son avis, le droit de l’État où ont eu lieu les actes s’applique, sous réserve du droit à un procès équitable au Canada.

[116]                                       Pour en arriver à cette conclusion, le juge LeBel fonde son analyse sur les principes du droit international régissant la compétence extraterritoriale et sur les diverses assises à partir desquelles cette compétence extraterritoriale peut s’exercer.

[117]                                      Les observations du juge s’ouvrent par l’explication que la « compétence renvoie au pouvoir de l’État d’exercer son autorité et ses attributions publiques à l’égard de personnes, d’actes et d’événements ». Cet exercice de la compétence de l’État revêt diverses formes : voir Hape, aux paragraphes 57 et 58.

[118]                                       La première forme est la compétence normative qui confère le pouvoir d’adopter des lois qui ont un effet extraterritorial. Cette compétence existe s’il y a un lien important et réel entre le pays qui adopte la loi et la question visée par cette loi. Par exemple, en se fondant sur le principe de la nationalité, un tel rapport pourrait être établi par une loi qui s’appliquerait aux ressortissants d’un pays qui se trouvent à l’étranger.

[119]                                       La seconde forme de compétence extraterritoriale est la compétence d’exécution, au paragraphe 58 :

La compétence d’exécution permet de recourir à des moyens coercitifs pour faire respecter règles, prescriptions ou droits 
[…] [traduction] « la compétence d’exécution s’entend du pouvoir de l’État de prendre des mesures pour donner effet à ses lois (y compris le pouvoir de la police ou d’autres acteurs étatiques de faire enquête, qui pourrait être appelé compétence d’enquête) » […] [Renvois omis.]

Le pouvoir de l’État de faire appliquer ses lois sur le territoire d’un autre État souverain est beaucoup plus limité.

[120]                                      La dernière forme de compétence extraterritoriale est la compétence juridictionnelle, qui consiste dans le pouvoir des tribunaux d’un État « de régler des différends ou d’interpréter la loi au moyen de décisions ayant force obligatoire » : Hape, au paragraphe 58.

[121]                                      En examinant la question de l’application extraterritoriale de la Charte, la Cour suprême note que « [p]ouvoir normatif et pouvoir d’exécution sont nécessaires à l’application de la Charte ». La Charte prévoit ce que les mandataires de l’État peuvent ou ne peuvent pas faire dans l’exercice du pouvoir public, mais elle ne peut s’appliquer que si l’on peut faire respecter ses dispositions : Hape, au paragraphe 85.

[122]                                      La compétence extraterritoriale est régie par le droit international et ne relève donc pas de la seule volonté des États individuels : voir Hape, au paragraphe 65, et l’Affaire du « Lotus » (1927), C.P.J.I. sér. A, no 10.

[123]                                      De plus, le juge LeBel note que la Cour permanente de justice internationale énonce, dans l’Affaire du « Lotus », que la compétence « ne pourrait être exercée hors du territoire, sinon en vertu d’une règle permissive découlant du droit international coutumier ou d’une convention » : voir Hape, au paragraphe 65, citant l’Affaire du « Lotus », aux pages 18 et 19.

[124]                                      Le juge LeBel continue ainsi, au paragraphe 65 :

S’il est vrai que le droit international reconnaît la compétence extraterritoriale normative, d’exécution ou juridictionnelle , il lui impose des limites strictes fondées sur les principes de l’égalité souveraine, de la non-intervention et de la territorialité. Le principe de non-intervention veut qu’un État s’abstienne d’invoquer sa compétence d’exécution extraterritoriale dans un domaine où, suivant le principe de la souveraineté territoriale, l’autre État peut exercer son pouvoir décisionnel en toute liberté et autonomie […] Par conséquent, il est bien établi qu’un État peut faire appliquer ses lois à l’étranger seulement s’il obtient le consentement de l’État en cause ou, à titre exceptionnel, si le droit international l’y autorise par ailleurs. [Non souligné dans l’original.]

[125]                                       Le juge LeBel remarque que le principe de la courtoisie, qui exige de chaque État qu’il respecte l’indépendance d’autres États souverains, influence l’interprétation des lois canadiennes si ces lois sont susceptibles d’avoir une incidence sur les lois d’autres États : Hape, aux paragraphes 47 et 48.

[126]                                       Le juge LeBel indique en outre que le choix d’un système juridique relève du pouvoir inhérent de chaque État et qu’il s’agit d’un exercice de sa souveraineté territoriale. En droit international, tous les États sont souverains et égaux et il s’ensuit qu’un État ne peut exercer sa compétence à l’encontre de la compétence territoriale exclusive d’autres États.

[127]                                       Si les exigences de la Charte étaient appliquées à l’étranger sans le consentement de l’État en cause, il y aurait toujours, de ce fait même, atteinte à la souveraineté de cet État : arrêt Hape, au paragraphe 84. Par conséquent, les juges majoritaires de la Cour suprême sont d’avis que le droit canadien, y compris la Charte, ne pourrait être appliqué dans un autre État qu’avec le consentement de cet État.

[128]                                       À cet égard, le juge LeBel, au paragraphe 69 signale :

Qu’il soit de nature législative ou constitutionnelle, le droit canadien ne peut tout simplement pas être appliqué à l’étranger sans le consentement de l’État en cause. Cette conclusion découle non seulement des principes du droit international, mais aussi du texte même de la Charte, dont l’article 32 précise qu’elle ne s’applique qu’aux domaines relevant du Parlement ou des législatures provinciales. S’il n’obtient pas le consentement de l’autre État, le Canada ne peut exercer sa compétence d’exécution lorsque l’objet de cette dernière se trouve sur le territoire de cet autre État. Comme il ne peut alors être donné effet au droit canadien, le domaine échappe à la compétence du Parlement et des législatures provinciales.

[129]                                       Il en découle que l’enquête criminelle menée hors du Canada n’était pas, de l’avis des juges majoritaires, un domaine « relevant du Parlement », puisque le Parlement du Canada n’avait pas compétence pour autoriser l’application du droit canadien dans les îles Turks et Caicos sans le consentement de cet État. Aucun consentement du genre n’avait été donné.

[130]                                       Le juge LeBel note toutefois que même sans le consentement de l’État d’accueil, la preuve recueillie à l’étranger pourrait être écartée lors d’un procès au Canada. Qui plus est, les juges majoritaires estiment que le principe de la courtoisie ne pourrait autoriser le Canada à engager des enquêtes à l’étranger en contravention de ses obligations internationales en matière de droits de l’homme.

[131]                                       En décidant de la question de l’application de la Charte à une enquête à l’étranger, le juge, s’exprimant au nom de la majorité, énonce le critère suivant, au paragraphe 113 :

                Je résumerai maintenant la méthode grâce à laquelle on peut déterminer si la Charte s’applique à une enquête à l’étranger. La première étape consiste à se demander si l’acte considéré tombe sous le coup du par. 32(1) et est soumis à la Charte. En raison de la présence des deux alinéas du par. 32(1), deux sous-questions se posent alors. Premièrement, l’acte a-t-il été accompli par un acteur étatique canadien? Deuxièmement, dans l’affirmative, il peut se révéler nécessaire, selon les faits de l’espèce, de déterminer si une exception au principe de souveraineté justifie l’application de la Charte aux activités extraterritoriales de l’acteur étatique. Dans la plupart des cas, aucune ne vaudra, et la Charte n’aura pas d’effet. Le tribunal passe alors à la seconde étape –— déterminer si la preuve obtenue à l’issue de l’enquête à l’étranger doit être écartée au motif qu’elle est de nature à compromettre l’équité du procès.

[132]                                       Au nom de deux de ses collègues, le juge Bastarache indique dans ses motifs que la Charte pourrait avoir une application extraterritoriale, même s’il est d’accord avec les juges majoritaires que le droit protégé par l’article 8 n’a pas été enfreint au vu des faits de l’espèce.

[133]                                       Le juge Bastarache est toutefois d’avis que le consentement n’est pas un critère utile pour déterminer si la Charte jouit d’une application extraterritoriale, car il estime que la participation de représentants canadiens à une opération à l’étranger suppose nécessairement le consentement de l’État d’accueil.

[134]                                       Le juge Bastarache propose plutôt de se reporter à une présomption réfutable du respect des principes fondamentaux de la Charte lorsqu’un policier canadien a agi conformément aux règles de droit et de procédure de pays démocratiques étrangers.

[135]                                       Ainsi, dans les cas où l’État d’accueil assujettit les policiers canadiens à ses lois, la Charte continuerait à s’appliquer aux actes des agents canadiens. Cela étant, le juge Bastarache estime qu’on ne pourrait conclure à une violation de la Charte si les actes des agents étaient compatibles avec les lois de l’État d’accueil et avec les principes fondamentaux de la Charte.

[136]                                       Le juge Bastarache estime aussi que la Charte devrait s’appliquer aux actes des représentants canadiens participant à une opération à l’étranger dans les cas où l’État d’accueil ne participe aucunement à une enquête, ni n’assujettit les agents à ses propres lois.

[137]                                      Dans une troisième série de motifs, le juge Binnie convient que la Charte ne s’applique pas aux actes de la GRC en litige dans Hape, car les éléments de preuve ont été saisis sous l’autorité du service policier local, conformément au droit local. Il est également d’accord que l’application de la Charte à la conduite des policiers canadiens dans les îles Turks et Caicos aurait un « effet extraterritorial inacceptable », car elle constitue une atteinte à la souveraineté de ce pays.

[138]                                      Tout en souscrivant au résultat, le juge Binnie met en garde la Cour contre les généralisations sur l’absence d’effet extraterritorial de la Charte. Il signale que « des questions graves et de la plus haute importance ont été soulevées quant à la mesure dans laquelle, le cas échéant, une charte des droits inscrite dans la Constitution continue de régir à l’étranger les autorités chargées de la sûreté de l’État et du respect de la loi » : Hape, au paragraphe 184.

[139]                                      Le juge Binnie analyse ensuite précisément le cas dont nous sommes saisis et le décrit comme soulevant « le genre de questions dont notre Cour pourrait un jour être saisie, bénéficiant alors d’une argumentation approfondie et savante sur l’application extraterritoriale de la Charte » : Hape, au paragraphe 184.

[140]                                       Le juge Binnie poursuit en indiquant que des affaires comme celle-ci ne donneront pas nécessairement lieu à un procès au Canada et qu’elles ne feront pas intervenir, par conséquent, « le potentiel réparateur du par. 24(2) de la Charte qui, dans certaines circonstances, permet d’écarter un élément de preuve lors du procès au Canada » : Hape, au paragraphe 185.

[141]                                       Toutefois, le juge Binnie a explicitement laissé en suspens la question de savoir si un Canadien lésé par le comportement extraterritorial d’une autorité canadienne devrait se voir refuser une réparation fondée sur la Charte dans le cas où il ne fait pas l’objet d’un procès pénal au Canada : Hape, au paragraphe 187.

[142]                                       Il faut signaler à cette étape-ci que les parties reconnaissent qu’aucun Canadien ne se trouve au nombre des prisonniers en l’espèce.

[143]                                       Comme on l’a vu précédemment, le critère dégagé par les juges majoritaires dans Hape exige que la Cour détermine si l’acte en question tombe sous le coup du paragraphe 32(1) de telle sorte que la Charte s’y applique. Pour répondre à cette question, la Cour doit conclure que l’acte a été accompli par un acteur étatique canadien. Les défendeurs reconnaissent maintenant que les Forces canadiennes tombent sous le coup de la définition d’acteur étatique pour les besoins de la présente requête.

[144]                                       Dans un second temps, le critère de Hape exige de la Cour qu’elle décide s’il existe une exception au principe de la souveraineté qui justifie l’application de la Charte aux activités extraterritoriales de l’acteur étatique canadien. Se fondant sur le principe de la souveraineté de l’État en droit international, les juges de la majorité sont d’avis que le droit canadien, y compris la Charte, ne pourrait ordinairement être appliqué à l’étranger sans le consentement de l’État en cause : Hape, au paragraphe 69.

[145]                                       Par conséquent, pour répondre à la première question soulevée par la présente requête, la Cour doit établir si le gouvernement afghan a donné son consentement à l’application du droit canadien, y compris de la Charte, à la conduite des membres des Forces canadiennes relativement à l’emprisonnement de personnes sur le sol afghan.

[146]                                       Toutefois, avant de traiter de la question du consentement, il importe de noter que les demanderesses soutiennent que le Parlement a le pouvoir d’adopter des lois qui régissent les Forces canadiennes et qu’il l’a fait en adoptant la Loi sur la défense nationale, L.R.C. (1985), ch. N-5. Par conséquent, les demanderesses font valoir que la conduite des Forces canadiennes en Afghanistan est manifestement une question « relevant du Parlement », telle que le prévoit l’article 32 de la Charte.

[147]                                       Le problème, en ce qui concerne la position des demanderesses, est que la même observation aurait pu être faite à l’égard de la GRC dans Hape, compte tenu de la Loi sur la Gendarmerie royale du Canada, L.R.C. (1985), ch. R-10.

[148]                                       Cela étant, les juges majoritaires dans Hape sont d’avis que l’enquête criminelle menée à l’étranger n’est pas un domaine « relevant du Parlement » puisque ce dernier n’a pas compétence pour autoriser l’application du droit canadien dans les îles Turks et Caicos sans le consentement de cet État.

[149]                                       De la même manière, en l’espèce, le Canada en tant qu’État étranger n’a pas normalement le pouvoir d’emprisonner des non-ressortissants canadiens, y compris des ressortissants afghans, en territoire afghan, sans le consentement de l’Afghanistan.

[150]                                       Il s’impose donc d’établir si le gouvernement afghan a consenti à l’application du droit canadien, y compris de la Charte, aux membres des Forces canadiennes relativement à l’emprisonnement en Afghanistan de non-ressortissants canadiens. Le point est traité ci-dessous.

c) Le gouvernement afghan a-t-il consenti à l’application du droit canadien, y compris de la Charte?

[151]                                       La Cour suprême n’a pas estimé nécessaire, dans Hape, de déterminer à quelles conditions et de quelle manière le consentement de l’État d’accueil peut être établi, car celui-ci n’a été ni prouvé ni allégué dans cette instance : voir le paragraphe 106.

[152]                                       En l’espèce, les demanderesses soutiennent que le gouvernement afghan a implicitement consenti à étendre la compétence du Canada au territoire afghan et pour le prouver, elles signalent que l’Afghanistan a cédé d’importants pouvoirs au Canada, y compris, ce qui est encore plus important, le monopole habituel de l’État sur le recours au pouvoir coercitif sur son territoire.

[153]                                       Plus particulièrement, les demanderesses s’appuient sur le fait que l’Afghanistan a donné au personnel des Forces canadiennes le pouvoir d’user de force, y compris de force mortelle, envers les ressortissants afghans, ainsi que le pouvoir d’emprisonner des ressortissants afghans en tous lieux à l’intérieur de son territoire.

[154]                                       De plus, les demanderesses font observer que le gouvernement afghan a laissé à l’entière discrétion des Forces canadiennes la question de décider s’il y a lieu de transférer des prisonniers sous garde canadienne à la garde de l’Afghanistan ou de tout autre pays, et du moment où il convient de le faire.

[155]                                       Les demanderesses font valoir que le libellé [traduction] « général et non limitatif » des Arrangements techniques, ainsi que celui de la première et de la deuxième Ententes sur les prisonniers, laissent croire que l’Afghanistan a en effet consenti à ce que les prisonniers sous la garde des Forces canadiennes jouissent des droits et des protections de la Charte.

[156]                                       Comme il a été signalé précédemment, il ne fait aucun doute que le Canada est engagé dans des opérations militaires en Afghanistan avec le consentement du gouvernement afghan. Il ne s’ensuit pas nécessairement toutefois qu’en consentant à la présence de troupes canadiennes sur le territoire afghan au titre de la FIAS et de l’OEF, le gouvernement afghan a consenti à l’application sur son territoire de la panoplie complète des lois canadiennes.

[157]                                       Qui plus est, l’examen de la preuve documentaire exposant la nature et la portée de la participation de la communauté internationale, incluant le Canada, en Afghanistan, révèle qu’en consentant à la présence de troupes étrangères sur son territoire, le gouvernement afghan n’a pas souscrit à la déchéance intégrale de sa souveraineté.

[158]                                       À cet égard, le Pacte pour l’Afghanistan est un document fondamental. Il ressort clairement du Pacte que la communauté internationale n’a pas voulu que l’Afghanistan cède sa compétence aux États qui participent à des opérations sur son territoire, mais qu’elle s’est plutôt engagée à appuyer la souveraineté afghane sur l’ensemble de son territoire et à assurer le respect de cette souveraineté, même lors d’opérations militaires dans le pays.

[159]                                       Rien dans le Pacte pour l’Afghanistan ne permet de conclure que l’Afghanistan ait consenti à l’application du droit canadien — ou d’ailleurs de tout autre droit étranger — sur son territoire.

[160]                                       En fait, le Pacte pour l’Afghanistan traite précisément de la question de la protection des droits de l’homme sur le territoire afghan, en déclarant que le gouvernement afghan et la communauté internationale :

[traduction] […] réaffirment leur engagement de protéger et promouvoir les droits prévus par la constitution afghane et le droit international applicable, y compris les conventions internationales sur les droits de l’homme et d’autres instruments auxquels l’Afghanistan est partie. [Non souligné dans l’original.]

[161]                                      Cette disposition donne certes à croire qu’en ce qui concerne le gouvernement afghan, le régime des droits de l’homme qui régit la communauté internationale en Afghanistan est celui que prévoit la constitution afghane et le droit international applicable.

[162]                                       En ce qui concerne la relation entre les gouvernements de l’Afghanistan et du Canada, les deux pays ont expressément désigné le droit international, y compris le droit humanitaire international, comme étant le droit qui régit le traitement des prisonniers sous la garde du Canada.

[163]                                       Le document intitulé « Arrangements techniques conclus par le gouvernement du Canada et le gouvernement de la République islamique d’Afghanistan » est le premier à faire état de cette intention. L’article 1.1 en expose la portée :

[traduction] Les activités canadiennes en Afghanistan, notamment l’aide dans le conflit armé en cours, l’aide à la stabilisation et au développement sous la forme d’une équipe de reconstruction provinciale, l’aide au gouvernement de l’Afghanistan sous la forme d’une équipe consultative stratégique, la prestation de formation aux forces armées afghanes, et l’aide aux autorités chargées de l’application de la loi.

[164]                                      L’article 1.4 de l’Annexe des Arrangements techniques précise : [traduction] « En donnant effet aux Arrangements, les Parties agiront en tout temps de façon conforme à leurs obligations en vertu du droit international » (non souligné dans l’original).

[165]                                       Les Arrangements techniques traitent notamment du statut du personnel canadien en Afghanistan. À cet égard, l’article 1.2 de l’annexe des Arrangements techniques traduit l’engagement du Canada à [traduction] « prendre des dispositions pour que le personnel canadien […] respecte le droit international et s’abstienne de toute activité incompatible avec la nature de ses opérations ou de son statut en Afghanistan » (non souligné dans l’original).

[166]                                       Enfin, pour ce qui est du traitement des prisonniers, l’article 1.2 des Arrangements techniques prévoit qu’on accordera aux prisonniers [traduction] « le même traitement qu’aux prisonniers de guerre » et qu’ils seront transférés aux autorités afghanes [traduction] « conformément au droit international et sous réserve des assurances négociées concernant leur traitement et leur transfèrement » (non souligné dans l’original).

[167]                                       De plus, l’emploi de l’expression [traduction] « prisonniers de guerre » dans les Arrangements techniques est d’importance, car elle décrit un statut juridique reconnu et défini dans la branche du droit international applicable aux conflits armés, c’est-à-dire le droit humanitaire international. Celui-ci se fonde sur de nombreuses sources, dont des instruments tels que la Convention de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre du 12 août 1949, [1965] R.T. Can. no 20. Les droits des personnes emprisonnées pendant un conflit armé sont clairement définis par le droit humanitaire international.

[168]                                      Le gouvernement afghan a expressément consenti à l’application du droit canadien en territoire afghan dans certaines circonstances clairement définies. L’article 1.1 de l’annexe des Arrangements techniques dispose que [traduction] « le personnel canadien relèvera, en toutes circonstances et en tout temps, de la compétence exclusive de ses autorités nationales pour les infractions criminelles ou disciplinaires commises ».

[169]                                       Par contre, il est expressément indiqué à l’article 7(1)b) de l’annexe des Arrangements techniques que les ressortissants afghans sont exclus de la définition de [traduction] « personnel canadien » à l’égard duquel peut s’exercer la compétence pénale et disciplinaire du Canada.

[170]                                       Puisqu’il a expressément consenti à l’application du droit canadien dans les limites des circonstances décrites à l’article 1.1 de l’annexe des Arrangements techniques, il s’ensuit logiquement que le gouvernement afghan n’a pas consenti à l’application du droit canadien, y compris de la Charte canadienne des droits et libertés, dans d’autres circonstances.

[171]                                       En outre, comme il est expressément précisé qu’on accorde aux prisonniers le même traitement et les mêmes protections qu’on accorde aux prisonniers de guerre en droit international, il ne peut en être raisonnablement déduit que l’Afghanistan a consenti à l’application des lois canadiennes, y compris de la Charte, à ces prisonniers.

[172]                                       Plus précisément, le gouvernement afghan n’a pas consenti à ce que les droits garantis par la Charte soient conférés, sur son territoire, à ses ressortissants.

[173]                                       Cette conclusion est étayée par l’examen du libellé des ententes sur le transfèrement des prisonniers conclues par le Canada et l’Afghanistan.

[174]                                       La première Entente sur les prisonniers ne laisse nullement entendre que les normes applicables au traitement de prisonniers sous la garde du Canada en territoire afghan sont celles que prescrit le droit canadien, ni que les prisonniers afghans devraient jouir des droits conférés par la Charte. En fait, le libellé précis de la première Entente tend à indiquer le contraire.

[175]                                       Ainsi, l’article 3 de la première Entente sur les prisonniers prévoit que : « Les participants traiteront les détenus conformément aux exigences établies par la Troisième Convention de Genève » (non souligné dans l’original).

[176]                                       L’article 10 de la première Entente sur les prisonniers précise en outre :

Reconnaissant qu’ils ont l’obligation en vertu du droit international de s’assurer que les détenus continuent d’être traités et protégés avec humanité conformément aux exigences établies par la Troisième Convention de Genève, les participants, au moment du transfert d’un détenu, aviseront le Comité international de la Croix-Rouge par des voies nationales appropriées. [Non souligné dans l’original.]

[177]                                       Rien dans la seconde Entente sur les prisonniers ne vient modifier ces dispositions.

[178]                                       Il est donc clair que selon l’intention des États contractants, et en particulier selon l’intention de l’Afghanistan, les droits accordés aux prisonniers sous la garde du Canada en Afghanistan sont ceux que leur confèrent la constitution afghane et le droit international, y compris le droit humanitaire international, et non les droits garantis par la Charte canadienne des droits et libertés.

[179]                                       Les documents canadiens portant sur le traitement des prisonniers font également état du fait que le gouvernement afghan et celui du Canada ont convenu que les prisonniers sous la garde du Canada sont soumis aux régimes juridiques du droit afghan et du droit international.

[180]                                       Plus particulièrement, le Theatre Standing Order 321A de la Force opérationnelle interarmées en Afghanistan reconnaît que le droit international est la norme appropriée en matière de traitement de détenus. À cet égard, l’article 3 énonce que les Forces canadiennes ont pour politique que tous les détenus doivent être traités de la même manière que le sont les prisonniers de guerre et que cette norme est la plus stricte qui soit en droit international.

[181]                                       Qui plus est, selon l’article 18 du Theatre Standing Order 321A, les détenus sous la garde du Canada doivent être traités [traduction] « équitablement et avec humanité conformément au droit international applicable et à la doctrine des Forces canadiennes » (non souligné dans l’original).

[182]                                       À la lumière de ce qui précède, il est clair que l’Afghanistan a consenti à l’emprisonnement de ses ressortissants par les Forces canadiennes aux fins visées dans le Pacte pour l’Afghanistan, mais on ne peut soutenir que l’Afghanistan a consenti à l’application ou à l’exécution du droit canadien, y compris de la Charte canadienne des droits et libertés, dans le but d’encadrer l’action des Forces canadiennes à l’égard des prisonniers sous leur garde en territoire afghan.

[183]                                       En outre, le gouvernement afghan n’a pas consenti à ce que les droits garantis par la Charte canadienne soient conférés, sur son territoire, à des personnes qui n’ont pas la nationalité canadienne.

[184]                                       Par conséquent, il semble bien, eu égard à la décision de la Cour suprême du Canada dans Hape, que la Charte ne s’applique pas à la conduite des Forces canadiennes en cause en l’espèce.

[185]                                       Cela ne règle pas pour autant la question, cependant, car les demanderesses soutiennent que la stricte application du critère général établi par la Cour suprême du Canada dans Hape ne convient pas dans un cadre militaire et que la décision de savoir si la Charte s’applique aux activités militaires du Canada en territoire étranger ne repose pas uniquement sur la question du consentement.

[186]                                       Les demanderesses notent de plus que la Cour suprême du Canada a expressément dit qu’il était possible que dans des cas exceptionnels, la Charte ait un effet extraterritorial, nonobstant l’absence de consentement de l’État d’accueil. Selon elles, l’espèce est précisément un cas exceptionnel, ce dont il est traité ci-dessous.

d) L’« autorité militaire réelle sur la personne » comme critère d’application de la Charte

[187]                                       Les demanderesses soutiennent que le principe général dégagé par la Cour suprême du Canada dans Hape — c’est-à-dire que la compétence d’exécution du Canada en territoire étranger ne peut s’exercer, par respect pour la souveraineté de l’État étranger, sans son consentement — a été énoncé alors qu’il était question d’activités policières et ne devrait pas s’appliquer aux activités militaires en territoire étranger.

[188]                                       À cet égard, les demanderesses font valoir qu’il est facile de faire la distinction entre les faits à l’origine de la décision Hape et ceux de l’espèce, et qu’en outre, la Cour suprême du Canada a expressément reconnu qu’il peut y avoir des cas exceptionnels où le consentement de l’État d’accueil à l’application des lois canadiennes sur son territoire ne serait pas nécessaire et que la compétence du Canada pourrait être étendue en vertu d’un autre fondement : voir Hape, au paragraphe 65.

[189]                                       Les demanderesses font aussi valoir que l’application, aux fonctions des Forces canadiennes, du critère du consentement utilisé pour établir la portée extraterritoriale de la Charte est difficile, sinon impossible. Cela s’explique par le fait que les activités militaires sont foncièrement différentes des autres fonctions des acteurs étatiques.

[190]                                       Ainsi, les demanderesses soutiennent que la notion selon laquelle les Forces canadiennes doivent respecter l’égalité souveraine en toutes circonstances et n’agir qu’avec le consentement de l’État d’accueil, comme le font les enquêteurs policiers, est essentiellement dénuée de fondement. Au contraire des fonctions policières, les fonctions militaires comportent  nécessairement, à l’occasion, l’usage de la force, y compris de la force mortelle, en territoire étranger. Cela porte forcément atteinte à la souveraineté de l’autre État.

[191]                                       Par conséquent, les demanderesses soutiennent que le consentement de l’État souverain touché ne devrait pas être pris en compte dans la question de savoir si l’armée canadienne peut remplir des fonctions étatiques à l’intérieur du territoire d’un État étranger de sorte que la Charte s’applique.

[192]                                       Au soutien de leur argument selon lequel le consentement n’est pas un élément pertinent dans le cadre militaire, les demanderesses rappellent des cas précis où le Canada a déployé des militaires dans des conditions qui ne permettaient pas d’obtenir le consentement de l’État d’accueil, par exemple la mission militaire du Canada en Somalie où il n’existait pas de gouvernement comme tel qui soit en mesure d’accorder ce consentement.

[193]                                       De la même manière, les demanderesses signalent que les Forces canadiennes ont été déployées dans l’ex-Yougoslavie, où la souveraineté du territoire était contestée, et qu’il était impossible de dire quel État aurait pu légalement accorder un consentement.

[194]                                       En fait, les demanderesses soutiennent qu’il existe des situations exigeant de recourir à la force militaire—comme ce fut le cas à l’origine en Afghanistan—dans lesquelles les Forces canadiennes envahissent en fait le territoire d’un autre État dans le but exprès de renverser un gouvernement souverain. Dans de tels cas, il est évident que le consentement de l’État en cause ne sera jamais accordé.

[195]                                       Les demanderesses soutiennent par conséquent que le consentement est un [traduction] « critère indésirable » sur lequel fonder la portée de la Charte en cas d’intervention militaire.

[196]                                       Les demanderesses affirment que le critère pertinent pour décider si la Charte doit s’appliquer à une intervention militaire en territoire étranger est plutôt celui de [traduction] l’« autorité militaire réelle sur la personne ». Ainsi, les demanderesses soutiennent que la Charte doit s’appliquer dès que les Forces canadiennes ont l’autorité militaire réelle sur une personne, soit en l’emprisonnant, soit en la transférant.

[197]                                       Les demanderesses signalent qu’en l’espèce, les Forces canadiennes ont la pleine autorité à l’égard des prisonniers qu’elles détiennent et ne peuvent être contraintes à les transférer aux autorités afghanes ou à la garde d’un autre État. Dans de telles circonstances, la Charte s’applique, selon les demanderesses.

[198]                                       Au soutien de leur argument, les demanderesses signalent que l’analyse de la majorité dans Hape, qui concluait que la Charte n’a pas d’application extraterritoriale, est fondée sur le motif que les acteurs étatiques en cause ne disposaient pas des pouvoirs ou de la capacité de respecter ses exigences : voir Hape, au paragraphe 97.

[199]                                       Le corollaire, selon les demanderesses, est que lorsque les membres des Forces canadiennes ont la pleine autorité sur des personnes sous leur garde, la Charte doit s’appliquer.

[200]                                       Ainsi, les demanderesses soutiennent que lorsqu’une personne est arrêtée par le personnel des Forces canadiennes, emprisonnée dans un centre sous la direction des Forces canadiennes et soumise à l’emprisonnement ou à la libération au seul gré des Forces canadiennes, celle-ci relève de l’autorité réelle du Canada et devrait jouir des protections assurées par la Charte et les tribunaux canadiens.

[201]                                       Au soutien de leur argument que l’« autorité militaire réelle sur la personne » est le critère pertinent à appliquer à l’usage de la force militaire, les demanderesses se fondent sur la jurisprudence de la Chambre des lords, de la Cour suprême des États-Unis et de la Cour d’appel du district de Columbia, qui, selon elles, a établi que les lois nationales des droits de l’homme s’appliquent aux personnes emprisonnées par les forces militaires en Iraq et à la baie de Guantánamo : voir Al-Skeini and others v. Secretary of State for Defence, [2007] UKHL 26; Rasul v. Bush, 542 U.S. 466 (2004); et Omar v. Harvey, 479 F.3d 1 (D.C. Cir. 2007).

[202]                                       Les demanderesses invoquent aussi la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, y compris la décision Banković et autres c. Belgique et 16 autres pays contractants, requête no 52207/99, décision en date du 12 décembre 2001 (C.E.D.H. (Grande Chambre)) et l’arrêt Issa et autres c. Turquie, requête no 31821/96, arrêt en date du 16 novembre 2004 (C.E.D.H.).

[203]                                       Enfin, les demanderesses citent de récentes observations du Comité des droits de l’homme des Nations Unies (Observation générale no 31 : La nature de l’obligation juridique générale imposée aux États parties au Pacte (26 mai 2004, CCPR/C/21/Rev.1/Add.13)) et du Comité contre la torture des Nations Unies (Observation générale no 2 : Application de l’article 2 par les États parties (23 novembre 2007, CAT/C/GC/2/CPR.1/Rev.4)), qui tous deux préconisent l’utilisation d’un critère d’autorité de facto ou de jure des prisonniers pour fonder l’exercice de la compétence extraterritoriale en matière des droits de l’homme.

[204]                                       L’idée d’un critère d’application de la Charte fondé sur l’autorité militaire réelle sur la personne en cause présente un certain intérêt, mais les arguments des demanderesses en faveur de l’utilisation du critère en l’espèce soulèvent un certain nombre de problèmes.

[205]                                       En premier lieu, les épisodes historiques proposés par les demanderesses comme  exemples des motifs pour lesquels le critère énoncé par la Cour suprême du Canada dans Hape ne s’applique pas dans le cadre militaire sont clairement distincts du cadre factuel en l’espèce.

[206]                                       Ainsi, au contraire de la situation à laquelle ont été confrontées les Forces canadiennes en Somalie, il existe en Afghanistan un gouvernement démocratiquement élu et reconnu par la communauté internationale en mesure de consentir, s’il le veut, à l’application de lois étrangères aux activités qui se déroulent sur son territoire.

[207]                                       De la même manière, au contraire de la situation à laquelle ont été confrontées les Forces canadiennes dans l’ex-Yougoslavie, et en dépit des tentatives énergiques des insurgés en Afghanistan, la communauté internationale n’a pas de doute quant à qui est en droit d’accorder un consentement en l’espèce.

[208]                                       Il est vrai que le Canada s’est d’abord rendu en Afghanistan en 2001 avec l’intention expresse de renverser le régime des talibans alors au pouvoir dans ce pays, mais il ne s’y trouve pas en ce moment en tant que force d’occupation. Le Canada est en Afghanistan pour aider à sécuriser et à reconstruire ce pays, avec l’appui de la communauté internationale, l’approbation des Nations Unies et le consentement du gouvernement afghan.

[209]                                       Il n’est ni nécessaire ni indiqué de décider si le critère énoncé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Hape doit s’appliquer dans tous les cas où la puissance militaire du Canada s’exerce en territoire étranger, y compris dans des conditions comme celles qui ont pu exister en Somalie et dans l’ex-Yougoslavie.

[210]                                       Dans le cas de la présence actuelle du Canada en Afghanistan, le gouvernement légitime de cet État aurait pu consentir à l’application de l’ensemble des lois canadiennes sur le sol afghan, mais ne l’a pas fait.

[211]                                       La Cour suprême du Canada a clairement indiqué, dans l’arrêt Hape, que selon le droit international, lorsqu’un gouvernement légitime est en place, le droit canadien ne peut s’appliquer sur le territoire de l’État en cause qu’avec son consentement, à moins de circonstances tout à fait exceptionnelles.

[212]                                       Dans de telles circonstances, compte tenu du raisonnement des juges majoritaires dans Hape, soutenir que la Charte canadienne des droits et libertés s’applique néanmoins aux actes des Forces canadiennes relativement à l’emprisonnement et au transfèrement de prisonniers en Afghanistan aurait pour effet de porter une atteinte inadmissible à la souveraineté de ce pays, et ce, d’une manière contraire au droit international.

[213]                                       Les demanderesses invoquent également la jurisprudence internationale pour soutenir qu’il s’agit d’un cas exceptionnel du type envisagé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Hape. D’importantes différences distinguent cependant les faits de l’espèce des faits sous-jacents aux décisions invoquées par les demanderesses.

[214]                                       De plus, une  lecture attentive des décisions et des commentaires invoqués par les demanderesses laisse croire que la jurisprudence internationale à cet égard est quelque peu incertaine et que l’opinion dominante ne permet pas de conclure autrement, pour ce qui est de l’application de la Charte en l’espèce, que ne l’a fait la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Hape.

[215]                                       Je me reporte en premier lieu, dans l’examen de la jurisprudence internationale invoquée par les demanderesses, à la décision Banković de la Cour européenne des droits de l’homme, reconnue comme l’autorité prééminente en matière d’application extraterritoriale de lois et conventions sur les droits de l’homme : voir l’arrêt Al-Skeini, au paragraphe 68.

[216]                                       Il s’agit, dans l’affaire Banković, d’une action intentée par les membres des familles de personnes tuées lorsqu’un missile tiré par un avion de l’OTAN a touché le siège de la Radio-télévision serbe. Une personne blessée dans l’attaque faisait également partie des requérants. Les requérants alléguaient que divers articles de la Convention européenne des droits de l’homme [Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 4 novembre 1950, 213 R.T.N.U. 221] avaient été violés. Les défendeurs étaient les États membres de l’OTAN en cause.

[217]                                       Avant qu’elle ne soit tranchée sur le fond, l’affaire a été renvoyée à la Grande Chambre de la Cour européenne des Droits de l’Homme [Cour européenne] pour une décision sur la question de la compétence.

[218]                                       Pour que soit étendue la protection de la Convention européenne aux victimes de l’attaque, il était allégué au nom des requérants que la capacité des défendeurs de frapper l’immeuble dans lequel se trouvaient les victimes décédées ou blessées montrait que les défendeurs exerçaient, à leur endroit, une autorité telle qu’elle les plaçait sous l’autorité des États défendeurs.

[219]                                       Dans son analyse de la question de savoir si les victimes relevaient de l’autorité des États défendeurs en raison de leurs actes extraterritoriaux, la Grande Chambre observe que la juridiction est d’abord territoriale. Un État ne peut exercer sa juridiction sur le territoire d’un autre État sans le consentement, l’invitation ou l’acquiescement de ce dernier, à moins que le premier ne soit un État occupant : décision Banković, aux paragraphes 60 et 63.

[220]                                       La Grande Chambre a conclu qu’il n’existait pas de lien juridictionnel entre les victimes de l’attaque aérienne et les défendeurs. Les requérants et leurs proches ne relevaient donc pas de la juridiction des États défendeurs du fait de l’acte extraterritorial en cause : décision Banković, au paragraphe 82.

[221]                                       En arrivant à cette conclusion, la Grande Chambre note, au paragraphe 71 :

                En résumé, il ressort de sa jurisprudence que la Cour n’admet qu’exceptionnellement qu’un État contractant s’est livré à un exercice extraterritorial de sa compétence : elle ne l’a fait jusqu’ici que lorsque l’État défendeur, au travers du contrôle effectif exercé par lui sur un territoire extérieur à ses frontières et sur ses habitants par suite d’une occupation militaire ou en vertu du consentement, de l’invitation ou de l’acquiescement du gouvernement local, assumait l’ensemble ou certains des pouvoirs publics relevant normalement des prérogatives de celui-ci. [Non souligné dans l’original.]

[222]                                      Trois ans après la décision Banković, la Cour européenne des Droits de l’Homme a eu l’occasion d’étudier à nouveau la question de la compétence extraterritoriale dans l’arrêt Issa, précité, portant sur la requête introduite à la suite du décès de plusieurs bergers dans le Nord de l’Iraq. Les requérantes alléguaient que les bergers avaient été tués par l’armée turque qui menait des opérations dans la région. La Turquie s’est opposée en affirmant que les bergers n’avaient jamais relevé de sa compétence.

[223]                                       En ce qui concerne la question de la compétence, la Cour européenne énonce ce qui suit dans l’arrêt Issa, au paragraphe 71 :

[traduction] […] un État peut aussi être tenu responsable de la violation des droits et libertés garantis par la Convention à des personnes qui se trouvent sur le territoire d’un autre État, mais qui sont soumises à l’autorité et au contrôle exercés par le premier État par l’intermédiaire de ses agents agissant — légalement ou non — dans le second […] Dans ce cas, la responsabilité découle du fait que l’article premier de la Convention ne peut être interprété comme autorisant un État partie à commettre sur le territoire d’un autre État des violations de la Convention qu’il ne pourrait commettre sur son propre territoire. [Non souligné dans l’original.]

[224]                                       Dans son examen de la question de savoir si les bergers se trouvaient sous l’autorité ou le contrôle réel de la Turquie au moment de leur décès, et donc de son ressort, la Cour européenne n’écarte pas la possibilité qu’en raison des opérations militaires qu’elle menait, la Turquie ait [traduction] « exercé, temporairement, une autorité globale réelle sur une partie du territoire du Nord de l’Iraq » : arrêt Issa, au paragraphe 74.

[225]                                       De l’avis de la Cour européenne, s’il avait été possible d’établir que la Turquie exerçait une autorité globale réelle sur la région en cause en Iraq et que les victimes se trouvaient dans cette région de l’Iraq au moment de leur décès, il aurait été logique de conclure qu’elles se trouvaient alors sous l’autorité de la Turquie : arrêt Issa, au paragraphe 74.

[226]                                       La requête a toutefois été rejetée au motif que la Turquie n’exerçait pas, à l’époque pertinente, d’autorité globale réelle sur le Nord de l’Iraq : arrêt Issa, au paragraphe 75.

[227]                                       L’analyse, dans l’arrêt Issa, repose principalement sur le critère de l’« autorité réelle sur le territoire » comme étant celui qui s’applique pour établir la compétence extraterritoriale : voir, par exemple, le paragraphe 69. Dans cette mesure, l’arrêt est conforme à la décision antérieure Banković de la Cour européenne des droits de l’homme.

[228]                                       Cela étant, la citation susmentionnée tirée du paragraphe 71 de l’arrêt Issa donne à comprendre qu’il pourrait y avoir compétence extraterritoriale non seulement lorsqu’un État exerce une autorité réelle sur le territoire d’un autre État, mais aussi lorsqu’une personne est soumise [traduction] « à l’autorité et au contrôle » d’un État étranger par l’intermédiaire des agents de cet État agissant dans le premier État.

[229]                                       Il semble par conséquent que la Cour européenne pourrait avoir adopté, dans l’arrêt Issa, un point de vue plus large sur le fondement de la compétence extraterritoriale en matière de droits de l’homme qu’elle ne l’avait auparavant fait dans la décision Banković.

[230]                                       Cette divergence apparente de la jurisprudence de la Cour européenne a été longuement analysée dans les motifs de plusieurs lords juges dans l’arrêt Al-Skeini. À cet égard, lord Rodger of Earlsferry note qu’il a été difficile de concilier l’arrêt Issa avec la jurisprudence antérieure de la Cour européenne et notamment avec la décision Banković : voir l’arrêt Al-Skeini, au paragraphe 75.

[231]                                       Lord Rodger mentionne en outre que la Cour européenne semble s’être attardée, dans l’arrêt Issa, à [traduction] « l’activité de l’État contractant plutôt qu’à l’exigence que la victime relève de sa compétence » : arrêt Al-Skeini, au paragraphe 75.

[232]                                      Lord Rodger conclut par conséquent ce qui suit : [traduction] « Dans de telles circonstances, quoique l’arrêt Issa traite de la présence de l’armée turque en Iraq, je ne considère pas que cet élément de l’arrêt fournit à la  Chambre des indications motivées sur lesquelles elle peut s’appuyer en l’espèce pour régler la question de la compétence. »

[233]                                      La baronne Hale of Richmond, qui partage cet avis, écrit au paragraphe 91 de sa décision : [traduction] « Il y a plus d’enseignements à tirer de la décision  de la Grande Chambre dans l’affaire Banković […] qu’il y en a des observations de la Chambre dans l’arrêt Issa ».

[234]                                      De même, lord Brown of Eaton-Under- Heywood convient que dans la mesure où l’arrêt Issa peut être interprété comme élargissant la notion de compétence par rapport à celle qui est exposée dans la décision Banković, celle-ci  est plus solide en droit : voir les paragraphes 125 à 132 de ses motifs. À l’appui de cette conclusion, lord Brown note en outre que la décision Banković est une décision de la Grande Chambre de la Cour européenne, au contraire de l’arrêt Issa.

[235]                                       Je suis d’accord, pour les motifs exposés par la Chambre des lords dans l’arrêt Al-Skeini, que le droit dans la décision Banković est plus solide que le droit dans l’arrêt Issa.

[236]                                       Avant de passer à l’examen du fond de la décision de la Chambre des lords dans l’arrêt Al-Skeini, je traiterai brièvement des arrêts américains invoqués par les demanderesses ainsi que des Observations des organes des Nations Unies qu’elles citent.

[237]                                       Il est facile de faire une distinction entre l’arrêt Rasul v. Bush et la présente espèce. Les tribunaux américains ont conclu que la compétence des États-Unis régit les personnes sous la garde des autorités militaires à la prison militaire de la baie de Guantánamo en raison du fait que, conformément au bail conclu par les États-Unis et la République de Cuba, les États-Unis disposent [traduction] « de la pleine compétence et de l’autorité entière » à l’égard de la base militaire et de l’aire qu’elle occupe : voir l’arrêt Rasul, partie I, le juge Stevens.

[238]                                       Dans l’arrêt Omar  v. Harvey, la Cour d’appel des États-Unis a conclu qu’une personne emprisonnée par l’armée américaine en Iraq relève de la compétence des tribunaux des États-Unis parce qu’elle est [traduction] « sous garde en vertu des pouvoirs ou des pouvoirs apparents des États-Unis ». Il semble toutefois que cette compétence découle du libellé précis de la loi américaine en matière d’habeas corpus : 28 U.S.C. § 2241. Il convient aussi de mentionner que M. Omar est ressortissant américain.

[239]                                       En ce qui concerne les Observations des comités des Nations Unies, il s’agit, comme l’ont fait remarquer les défendeurs, de recommandations émanant de groupes qui défendent des intérêts. Il est clair que les Observations reflètent le point de vue de personnes compétentes, mais elles ne rendent pas compte de l’état actuel du droit international et représentent plutôt l’orientation que, de l’avis de ces groupes, le droit devrait prendre à l’avenir.

[240]                                       Il y a lieu de signaler aussi que les Observations du Comité des droits de l’homme des Nations Unies invoquées par les demanderesses comme étant favorables à l’extension de la compétence extraterritoriale en matière de droits de l’homme découlent de son examen de la portée des obligations juridiques des États parties en vertu de l’article 2 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques [19 décembre 1966, [1976] R.T. Can. no 47]. Les Observations ne traitent pas de la portée extraterritoriale des lois nationales des États parties.

[241]                                       Il reste donc à examiner la décision de la Chambre des lords dans l’arrêt Al-Skeini.

[242]                                       L’affaire Al-Skeini portait sur des poursuites  déposées en Angleterre en vertu de la loi britannique intitulée Human Rights Act 1998 [1998, ch. 42] (Loi sur les droits de l’homme de 1998). On a affirmé que des militaires britanniques avaient tué six ressortissants iraquiens à l’époque où le Royaume-Uni était une puissance occupante dans le Sud-Est de l’Iraq.

[243]                                       Cinq victimes ont péri sous les coups de feu, à différents moments et en différents endroits. La famille de Baha Mousa, battu à mort par des militaires britanniques tandis qu’il était emprisonné à la base militaire britannique de Bassora, a présenté la sixième plainte.

[244]                                       Pour avoir gain de cause, les plaignants devaient démontrer que leurs plaintes tombaient sous le coup de la Convention européenne des droits de l’homme, suscitant ainsi le même type de question, en matière de compétence, que celle des affaires Banković et Issa, quoique devant un autre tribunal.

[245]                                       L’une des questions de principe dans l’affaire Al-Skeini  était celle de la relation entre la Human Rights Act 1998 et la Convention européenne des droits de l’homme—une relation qui n’est pas pertinente pour les besoins de la présente analyse.

[246]                                       De plus, une large partie de l’analyse de la Chambre des lords dans l’arrêt Al-Skeini est consacrée à l’examen des requêtes des cinq victimes de coups de feu, car au moment où la Chambre a été saisie de l’affaire, le Royaume-Uni avait reconnu que comme le décès de M. Mousa avait eu lieu dans une prison britannique, M. Mousa, au moment de son décès, [traduction] « relevait de la juridiction du Royaume-Uni pour l’application de l’article premier de la Convention » : voir l’arrêt Al-Skeini, au paragraphe 61.

[247]                                       Compte tenu de cette admission, l’arrêt Al-Skeini ne s’attarde guère à l’analyse du fondement de la requête de la famille de M. Mousa quant à la compétence. L’observation la plus détaillée se trouve probablement au paragraphe 132 des motifs de lord Brown :

[traduction] Dans le sixième cas, je reconnais quant à moi que M. Mousa relevait de la juridiction du Royaume-Uni uniquement sur le fondement restreint établi par la Cour divisionnaire, c’est-à-dire, foncièrement, par analogie avec l’exception extraterritoriale consentie aux ambassades […]

[248]                                      La seule autre mention explicite du fondement justifiant d’étendre l’application de la Human Rights Act 1998 à M. Mousa se trouve dans les motifs concordants de la baronne Hale, qui conclut que la Loi en question s’applique à M. Mousa en raison du fait que sa famille peut demander réparation au Royaume-Uni devant la Cour européenne des Droits de l’Homme et que conformément à l’objet de la Loi, son père peut demander réparation devant les tribunaux britanniques : voir le paragraphe 88.

[249]                                    L’examen de la décision Al-Skeini & Ors, R (on the application of) v. Secretary of State for Defence, [2004] EWHC 2911 (Admin) de la Cour divisionnaire de la Division du Banc de la Reine confirme que le tribunal est venu à la conclusion qu’il existe, dans le cas de la plainte de M. Mousa, une compétence extraterritoriale exceptionnelle, par analogie avec les exceptions reconnues à la compétence territoriale pour ce qui est des ambassades, des consulats et des aéronefs et navires immatriculés à l’étranger.

[250]                                       Sous ce rapport, la Cour divisionnaire, au paragraphe 287 fait remarquer :

                [traduction] Dans les circonstances [entourant le décès de M. Mousa], il incombe aux autorités militaires de la prison britannique d’expliquer comment il a perdu la vie tandis qu’il était sous leur garde. Le tribunal estime qu’il ne force pas l’interprétation des exemples de compétence extraterritoriale analysés dans la jurisprudence ci-dessus en décidant qu’une prison militaire britannique installée en Iraq avec le consentement des autorités souveraines d’Iraq et occupée par des suspects en état d’arrestation tombe sous le coup d’une exception circonscrite comme c’est le cas pour les ambassades, les consulats, les navires et les aéronefs et, dans la décision Hess c. Royaume-Uni, une prison.

[251]                                       La Cour divisionnaire s’appuie aussi, pour arriver à cette conclusion, sur des décisions déjà mentionnées en l’espèce, y compris l’arrêt Cook [R. c. Cook, [1998] 2 R.C.S. 597] de la Cour suprême du Canada et l’arrêt Rasul v. Bush de la Cour suprême des États-Unis.

[252]                                       En toute déférence, ce raisonnement soulève plusieurs problèmes.

[253]                                       En premier lieu, comme on l’a signalé ci-dessus, la Cour suprême du Canada s’est depuis distanciée, dans l’arrêt Hape, de sa décision antérieure dans l’arrêt Cook. L’évolution du point de vue de la Cour suprême a des conséquences en ce qui a trait au critère proposé de l’« autorité militaire réelle sur la personne », ce dont il est question ci-dessous.

[254]                                      En deuxième lieu, au contraire du cas de l’espèce, il existe un fondement légal clair à l’extension de la compétence extraterritoriale en cause dans l’arrêt Rasul v. Bush.

[255]                                      En troisième lieu, la décision Hess c. Royaume-Uni, requête no 6231/73, décision en date du 28 mai 1975 (C.E.D.H.), est d’une utilité limitée. La décision concerne un prisonnier de la prison de Spandau, qui se trouvait dans le secteur britannique de Berlin-Ouest. L’extrait disponible de la décision de la Commission européenne des Droits de l’Homme est très bref et l’analyse de la question de la compétence est succincte. Il y est dit, sans plus : « d’un point de vue juridique, on ne voit pas, en principe, pourquoi des actes accomplis par des autorités britanniques à Berlin n’engageraient pas la responsabilité du Royaume-Uni dans le cadre de la Convention ».

[256]                                      De plus, la Commission européenne des Droits de l’Homme cite, dans la décision Hess, sa décision antérieure X. contre la République Fédérale d’Allemagne, requête no 1611/62, décision en date du 25 septembre 1965 (sur la recevabilité de la requête) comme faisant autorité relativement à l’affirmation selon laquelle « dans certaines circonstances, un État est responsable, aux termes de la Convention, des actes accomplis par ses autorités en dehors du territoire national ».

[257]                                      Toutefois, l’examen de la décision X. contre Allemagne de la Commission révèle que ce qu’elle a en fait énoncé, c’est qu’« à certains égards, les ressortissants d’un État contractant relèvent de sa “juridiction” même lorsqu’ils ont leur domicile ou leur résidence à l’étranger » (non souligné dans l’original). Il s’agit donc d’une question tout à fait différente de celle à laquelle devait répondre la Chambre des lords dans l’affaire Al-Skeini ou de celle en litige en l’espèce, car le principe de la nationalité était en cause dans la décision X.

[258]                                      La décision X. contre Allemagne traite également des fonctions des représentants consulaires à l’étranger, ce qui est une tout autre question, sur le plan de la compétence, que celles qui sont en cause dans l’arrêt Al-Skeini ou en l’espèce.

[259]                                       En fait, la compétence extraterritoriale exceptionnelle en ce qui concerne les ambassades, les consulats, les navires et les aéronefs a une assise bien précise en droit international.

[260]                                    Comme il est énoncé au paragraphe 73 de la décision Banković, le droit international reconnaît expressément, pour ce qui est des ambassades et des consulats, l’exercice extraterritorial de la compétence fondé sur le droit international coutumier et sur le consentement de l’État d’accueil à la présence de diplomates étrangers sur son territoire.

[261]                                       À une époque plus récente, les règles s’appliquant aux ambassades et aux consulats ont été codifiées dans deux traités multilatéraux, la Convention de Vienne sur les relations diplomatiques [18 avril 1961, [1966] R.T. Can. no 29] et la Convention de Vienne sur les relations consulaires [24 avril 1963, [1974] R.T. Can. no 25]. Ces Conventions confèrent un large éventail de privilèges et d’immunités au personnel diplomatique en poste à l’étranger.

[262]                                       De la même manière, le droit international reconnaît la compétence extraterritoriale pour ce qui est des aéronefs immatriculés dans un État et des navires battant son pavillon : voir la décision Banković, au paragraphe 73, et la décision Sánchez Ramirez c. France, requête no 28780/95, décision en date du 24 juin 1996 (C.E.D.H.).

[263]                                       En fait, il semble que ce soit le fondement de la conclusion sur la compétence dans l’Arrêt Öcalan c. Turquie, requête no 46221/99, arrêt en date du 12 mai 2005 (C.E.D.H.), cité par la Chambre des lords dans l’arrêt Al-Skeini. Il s’agit, dans l’arrêt Öcalan, d’un requérant qui a été arrêté par les forces de l’ordre turques, à l’intérieur d’un aéronef immatriculé en Turquie, dans la zone internationale de l’aéroport de Nairobi : voir le paragraphe 91.

[264]                                       Ni la Cour divisionnaire ni la Chambre des lords dans l’arrêt Al-Skeini, ou la jurisprudence invoquée dans ces décisions, n’ont cité de principe semblable de droit coutumier international ou de droit des traités justifiant d’étendre la compétence du Royaume-Uni à la situation de M. Mousa. Par conséquent, l’analogie avec l’exception que constituent les ambassades comme fondement de la compétence extraterritoriale n’est pas, en toute déférence, entièrement pertinente.

[265]                                       Les demanderesses n’ont pas davantage, en l’espèce, indiqué de fondement en droit international qui permettrait d’étendre la compétence du Canada à la prison de la base aérienne de Kandahar.

[266]                                       Par conséquent, après un examen minutieux, je suis d’avis que la décision de la Chambre des lords dans l’arrêt Al-Skeini est d’une utilité limitée en l’espèce.

[267]                                       Cela étant dit, comme je l’ai signalé plus haut dans les présents motifs, le critère de l’« autorité militaire réelle sur la personne » défendu par les demanderesses est d’un grand intérêt, surtout si l’on prend en compte le fait que ce sont les activités des militaires canadiens que l’on cherche à restreindre en l’espèce, et non les activités de ressortissants étrangers.

[268]                                       À cet égard, la Cour suprême a déclaré dans l’arrêt Hape que le rôle premier de la Charte consiste à limiter à l’avance l’exercice du pouvoir du gouvernement de façon à prévenir toute violation des droits qu’elle confère : voir Hape, au paragraphe 91.

[269]                                       Il importe en outre de signaler que le Canada exerce, en se fondant sur le principe de la nationalité, une compétence normative relativement aux membres des Forces canadiennes en mission à l’étranger.

[270]                                       De fait, le Canada a poursuivi des membres des Forces armées au motif de mauvais traitements infligés aux prisonniers sous leur garde en sol étranger : voir, par exemple, R. c. Brown (1995), 5 C.A.C.M. 280 (C.A.C.M.) et R. c. Seward, [1996] A.C.A.C. no 5 (C.A.C.M.) (QL).

[271]                                       Les demanderesses posent par conséquent la question suivante : si le Canada peut engager, après le fait, des poursuites contre des membres des Forces canadiennes au motif qu’ils ont infligé des mauvais traitements aux prisonniers sous leur garde en sol étranger, la Charte ne pourrait-elle s’appliquer à l’avance pour empêcher ces mêmes militaires d’agir d’une manière préjudiciable aux prisonniers en question?

[272]                                       Une réponse simple est que le Canada exerce une compétence normative extraterritoriale précise par le biais du Code de discipline militaire, soit la partie III [mod. par L.C. 1998, ch. 35, art. 18] de la Loi sur la défense nationale, de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, L.C. 2000, ch. 24, et du Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46, qui lui permettent d’intenter des poursuites contre des membres des Forces canadiennes qui ont commis des actes criminels à l’étranger.

[273]                                       Cela dit, je note que la doctrine donne à penser, quoique dans un  contexte policier, que lorsque les représentants du Canada agissent indépendamment des autorités de l’État d’accueil, il ne fait pas de doute que la Charte devrait s’appliquer : voir, par exemple, Kent Roach, « Editorial — R. v. Hape Creates Charter-Free Zones for Canadian Officials Abroad » (2007), 53 Crim. L.Q. 1, aux pages 3 et 4.

[274]                                       Quel que soit son intérêt, toutefois, le résultat concret de l’utilisation du critère de l’« autorité réelle sur la personne » présenterait des difficultés lorsqu’il s’agit d’une opération militaire multinationale comme celle à laquelle le Canada participe actuellement en Afghanistan. En fait, cela crée une mosaïque de différentes normes juridiques nationales appliquées aux détenus afghans dans les différentes régions du pays et ce, de manière purement aléatoire.

[275]                                       Ainsi, les insurgés afghans emprisonnés par les Forces canadiennes dans la province de Kandahar pourraient en fin de compte jouir de droits totalement différents de ceux des insurgés emprisonnés par les forces alliées de l’OTAN dans d’autres régions de l’Afghanistan, avec pour résultat un fouillis de systèmes juridiques étrangers imposés sur le territoire d’un État dont la communauté internationale s’est engagée à respecter la souveraineté.

[276]                                       Dans le contexte d’une mission militaire internationale avalisée par les Nations Unies, ce serait un résultat des plus insatisfaisants. Cela donne à penser que le régime juridique qui devrait s’appliquer aux activités militaires en cours en Afghanistan est celui qui régit les conflits armés—nommément le droit humanitaire international.

[277]                                       En fait, le droit humanitaire international est une branche fort évoluée du droit international qui comprend à la fois le droit international coutumier et le droit des traités [traduction] « qui régit la conduite des opérations militaires et a pour effet de protéger les civils et les autres personnes qui ne participent pas activement aux hostilités ainsi que d’atténuer les préjudices subis par les combattants » : voir Christopher K. Penny, « Domestic Reception and Application of International Humanitarian Law: Coming Challenges for Canadian Courts in the “Campaign Against Terror” » (communication au Colloque international sur l’administration de la justice et la sécurité nationale dans les démocraties, juin 2007, non publiée, à la page 3).

[278]                                       Le droit humanitaire international interdit tout particulièrement d’infliger de mauvais traitements aux combattants capturés : voir la communication de M. Penny, précitée, à la page 3.

[279]                                       En outre, le droit humanitaire international s’applique non seulement en temps de guerre, mais aussi, avec quelques aménagements, aux conflits armés non internationaux dans le territoire des hautes parties contractantes : voir la communication de M. Penny, précitée, à la page 5.

[280]                                       L’application du droit humanitaire international aux prisonniers en Afghanistan assure non seulement de la certitude, mais propose un régime juridique cohérent pour régir les actions de la communauté internationale en Afghanistan.

[281]                                       Plus fondamentalement, il est difficile de concilier l’adoption d’un critère de l’« autorité militaire réelle sur la personne » avec les enseignements de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Hape. C’est encore plus vrai si on lit l’arrêt Hape au regard de la décision antérieure de la Cour suprême sur l’application extraterritoriale de la Charte dans l’arrêt Cook.

[282]                                       Les juges majoritaires de la Cour suprême du Canada ont précisément rejeté, dans l’arrêt Hape, le critère fondé sur la direction prôné par le juge Bastarache dans l’arrêt Cook comme moyen de fonder l’application extraterritoriale de la Charte.

[283]                                       Comme l’arrêt Hape, l’arrêt Cook portait sur une enquête criminelle menée par des policiers canadiens à l’étranger. L’inculpé était un Américain arrêté aux États-Unis par les autorités américaines en vertu d’un mandat délivré relativement à une demande d’extradition du Canada. Des policiers canadiens se sont rendus aux États-Unis pour l’interroger pendant qu’il était emprisonné. On ne lui a pas correctement expliqué son droit à l’assistance d’un avocat, prévu  à l’alinéa 10b) de la Charte, et lors de son procès au Canada, une question s’est posée quant à la recevabilité d’une déclaration de sa part.

[284]                                      Les juges majoritaires ont indiqué, dans l’arrêt Cook, que la Charte peut s’appliquer hors des frontières du Canada dans des circonstances rares et limitées. Leur conclusion selon laquelle la Charte a une portée extraterritoriale dans cette affaire s’appuie sur deux facteurs cruciaux. Le premier est que l’acte reproché tombe sous le coup du paragraphe 32(1) de la Charte et le second, que l’application de la Charte aux actes des détectives canadiens aux États-Unis ne porte pas atteinte, selon les faits de l’espèce, à l’autorité souveraine des États-Unis et ne produit donc pas d’effet extraterritorial inacceptable : Cook, au paragraphe 25.

[285]                                      Les juges majoritaires sont d’avis, dans l’arrêt Cook, qu’il existe une différence fondamentale entre l’application de la Charte à des fonctionnaires américains agissant comme mandataires ou à la demande des autorités policières canadiennes, et l’application de la Charte aux autorités canadiennes elles-mêmes : voir le paragraphe 41.

[286]                                      De l’avis des juges majoritaires dans l’arrêt Cook, en droit international, la compétence permettant d’appliquer la Charte aux actes des autorités policières canadiennes qui recueillent des preuves à l’étranger repose sur la nationalité des policiers en question plutôt que sur des principes de territorialité : voir le paragraphe 46.

[287]                                      Dans ses motifs concordants, le juge Bastarache (s’exprimant en son propre nom et en celui du juge Gonthier) conclut qu’une interprétation du paragraphe 32(1) de la Charte favorable à son application aux actes de fonctionnaires canadiens enquêtant à l’étranger ne se heurte pas aux principes du droit international en matière de compétence territoriale : voir Cook, au paragraphe 117.

[288]                                      Selon le juge Bastarache, pour décider si la Charte s’applique aux enquêtes menées à l’étranger en collaboration par des fonctionnaires canadiens et étrangers, il est essentiel d’établir qui dirigeait l’aspect de l’enquête qui est présumé avoir porté atteinte à la Charte : voir Cook, au paragraphe 126.

[289]                                      De l’avis du juge Bastarache, si les événements qui ont conduit à la violation de la Charte sont imputables à l’autorité étrangère, ces activités ne tombent pas sous le coup de la Charte. Par contre, si l’obtention des éléments de preuve contestés de façon contraire à la Charte est principalement imputable aux fonctionnaires canadiens, il estime qu’elle s’applique : voir Cook, au paragraphe 127.

[290]                                      Dans ses motifs minoritaires concordants de l’arrêt Hape, le juge Bastarache précise le point de vue qu’il avait exprimé dans Cook et reste fermement convaincu que les autorités canadiennes doivent respecter la Charte lorsqu’elles agissent seules au cours d’une enquête à l’étranger.

[291]                                      Le juge Bastarache est d’avis que dans des cas où, comme dans l’arrêt Hape, l’État d’accueil prend part à l’enquête en soumettant les autorités policières canadiennes à l’empire de ses lois, la Charte s’applique quand même aux policiers canadiens.

[292]                                      Toutefois, il n’y a pas d’atteinte à la Charte, de l’avis du juge Bastarache, si les policiers canadiens respectent les lois de l’État d’accueil, à moins que celles-ci ne soient si incompatibles avec les droits fondamentaux de l’homme que la participation des policiers canadiens serait déraisonnable : Hape, aux paragraphes 171 et 178.

[293]                                      C’est ainsi qu’il faut réexaminer le point de vue des juges majoritaires dans l’arrêt Hape. Ceux-ci auraient pu fonder leur conclusion que la Charte ne s’applique pas aux fouilles et aux perquisitions dans les îles Turks et Caicos sur le fait que les autorités policières canadiennes n’avaient pas de contrôle sur  la situation. En fait, cela aurait fourni un fondement simple et clair à la définition de la portée extraterritoriale de la Charte, comme le proposait le juge Bastarache dans l’arrêt Cook. Toutefois, les juges majoritaires n’ont pas retenu cette approche, préférant invoquer le critère du « consentement » analysé ci-dessus.

[294]                                       Ainsi, dans l’arrêt Hape, la Cour suprême du Canada a apparemment rejeté le critère de la direction canadienne d’activités se déroulant en territoire étranger comme fondement permettant d’étendre l’application de la Charte canadienne aux personnes touchées par ces activités, lui préférant le critère fondé sur le consentement.

[295]                                       Il y a d’importantes différences factuelles entre les activités policières dans les affaires Cook et Hape et les activités militaires en cause en l’espèce, mais l’analyse du droit international effectuée par les juges majoritaires dans l’arrêt Hape à l’appui de son choix du critère du « consentement » s’applique en l’espèce.

[296]                                       En outre, tant l’emprisonnement par les forces militaires que les fouilles, perquisitions et saisies par les services policiers sont une immixtion dans « la vie privée d’une personne », cette immixtion étant « un attribut de la souveraineté étatique » : voir Hape, au paragraphe 87. La Cour suprême est d’avis que seul l’État d’accueil peut autoriser de tels actes.

[297]                                       En l’espèce, la portée de l’autorité consentie par le gouvernement afghan au Canada d’emprisonner des personnes sur son territoire est limitée et il est expressément prévu que les actes du Canada à cet égard sont régis par le droit international. En outre, l’examen des documents régissant la relation entre l’Afghanistan et le Canada montre clairement que les droits accordés aux prisonniers sont ceux que garantissent la constitution afghane et le droit international.

[298]                                       Par conséquent, je ne peux accepter la prétention des demanderesses selon laquelle la Charte s’applique à la conduite des membres des Forces canadiennes relativement aux personnes qu’elles détiennent en sol afghan en raison du degré d’autorité que les Forces canadiennes exercent à l’endroit de ces prisonniers.

e) Conclusion au regard de la première question

[299]                                       En résumé et pour les motifs qui précèdent, la Cour conclut que le critère de l’« autorité militaire réelle sur la personne » prôné par les demanderesses comme fondement pertinent à l’application de la Charte ne convient pas à une opération militaire multinationale du type de celle qui se déroule actuellement en Afghanistan. En outre, l’utilisation d’un tel critère d’autorité comme fondement juridique à l’application de la Charte a été précisément rejetée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R. c. Hape.

[300]                                      Qui plus est, le gouvernement afghan n’a pas consenti à l’application de l’ensemble des lois canadiennes, y compris de la Charte, aux personnes emprisonnées par les Forces canadiennes en sol afghan. Plus précisément, il n’a pas consenti à ce que les droits accordés par la Charte canadienne soient conférés à ses ressortissants à l’intérieur de son territoire.

[301]                                       Par conséquent, la réponse à la première question est « non ».

[302]                                       Cette conclusion impose à la Cour de répondre à la seconde question soulevée par la présente requête.

V. SI LA RÉPONSE À LA QUESTION PRÉCÉDENTE EST « NON », LA CHARTE S’APPLIQUE-T-ELLE NÉANMOINS SI LES DEMANDERESSES SONT FINALEMENT EN MESURE D’ÉTABLIR QUE LE TRANSFÈREMENT DES DÉTENUS EN QUESTION EXPOSE CEUX-CI À UN RISQUE SÉRIEUX DE TORTURE?

[303]                                       Les demanderesses allèguent que si les droits fondamentaux  des personnes emprisonnées par les Forces canadiennes en Afghanistan sont en jeu, la Charte doit néanmoins s’appliquer, même si les autorités afghanes n’ont pas consenti à ce que les droits garantis par la Charte leur soient accordés.

[304]                                       Les demanderesses font valoir à l’appui de leur allégation que le droit de ne pas être soumis à la torture est un droit fondamental de l’homme. Non seulement il est codifié dans des conventions internationales, mais il s’agit aussi d’une norme impérative du droit international à laquelle il ne peut y avoir de dérogation, même en temps de guerre : voir la Loi sur les Conventions de Genève, L.R.C. (1985), ch. G-3, annexes I à IV, article 3 commun; le Pacte international relatif aux droits civils et politiques; la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, 10 décembre 1984, [1987] R.T. Can. no 36, paragraphe 2(2); et Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3, aux paragraphes 61 à 65.

[305]                                       Les demanderesses citent en outre la décision majoritaire de la Cour suprême du Canada dans Hape; selon elles, le juge LeBel envisage précisément la possibilité que la Charte puisse avoir une application extraterritoriale quand les droits fondamentaux de l’homme sont en jeu.

[306]                                       Les demanderesses soulignent à ce propos la déclaration suivante dans la décision majoritaire de Hape, au paragraphe 52  :

                À une époque où l’activité criminelle revêt souvent un caractère transnational et où personnes et biens franchissent aisément et rapidement les frontières, le principe de la courtoisie incite les États à collaborer les uns avec les autres pour élucider les crimes transfrontaliers même lorsque aucun traité ne les y oblige légalement. L’État qui sollicite une assistance doit cependant le faire avec courtoisie et avec égard pour la souveraineté de l’autre État. L’entraide juridique repose sur ces deux piliers. La courtoisie veut que l’État qui demande de l’aide en matière criminelle respecte les moyens employés par l’autre État sur son territoire. Ce respect cesse dès la violation manifeste du droit international et des droits fondamentaux de la personne. À défaut d’une telle atteinte, les tribunaux canadiens doivent interpréter le droit canadien et considérer le droit étranger invoqué d’une manière qui respecte l’esprit de la collaboration et de la courtoisie internationales. [Non souligné dans l’original.]

[307]                                       Les demanderesses relèvent également que ce point de vue est repris plus loin dans la décision majoritaire, quand le juge LeBel écrit ce qui suit, au paragraphe 101 :

                Qui plus est, on peut soutenir que la courtoisie ne saurait justifier les autorités canadiennes de participer à des activités contraires aux obligations internationales du Canada. En règle générale, un policier canadien peut prendre part à une enquête à l’étranger, mais il doit alors se soumettre aux lois de l’État d’accueil. La règle autorisant un policier canadien à participer à une enquête même s’il n’y a aucune obligation en ce sens est issue du principe de courtoisie. La règle de l’application du droit étranger découle des principes d’égalité souveraine et de non-intervention. Or le principe de courtoisie peut cesser de justifier la participation d’un policier canadien à une activité d’enquête permise par le droit étranger lorsque cette participation emporterait le manquement du Canada à ses obligations internationales en matière de droits de la personne.  En pareil cas, la règle « permissive » ne peut plus s’appliquer, et la participation du policier canadien peut être frappée d’interdiction. Je n’écarte pas la possibilité que, dans un pourvoi ultérieur, la participation de policiers canadiens à des actes à l’étranger qui contreviendraient aux obligations internationales du Canada au chapitre des droits de la personne puisse fonder l’octroi d’une réparation suivant le par. 24(1) en raison de l’incidence de ces actes sur un droit garanti par la Charte au Canada.  [Non souligné dans l’original.]

[308]                                      L’affaire portant sur le droit des prisonniers de ne pas être soumis à la torture, les demanderesses soutiennent que les normes relatives aux droits fondamentaux de l’homme sont en jeu. Selon elles, cela donne lieu à l’« exception au titre des droits fondamentaux de l’homme » à la règle générale de la non-application extraterritoriale de la Charte, exception que la décision majoritaire dans Hape a explicitement reconnue.

[309]                                       La position des demanderesses à cet égard présente plusieurs difficultés.

[310]                                       Assurément, soit le droit canadien, Charte canadienne des droits et libertés comprise, s’applique à l’emprisonnement des personnes par les Forces canadiennes en Afghanistan, soit il ne s’applique pas. Cela n’est pas tenable que la Charte ne s’applique pas en cas de violation mineure ou technique des droits que la Charte garantit censément à un détenu, mais qu’elle s’applique si du fait de la violation, les droits fondamentaux de ce détenu se trouvent en jeu.

[311]                                       Autrement dit, ce ne peut être la nature ou la qualité de la violation de la Charte qui crée la compétence extraterritoriale, qui par ailleurs n’existe pas. Ce serait une façon entièrement arbitraire d’exercer cette compétence extraterritoriale.

[312]                                       Je conviens avec les défendeurs que conclure que la Charte s’applique alors qu’il n’existe pas par ailleurs de compétence en vertu de celle-ci, du fait de la gravité des actes reprochés ou de leurs effets, soulève en même temps  la question de l’existence de la compétence en vertu de la Charte et celle de décider s’il y a eu violation d’un droit fondamental.

[313]                                       Cette conception « causale » de la compétence extraterritoriale a d’ailleurs été expressément rejetée par la Cour européenne des Droits de l’Homme dans Banković, au paragraphe 75, précisément parce qu’elle soulève en même temps  la question de la compétence et celle de décider s’il y a eu violation des droits d’une personne.

[314]                                       Qui plus est, le fait d’affirmer la compétence extraterritoriale de la Charte d’après une analyse qualitative de la nature ou de la gravité de la violation entraînerait à coup sûr une incertitude extrême chez les acteurs étatiques du Canada qui interviennent « sur le terrain » à l’étranger.

[315]                                    J’ajoute qu’une lecture attentive de la décision majoritaire dans Hape ne permet pas de fonder ainsi l’effet extraterritorial de la Charte.

[316]                                       En effet, selon la majorité dans Hape, les fonctionnaires canadiens intervenant à l’étranger ne peuvent agir en violation des obligations internationales du Canada en matière de droits de l’homme—tout à fait indépendamment des obligations que la Charte pourrait leur imposer par ailleurs.

[317]                                       Cette interprétation de la décision majoritaire dans Hape est étayée par le paragraphe 90, où la majorité déclare :

La seule solution raisonnable reste l’application du droit de l’État où les actes ont lieu, sous réserve du droit constitutionnel à un procès équitable et des limites de la courtoisie susceptibles d’empêcher un policier canadien de prendre part à une mesure qui, même si elle est autorisée par le droit de l’État d’accueil, ferait en sorte que le Canada manque à ses obligations internationales quant au respect des droits de la personne. [Non souligné dans l’original.]

[318]                                       Ce n’est pas parce que les obligations découlant  du droit international des droits de l’homme restreignent peut-être les activités à l’étranger des représentants du Canada que la Charte s’applique à ces activités.

[319]                                       Mon interprétation de la décision majoritaire dans Hape s’appuie en outre sur un examen des avis concordants dans l’arrêt.

[320]                                       Il est évident en effet d’après la décision du juge Binnie que pour lui, les motifs de la majorité ne tendent pas à indiquer que le fait que les droits fondamentaux de l’homme soient en jeu dans une affaire crée une compétence au titre de la Charte qui sinon n’existerait pas. Ses réserves portent en fait sur la conclusion de la majorité selon laquelle ce sont les obligations internationales du Canada au chapitre des droits de l’homme, et non la Charte, qui régiraient en pareil cas la conduite de ses représentants.

[321]                                       En témoigne sa critique de la décision majoritaire au paragraphe 186 de sa décision, où il souligne qu’afin de « combler le vide » créé par le fait que la majorité rejette l’application extraterritoriale de la Charte, le juge LeBel « propose, pour circonscrire le pouvoir de l’État, de s’en remettre aux “obligations internationales [du Canada] en matière de droits de la personne” ».

[322]                                       Le juge Binnie ne se satisfait pas du tout de ce que ces obligations internationales du Canada au chapitre des droits de l’homme deviennent la norme extraterritoriale applicable au lieu des garanties de la Charte : « La teneur de ces obligations est moindre et leur portée est plus discutable que celles des garanties de la Charte ».

[323]                                       De même, selon l’interprétation que le juge Bastarache fait de la décision majoritaire au paragraphe 125, celle-ci substitue le droit international des droits de l’homme aux garanties de la Charte comme régime juridique à appliquer en équilibrant la capacité du Canada de mener ses activités extraterritoriales et les droits fondamentaux de l’homme.

[324]                                       Il est donc clair que la décision majoritaire dans Hape n’a pas créé d’« exception au titre des droits fondamentaux de l’homme » justifiant d’affirmer l’extraterritorialité de la compétence en vertu  de la Charte, compétence qui sinon n’existerait pas.

[325]                                       La décision majoritaire dans Hape n’a pas écarté la possibilité que la participation de fonctionnaires canadiens à des actes à l’étranger qui contreviendraient aux obligations internationales du Canada puisse justifier une réparation suivant le paragraphe 24(1) de la Charte en raison de l’incidence de ces actes sur des droits garantis par la Charte au Canada : voir Hape, au paragraphe 101.

[326]                                       Or, il est difficile de se représenter comment la conduite des Forces canadiennes en Afghanistan dont il s’agit en l’espèce pourrait influer sur des droits garantis par la Charte au Canada.

[327]                                       Qui plus est, pour les motifs que j’ai exposés ci-dessus, j’ai conclu que les prisonniers ne jouissent pas des droits que garantit la Charte, mais de ceux que leur confèrent la constitution afghane et le droit international, y compris et surtout le droit humanitaire international.

[328]                                       La Charte ne pourrait donc s’appliquer pour restreindre la conduite des Forces canadiennes en Afghanistan, même si les demanderesses étaient finalement en mesure d’établir que le transfèrement des détenus en cause expose ceux-ci à un risque sérieux de torture. La réponse à la deuxième question est en conséquence « non ».

VI. CONCLUSION

[329]                                       Au paragraphe 184 de l’arrêt Hape, le juge Binnie met en garde la majorité de ne pas rendre des décisions de grande portée qui limiteraient l’application extraterritoriale de la Charte. Il fait observer que d’autres affaires, dont celle-ci en l’espèce, soulèvent « des questions graves et de la plus haute importance […] quant à la mesure dans laquelle, le cas échéant, une charte des droits inscrite dans la Constitution continue de régir à l’étranger les autorités chargées de la sûreté de l’État et du respect de la loi ».

[330]                                       Il n’appartient pas à la Cour de remettre en question les choix de la Cour suprême du Canada. La Cour se doit au contraire de suivre les enseignements de celle-ci dans la mesure où ils s’appliquent aux faits de l’espèce.

[331]                                       Dans Hape, la Cour suprême du Canada a affirmé à la majorité, clairement et sans équivoque, que la Charte canadienne des droits et libertés n’a ordinairement d’effet extraterritorial qu’avec le consentement de l’État d’accueil. En l’espèce, l’Afghanistan n’a pas donné ce consentement.

[332]                                       En outre, le critère de l’« autorité militaire réelle » préconisé par les demanderesses pour permettre d’élargir la portée extraterritoriale de la Charte n’est pas de façon générale accepté en droit international. Qui plus est, on ne peut concilier l’utilisation d’un tel critère fondé sur l’« autorité sur la personne » avec le raisonnement de la majorité dans Hape.

[333]                                       Enfin, la décision majoritaire de la Cour suprême du Canada dans R. c. Hape ne crée pas  d’exception pour établir l’extraterritorialité de la Charte quand des droits fondamentaux de l’homme sont en jeu.

[334]                                       La Cour a analysé ci-dessus les problèmes qu’entraînerait une conclusion que la Charte s’applique à la conduite des Forces canadiennes relativement à  l’opération militaire multinationale en Afghanistan. L’un est la mosaïque des différentes normes juridiques nationales qui s’appliqueraient aux ressortissants afghans emprisonnés dans différentes parties de leur pays, en fonction de l’État dont relèvent les forces militaires les détenant, et des protections des droits de l’homme prévues par les lois nationales de cet État.

[335]                                       Un deuxième problème est qu’une conclusion que la Charte s’applique aux actes des Forces canadiennes dans les cas où l’Afghanistan n’y a pas consenti entraînerait obligatoirement, selon la Cour suprême, une atteinte inadmissible à la souveraineté afghane.

[336]                                       De façon concomitante, la conclusion de la Cour que la Charte ne s’applique pas aux faits de l’espèce entraîne un certain nombre d’inquiétudes.

[337]                                       Ainsi que le souligne le juge Binnie dans Hape, au paragraphe 186, la protection des droits de l’homme que prévoit le droit international est moindre et sa portée plus discutable que les garanties  de la Charte.

[338]                                       En outre, les mécanismes d’application de ces normes ne sont peut-être pas aussi rigoureux  que ceux qui existent en vertu de la Charte et ont même été qualifiés de [traduction] « plutôt souples » : voir Roach, précité, à la page 2.

[339]                                       Les faiblesses possibles de ces mécanismes d’application sont particulièrement troublantes, étant donné les graves inquiétudes qu’ont soulevées les demanderesses à propos de l’efficacité des garanties mises en place pour protéger les prisonniers que les Forces canadiennes ont transférés sous la garde des responsables de l’administration pénitentiaire afghane : voir Amnesty no 2, au paragraphe 111.

[340]                                       Il est également troublant que le Canada puisse poursuivre a posteriori ses propres militaires pour mauvais traitements de détenus dont ils avaient le contrôle, mais qu’un instrument constitutionnel dont l’objet premier, selon la Cour suprême, est de restreindre l’exercice de l’autorité des acteurs étatiques en vue de prévenir toute violation de la Charte ne s’applique pas pour prévenir les mauvais traitements dès le départ.

[341]                                       Il faut souligner qu’il ne s’agit pas en l’espèce « d’impérialisme des droits de l’homme », les demanderesses tentant de faire imposer des normes canadiennes à des fonctionnaires et à des ressortissants d’un autre pays, qui se trouvent sur le territoire de ce pays. Les demanderesses s’efforcent plutôt de limiter la conduite de militaires canadiens à propos de décisions et de personnes dont ils ont entièrement le contrôle.

[342]                                       Cela dit, la Cour suprême du Canada a soigneusement réfléchi dans R. c. Hape à la portée extraterritoriale de la Charte et a conclu qu’elle est réellement très limitée. L’application du raisonnement de la Cour suprême dans Hape aux faits de l’espèce amène à conclure que la Charte ne s’applique pas aux actes des Forces canadiennes en Afghanistan dont il s’agit en l’espèce.

[343]                                       Il faut souligner avant de conclure que les prisonniers ne se retrouvent pas dans un vide  juridique, sans droit ou protection, du fait de la conclusion que la Charte ne s’applique pas. Ils ont les droits que leur confère la constitution afghane. Ils ont aussi les droits que leur confèrent le droit international et le droit humanitaire international en particulier, quelles qu’en soient les limites.

[344]                                       Il convient en outre de signaler que les membres des Forces canadiennes ne peuvent agir dans l’impunité à l’égard des prisonniers dont ils ont la garde. Les militaires canadiens sont passibles non seulement de sanctions disciplinaires et de poursuites criminelles en vertu du droit canadien si les actes qu’ils commettent en Afghanistan contreviennent aux normes juridiques du droit humanitaire international, mais aussi de sanctions ou de poursuites en vertu du droit international.

[345]                                       À vrai dire, de graves violations des droits de l’homme des détenus pourraient au bout du compte entraîner des procédures devant la Cour pénale internationale en vertu du Statut de Rome de la Cour pénale internationale, 17 juillet 1998 [2187 R.T.N.U. 90].

[346]                                       Pour les motifs exposés ci-dessus, les réponses à apporter aux questions posées dans la requête sont les suivantes :

1. La Charte canadienne des droits et libertés s’applique-t-elle, durant le conflit armé en Afghanistan, à la détention de non-ressortissants du Canada par les Forces canadiennes ou à leur transfèrement aux autorités afghanes pour qu’elles décident des mesures à prendre à leur égard?

NON

2. Si la réponse à la question précédente est « non », la Charte s’applique-elle néanmoins si les demanderesses sont finalement en mesure d’établir que le transfèrement des détenus en question expose ceux-ci à un risque sérieux de torture?

NON

[347]                                       Ainsi qu’il a été souligné dès le début de la décision, les parties sont convenues que si la Cour répond par la négative aux deux questions, la demande de contrôle judiciaire doit obligatoirement être rejetée, car son fondement juridique repose entièrement sur la Charte. La demande de contrôle judiciaire est en conséquence rejetée.

[348]                                       La demande de contrôle judiciaire ayant été rejetée, aucune décision ne sera rendue à l’égard de la récente requête des demanderesses visant l’obtention d’une injonction provisoire interdisant les futurs transfèrements de prisonniers.

[349]                                       Enfin, il n’y aura pas d’adjudication de dépens, étant donné l’importance des questions soulevées en l’espèce et le fort intérêt public dans la résolution judiciaire de l’instance.

VII.

ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

1. Les réponses à apporter aux questions posées dans la requête sont les suivantes :

1. La Charte canadienne des droits et libertés s’applique-t-elle, durant le conflit armé en Afghanistan, à la détention de non-ressortissants du Canada par les Forces canadiennes ou à leur transfèrement aux autorités afghanes pour qu’elles décident des mesures à prendre à leur égard?

NON

2. Si la réponse à la question précédente est « non », la Charte s’applique-t-elle néanmoins si les demanderesses sont finalement en mesure d’établir que le transfèrement des détenus en question expose ceux-ci à un risque sérieux de torture?

NON

2. La demande de contrôle judiciaire est rejetée sans frais.

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